(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de Dampmartin, Maréchal de camp »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de Dampmartin, Maréchal de camp »

Mémoires de Dampmartin,
Maréchal de camp

Que j’envie le sort de ceux qui n’ont d’aventures à conter à personne !

Chateaubriand

Ce n’est pas sur les grands événements de la Révolution que ces Mémoires peuvent jeter du jour ; ce n’est pas même sur des événements secondaires, non moins recherchés parce qu’ils sont moins connus, que portent les récits de l’auteur. Jeté par sa position militaire dans le midi de la France, pendant les premières années de nos troubles, transporté tour à tour d’Uzès à Avignon et de Carpentras à Jalès, il aurait pu sans doute nous exposer avec clarté et franchise les déplorables agitations de ces provinces tant de fois ensanglantées ; nous dire comment la patrie des plus ardents fauteurs de l’ordre nouveau se trouva si proche du camp où le régime ancien se retrancha ; comment ces Cévennes, encore retentissantes de la voix des pasteurs proscrits, prêtèrent leurs asiles à la monarchie et à la religion déchues de Louis XIV ; comment, en un mot, les partis se caractérisèrent dans ces vives contrées, s’y constituèrent en présence l’un de l’autre, d’autant plus terribles et inexorables qu’ils s’alimentaient de rivalités plus immédiates et pour ainsi dire plus domestiques, que de vieilles haines inextinguibles se rallumaient aux haines récentes, et que les séductions étrangères les plus habilement ménagées s’y combinaient avec ce qu’ont de plus irrésistible et de plus spontané les mouvements populaires. Les Mémoires écrits de cette sorte pourraient atteindre à la dignité ou tout au moins à l’intérêt de l’histoire. Mais M. de Dampmartin, par un scrupule assez rare et même louable en son principe, s’est interdit une si vaste perspective ; il n’a voulu parler que de ce qu’il a vu, et s’est imposé silence sur ce qu’il n’a fait qu’entendre des autres ; l’autorité des témoins les plus respectables n’a pu, nous dit-il, le faire déroger à cette loi. Quoi qu’il en soit de ce rigorisme qui doit après tout moins exciter le blâme que le regret, on trouve d’ailleurs dans son livre des détails sur l’armée et sur l’émigration, d’où ressortent des vues générales assez curieuses, ce nous semble, et qu’on ne saurait trop rappeler.

Dès les premières résistances du tiers état et les premières décisions de l’Assemblée constituante, nous voyons la cour s’effrayer, et, faible qu’elle est, recourir à la force, c’est-à-dire à l’armée, pour réduire au silence une tribune rivale du trône, quelle était donc celle armée sur laquelle la cour comptait si aveuglément ? Comment se composait-elle ? et, à l’aspect du nouvel ordre, quel était l’esprit qu’elle-même allait inévitablement subir ?

Quand elle eut été sincèrement attachée à ses chefs par des affections personnelles, par une discipline équitable et douce, ou par des souvenirs de victoires, il est difficile encore de penser que ses rangs fussent longtemps demeurés impénétrables aux sentiments d’une population parmi laquelle elle vivait, se recrutait incessamment, et devait rentrer un jour. Dès qu’il n’est plus sous les armes, le soldat ne résiste guère à la tentation de redevenir homme du peuple ; et si son amour-propre s’y croit une fois intéressé, il lui faudra une haute vertu pour ne pas forfaire à la consigne : les plus formelles résolutions des gardes françaises ne s’amollirent-elles pas devant le premier rassemblement du Palais-Royal ? Mais la masse de l’armée en 1789 n’était pas dans cette situation indifférente ou même hostile, qu’aurait pourtant déjouée la moindre prévenance, ou si l’on aime mieux la moindre cajolerie populaire. Des mesures impolitiques et iniques à la fois avaient déjà préparé sa défection du pouvoir à la cause publique ; elle aussi avait ses abus à détruire, ses franchises à réclamer, et une révolution à accomplir dans sa discipline. Depuis longtemps les grades étaient le patrimoine de la noblesse. Un avancement lent n’était pourtant pas interdit encore au mérite obscur : un officier de fortune pouvait, à force de valeur, et sur la fia de sa vie, aspirer à la place de major ou de lieutenant colonel, et devenir le mentor en titre du colonel étourdi, non moins impatient de conseil qu’incapable de commandement.

Il est vrai que ces places étaient peu considérées dans le monde, parce qu’on n’y voyait que le salaire des services ; elles étaient néanmoins une consolation et un but pour un cœur plébéien avide d’espérance ; et d’ailleurs l’exemple de Fabert n’était-il pas là, attestant que la gloire avait une fois été permise ? Mais bientôt les prétentions de la noblesse s’accrurent ; ses innombrables demandes accablaient le ministère. Il n’était plus guère question en effet dans les grandes familles d’imposer le petit collet aux cadets les plus jeunes ; la raillerie philosophique Pavait décrédité, et plus d’un gentilhomme, comme Boufflers, se métamorphosait d’abbé en chevalier. Il fallait donc des lieutenances à cette foule turbulente ; et comment s’y prit-on ? Une ordonnance prononça, « que personne ne pourrait obtenir un emploi dans le service avant d’avoir déposé les titres de quatre générations de noblesse entre les mains de M. Chérin, généalogiste de la cour. »

Cette mesure partait d’on maréchal de France, et ce fut ensuite un cardinal qui l’appliqua en toute rigueur. L’impression fut profonde parmi les troupes. Selon le témoignage non suspect de M. de Dampmartin, les cœurs des vieux guerriers furent ulcérés ; cette discipline austère que jusqu’alors ils chérissaient leur pesa, et ils montraient avec amertume leurs cheveux blancs, auxquels on imprimait une si solennelle flétrissure. Leur haine se tourna naturellement sur ces jeunes chefs, au profit desquels on déshéritait leurs services ; il y eut division dans chaque corps : et cependant la nation commençait de lutter avec la cour, celle-ci se couvrait de l’armée, à laquelle d’autre part on rappelait son origine citoyenne. Ignominieusement refoulés vers ce peuple dont ils étaient sortis, et qui leur tendait les bras, les guerriers s’y jetèrent au premier appel. Dès lors fut réveillée en eux la conscience d’une cause publique et fut prononcé le serment de la maintenir ; dès lors ils eurent une patrie qui prit le premier rang dans leurs affections. Sans doute, en cette émancipation soudaine, des désordres, des délits furent commis par le grand nombre, et des crimes même par quelques-uns ; mais le mal était passager : ce qui dura, ce fut l’esprit national, je dirai presque l’esprit bourgeois de la milice régénérée ; ce fut cette fidélité au pays menacé, cette noble attache au sol envahi, sentiment irréprochable, qui triompha plus tard de tout l’ascendant des généraux les plus populaires, que ne purent égarer ni la pureté de La Fayette ni l’habileté de Dumouriez, et dont la tradition était certes affaiblie déjà, quand il fut donné à un homme de prévaloir par l’armée sur le peuple et sur la France.

M. de Dampmartin ne fait pas toutes ces réflexions, bien qu’il s’en présente quelques-unes à sa bonne foi ; mais elles sont naturellement provoquées par ses récits. Le tableau qu’il trace de l’émigration se recommande aussi par des vues sages et modérées. Lui-même en effet émigra après le 20 juin ; quelques sarcasmes et beaucoup de froideur l’accueillirent aux frontières : « Sont-ce des émigrés ou des émigrants ? criait-on aux avant-postes. Vaut mieux tard que jamais. » A nulle époque l’intolérance d’un parti n’éclata plus aveuglément ; le malheur n’engendrait que désunion, et la faiblesse qu’orgueil ; chaque rassemblement se proclamait le plus pur, et qualifiait amèrement les autres. Coblentz même, l’incomparable Coblentz, cette arche sainte aux yeux de nous autres profanes, ce sanctuaire unique, ce nous semble, d’honneur et de zèle, Coblentz était entaché de modérantisme, et on le réputait trop monarchien pour le reconnaître monarchique. Et plus tard encore, quand on eut perdu jusqu’à l’excuse des illusions, et qu’il ne s’agit plus de vengeance, mais d’asile, que dire de cet incorrigible et cruel esprit de coterie qui perpétuait entre des compagnons d’exil la récrimination et l’épigramme, reprochant à l’un une distinction frivole, à l’autre une concession innocente, ne pardonnant nulle supériorité, et substituant en toutes choses les tracasseries de la mauvaise humeur à la dignité d’une grande affliction ? A Berlin surtout, dans une cour timide, froide et naguère ennemie, en présence d’une Académie peut-être encore philosophique et frondeuse, en présence de cette colonie de réfugiés français qui n’avaient pas oublié les injures de leurs pères3, combien une noble contenance eût été séante, combien elle eût racheté de préjugés et d’erreurs ! L’infortune est d’elle-même chose vénérable et sacrée : faut-il qu’elle s’abaisse à devenir persécutrice et scandaleuse !

Sans avoir eu beaucoup à se louer de plusieurs de ses compagnons, M. de Dampmartin n’en parle pourtant jamais qu’avec un ton d’urbanité et de modération qui fait honneur à son esprit ; et c’est même le principal mérite de son livre. La diction en est d’ailleurs correcte, élégante et souvent fleurie : M. de Dampmartin en effet cultivait les lettres même avant la Révolution, et la rédaction de ces Mémoires atteste une plume exercée. Il aime à y parler des littérateurs célèbres qu’il a connus, et ce qu’il dit lui-même de la mélancolie du piquant chevalier de Boufflers dans l’émigration, et de la triste fin du brillant Rivarol, porte l’empreinte d’un talent littéraire facile et pur.