(1874) Premiers lundis. Tome I « Hoffmann : Contes nocturnes »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Hoffmann : Contes nocturnes »

Hoffmann :
Contes nocturnes

« Ne penses-tu pas que la connaissance ou le pressentiment du merveilleux est accordé à quelques-uns comme un sens particulier ? Pour moi, il me semble que ces hommes, doués d’une seconde vue, sont assez semblables à ces chauves-souris en qui le savant anatomiste Spallanzani a découvert un sixième sens plus accompli à lui seul que tous les autres… Ce sixième sens, si admirable, consiste à sentir dans chaque objet, dans chaque personne, dans chaque événement, le côté excentrique pour lequel nous ne trouvons point de comparaison dans la vie commune et que nous nous plaisons à nommer le merveilleux… Je sais quelqu’un en qui cet esprit de vision semble une chose toute naturelle. De là vient qu’il court des journées entières après des inconnus qui ont quelque chose de singulier dans leur marche, dans leur costume, dans leur ton et dans leur regard ; qu’il réfléchit avec profondeur sur une circonstance contée légèrement et que personne ne trouve digne d’attention ; qu’il rapproche des choses complètement antipodiques et qu’il en tire des comparaisons extravagantes et inouïes. »

« Lélio s’écria à haute voix : « Arrêtez, c’est là notre Théodore. Voyez, il semble avoir quelque chose de tout particulier dans l’esprit, à en juger par la manière dont il regarde le bleu du ciel. »

C’est là Hoffmann, et lui-même nous a donné la clef de son génie. En un temps où on est las de toutes les sensations et où il semble qu’on ait épuisé les manières les plus ordinaires de peindre et d’émouvoir, en un temps où les larges sentiers de la nature et de la vie sont battus, et où les troupeaux d’imitateurs qui se précipitent sur les traces des maîtres ne savent que soulever des flots de poussière suffocante, lorsqu’on avait tout lieu de croire que le tour du monde était achevé dans l’art, et qu’il restait beaucoup à transformer et à remanier sans doute, mais rien de bien nouveau à découvrir, Hoffmann s’en est venu qui, aux limites des choses visibles et sur la lisière de l’univers réel, a trouvé je ne sais quel coin obscur, mystérieux et jusque-là inaperçu, dans lequel il nous a appris à discerner des reflets particuliers de la lumière d’ici-bas, des ombres étranges projetées et des rouages subtils, et tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des destinées humaines auxquelles nous étions le plus accoutumés. Dans ses meilleurs contes, là où il se montre réellement inventeur et original, il sait, par les rapprochements fortuits les plus saisissants, par une combinaison presque surnaturelle de circonstances à la rigueur possibles, exciter et caresser tous les penchants superstitieux de notre esprit, sans choquer trop violemment notre bon sens obstiné ; ce qu’il nous raconte alors peut sans doute s’expliquer par des moyens humains, et n’exige pas à toute force l’intervention d’un principe supérieur ; mais, bien que notre bon sens ne soit pas évidemment réduit au silence, et qu’il puisse toujours se flatter de trouver au bout du compte le mot de l’énigme, il y a quelque chose en nous qui rejette involontairement cette explication pénible et vulgaire, et qui s’attache de préférence à la solution mystérieuse dont le leurre nous est de loin offert comme derrière un nuage. C’est dans ce mélange habile, dans cette mesure discrète de merveilleux et de réel que consiste une grande partie du secret d’Hoffmann pour ébranler et émouvoir ; je l’aime bien mieux et le trouve bien plus original en ces sortes de compositions, dont la Cour d’Artus est le chef-d’œuvre, que dans les égarements capricieux d’un fantastique effréné, et les rêveries incohérentes d’une demi-ivresse. Le sauvage de l’Amérique, dont les sens ont été exercés dès l’enfance, excelle à saisir à travers l’immensité des forêts mille traces invisibles pour nous, à distinguer dans l’espace des bruits qui n’arrivent pas à nos oreilles ; sa pénétration est presque de la magie ; on est tenté de croire à une divination d’inspiré. Hoffmann, dans ses bons contes, ne fait pas autre chose que ce sauvage ; observateur silencieux dans ce désert d’hommes où il est jeté, il recueille les traces éparses, les bruits flottants, les signes imperceptibles, et l’on est tout surpris, et parfois l’on frissonne de le voir arriver par des chemins non frayés à des issues extraordinaires. Il semble avoir découvert dans l’art quelque chose d’analogue à ce que Mesmer a trouvé en médecine ; il a, sinon le premier, du moins avec plus d’évidence qu’aucun autre, dégagé et mis à nu le magnétisme en poésie. Jusqu’à quel point s’étend cette conquête nouvelle de l’art ; jusqu’à quel degré est-il possible de la féconder ; et contient-elle en elle-même un art tout nouveau dont nous entrevoyons à peine les promesses, ou bien doit-elle éternellement demeurer à l’état de vague et de nuageux ? c’est ce que nous ne saurions décider en aucune manière ; mais que la conquête existe, que la limite de l’art et des effets qu’il produit ait été reculée, c’est ce qui nous paraît hors de doute dans un cas comme dans l’autre, et ce qui le paraîtra à tous les lecteursiIntelligents d’Hoffmann, comme à tous les observateurs impartiaux du magnétisme animal.

Les phénomènes singuliers et subtils dans lesquels se complaît le génie d’Hoffmann, lorsqu’il ne les tire pas d’un concours plus ou moins romanesque d’événements tout extérieurs, et lorsque la nature humaine et l’âme sont sur le premier plan, se rapportent plus particulièrement, comme on peut le penser, à ces âmes sensibles et maladives, à ces natures fébriles et souffrantes, qui peuvent en général se comprendre sous le nom d’artistes : ce sont elles qui font le sujet le plus fréquent et le plus heureux de ses expériences. Aussi personne jusqu’ici, ni critique, ni poète, n’a-t-il senti et expliqué à l’égal d’Hoffmann ce que c’est qu’un artiste. Il sait l’artiste à fond, sous toutes ses formes, dans toutes ses applications, dans ses pensées les plus secrètes, dans ses procédés les plus spéciaux, et dans ce qu’il fait et dans ce qu’il ne fera jamais, et dans ses rêves et dans son impuissance, et dans la dépravation de ses facultés aigries, et dans le triomphe de son génie harmonieux, et dans le néant de son œuvre, et dans le sublime de ses misères. Poètes, peintres, musiciens, il nous les révèle sous des aspects mobiles et bizarres qui portent toutefois sur un fond éternel. Zacharias Werner, Berthold, Kreisler, vous tous artistes de nos jours, au génie inquiet, à l’œil effaré, que l’air du siècle ronge ; inconsolables sous l’oppression terrestre, amoureux à la folie de ce qui n’est plus, aspirant sans savoir à ce qui n’est pas encore ; mystiques sans foi, génies sans œuvre, âmes sans organe ; comme il vous a connus, comme il vous a aimés ! comme il aurait voulu vous ouvrir des espaces sereins où vous eussiez respiré plus librement ! Cœurs ulcérés, comme il aurait voulu vous retremper au sein d’une nature active, aimante et pleine de voix et de parfums ; vous ravir dans des musiques bénies parmi des anges de lumière et de bonté ; vous enchanter ici-bas par des images pudiques et des apparitions gracieuses auxquelles pourtant vous n’auriez pas dû trop toucher, de peur de les flétrir et de vous dégoûter avant le temps ! Hélas ! il a connu mieux que personne le mal de ce siècle ; il en a souffert lui-même et c’est pour cela qu’il l’a si bien exprimé. Plus d’une fois, au milieu de joyeux compagnons, et autour du punch bleuâtre, il lui est revenu d’amères pensées, des regrets du cloître et de la vie des vieux temps, et comme il l’a dit lui-même, un amour inouï, un désir effréné pour un objet qu’il n’aurait pu définir ; plus d’une fois son cœur a battu d’une émotion douloureuse en voyant à l’horizon des cités germaniques planer ces magnifiques monuments qui racontent comme des langues éloquentes l’éclat, la pieuse persévérance, et la grandeur réelle des âges passés. Aussi, dès qu’il se borne à peindre l’art et les artistes dans ce moyen âge, où il y avait du moins harmonie et stabilité pour les âmes, quelque chose de calme, de doré et de solennel succède aux délirantes émotions qu’il tirait des désordres du présent ; depuis l’atelier de maître Martin le tonnelier, qui est un artiste, jusqu’à la cour du digne landgrave de Thuringe, où se réunissent autour de la jeune comtesse Mathilde, luth et harpe en main, les sept grands maîtres du chant, partout dans cet ordre établi, on sent que le talent n’est plus égaré au hasard, et que l’œuvre de chacun s’accomplit paisiblement ; s’il y a lutte encore par instants dans l’âme de l’artiste, le bon et pieux génie finit du moins par triompher, et celui qui a reçu un don en naissant ne demeure pas inévitablement en proie au tumulte de son cœur.

Outre les Maîtres chanteurs qui respirent, disons-nous, un parfum exquis du moyen âge, on trouvera dans la nouvelle livraison d’Hoffmann un joli conte, intitulé Maître Jean Wacht, et surtout un autre intitulé le Botaniste. On sait qu’Hoffmann n’excelle pas moins à peindre les manies et à saisir les ridicules des originaux, qu’à sonder les plaies invisibles des âmes égarées. Le bon Eugène, étudiant en botanique, est un de ces êtres innocents et simples que Dieu ne met au monde que pour une chose, et qu’il marque d’une bosse au front ; hors de la serre de son professeur Ignace Helms, il ne voit ni ne soupçonne rien. Mais le brave professeur vient de mourir, laissant une respectable veuve de soixante-quatre ans, et une petite nièce de quatorze, et lorsque Eugène se met, dès le matin qui suit l’enterrement, à contempler comme à l’ordinaire le galanthus nivalis et l’amaryllis reginæ, il est interrompu par la bonne veuve, qui l’avertit en rougissant qu’il faudra bien, pour éviter les malins caquets, ne plus continuer de loger ensemble sous le même toit. Eugène est si simple qu’il a peine à comprendre ; et quand il a compris, la douleurs de ne plus coucher près de la serre chérie et de ses fleurs favorites est telle, qu’il trouve plus facile d’épouser la veuve de son professeur, que de quitter la maison. Le voilà donc successeur en titre du professeur, héritier de la robe de chambre à fleurs et coiffé d’un grand bonnet vert de toile d’indienne, sur le devant duquel brille un lilium bulbiferum ; quant à sa bonne moitié, il est bien convenu d’avance qu’elle ne lui servira que de mère, et se contentera de le dorloter comme son enfant, de lui apprêter chaque matin sa pipe et son moka. Malgré les représentations de ses amis et les sarcasmes des autres étudiants, le bon Eugène se condamne à cette vie par amour pour la botanique, et cela dure quelque temps sans encombre ; mais enfin la nature se déclare ; une lente consomption s’empare du pauvre jeune homme qui s’en aperçoit à peine, puis qui tâche violemment de s’y soustraire. Comment le mal augmente, quel remède on y trouve, et par quels degrés Eugène en vient à changer sa vieille et bonne moitié, qui se résigne d’elle-même au divorce, contre la petite nièce de quatorze ans qui a fini par en avoir seize, c’est ce que le lecteur ne manquera pas de lire tout au long dans Hoffmann avec plus d’un sourire entremêlé d’attendrissement.