La Harpe. Anecdotes.
Il y a tant à dire sur La Harpe que je ne puis m’empêcher d’en venir reparler encore. Je n’ai fait qu’effleurer le La Harpe converti ; mais, avant de le développer sous cet aspect, je demande à rappeler devant des générations qui les ont oubliées, ou qui même peut-être ne les ont jamais sues, quelques-unes des anecdotes qui couraient le monde littéraire il y a cinquante ans, et qui ne sont pas toutes sans agrément.
Tout homme de lettres proprement dit, s’il a été célèbre et s’il a eu de l’action sur son temps, s’il a été centre à quelque degré, excite plus de curiosité et soulève plus de propos et d’intérêt en divers sens que souvent il n’en mérite. Sur ceux qui ont beaucoup écrit et surtout qui ont jugé les écrivains, on écrit beaucoup. La plume appelle la plume, et les amours-propres intéressés ont beaucoup de babil. Sur Malherbe, sur Boileau, sur Pope, sur Johnson, non content de les juger par leurs ouvrages, on a fait des livres, on a recueilli leurs moindres mots, on les a étudiés et poursuivis jusque dans le détail domestique de leur vie. La Harpe, qui n’est pas à beaucoup près au premier rang de ce groupe de critiques-poètes, mais qui y appartient à quelque degré, a partagé cet honneur et cet inconvénient. Dès ses débuts, bien qu’il semblât▶ aspirer avant tout à la gloire du poète tragique, il avait quelque chose qui décelait le juge et l’arbitre, et qui excluait l’idée de camarade : cela déplaisait, et, même avant qu’il eût pris le sceptre ou la férule au Mercure et ailleurs, on le traita sans aucune indulgence et presque comme un ennemi commun.
Il se fit à l’instant toute une suite d’historiettes et comme une légende sur ses
premières années. On allait jusqu’à dire que, le jour de son baptême, et pendant
la cérémonie, il avait annoncé par ses cris son caractère irascible, et présagé
son goût pour les futurs vacarmes littéraires. À la veille de son début au
théâtre, quand on allait représenter sa tragédie de Warwick
(novembre 1763), il avait déjà, grâce à ses bons amis les auteurs, une
réputation affreuse ; on racontait, en l’exagérant, l’histoire des couplets
satiriques composés au sortir du collège : « Cette petite horreur, nous
dit Collé dans son Journal, m’a déjà été confirmée par
deux ou trois personnes, et je n’ai encore vu qui que ce soit qui ait
contredit ou nié le fait. »
Lorsque cette tragédie de Warwick, qui, malgré tout, avait fort bien réussi, fut reprise en
janvier 1765, les ennemis s’arrangèrent si bien, que le cinquième acte fut hué : « Je n’ai jamais vu de ma vie, nous dit encore
Collé, arriver un pareil échec à une reprise ; le contraire arrive plus
ordinairement, les applaudissements redoublent au lieu de diminuer. Il faut
que M. de La Harpe ait un secret particulier pour se faire plus d’ennemis
qu’un autre. »
En tête de sa seconde tragédie, Timoléon, lorsqu’il l’imprima, La Harpe se crut obligé de mettre une
justification expresse sur les couplets de collège qui lui étaient imputés à
crime, et il ajouta quelques réflexions sensées qui nous peignent très bien le
moment où il parut :
La mode dominante, disait-il, est aujourd’hui d’avoir de l’esprit… Tandis qu’un petit nombre d’écrivains illustres honore et éclaire la nation, un bien plus grand nombre d’écrivains obscurs, possédés de la manie d’être littérateurs, sans titres et sans études, ont fait une espèce de ligue pour se venger du public qui les oublie, et des véritables gens de lettres qui ne les connaissent pas. Ils sont convenus de se trouver du génie les uns aux autres, et de le répéter jusqu’à ce qu’on le croie. Ils ont établi que l’honnêteté de l’âme consistait à louer tout ce qui n’était pas louable, à applaudir de toutes ses forces lorsqu’on s’ennuyait. Ils ont décidé que celui qui aurait l’audace de n’être pas tout à fait aussi épris de leurs ouvrages qu’ils le sont eux-mêmes, serait un homme d’un caractère affreux, sans douceur, sans aménité, sans respect pour les lois de la société : en un mot, sans honnêteté ; c’est le terme.
On ne peut mieux voir ni mieux dire. Il est fâcheux seulement que cette juste sévérité contre la petite littérature du temps s’affiche en tête d’une tragédie sifflée, et assez digne de l’être, et non en tête d’une excellente satire à la Despréaux. Quand on vise au rôle de Despréaux, il ne faut le compliquer en rien de celui de Pradon. La Harpe n’eut pas dans le goût la fermeté et la force de sentir cela, ni de se retrancher net ses prétentions contestables, pour se tenir à sa seule et véritable vocation.
Cette tragédie de Timoléon, dès le premier jour (1er août 1764), « fut écoutée, jugée et condamnée par
le public avec beaucoup de tranquillité »
, sauf deux ou trois
endroits applaudis. Une indisposition de Le Kain arrêta la pièce avant la
seconde représentation ; on rit beaucoup d’apprendre que cette indisposition
était une entorse que Le Kain s’était donnée justement dans la rue
de la Harpe. La vie ou la légende littéraire de notre auteur, brodée
par ses ennemis, est semée de ces à-propos et de ces enjolivements.
Ce fut un autre contretemps pour La Harpe pauvre, et « qui est, dit Collé,
un des auteurs les plus mal à l’aise »
, de prendre femme vers ce
moment de Timoléon.
« Il
vient de se marier, dit Grimm, avec la fille d’un limonadier, qui fait des
vers. Une mauvaise tragédie et un mariage, c’est faire deux sottises coup
sur coup. »
En commettant cette imprudence, La Harpe témoignait pourtant de sa probité et de sa générosité. La demoiselle Marie-Marthe Monmayeux, fille d’un limonadier de la rue des Quatre-Vents, chez qui il logeait, était enceinte de lui, et il paraît qu’il ne lui avait rien promis. Il s’exécuta toutefois en galant homme et se maria à vingt-cinq ans (12 novembre 1764) sans avoir, elle ni lui, la moindre fortune. Ce mariage d’amour et de poésie fut d’ailleurs des moins heureux. La Harpe eut de sa femme deux enfants qui ne vécurent pas. Lorsqu’à l’époque de la Révolution, trente ans après, la dissolution du mariage fut devenue possible, La Harpe demanda le divorce pour incompatibilité d’humeur, et l’obtint le 29 mars 1793. Moins de deux ans après, Mme Monmayeux mourut à Saint-Germain-en-Laye (11 novembre 1794), et le bruit public fut qu’elle s’était tuée. La Harpe ne s’en tint pas à cette première épreuve ; il se remaria à l’âge de cinquante-huit ans (9 août 1797) avec une jeune et jolie personne de vingt-trois ans ; mais, cette fois, ce fut cette jeune personne qui demanda le divorce, et qui se retira après trois semaines d’essai conjugal ou même, dit-on, de résistance.
Pour en revenir à La Harpe jeune, nouvellement marié et assez, souvent sifflé, on conçoit que cette existence inégale et nécessiteuse n’était pas propre à fonder la considération ni à imprimer le respect. Dépendant du monde, des salons et même des libraires, il lui aurait fallu un grand art, un esprit d’adresse et de conciliation pour s’élever insensiblement au degré d’autorité où il aspirait, et il n’avait pour lui qu’une grande âpreté et rigueur de caractère :
Impiger, iracundus, inexorabilis, acer,
a-t-on dit de lui comme d’Achille. Un inconvénient très réel
encore pour le rôle auquel il visait, était sa taille. Ces qualités qui tiennent
à la personne physique ont beaucoup plus d’influence au moral qu’on ne
l’imagine. Les hommes sont ainsi faits ; le ton qu’on passe aisément à un homme
de belle taille, on ne le pardonne pas de même à un petit. Pope, en son temps,
en sut quelque chose. La Harpe de même. Les auteurs critiqués par lui (j’en ai
honte pour eux) en vinrent bien souvent à la menace : « On se moque d’un
nain qui se piète pour se grandir, écrivait Dorat, et, quand il importune,
une chiquenaude en débarrasse. »
Un méchant auteur du temps, Blin de
Sainmore, passe même pour en être venu aux voies de fait en pleine rue contre
La Harpe (février 1774). Cette brutalité amusa fort la galerie et passa pour un
tour de carnaval.
Nos mœurs littéraires (sans être excellentes) sont devenues, j’aime à le remarquer, plus convenables et plus dignes. Au fond, les amours-propres des auteurs critiqués ne sont pas moindres sans doute qu’au temps de Blin de Sainmore. Tel auteur tragique de cinq pieds six pouces pourrait être quelquefois tenté d’écraser un critique qui n’en aurait que cinq : mais il ne l’oserait. La galerie ne rirait plus comme autrefois, et l’homme de lettres, en cessant d’être une espèce à part, a gagné en égalité véritable.
Ce qui était plus dangereux pour La Harpe que les grossièretés de Blin de Sainmore, c’étaient les bons vers et les bonnes épigrammes dont il se vit plus d’une fois l’objet et dont sa mémoire, jusqu’à un certain point, demeure victime. Jamais, par exemple, à son propos on n’oubliera ces vers de l’Apologie de Gilbert, lorsque ce poète de verve et d’avenir, se justifiant de nommer les masques par leur nom, s’écriait :
Si j’évoque jamais du fond de son journalDes sophistes du temps l’adulateur banal ;Lorsque son nom suffit pour exciter le rire,Dois-je, au lieu de La Harpe, obscurément écrire :C’est ce petit rimeur de tant de prix enflé,Qui sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,Tomba de chute en chute au trône académique ?Ces détours sont d’un lâche et malin détracteur…
De tels vers sont des flèches que le blessé, bon gré mal gré, emporte avec soi dans l’avenir. Mais de tous ceux qui ont pris La Harpe à partie, nul ne l’a fait avec autant de plaisir et de délectation vengeresse que Le Brun. Le Brun était un vrai poète, et de la race des lyriques. Ami et précurseur d’André Chénier, il sentait tout ce qu’il y avait de faible, d’incomplet et de court dans le goût de La Harpe, lorsque celui-ci prétendait juger des vers. Dans une Épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie, traçant la limite de ce qui est permis ou interdit en ce genre, il arrivait à prendre La Harpe pour exemple dans ce passage excellent, dont je n’ai cité l’autre jour que le début :
De La Harpe, a-t-on dit, l’impertinent visageAppelle le soufflet. Ce mot n’est qu’un outrage.Je veux qu’un trait plus doux, léger, inattendu,Frappe l’orgueil d’un fat plaisamment confondu.Dites : Ce froid rimeur se caresse lui-même ;Au défaut du public, il est juste qu’il s’aime ;Il s’est signé grand homme, et se dit immortelAu Mercure ! — Ces mots n’ont rien qui soit cruel.Jadis il me louait dans sa prose enfantine ;Mais, dix fois repoussé du trône de Racine,Il boude ; et son dépit m’a, dit-on, harcelé.L’ingrat ! j’étais le seul qui ne l’eût pas sifflé.
Le Brun, dans l’orgueil de sa conscience solitaire, souriait de
pitié lorsqu’il entendait dire que La Harpe avait en vers quelque chose du
« style de Jean Racine » ; mais, si La Harpe, s’autorisant de Voltaire, en
venait à
parler à la légère de ce grand Corneille,
« le raisonneur ampoulé »
, comme on le voit qualifié dans la
correspondance de Ferney, oh ! alors Le Brun, qui était de la lignée de
Malherbe, se sentait saisi d’indignation, et il faisait justice de l’irrévérence
dans cette épigramme, l’une des plus belles que je connaisse :
Sur La Harpe,
Qui venait de parler du grand Corneille, avec irrévérence.
Ce petit homme, à son petit compas,Veut sans pudeur asservir le génie ;Au bas du Pinde il trotte à petits pas,Et croit franchir les sommets d’Aonie.Au grand Corneille il a fait avanie ;Mais, à vrai dire, on riait aux éclatsDe voir ce nain mesurer un Atlas,Et redoublant ses efforts de Pygmée,Burlesquement roidir ses petits brasPour étouffer si haute renommée.
Le Brun n’a jamais mieux prouvé son élévation de talent que par ce court dizain, et l’on a pu dire qu’il a, porté de la grandeur jusque dans l’épigramme.
On se relève du Dorat et des traits que peuvent lancer des adversaires de ce calibre ; mais on reste abîmé sous des coups comme ceux que Le Brun vient de frapper. Les grands critiques complets, Horace, Despréaux, Pope, n’ont jamais laissé de si bons vers se faire en dehors d’eux ni contre eux. S’ils n’ont pas fait tous les beaux vers de leur temps, ils les ont du moins favorisés, aidés et protégés ; surtout ils n’ont laissé à personne l’occasion et la gloire d’en trouver de sanglants et d’immortels contre eux-mêmes.
Il y eut un jour où ce ne fut ni Le Brun, ni Gilbert, mais le public en masse qui
fit l’épigramme contre La Harpe : ce fut le jour même de sa réception à
l’Académie française (20 juin 1776). Nous avons vu de notre
temps plus d’une de ces réceptifs académiques dans lesquelles
le directeur s’est plu à traiter un peu trop peut-être le récipiendaire comme un
novice ou comme un patient. Dans ce cas, le public est toujours de moitié pour
le moins dans l’épigramme ; quand il se mêle une fois d’être malin, il l’est
impitoyablement. La Harpe l’éprouva. Il succédait à Colardeau : Marmontel,
chargé de le recevoir, fit naturellement l’éloge du prédécesseur. Il montra
Colardeau semblable à ses écrits, doux, sentimental, modeste, affligé de la
critique et se promettant bien de ne l’exercer jamais contre personne :
« Voilà, monsieur, dans un homme de lettres un
caractère intéressant ! »
Ce simple mot devint le signal de
l’applaudissement universel, et, à partir de là, tout le discours de Marmontel
fut pris comme un persiflage, et tourné contre le nouvel élu : « L’homme
de lettres que vous remplacez, — pacifique, — indulgent, — modeste, — ou du moins attentif à ne pas rendre pénible aux autres l’opinion qu’il avait de
lui-même, — s’était annoncé par des talents heureux… »
À
chacun de ces mots flatteurs pour le défunt, on interrompait Marmontel, qui
devenait malin à son tour, plus malin encore sans doute qu’il n’avait pensé
l’être, et qui, par ses pauses marquées, se laissait très bien interrompre.
La Harpe cependant faisait bonne contenance, bien qu’il ait dit depuis qu’à un
moment il fut tenté de prendre la parole et d’apostropher le public. La scène
alors eût été complète. Telle qu’elle se passa, cette réception à l’Académie fut
une espèce d’exécution. De telles disgrâces n’arrivent jamais aux guides
supérieurs de l’opinion ; dans les circonstances décisives ils retrouvent tous
leurs alliés, et ils ont le public de leur bord.
Nous sentons de plus en plus, ce me ◀semble▶, en quoi La Harpe, avec des parties si estimables et si utiles, n’a pas atteint les hauteurs de son art et a toujours prêté le flanc. Il n’a pu à aucun moment, ou du moins ce n’est qu’à de rares moments qu’il a pu saisir toute l’autorité du rôle de critique, même en ce que ce rôle a de passager et de viager. J’arrive aux circonstances singulières qui marquèrent sa conduite dans la Révolution, et qui achèvent de prouver qu’au moral aussi il lui a manqué quelque chose, quelques lignes de plus pour être de la taille de ceux dont le courage domina les événements et ne s’y laissent point entraîner.
Duclos a terminé son Histoire de Louis XI en disant :
« Tout mis en balance, c’était un roi. »
Gaillard, en
rappelant ce mot, essaye de l’appliquer à La Harpe, et il dit « qu’à tout
prendre, c’était un homme »
. Certes, à tout prendre, et surtout pour
les contemporains, c’était quelqu’un que M. de La Harpe, et je
crois l’avoir assez fait sentir dans mon premier jugement. Pourtant plusieurs
des qualités essentielles à former un caractère d’homme, la modération,
l’équilibre, un juste temps d’arrêt, un retour sage, la mémoire du passé, lui
firent faute, et ses onze ou douze dernières années accusèrent cette
impossibilité de mûrir qui est l’infirmité de quelques organisations vives.
Voltaire, au milieu de tous les éloges qu’il prodigue à son disciple, a lâché un
mot terrible, en ce qu’il va dans La Harpe au fond de l’homme même :
« C’est un four qui toujours chauffe et où rien ne
cuit. »
Le fait est que, chez La Harpe, il y eut de tout
temps une dépense de chaleur tout à fait stérile, et hors de proportion avec le
résultat. Il se laissa d’abord entraîner par la Révolution ; rien de plus simple
ou même de plus légitime et de plus excusable dans les commencements. Mais
La Harpe ne s’arrêta pas aux beaux jours ou à ce qui pouvait passer pour tel :
son enthousiasme survécut au 10 août, au 2 septembre, au 21 janvier. On a
recueilli une suite
de textes pris dans ses articles
du Mercure, desquels il résulte que jusqu’en 93, et même
jusqu’au commencement de 179416, il égala en
déclamation extravagante tout ce qu’on pouvait désirer alors. Il ne cessait de
dénoncer, dans des phrases dignes de l’ancien et fougueux Raynal, « la
superstition, disait-il, qui transforme l’homme en bête,
le fanatisme qui en fait une bête féroce, le despotisme
qui en fait une bête de somme »
. Mais une fois
jeté en prison (avril 1794), détenu au Luxembourg, La Harpe, avec cette âpre
personnalité qu’on lui connaît, s’étonna plus qu’un autre d’avoir été atteint ;
l’idée de la mort lui apparut, son imagination lui fit tableau ; il fut en proie
à un grand tumulte, et, dans ce bouleversement de tout son être, il sentit une
révolution s’opérer en lui : il eut le coup de foudre, ce qu’on appelle le coup
de la grâce, qui le renversa et le retourna. Cette révolution intérieure, si
brusque qu’elle ait paru, avait été préparée depuis quelques semaines par des
compagnons de captivité ; on cite, pour y avoir contribué, deux évêques,
l’évêque de Montauban et celui de Saint-Brieuc, sans oublier « la belle
et intéressante veuve du comte Stanislas de Clermont-Tonnerre »
.
Sous ces influences combinées, La Harpe s’était mis à lire pour la première fois
les livres saints, les Psaumes, l’Imitation de Jésus-Christ,
lorsqu’il reçut la secousse intérieure décisive dont il a rendu compte en ces
termes :
J’étais dans ma prison, seul dans une petite chambre et profondément triste. Depuis quelques jours, j’avais lu les Psaumes, l’Évangile et quelques bons livres. Leur effet avait été rapide, quoique gradué. Déjà j’étais rendu à la foi, je voyais une lumière nouvelle, mais elle m’épouvantait et me consternait en me montrant un abîme, celui de quarante années d’égarement. Je voyais tout le mal et aucun remède. Rien autour de moi qui m’offrît les secours de la religion. D’un côté, ma vie était devant mes yeux, telle que je la voyais au flambeau de la vérité céleste, et de l’autre la mort, la mort que j’attendais tous les jours, telle qu’on la recevait alors. Le prêtre ne paraissait plus sur l’échafaud pour consoler celui qui allait mourir : il n’y montait que pour mourir lui-même. Plein de ces désolantes idées, mon cœur était abattu et s’adressait tout bas à Dieu que je venais de retrouver, et qu’à peine connaissais-je encore. Je lui disais : Que dois-je faire ? Que vais-je devenir ? J’avais sur ma table l’Imitation, et l’on m’avait dit que, dans cet excellent livre, je trouverais souvent la réponse à mes pensées. Je l’ouvre au hasard, et je tombe, en l’ouvrant, sur ces paroles :
« Me voici, mon fils ! je viens à vous parce que vous m’avez invoqué. »Je n’en lus pas davantage ; l’impression subite que j’éprouvai est au-dessus de toute expression, et il ne m’est pas plus possible de la rendre que de l’oublier. Je tombai la face contre terre, baigné de larmes, étouffé de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d’une foule d’idées et de sentiments, je pleurai assez longtemps sans qu’il me reste d’ailleurs d’autre souvenir de cette situation, si ce n’est que c’est, sans aucune comparaison, ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus délicieux, et que ces mots : Me voici, mon Fils ! ne cessaient de retentir dans mon âme et d’en ébranler puissamment toutes les facultés.
Quelque jugement qu’on porte sur ce genre d’émotion singulière que confesse ici La Harpe et qui rappelle beaucoup d’autres exemples analogues dans l’ordre spirituel, on n’en saurait suspecter la sincérité, et il est dommage que sa conduite n’ait pas mieux répondu dans la suite à une révolution de cœur décrite d’une manière si touchante. Mais, au lieu d’en conclure qu’après s’être si violemment trompé, il n’avait rien de mieux à faire qu’à se repentir et à se taire, La Harpe ne songea pas seulement à s’imposer cette mortification du silence, la plus pénible de toutes pour l’amour-propre, et on le vit, au sortir de sa prison, se lancer avec plus de ferveur que jamais dans toutes les mêlées ; son ardeur n’avait fait que changer de signal et de drapeau. Il s’engagea dans une polémique nouvelle avec Marie-Joseph Chénier, organe de la Convention ; il fit la guerre à la Convention elle-même. À la veille du 13 Vendémiaire, il a mérité d’être cité dans les Mémoires de Napoléon en tête des orateurs les plus virulents qui occupaient les tribunes des quarante-huit sections de Paris et qui chauffaient l’insurrection royaliste. On le vit se multiplier en ces années orageuses, retrouver au Lycée, aux Écoles normales où il avait été nommé professeur, quelques-unes de ces inspirations littéraires faciles et lucides, et à la fois se disperser et s’exalter de plus en plus dans la politique des journaux. Le 18 Fructidor, en le frappant et en l’obligeant de se cacher à la campagne, le rendit pour quelque temps au calme et à une meilleure santé du corps et de l’esprit. Quand La Harpe était à Paris, il ne résistait pas au monde qui le reprenait, et, en homme qui se gouvernait peu lui-même, il se laissait aller à ses goûts, à son faible pour la table, sauf ensuite à se repentir de ses rechutes. On peut penser si ses ennemis se réjouissaient de ces disparates. Colnet, dans un petit volume spirituel et gai qu’il a écrit sur les chutes et les rechutes de La Harpe (Correspondance turque), nous l’a ainsi montré à table, en flagrant délit de gourmandise, et s’en repentant pour y retomber tout aussitôt. C’est toute une petite scène de comédie très bien exécutée. La Harpe nous est représenté à dîner chez un riche banquier, un peu avant le dessert ; il est dans cette disposition heureuse de cœur et d’estomac qui porte à l’indulgence : rien de ce qu’il aimait n’avait manqué au repas ; il était réconcilié avec les hommes ; il aurait trouvé de l’esprit à Saint-Ange, du jugement à Mercier, de la décence à Rétif, de la douceur de caractère à Blin de Sainmore ; enfin, il aurait accordé du talent à d’autres qu’à lui, quand tout à coup il se lève de table et disparaît :
Après une assez longue absence, la maîtresse de la maison le fait chercher : on ne le trouve point. Surprise, inquiète, elle se lève, parcourt la maison dans la crainte qu’il ne lui soit arrivé quelque accident (il y était fort sujet) ; elle trouve enfin M. de La Harpe dans une petite chambre écartée, à genoux devant une console sur laquelle brûlaient deux bougies. Étonnée de l’attitude de cette douleur profonde, elle en demande la cause ; c’est à travers mille sanglots que le saint homme lui dit :
« Madame, comment n’aurais-je pas le cœur brisé ? comment ne gémirais-je pas en songeant au dîner excellent que j’ai eu le malheur de faire ? J’ai mangé d’un succulent potage, deux côtelettes panées à la minute, l’œil et les abat-joues de cette tête de veau si blanche, ce morceau de brochet du côté de l’ouïe que vous m’avez servi vous-même : je n’ai rien refusé parce qu’il faut que la volonté de Dieu et des jolies femmes soit faite ; j’ai fait honneur aux trois services : en un mot, j’ai dîné, moi indigne, comme aurait pu le faire un ancien prélat, et voilà cependant (ici les pleurs redoublent) que je songe à quelles cruelles privations sont exposés tant de pauvres prêtres sans dîmes, de chanoines sans bénéfices, qui n’ont peut-être pas une omelette au lard, et qui dîneront mal d’ici à l’éternité, si la Providence ne vient à leur secours. (Madame se dispose à sortir.)
Mais sans doute on vous attend pour le dessert : hélas ! mon Dieu ! je parie qu’il sera superbe ; car vous êtes d’une bonté, d’un soin, — un Ange de consolation dans cette vallée de misère ! Faudra-t-il donc que je mange encore quelque compote, des massepains, des fruits : que sais-je, moi ? il faudra boire peut-être de ces malheureux vins (vous en avez des meilleurs crus), tandis que ces pauvres prêtres… — Mais le Seigneur n’abandonnera pas les siens. — Vous me forcerez peut-être à prendre le café (c’est du moka, sans doute) : au moins qu’il soit servi bien chaud… Les malheureux, s’ils savaient combien je partage leurs peines !… Mais, je vous en conjure, seulement un doigt de liqueur (vous en avez des Îles)… Je prie Dieu de leur donner tous les jours la même patience qu’à moi : elle est devenue bien rare pour supporter tant de tribulations… De la crème des Barbades, si vous voulez bien… J’en connais de bien respectables… — Au reste, la vie du chrétien n’est que tribulation, et je ne dois pas murmurer contre la volonté du ciel : je vous suis. »
La scène est bonne ; elle est chargée : mais qu’importe ? c’est de la comédie pure. J’en dirai ce que j’ai dit des vers de Gilbert et de Le Brun contre La Harpe : il est fâcheux à lui d’y avoir prêté, et jamais un grand critique ni un esprit judicieux du premier ordre ne s’arrangera de telle sorte d’avoir ainsi les rieurs, gens d’esprit, contre soi.
Quand on apprit que La Harpe, divorcé et veuf, venait de se remarier le 9 août 1797 avec une jeune et jolie personne (Mlle de Hatte-Longuerue), et presque aussitôt quand on sut que la jeune femme demandait le divorce et se disait trompée par sa mère dans le choix du mari, je laisse à penser si les rieurs se tinrent pour battus. La Harpe, au reste, prit ce second échec conjugal et cet affront en toute humilité. J’ai sous les yeux une lettre écrite par lui à Mme Récamier, qui, avec sa bonne grâce de tous les temps, avait essayé de se porter médiatrice :
Vous savez mieux que personne, lui écrivait La Harpe, combien, dans cette malheureuse affaire, mes intentions étaient pures, quoique ma conduite n’ait pas été prudente. Ma confiance a été aveugle, et on en a indignement abusé. J’ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne voulais faire que du bien, et Dieu s’est servi d’elle pour me punir du mal que j’avais fait à d’autres. Que sa volonté soit faite !
Cette lettre, tout humble et pacifique, attesterait, au besoin, le ton et les sentiments religieux de La Harpe dès qu’il avait le temps de faire un retour sur lui-même et de s’avertir. Mais le plus souvent, dans sa conduite, la pétulance de l’humeur l’emportait et faisait échec au converti.
Voici une histoire très vraie que j’ai entendu plus d’une fois raconter de la bouche même de l’aimable personne qui en avait été témoin et un peu complice. On y trouvera une nouvelle preuve de la sincérité de La Harpe dans son incomplète mais réelle conversion. C’était au château de Clichy où Mme Récamier passait l’été : La Harpe y était venu pour quelques jours. On se demandait (ce que tout le monde se demandait alors) si sa conversion était aussi sincère qu’il le faisait paraître, et on résolut de l’éprouver. C’était le temps des mystifications, et on en imagina une qui parut de bonne guerre à cette vive et légère jeunesse. On savait que La Harpe avait beaucoup aimé de tout temps les dames, et que ç’avait été un de ses grands faibles. Un neveu de M. Récamier, neveu des plus jeunes, et apparemment des plus jolis, dut s’habiller en femme, en belle dame, et, dans cet accoutrement, il alla s’installer chez M. de La Harpe, c’est-à-dire dans sa chambre à coucher même. Toute une histoire avait été préparée pour motiver une intrusion aussi imprévue : « On arrivait de Paris, on avait un service pressant à demander, on n’avait pu se décider à attendre au lendemain, etc. » Bref, M. de La Harpe, le soir, se retire du salon et monte dans son appartement. De curieux et mystérieux auditeurs étaient déjà à l’affût derrière les paravents pour jouir de la scène. Mais quel fut l’étonnement, le regret et un peu le remords de cette folâtre jeunesse, y compris la soi-disant dame, assise à un coin de la cheminée, de voir M. de La Harpe, en entrant, ne regarder à rien et se mettre simplement à genoux pour faire sa prière, une prière qui se prolongea longtemps ! Lorsqu’il se releva et qu’approchant du lit il avisa la dame, il recula de surprise. Mais celle-ci essaya en vain de balbutier quelques mots de son rôle, M. de La Harpe y coupa court, lui représentant que ce n’était ni l’heure ni le lieu de l’entendre, et il la remit au lendemain en la reconduisant poliment. Le lendemain il ne parla de cette visite à personne dans le château, et personne aussi ne lui en parla.
Il y avait pourtant quelque chose qui tenait plus avant au cœur de La Harpe converti que l’amour des belles dames et que le goût de la bonne chère, c’était la passion littéraire proprement dite, la démangeaison du critique, et il n’y put jamais résister. On en eut la preuve lorsqu’en 1804 on le vit publier les quatre volumes de la Correspondance secrète qu’il avait entretenue autrefois avec la cour de Russie, du temps de ce qu’il appelait ses erreurs. Il y donna pêle-mêle au public ses erreurs mêmes, ses jugements sur le prochain, toutes ses médisances de libre critique, en y retranchant très peu de chose. Il ne voulait rien perdre de ses papiers. Le littérateur en lui survivait à tout et ne se laissait pas sacrifier même par le chrétien. Ces volumes, en paraissant, firent un bruit épouvantable et eurent un succès à demi scandaleux. Bons et commodes encore à consulter pour les gens du métier, le sel en est évaporé il y a longtemps.
La publication de cette Correspondance réveilla toutes les hostilités contre l’auteur en rappelant à la fois toutes ses contradictions. Palissot publia pour le 1er janvier 1802 un petit pamphlet intitulé : étrennes à m. de la harpe, à l’occasion de sa brillante rentrée dans le sein de la philosophie. (Il lui adressait, comme dans un bouquet satirique, un choix de ses plus piquantes palinodies.) Marie-Joseph Chénier, vers ce temps aussi, publia sa satire, Les Nouveaux Saints, dans laquelle La Harpe joue un grand rôle, et où on lui fait dire :
Avant Dieu, j’ai jugé les vivants et les morts.
Il ◀semblait▶, en effet, que, comme cet empereur romain qui voulait mourir debout, La Harpe se fût dit dans sa passion littéraire : « Il convient qu’un critique (même converti) meure en jugeant. »
Depuis une quinzaine de jours que je vis avec La Harpe, je me suis demandé (à part les bonnes parties du Cours de littérature qui sont toujours utiles à lire dans la jeunesse) quelles pages de lui on pourrait aujourd’hui offrir à ses amis comme à ses ennemis, quel échantillon incontestable de son talent de causeur, d’écrivain, d’homme qui avait au moins, en professant, un certain secret dramatique, et qui savait attacher. Nous sommes devenus difficiles et de haut goût ; nous aimons les choses fortes, fortes en couleur, sinon en nature et en sentiment. Tout bien considéré, et après avoir beaucoup cherché, il m’a ◀semblé▶ que ce que La Harpe a écrit de plus fait pour trouver grâce aujourd’hui devant tous est cette Prophétie de Cazotte, quelques pages restées dans ses papiers et qu’on en a données après sa mortf. Invention et style, c’est bien, selon moi, son chef-d’œuvre, et l’on me permettra d’en rappeler ici le cadre, le dessin et le mouvement :
Il me ◀semble que c’était hier, et c’était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l’Académie, grand seigneur et homme d’esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état, gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n’en gardait pas toujours le ton : on en était alors venu dans le monde au point où tout est permis pour faire rire. Chamfort nous avait lu de ses Contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté, sans avoir même recours à l’éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion ; l’un citait une tirade de La Pucelle ; l’autre rappelait ces vers philosophiques de Diderot… La conversation devient plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la Révolution qu’avait faite Voltaire, et l’on convient que c’est là le premier titre de sa gloire : « Il a donné le ton à son siècle, et s’est fait lire dans l’antichambre comme dans le salon. » Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant : « Voyez-vous, monsieur, quoique je ne sois qu’un misérable carabin, je n’ai pas plus de religion qu’un autre. » On conclut que la Révolution ne tardera pas à se consommer ; qu’il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l’on en est à calculer la probabilité de l’époque et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison…
Un seul des convives n’avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme. C’était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des Illuminés. Il prend la parole, et du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez satisfaits, vous verrez tous cette grande et sublime Révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète ; je vous le répète, vous la verrez. »
Ici les convives se récrient ; on plaisante Cazotte ; on le harcèle, on le force à dire qu’il sait, dans cette Révolution future, ce qui en arrivera pour chacun. Condorcet, tout le premier, le provoque ; il reçoit sa réponse mortelle :
« Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air et son rire sournois et niais, un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète. » — « Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d’un cachot ; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous. »
On s’étonne un peu du genre de plaisanterie dite d’un ton si
sérieux, puis on se rassure, sachant que le
bonhomme
Cazotte est sujet à rêver. Cette fois, c’est Chamfort qui revient à la charge
avec le rire du sarcasme (car le caractère et le ton de chaque
interlocuteur sont très bien observés), et il reçoit sa réponse à son tour :
« Vous, monsieur de Chamfort, vous vous couperez les veines de
vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois
après. »
Ensuite, c’est le tour de Vicq d’Azyr, de M. de Nicolaï, de Bailly, de Malesherbes, de Roucher, tous présents : chaque convive curieux qui vient toucher Cazotte reçoit l’étincelle à son tour, et cette étincelle est toujours le coup de foudre qui le tue. Le mot d’échafaud est le perpétuel refrain.
— « Oh ! c’est une gageure, s’écrie-t-on de toutes parts, il a juré de tout exterminer. » — « Non, ce n’est pas moi qui l’ai juré. » — « Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares ? » — « Point du tout, je vous l’ai dit : vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. »
Le tour de La Harpe, l’un des convives, arrive cependant ; il s’était tenu un peu à l’écart :
« Voilà bien des miracles, dit-il enfin, et vous ne m’y mettez pour rien. » — « Vous y serez (lui réplique Cazotte) pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire : vous serez alors chrétien. »
Sur ce mot de chrétien, on peut se figurer l’exclamation et le rire ; les figures s’étaient rembrunies, elles se dérident :
Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.
Puis vient le tour des femmes. La duchesse de Grammont, présente au dîner, prend la parole :
« Pour çà (dit-elle), nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n’être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous, et notre sexe… » — « Votre sexe, mesdames (c’est Cazotte qui parle), ne vous en défendra pas cette fois ; et vous aurez beau ne vous mêler de rien·, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque. »
On voit la suite de la scène et dur dialogue. Ici il devient de plus en plus dramatique et terrible. Cazotte arrive par gradations à faire sentir que de plus grandes dames encore que la duchesse iront à l’échafaud, des princesses du sang et de plus grandes que ces princesses elles-mêmes. Cela passe le jeu ; toute plaisanterie a cessé :
« Vous verrez (essaye encore de dire avec ironie la duchesse de Grammont) qu’il lie me laissera seulement pas un confesseur ? » — « Non, madame, vous s’en aurez pas, ni vous, ni personne. Le dernier supplicié qui en aura un par grâce, sera… »
Il s’arrêta un moment : — « Eh bien ! quel est donc l’heureux mortel qui aura cette prérogative ? » — « C’est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de France ! »
Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui…
Il faut tout lire de cette Prophétie, jusqu’au dernier mot où Cazotte se prédit à lui-même sa fin et en style plus poétique et figuré. J’ai retranché à regret bien des détails qui font liaison. La scène est admirablement conduite de tout point ; il n’y a pas un mot inutile et qui ne tende à l’effet. Il ne faut pas même oublier le post-scriptum qu’on a le tort de supprimer quelquefois, et qui donne au récit son vrai sens et toute sa moralité. La Harpe suppose que quelqu’un lui demande si cette prédiction est véritable, si tout ce qu’il vient de raconter est bien vrai.
— « Qu’appelez-vous vrai ? ne l’avez-vous pas vu de vos yeux ? » — « Oui, les faits ; mais la prédiction, une prophétie si extraordinaire !… » — « C’est-à-dire que tout ce qui vous paraît ici de plus merveilleux, c’est la prophétie. Vous vous trompez. »
Et, en effet, le miracle là-dedans, le prodige réel (selon La Harpe), ce n’est pas la prophétie de Cazotte qui est supposée, c’est cet amas de faits inouïs et monstrueux qui se sont accomplis à la lettre, et qui doivent faire rentrer en soi quiconque en a été témoin :
Si vous en êtes encore (conclut La Harpe) à ne voir dans tout ce que nous avons vu que ce qu’on appelle une révolution, si vous croyez que celle-là est comme une autre, c’est que vous n’avez ni lu, ni réfléchi, ni senti. En ce cas, la prophétie même, si elle avait eu lieu, ne serait qu’un miracle de plus perdu pour vous comme pour les autres, et c’est là le plus grand mal.
Je n’examine pas le raisonnement, qui est hardi et qui tend à introduire le surnaturel parce qu’il y a eu de l’extraordinaire : la seule remarque que je veuille faire en ce moment, c’est que, le jour où La Harpe a écrit d’inspiration cette scène de verve et de vigueur, son talent pour la première fois s’est trouvé monté au ton de sa sensibilité émue et de son imagination frappée. Sa Prophétie de Cazotte à la main, il peut se présenter même auprès des générations rebelles pour qui son Cours de littérature n’est plus une loi vivante : elles se contenteront de cette seule page mémorable, et, après l’avoir lue, elles le salueront.
Le 10 février 1803, la veille de sa mort, La Harpe ajouta une déclaration à son
testament : « J’exhorte tous mes compatriotes, disait-il en terminant, à
entretenir des sentiments de paix et de
concorde. »
Il était grand temps, et le conseil avait du naïf
de la part du belliqueux vieillard qui avait disputé et bataillé jusqu’à
extinction. Il léguait ainsi à ceux qui venaient après le soin d’exercer toutes
les vertus dont il s’était si bien passé. Il était dit que jusqu’à la fin, et
même à l’article
du testament, il y aurait jour à un
coin de plaisanterie dans la conduite et le langage de celui qui, en ayant bien
des parties du juge, ne vient pourtant qu’au second rang des judicieux17.