(1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXV. Mort de Jésus. »
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(1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXV. Mort de Jésus. »

Chapitre XXV.
Mort de Jésus.

Bien que le motif réel de la mort de Jésus fût tout religieux, ses ennemis avaient réussi, au prétoire, à le présenter comme coupable de crime d’État ; ils n’eussent pas obtenu du sceptique Pilate une condamnation pour cause d’hétérodoxie. Conséquents à cette idée, les prêtres firent demander pour Jésus, par la foule, le supplice de la croix. Ce supplice n’était pas juif d’origine ; si la condamnation de Jésus eût été purement mosaïque, on lui eût appliqué la lapidation 1154. La croix était un supplice romain, réservé pour les esclaves et pour les cas où l’on voulait ajouter à la mort l’aggravation de l’ignominie. En l’appliquant à Jésus, on le traitait comme les voleurs de grand chemin, les brigands, les bandits, ou comme ces ennemis de bas étage auxquels les Romains n’accordaient pas les honneurs de la mort par le glaive 1155. C’était le chimérique « roi des Juifs », non le dogmatiste hétérodoxe, que l’on punissait. Par suite de la même idée, l’exécution dut être abandonnée aux Romains. On sait que, chez les Romains, les soldats, comme ayant pour métier de tuer, faisaient l’office de bourreaux. Jésus fut donc livré à une cohorte de troupes auxiliaires, et tout l’odieux des supplices introduits par les mœurs cruelles des nouveaux conquérants se déroula pour lui. Il était environ midi 1156. On le revêtit de ses habits qu’on lui avait ôtés pour la parade de la tribune, et comme la cohorte avait déjà en réserve deux voleurs qu’elle devait exécuter, on réunit les trois condamnés, et le cortège se mit en marche pour le lieu de l’exécution.

Ce lieu était un endroit nommé Golgotha, situé hors de Jérusalem, mais près des murs de la ville 1157. Le nom de Golgotha signifie crâne ; il correspond, ce semble, à notre mot Chaumont, et désignait probablement un tertre dénudé, ayant la forme d’un crâne chauve. On ne sait pas avec exactitude l’emplacement de ce tertre. Il était sûrement au nord ou au nord-ouest de la ville, dans la haute plaine inégale qui s’étend entre les murs et les deux vallées de Cédron et de Hinnom 1158, région assez vulgaire, attristée encore par les fâcheux détails du voisinage d’une grande cité. Il est difficile de placer le Golgotha à l’endroit précis où, depuis Constantin, la chrétienté tout entière l’a vénéré 1159. Cet endroit est trop engagé dans l’intérieur de la ville, et on est porté à croire qu’à l’époque de Jésus il était compris dans l’enceinte des murs 1160.

Le condamné à la croix devait porter lui-même l’instrument de son supplice 1161. Mais Jésus, plus faible de corps que ses deux compagnons, ne put porter la sienne. L’escouade rencontra un certain Simon de Cyrène, qui revenait de la campagne, et les soldats, avec les brusques procédés des garnisons étrangères, le forcèrent de porter l’arbre fatal. Peut-être usaient-ils en cela d’un droit de corvée reconnu, les Romains ne pouvant se charger eux-mêmes du bois infâme. Il semble que Simon fut plus tard de la communauté chrétienne. Ses deux fils, Alexandre et Rufus 1162, y étaient fort connus. Il raconta peut-être plus d’une circonstance dont il avait été témoin. Aucun disciple n’était à ce moment auprès de Jésus 1163.

On arriva enfin à la place des exécutions. Selon l’usage juif, on offrit à boire aux patients un vin fortement aromatisé, boisson enivrante, que par un sentiment de pitié on donnait au condamné pour l’étourdir 1164. Il paraît que souvent les dames de Jérusalem apportaient elles-mêmes aux infortunés qu’on menait au supplice ce vin de la dernière heure ; quand aucune d’elles ne se présentait, on l’achetait sur les fonds de la caisse publique 1165. Jésus, après avoir effleuré le vase du bout des lèvres, refusa de boire 1166. Ce triste soulagement des condamnés vulgaires n’allait pas à sa haute nature. Il préféra quitter la vie dans la parfaite clarté de son esprit, et attendre avec une pleine conscience la mort qu’il avait voulue et appelée. On le dépouilla alors de ses vêtements 1167, et on l’attacha à la croix. La croix se composait de deux poutres liées en forme de T 1168. Elle était peu élevée, si bien que les pieds du condamné touchaient presque à terre. On commençait par la dresser 1169 ; puis on y attachait le patient, en lui enfonçant des clous dans les mains ; les pieds étaient souvent cloués, quelquefois seulement liés avec des cordes 1170. Un billot de bois, sorte d’antenne, était attaché au fût de la croix, vers le milieu, et passait entre les jambes du condamné, qui s’appuyait dessus 1171. Sans cela les mains se fussent déchirées et le corps se fût affaissé. D’autres fois, une tablette horizontale était fixée à la hauteur des pieds et les soutenait 1172.

Jésus savoura ces horreurs dans toute leur atrocité. Une soif brûlante, l’une des tortures du crucifiement 1173, le dévorait. Il demanda à boire. Il y avait près de là un vase plein de la boisson ordinaire des soldats romains, mélange de vinaigre et d’eau, appelé posca. Les soldats devaient porter avec eux leur posca dans toutes les expéditions 1174, au nombre desquelles une exécution était comptée. Un soldat trempa une éponge dans ce breuvage, la mit au bout d’un roseau, et la porta aux lèvres de Jésus, qui la suça 1175. Les deux voleurs étaient crucifiés à ses côtés. Les exécuteurs, auxquels on abandonnait d’ordinaire les menues dépouilles (pannicularia) des suppliciés 1176, tirèrent au sort ses vêtements, et, assis au pied de la croix, le gardaient 1177. Selon une tradition, Jésus aurait prononcé cette parole, qui fut dans son cœur, sinon sur ses lèvres : « Père, pardonne-leur ; ils ne savent ce qu’ils font 1178. »

Un écriteau, suivant la coutume romaine, était attaché au haut de la croix, portant en trois langues, en hébreu, en grec et en latin : LE ROI DES JUIFS. Il y avait dans cette rédaction quelque chose de pénible et d’injurieux pour la nation. Les nombreux passants qui la lurent en furent blessés. Les prêtres firent observer à Pilate qu’il eût fallu adopter une rédaction qui impliquât seulement que Jésus s’était dit roi des Juifs. Mais Pilate, déjà impatienté de cette affaire, refusa de rien changer à ce qui était écrit 1179.

Ses disciples avaient fui. Jean néanmoins déclare avoir été présent et être resté constamment debout au pied de la croix 1180. On peut affirmer avec plus de certitude que les fidèles amies de Galilée, qui avaient suivi Jésus à Jérusalem, et continuaient à le servir, ne l’abandonnèrent pas. Marie Cléophas, Marie de Magdala, Jeanne, femme de Khouza, Salomé, d’autres encore, se tenaient à une certaine distance 1181 et ne le quittaient pas des yeux 1182. S’il fallait en croire Jean 1183, Marie, mère de Jésus, eût été aussi au pied de la croix, et Jésus, voyant réunis sa mère et son disciple chéri, eût dit à l’un : « Voilà ta mère », à l’autre : « Voilà ton fils. » Mais on ne comprendrait pas comment les évangélistes synoptiques, qui nomment les autres femmes, eussent omis celle dont la présence était un trait si frappant. Peut-être même la hauteur extrême du caractère de Jésus ne rend-elle pas un tel attendrissement personnel vraisemblable, au moment où, uniquement préoccupé de son œuvre, il n’existait plus que pour l’humanité 1184.

À part ce petit groupe de femmes, qui de loin consolaient ses regards, Jésus n’avait devant lui que le spectacle de la bassesse humaine ou de sa stupidité. Les passants l’insultaient. Il entendait autour de lui de sottes railleries et ses cris suprêmes de douleur tournés en odieux jeux de mots : « Ah ! le voilà, disait-on, celui qui s’est appelé Fils de Dieu ! Que son père, s’il veut, vienne maintenant le délivrer   Il a sauvé les autres, murmurait-on encore, et il ne peut se sauver lui-même. S’il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix, et nous croyons en lui   Eh bien ! disait un troisième, toi qui détruis le temple de Dieu, et le rebâtis en trois jours, sauve-toi, voyons 1185 ! » — Quelques-uns, vaguement au courant de ses idées apocalyptiques, crurent l’entendre appeler Élie, et dirent : « Voyons si Élie viendra le délivrer. » Il paraît que les deux voleurs crucifiés à ses côtés l’insultaient aussi 1186. Le ciel était sombre 1187 ; la terre, comme dans tous les environs de Jérusalem, sèche et morne. Un moment, selon certains récits, le cœur lui défaillit ; un nuage lui cacha la face de son Père ; il eut une agonie de désespoir, plus cuisante mille fois que tous les tourments. Il ne vit que l’ingratitude des hommes ; il se repentit peut-être de souffrir pour une race vile, et il s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais son instinct divin l’emporta encore. À mesure que la vie du corps s’éteignait, son âme se rassérénait et revenait peu à peu à sa céleste origine. 11 retrouva le sentiment de sa mission ; il vit dans sa mort le salut du monde ; il perdit de vue le spectacle hideux qui se déroulait à ses pieds, et, profondément uni à son Père, il commença sur le gibet la vie divine qu’il allait mener dans le cœur de l’humanité pour des siècles infinis.

L’atrocité particulière du supplice de la croix était qu’on pouvait vivre trois et quatre jours dans cet horrible état sur l’escabeau de douleur 1188. L’hémorrhagie des mains s’arrêtait vite et n’était pas mortelle. La vraie cause de la mort était la position contre nature du corps, laquelle entraînait un trouble affreux dans la circulation, de terribles maux de tête et de cœur, et enfin la rigidité des membres. Les crucifiés de forte complexion ne mouraient que de faim 1189. L’idée mère de ce cruel supplice n’était pas de tuer directement le condamné par des lésions déterminées, mais d’exposer l’esclave, cloué par les mains dont il n’avait pas su faire bon usage, et de le laisser pourrir sur le bois. L’organisation délicate de Jésus le préserva de cette lente agonie. Tout porte à croire que la rupture instantanée d’un vaisseau au cœur amena pour lui, au bout de trois heures, une mort subite. Quelques moments avant de rendre l’âme, il avait encore la voix forte 1190. Tout à coup, il poussa un cri terrible 1191, où les uns entendirent : « Ô Père, je remets mon esprit entre tes mains ! » et que les autres, plus préoccupés de l’accomplissement des prophéties, rendirent par ces mots : « Tout est consommé ! » Sa tête s’inclina sur sa poitrine, et il expira.

Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton œuvre est achevée ; ta divinité est fondée. Ne crains plus de voir crouler par une faute l’édifice de tes efforts. Désormais hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n’ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté la plus complète immortalité. Pour des milliers d’années, le monde va relever de toi ! Drapeau de nos contradictions, tu seras le signe autour duquel se livrera la plus ardente bataille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort que durant les jours de ton passage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l’humanité qu’arracher ton nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux fondements. Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d’adorateurs.