Mémoires de madame du Hausset, femme de chambre de madame de Pompadour.
Au commencement du siècle dernier, Louis XIV une fois mort, la licence avait été extrême, effrénée, monstrueuse.
Pour une frivole cour, tenue longtemps sous une tutelle étroite et monastique, c’était le seul moyen éclatant de venger sa contrainte passée et de constater son émancipation.
Il y eut donc beaucoup de faste et de jactance dans ces premiers excès, et bientôt, comme
en tout excès, survint l’épuisement. Mais le vice était devenu un besoin d’habitude ; on
le garda, et comme on n’avait plus à faire ses preuves, on en usa désormais à son aise, à
son loisir, ne le voilant ni même ne l’affichant plus ; on en fut à cette indifférence
raisonnée, dernier degré de l’impudeur. Louis XV, dont la faiblesse mal entourée ne reçut
de son siècle que les influences mauvaises, subit et consacra ce coupable exemple.
Dédaignant en amour et mystère et dignité, ne cherchant ni ne fuyant le scandale, il
devait se faire un système mitigé du temps ; amoureux avant tout de sensualités et de
repos, une licence régularisée et organisée était son fait ; il le pressentit, et après
quelques liaisons dans lesquelles ses goûts s’étaient essayés avec indécision et
inconstance, il finit, sous les yeux d’une chaste épouse et d’un fils austère, à la face
de la France et de l’Europe, par conclure un arrangement, c’est le mot,
avec madame de Pompadour. Celle-ci, d’un esprit fin et juste en ce qui la touchait,
comprit dès l’abord ce qu’il fallait au roi ; et elle s’y aida de tous les charmes de sa
personne et de sa conversation, de toutes les ruses d’une courtisane habile. Elle imagina
les petits soupers, les comédies des petits appartements, et institua autour d’elle, dans
les jouissances du monarque, une succession douce et régulière que naturellement, sans
secousse, le temps convertirait en habitude et en nécessité. Ce fut là tout son art, toute
sa préoccupation ; elle était grande : « Ma vie s’écriait-elle, est comme celle du
chrétien, un combat perpétuel. » La petite maréchale de Mirepoix lui disait : « C’est
votre escalier que le roi aime, il est habitué à le monter et à le descendre ; mais s’il
trouvait une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui
serait égal au « bout de trois jours. »
Aussi, quand l’éclat de ses charmes baissa et que l’âge commença de les glacer, quand on en fut réduit aux pauvres expédients, au chocolat à triple vanille et au régime du docteur Quesnay, quand enfin il fallut opter entre des rivales ou des suppléantes, la noble amante n’hésita pas : sa tendresse désintéressée n’en voulait qu’au cœur du roi ; en le conservant, elle lui remit tout le reste ; elle fit mieux, et, dans son abnégation platonique, elle ne dédaigna pas de condescendre aux soins les plus prévoyants et les plus intimes. L’arrangement subsista donc, consolidé par les ans, et la marquise de Pompadour mourut presque en reine de France.
Durant sa longue faveur, elle gouverna l’État par ses créatures. L’histoire de la diplomatie du temps est la sienne. Aussi, qu’on ne s’étonne pas de l’intérêt et de l’importance qui s’attachent aux moindres révélations d’une de ses suivantes. Quand la destinée d’une nation est dans la chambre à coucher d’une maîtresse, la meilleure place pour l’historien est dans le cabinet. Madame du Hausset semblait▶ faite pour ce rôle de Suétone par sa position et par son caractère ; il est dommage qu’elle n’ait ni plus regardé ni plus écrit. Fille d’un pauvre gentilhomme de province, au lieu, suivant l’usage, d’entrer au couvent, elle entra au service de la maîtresse favorite, et, femme de chambre à la cour, elle y resta simple et j’oserai dire naïve. En présence du vice, elle n’en conçoit ni le goût ni l’indignation ; c’est chose, à ses yeux, toute naturelle en pareil temps, toute légitime en pareil lieu, et, sans s’en étonner, elle le décrit en détail ; bonne femme d’ailleurs, incapable de médisance, et au demeurant fort honnête. Et qu’eût-elle fait de mieux ? Comment exiger plus d’elle ?
Quand tout fléchissait devant le prestige du vice puissant et lui rendait hommage, que ceux même qui protestaient par raison se prosternaient par habitude ; peut-on lui imputer à crime son peu de stoïcisme, et lui convenait-il d’avoir plus de philosophie que Voltaire et de savoir mieux la morale que Duclos ?
Or, il y avait, près de la chambre de madame, un petit endroit où notre
historienne se tenait d’habitude, et d’où elle entendait tout ce qui se passait. Madame
s’en inquiétait peu : « Le roi et moi comptons si fort sur vous, lui disait-elle,
que nous vous regardons comme un chat, un chien, et que nous allons notre train pour
causer. »
On conçoit dès lors tout ce qu’il peut y avoir de confidentiel dans les mémoires de cette brave dame. Il est vrai que la probité, nous assure-t-elle, ne lui a pas permis de tout répéter. Mais enfin elle en apprend assez pour faire connaître, mépriser, haïr même cette cour impure ; car c’est trop peu de la raillerie contre tant de honte, entretenue à si grands frais par un peuple.
Un tel livre échappe à l’analyse. Le règne des intrigues est celui des anecdotes, et celles-ci ne peuvent que se transcrire. Mais lisez madame du Hausset, et elle vous apprendra quels ministres étaient bien ou mal avec madame, et pourquoi ; ce que c’était que le petit abbé de Bernis, qui menait de front une poésie légère, une intrigue d’amour, une partie de chasse et une guerre désastreuse ; ce que c’était que M. de Choiseul qui le supplanta, grand seigneur, de fort bonne mine, si ami de madame qu’on le disait doublement ministre du roi, et de quelle honnête manière il décachetait les lettres avec un gobelet d’eau tiède et une boule de mercure ; vous y verrez comment Machault fut ingrat envers sa bienfaitrice qui avait payé ses dettes, et comment elle brisa cette créature infidèle ; vous y remarquerez surtout la disgrâce de d’Argenson, ministre ennemi de la marquise : ce jour-là, il y eut des évanouissements et des sanglots ; la femme de chambre apporta des gouttes d’Hoffmann ; le roi lui-même arrangea la potion avec du sucre, et la présenta de Voir le plus gracieux à madame. Celle-ci finit par sourire et baisa les mains du roi.
Le lendemain, de grand matin, d’Argea son était exilé. Au milieu de ces jongleries misérables et de cette frivolité obstinée, il y avait pourtant une arrière-pensée sinistre, un soupçon vague et comme un remords anticipé de l’avenir. « Après nous le déluge », disait la marquise. « Ceci durera au moins autant que nous », répétait le prince insouciant. Et tous deux, consolés en leur étroit égoïsme, comblaient à l’envi les iniquités du pouvoir.
Partout, autour d’eux, retentissaient des craintes confuses, a Ce royaume est
« bien mal », disait un jour Mirabeau père, chez Quesnay, médecin du roi et de la
favorite ; « il n’y a ni sentiments généreux ni argent. » — « Il ne peut être régénéré,
reprit La Rivière, que par une conquête comme à la Chine, ou par un grand
bouleversement intérieur ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront, le peuple français
n’y va pas de main morte ! »
Madame du Hausset, qui était là, sortit effrayée :
le frère de madame de Pompadour était présent et fort calme. La scène se passait, je
crois, à l’entresol de la marquise.
Ce malaise universel, symptôme de révolution, qui n’échappait pas aux yeux même les moins clairvoyants, est remarquable ; l’aveuglement imperturbable de Louis XV et de la cour ne l’est pas moins, et pourtant s’explique par la nature humaine.
S’il n’avait fallu, pour se sauver, que de l’hypocrisie et du bigotisme, et que le maître eût parlé, peut-être ces générations flétries, vieillesse épuisée de la régence, s’y seraient assujetties, comme avaient fait les pères durant la pénitence de Louis XIV. Mais déjà la nation élevait la voix, les questions les plus sérieuses de l’ordre social étaient soulevées, et les réformes réclamées hautement. Pour ne pas les entendre, on s’abîma de plus en plus dans le tourbillon des voluptés et des intrigues ; en partie volonté, en partie fatalité, on s’étourdit sur les dangers de sa postérité et d’un avenir qu’on ne jugeait pas si prochain : l’illusion de cette cour usée ◀semblait un rêve de la caducité délirante. Un seul exemple la peindra jusqu’au bout. Représentant de toute cette partie immorale et dépravée du règne de Louis XV, et, même sous le roi honnête homme et citoyen qui lui succéda, opiniâtrement fidèle à la corruption du passé, le maréchal de Richelieu s’occupait encore aux approches de 89 à publier les scandales de sa longue vie, et les confessions cyniques que balbutiait le courtisan en cheveux blancs se perdaient dans les acclamations solennelles dont un peuple rajeuni saluait déjà sa nouvelle aurore.