(1856) À travers la critique. Figaro pp. 4-2
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(1856) À travers la critique. Figaro pp. 4-2

À travers la critique. Première étape.

Ceci n’est pas une déclaration de guerre mais ce n’est pas non plus un engagement de respecter, quoi qu’il arrive, le territoire de mes voisins du feuilleton. Je n’en veux à âme qui vive, je ne jalouse personne, je n’aspire à aucune position, je ne sers aucun intérêt, je ne relève d’aucune coterie mais j’appartiens à une rude maîtresse, la vérité et comme je vais droit devant moi et que chacun lui tourne volontiers le dos, je cours le risque de renverser, ou tout au moins de heurter bien des gens dans mes courses à fond de train à travers la critique. Aujourd’hui, c’est le feuilleton qui aura les honneurs du steeple-chase ; mais loin de moi la pensée de vouloir tourner à tout jamais dans ce cirque ouvert chaque lundi, où les mêmes écuyers franchissent toujours les mêmes phrases, et, passant à travers les mêmes cercles, crèvent invariablement les mêmes vaudevilles ! Partout où sera la critique, j’arriverai éperonnant la vérité et le bon sens. Je ne vous réponds pas de ne point faire de maladresses en chemin, mais je suis assuré, du moins, de ne pas commettre sciemment d’injustices.

Les feuilletonistes du grand format, même ceux qui ont le moins épargné Mlle Rebecca de son vivant, ont paraphrasé à l’envi, cette semaine, le discours prononcé par M. Jules Janin sur la tombe de la jeune comédienne. Je ne les en blâme pas seulement, à ce flot de larmes pompeusement versées, et en mesure, j’aurais voulu qu’il se mêlât quelques renseignements utiles sur la carrière si courte et si intéressante de la sœur de Rachel ; par exemple, la date de ses débuts à l’Odéon et à la Comédie-Française. Mais sur ce point, le seul qui intéressât le lecteur, silence absolu du haut en bas de la presse, et le futur chroniqueur de notre théâtre contemporain aurait été certes bien embarrassé, si un laborieux journaliste, M. Achille Denis, n’eût rempli consciencieusement la tâche désertée par tous.

Un deuil à conduire, la prose de M. Édouard Plouvier et les vers de M. Juillerat à enterrer, en compagnie d’un opéra de M. Scribe, voilà en quoi a consisté la besogne de la critique durant la quinzaine qui vient de finir. Je n’ai à cet égard que peu de remarques à faire, et, à l’exception de MM. Paul Scudo et Ludovic Charreau, un invalide et une recrue de la presse, aucun nouveau visage à confronter. Nous toucherons donc vivement au but de cette première étape.

M. Paul de Saint-Victor

M. Paul de Saint-Victor, un écrivain amoureux à l’excès de la forme, dans son compte rendu de la comédie de M. Édouard Plouvier, a écrit une nuit visionnaire pour une nuit remplie de visions, ce qui est à la fois inintelligible et plat.

M. Paul de Saint-Victor a des défauts aussi grands que ses qualités, et l’on ne saurait le louer ou le critiquer avec trop de force. Il n’est jamais l’égal de lui-même, et il ne tient qu’à un cheveu que ses pages les plus charmantes ne soient du galimatias. Voici la raison du phénomène qui me rend ce jeune feuilletoniste du Pays tour à tour insupportable et sympathique

M. Paul de Saint-Victor est un écrivain excessivement remarquable dans un genre faux. Il écrit comme Boucher peignait. Je ne sais personne qui soit joli avec plus de fadeur, ni contrefait avec plus de grâce personne qui ait perfectionné à ce point le mauvais goût et donné aux délicatesses du langage la transparence diaphane de l’étisie. Ce n’est pas une plume, c’est un tampon qu’il tient à la main, un tampon roulé dans le blanc d’Espagne, le carmin et le cobalt, et qui lui sert à donner à sa phrase, cambrée jusqu’à la dislocation, la carnation criarde d’un trumeau.

Le travers qui a égaré M. de Saint-Victor et bien d’autres avec lui, consiste à vouloir faire jaillir l’idée de la sonorité syllabique ; à croire qu’on est un styliste, parce que, selon une expression fort juste de M. Lireux, « on va déranger inutilement et sans motif une foule de mots qui faisaient doucement la sieste dans le dictionnaire ». Avec ce procédé, on peut être un mosaïste fort ingénieux, on ne sera jamais un écrivain. Essayez de soumettre au crible de la pensée ce style fabriqué avec des couleurs reposant sur un nuage, votre entendement ne saisira que le vide. Écrire ainsi est un passe-temps d’enfant ou de dupe autant vaudrait puiser de l’eau dans une rivière à l’aide d’une passoire !

Si je suis sévère à ce point pour M. de Saint-Victor, c’est qu’il n’y a qu’une forte secousse qui puisse réveiller un talent qui s’égare. Avec les grotesques du genre, les clowns de l’école fantaisie, je me divertis et n’ai point l’intention de critiquer. Je serais bien fâché, par exemple, que M. Ludovic Charreau, de l’Estafette, écrivît d’autre façon mais je suis pleinement rassuré à cet égard un homme capable de trouver les joyeusetés suivantes a son originalité sous la main et ne la cherche plus « Si le réalisme s’est donné cette tâche », s’écrie, à propos de la Reine de Lesbos, le feuilletoniste de l’Estafette, « haro sur le réalisme ! S’il veut restreindre les horizons et mesurer parcimonieusement l’étendue, loin de lui ! »

Et cette phrase encore, dans laquelle la fantaisie, la muse qui grise M. Ludovic Charreau tord le cou à la logique :

« Son vers (le vers de M. Juillerat), coloré, vigoureux, ardent, conserve dans ses allures sages et réglées comme un parfum de grâce antique. »

Décidément, M. Charreau est le Grassot du feuilleton.

M. Auguste Lireux que je viens de citer, a écrit deux excellents feuilletons, cette quinzaine, et je l’en loue avec la même sincérité que j’ai mise autrefois à lui faire la guerre. M. Lireux est l’écrivain du petit journal par excellence il faut, s’il veut réussir, qu’il se condamne à n’être que cela, même dans le grave Constitutionnel. Son compte rendu du Songe d’une nuit d’hiver était une excellente plaisanterie spirituelle dans la forme et sensée ; au fond il y a aussi deux ou trois mots fort jolis dans l’analyse de la Reine de Lesbos. Le feuilletoniste appelle cet essai poétique de M. Juillerat un honorable pensum , et compare fort plaisamment Maubant et Ballande, portant le péplum et la chlamyde, à des fenêtres qui marchent avec leurs rideaux .

M. Paul Scudo

La phrase suivante, signée Scudo, est fidèlement transcrite de l’analyse musicale du deuxième acte de la Fiancée du Diable.

« Le duo entre le marquis de Langeais et Gillette pourrait être supprimé sans grand dommage, et cette suppression d’un morceau inutile ferait encore mieux ressortir le beau chœur syllabique pour voix d’hommes qui précède le finale. »

Or, je prendrai la liberté de faire remarquer à M. Scudo que le morceau inutile dont il parle se trouvait forcément supprimé avant la représentation par l’excellente raison que M. Victor Massé, prévoyant ce conseil salutaire du critique, s’est abstenu de l’écrire. Voilà une de ces étourderies impardonnables chez un homme que je me suis toujours figuré écrivant ses feuilletons en costume de Dieu le père et avec la plume de l’un des quatre évangélistes.

M. Scudo est ce qu’on appelle, en style de presse « une autorité musicale ». Arrivé au journalisme, en traversant le professorat, il a commencé par où l’on finit, et il finit aujourd’hui par où l’on commence. Longtemps répétiteur obscur chez Choron, puis imitateur de Monpou, à l’époque où le romantisme, en faisant irruption dans l’art, brisait le vieux moule de la romance française, il ne fut jamais que le second dans une carrière où l’on n’est rien, si l’on n’est le premier. Le Fil de la Vierge, — pastiche ingénieux d’un plain-chant fort connu, — était bien fragile pour y suspendre une réputation de compositeur : M. Scudo le comprit et renonça à la composition, après avoir abdiqué le professorat. C’est de ce double avortement que naquit le journaliste.

Ses débuts dans une route nouvelle furent modestes et restèrent longtemps obscurs. Un travail médiocre sur Mozart, inséré dans la Revue des deux Mondes, en 1849, lui valut, je ne sais trop pourquoi, une sorte de notoriété sur laquelle il vit encore, à l’heure qu’il est. M. Scudo, né satellite, s’était inspiré pour cette étude d’Hoffmann analysant Gluck et Don Juan seulement, d’un jardin vivant et parfumé, il devait faire l’herbier d’un naturaliste.

Le critique de la Revue des deux Mondes est, à tout prendre, un écrivain de talent il possède surtout ce genre de talent anguleux et sans charmes qui s’ajuste comme une porte dans une charnière, au ton général et à la règle commune de l’établissement scolastique de la rue Saint-Benoît. Il a une autre qualité, fort rare et que je prise fort, — beaucoup d’indépendance ; malheureusement, il en pousse l’abus jusqu’à l’exclusion systématique pour toute œuvre qui naît, pour tout novateur qui pointe.

Apôtre intolérant du passé, M. Scudo s’est arrangé, au fond de ses convictions de critique, un sanctuaire, un olympe, où sont triés et collectionnés par lui les dieux majeurs de la musique. L’autel est garni de ses divinités, la porte du temple est tirée et verrouillée avec soin, et fussiez-vous un homme de génie, que, sans vouloir seulement l’entrebâiller, le grand prêtre du lieu vous répondrait brutalement de l’intérieur : « Passez votre chemin, mon paradis est fait ! »

Avant de fermer cette bien longue parenthèse musicale, mon excellent ami Adolphe Adam me permettra-t-il de lui faire une légère chicane à propos de son dernier feuilleton ?

Passant en revue la Chanteuse voilée, Galathée, qu’il critique avec une sévérité excessive, et les Noces de Jeannette, qu’il loue, en revanche, sans aucune restriction le feuilletoniste de l’Assemblée nationale n’en constate pas moins que la Fiancée du Diable, la dernière et la moins bien accueillie des partitions de M. Victor Massé, serait un pas en avant dans la carrière de ce jeune musicien. Cette tactique de confrère à confrère m’en rappelle une autre.

Avez-vous observé que lorsqu’une femme du monde se montre coiffée d’un chapeau ridicule, ses meilleures amies ne manquent jamais de se récrier à l’envi sur le goût exquis qui préside au choix de ses toilettes ? Eh bien M. Ad. Adam, rabaissant Galathée pour élever d’autant la Fiancée du Diable, est femme au lieu d’être juge ; — il n’est pas fâché de poser un succès de travers sur la tête d’un jeune confrère.

M. Ch. Matharel de Fiennes

Mais trêve de badinage ! Le feuilleton a ses figures épiques devant lesquelles il faut s’incliner et se recueillir.

M. Matharel de Fiennes est assurément le linguiste le plus original qui soit né au feuilleton parisien. Il continue Nodier, mais sans l’imiter, avec un tour d’esprit qui lui est particulier et un peu plus d’audace dans la construction grammaticale de la phrase. Son savoir, tout en étant aussi réel, a moins de pédanterie et déguise mieux le labeur et la recherche. L’écrivain a beau lâcher la bride à l’improvisation, sous le jet rapide de la plume, secouant sur le papier, comme le petit chien du conte, toutes les pierreries d’un beau style, l’œil exercé en découvre aisément la trame habilement tissée. La phrase de M. de Fiennes est un massif dont les fleurs touchent aux cieux de l’imagination, tandis que les racines s’attachent solidement au sol de la langue. Cette phrase tient à la fois de lord Byron et du puisatier d’Écully.

Une des plus belles pages qu’ait écrites le feuilletoniste du Siècle, c’est, sans contredit, son étude sur Shakespearea et sur la fantaisie du Songe d’une nuit d’été. Le caractère qui distingue plus particulièrement cet admirable fragment de critique contemporaine, c’est une bonhomie qui n’a rien de joué. Loin de raidir sa plume, d’exagérer sa taille pour se mettre au niveau du colosse anglais dont il va prendre la mesure, M. de Fiennes, qui se sait avec un de ses pairs, reçoit chez lui, sans façons, « son excellent, son vieil ami Shakespeare », et le traite avec une familiarité, une bonté vraiment touchantes. « Nous pourrions presque parler avant lui, et formuler ce qu’il va nous dire », s’écrie le feuilletoniste. S’il ne le fait pas, soyez assuré que c’est uniquement de sa part politesse et savoir-vivre d’un maître de maison.

Quel tour heureux dans ce début du bon ami du vieux Williams :

« Vous l’aimez autant que je l’aime, n’est-ce pas ? fait-il au lecteur ; je n’ai aucun doute à cet égard. Plaît-il ? »

Ce plaît-il dans lequel l’écrivain s’embarrasse à plaisir et se contredit lui-même, est un de ces éclairs de génie de la même famille que le qu’il mourût du vieil Horace et le Moi de Médée, avec un rajeunissement complet de la forme.

Ce plaît-il nous fait pressentir d’avance la confusion et la défaite des adversaires de Shakespeare protégé par M. de Fiennes, entre autres, de M. Louis Desnoyers, qui aurait reproché, à ce qu’il paraît, à son collègue du Siècle « un parti pris d’émerveillement ». Émerveillement ! vous ne vous attendiez pas à celui-là ? Patience le feuilletoniste va vous en lâcher bien d’autres, à commencer par la phrase suivante :

« Que non pas l’admiration, car l’auteur en mérite bien plus que son œuvre mais l’espèce d’adoration extatique dont ses pièces sont momentanément l’objet, est une mode de plus à ajouter à toutes celles dont l’esprit humain s’est vu successivement insanifié, etc. »

Insanifié, plaît-il ? émerveillement ! que non pas ! ce sont là des beautés qui jaillissent tout armées, comme la déesse mythologique, du front olympien de M. de Fiennes, des beautés qui se sentent et ne se prouvent point. C’est le cas de dire avec lui en répétant ces belles choses : « Il n’est pas de critique plus amusante et plus mordante. »

La syntaxe exigeait peut-être ici un ni à la place du et ; mais le feuilletoniste a soin de se justifier un peu plus bas à l’aide de cet axiome : « Le génie peut s’affranchir de tout. »

Êtes-vous amoureux de la forme plastique ? Vous faut-il du paysage, de la musique, de la couleur à pleine palette ? Voyez, écoutez, regardez !

« Quoi qu’il en soit, ajoute M. de Fiennes, accordez-nous la permission de vous promener au milieu des fleurs, des étoiles, avec toutes ces buveuses de rosée (M. de Fiennes veut-il promener les buveuses en question en notre compagnie, ou seulement nous promener au milieu d’elles ?) parmi ces blés verts, ces aubépines en fleurs, ces églantines, ces chèvrefeuilles, enfin tout ce qui est aimable et riant dans la nature, pour aller chercher dans leur lit de roses ou de primevères la foule de gnomes, de farfadets, etc., esprits badins, qui, après s’être baignés dans la poésie, se reposent sur la corolle des fleurs. »

Et toi aussi tu es peintre, ô Corrègeb-Matharel !

Et plus bas :

« Hélène se rendant elle-même dans le bois, pourra voir celui qu’elle idolâtre. »

Idolâtre est joli ; seulement, si j’ai bonne mémoire, Bilboquet l’a prêté à M. de Fiennes.

Mais voici deux pensées philosophiques que le feuilletoniste, plein de son sujet, n’a évidemment empruntées à personne :

« … Il lui plaît que Lanavette, qui s’est affublé d’une tête d’âne, devienne un âne pour tout de bon… Il y a certes peu de chose à faire pour opérer cette métamorphose de l’imbécile en bête… (à qui le dites-vous ?) À côté de toute divine créature, il y a un âne bâté ou non. »

L’âne de M. de Fiennes arrive bien à propos pour manger le foin de M. Ludovic Charreau.

Ceci nous donne la raison de l’opinion flatteuse qui s’est accréditée dans nos départements, au sujet des feuilletons étourdissants du Siècle, et que n’a pas peu contribué à répandre la double signature Ch. Matharel de Fiennes.

— Il n’est pas possible, — disent, en parlant du feuilleton du lundi, les abonnés de la province, — qu’ils aient autant d’esprit et qu’ils ne soient que deux !

À travers la critique. Deuxième étape.

Je lis la phrase suivante dans le dernier feuilleton dramatique du Journal des Débats :

« M. Émile Souvestre tiendra sa place un jour dans la galerie où sont placés les honnêtes gens qui ont tenu, au xixe  siècle, une place savante, correcte et passionnée, après de Balzac, après Frédéric Soulié, etc. »

Je ne sais au juste quelle place doit tenir un jour dans les lettres françaises un écrivain qui place son ambition à écrire de ce style, mais je prendrai la liberté de demander aux collègues du feuilletoniste, — des maîtres, des autorités dans l’art de bien dire, — MM. de Sacy, de Saint-Marc Girardin et John Lemoine, — ce qu’il faut entendre par une place savante, correcte et passionnée.

Le feuilleton a fait le mort, cette semaine ; et, à côté de la charade des Débats que vous chercherez à deviner, si cela vous amuse, on ne peut guère citer que cette chute de phrase que je copie textuellement dans la Patrie :

M. Jules de Prémaray, ayant à prononcer l’éloge funèbre de Jules Lorin, de regrettable mémoire, l’appelle, dans son dernier feuilleton, « un rêveur charmant et mort ».

Le Tintamarre fait école, et il a bien assez d’esprit pour cela mais je préfère l’original à la copie, Commerson à M. de Prémaray, et cet heureux rapprochement, — charmant et mort, — ne vaut pas, selon moi, la phrase suivante des Binettes contemporaines :

« Le père de Méry enseignait la guitare et les rues de Naples aux voyageurs. »

Ingrat, qui me plains de la pénurie de la critique, lorsque le Moniteur parisien ouvre devant moi les colonnes de son feuilleton, à deux battants !

M. des Rieux réclamait l’autre jour dans Figaro contre une assertion de mon collègue Villemot, qui lui avait attribué à tort, disait-il, la paternité d’une note directoriale. Toute méchante phrase est niable, et je ne saurais, après tout, blâmer le rédacteur du Moniteur parisien de sa susceptibilité. Seulement je dois prévenir M. des Rieux qu’il livre à de trop fréquentes communications avec les théâtres, et, de plus, qu’il commet l’impardonnable étourderie de les signer.

Voici, par exemple, ce que M. Perrin, qui me fait l’effet d’avoir corrompu un metteur en pages, a glissé subrepticement dans un compte rendu de ce feuilletoniste sur la Fiancée du Diable :

« Nous avons trouvé Puget trop froid et peut-être trop dramatique. »

Mais ceci n’est qu’une peccadille de logique ; nous lisons dans le même numéro une appréciation de Sophie Cruvelli, signée du critique musical du Moniteur parisien, un M. Salvadori Ruffini, qui doit être, — ou je me trompe fort, — un pseudonyme sournois de Nestor Roqueplan :

« Trois rôles, tous trois différents en caractère, en beauté, en détails ; trois passions, sublimes, puissantes, plus élevées l’une que l’autre ; trois femmes d’une physionomie, d’une volonté et de passions diverses ; trois représentations également grandes de génie. Et Mlle Cruvelli, dans toutes les trois, également grande, puissante, séduisante et toujours différente ; c’est-à-dire à la fois Valentine, à la fois Julia et Alice !… Jamais ne mêlant le type de l’une avec l’autre (quel esprit d’ordre) !… »

« À la représentation de Robert-le-Diable, elle nous apparut comme une flamme nouvelle, comme un esprit bien différent, mais toujours élevé, toujours fort, toujours supérieur, toujours entraînant sous tous les rapports de la passion… en un mot, son talent grandit toujours.

» Que d’applaudissements ! que d’émotions dans le public ! combien de soupirs ont soulevé de dentelles ! que d’efforts pour retenir les émotions de l’âme !… Je répéterai que Mlle Cruvelli possède toutrien ne lui manque ; elle peut tout obtenir de son talent. (Si elle pouvait obtenir que M. Salvadori Ruffini cessât d’écrire) !… »

À la place de M. des Rieux, j’ouvrirais une enquête avant d’intenter un procès à l’Opéra pour abus de publicité. Il me semble que M. Roqueplan fait mieux que cela.

MM. Edmond et Jules de Goncourt

MM. Edmond et Jules de Goncourt sont auteurs d’un livre que j’ai franchement loué, et dont j’ai cité quelques fragments fort curieux dans ce journal. Cependant, une personne à laquelle je faisais part de mes impressions de lecture en lui recommandant l’Histoire de la société française, me répondit : — Bah ! c’est un livre fait à coup de ciseaux ! — L’arrêt était plus que sévère mais je dois prévenir les deux jeunes écrivains qu’il y a, entre la peinture des salons de Paris pendant la terreur, et Bordeaux, un fragment fantaisiste publié par l’Artiste, une si grande distance, — toute celle qui sépare en littérature l’excellent du détestable, — que le doute peut facilement venir à l’esprit le moins prévenu. Il n’y a qu’une intelligence en train de cuver son imagination qui ait pu rêver d’aussi gigantesques extravagances de forme et de couleur.

Il faudrait tout reproduire de ce prodigieux enfantillage ; car tout se suit, se ressemble et se vaut : dans l’impossibilité qu’il y a de le faire, je bornerai les extraits que j’emprunte à l’Artiste à deux ou trois citations caractéristiques et suffisamment édifiantes

Voici d’abord un tableau représentant un poisson mort et un verre mousseline empli d’un généreux médoc :

« Avec la belle robe changeante qui vêt sa corruption, le petit poisson éblouit l’œil des amants de la couleur ; et même le nez des attablés ne boude pas longtemps ses senteurs fermentées, qui tombent, en cette terre des fraises, comme un pouilleux des sierras dans une charretée de senoras. »

Comme de pareilles images, exactes, naturelles, et nullement cherchées, sont bien faites pour titiller le goût et réveiller l’appétit ! Je continue et prends mon verre :

« Ainsi qu’un chiffon de pourpre lestant une bulle de savon, le médoc ensanglante le verre mousseline. Un rayon de soleil vole sur le bord du verre, très fier de ne pas se noyer. (Le rayon ou bien le verre ?) »

Autre peinture : celle-ci représente le lever et le coucher du soleil :

« Tous les matins d’été, le tablier d’or aux reins, le soleil sert à la nature le divin cordial (le vin)… Sitôt que ce premier rayon alerte a sonné la diane du jour (un rayon qui sonne !), le soleil lance sur l’univers ses mille cavaliers de flamme. »

Puis, lorsqu’il s’est suffisamment vautré sur les cailloux pointus :

« La terre s’endort ; et, pendant qu’elle dort, le rayonnant magicien (toujours le soleil) accroche une émeraude à chacune des feuilles d’arbres… les fleuves roulent des perles en bâillant… l’ombre se pelotonne, s’amincit, se ramasse. »

Avez-vous suffisamment remarqué avec moi les transformations successives que MM. de Goncourt font subir à ce pauvre soleil qui n’en peut mais ? D’abord il est assez mauvais nageur, puisqu’il est sur le point de se noyer dans un verre de Médoc ; puis il est tour à tour sommelier servant à boire à la nature, tambour battant la diane sur les nuages, officier de cavalerie lançant un escadron, lazzarone dormant sur les cailloux pointus, et allumeur de réverbères accrochant à chaque feuille d’arbre une émeraude en guise de lanterne !

Sur ma foi ! voilà un soleil qui est autrement occupé que celui de notre pâle été de l’an de grâce 1854 ! et, — comme images poétiques brillamment accumulées, — le grand-duc des chandelles de feu Du Bartasc fait aussi triste figure auprès de lui qu’un lampion agonisant au milieu des éclairs du gaz électrique.

Passons à un autre tableau, c’est à dire à un nouvel ébahissement ; la scène représente un madras :

« La chose est carrée d’abord. Elle est en coton tout rouge ou tout jaune, presque rouge ou presque jaune, un peu rouge ou un peu jaune. Que les dix doigts d’une Bordelaise se mettent à chiffonner cette chose géométrique et sans élégance native, — un madras, — et vous aurez un miracle… »

« Se levant, la belle, les yeux encore lourds, ballotte son madras, disant : qu’en fera-t-on ?… puis la belle sort ; mais dans l’escalier, une fois encore, elle s’est recoiffée : son madras est un béret assis sur un coin de tête, prêt à tomber comme un singe collé, on ne sait comme, sur le flanc d’un cheval. Les belles fleurs jaunes, les belles fleurs rouges, que ces madras courant Bordeaux sur des tiges souples et remueuses. Et quand la rue monte et que les femmes s’étagent, ne voyez-vous pas, ami Aurélien, la lumière jongler avec des oranges et des pommes d’amour ? » »

Quant aux auteurs de toutes ces belles choses, ils voient et ils voient très bien et très juste ; jugez plutôt :

« Couché sur ma fenêtre, il m’est, à regarder ces choses, et les jupes qui passent, et le monde qui va, il m’est un bonheur rond et hébété… »

« Mon imagination se fige. Mon cerveau semble nager dans un bain d’huile tiède. Par là-dessus un gros niais sourire m’est venu aux lèvres.

« C’est une révolution de tout l’être, voluptueuse et consentie, comparable en douceurs torpides au malaise plein d’aise qui précède d’un peu l’évanouissement. »

Tranchons le mot : les deux auteurs sont devenus crétins.

Pour expliquer ces violences d’impuissant faites à la langue française, il faut bien dire que ceci n’est point une tentative isolée, une parodie, un travestissement d’écrivains en belle humeur (on le croirait presque), mais un manifeste de parti. Il existe de par la littérature une école qui a la prétention, non pas d’écrire, encore moins de penser, mais de sculpter et de peindre. De ce rayon intangible, — l’âme humaine, — cette école ferait volontiers un bloc de pierre, afin de lui ciseler patiemment une immortalité visible et palpable. En leur qualité de derniers venus et de disciples attardés, MM. Edmond et Jules de Goncourt ont été dans l’obligation de chercher leur originalité laborieuse dans l’exagération d’un système qui proclame et introduit le matérialisme dans l’art.

Théophile Gautier, le chef de cette école, et qui en est, il faut bien le dire, le seul représentant acceptable, est resté sur la limite extrême de l’audace : au-delà, et de l’épaisseur d’un cheveu seulement, on touche au grotesque. Ce but qu’il ne fallait pas atteindre, MM. Edmond et Jules de Goncourt viennent de l’effondrer.

Je n’ai pas encore pardonné à M. Paulin Limayrac la préface qu’il écrivait l’an dernier, en tête d’un beau livre de Stendhal, uniquement, il faut bien le dire, pour faufiler sous le couvert d’un grand nom littéraire de petites drôleries de sa façon sur les femmes et sur l’amour. M. Paulin Limayrac appartient, je ne dirai pas à la littérature sérieuse, mais à celle qui garde son sérieux. M. de Mars, de la Revue des Deux-Mondes, l’a stylé de bonne heure à la gravité. Qu’on veuille bien me permettre ici une courte parenthèse à ce sujet.

M. de Mars

M. de Mars, champignon littéraire né dans les profondeurs humides de la Revue-Buloz, est le cuisinier du lourd in-8º bimensuel. C’est un homme pâle, chétif, avec des yeux qui clignotent à la lumière, et dont l’aspect, d’une douceur féline, vous cause je ne sais quelle sensation de froid et de tombe ; au demeurant, de mœurs douces et polies, et assez instruit pour savoir que, en dehors de l’antre qu’il habite, il existe de l’air, de la chaleur et de la lumière.

M. de Mars, posant un doigt couleur de cire sur le manuscrit qu’on lui a donné à examiner, adresse invariablement le même speach à l’auteur qu’il éconduit ou qu’il reçoit à corrections :

— « Vous avez beaucoup trop d’esprit pour n’être pas un peu personnel. Défaites-vous de ce travers. Ici, on n’est pas un écrivain, on est la Revue des Deux-Mondes. L’originalité de l’homme doit se sacrifier à l’harmonie de l’œuvre. Ouvrez nos collections, assimilez-vous nos allures et nos tendances, mortifiez bien la chair de votre imagination. Ce stage terminé, revenez nous voir. »

M. Paulin Limayrac, qui a succédé à M. Eugène Pelletan à la Presse, mais qui ne l’a pas remplacé, est donc une page de Revue égarée dans un journal. Il faut être compatissant envers un talent qui a tant souffert, et savoir lui pardonner la phrase suivante, un rondeau en prose :

« Les révolutions ne seront finies que lorsque sera résolu le problème de l’ordre dans la liberté et de la liberté dans l’ordre. »

Ce qui veut dire, dans le français plus net et plus clair que parlent M. de la Palisse et Joseph Prudhomme, du jour où les révolutions ne seront plus possibles, il n’y en aura plus.

Permettez-moi de faire en terminant un crayon qui ne saurait être, en attendant l’arrivée de l’original, qu’un simple portrait de fantaisie, — celui du critique faux bonhomme. C’est un type dont il faut que vous ayez la clef, et que nous baptiserons ensemble ; un peu plus tôt, un peu plus tard : rien ne presse.

Le critique faux bonhomme

Le critique faux bonhomme est d’épaisse encolure, affable, familier, se donnant tout à tous, et vous croiriez à la sincérité de son rire à pleines dents, n’était un petit œil, froid, incertain, terne, qui proteste à demi. Laissant faire à d’autres, — ses compères et ses dupes, — la toilette de son esprit, il n’a d’autre souci en apparence que de faire celle de son cœur ; mais lorsqu’il se dit lui-même le père des hommes de lettres, il a bien soin de prêter l’oreille, afin de s’entendre appeler le prince des critiques. Dans toutes les circonstances officielles et d’apparat où l’intérêt collectif de la gent plumitive demande moins un défenseur qu’un porte-bannière, il est en argent comptant d’obligeance et il paie de sa personne béate, de sa faconde larmoyante ; mais, orgueilleux avec un raffinement inconnu à la plupart des vaniteux de gloire, il sait l’art de s’effacer, tout en se mettant en avant, et, comme La Tour d’Auvergne, il ne veut être que le premier grenadier du feuilleton.

Populaire avec tous les grimauds de lettres du dernier ordre, comme un arc trop violemment tendu, c’est en souffletant le génie qu’il se redresse et qu’il se venge de l’abaissement auquel le condamnent les besoins d’une vanité hystérique. Il n’est pas d’écrivain de valeur que, dans un badinage pervers et un accès d’étourderie froidement jouée, il n’ait bafoué pour le plaisir cruel de lui faire expier, par des pleurs de sang, un succès légitime et populaire. Il en est même que la mort n’a pu soustraire aux gamineries sacrilèges de sa plume.

Le critique faux bonhomme a eu du talent autrefois, à ce qu’on assure, — mais de ce talent crème fouettée qui veut être goûté sur l’heure et qui aigrit le lendemain : or, il y a juste vingt ans que ce lendemain est passé.

À travers la critique. Troisième étape.

M. Sainte-Beuve

En attendant que les Quarante veuillent bien doter les lettres de ce fameux Dictionnaire qui doit fixer la langue, à l’exemple de Pénélope, M. Sainte-Beuve s’amuse à défaire dans un journal ce qu’il fait à l’Académie. Ce critique érudit et consciencieux, qui s’attache à un sujet comme le limaçon à une muraille, vient de commettre la phrase suivante, dans le Moniteur du 31 juillet.

« J’oserai affirmer », dit M. Sainte-Beuve, en parlant de l’Histoire de l’Astronomie par Bailly, « que dans certaines vues de développement et de lointain qu’offre ce bel ouvrage, il y des parties qui, à les presser, se trouvent plutôt élégantes et spécieuses que solides. »

Presser les parties d’une vue, d’un lointain, cela ne vous semble-t-il pas une hardiesse de langage un peu forte ? Voilà un dictionnaire qui est entre de bonnes mains !

Après avoir respectueusement ôté mon chapeau à la phrase d’un académicien, je retourne vers le petit peuple de la littérature.

MM. Jules Barbier et Michel Carré viennent de faire représenter aux Variétés une sorte d’opéra-comique, sous ce titre : aux Antipodes. N’ayant pas vu leur pièce, j’ai voulu lire les feuilletons pour me renseigner : voici ce qu’en disent, le même jour, le Siècle et la Gazette de France :

« C’est un vrai petit bijou que les Antipodes. Cela est ingénieux et fin, éblouissant de grâce et de délicatesse. MM. Jules Barbier et Michel Carré ont su rajeunir une vieille donnée ; ils en ont fait le motif d’un double tableau, très piquant et très original. »

« Darthenay (Siècle). »

« Mais les Antipodes ! Comment deux hommes d’esprit, connus par de bons et loyaux succès au théâtre, ont-ils pu aller se jeter dans un pareil guêpier ? Nulle invention, nulle mise en scène, presque nul esprit. Seulement une gravelure à deux compartiments, l’un représentant Paris, l’autre représentant Pékin. »

« J. Marie Tiengou (Gazette de France). »

M. J. Marie Tiengou est bien mécontent et M. Darthenay bien satisfait : lequel croire ? car enfin ce n’est pas la pièce jouée aux Variétés, mais le jugement contradictoire de ces messieurs qui représente pour moi les Antipodes ! — me fier à la Gazette de France ? — M. J. Marie Tiengou, si compétent qu’il soit, n’a que la célébrité anonyme des divinités voilées de l’Égypte. — M’en rapporter au Siècle ? M. Darthenay est un bien bon enfant ; — c’est le Cadet-Roussel de la petite presse, et, franchement, j’ai peur de me noyer dans l’océan de sa phrase bienveillante. — C’est peut-être le cas de retourner le mot de Voltaire sur M. de Haller, et de dire de ces docteurs Tant-pis et Tant-mieux du feuilleton qu’ils se trompent tous les deux.

Voltaire et M. Jules Janin.

Mais je viens de prononcer le nom de Voltaire ! n’est-ce-pas toucher à une actualité brûlante comme le fer rouge ?

À la vérité je n’ai pas lu encore le livre que M. Nicolardot a consacré au patriarche de Ferney, livre qui a suscité une véritable tempête de controverses : je n’ai donc ni à le condamner ni à le défendre. M. Jules Janin qui s’y connaît, — car il s’est beaucoup occupé de Voltaire dans le temps, — baptise le style de l’auteur un goupillon impitoyable.

« Eh bien ! tant-mieux ! » — s’écrie en finissant le critique des Débats, — « ces honteuses violences nous ramènent à Voltaire, et je l’en aime davantage ! oui, maître, il faut que vous soyez vraiment bon, vraiment grand, vraiment généreux, pour être exposé, après un si long règne, à ces violences misérables… On fait des livres aujourd’hui pour réhabiliter les ennemis de Voltaire, on fait des livres aujourd’hui tout exprès pour déshonorer Voltaire, ceux qui l’ont aimé, qui l’ont servi… »

Au nombre de ceux qui ont voulu déshonorer Voltaire et réhabiliter ses ennemis, à coup sûr, le plus violent de tous est celui qui a écrit les lignes suivantes :

« Dans cette liste formidable et très incomplète des grands écrivains et des grands ouvrages auxquels Fréron eut affaire toute sa vie, ne vous ai-je pas nommé le plus redoutable, le plus intrépide, le plus atroce de tous, Voltaire ?

« Tout ce que la haine a de fiel, tout ce que la rage a de venin, tout ce que la langue des halles a d’insolentes injures, tout ce que le mépris peut imaginer dans ses brutalités, tout ce que des crocheteurs pris de vin, tout ce que des femmes de la halle brûlées de soif, peuvent trouver dans leur gosier desséché, d’horribles, de sales et infâmes mensonges, tout cela a été prodigué et versé à plein vase sur la tête de Fréron le journaliste. Voltaire, à cette grande occupation, a passé une grande partie de sa vie. »

Le signataire de cette sortie juvénalesque, ou, pour nous servir de l’heureuse image du critique, le goupillon impitoyable qui frappe ainsi à coups redoublés sur le vraiment bon, le vraiment grand, le vraiment généreux Voltaire, — ce qui indigne si fort M. Jules Janin, — c’est M. Jules Janin lui-même.

L’écrivain des Débats se sera inspiré sans doute de cette belle pensée de M. de Maistre sur Voltaire :

« Suspendu entre l’admiration et l’horreur, quelquefois je voudrais lui faire élever une statue… par la main du bourreau ! »

Vous le voyez, tout s’y trouve : le bourreau d’abord, la statue ensuite.

MM. Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor et Busquet, représentent en ce moment la presse française en Allemagne : qu’il me soit donc permis de m’occuper en passant du feuilleton d’Outre-Rhin, dans la personne du plus populaire des trois.

Le feuilletoniste de la Presse publiait l’autre jour, sous la rubrique : Revue des théâtres, un fragment de son voyage à Munich, dans lequel on retrouve, avec sa sûreté de main et son talent plastique, toutes les intempérances de l’art matérialiste dont il est le grand prêtre. Les burgs démantelés, comparés à une scie, y ébrèchent le ciel de leur silhouette féodale , et la nature entière y fait la cabriole sur le tremplin de la phrase de cet écrivain paysagiste.

« Sur ces collines vertes », — écrit M. Gautier, — « courent les Kobolds aux chapeaux de feutre verts… la légende et le lied se promènent par ces sentiers en se donnant la main… Les villages gothiquement naïfs (et non pas les villageois ; ne confondons pas, je vous prie), viennent vous dire bonjour aux bords du chemin en déshabillé du matin, s’étirant les bras et se frottant les yeux… »

Puis notre touriste en débarquant à Ulm, aperçoit la cathédrale « faisant, avec sa coupole s’élevant au-dessus des maisons, la bosse que produirait un mastodonte couché et ruminant au milieu d’un troupeau de brebis… » Et ce pêle-mêle d’images se produit sous « un ciel débarbouillé de nuages, singeant assez bien le bleu de turquoise des ciels de Venise ».

M. Théophile Gautier.

Le procédé de M. Théophile Gautier, comme écrivain et chef d’école, consiste à donner un corps à l’idée abstraite et, par contrecoup, une âme ou tout au moins une forme vivante à la matière. Je me souviens d’avoir lu de lui une description en vers du printemps, — une délicieuse extravagance à froid, — dans laquelle, dramatisant et matérialisant la mystérieuse incarnation de la nature, à cette phase de son réveil, il faisait, de cette saison de l’année, tantôt un perruquier occupé à poudrer à frimas les pommiers en fleurs, tantôt une femme de chambre descendue dans le jardin, aux premières lueurs de l’aube, pour lacer les boutons de rose dans leur corset de velours vert. C’était tout à la fois poétique et absurde… J’en demande bien pardon à M. Théophile Gautier ! mais je viens de rencontrer sous ma plume les deux mots qui caractérisent le plus justement l’originalité de sa manière et la frivolité de son œuvre.

M. Gautier veut-il me permettre, pour lui faire embrasser d’un coup d’œil tout le ridicule des gigantesques puérilités qu’il affectionne, d’employer un argument que les rhéteurs appellent ad hominem ?

Supposons que je sois un peintre célèbre et que le chef de l’école des Rutilants me fasse l’honneur de venir poser dans mon atelier au bénéfice de la postérité. Je m’empresse de garnir ma palette, de saisir mes pinceaux et de peindre, — au lieu du front puissant de M. Gautier, — ce front d’où il tire de si belles choses — un couvercle de marmite doré ; — une forêt vierge pour remplacer sa luxuriante chevelure sous l’arcade sourcilière droite le puits où Rebecca venait puiser de l’eau pour le chamelier fatigué ; — sous l’arcade sourcilière gauche, la citerne au fond de laquelle les fils de Jacob plongèrent leur jeune frère ; — en guise de nez, un obélisque couché à plat ventre le long du visage ; — un cratère fumant pour simuler la bouche ; — un œuf à la coque occupant la saillie du menton ; — un jardin à l’anglaise dessinant capricieusement des moustaches et une royale ; — le tout placé sur un fond de culotte couleur nankin afin d’obtenir une superbe carnation Titianesque.

Eh bien ! M. Théophile Gautier, — qui s’efforce de peindre lorsqu’il faudrait écrire, — en est arrivé à réaliser en littérature l’hypothèse magnifiquement absurde que je viens de poser. Veut-il dessiner le Caucase ? il fabrique un monstre. Veut-il créer un homme ? il fait un rocher. Mais il lui arrive de rencontrer parfois, pour l’enfantement de ces horreurs chaotiques, la ligne d’Ingres, la couleur de Delacroix et la facilité d’Horace Vernet.

Je quitte Munich pour Londres, la Presse pour le Constitutionnel.

Dans son avant-dernière causerie datée de Londres, M. Fiorentino bombardait Mme Bosio souveraine du chant. Veuillez me passer une image empruntée au duc de Saint-Simon, et qui peint à merveille l’enthousiasme foudroyant du critique.

Je n’ai rien à reprendre dans cette manifestation d’un délire que je suis bien près de partager. M. Fiorentino vient de prêcher un converti : son sermon, pour s’être fait attendre, me paraît donc excellent, — sauf un peu d’emphase. Une simple réflexion, pourtant.

À qui la faute, si Mme Bosio n’a pu révéler à Paris, sous ses faces brillantes, un talent de premier ordre, et si un petit nombre d’admirateurs s’est rencontré seulement pour protester avec chaleur contre le mutisme du feuilleton et le silence de la claque ? Je ne cacherai pas à mon spirituel confrère, que j’ai grande envie, lui prenant les deux poings et lui en frappant la poitrine à coups redoublés, de prononcer à sa place deux retentissants mea culpa, — un pour le Constitutionnel, l’autre pour le Moniteur.

Au lieu d’embrasser le parti des gros appointements, que ne mettait-il, en ce temps-là, au service de la grande virtuose, sacrifiée à une rivale qui ne la valait pas, la légitime influence d’un critique homme d’esprit, doublé de deux journaux de la force de 60 000 abonnés ?

Sa conviction n’était pas faite alors ; — à la bonne heure ! une conviction est toujours chose respectable ; — mais l’infaillibilité de la critique, n’est-ce rien ? et que deviendra-t-elle, si le public peut dire, de nous autres écrivains, que nous avons des convictions d’hiver et des opinions d’été, et que nous ne pensons que très discrètement à Paris, ce que nous tambourinons avec fracas à Londres ?

Ces sortes de conversions renouvelées de saint Paul ne sont pas uniquement le fait d’une conscience foudroyée par la vérité ; le tempérament de l’écrivain y entre bien pour quelque chose. Nous allons en étudier ensemble le phénomène sur le critique du Constitutionnel.

M. P.-A. Fiorentino.

M. Fiorentino écrivait dernièrement, en racontant aux lecteurs du Constitutionnel ses commencements littéraires :

« C’est tout seul, et à l’aide de quelques bouquins que me prêtait ma portière, que j’ai appris le peu de français qui me sert à gagner ma vie. »

Ce peu de français là est un hypocrite, et M. Fiorentino serait fort attrapé qu’on le prît au mot. Pour mon compte, je souhaiterais à beaucoup de plumes indigènes de ma connaissance, d’écrire le français que parle cet Italien.

Écrivain et polémiste, M. Fiorentino est un disciple de Voltaire. Là est sa force. Il a de l’école militante du xviiie  siècle, la netteté des idées, la rapidité de la forme, comme aussi cette courtoisie en surface de l’homme du monde et de l’homme bien élevé, qui met des gants afin de vous égorger proprement. La méthode du critique est tout entière dans cette recommandation du maître : « Quand vous voulez assassiner un homme, commencez par lui ôter votre chapeau. » Il est rare que M. Fiorentino, même dans ses attaques les plus franches, oublie de sourire à celui qu’il prend pour cible de quelque épigramme mêlée d’ambre et de fiel. Il ne blesse pas, — il pique, — mais il pique jusqu’au sang.

Le feuilletoniste du Constitutionnel, qui unit à l’esprit du Français, la finesse de l’Italien, la tenue du diplomate et l’adresse du professeur d’escrime, n’est pourtant avec cela qu’un critique de seconde main, tout en se montrant satirique de première force, — deux termes qui sont loin d’être synonymes. Il est peu d’écrivains qui comptent autant de lecteurs et fassent moins autorité, et il s’en faut que ses jugements aient la netteté de ses épigrammes. Et voyez l’apparente contradiction ! Habitué à juger la musique avec le sang-froid d’un homme d’affaires, personne cependant ne s’abandonne davantage, par moments, aux admirations outrées et irréfléchies et quand ce transport grise sa phrase, ordinairement si sobre d’épithètes, chez lui l’expression et l’enthousiasme ont le mors aux dents. Du reste, il a des repentirs et des retours terribles, et son feuilleton est encombré des débris des statues élevées et brisées par ses mains.

M. Fiorentino a un léger travers qu’il faut savoir lui pardonner, car il n’entame pas de l’épaisseur d’un cheveu sa réputation d’homme d’esprit. Prend-il la plume ? souriant, content de lui-même, nous le voyons s’accouder au bord de sa phrase transparente pour s’y mirer avec la complaisance de Narcisse. C’est en grand seigneur de la presse qu’il fait au public les honneurs de son feuilleton, où l’on ne sert que des primeurs musicales. Il se pique, non pas d’être bien informé, — fi donc ! — mais d’être le seul informé ; jaloux à l’excès de son importance, il entend feuilletoniser urbi et orbi, et fît-on de la musique au fond du Vésuve, qu’il ne manquerait pas de dire, le lendemain, dans le Constitutionnel :

« On m’écrit, de la troisième bouche du cratère, que mademoiselle trois étoiles a parfaitement chanté. »

Au reste, à cet égard, sa bonne foi est entière et il est bien réellement persuadé que directeurs, auteurs et acteurs, tout ce monde ne saurait jouer, chanter ni composer que pour lui. « Au lieu de Rigoletto que je demandais à cor et à cris, — écrivait-il dernièrement de Londres, — M. Gye a cru m’être agréable en donnant, coup sur coup, deux représentations de madame Viardot dans Otello et le Prophète. »

Faut-il parler en finissant du style officiel, — ou pour mieux dire, — artificiel de M. Fiorentino ? Le lendemain de chaque première représentation, le critique nous fait assister à une pentecôte lyrique. Les sept notes de la gamme, tombant en langues de feu, font flamber les dix colonnes de son feuilleton et inculquent à l’écrivain un savoir musical de la force d’un compositeur et d’un chef d’orchestre ; mais quand il revient à lui, il a tout oublié. Ce masque d’érudition, sous lequel étouffait un talent aimable, tombe ; le vrai, le naturel reparaissent, et avec eux l’homme d’esprit et l’homme de goût.

À travers la critique. Quatrième étape.

À l’occasion du Pré-aux-Clercs, il me prend fantaisie d’ajouter un chapitre tout à fait original à l’histoire des variations de la critique, ainsi qu’à l’ingénieuse théorie du Journal des Débats sur les conversions graduées. J’intitule ce petit scandale en deux parties :

Janin-Janus.

Et j’expose tour à tour les deux faces de ce Dieu de la paix et de la guerre du feuilleton :

« L’événement de la semaine (un véritable événement !) le voici : la reprise du Pré-aux-Clercs, à l’Opéra-Comique… Le Pré-aux-Clercs est un chef-d’œuvre… et depuis tantôt vingt années que l’œuvre est vivante et que l’artiste est mort, la musique Française n’a rien créé qui se puisse comparer à ce chef-d’œuvre

Le premier jour, elles n’étaient pas plus fraîches et plus nouvelles qu’elles ne le sont aujourd’hui, ces grâces de l’œuvre d’Hérold : Ce soir j’arrive en cette ville immense… et le duo les rendez-vous de noble compagnie… ô jour d’innocence ! et quiconque avait entendu une seule fois cette mélodie errante dans les nues (un mot de Shakespeare) s’en souvenait, et, rentrant chez soi par le plus long chemin la chantait à son usage…

« Le chemin que peut faire en vingt années une de ces œuvres souveraines… il n’y a que Berlioz qui le puisse dire… Or, il n’était pas là pour raconter ce grand triomphe d’Hérold après sa mort ; il n’a pas vu cette foule émue, attentive et reconnaissante qui saluait tantôt de ses transports, tantôt de ses larmes délicieuses ce génie et cette mémoire ; il ne l’a pas vue, il ne la racontera pas, et voilà son châtiment. »

Jules Janin.
(Débats, lundi, 28 septembre 1854).

Qu’est-ce à dire ? Et parce qu’il aura plu à M. Berlioz de choisir assez mal son temps pour faire une fugue en Allemagne, il faudra que le journal le plus justement accrédité de Paris fausse compagnie au chef-d’œuvre ressuscité ? Cela ne peut pas être. Le Journal des Débats parlera. — Que dis-je ? il a parlé par la voix de M. Jules Janin, — et j’ai bien peur que ce soit leur châtiment à tous deux !

Le Pré-aux-Clercs

« Quant à la musique (du Pré-aux-Clercs), elle est de M. Hérold ; c’est tout à fait aussi une musique d’opéra-comique, et, comme telle, sujette à de grandes critiques. L’ouverture, qui commençait comme une œuvre de conscience, indépendante de toute imitation avec une grande velléité de formes fuguées, m’avait d’abord donné bon espoir… Malheureusement, M. Hérold n’est pas resté longtemps dans cette velléité d’indépendance et d’originalité. Les formes rossiniennes ont prévalu dans tout le morceau qui n’a plus été que ce que l’on entend tous les jours, de l’excellent Adam (en ce temps-là de l’Adam était un gros mot, une grosse injure : ne l’oubliez pas !).

« … Mais quand donc, je vous prie, les hommes du talent de M. Hérold viendront-ils à reconnaître que les procédés rossiniens rappellent nécessairement aux oreilles qui les entendent des mélodies déjà toutes faites depuis longtemps ?…

« Quand on revêt la livrée d’un homme, on n’a que ce qu’on mérite quand on est pris dans la rue pour son laquais…

« Après une introduction qui ressemble à toutes celles de Feydeau nous arrivons au duo de Nicette et de Giraud (les Rendez-vous de noble compagnie, etc.), qui commence il est vrai, d’une manière commune (c’est le contraire qui est la vérité), mais qui bientôt prend une tournure originale… La cavatine de Mergy toute rossinienne, est coupée en trois rimes féminines (c’est une erreur du critique), dont les e muets vont, suivant l’usage, placer invariablement un eu sonore, comme vous savez, sur des notes aiguës : c’est tout ce que je puis dire de ce morceau.

 Le public a trouvé fort bons les couplets en style montagnard chantés par madame Casimir (Rendez-moi ma patrie) Je ne veux pas gêner le public. C’est son affaire. À chacun son goût, même au public. Quant au finale du 1er acte il y en a beaucoup au Vaudeville de tout semblables…

« Au 2e acte, le musicien se livre à de grands préparatifs, à des frais énormes. Cette fois, ce sera sans doute notre faute si nous ne sommes pas enchantés. Grande ritournelle avant le lever du rideau ; la ritournelle est coupée en deux par un solo de violon… Madame Casimir chante un andante concertant avec le violoniste solo… c’est à ce moment de l’air de madame Casimir que j’allais bonnement m’accrocher pour trouver quelque chose, lorsque est venu le déluge ordinaire de gammes chromatiques, de trilles… mauvais tours de force en ah ! ah ! ah ! bien pointus, mis ensuite en tyrolienne à l’usage de la petite propriété vocale et de la musique bourgeoise… afin que le détestable soit à la portée de tout le monde.

(Nous voici bien loin de la cantilène errante dans les nues de Shakespeare ! hélas ! l’étincelle mélodique n’est plus que la flamme vulgaire d’un bonnet de coton !)

« Vous voyez que je ne recule devant aucune critique. Je ne sais pas ce que c’est que de faiblir, surtout devant les noms d’une certaine importance. Être sans indulgence et sans pitié, c’est une preuve d’estime que je suis toujours prêt à leur donner et qu’ils recevront toujours de moi. »

Jules Janin.
(Débats, lundi, 17 décembre 1852).

L’impartialité m’oblige à reconnaître que M. Janin se montre un peu plus traitable envers le 3e acte de l’œuvre du laquais de Rossini.

Je ne voudrais rien ajouter à la confusion du critique, — je n’ose dire à ses remords ! — mais ce qu’il y a de fâcheux dans cet article à jamais regrettable, c’est l’emploi maladroit d’expressions techniques empruntées à un art auquel M. Janin est resté étranger toute sa vie. Cela pourrait faire penser, chose qui n’est pas assurément, que le feuilletoniste avait une Égérie, ce jour-là : la rancune ou l’envie dictant à la légèreté qui tient la plume.

On comprendra le motif de ce redoublement de sévérités de ma part. Moins que jamais nous devons nous montrer mutuellement indulgents à de pareils écarts de plume, aujourd’hui, surtout, qu’un scandale récent vient de fournir à quelques oisifs du monde un prétexte nouveau et admirablement trouvé de calomnier les journalistes. Ce scandale a éclaboussé la presse mais quoi ! sommes-nous solidaires du cheval de fiacre qui, pataugeant dans la boue à nos côtés, nous en couvre de la tête aux pieds ? — non ! — quoi qu’on puisse dire, soyez assurés que pour le cœur, pour l’esprit, pour l’honorabilité du caractère, personne n’a le droit de se compter avant nous et c’est à cette place même, où je reprends des écrivains que j’estime, que je suis fier de leur rendre un hommage public ; que je les tiens pour l’élite, le dessus du panier de la société française.

Le seul tort qu’on nous puisse reprocher, à nous autres, hommes de la presse, c’est l’excès d’une bienveillance réciproque mal entendue et mal définie. Dans la crainte de faire un accroc à l’uniforme intellectuel que nous portons, il nous arrive parfois de n’oser point déshabiller brutalement un confrère indigne de le revêtir. C’est de notre part une insouciance d’autant plus fâcheuse, qu’elle ressemble fort à un manque de courage.

Voyez ce qui arrive ! Figaro dénonce hautement un méfait de presse ; il attache le grelot au cou de M. Rominagrobis et dit à ses confrères : « Entendez-vous le tintement métallique que produit la prose de M. un tel ? » — Et chacun de convenir que Figaro a raison, de louer son courage, d’accourir le féliciter à la cantonade… mais l’imiter, c’est une autre affaire ! les prudents du parti se bouchent les oreilles pour ne pas entendre le vilain bruit qu’on leur a dénoncé. Il faut faire une exception cependant en faveur de l’Illustration, qui a demandé le nom du coupable… Le coupable, Figaro l’a nommé, lorsqu’il a dit : un feuilletoniste.

Origine du chantage

Le chantage (puisqu’il faut le nommer par son nom !) nous vient d’Italie. — Il ne vient même que de là. — Il est né en 1492, — je crois, — avec l’Arétin, qui le créa et lui dut une scandaleuse fortune, restée, comme un opprobre indélébile, sur la mémoire d’un pape et de deux souverains. — Sans talent, sans savoir, sans honneur, sans patrie, l’Arétin ne fut pas autre chose qu’un grand artiste qui avait découvert, le premier, qu’on pouvait jouer, comme d’un instrument, de la fibre vaniteuse de l’homme. Le maître a fait des élèves mais si ses procédés ont été vulgarisés depuis, on ne les a pas surpassés encore, que je sache. Ses ténors, à lui, se nommaient Charles-Quint, François Ier, Paul III ! — Le pape le baisait au front ; Charles-Quint lui adressait par ambassadeur une chaîne d’or, chef-d’œuvre d’orfèvrerie, et le plaçait à sa droite, à la place d’honneur réservée aux rois de la terre. Quant au pauvre François Ier, du jour où il lui fut impossible de lutter de générosité avec son frère d’Espagne, l’Arétin, qui les avait loués ex æquo, devint aussi complètement muet à son égard que le feuilleton de M. X… à l’endroit d’une certaine prima donna en retard d’un quartier de subvention annuelle. Ce pauvre roi de France s’abaissa jusqu’à parlementer avec un misérable Italien, auquel il promit à l’avenir une pension de quatre cents écus d’or.

— Que le roi m’en adresse le brevet, et nous verrons ! répondit insolemment le feuilletoniste du xvie  siècle.

L’Arétin

C’était un homme grand, fort, carré d’épaules, avec un regard à la fois insolent et oblique, — le regard d’un homme qui triche au jeu : — avec une large bouche, constamment épanouie en public par un sourire béat et protecteur. À la fois méprisé et recherché, il exerçait autour de lui cette fascination du serpent, fascination qui repousse et qui attire. Du reste ne s’en faisant pas accroire dans son for intérieur, et ne tenant à la considération, — ou plutôt aux apparences extérieures de la considération, — que parce qu’elles étaient, à son point de vue, les instruments de travail de son industrie. L’avilissement d’un grand artiste prosterné à ses pieds, — Michel-Ange ou Titien par exemple, — pouvait bien, jusqu’à un certain point et par comparaison, le réjouir au sein d’une abjection froidement acceptée, en lui montrant les autres hommes aussi méprisables que lui mais l’essentiel, le résultat constamment poursuivi, c’était l’accroissement merveilleux de son importance et de sa fortune. Quand il faisait danser l’amour-propre du Titien au bout d’une phrase louangeuse, et cela aux yeux du Tintoret mis en pièces dans le même écrit, — il agissait comme ces pécheurs qui amorcent leurs lignes avec des poissons afin d’en attirer d’autres.

Cynique, sceptique, vindicatif comme une femme ; lâche comme un lazzarone, c’était au fond une raison sérieuse, un esprit calculateur et économe. Habile à démêler les vices secrets de ses protecteurs, il les caressait, il les cultivait, — mais comme un métayer cultive la terre qu’il a prise à bail, — pour en partager les fruits. Maintes fois convaincu de faire un métier infâme, — fort de l’appui des fripons, — il laissa clabauder les honnêtes gens, se contentant, lorsque l’orage grondait avec trop de violence, d’une indulgence plénière du pape Paul III.

Voilà l’homme !

Mais cet homme, heureusement, n’est pas plus le prototype du journaliste de nos jours, que le Jacques Ferrand de M. Eugène Sue n’est l’idéal du parfait notaire. On a longtemps, en France, fait de la presse une religion. Toute religion a ses saints, comme elle a ses damnés ; et je veux, pour rasséréner vos yeux et parfumer votre esprit, faire passer devant eux une calme, une sereine figure, celle du véritable journaliste.

Le journaliste

Tout le monde le lit et peu de personnes le connaissent. Tandis que d’autres vous coudoient sans cesse de leur fatigante personnalité, et ne seraient pas fâchés, pour se mieux faire voir, de danser la sarabande du marquis de Mascarille sur le rebord d’une loge de spectacle, lui, ce journaliste, ce lettré, cet honnête homme, va modestement à pied, évitant la foule, ne vivant que dans les livres et pour les livres. Resté noblement serviteur d’une cause tombée, en présence d’événements qui ont pu le surprendre, il a su s’effacer sans s’aplatir… comme tant d’autres. Il ne demande rien aux hommes et ne dénigre pas les choses. Il attend sans impatience, il espère sans conspirer. Descendu du pouvoir qui n’a pu ni l’éblouir ni le changer, il est encore aujourd’hui ce qu’il était autrefois, ce qu’il sera toujours, — un journaliste, — un journaliste toujours prêt à défendre, — contre des bourgeois, anciens libéraux convertis, — les prérogatives de la pensée et l’initiative de l’esprit humain.

Cet homme de cœur, cette plume magistrale, cet honnête homme, c’est notre maître à tous, l’étincelant polémiste du Journal des Débats, — c’est M. Saint-Marc Girardin.

À travers la critique. Ve étape.

Hector Berlioz a consacré à l’Opéra et à la Nonne sanglante un feuilleton d’une bienveillance si large accordée à tout et à tous, qu’à moins de piler des adjectifs dans un mortier et de placer des épithètes sous un cylindre, l’aplatissement de sa critique ne saurait être plus complet. L’ex-feuilletoniste à tous crins du Rénovateur vient de débuter avec beaucoup d’agrément dans l’emploi des Darthenay.

Il me semble pourtant, — et la chose ne date pas de si loin pour que j’en aie perdu la mémoire, — que Berlioz chantait une autre gamme, le soir de la réouverture de l’Opéra. Il ne parlait rien moins alors que de se retirer dans les cavernes de son feuilleton, et, embusqué là comme Fra Diavolo, de laisser passer, dans un silence farouche, les agents de la critique officielle. — Il y a plus : je faisais partie des plumes réfractaires que l’écrivain des Débats, jouant le rôle de sergent-recruteur de la presse humiliée, prit la peine d’enrôler, ce soir-là, dans la conspiration du silence. À côté des généraux du grand format, le Constitutionnel, le Siècle, le Pays, la Presse, je n’étais, hélas qu’un conscrit de bonne volonté, — et c’était déjà bien de l’honneur pour moi ! Mais comment se fait-il que, le jour de la première bataille, par suite d’une inexplicable panique, le conscrit se trouve être à lui seul l’année, le généralissime et le drapeau, et que Fra-Berlioz, descendu des hauteurs des Abruzzes, après avoir présenté ses papiers au visa du contrôle, se contente de jouer le rôle d’un simple et bon gendarme faisant la police du répertoire de l’Opéra ?

Mais laissons en paix ces pauvres feuilletonistes, fort occupés en ce moment à conclure avec l’Opéra leur paix à tout prix. En attendant que ces petites lâchetés se soient tout doucettement accomplies, et afin de combler les vides qui existent encore dans les cadres des plumes insoumises, M. Fiorentino se multiplie, avec un zèle fort louable, au Constitutionnel où il signe de son nom, et au Moniteur, où l’on est tout surpris de le voir signer d’un pseudonyme. M. Fiorentino représente, dans cette circonstance et dans l’isolement qu’ont fait un moment autour de son monologue à deux voix les conspirateurs du silence, quelque chose comme le parlement Maupeou de la Presse.

À six mois d’intervalle et dans deux feuilletons du Constitutionnel, l’un à la date du 4 avril de cette année, l’autre publié mardi dernier, le spirituel critique a témoigné, en termes dont la portée ne pourrait qu’être affaiblie par l’analyse, de sa vive admiration pour le talent de la Frezzolini. Comme il s’agit d’un même rôle, celui de Desdémone d’Otello, et que les expressions en sont presque identiques, j’extrais les lignes suivantes de celle des deux appréciations qui rend de la façon la plus complète la pensée de l’écrivain :

« … Mme° Frezzolini, d’une beauté parfaite dans le rôle de Desdémone, a été, d’un bout à l’autre de cette élégie sublime, admirablement belle de poésie, de tendresse, d’accablement, de résignation douloureuse et de mélancolie profonde… c’est un modèle de sentiment, d’inspiration et de style.

« On souhaiterait d’être peintre pour fixer sur la toile ces traits si nobles, ces gestes si vrais, si touchants, ces attitudes si fières, si dramatiques et si naturelles… »

« … Il est un point que personne n’ose plus révoquer en doute, pas même ceux qui en crèvent de dépit sans pouvoir le cacher (baissez la tête c’est une pierre jetée dans le jardin de l’Alboni), c’est que la Frezzolini est, en droit comme en fait, la véritable prima donna du théâtre Italien. »

P.-A. Fiorentino.
(Constitutionnel, 4 avril 1854).
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*   *

M. Fiorentino est vraiment trop modeste ou trop oublieux. Il a été peintre, peintre à la manière de Ribeira et de Saint-Simon ; il a fixé sur la toile le portrait de cette belle Frezzolini qu’il admire sans réserve aujourd’hui. C’est avec une joie qu’il partagera bien vivement sans doute, que je m’empresse de placer, dans un jour favorable, un chef-d’œuvre qu’il croyait détruit ou enseveli pour jamais sous la poussière du bric-à-brac littéraire. Figaro a fait l’acquisition d’un cadre pour cette belle page du Van Dyckd de la petite presse.

Un portrait

« Il y a de par le monde une prima donna encore jeune, encore belle, d’une pâleur mate comme la cire, mais qui n’a plus que le souffle, et sur ce souffle encore il y aurait beaucoup à dire. Soit passion, soit calcul, soit caprice, soit besoin de repos, soit faute d’offres acceptables, cette cantatrice en disponibilité ne hante plus que le balcon et le foyer des théâtres. Le soir des débuts de Cruvelli, elle s’était habillée en fiancée ; elle avait mis une robe blanche, des rubans blancs, des souliers blancs, et un bouquet de fleurs d’oranger dans ses cheveux noirs comme l’ébène. Elle était entourée de sa cour ordinaire deux ou trois Italiens qui la trouvent fort belle et le lui disent en riant… un compositeur de ballets spirituel et rouge, enfin un baryton ridicule, qui, ne pouvant plus jouer de rôles au théâtre où l’on ne se hâte pas de l’engager, joue auprès de la chanteuse en question celui de Patito, de Cavalier servente, de souffre-douleur, le rôle le plus sot, le plus grotesque et le plus pitoyable. Or, à chaque phrase, à chaque geste, à chaque élan de la Cruvelli, la cantatrice pâle communiquait ses observations, ses remarques au baryton essoufflé, et celui-ci les transmettait mot pour mot à un critique grave et savant, qui se tenait debout dans l’angle du balcon. Le critique hochait la tête, le baryton souriait et la prima donna jouissait de son triomphe. Je contemplais ce petit manège, et j’avais envie de dire à cette copie d’un vieux tableau de Ribeira :

— « Mais, Madame à défaut de talent, il faut avoir du bon goût. Vous avez pensé un instant que la Cruvelli ne viendrait pas, et qu’en désespoir de cause, on aurait fini par vous engager à sa place. Je conçois qu’il est fâcheux pour vous et pour vos admirateurs qu’elle soit venue, qu’elle se soit montrée et qu’elle ait vaincu. Mais cachez donc votre dépit ! Vous allez vous donner des couleurs, et il y a longtemps, Madame, que cela ne vous arrive plus. »

P.-A. Fiorentino.
(Corsaire, du 15 novembre 1851.)

Il n’y a pas de nom placé au bas de ce portrait dont la ressemblance crève les yeux. Malgré cela, je ne me serais pas permis de suppléer à une omission devenue inutile, si le peintre, comme pour nous ôter tout scrupule, n’avait pris la précaution, quelques mois auparavant, de signer l’une de ses toiles où il faisait poser les mêmes personnages pour un sujet différent. On peut lire, dans le Corsaire du 3 août 1851, une historiette fort spirituellement racontée, celle d’un procès intenté à Mme Frezzolini par son pédicure. La femme s’y trouve moins ménagée encore que l’artiste. C’est là une de ces licences qui révolterait un écrivain français, mais qui répugne beaucoup moins aux traditions de l’école et du goût italiens en fait de critique. Dans Mme Frezzolini, invariablement escortée de M. Barroilhet, le baryton ridicule, et dont le profil maigre et tiré et la peau ont pris des tons de cire qui la font ressembler à une sainte de Ribeira, vous retrouverez trait pour trait la prima donna assise au balcon des Italiens, le soir de débuts de Cruvelli.

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Figaro recrute des auxiliaires dans la campagne qu’il a entreprise contre la presse vénale. Il peut enregistrer aujourd’hui les adhésions de la Revue Contemporaine et de l’Indicateur Parisien. Voici d’abord des réflexions fort sensées, à l’adresse des artistes, que fait sur ce triste sujet M. Alphonse de Calonne dans la Revue Contemporaine :

« … La vérité se fait jour, quoiqu’on tente pour l’étouffer, et c’est un sot calcul que d’acheter d’injustes éloges et de soudoyer de honteux mensonges. Il est rare que cette arme empoisonnée ne se retourne pas un jour ou l’autre contre ceux qui l’ont employée. La lâcheté, — comme la vertu, — trouve toujours sa récompense, et ceux qui ont payé l’impôt à la plume vénale sont destinés à devenir ses victimes, ce dont personne ne les plaindra. »

— Mon cher de Calonne, vous êtes des nôtres et l’on ne devrait pas tirer sur ses alliés : toutefois, permettez-moi de relever en passant et pour mémoire deux assertions quelque peu irréfléchies qui entachent votre excellente Chronique musicale. Je lis :

« Mme Bosio est assurément une cantatrice distinguée, qui a de la passion, de la souplesse, une belle voix, et qui chante juste ; mais vous rappelez-vous la Grisi ? »

— Mme Bosio est une cantatrice de premier ordre, mais chez laquelle la passion ne s’est point éveillée encore. Je me rappelle parfaitement la Grisi : c’était une grande tragédienne et une médiocre chanteuse, en un mot, tout l’opposé de Mme Bosio. Les termes de comparaison entre la Sémiramis d’il y a dix ans et celle d’aujourd’hui sont comme deux lignes parallèles, destinées à ne jamais se rencontrer… si ce n’est sous votre plume. Je cite encore :

« Mme Deligne-Lauters ne manque ni de voix ni de talent… mais elle chante de la gorge dans les notes basses, et lance des gorgées de l’effet le plus désagréable. »

— Je veux bien attribuer à une distraction, à un lapsus calami, les deux contre-vérités que renferme votre phrase. relisez-là, pesez-en bien les termes soulignés, rappelez vos souvenirs : vous avez trop de loyauté et de goût pour ne pas vous condamner plus sévèrement que je n’oserais le faire moi-même.

Donnons place maintenant au manifeste de l’Indicateur Parisien :

« En ce moment Paris, ne s’occupe et ne parle que de trois choses : de la Crimée, de la Potichomanie ou le luxe à la portée de tout le monde et du Chantage ; ce dernier mot, inconnu pour beaucoup de monde, est maintenant vulgarisé, grâce à la verve de Figaro, qui a dévoilé et dévoile encore, avec le talent et l’esprit qu’on lui connaît, tous les petits secrets des usines dramatiques des maîtres chanteurs. Figaro a donné le signal de la guerre au chantage ; il a levé l’étendard, cela est beaucoup sans doute, mais cela ne suffit pas. À lui de prendre l’initiative, mais à nous de suivre son exemple ; justifions-nous tous de l’odieux soupçon qui plane sur la presse en général, et le coupable silencieux se trahira tacitement ; serrons nos rangs et allons bravement sous le commandement de Figaro, saper le piédestal où trône ce dieu d’argile, encensé par l’ignorance et par la peur. »

« Alexandre Des Appiers. »

Figaro n’accepte que sous bénéfice d’inventaire les éloges qu’on lui décerne. Il donne trop peu pour recevoir. C’est un esprit de contradiction, un mauvais courtisan et un méchant camarade, et ses amis, mieux encore que ses ennemis, en font chaque jour la triste expérience. Cela ne l’empêche de bien accueillir ceux qui viennent à lui avec du courage, de la loyauté et de bonnes intentions.

Encore M. Jules Janin !

Je suis assigné, pour la seconde fois, par M. Janin devant la police correctionnelle. M. Janin veut à toute force se reconnaître dans le portrait de l’Arétin, pour lequel il n’a pas posé. Le sens si clair de l’article qu’il défère au tribunal ; les faits précis du scandale dénoncé par Figaro ; les explications contenues dans ma lettre du 15 octobre, et, — devrai-je avoir besoin de le dire ? — le cri de la conscience publique qui, en cette circonstance, parle sans qu’il soit besoin de l’interroger rien n’a pu éclairer M. Janin sur les conséquences d’un procès qui doit le couvrir de confusion.

Le mobile qui fait agir la critique des Débats est quelque chose de si révoltant et de si monstrueux, que je m’abstiens de qualifier, comme je le devrais peut-être, cette volontaire méprise, dans la crainte de commettre pour tout de bon le délit chimérique dont je vais avoir à répondre devant la justice. — M. Janin doit être bien malheureux, et je commence à avoir pitié de lui ! Il n’y a qu’un amour-propre littéraire blessé à mort qui, pour satisfaire de lointaines rancunes, puisse se condamner à de telles capitulations de conscience et descendre à de pareilles… extrémités ! — Va donc pour les procès, puisque le vieux feuilletoniste en raffole ! À partir de ce jour, j’ai l’honneur de prévenir M. Janin que s’il lui arrive de médire du grand Turc, je me tiendrai pour offensé et lui intenterai, à mon tour, une action en justice !

À travers la critique. [Sixième étape.]
Auguste Villemot

Esprit fin, — conteur charmant, — racontant les choses gaies, comme pas un ne sait les dire aujourd’hui, dans la presse grande et petite ; — gouailleur et cependant d’une profonde et toute spirituelle bienveillance ; — mais, comme je le lui reprochais, l’autre jour, dans le compte rendu d’Eva, appartenant trop à la famille des Darthenay ; — de plus, dans les occasions solennelles, se livrant, avec trop de tenue et de gravité, à des phrases de M. Prudhomme. — Exemples :

Compte-rendu sérieux de Flaminio :

…… En elle (George Sand), c’est l’âme qui souffre et adresse au ciel sa plainte éloquente ; — le drame est tout entier dans cette lutte interne que l’âme, la création de Dieu, livre à la société, la création de l’homme.

J’arrive donc à formuler nettement ma question — Le spiritualisme est-il possible au théâtre ? — Je ne le crois pas.

Je ne veux pas humilier mon pays ; il a l’instinct de ce qui est noble, grand et élevé ; — mais son organisation sociale l’amoindrit !… etc.

Compte-rendu de la Conscience :

…… Une des plus grandes crises de l’humanité sanglote dans cette maison !… etc.

Le profond de Matharel eut-il mieux dit ?… (Réponse fraternelle à la délicieuse chronique de ce jour.)

À travers la critique. Septième étape

Il est bien tard pour vous entretenir encore de la Czarine. À une heure aussi avancée, la critique court le risque de mordre dans le vide et de dépecer l’ombre d’une pièce. Que voulez-vous ? c’est une politesse suprême qu’elle croit devoir faire à un homme de la valeur de M. Scribe. La critique est comme ces sphinx accroupis sur le péristyle d’une villa, étalant de larges griffes au soleil couchant. La nuit est venue, mais dans leur chair granitique circule le dernier rayon de l’astre disparu.

Bien que le soleil de M. Scribe se soit couché, la critique est chaude encore, et nous pouvons lui tâter le pouls en passant.

Nous avons des nouvelles de M. Paul de Saint-Victor. Son feuilleton sur la Czarine, dont nous étions fort en peine, a paru, mais seulement dans l’édition des départements. En cette circonstance, M. Scribe a été traité comme un criminel privilégié : une main amie a arraché discrètement les affiches du jugement rigoureux apposé sur les murailles du Pays, à la porte du domicile littéraire de l’illustre académicien.

Moins sévères dans la forme que M. Paul de Saint-Victor, du moins je le suppose, les confrères du jeune écrivain n’en ont pas moins été à peu près unanimes à condamner la falsification historique dramatisée pour la scène française. La Czarine a fourni à M. Jules Janin l’occasion d’écrire un de ses meilleurs feuilletons. À la bonne heure ! au lieu de mettre cette fois des papillotes à son style déjà mûr et de le coiffer à l’enfant, le critique des Débats a recherché la fermeté de la phrase, et, avec la sobriété des mots, il a rencontré la justesse de l’expression, et, par deux fois, un éclair d’éloquence. Je n’ai à reprendre dans cette étude, écrite à un point de vue élevé, que la conclusion hésitante, molle et trop systématiquement bienveillante à l’exécution de l’ouvrage, qui a été au-dessous du médiocre.

Placé comme son collègue du Pays dans l’alternative embarrassante de dire de la Czarine le bien qu’il n’en pensait pas ou de laisser passer, bouche close, un convoi de première classe, M. Lireux a franchi la double difficulté avec cette agilité du chat qu’on acquiert dans la pratique du petit journal. Il a caressé M. Scribe en l’égratignant, et l’a félicité sérieusement d’avoir, en vue de la postérité, écrit pour notre première scène des variations en cinq actes sur le thème de son opéra-comique de l’Étoile du Nord.

M. Albéric Second

M. Matharel de Fiennes a défrayé son feuilleton avec l’histoire de Catherine, et M. Albéric Second en a inventé une fort agréable à l’usage des abonnés de l’Artiste. M. Pelletan, qui veut qu’on mette de l’imagination dans l’élaboration du travail historique, et qui, l’autre jour, félicitait M. Mignet d’en avoir usé ainsi pour sa belle étude sur Charles-Quint, sera content, je l’espère, de l’un des deux auteurs de la Comédie à Ferney. Comme un pur-sang trop vigoureux, une fois lancé à travers les chroniques russes, M. Albéric Second a pris le mors aux dents, culbuté plusieurs règnes, et franchi la Sémiramis du Nord en croyant galoper encore sur la tête de la première Catherine.

« … Une maîtresse femme cette Catherine ! s’écrie le feuilletoniste… Mentschikoff la trouva si belle, qu’elle devint sa maîtresse le czar Pierre Ier la trouva si superbe, qu’elle devint sa femme (voici l’endroit où bifurque la plume de l’écrivain). Elle correspond avec Voltaire, encourage l’ Encyclopédie , paie les dettes de Diderot, pensionne les philosophes…, et se recrute une garde du corps composée de guerriers dont le moins bien réussi jauge cinq pieds dix pouces : une maîtresse femme qui goûte singulièrement les grands hommes, — et plus encore les hommes grands. »

M. Albéric Second, en cette circonstance, me rappelle un bourgeois de mon pays, excellent homme, du reste ! Retranché dans ses mœurs de père de famille, mon compatriote frondait un jour les fantaisies royales. Il consentait à excuser jusqu’à un certain point la faiblesse de Louis XIV pour mademoiselle de La Vallière ; mais il se fût laissé rouer sur place plutôt que d’absoudre son indigne amour pour la Du Barrye.

Notons, pour mémoire, que M. Albéric Second débutait dans l’Artiste, où il vient remplacer un homme d’esprit et de savoir, M. Malitourne.

Mais laissons le Théâtre-Français enterrer ses morts dans une pieuse solitude, qu’agrandit chaque jour le respect bien avisé de la foule. L’actualité, c’est Robin-des-Bois, autour duquel M. Castil-Blaze a soulevé un petit scandale épistolaire en forme de prologue et de boniment. Ce n’est pas le seul ; il s’en est produit un second, à la vérité, de moindre importance. Celui-ci s’est passé en famille, et n’a pas eu de retentissement au-delà du monde des coulisses et d’un petit cercle d’écrivains. Madame Lauters en a été l’héroïne. C’est bien de l’honneur qu’on lui a fait et bien de l’étonnement qu’on a dû lui causer ! Hier, femme du monde et poussée au théâtre par des succès de salon ; aujourd’hui s’improvisant comédienne et posant sur la scène un pied encore mal assuré, madame Lauters a failli rester aux mains de deux critiques, également compétents, dignes de foi tous les deux, et dont l’un s’efforçait de la hisser au Capitole, tandis que l’autre la poussait malhonnêtement par derrière pour la précipiter de la roche Tarpéienne.

Voici donc un nouveau chapitre de l’Histoire des variations de la critique qui m’a paru digne d’être consigné :

Opinion de Léon Gatayes sur Mme Lauters

« L’ombre de Weber aurait tressailli aux chants mélancoliques et tendres, aux purs et radieux accents d’Anna. Madame Deligne-Lauters est-elle donc née pour ce rôle ? ou le rêve de ce type poétique, éclos sous le ciel sombre de la rêveuse Allemagne, attendait-il pour se réaliser l’organisation exceptionnelle de cette blonde enfant du Nord ? Quel timbre sympathique et pénétrant ! quelle ampleur splendide et douce, tour à tour ! quelle voix caressante et pure Elle ne s’attache pas seulement à l’oreille ; elle chante doucement dans le cœur, l’échauffé, le trouble ou le fait palpiter… Je prends date (et je rappellerai cette date) de l’époque à laquelle je prédis à madame Deligne-Lauters une place élevée, une place glorieuse au premier rang des premières cantatrices. »

Le Mousquetaire a frappé la médaille : au Journal des Débats, à présent, d’en ciseler le revers.

Opinion d’Hector Berlioz sur Mme Lauters

« De son grand air elle n’a pas la moindre idée ; elle y sème les non-sens et les contresens ; elle ajoute, elle retranche, elle renverse, elle bouleverse ; elle respire où il faut soutenir le son, elle hache la phrase, etc., etc. Quant à la prière, elle l’a abîmée, foulée aux pieds avec l’innocence barbare d’un enfant ; elle n’a pas seulement su en dire le thème ; elle y a introduit une foule d’horribles vocalisations, de notes basses d’un timbre hommasse, niaisement révoltantes. Interpréter ainsi une telle merveille musicale, c’est commettre une abominable et stupide profanation. Madame Lauters a une voix superbe, mais je crains bien qu’elle ne réussisse jamais à l’utiliser que dans les œuvres de pacotille. »

Quelle opinion voulez-vous que se forment de la presse les artistes, ses justiciables, et les lecteurs, ses clients, en voyant deux hommes qui savent à fond les choses dont ils parlent, affirmer le blanc et le noir avec la même chaleur convaincue, s’enthousiasmer et se fâcher absolument pour les mêmes motifs ? Le moins qu’ils puissent faire, c’est de conclure poliment de l’inutilité de la critique.

Encore si la juste plainte de ceux qui se voient brutalement attaqués s’arrêtait là ? Mais comment exiger d’eux la modération qui paraît manquer à leur juge ? On a donc voulu trouver une cause à la mauvaise humeur évidemment exagérée de Berlioz. Les uns l’ont attribuée au déplaisir bien naturel qu’a dû éprouver le traducteur du Freischütz en se voyant distancer par la concurrence de Robin-des-Bois ; d’autres ont parlé de la mauvaise grâce qu’aurait mise madame Lauters dans son refus de chanter au concert de l’auteur de l’Enfance du Christ. Ce sont là de purs commérages, le dernier surtout, bien qu’on ait invoqué un précédent pour lui donner créance : les attaques fort vives dont Duprez fut l’objet de la part du Journal des Débats, à la suite de son refus de continuer à paraître dans le Benvenuto Cellini du feuilletoniste. L’argument a si peu de force que je le ramasse, et le retournant, je le fais servir à prouver immédiatement le contraire. Dans la bourrasque de sifflets qui emporta l’opéra d’Hector Berlioz, madame Stoltz, charmante dans le rôle d’Ascagno, se montra, jusqu’au dernier jour, dévouée au musicien que tous abandonnaient : cela empêcha-t-il, quelques années plus tard, Berlioz-Brutus d’immoler madame Stoltz et sa reconnaissance au succès de la coalition qui devait emporter M. Léon Pillet ? Non, non ne prêtons pas au noble cœur des artistes les petites rancunes de notre monde bourgeois Si madame Lauters a involontairement blessé le critique, croyez bien que le critique lui a pardonné avec cette grandeur d’âme de madame Stoltz, heureuse d’oublier la coalition de 1847, et de chanter, à la dernière audition de l’Enfance du Christ, la Captive d’Hector Berlioz.

M. P.-A. Fiorentino

M. Fiorentino a pris un terme moyen entre l’exagération en sens opposé de ses deux confrères. « Madame Lauters, dit le critique du Constitutionnel, a une voix d’une incomparable beauté. si elle le voulait sérieusement, elle pourrait être une grande artiste, elle se contente de n’avoir qu’une voix. Il faut oser lui dire la vérité au moment où on la flatte et où on la perd. »

Il y a du vrai là-dedans ; mais ceci s’applique mot pour mot, avec plus de force, de justesse et d’évidence encore, à une cantatrice que M. Fiorentino a si prodigieusement flattée, qu’il l’a à peu près perdue. S’il ne le comprend pas, pourquoi fait-il de la critique ? et s’il le comprend, pourquoi blâme-t-il aux boulevards ce qui l’enchante si fort à l’Opéra ? Je m’en vais vous l’apprendre, car ceci en vaut la peine.

Ce qui frappe de stérilité à mes yeux les opinions de M. Fiorentino en musique, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, son ignorance d’un art sur lequel il s’est condamné à écrire en moyenne de quinze à vingt colonnes par semaine ; mais bien plutôt son manque de vocation. Aimer la musique, tel fut le secret de Stendhal pour en parler avec éloquence, en prophète parfois, en poète toujours. Le livre de Rossini, malgré les erreurs dont il fourmille au point de vue esthétique, restera, tandis que le fatras de M. Castil-Blaze est condamné au pilori.

M. Fiorentino n’aime pas la musique, et cela ressort clairement pour moi de l’uniformité invariable de ses procédés en matière de louange et de blâme. Son style n’a pas de sexe avec les œuvres qu’il lui arrive de fêter le plus. Il les introduit dans le monde de la célébrité ; mais, mort aux sensualités de la musique, froid, ennuyé, distrait, comme l’eunuque soulevant les draperies du harem et faisant défiler une à une les femmes du sultan, son maître, il entrouvre avec une nonchalance extrême les plis de sa phrase, derrière lesquels nous apparaissent danseurs, chanteurs et musiciens : mais rien de plus. Gardien de l’art, il n’en use pas pour son compte, et s’il lui arrive, par l’effet d’un miracle, d’épeler couramment une partition, jamais il ne l’embrasse avec ces transports de fièvre qui brûlent et font vivre les plus belles pages de Jean-Jacques, de Diderot, d’Hoffmann, de Stendhal et de Méry !

Un des vices de la manière du feuilletoniste, c’est encore l’élasticité de ses définitions et de ses jugements. Je comparerai, par exemple, l’appréciation qu’il fait du talent d’un chanteur à la spéculation de quelques marchands d’estampes de Paris, spéculation qui consiste, moyennant le grattage et la surcharge du texte, et certaines modifications accessoires du costume, à baptiser de vieilles planches avec les noms célèbres ou fameux que l’actualité fait surgir. La lithographie s’appellera tour à tour, selon la circonstance et avec un châle en moins ou des moustaches en plus, Fualdès, madame Lafarge, le général Cavaignac, l’archevêque de Paris.

Eh bien ! voici dix ans que M. Fiorentino use de ce procédé unique, et toujours avec le même succès, vis-à-vis des célébrités de la danse et du chant. Appliquez à la Cruvelli ce qu’il dit de madame Bosio retirez du portrait de madame Ugalde deux ou trois épithètes à charnière pour les adapter à celui de madame Cabel, et vous arriverez à un résultat identique : celui d’une appréciation-omnibus, — étoffe flottante, qui enveloppe tout le monde et n’habille personne.

À l’époque où il savait faire un feuilleton, M. Fiorentino rachetait du moins les banalités de sa critique avec les vivacités d’un esprit où le sel gaulois, épuré par Voltaire, saupoudrait la finesse Italienne. Il est bien changé aujourd’hui, et il semble, en vérité, qu’en serrant à son cou la cravate blanche du chroniqueur officiel, il ait étranglé sa verve au passage. Le charmant Machiavel à six centimes la ligne que nous avons tous connu et lu, n’est plus qu’un Pangloss bourgeois qui prend le la au mirliton enrubanné de ce bon M. Darthenay. Il faut qu’on ait jeté un sort à cet homme d’esprit, dont le style jouait du poignard avec tant de grâce. Ah ! si je connaissais le malappris, il ne périrait que de mes mains !

M. Scudo

Puisque j’ai tant fait que de toucher à quelques écrivains de la presse musicale, je veux adresser, en passant, deux simples questions à l’un de mes plus savants confrères, M. Paul Scudo.

Pourquoi M. Scudo, sans y être contraint par personne, écrit-il : « Les parques inflexibles », en commençant un article consacré au Trovatore ? et pourquoi, s’étant résigné de lui-même à cette extrémité, signe-t-il du prénom romantique de Paul sa prose si majestueuse, qu’elle a l’air de porter l’art en terre à bras tendus ? — Est-ce une concession aux idées modernes représentées par Verdi ? — Ah ! prenez garde, M. Scudo ! Paul est synonyme de conversion, et il se peut que le Trovatore se rencontre sur le chemin de Damas !

Seconde question : Pourquoi, monsieur le chroniqueur de la Revue des Deux-Mondes, après avoir affirmé, presque sous forme d’axiome, que le défaut capital du compositeur lombard, c’est une absence complète d’imagination (ce qui signifie stérilité de motifs et d’idées), arrivez-vous à louer plus bas certaines qualités mélodiques et originales dont le compositeur vous paraît doué à un degré éminent ? et pourquoi trouvez-vous pauvre, en définitive, une partition dont vous citez jusqu’à dix morceaux importants ?…

Je vous ferai remarquer, M. Scudo, que je ne défends pas Verdi, mais la logique !

Gérard de Nerval

Maintenant, pardonnez-moi si, choisissant assez mal la place réservée à un souvenir funèbre, je consacre l’espace qui me reste à vous dire quelques mots de Gérard de Nerval. Je ne suis ici que l’écho d’un homme aimé du pauvre mort, et je ne sais, de cette existence aventureuse, et par moments énigmatique, rien autre chose que ce que ses regrets ont bien voulu m’en apprendre. Je n’eus pas l’honneur d’être l’ami du poète, je n’ai pas lu ses œuvres, et j’ignore tout à fait si la réputation de l’écrivain doit ou non rester suspendue au gibet, dressé par la misère ou la folie, dans la rue de la Vieille-Lanterne.

Le premier en date, le plus cher des amis de Gérard, Théophile Gautier, a mis à dessein une simplicité sérieuse et une réserve pleine d’obscurités dans les lignes qu’il a consacrées à ce trépas sinistre. Mais on comprend, après avoir lu ces périodes, fermes comme l’âme d’un stoïque, patiemment sculptées comme des sanglots lapidaires sur un cœur de marbre, l’empressement de la douleur à fermer précipitamment une tombe. À quoi bon vanner des souvenirs du cœur à tous ces vents de carrefour qui se prostituent à la curiosité parisienne ?

Je n’insisterai pas non plus sur l’abandon (le mot est peut-être bien dur !), sur le relâchement de la pieuse sollicitude dont on aurait pu enlacer, même de loin, cette âme égarée et vagabonde. L’amitié de l’homme, hélas ! est manchote et pied-bot ! Eh ! mon Dieu ! en supposant qu’elle aurait eu, pour la circonstance, les mains multiples de Briarée et les bottes de sept lieues du conte, peut-être encore que Gérard eût échappé à sa longue étreinte. Par l’instinct de l’équilibre moral, qui fait que toute créature, à son insu, tend incessamment vers son milieu, le poète fuyait la société de ses pairs qu’il jugeait assurément aussi malades que nous pouvions le trouver lui-même. Fou dans le monde des faits et de la vie active, il devenait un sage dans les régions purement spiritualistes. Pour lui, la Halle n’avait pas de bouge, le taudis pas de vermine ; du tapis-franc au garni, il marchait, les yeux emplis de splendeurs sidérales, traînant après lui, bateleur sublime ses décorations, ses personnages et ses drames en plein-vent, aux cent actes divers ! Puis, si l’estomac, en se vidant, dissipait le nuage et l’éclair du cerveau si l’azur y pendait en lambeaux comme un vieux ciel de théâtre troué, Gérard faisait un nouvel effort d’imagination et retrouvait le hatchis des Orientaux au fond du gobelet méphitique où le portefaix verse le poison appelé genièvre. Quelle existence horrible et, peut-être, quelle vie pleine d’enchantements !

La première fois que j’eus la douleur de me rencontrer avec Gérard de Nerval, c’était à la sortie du Gymnase, le soir de Flaminio. Il s’accrocha au bras de Villemessant, et, lui tenant, avec une volubilité fiévreuse, des discours grotesques à fendre le cœur, il fit des efforts inouïs et persistants pour nous entraîner vers la Halle. Il ne prononça distinctement que cette seule phrase. Comme on lui demandait s’il ne songeait pas à retourner, le soir même, coucher chez le docteur Blanche (la maison de santé où on l’avait installé depuis quelques mois) !

— Ne m’en parlez pas, dit-il avec un haussement d’épaules tout à fait miséricordieux, je me suis enfui ; il n’y avait pas moyen d’y tenir : le docteur est fou à lier !

Il avait disparu pendant six semaines ; un éditeur voulait lui confier un travail de traduction et consentait à le lui payer d’avance 1 000 francs. Voilà ses amis en campagne. Le jour où ils y songeaient le moins, ils trouvèrent Gérard tranquillement assis sur une borne du Pont-Neuf, mangeant des pommes d’api avec la douce insouciance de Diogène. On lui fait la commission du libraire, il refuse le travail et l’argent, et, ses pommes mangées, sans un sou dans sa poche, sans projet arrêté, il reprend gaiement le chemin de Vincennes, d’où il arrivait.

L’incertitude du lendemain ne s’est posé qu’une fois sur ce front soucieux : ce fut pendant son voyage en Orient. Il adressa un jour à Théophile Gautier la lettre suivante :

« Mon cher ami, je suis sans inquiétude pour le présent ; j’ai sept francs et quelques sous dans ma poche, mais je ne te cacherai pas que l’avenir commence à me préoccuper. »

Avec ses instincts d’oiseau voyageur et cette insouciance absolue du bien-être et du confortable, il avait par accès des goûts de luxe ; l’argent d’un travail littéraire, il le consacrait alors, sans garder souvent de quoi payer le dîner du jour, à l’acquisition d’un meuble, d’un vase, d’un tableau de prix.

Il écrivait en marchant, le jour, à la campagne, ayant pour pupitre un arbre ou une pierre ; le soir, à Paris, adossé au mur visqueux d’une tabagie, éclairé par la lanterne du logeur de nuit. Il écrivait presque toujours au crayon, sur des morceaux de papier sordide, sur la marge d’un journal, sur l’enveloppe d’une lettre. C’est ainsi qu’il composa pour Limnander la pièce des Monténégrins.

J’ai entre les mains le scénario primitif de l’opéra, à la vérité recopié par le musicien, mais tel qu’il est sorti de la tête du poète, avant qu’Alboize, son collaborateur, y eût accroché toutes les ficelles du faiseur. Reculant l’action de son drame à plus de cent années, Gérard l’avait déroulée en plein incendie du Palatinat, dans les salles géantes du château d’Heidelberg, croulant alors, éclairées de crépuscules sinistres, sous le canon de Villars.

Bien qu’il ait vécu en solitaire à Paris et en mahométan à Constantinople, Gérard a aimé, — une seule femme, — et l’a aimée jusqu’au tombeau. Le jour où les hôtes du garni de la rue la Lanterne détachaient, d’un barreau de fer rouillé, le corps raidi du poète, ce jour-là s’est trouvé tomber l’anniversaire de la mort de Jenny Colon. Chaste anniversaire, fêté par deux âmes sous le regard attendri de Dieu !

À travers la critique. Huitième étape

L’Académie

Les écrivains devenus immortels, par une distraction des quarante, ont tous passé la première moitié de leur vie littéraire à médire de l’Académie, et la seconde moitié à s’efforcer d’y entrer. De son côté, l’Académie n’a jamais laissé échapper une occasion d’humilier les écrivains et, — ne pouvant et ne voulant pas les décourager tout à fait, — de les tenir à distance. Il lui était donné de choisir le seul candidat qui la représente au dehors, un poète qu’elle a patronné, couronné et opposé à la nouvelle école : Eh bien ! ses préférences avouées ont été moins fortes que le plaisir chatouilleux, auquel elle ne saurait résister, de faire une avance aux lettres ! Passe encore si, en ajournant M. Ponsard, l’Académie pouvait alléguer pour excuse l’habitude invariablement prise par elle de donner le pas, sur un poète, à quelque gloire parlementaire en demi-solde mais entre deux nourrissons du Pinde, prendre le plus étique, en vérité, ceci n’est plus l’acte, mais le ramollissement du suffrage académique !

Lorsque je vois des hommes d’un mérite supérieur, les Guizot, les Lamartine, les Hugo, les Musset, les Thiers, tenir à grand honneur d’être appelés les confrères de MM. Tels et Tels, — dont pas un journal ne voudrait admettre pour rien la prose, — même désinfectée, — dans ses colonnes, — je cherche la cause de ce besoin effréné d’un niveau intellectuel, et, — contradiction étrange ! — c’est dans la vanité de l’individu que je le trouve. Richelieu a véritablement fait des immortels, le jour où il les a numérotés ; le jour où chaque académicien a pu s’avouer tout bas : « Je suis un des Quarante ! et le reste de l’univers commence à quarante-et-un ! En supposant que Molière revînt au monde, tout exprès pour faire ses visites, jusqu’à ce que la majorité des voix lui fût acquise, il ne pourrait se dire mon égal ! »

Il ne faut pas s’y tromper, là est véritablement l’autorité de l’Académie. Supposez, d’ailleurs, dix imbéciles se réunissant pour fonder une caste, une petite église : vous verrez aussitôt les gens sensés et les hommes d’esprit mortifiés de leur exclusion, accourir et postuler avec ardeur le droit d’être un sot, — justement parce que ce droit sera limité.

Si l’Académie n’avait en que la prétention ridicule de régler le goût, de conserver intactes les traditions de la langue, il y a longtemps qu’elle serait morte obscurément et enterrée sans fracas ; mais, comme en réalité elle détient un dépôt précieux, — celui de la vanité collective de ses membres, — j’ai bien peur qu’elle ne soit éternelle, sous cette forme ou sous une autre ; car c’est sa stérilité qui la perpétue et son impuissance qui la féconde.

Qui sait ? j’y entrerai peut-être un jour, et je serai reçu par M. de Matharel, qui, en galant homme, aura oublié nos petits démêlés littéraires et y fera mon éloge : — à quoi je riposterai par le sien.

Il faut bien que l’Académie représente le génie, l’esprit ou le goût des lettres françaises, s’il nous est démontré par M. de Pontmartin que George Sand appartienne à « la mauvaise littérature ».

M. de Pontmartin

M. de Pontmartin est un écrivain ingénieux, élégant, dont la forme est sobre et le goût délicat. Sa plume fait autorité, mais seulement dans le monde d’élite et, par conséquent, assez restreint où le littérateur-gentilhomme se soucie d’exercer une influence. Le rôle de critique de salon n’est point à dédaigner : il suffit à la réputation de Rivarol ; mais dans ce temps-là, les salons donnaient sur la place publique et trouvaient un écho au dehors. C’est à ce prix seulement que le talent conquiert influence et pouvoir.

M. de Pontmartin admire les grands écrivains du grand siècle je m’agenouillerai à ses côtés, s’il veut bien me permettre de partager cet honneur avec lui ; mais notre prière en commun achevée, il est à craindre qu’un dissentiment profond ne nous sépare. J’en demande bien pardon à M. de Pontmartin ! mais dans son attitude de critique, il me fait un peu l’effet d’un homme qui aurait mis un crêpe extrêmement flottant ses opinions littéraires, afin de pleurer les morts avec une ostentation fatigante pour les vivants. Et pourtant, si ma mémoire ne m’abuse, je crois me souvenir que l’écrivain de la Revue contemporaine se serait confessé d’avoir, dans son extrême jeunesse, sacrifié à l’idolâtrie romantique. Nous avons tous commencé ainsi ; il n’y a nulle honte à en convenir de bonne grâce. Avoir été jeunes ! ô le défaut charmant et irréparable ! Nous ne le sommes plus : en valons-nous mieux ? Lorsqu’il nous arrive de renier un peu durement notre passé romantique, j’ai bien peur que nous ne ressemblions à ces étudiants écervelés que la presse libérale du temps grisait avec les grands mots de Jeunesse intelligente des écoles ! Ils étaient absurdes, d’accord ! Mais ont-ils gagné au change, depuis que, devenus pour la plupart avoués ou juges de paix, au fond de leur province, ils font leur société de trois idiots d’une sous-préfecture ? — Écrivains, ne faisons plus d’enfantillages, mais restons jeunes et soyons de notre temps !

Mémoires de George Sand

M. de Pontmartin a consacré un long article au dernier livre de George Sand, l’Histoire de ma vie. Il le juge avec une sévérité qui ne marchande rien : c’est son droit ; mais, outre que l’expression du blâme est parfois un peu forte, le critique, m’a paru manquer de sang-froid et apporter, dans un jugement littéraire, des passions et, peut-être, des rancunes.

Le livre si sévèrement traité est resté en deçà de l’attente générale ; il n’a pas tenu ce qu’il semblait promettre ou ce qu’on croyait y trouver de révélations piquantes : l’auteur a trop bien tenu parole à l’épigraphe placée en tête de ses confessions : Charité envers les autres, dignité envers moi-même. M. de Pontmartin reconnaît lui-même que « madame Sand ne voulait ni ne pouvait satisfaire le genre de curiosité et d’intérêt qui s’attachait à ses Mémoires… sans avoir l’air de demander au scandale un succès inutile à son talent et funeste à sa gloire ».

Voilà bien des raisons d’être indulgent à une publication qui n’a pas réussi, et l’on s’explique difficilement ensuite le motif qui a pu pousser M. de Pontmartin à l’achever à coups d’épithètes irritées ou dédaigneuses, en l’appelant une œuvre bizarre, une mystification, une gageure, une attrape pour les curieux, un désastre pour l’auteur, un livre mal écrit et qui nous donne le dernier mot d’un mauvais genre et d’une mauvaise littérature, une œuvre monstrueuse, qui, heureusement, porte avec elle un préservatif qui sera toujours très puissant en France : l’ennui .

L’irritation du critique l’égare au point de lui faire commettre, — à lui, puriste et délicat, — des phrases aussi défectueuses que celles-ci :

« Les natures ardentes, buvant à longs traits ces philtres grossiers, acceptent avec la même complaisance celui qui déprave leur raison que celui qui égare leur imagination et leur cœur. »

Et plus loin, ce galimatias intolérable :

« Cette manie des célébrités modernes, s’imaginent qu’il leur suffit d’être tombées dans un fossé, pour que ce fossé devienne le pensionnaire de leur génie et de leur gloire. »

Quel style ! m’écrierai-je à mon tour, en parodiant le dégoût de linguiste manifesté par M. de Pontmartin.

Soyons francs : cette sortie passionnée et dépassant le but ; si peu justifiée par le ton incolore des Mémoires, accuse un mobile, un grief préexistant à leur publication. Les préventions de M. de Pontmartin avaient condamné d’avance le livre de George Sand, indépendamment de sa forme ; on s’était arrangé en conséquence ; le livre ne pouvait manquer de suinter le scandale à chacune de ses pages : le résultat n’a point été celui qu’on espérait secrètement ? tant pis ! le siège du critique était fait ; malheureusement, une fois le bombardement fini, il s’est aperçu trop tard que ses épithètes de gros calibre n’avaient troué que des toiles d’araignée.

George Sand, fidèle à son passé et à ses impiétés philosophiques, a traité, dans ses Mémoires, le culte extérieur que l’Église rend au Christ de fabulation ridicule , et appelé Robespierre le plus grand homme de la Révolution . Ce sont là des énormités qui ne sont ni nouvelles, — et j’ajouterai, — ni dangereuses, et qu’il ne fallait pas ramasser avec trop d’apparat, pour en faire le texte d’un jugement littéraire sans quoi l’on s’exposait à ce que l’auteur du livre vous répondît avec quelque raison : — Vous êtes un homme de parti, vous ne sauriez être un juge.

Que M. de Pontmartin veuille bien me permettre de le lui dire, — avec tout le respect que je professe pour les hommes de profonde conviction tels que lui : il a trop de loyauté et de talent pour s’enrôler, sans déchoir, dans les rangs de ces fougueux moralistes qui ont pris des engagements avec le ciel et sont en train de nous gâter le christianisme. Braves gens ! qui ne sortent jamais de chez eux sans être munis de leurs principes de morale religieuse et sociale, — comme un maçon de son mètre ou de sa toise, — et s’en servent avec un sérieux bouffon pour mesurer des badineries littéraires. Cette méprise de leur part me rappelle une anecdote dont fut le héros un gentilhomme fort brave, mais fort ignorant, au service du grand Condé. M. le Prince guerroyant en Belgique, voulait s’assurer du cours d’un ruisseau : le gentilhomme, croyant bien faire, lui apporta une mappemonde.

———

La cause de l’insuccès des premiers volumes de l’Histoire de ma Vie, M. de Pontmartin ne l’a point recherchée ; en eût-il été autrement, qu’il se fût refusé à l’admettre. Cette cause réside uniquement dans notre manière d’accueillir ces sortes de publications et d’en être impressionnés. Aussi friands de petits scandales que prompts à nous en effaroucher, curieux comme un écolier, cyniques comme un laquais, hypocrites comme une vieille fille, nous lisons d’un œil et nous pleurons de l’autre. L’œuvre de Saint-Simon qui a cloué justement au pilori de l’histoire, dans la postérité, le déshonneur de deux règnes, est absous par notre admiration qui a baptisé son illustre auteur le Tacite français ; mais, en revanche, nous sommes sans pitié pour la feuille volante, au jour le jour, oubliée le lendemain qui aura médit en riant d’un ridicule ou d’un travers qui n’enlève rien à la réputation d’un honnête homme. Nous abandonnons à un historien, implacable comme l’honnêteté, l’honneur de deux siècles, tandis que nous ne manquons pas de prendre avec emportement la cause de la vanité du cuistre qui nous coudoie.

Je suis intimement persuadé que c’est un galant homme qui s’est écrié le premier : la vie privée doit être murée ! Mais, ce dont je suis plus convaincu encore, c’est que tous les coquins ont dû faire chorus !

M. de Calonne

Avant de fermer la Revue Contemporaine, permettez-moi de demander à mon collègue, M. Alphonse de Calonne, l’explication d’une phrase de sa dernière causerie sur les théâtres :

« L’ouverture de Mosè fut écrite par Rossini quelques heures seulement avant la représentation. »

M. de Calonne en est-il bien sûr ? Je le vois déjà s’apprêtant .à me répondre : en douteriez-vous, mon cher ? — Rossini était si paresseux…

Si paresseux, en effet, qu’il ne put jamais se décider à écrire en question, et que Mosè commence par une courte introduction instrumentale.

Les singes de Bossuet

MM. de Césena et de Lourdoueix, obligés d’écrire à un point de vue différent, quoique sur le même sujet, celui de la mort du czar, ont eu le malheur de se rencontrer tous deux à la conquête du même lieu commun, et de s’écrier à l’envi « L’empereur Nicolas vient d’être enlevé de la scène politique. »

Cette rencontre n’a pas eu de suite autrement fâcheuse.

Toujours à l’occasion de cette mort du czar, M. Louis Veuillot s’est livré à un mouvement à la Bossuet qui a été loin d’être heureux.

« …… Ta mesure est pleine ! s’écrie le journaliste, ton rôle est fini : va-t’en ! Il disparaît comme cette neige qui couvrait la terre, il y a quelques jours. Où est-elle ? où est l’empereur Nicolas ! » »

L’image n’est pas seulement d’une grossièreté inconvenante : elle manque en outre de justesse et de charité chrétienne ; je dirais même qu’elle est d’un païen, — et M. Louis Veuillot ne manquerait pas de dire comme moi, — si cette distraction, un peu forte de sa part, était échappée à la plume d’un adversaire.

L’oraison funèbre du rédacteur en chef de l’Univers est une piètre composition, littérairement parlant ; on sent que le souffle d’en haut ne la traverse pas, et que le style rapide, net, concis de l’écrivain, admirable et portant si bien coup dans la polémique, manque ici d’ampleur pour vêtir un mouvement oratoire qu’on a voulu grandiose. Les idées bouffies font éclater la forme aux entournures, et l’écrivain, dont la force ou la solidité est tout entière dans une attitude ordinairement calme et railleuse, s’essouffle et se fatigue à vouloir se surfaire. Un chorégraphe dirait que sa phrase manque de ballon ; un de ses admirateurs s’est écrié : c’est un Bossuet poussif.

M. Louis Veuillot

C’est une figure étrange, complexe, originale, que celle du fougueux polémiste de l’Univers ; je compte l’étudier sérieusement quelque jour. M. Louis Veuillot a écrit un livre, les Libres Penseurs, qui renferme, sinon des pages complètes, du moins çà et là des passages, des traits marqués au coin d’une pensée vigoureuse et d’un style personnel. Ce n’est toujours que le travail morcelé d’un journaliste ; mais ce journaliste, par bonheur, est un écrivain. La lecture des Libres Penseurs m’a révélé un fait dont son auteur ne se doute guère, et dont j’espère bien lui apporter la preuve, un peu plus tard : à savoir qu’il est lui-même le héros de son livre. Chrétien, — et chrétien de bonne foi, — M. Veuillot est un esprit révolté, qui adore Dieu en grinçant des dents ; écrivain, c’est un cynique. Le pugilat catholique, auquel il se livre avec un si grand succès, n’est pas un rôle qu’il joue, mais un besoin qu’il satisfait et comme un dérivatif salutaire pour sa nature indomptée. L’ardeur militante de l’apôtre est produite en lui par un vieux levain de révolte, et, à son insu, le doute pose ce dilemme effrayant à sa foi frémissante : — Combattre l’impie pour ne pas se tourner vers Dieu !

Oui, M. Louis Veuillot est un libre penseur, un louveteau dont la religion a fait un chien de garde ! et lorsque son style, flairant l’impiété, semble montrer les dents aux grandes figures de Rabelais, de Montaigne, de La Fontaine, de Molière, de Voltaire et de Rousseau, — ne prenons pas le change ! Ce n’est pas la foi qui l’enflamme, au contact de cette parenté de son esprit, c’est la voix du sang qui le réveille et le pousse à accomplir, lui aussi, sa tâche de démolisseur !

À travers la critique. Neuvième étape.

Le Demi-Monde a été reçu cette semaine chez la presse, qui l’a fêté comme le lion du jour. Les restrictions de la critique ne portent que sur des points accessoires et n’enlèvent rien, d’ailleurs, à l’accueil chaleureux qu’elle a fait, après le public, à la comédie si remarquable de M. Dumas fils. Cette unanimité bien constatée (je compte pour ce qu’elle vaut l’opposition de M. Taxile Delord) devrait rendre mon intervention inutile. Où il n’y a plus de délit, il n’y a plus de juge. En cherchant bien pourtant, il doit y avoir çà et là quelque contravention littéraire à réprimer, et plutôt que de ne pas juger, moi, je serais capable, comme Perrin-Dandin, de faire comparoir mon chien citron à la barre.

M. Jules de Prémaray

J’avais adressé un reproche à M. de Prémaray, à propos de Flaminio, celui de juger parfois les pièces de ses confrères moins en homme du métier qu’en feuilletoniste : je suis obligé de reconnaître aujourd’hui que l’écrivain s’est tout à fait amendé, et que s’il y avait quelque chose à reprendre dans son appréciation de la comédie du Gymnase, ce serait peut-être l’excès contraire.

En voyant des griffes, au lieu d’une plume, s’allonger au bout des doigts du feuilletoniste de la Patrie, il y a des gens qui, ne pouvant en croire leurs yeux, vont se demander si ces griffes n’auraient pas poussé, par hasard, aux mains de l’auteur des Cœurs d’Or, le soir de la représentation du Demi-Monde.

Et moi qui, en voyant M. de Prémaray saluer tous et chacun d’un ron-ron amical, l’avais pris jusqu’ici pour un angora Abélardisé ! Je lui dois de sincères excuses pour ma méprise ; franchement, je l’aime mieux ainsi ; et, puisque griffes il y a, j’avoue qu’on ne saurait les avoir ni plus roses, ni plus élégamment aiguisées, ni paraître en jouer plus innocemment, tout en labourant l’épiderme d’une trace sanglante.

Le tour de force accompli par le feuilletoniste consiste à avoir coulé sa critique dans le moule du dithyrambe ; ses louanges portent des bottes secrètes, et son enthousiasme, qui a le coup de foudre d’une bouteille d’eau gazeuse, en a aussi le picotement. Placé en face d’un confrère dont le triomphe a été à peu près sans exemple, et d’un théâtre qui a joué les Cœurs d’Or, et à la porte duquel il doit frapper de nouveau un jour ou l’autre, M. de Prémaray rougirait de se montrer envieux, ingrat ou malhabile : il jette, à la vérité, des pierres à ce grand succès ; mais ce sont des pierres précieuses… celles d’un esprit taillé à facettes, et, malgré tout, l’auteur et le théâtre restent encore ses obligés.

Mais voyez donc comme ses coups sont portés avec grâce ! il tourne en ridicule Olivier de Jalin, que deux de ses confrères, moins spirituels, ont baptisé un Desgenais perfectionné (ce qui ne veut pas dire grand-chose) ; mais il trouve au moins un mot fort joli pour le tympaniser, en l’appelant un Sax-Monthyon, et en affirmant que l’auteur du Demi-Monde est de première force sur cet instrument.

Que de fine raillerie, par exemple, il y a dans le portrait suivant :

« M. Dumas fils a écrit cette curieuse comédie dans le style du Demi-Monde littéraire, et avec son esprit jeune jusqu’à la gaminerie, bien portant jusqu’à la pléthore… la santé est un des caractères distinctifs du talent de M. Dumas fils. Son succès comme individualité aide beaucoup à ses succès comme écrivain… il se fait aimer en raillant comme d’autres se font aimer en flattant. Son esprit s’empourpre du bien-être de son corps, ses bons mots ont de l’embonpoint… »

Un peu plus loin, sacrifiant à l’éclatante réussite du Demi-Monde, les deux succès antérieurs de la Dame aux Camélias et de Diane de Lys, qu’il traite cavalièrement d’aventures galantes et scandaleuses racontées gaillardement par un jeune homme de bonne humeur, le critique déclare que le résultat de cette troisième épreuve est décisif pour l’avenir de M. Dumas fils.

Il n’y a plus à s’en dédire ; l’éloge est grand, la main qui l’a décerné ne se referme pas, c’eût été chose superflue : le critique avait commencé parfaire ses réserves. Sa libéralité était celle d’un calculateur qui après avoir compté jusqu’à dix, pose zéro et retient… le reste.

Suivez bien la politique de M. de Prémaray. Je vais vous l’exposer, mais subalternement, comme il convient de faire à un simple gacheux de la critique :

C’est dans le deuxième acte que l’auteur a entendu placer la peinture de son Demi-Monde. Supposez l’acte supprimé, la portée philosophique de l’œuvre disparaît. En rapprochant les ais disjoints de l’action, il vous restera peut-être une pièce ; mais vous n’aurez plus de comédie.

C’est justement à ce deuxième tableau, formant clé de voûte, que s’en prend la mauvaise humeur de M. de Prémaray. L’auteur, dit-il, « a empâté sa toile avec exagération ; les tons me semblent faux ». Pour le reste, il déclare que tout est bien et d’une grande puissance . Il est vrai que ce tout n’appartient pas à l’auteur du Demi-Monde, jugez plutôt ! « Non, s’est écrié plus haut le feuilletoniste, la baronne d’Ange n’est pas une comédie nouvelle ! non votre drame n’est pas une découverte ! toutes ces scènes, tous ces personnages ; vous les trouverez dans Balzac, si vous cherchez bien. »

Conclusion sous-entendue : le Demi-Monde pourrait bien n’être qu’une troisième aventure galante et scandaleuse, comme ses sœurs la Dame aux Camélias et Diane de Lys.

Il ne reste à M. Alexandre Dumas fils qu’à s’incliner, en répondant à M. de Prémaray ce que dit Olivier de Jalin à la baronne d’Ange :

— Ma foi vous êtes d’une jolie force !

M. Paul de Saint-Victor

M. Paul de Saint-Victor a fait de la comédie de M. Dumas fils une appréciation excellente, mais qui gagnerait, comme tout ce qu’il écrit, à ce que le style en fût moins laborieusement étincelant. Quoi qu’il en soit, ce feuilleton contient des parties charmantes, des mots heureux, gâtés malheureusement par le voisinage de pointes intolérables et de calembours précieux dans le goût de Cyrano de Bergerac, — moins, bien entendu, la naïveté et la nouveauté de la manière. Passe encore pour un mariage qui ne tient qu’à un fil… d’épée ! Mais n’est-ce pas courir après un trait bien puéril que de dire d’Olivier de Jalin apostrophant le Demi-Monde, qu’il pétrifie dans le sel de ses plaisanteries toutes ces femmes de Loth  ?

M. Paul de Saint-Victor, enfourchant sa prose caparaçonnée d’écarlate, me fait l’effet d’un homme qui monterait à cheval, non dans l’intention d’aller quelque part, mais uniquement pour le plaisir de regarder le sabot de sa monture qui sonne sur le pavé et en fait jaillir des étincelles. Il faut appliquer au critique du Pays (vers lequel, malgré tous ses défauts, je me sens pourtant irrésistiblement entraîné) le jugement de Rivarol sur l’abbé Delille, et dire de M. de Saint-Victor qu’il est si fort occupé du soin d’assurer un sort à chacune de ses phrases, qu’il n’a vraiment pas le loisir de songer à l’avenir de son feuilleton.

M. André Leclerc

Mon excellent ami André Leclerc, de l’Estafette, s’est permis, lui aussi, de pousser une pointe dans le demi-monde métaphorique ; mais il suffira, j’espère, de lui mettre le nez dans son image pour le rendre à l’avenir plus raisonnable et plus tempérant.

André Leclerc suppose d’abord qu’il a rencontré une voix. Apparemment que cette voix avait plus de corps que celle de M. Charles Ponchard. Ce n’est pas tout, et voici les belles choses qu’il découvre ensuite :

« L’admiration, — s’écrie-t-il en s’abandonnant à un élan pindarique, — est un instrument qui ne chante qu’au contact d’une autre harmonie… Vienne cette harmonie, et vous la verrez la couvrir de caresses, semer des fleurs sous ses pas, etc. »

Voyez à quelle extrémité peut vous conduire la rhétorique on se met en route sans songer à mal ; on se propose de cueillir, à droite et à gauche, un bouquet d’adjectifs, pour l’offrir aux abonnés de l’Estafette, et voilà qu’on est entraîné à faire de l’admiration un instrument, et de cet instrument, un jardinier-fleuriste égrillard qui prend la taille à une harmonie et effeuille des roses sous ses pas !

Cela me rappelle une hardiesse de style encore plus forte ; c’est M. Thiers qui s’en est rendu coupable. M. Thiers, un esprit fort peu accessible au lyrisme, s’est pourtant oublié un jour jusqu’à écrire la phrase suivante, dans laquelle sa pensée devient successivement une source, un incendie, une montagne, un cheval et un vaisseau :

« En remontant à la source de ces bruits, il fallut bien reconnaître que la main des royalistes avait, encore une fois, allumé l’incendie de la guerre civile ; mais des cimes élevées où l’élu de la France tenait les rênes du gouvernement, il n’était pas donné à une folle tentative de faire sombrer le vaisseau de l’État. »

L’Union et l’Assemblée nationale

MM. Théodore Muret, de l’Union, et d’Avrigny, de l’Assemblée nationale, tout en constatant le succès du Demi-Monde, font tous deux la même réserve, relative au danger qu’il y a de mettre de pareils tableaux sous les yeux de nos femmes et de nos sœurs. Je ne demanderais pas mieux de respecter ce lieu commun à cause de son grand âge, mais mes confrères sont-ils bien certains que le théâtre ait pour but la distraction des petites filles, et qu’il n’y ait pas un danger tout aussi grand, par exemple, à conduire nos sœurs et nos femmes aux pièces de Molière ? Il y a comme cela, dans la langue, une foule de dictons de rebut, sur lesquels s'appuient, pour marcher, les quinze-vingt de la critique.

M. d’Avrigny risque ensuite la phrase suivante pour son propre compte :

« On devine de suite que le Demi-Monde ne pouvait être une comédie d’action. »

De quel nom baptiser alors les situations émouvantes et les péripéties pressées des trois derniers actes de la pièce ? En vérité, M. d’Avrigny est bien bon de commettre une faute de français pour avancer une proposition inexacte, qui tendrait à prouver, si elle prouvait quelque chose, qu’il n’a pas vu jusqu’au bout la comédie de M. Dumas fils.

M. Taxile Delord

Tandis que les quinze-vingt de la critique repoussent le Demi-Monde de M. Dumas fils comme trop chargé en couleurs, en voici bien d’une autre ! M. Taxile Delord, lui, niant la réalité et même l’étrangeté de ses peintures, cherche et prétend ne pas reconnaître, dans les tableaux de la comédie nouvelle, les originaux du monde marron que le dramaturge a promis de révéler au public.

« J’avoue que, pour ma part, dit le rédacteur du Charivari, j’ai été fort désappointé de ne point voir sur la scène la peinture de ce Demi-Monde dont j’étais affriandé sur l’étiquette du sac. J’y ai compté presque une douzaine de personnes comme on en voit dans tous les mondes possibles. »

Voilà qui me surprend étrangement de la part de M. Taxile Delord, auquel je supposais d’excellents yeux. Je crois me rappeler en effet, — et de cela il y a six mois à peine, — que M. Delord vit jouer l’opéra de Maître Wolfram et en rendit compte quarante-huit heures avant la représentation. Avec une vue de ce calibre, on devait voir le Demi-Monde, quand bien même l’auteur eût commis la distraction un peu forte qu’on lui reproche. Ce n’est pas que cette société exceptionnelle n’existe ; le critique l’a observée sans en avoir l’air, et il ajoute, d’un petit ton dégagé et comme pour faire honte à M. Alexandre Dumas fils, dont c’est le métier : « qu’on en pourrait esquisser vingt physionomies tout de suite, si on avait le temps et l’espace nécessaires ». Mais M. Taxile Delord n’a que le temps de faire au Charivari la littérature que vous savez.

Après avoir prouvé à l’auteur qu’il n’avait su ni voir ni observer, M. Delord a formulé en ces termes son opinion sur une pièce qui est un événement et une littérature :

« Avec un fonds de comédie, drapés et cousus par une main intelligente, les oripeaux du Demi-Monde pouvaient encore fournir un costume leste et pimpant à Thalie. »

M. Taxile Delord, qui commandite pour un tiers la vieille gaîté française au Charivari, passe pour avoir une prétention sérieuse. Dans les grandes solennités, il se pose en homme littéraire du journal. Mais comme sa phrase d’apparat ne sert que rarement elle a, — vous avez pu vous en convaincre, — l’allure d’un autre âge, et traîne avec elle je ne sais quelle odeur de vieilles armoires où l’écrivain la tient enfermée. M. Delord, dans ces moments-là, me fait assez l’effet d’un de ces vieux débris de l’armée de la Loire, qui, devenus tout à fait étrangers à notre époque et mettant pour un jour leur uniforme trop large et leurs épaulettes vert-de-grisées, se mêlent à toutes nos manifestations, en croyant fermement assister à une revue du premier Empereur.

C’est donc fort innocemment, et sans savoir de quoi il était question, que M. Taxile Delord est venu se mêler à la manifestation du Gymnase et a fourré son vieux plumet dans l’œil de l’auteur du Demi-Monde.

Alexandre Dumas

Au moment de clore cette revue de la critique, je voudrais pourtant vous dire mon avis sur un roman-feuilleton (jamais nom ne fut mieux mérité) de l’illustre père de l’auteur du Demi-Monde.

On peut dire d’Alexandre Dumas, Ier du nom, ce que, dans son temps, on disait du maréchal de Villeroy : Qu’il pompe l’air et produit autour de lui le phénomène de la machine pneumatique. J’ai vu le moment où, dans un travail à sa louange la gloire du fils tombait asphyxiée aux côtés de celle du père, aspirant à pleins poumons, l’oxygène d’un éloge à forte dose. « Moi, qui vous parle, s’est écrié Alexandre Dumas, je n’aurais pas pu faire le Demi-Monde. Mais ce n’est pas là un aveu d’infériorité ! Je puis faire autre chose je puis faire Antony, le Comte Hermann et la Conscience ! » — Ce qui revient à dire, convenez-en : « Mon fils fait avec succès le commerce littéraire ; sa maison prospérera mais veuillez ne pas la confondre avec la mienne, la maison Alexandre Dumas, connue et brevetée, et qui, depuis vingt-cinq ans, jouit à juste titre de la confiance du lecteur. C’est moi qui suis le vrai Jean-Marie Farina ! » »

À travers la critique. Dixième étape.

La presse est restée généralement dans le vrai à l’égard de M. Octave Feuillet et de son proverbe Péril en la demeure. Elle a mis sagement une sourdine au succès que le public un peu mêlé de la première représentation n’eût pas été fâché de surfaire, rien que pour se donner, entre deux bâillements, l’allure d’aimer et de patronner « une œuvre littéraire ».

La critique est donc unanime dans son blâme respectueux, et son opinion peut se formuler en quelques mots.

M. Jules Janin dit que « la pièce est écrite avec soin, mais d’un grand ennui ».

Le Constitutionnel trouve que les personnages qui concourent à l’action « sont des mannequins dont le ressort est brisé ».

M. Paul de Saint-Victor traite l’auteur du proverbe de « sonneur aux cloches du tocsin conjugal ». — L’image est terriblement cherchée, mais, à tout prendre, elle semble dire quelque chose, tandis que je me demande ce que le feuilletoniste entend, un peu plus haut, par cet adorable galimatias : « peindre le trouble des âmes limpides ».

M. de Prémaray cache ce petit serpent en sevrage sous les fleurs de ses louanges : « La distinction de M. Octave Feuillet, dit-il, ressemble à de la recherche, et son naturel à de la trivialité. »

Suivant M. Muret (de l’Union), « on pouvait attendre davantage du début de M. Feuillet sur notre première scène ».

Mais de tous les critiques, celui qui s’en est tiré avec le plus d’esprit et le plus de tact, c’est M. Nestor Roqueplan, qui a profité de l’occasion pour ajourner son premier feuilleton dans la Presse.

Pour cette fois, je ne puis donner tort à un petit nombre d’écrivains de se trouver en dissidence avec la majorité d’un public bénévole, tout disposé, comme, dit le proverbe, — et puisque proverbe il y a, — à prendre M. Octave Feuillet pour Alfred de Musset.

Les surmenés

Le public, en France, se compose de cette classe d’hommes qu’un écrivain profond, sous une forme négligée, Stendhal, a baptisé les surmenés. Le mot se comprend de reste. Ce sont de braves gens, pour la plupart, mais dont l’intelligence, spécialisée et tournée de bonne heure aux luttes prosaïques de l’existence, court un double relai, et consacre la lassitude du travail à goûter les choses d’art. Il n’y a pas d’écuries ouvertes pour ces intelligences horriblement fatiguées que la vanité fait galoper bride abattue. Après avoir couru tout le jour la poste des affaires, il faut encore que nous autres écrivains, peintres ou musiciens, nous les entendions trottiner sur nos talons, jugeant du son, de la couleur et du style,, et, comme dit La Fontaine, faisant sonner leurs sonnettes, mais si haut et d’une façon si fatigante, que ce grelot insolent prévaut sur notre voix au salon et au théâtre. En général, la rhétorique des surmenés se compose d’un seul mot, louange ou blâme, un mot qui semble avoir remplacé le célèbre goddam de Figaro. Le soir de Péril en la demeure, au Théâtre-Français, ce mot unique, ce Sésame d’un enthousiasme banal, qui ouvrait vingt loges à la fois, à la chute du rideau, et frappait en même temps tous les échos des couloirs et des corridors, le voici, et je puis dire : Pour copie conforme :

— C’est une pièce charmante. — Le style en est charmant. — Elle est jouée d’une façon charmante. — M. Feuillet est un esprit charmant. — Madame Allan est charmante. — M. Régnier est charmant. — Mademoiselle Fix est charmante. — Delaunay est charmant. — La toilette de madame de Vitré est charmante. — L’ameublement du deuxième acte est charmant.

Je supprime, bien entendu, les sourires, le jeu de l’éventail, la poésie du regard, la tenue de la cravate blanche ; mais, daguerréotype fidèle, je suis certain d’avoir reproduit ce feuilleton oral qui éclate dans vingt loges différentes, que redoutent les hommes de génie, sous les verges duquel se courbent les gens d’esprit, qui est le résumé de l’opinion d’une salle, et que l’on a baptisé de ce nom terrible : le public.

Cela me rappelle le mot d’un moraliste sur cette collectivité redoutable :

« Un dramaturge, disait-il, se garderait bien de consulter séparément, sur la pièce qu’il veut faire représenter, son notaire, son cordonnier ou son porteur d’eau ; mais devant ces trois zéros réunis dans une salle et multipliés par un millier d’autres, il tremble, il se prosterne, il attend son arrêt, et il en est que cet arrêt fait mourir. »

Cela est malheureusement trop vrai. Pour n’en citer qu’un exemple, je dirai que l’insuccès des Deux Nuits devait hâter la période mortelle de la phtisie laryngée dont Boieldieu est mort en 1834.

Je ne veux point conclure de ce qui précède que les surmenés se recrutent invariablement dans une classe unique. La littérature a les siens, mais ils sont d’une autre sorte, et le plus glorieux de tous, celui qui use sur le macadam des frivolités présentes un sabot fait pour courir peut-être sur le grand chemin de la postérité, n’est-ce pas cet Alcide du roman qui semble avoir une plume fixée au bout de chacun de ses dix doigts ?

Il est vrai que celui-là est une exception : il galope, au moins, tandis que le surmené de la littérature proprement dit se contente de trotter sous lui ; mais si ce dernier n’avance pas, il s’agite, et parfois le succès présent le couronne… au genou.

Le théâtre, les arts, la science, la politique elle-même abondent en surmenés. Les noms viennent en foule au bout de ma plume ; je me contenterai d’en choisir un, qui est la personnification du travail, de la persévérance, et, il faut le dire, à son honneur, de la probité littéraire.

M. Amédée Achard

Ce littérateur doit être rangé parmi les écrivains sans tempérament qui meurent de l’onanisme littéraire. Ils s’épuisent, mais ils ne produisent pas. M. Amédée Achard est un méridional à tête froide. Le rayon du midi qui aurait pu traverser son intelligence s’est contenté de briller dans son esprit de conduite. Chez M. Amédée Achard l’activité du cerveau a passé tout entière dans les mains et dans les jambes. Après avoir médité le proverbe latin Vita brevis, il a fait de son temps deux parts, et de son individualité une horloge : le matin, de cinq heures à onze heures, le travail manuel de l’expéditionnaire de lettres, mettant au courant ses écritures, — romans, nouvelles, feuilletons, quarts de vaudevilles ; le tout sans beaucoup d’idées, mais aussi sans ratures ; après déjeuner, la vie de l’homme élégant qui aime le monde et qui a tout ce qu’il faut pour en être bien accueilli. Un écrivain du siècle dernier, qui faisait, lui aussi, le métier de courir les salons, mais qui avait beaucoup d’esprit, Grimm disait à son ami Diderot, philosophe mal léché : « Vous mourrez dans votre chenil. Pour moi, la réputation a beau prendre les devants, j’ai de bonnes jambes, je la rattraperai. » Je suis bien aise de signaler ce trait de ressemblance à M. Amédée Achard, qui, en signant son courrier de l’Époque du nom de Grimm, nous a prouvé malheureusement qu’il n’avait pas ouvert l’illustre auteur de la Correspondance.

M. Amédée Achard a la physionomie de son talent et le talent de sa physionomie : tous deux sont blonds, fluets, sans souffle et un peu fades, et sous la forme affectée par la coupe de l’habit et le tour de la phrase à la mode du jour, on ne sent jamais saillir les muscles du corps et de l’esprit. S’étant fait de bonne heure imitateur pour être quelque chose, M. Achard s’est donné deux maîtres : Janin et Dumas, deux improvisateurs, et c’est une question d’économie de temps qui a décidé de ses sympathies. Il a pris au premier ce clapotement du mot, qui ne permet pas de voir au fond de l’idée, et s’il y a une idée, et emprunté au second le procédé économique de l’alinéa. Mais toujours expéditif, il est le premier écrivain qui ait songé appliquer à l’imitation littéraire le décalquage de la potichomanie. Les acteurs de son roman de Belle-Rose sont les personnages des Mousquetaires découpés aux ciseaux ; mais il a fourni le verre. Il fabrique depuis dix ans du faux Charles de Launay avec la conscience d’une bonne bourgeoise qui confectionne, du pseudo-Japon, et cette verroterie hebdomadaire obtient le plus grand succès auprès de la classe des lecteurs qui recherche le bon marché jusque dans les délassements de l’esprit.

Tant de persévérance devait conduire M. Amédée Achard à la notoriété, à défaut de la réputation. La Revue des Deux-Mondes a fini par accepter le jeune écrivain ; seulement, après y être entré par la grande porte, avec deux romans médiocres, il a tâté son talent et s’est rendu justice. Il se borne à y écrire aujourd’hui, sous un modeste pseudonyme, des articles de mode et d’industrie.

Mais, à défaut de talent, il y a une chose qu’il est juste de louer chez le chroniqueur de l’Assemblée nationale, c’est le caractère de l’écrivain. M. Amédée Achard n’a jamais risqué sa chaussure vernie sur le sol fangeux et glissant de la Bohême.

À l’Europe artiste

L’Europe artiste, dont je suis l’obligé pour toutes les choses agréables que son rédacteur en chef ne cesse de dire et de penser de moi, relève, avec une courtoisie parfaite, une inexactitude d’appréciation qui se serait glissée, à mon insu suivant elle, dans le compte rendu de la Cour de Célimène. Parce que je fais dériver cette nouvelle partition de M. Ambroise Thomas de l’opéra-bouffe du Caïd, qui est de l’avis de chacun, une charge de la musique italienne, l’Europe m’accuse de confondre les styles et les écoles. Ai-je manqué de clarté, ou bien M. Montazio commet-il lui-même la confusion qu’il me reproche ? c’est ce qu’il faut éclaircir.

Pour nous autres Français, ce mot : école italienne a un sens précis il signifie, avant tout, la tradition et le passé de la musique en Italie. Verdi n’est plus un Italien pour nous, car ce maître recherche de préférence la déclamation du style français, le coloris instrumental et les combinaisons harmoniques du genre allemand. Les œuvres nées de ce mariage avec deux muses étrangères ne conservent de la sève originale que l’art puissant et inné au-delà des monts de l’agencement des voix.

M. Montazio enfonce donc une porte ouverte lorsqu’il s’écrie : « Non, ce n’est pas Verdi, ce n’est pas la musique italienne de nos jours que l’on parodie dans les charges de MM. Thomas, Grisar et Ce (voilà un Ce passablement irrespectueux, et que je ne me fusse pas permis d’écrire, moi que l’on accuse pourtant d’avoir éreinté un homme de savoir, de talent et de conscience !) » Il est certain que si, dans la Cour de Célimène, M. Thomas a abusé des fioritures, des points d’orgue et des cadences alla Felicità, ce que nul ne conteste. le compositeur n’est pas allé les ramasser dans le Trovatore, où il n’en existe pas.

J’ai dit qu’il y avait des détails et pas d’idées, des astragales et pas une ligne accentuée, des variations et pas de thème, dans la musique de la Cour de Célimène : mon avis est malheureusement partagé par des hommes qui savent les choses dont ils parlent. M. Scudo, né au pays de M. Montazio, pense absolument comme moi là-dessus. M. Berlioz, pour se dispenser de dire de trop dures vérités à un collègue qui dispose d’une voix à l’Institut, se contente d’écrire sur les marges de la partition de Célimène, une réclame à l’adresse de M. Jourdan et de madame Meillet, qui ont, dit-il, parfaitement chanté leurs soli de l’Enfance du Christ. M. Léon Gatayes, le plus débonnaire pourtant et le mieux élevé des critiques, non moins excédé que moi des trilles et des roucoulades de la partition, tire, en d’autres termes, exactement la même conclusion que Figaro. Voici le dernier alinéa de son compte rendu du Mousquetaire :

« Troublé par les éblouissants points d’orgue qui éclatent de tous côtés, par les feux d’artifices de traits, roulades, vocalises et fioritures, ma mémoire n’y voit plus pour distinguer un duo et un trio dont je voulais me souvenir. C’est le résultat inévitable des tendances matérielles d’un art qui supprime la mélodie au bénéfice des combinaisons. Cette ciselure musicale, ces arabesques embrouillées, ces girandoles sonores, qui, sans aller plus loin, ne frappent que l’oreille, entrent d’un côté et sortent de l’autre, sans laisser au cœur le moindre souvenir. C’est très bien fait ; c’est arithmétiquement pur et irréprochable : il n’y manque que la clarté de l’idée, — cette lumière du génie mise sous le boisseau de la science. — C’est la lanterne magique enfin, moins la flamme de la lampe.

» Léon Gatayes. »

Je persiste donc plus que jamais à penser que la réussite éclatante du Caïd a poussé M. Ambroise Thomas dans une voie rétrospective des plus fâcheuses et sans issue pour son avenir. Je répète que c’est faire acte de puérilité que de mettre toutes les ressources d’un style distingué et d’un savoir dont nul ne conteste l’étendue au service de formules musicales que la satiété a rendues insupportables. Quand on a écrit le deuxième acte du Songe d’une Nuit d’été, quand on a fait preuve d’idées pour son propre compte, on ne s’amuse pas à sculpter les formes d’autrui. Dans ce travail indigne d’un talent que j’ai loué ailleurs, M. Ambroise Thomas me représenta un homme qui s’amuserait à ciseler la pierre d’une tombe, dans l’espoir de ressusciter le cadavre qu’elle recouvre, et qui prendrait pour une âme l’étincelle que ferait jaillir son ciseau.

À travers la critique. Onzième étape.

J’ai pris l’engagement de revenir sur l’opéra des Vêpres siciliennes, et de corriger, s’il y avait lieu, des impressions toujours fautives par un jugement motivé. Qu’on me permette d’abord de dégager l’opinion toujours un peu confuse et parfois contradictoire de mes confrères du grand et du petit format. Un axiome, vermoulu et moisi par les bords, nous apprend que du choc des opinions jaillit la vérité ! En ce cas, battons le briquet afin d’éclairer le chaos de la critique, et peut-être qu’à force de frapper sur Adam à grands coups d’Escudier, je ferai la lumière dans la musique de Verdi !

M. Ad. Adam

Adolphe Adam commence par dire, avec cette bienveillance, veloutée comme la patte de Rominagrobis, « que c’est par les qualités qu’on lui niait, par la fraîcheur, le charme et l’élégance des mélodies que Verdi a obtenu son grand succès ». L’élégance, le charme, la fraîcheur des motifs pénètrent la sensation de l’auditeur, mais ne la remuent pas ; or, le talent de Verdi est avant tout essentiellement dramatique ; donc mettre sur le premier plan les qualités tempérées de l’œuvre, c’est déplacer adroitement le succès. L’éloge n’est plus que l’envers de la critique et son excuse, — un peu plus tard, — lorsque le feuilletoniste traitera sévèrement le finale du troisième acte. — Mon cher Adam, si vous êtes aussi sensible que vous le dites au « charme et l’élégance » dont le maître a su empreindre son style, qui pèche ordinairement par excès de force, pourquoi demandez-vous « qu’on supprime des morceaux excellents par eux-mêmes, les trois quarts du divertissement » ? Vous, qui avez écrit des ballets charmants, faut-il vous apprendre que celui-ci est délicieux ?

Que mon excellent camarade en critique me permette de lui signaler une confusion involontaire, commise dans la rapidité de l’improvisation. Il a écrit, en parlant de l’air que chante Obin, au deuxième acte : « C’est comme, une autre musique. » L’air a un beau caractère sans doute ; mais il est, au contraire, dans la manière de Verdi, et taillé sur le patron de la cavatine exécutée par Graziani au deuxième acte du Trovatore. On y retrouve, avec le même procédé d’orchestration, pour doubler la première phrase de l’allegro, le petit chœur syllabique et mezza voce, employé comme effet d’opposition dans l’effluve de sonorité instrumentale.

MM. Fiorentino et de Rovray

MM. Fiorentino et de Rovray sont en contradiction flagrante en ce qui touche l’apparition des Vêpres siciliennes. Rovray-Tant mieux a pris sa lyre et chanté un dithyrambe en l’honneur de Verdi ; Fiorentino-Tant pis s’est armé d’un fleuret moucheté (encore je n’en voudrais pas répondre !) et a porté à son compatriote deux ou trois bottes à l’italienne, — histoire de fraterniser en se rappelant la commune patrie !

Après avoir énoncé en l’air que « la partition des Vêpres siciliennes renfermait des effets connus, des réminiscences (il serait loyal de les indiquer) », M. Fiorentino ajoute d’un petit air innocent : « La barcarolle du deuxième acte rappelle une chanson napolitaine d’une couleur ravissante : Bella figliola che tieni stil fiori ! » La méchanceté, suffisamment transparente, se montre à travers un verre, tout en prenant garde de casser les vitres ! La phrase dit également deux choses : que l’air en question rappelle, comme couleur seulement, une cantilène de Lazzaroni ou qu’il la reproduit à l’aide d’un plagiat effronté. Ô bienheureux peuple italien ! qui loge la déesse vérité, non plus au fonds d’un puits, mais dans un morceau de caoutchouc !

M. Montazio

De son côté, un jeune Italien, impatient de faire de la critique en France, — et qui eût gagné en autorité à attendre encore, — a repris, en l’amplifiant, le thème de M. Fiorentino. « Cette longue partition, dit M. Henri Montazio dans l’Europe artiste, est un voyage au long cours à travers tous les ouvrages précédents du compositeur. En entendant la plupart de ces cavatines, de ces duos, de ces romances, de ces boleros, on pourrait dire Ti conosco, mascherina ! » — Et pour ce qui est de la barcarolle du deuxième acte, M. Montazio accuse positivement Verdi de l’avoir recueillie de la bouche des Lazzaroni : ce qui ne l’empêche pas, tout en croyant suivre sa démonstration apparemment, de la terminer par cette conclusion stupéfiante :

« Des mélodies charmantes, des cantilènes pétillantes de verve et d’imagination, sont semées à pleines mains dans le courant de cinq actes. » Nous voici bien loin des masques trop connus de tout à l’heure !

Je comprends les difficultés d’un homme qui écrit, dans une langue qui n’est point la sienne, et de peur d’accuser M. de Montazio de ne pas penser ce qu’il dit, j’aime mieux croire qu’il ne sait pas toujours dire ce qu’il pense.

M. Maurice Bourges

Mais voilà un embarras que j’étais loin de prévoir ! Vous et moi, nous sommes en présence d’un conflit sérieux de la critique ! M. Fiorentino, — d’accord sur tous les points avec mon ami Adolphe Adam, — trouve que la scène de la conjuration au bal est manquée tout à fait. « Toutes ces grandes passions, dit-il, ont pour accompagnement obstiné un motif de polka plus digne du jardin Mabille que de l’Opéra. Ajoutez une confusion de voix déplorable (quelle confusion ? il n’y en a aucune), une instrumentation sauvage et criarde (c’est, au contraire, un badinage d’orchestre), et l’unisson de rigueur qui finit par impatienter et agacer les nerfs. »

Eh bien voyez ce qui arrive M. Maurice Bourges, de la Gazette Musicale, compositeur, érudit et même savant en musique, dit positivement et en tout le contraire. Ce que le Constitutionnel appelle dédaigneusement une Polka de Mabille, le chœur : ô fête brillante ! charme M. Maurice Bourges, et lui paraît une causerie vive, fringante, alerte, et quant au finale tout entier, il le trouve beau sans restriction.

Comment décider, je ne dirai pas entre le Constitutionnel et la Gazette Musicale (l’opinion de M. Fiorentino est souvent de l’eau claire, qui filtre entre les doigts de qui s’efforce de la saisir), mais entre les répugnances d’Adolphe Adam et l’approbation de M. Maurice Bourges ? Si par politesse, j’accorde que tous deux aient raison, à un point de vue différent : Verdi, qui a le, sien, ne saurait avoir tort. On aura beau faire et béait écrire le jugement en matière d’art est dominé par la sensation ; il l’explique, la coordonne et ne la supplée en aucun cas. Il n’y a de grande musique, croyez-le bien, que celle qui a le secret d’émouvoir grandement. Tout le reste est du fatras. Une théorie sur le beau et le bon peut être comparée à ces arcs de triomphe, monuments d’un autre âge : si l’art contemporain n’y passe pas, l’émotion en croupe, ce n’est plus qu’une ruine !

*
*   *

La pythonisse de la rue Saint-Benoît, M. Scudo, n’a pas fait entendre encore l’arrêt de Buloz-Apollon.

M. Baudillon, du Messager des Théâtres, est le Pangloss de la critique ; à propos des Vêpres siciliennes, il trouve naturellement, que tout est au mieux dans le meilleur des opéras possible ; mais il nous a paru un peu froid pour un Pindare officiel des premières représentations ; il se borne « à constater un succès étourdissant ». Qu’il y prenne garde ! l’opposition lui a parfois médiocrement réussi, témoin l’anecdote suivante :

L’Opéra-Comique venait de représenter Miss Fauvette, je crois ; M. Baudillon qui, ce jour-là, n’était pas en fond d’épithètes flamboyantes, se borna à enregistrer un succès « sans exemple » à l’Opéra-Comique, et à dire que mademoiselle Lefebvre avait joué comme Saint-Aubin et chanté comme Persiani. Indigné de cet acte d’agression inouïe, M. Perrin fait appeler le rédacteur en chef du Messager des Théâtres, et lui met sous les yeux l’article inqualifiable ; notre camarade Achille Denis avoue loyalement que son critique musical est peut-être allé un peu loin. L’attaque était flagrante, et il ne put trouver que ces mots pour l’excuser : « Baudillon est un bien mauvais coucheur, mais c’est un honnête homme… il aura marché sur un feuilleton de Darthenay ! » »

Jusqu’ici ont défilé, avec ceux qui ont fait cortège au succès, ceux qui se sont efforcé d’enrayer le char du triomphateur, et ont lancé quelques pierres sur son passage. Place, maintenant, aux écrivains qui poussent à la roue, ou qui ont bravement passé sur leur épaule la bricole de l’enthousiasme !

M. Paul de Saint-Victor

M. Paul de Saint-Victor a écrit un feuilleton qui a obtenu un très grand succès. En admettant les idées de l’écrivain en matière de style (et j’en suis à cent lieues !), il faut reconnaître que c’est une de ses meilleures pages. J’y ai remarqué, pour mon compte, une figure on ne peut plus heureuse, celle de la légende de l’enfant qui voudrait puiser l’Océan dans un coquillage ; mais enfin, qu’ont de commun des mièvreries, que je ne veux pas juger, avec la critique musicale proprement dite, et qu’aura compris Verdi à toutes ces phrases chatoyantes ?

« La mélodie, presque nue, frémit de tendresse et d’humilité, mais les avances de la voix d’Hélène l’enhardissent. »

« L’orchestre pleure de rage, accumule, en grondant, les vents et les tonnerres d’une explosion formidable…… Au plus fort du complot passionné des instruments et des voix, une délicieuse barcarolle retentit…… vous diriez les gouttes fraîches de la rosée des nuits, jetées par un vent magique sur un cratère en ébullition. »

Plus loin, on lit que les « notes neigent », et que le bolero du 5e acte « est le cri de l’alouette dans le jardin de Vérone ».

Henry Monnier, qui n’est pas un grand styliste, a placé cette phrase sensée dans la bouche de l’interlocuteur de M. Prudhomme : « Monsieur, voulez-vous parler de Dozainville ? parlons de Dozainville ! »

— Mon cher monsieur de Saint-Victor, dirai-je à mon spirituel collègue de la Presse, vous avez fait de la langue française un verre d’eau dans lequel infuse un gramme de savon, et de votre plume, le tube au moyen duquel les écoliers insufflent des mondes irisés par milliers. C’est joli, c’est vide, et cela dure quelquefois le temps d’achever votre phrase. Mais de grâce, pour aujourd’hui, finissons-en avec vos globules prismatiques et si vous voulez parler des Vêpres siciliennes, parlons des Vêpres siciliennes !

M. Marie Escudier

M. Marie Escudier, du Pays, escaladant d’un bond toute l’échelle du lyrisme, débute ainsi dans son feuilleton du lundi 18 juin, consacré aux Vêpres siciliennes :

« LL. MM. l’Empereur n’ont pas un instant cessé d’applaudir (notez que l’Opéra a commencé à sept heures et demie, et qu’il s’est terminé à une heure un quart du matin). Lorsque le maître a été rappelé après le deuxième acte et à la fin de l’ouvrage, elles se sont penchées ostensiblement sur le devant de leur loge. »

Après avoir commencé par où d’autres eussent mis peut-être quelque scrupule à finir, il ne restait plus, au critique méridional, qu’à franchir les neuf colonnes de son feuilleton en faisant le saut périlleux. Il s’en est acquitté avec une intrépidité de héros.

M. Marie Escudier est un de ces écrivains passionnés qui ne savent que se placer aux deux extrémités de la critique. Entre ces deux mots : sublime ou détestable, leur plume ne sait rien faire tenir. On dit, en faisant l’éloge de Saint Simon qu’il savait bien haïr. C’est aussi l’une des qualités du critique du Pays et de la France musicale. Qui sait haïr sait aimer, d’ailleurs, et si Verdi est un dieu, assurément M. Marie Escudier est son prophète. Il le sert, comme il fait toute chose, à outrance, et les cuivres que le maître fait mugir dans ses finales, le serviteur en compose les fanfares de ses retentissants feuilletons. Il y a toujours un dévouement absolu au fond de ces natures turbulentes. Bien que l’idole devant laquelle elles s’inclinent soit parfois l’œuvre de leurs mains industrieuses, elles finissent par l’adorer de bonne foi, et lui demeurent fidèles, même après que l’incrédulité du peuple l’a mise en pièces.

En ce qui touche Verdi, M. Marie Escudier est dans le vrai sur bien des points, et l’avenir doit lui donner raison Mais, à quoi bon compromettre une bonne cause par des exagérations, et pourquoi ne le dirais-je pas ? des maladresses inutiles et imputées à crime, par ses envieux, à l’homme de grand talent qu’on veut défendre ?

Dans l’analyse des ouvrages de son musicien favori, le critique se sert volontiers du procédé créé par feu Nicolet, procédé qui consiste à s’écrier en appelant la foule : « Messieurs, chez Verdi, c’est de plus fort en plus fort ! » Sacrifiant toujours le succès de la veille au succès du lendemain, il dira, par exemple, que la scène du De Profundis, une scène froide, sinon manquée, est plus saisissante que celle du Miserere, qui a fait le grand succès du Trovatore, et pour louer la phrase des violoncelles, avant le lever du rideau, il ira, se grisant lui-même avec le flux montant de son hyperbole, jusqu’à prétendre que l’ouverture des Vêpres siciliennes « est une des plus ravissantes que nous ayons entendues depuis Guillaume Tell » !! M. Escudier, — chez qui le cœur fait toujours feu avant la tête, — est un architecte qui, tout en voulant élever un monument à un grand homme, en pose la première pierre sur son front qu’il écrase !

Je voulais faire tenir ici une étude sur les Vêpres siciliennes ; mais cette boutade est déjà bien longue, et je craindrais que le lecteur ne me laissât en chemin. J’ai assisté à deux nouvelles auditions de l’œuvre de Verdi : elles sont tout à fait favorables à ce maître, et je n’hésite pas à croire que le brouillard, qui en voile encore les réelles beautés, ne soit le fait d’une exécution insuffisante. On crie en Italie, mais à l’Opéra on braille ; il y a toujours, chez nos voisins, de la poésie et du style au fond de ces exagérations folles, tandis que nos artistes, avec des voix superbes, ne sont le plus souvent que des chantres de cathédrale.

La Ristori et M. L. Veuillot

La Ristori a eu les honneurs d’un premier-Paris de quatre colonnes dans l’Univers religieux, et de la main de M. Veuillot encore ! L’article est un éreintement, mais, venant de cette plume, mademoiselle Rachel l’eût payé fort cher et pardonnera difficilement qu’on en ait gratifié sa trop heureuse rivale.

À la vérité, la Ristori n’est ici qu’un prétexte dont s’est servi l’écrivain pour écrire, à la suite des moralistes du dernier ordre, sur « la décadence du goût et la décadence des mœurs, le sens du beau qui se perd avec le sens du bien, etc. ». D’ordinaire, M. Veuillot n’use pas son style à ces sornettes. Mais peut-être qu’il s’est rejeté vers des banalités, qui doivent répugner à son goût, pour masquer l’insuccès d’un premier feuilleton.

« Nous ne sommes qu’un juge très inexpérimenté et très incompétent de l’art dramatique », s’écrie le rédacteur en chef de l’Univers ; et il y a bien paru tout de suite l’attaque, dirigée, par ricochet, contre la grande artiste italienne, est, en définitive, l’éloge le plus complet qu’on puisse faire de son talent.

« Ce qu’Alfieri a mis dans Mirrha pour son propre compte, dit M. Veuillot, c’est l’ennui, un ennui pesant et dense, insoutenable à la lecture. L’actrice seule fait tout passer. Elle anime cette torpeur ; elle fait circuler le feu et la vie dans cette gloire… »

Voilà ce que je dis ; Eh que dis-je autre chose ?

peut répondre l’enthousiasme de la foule auquel l’écrivain vient de faire le procès. Croyez-moi, M. Veuillot, au lieu de souffler maladroitement dans les pipeaux de la critique et de descendre, sans en être prié, jusqu’à doubler les Guillot du lundi, continuez à manger du Béranger, voire même du Dupin. N’usez pas vos mandibules de carnivore à brouter les mauvaises herbes du théâtre. Je vous le dis, de compte à demi avec la morale d’une fable qu’on a fort reprochée à La Fontainef :

Quiconque est loup, agisse en loup.

À travers l’éloge et la critique. Douzième étape.

Les Bouffes-Parisiens

Il y a une tendance marquée à revenir au genre de musique et de spectacle importé d’Italie, et qui fut, en s’acclimatant aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent, le premier nid où gazouilla l’opéra-comique, en France. Cette réaction doit être accueillie avec joie, car elle est pour l’art, qu’elle rend accessible à tous, un signe de popularité et non de décadence. Du moment que le théâtre parcourt un immense clavier, qui embrasse la Comédie-Française et le Palais-Royal, en passant par le Gymnase, pourquoi la musique, en grande dame qui craindrait de chiffonner ses falbalas, se condamnerait-elle à rester dans l’aristocratique région de l’Opéra et de l’Opéra-Comique Pourquoi n’aurait-elle pas son Palais-Royal où elle peut chanter, gambader et amuser sans prétention ?

La vogue des Cafés-Concerts est d’ailleurs un symptôme et un enseignement. Si la foule s’y précipite avec cette ardeur, c’est qu’elle ne rencontre pas autre part le genre plus modeste qui va à son tempérament et n’excède pas la mesure de son attention. Nos deux théâtres lyriques sont pour elle deux grands fleuves trop profonds et trop bruyants : elle cherche un petit ruisseau, et ne le trouvant pas, elle se jette dans un égout.

À peine ouvert, le théâtre des Bouffes-Parisiens est déjà populaire, et voilà justement ce qui me donne raison. Sans aucun doute, l’heureuse composition du spectacle et le mérite des principaux artistes ont décidé de sa réussite ; mais croyez bien que le genre que va exploiter Offenbach, par la variété qu’il comporte et le peu d’ambition qu’il affiche, est une cause préexistante de succès.

Jacques Offenbach

Mais puisque j’ai prononcé le nom de Jacques Offenbach, je dois commencer par reconnaître que le compositeur-impresario est la cheville ouvrière des Bouffes-Parisiens. Je ne sais si l’on ne doit pas féliciter l’infatigable maestro des difficultés qu’il a éprouvées jusqu’ici à se produire sur d’autres scènes. Il a non seulement trouvé dans son théâtre un débouché à sa facilité merveilleuse, mais de plus, il y a rencontré le milieu où va se mouvoir son originalité. Paris regorge de musiciens profonds, savants, élégiaques et spirituels : il n’avait pas un seul compositeur bouffe : il en possède un aujourd’hui, et la denrée est assez rare, — puisque l’Italie n’en fournit plus, — pour qu’il doive sincèrement s’en réjouir. Assurément, Pradeau et Berthellier sont étourdissants de folie dans la scène des Deux Aveugles ; mais croyez bien que l’immense éclat de rire qu’ils provoquent, a sa raison d’être dans les entrailles de la musique qu’ils interprètent avec tant de bonheur. Ils sont la pierre et le briquet, et ils frappent à coups redoublés ; mais l’étincelle qui fait pétiller leur verve, c’est la musique d’Offenbach. Je n’ai pas besoin de vous vanter le bolero : il est bissé chaque soir, et sa popularité ne s’arrêtera pas là ce bolero a un peu effacé le premier duo des Aveugles, qui est pourtant une de ces folies musicales dont le secret semblait perdu en France, où l’on ne sait plus rire, et qu’Offenbach n’eût peut-être pas osé risquer sur une autre scène. À l’Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique, le compositeur se fût surveillé et il n’eût été qu’un homme de talent… comme tout le monde aux Bouffes, il a osé être lui-même, sans souci du qu’en dira-t-on ? de la critique, et cette audace l’a bien servi : il a improvisé sa musique… et sa réputation.

Cela ne veut pas dire assurément qu’Offenbach ne saurait faire vibrer, au besoin, la note qui va au cœur. Il y a, au contraire, dans le trio final de la Nuit blanche, une phrase admirablement dite par Darcier ; cette phrase, empreinte d’une ineffable tendresse, circule, sans rien perdre de son caractère, à travers le ton joyeux du morceau.

La première qualité de l’ancienne école Italienne était le far presto, avec cette distinction importante que, chez elle, faire vite, c’était faire bien. L’Allemand Offenbach est un disciple de cette école ; il sait et il improvise ; sa facilité se joue du temps et respecte l’art ; il a la souplesse du talent, il en a aussi l’abondance ; il ne choisit pas toujours ses mélodies : il préfère les cueillir à pleines mains, et comme il a la main heureuse, il rencontre, en définitive, plus de fleurs que d’herbes parasites.

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*   *

La troupe des Bouffes-Parisiens compte, avec quelques artistes connus et appréciés : — mademoiselle Macé, du Gymnase, le chanteur Darcier, le polichinelle Derudderg, — plusieurs talents que le succès du premier soir a révélés au public, entre autres, les deux comiques Pradeau et Berthellier.

Mademoiselle Macé, qui joue avec sensibilité la jeune mariée de la Nuit blanche, est tour à tour, dans le prologue, une charmante fantaisie et le plus espiègle des titis parisiens ; elle récite fort bien les jolis vers de Méry que Figaro a publiés en partie, et dit avec beaucoup d’esprit et de finesse des couplets de facture, sur un air nouveau d’Offenbach, destiné à la popularité du bal et du piano. Pradeau, qui partage avec son camarade Berthellier le succès de fou rire de la scène des Deux Aveugles, représente, dans ce prologue, la figure historique de Bilboquet. Il en a le faciès, le sourire goguenard, il en ressuscite quelques-unes de ses intonations célèbres, que la postérité a recueillies respectueusement de la diction du maître, Odry-le-Grand. N’oublions pas, un des artistes engagés par Bilboquet, le classique Polichinelle, si admirablement rendu par un jeune artiste du nom de Derudder, qu’on se demande si c’est là un homme ou un pantin. On se frotte les yeux, on cherche les fils qui font mouvoir la marionnette ; l’imitation ne saurait aller plus loin, l’illusion est complète : avec sa désinvolture de poses, de mouvements, de danse disloquée et son rire de fer-blanc, c’est bien la métamorphose de l’homme changé en bois. Après avoir salué du bout de ma plume la senora Mariquita et ses deux compagnes, les danseuses Danoises, permettez-moi de finir par un rapide crayon de la figure d’une véritable artiste.

Darcier

Élève de Delsarte et longtemps comédien obscur à la banlieue, où il jouait les grands rôles du drame moderne ; chanteur, pianiste, compositeur de scènes populaires, Darcier rencontra la réputation et aurait pu faire sa fortune à une époque où l’art devenait suspect d’aristocratie et les artistes mouraient de faim, — en 1848. La critique le découvrit par hasard, au fond d’un de ces établissements où la musique se fait l’entremetteuse des boissons frelatées, pour tout dire, dans un Café-Concert. Elle fut frappée, comme elle devait l’être, de ce style qui dénotait un maître, tour à tour énergique et simple, caressant et suave, brutal, cynique par moments, mais passionné toujours, pur et parfois châtié dans la forme. Art révolutionnaire, matérialiste assurément, mais sachant trouver, au fond des effets grossiers qu’il affectionne, la poésie et la puissance, parce qu’il y cherche avant tout la vérité et la passion. On ne remue pas, sans le don rare d’éminentes facultés, les intelligences délicates, blasées, et les hommes sans culture, — les artistes et le peuple : or, Darcier possède ce double secret ; j’ajouterai même que, de tous les chanteurs que je connaisse, il est celui dont la voix sait rencontrer de ces accents pénétrants et voilés, tout-puissants sur l’oreille et le cœur des femmes. On dirait, en l’écoutant, Don Juan qui s’est fait Jacobin et a endossé la carmagnole de 93.

L’originalité du talent de Darcier consiste à avoir fait du chant, de la diction et de la mimique, — en mettant tout cela au service d’une idée ou d’un sentiment nettement accusé, — un drame intime ou populaire qui intéresse toujours l’auditeur. L’homme de goût se laisse prendre au style du virtuose, l’homme du peuple, au ton de vérité ou au comique du récit tous les deux à l’émotion bien sentie du chanteur. La chanson, élevée à la hauteur de l’action dramatique, voilà donc, je ne cesserai de dire, le triomphe de Darcier : c’est son terrain, son piédestal, je dirais presque sa tribune. Il peut réussir ailleurs, et il vient de le prouver, mais là seulement il est complet.

Maintenant, passons du doux au grave.

Un coup de grosse caisse

Je lis dans le feuilleton du Constitutionnel, du lundi 9 juillet, les lignes suivantes, extraites du compte rendu de la reprise du Prophète.

Ce fulgurant morceau d’éloquence, dans lequel le critique a trouvé le moyen de faire faire l’éloge de Roger par les maçons qui construisirent la tour de Babel, — après l’avoir laissé partir sans saluer sa retraite d’un cri de cigale, est le chef-d’œuvre du genre. C’est Pindare qui a revêtu l’habit rouge et galonné de Fontanarose et qui fait retentir les cymbales du docteur Isambart… Ah ! — ah ! — ah ! — ah !

Je cite :

« Il y avait ce soir-là, à l’Opéra, des Italiens, des Allemands, des Suédois, des Espagnols, des Hollandais, des Anglais qui jurèrent de n’avoir jamais rien entendu chez eux de plus exquis et de plus parfait … ils étaient venus de tous les points du globe ; ils parlaient au foyer toutes les langues et tous les patois ; mais ne croyez point qu’il y eût désordre et confusion comme à la tour de Babel, car ils s’accordaient tous à trouver Roger fort beau… Je ne parle pas des provinciaux de toutes les provinces, qui en étaient comme abasourdis… Cette soirée n’a été d’un bout à l’autre qu’un triomphe… La voix de Roger, loin de s’altérer ou de s’affaiblir au rude métier qu’il a fait dans ses derniers voyages, a gagné en force, en pureté, en volume. l’art n’a plus de secrets pour lui ; c’est un acteur et un chanteur complet. Il a la grâce, il a la force, il a le cœur, il a le style. Il exerce, en un mot, la même fascination sur la salle entière que sur les grands et le peuple qui l’environnent dans la Cathédrale de Munster, et sur sa pauvre mère éplorée, etc. L’air de l’Allemagne lui a fait grand bien. On l’a trouvé plus jeune, plus élégant, plus mince. »

Je n’ai qu’un mot à dire de ce superlatif de l’éloge décerné à un homme de talent, c’est qu’il serait excessif et qu’il en faudrait rabattre, même quand on associerait, dans un hosannah fraternel, les gloires éteintes où muettes de la scène : Nourrit, Malibran, Rubini, Sontag, Garcia, Falcon et Duprez.

Mais voyez la maladresse ! le critique a choisi pour placer Roger au-dessus de tous, le jour où ce chanteur était inférieur à lui-même.

La vérité est que ce soir-là, soit émotion bien naturelle après une absence assez longue, soit fatigue ou enrouement qui avait saisi le chanteur à la gorge, jamais Roger ne fut moins le maître d’une voix momentanément altérée. J’en appelle au témoignage des dix-huit cents spectateurs qui assistaient avec moi à cette reprise du Prophète, acceptant d’avance, comme un démenti collectif, la réclamation d’un seul. Quand je me borne à constater un fait, loin de moi la pensée d’en conclure que ce soit pour Roger un insuccès ni un malheur c’est un accident dont l’artiste a finalement triomphe par le suprême effort de sa volonté et de son savoir-faire. Je lui ai rendu pleinement justice à cet égard, sans dissimuler toutefois les obstacles physiques qu’il lui a fallu, surmonter.

Si j’insiste, à mon grand regret, c’est pour un motif grave et j’ajouterai même personnel. Le public, qui n’est point la dupe des audacieuses contre-vérités qu’on vient de lire, a trop souvent pour habitude d’en rendre solidaire quiconque tient une plume, enveloppant la presse tout entière dans un dédain immérité. Or, à chacun ses œuvres j’ai bien assez des miennes, et je ne veux avoir rien de commun avec le feuilletoniste du Constitutionnel. Il serait libre assurément d’infliger à un artiste de valeur un traitement élogieux que celui-ci n’a pas mérité, et personne n’y prendrait garde, si cette opinion n’empruntait un crédit, qu’elle n’a pas elle-même, à un journal qui parle du haut d’une tribune de 40 000 abonnés. M. Fiorentino peut ne pas exister, mais le Constitutionnel existe, et je soutiens que, fût-ce dans un intérêt d’amitié ou par excès de zèle, il ne saurait être permis de répandre de fausses nouvelles, pas plus pour obscurcir une question d’art que dans le but de satisfaire des passions politiques. C’est une mauvaise action que la morale condamne ; c’est un délit que la loi devrait réprimer aussi sévèrement que l’autre.

À travers la critique. Treizième étape.

Treize ! mauvais compte. Sur ce point-là, niez ou bien haussez les épaules, — je suis accessible aux superstitions populaires, et je crains qu’il n’arrive un malheur ! À qui ? voilà précisément l’incertitude ; à moi peut-être… à moins pourtant que ce ne soit aux critiques dont ma plume va écrire les noms : dût-on crier à l’égoïsme, je l’aime mieux ainsi.

La malaria du feuilleton

L’air des Maremmes, tout chargé de miasmes mortels, aux atteintes duquel vient de succomber la Pia, semble avoir été fatal aux critiques. Le feuilleton de la semaine est presque aussi mortellement ennuyeux que la tragédie Dantesque de feu Charles Marenco. Et quand je pense que Méry conseille fortement à la grande tragédienne, qui a fait le succès de cette pauvreté, de se garder comme de la peste de toucher aux tragédies de Corneille et de Racine, afin d’obliger les Parisiens à apprendre l’italien l’année prochaine !

On a dit, et l’ou continue à dire de Méry, qu’il était resté, malgré son extrait de naissance, un jeune poète et le poète des jeunes, et l’on a eu raison sur un point : Méry en est encore aux enfantillages de 1830, et pour lui, Racine sera toujours un polisson. Il va plus loin, aujourd’hui, dans son feuilleton du Pays : il fait le procès à la versification française. — Il est vrai qu’il en a tant abusé !

En attendant que, pour complaire à Méry, les douze arrondissements se payent un professeur d’italien, les collègues du poète méridional ont bravement pioché cette semaine la version Dantesque. Quelqu’un s’étonnait même, à ce sujet, de ce que les feuilletonistes avaient tous cité en même temps le passage du Purgatoire, d’où est tirée la tragédie de Pia de’ Tolomeï, avec la précision d’un peloton de soldats faisant l’exercice à la prussienne. Il ne comprenait pas que l’à-propos les eût servi avec cette régularité mathématique, de telle sorte qu’elle les fait commencer et s’arrêter ensemble, au port d’armes, sur la même chute d’un vers. Cela est pourtant bien simple ! la citation du Dante sert d’épigraphe à une brochure qu’on vend dans l’intérieur du théâtre et qui est la traduction de l’œuvre de M. Charles Marenco : c’est là qu’ils ont pris toute faite leur érudition qui tient du lettré et du fantassin.

M. Muret et le cruel Golo

On a dit justement de Pia de Tolomeï que c’était Othello enniaisé par Geneviève de Brabant. Il est à présumer que M. Théodore Muret s’est souvenu du cruel Golo avec une légitime indignation, lorsqu’il a écrit la phrase suivante « Hugues a fait des menaces à Pia ; le scélérat ne tarde pas à les réaliser. »

Ce scélérat, — le cri d’une âme honnête, — me rappelle une impression de théâtre analogue qui remonte à quelques années. J’assistais avec mon ami Villemessant, dans une baraque de la foire d’Auteuil, à une représentation de ce chef-d’œuvre éternel de l’enfance, qui a nom Geneviève de Brabant. Les marionnettes chargées des principaux rôles, autrefois premiers sujets chez Séraphin, attestaient les nombreux services et les accidents des Odyssées foraines. Le traître n’avait plus de profil et les longues souffrances faisaient tomber en écailles les couleurs flamandes de la noble duchesse de Brabant. Sur le banc placé devant nous, une vieille femme suivait avec une fiévreuse attention la pantomime expressive des marionnettes. Chaque fois que Golo était eu scène, elle l’apostrophait à demi-voix des épithètes flétrissantes de lâche, d’infâme et de misérable. Enfin arrive la situation touchante où, désobéissant à l’ordre homicide de l’intendant du mari de Geneviève, un serviteur sauve l’infortunée. « Brave cœur ! » s’écrie notre voisine, à laquelle ce trait d’humanité du pantin arrache en abondance des larmes qui la suffoquaient.

— Madame, — fait alors Villemessant, avec cet admirable sang-froid que vous lui connaissez, en se penchant vers la vieille femme et en lui montrant du doigt le bon serviteur, qui était en tram de s’agenouiller sur les jarrets, — Madame, il y a des honnêtes gens partout !

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Remarque et anecdote, tout cela ne m’empêche pas de reconnaître que si M. Muret n’est pas un feuilletoniste brillant, il a des qualités de critique estimables, un sens droit et, — ce qu’il faut priser par-dessus tout, — une rare indépendance. Il connaît le théâtre, il se donne la peine d’étudier les questions qui s’y rattachent, il dit d’excellentes choses… Quel malheur qu’il les dise parfois si mal !

Je serai juste : M. Muret est, avec M. Matharel de Fiennes, le seul feuilletoniste qui puisse donner, loin de Paris, l’idée du théâtre parisien. Tous deux encore se touchent par un point qui n’est pas précisément à leur louange : l’indigence du style. Le second est peut-être un nouvelliste mieux informé ; mais le premier, vivant loin des coteries, est plus impartial.

M. de Fiennes

À propos de M. de Fiennes, il n’a tenu qu’à un fil que la presse ne prononçât son oraison funèbre : le bruit de sa démission s’était propagé, brodé par toutes sortes de commentaires. Mais le critique du Siècle a cassé le fil brusquement, en déclarant, lundi dernier, n’avoir jamais eu la velléité d’abandonner une position où il se trouve si bien.

M. de Fiennes, en gardant le silence sur la quasi-révolution du Siècle, obéit à des considérations personnelles et respectables que je n’ai pas le droit de sonder ; mais comme les bruits qu’il déclare controuvés sont du domaine de la discussion, il me permettra, sans aucun doute, d’en dire ce qui est venu à ma connaissance. On assure donc que, décidé à résigner ses fonctions de critique, mais armé d’un traité avec le journal qui a encore six années à courir, M. de Fiennes aurait désiré léguer sa position et ses droits à son jeune collègue, M. Gustave Chadeuil, qui eût ainsi réuni dans ses mains les théâtres et la revue musicale. M. Chadeuil est le gendre de M. Louis Desnoyers, et M. Desnoyers est l’ami de M. de Fiennes, ce qui donne la clé de cette substitution. Le conseil d’administration du Siècle, auquel la combinaison a été soumise, l’a rejetée, se fondant sur ce que le traité dont jouit M. de Fiennes a un caractère tout personnel et même exceptionnel ; qu’il a été conclu en souvenir des services rendus au journal par le beau-frère du titulaire, et que le Siècle, à l’avenir, n’entend, sous aucun prétexte, se lier par un engagement de ce genre avec aucun de ses rédacteurs.

Mais laissons la langue des affaires, et revenons à la Pia, — afin de varier notre ennui.

M. Paul de Saint-Victor

M. Paul de Saint-Victor, voulant définir ce groupe d’âmes errantes et plaintives que Dante a constellées dans le cinquième chant de son Purgatoire, a eu la chance de rencontrer sous sa plume ce que, faute d’un mot équivalent, j’appellerai le style suisse. « Le mal du pays céleste, dit le feuilletoniste de la Presse, semble être la seule souffrance de cette infirmerie des âmes. Elles entendent de loin le ranz des anges. »

M. Paul de Saint-Victor est bien heureux que le correcteur ait été distrait ce soir-là. Que fût-il arrivé, grand Dieu ! si, guidé par le sens commun et remontant à l’analogie de l’image, il eût supprimé dans le dernier mot une lettre, une seule qui, au premier aspect, a tout à fait l’air d’être une coquille ? Car enfin on pouvait s’y tromper : — les deux termes se trouvaient représentés en même temps dans l’étable de Bethléem.

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Cette distraction, qui aurait pu être commise, me fait souvenir d’une anecdote qui trouve naturellement sa place ici. Elle m’a été racontée par Gatayes. M. Gaiffe, ex-critique de l’ex-Événement, s’était, comme chacun sait, créé une spécialité dans l’école romantique. Il faisait dans l’adverbe. Malheureusement, cet effet de style, — sa marotte, — tout en affectant la négligence et le badinage improvisés, ne s’obtenait chez le feuilletoniste qu’au prix d’efforts inouïs, attestés par les ratures et les surcharges de sa copie. Raison de plus pour que M. Gaiffe tînt à des adverbes si laborieusement conquis ! Aussi la correction de ses épreuves amenait-elle, comme conséquence invariable, des tempêtes de colères qui crevaient en jurons sur la tête des compositeurs.

— Les animaux ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, un jour que ceux-ci avaient remplacé un mot illisible par la plus énorme, la plus extravagante des coquilles.

Puis se ravisant tout à coup et examinant de plus près et sous tous ses aspects la disposition typographique du non-sens que sa plume s’apprêtait à corriger : « Au fait, dit-il, subitement apaisé, cela fait mieux ainsi et je le laisse… »

M. de Prémaray

M. de Prémaray, que son éducation de vaudevilliste aurait dû guérir au moins de la tentation de vouloir faire du style, s’est rencontré avec son confrère de la Presse pour exprimer la même fadeur prétentieuse. Il a dit, du dernier traducteur de Misanthropie et Repentir, que « Gérard de Nerval avait comme la nostalgie du ciel ». Le ranz des anges, l’infirmerie des âmes, la maladie du pays céleste, — toutes ces chutes affadies d’un jargon ridicule me rappellent cette moralité de la grisette styliste du Quart de Monde :

« L’indifférence est lu commissionnaire qui a emporté le biblot de mon amour. »

Un mot à M. de Prémaray, puisque je viens de le nommer. Le feuilletoniste de la Patrie a écrit deux ou trois lignes, suffisamment transparentes, à l’adresse de l’écrivain populaire qui s’est créé dans son journal le chef de la secte des Ristoristes. M. de Prémaray obéit en ceci à un sentiment aussi louable que généreux ; il prend parti pour une femme absente ; il veut préserver une artiste, qui est la gloire de la scène française, des éclaboussures que fait, en tombant dans le Mousquetaire, l’enthousiasme turbulent de M. Alexandre Dumas pour le génie de la Ristori. C’est une protestation de bon goût, à laquelle il ne manque rien, pas même l’admiration bien sentie que témoigne le critique à la rivale de mademoiselle Rachel. « Cette mort de la Ristori dans les maremmes, dit M. de Prémaray, est au-dessus de la description. »

Il fallait en rester là et ne pas généraliser une lutte qui ne saurait avoir d’autres champions que les deux tragédiennes de la France et de l’Italie. Malheureusement, le critique arbore les trois couleurs de sa belle Patrie, et les plante sur une question d’art, comme s’il s’agissait d’escalader une redoute. Pour ne se montrer ni Racheliste, ni Ristoriste, il se fait bravement Chauvin.

— « Non, s’écrie le caporal Prémaray, la Ristori n’est pas tout le drame, quand il y a Rosé-Chéri, Guyon, Lucie Mabire et Thuillier… »

Il est certains rapprochements qui sont pénibles, non pour les grands noms qu’ils s’efforcent de ravaler, mais seulement pour les petits qu’ils exhaussent d’une façon ridicule, et j’ai tout lieu de craindre qu’en s’imaginant louer avec effusion de cœur des artistes méritantes, le feuilletoniste ne s’en soit fait de mortelles ennemies… Soyons de bonne foi ! tout homme d’esprit qu’il est, le critique de la Patrie me pardonnerait-il si, faisant figurer son nom sur une liste des hautes illustrations du théâtre en France, j’écrivais sans transition : Molière, — Regnard, — Beaumarchais, — Jules de Prémaray ?

De même que la peinture, la critique a sa perspective, et l’on ne saurait transporter violemment au premier plan ce qui, par la loi de la distance, de la lumière et de l’harmonie, doit seulement se fondre ou s’éparpiller dans l’ensemble et les détails du tableau.

Le pavé de l’ours

Le Constitutionnel est tombé dans l’excès opposé à celui que je viens signaler chez M. de Prémaray. Tandis que son confrère de la Patrie, jette, sans les trier, une poignée de rivales, d’émulés tout au moins, à la tête de la Ristori, il couche l’avenir aux pieds de Mirrha, et le déshérite, au profit de l’éminente artiste italienne, du droit d’initiative :

« Pia, dit M. Fiorentino, n’aurait que cet éclair là, que ce mot là : Il mio fratello gualterio, que ce serait la plus grande et la plus admirable de tous les artistes présents, passés et futurs ! »

Pourquoi ne pas s’écrier tout de suite, comme Fontanarose, que c’est la plus grande tragédienne connue dans l’univers et dans mille autres lieux ?… Quelle sotte chose que la louange ainsi entendue ! cela vous dégoûterait du talent et de l’admiration ! Ces éloges qui, pour être provoquants, se croient obligés de retrousser leurs épithètes jusqu’au-dessus du mollet, me rappellent involontairement, et avec dégoût, la pantomime ténébreuse que de malheureuses filles jouent, le soir, au carrefour des rues solitaires.

À travers la critique. Quatorzième étape.

Paris ressemble en ce moment à un de ces foyers dans lequel une vaste lentille ferait converger le mouvement épars dans le monde entier. La province s’y accumule et l’Europe l’envahit. Citadin ou touriste, on y est avide de tous les spectacles des yeux et l’on y vit en quelque sorte en public et dans la rue. L’existence s’y consume comme une torche allumée par les deux bouts, — avec cette opposition singulière, — qu’on donne des journées entières à la curiosité de la minute présente, tandis qu’une minute de réflexion semble y avoir la durée d’un siècle.

Le moyen, dans de pareilles conditions, de rendre un journal attrayant ?

Le Mousquetaire

Afin de faire face aux circonstances et d’élever l’attention de ses lecteurs au niveau de cette température d’activité foudroyante, notre confrère le Mousquetaire a eu une heureuse idée. Entre les événements du bombardement de Sweaborg, de la victoire de Traktir et du voyage de la Reine d’Angleterre, il publiait, lundi dernier, en première page et comme actualité piquante, une étude de M. de Saint-Félix avec ce titre :

Pline-le-Jeune.

Voilà ce que j’appelle avoir l’héroïsme de l’ennui et le courage de sa littérature !

Du reste, il est à remarquer que le mouvement des feuilles et des Revues est en sens inverse des événements : l’un se fige et se pétrifie à mesure que les autres bouillonnent et s’extravasent.

Les Revues

La Revue de Paris, — une publication jeune, faite par des jeunes gens, — s’endort, au sein de cette veille fébrile de la grande cité dans le pathos philosophique d’Emerson traduit par M. Hédoin. J’en extrais la phrase suivante, qui a dû produire une impression bien vive, si elle a été jetée au milieu de la population parisienne rangée, samedi dernier, sur le passage de la reine Victoria :

L’esprit de notre vie est jaloux des individualités et ne permet à un individu de devenir grand qu’à l’aide de l’universalité des êtres.

M. Théodore Pavie, dans la Revue des Deux-Mondes, se livre, de son côté, à une étude d’un intérêt plus palpitant encore c’est un travail sur le Hitopadèsa, recueil de fables hindoues, par le docte Rârâyana, publié (et c’est, je crois, tout l’intérêt du morceau) cinq cents ans après le Pantchatantra.

*
*   *

Je ne comprends pas très bien comment l’alliance de la France et de l’Angleterre a pu mettre la littérature hindoue à la mode. Il faut que cela soit, pourtant, puisque, venant en aide à la Revue-Buloz, une Revue, qu’on dirait, au premier aspect, imprimée en langue française, le Causeur universel (4e année d’existence), consacre un premier-Paris à un travail signé Le Coq sur ce lugubre sujet :

ENFERS !

M. Le Coq, supposant qu’une population de touristes est debout pour recueillir ses paroles avec avidité, veut bien nous apprendre que, dans la théogonie Hindoue, il existe des enfers de plusieurs sortes. Comme le moment paraît heureusement choisi pour cette confidence !

« Le Tamisra et l’Andhamisra (lieux des ténèbres), le Maharôva, le Rôrava (séjours des larmes), le Poutimritica (lieu infect, — probablement le water closet du diable), — le Ridjicha (lieu où les méchants sont exposés dans une poêle à frire). »

Je m’arrête : car il y a vingt-sept enfers décrits dans la même langue harmonieuse ; mais il est bon que je vous dise, toujours d’après le savant M. Le Coq, que la poêle à frire n’est ici qu’une simple casserole destinée à faire revenir la chair des damnés : après avoir passé par vingt-sept enfers, une rôtissoire plus complète les attend.

Si, comme l’a dit M. de Bonald, la littérature est l’expression de la société, il est évident que le Causeur universel s’adresse de préférence aux sociétés qui s’en vont, le dimanche, manger des matelotes à La Rapée et des fritures à l’Île Saint-Denis.

M. Ponson du Terrail

Je ne voudrais pas médire plus longtemps de MM. Le Coq et Théodore Pavie : mais enfin, je trouve ces messieurs médiocrement gais ; et d’ailleurs, charabia pour charabia, à quoi bon courir bien loin, à la recherche du style Hindou, lorsqu’on a sous la main le pur auvergnat du Filleul du Roi, un roman feuilleté par M. le vicomte Ponson du Terrail, et des phrases comme celles-ci :

« Une agitation pleine de mystère, et que nous appellerions volontiers silencieuse, régnait au palais du Roi. »

Puis vient l’héroïne du roman, qui scelle une lettre de ses larmes.

Puisque, de temps immémorial, il est loisible aux poètes de transformer en perles et en gouttelettes de diamant les larmes d’une jolie femme, pourquoi M. Ponson du Terrail n’aurait-il pas le droit d’en faire de la cire à cacheter ? — M. d’Avrigny, de l’Assemblée nationale, change bien, d’un trait de plume, les yeux d’une Parisienne en une paire d’arrosoirs ! Ce feuilletoniste, rendant compte de la représentation donnée au bénéfice de la Ristori, a risqué cette métaphore humide :

« Les larmes et les bouquets pleuvaient de toutes parts. »

Mais ceci n’est qu’un manque de goût, et le goût ne s’apprend point ; tandis que les règles élémentaires de la syntaxe étant une affaire d’application médiocre, à la portée des intelligences les moins exercées, avec l’étude et le temps, il ne faut pas désespérer d’en posséder le mécanisme fort simple. Au départ de M. Édouard Thierry, qui est un lettré, M. d’Avrigny avait pris possession du feuilleton de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, rien ne s’oppose à ce que l’ancien titulaire reprenne des fonctions où il n’a pas été remplacé, et son successeur peut se donner un repos bien, mérité et utiliser ses loisirs en étudiant la grammaire. Une fois ce travail indispensable accompli, il comprendra pourquoi la phrase suivante est vicieuse :

« Heureusement que le public n’a pas attendu mon feuilleton pour aller applaudir Oyayaye. »

Que M. d’Avrigny veuille bien me pardonner si je le renvoie à l’école : il n’y sera pas seul ; il y trouvera le dix-neuvième siècle en personne, conduit à la férule par un magister redoutable, M. Viennet.

M. Viennet

M. Viennet a lu, à la séance annuelle des cinq académies, une satire inédite, dont il est l’auteur, sur le néologisme. Ce succès d’Institut a franchi le Pont-des-Arts, et chacun a pu dévorer la pièce en entier dans le Journal des Débats. M. Viennet est un homme d’esprit et un ancien capitaine de dragons, qui veut bien nous apprendre, dans cette satire devenue rapidement célèbre, que Boileau l’a mis en sentinelle à la porte du dix-neuvième siècle, avec la consigne de veiller sur la langue française. C’est son devoir de faire exécuter la consigne ; mais, de plus, on assure qu’il la comprend. Voilà quarante ans passés que, garde national modèle, et quelque temps qu’il fasse en littérature, le poète se rend au poste du Parnasse ou de l’Hélicon.

Malheureusement, le corps de garde est à peu près désert ; M. Viennet en est convenu dans le rapport qu’il adresse à son illustre chef de file :

Nous sommes trois à peine, en ce siècle anarchique,
Qui, te prenant pour guide, etc.

Il était temps que M. Viennet organisât une Saint-Barthélemy classique pour atteindre cette hérésie grammaticale, moitié argot et moitié patois. Les ligueurs mettaient une croix blanche à leur feutre pour se reconnaître dans cette obscurité du néologisme, l’auteur de l’Épître attache toute la mythologie païenne à son chapeau. On voit pendre à son aigrette fanée Pluton, Apollon et la muse, et les étrangers, attirés à Paris par le voyage de la reine d’Angleterre, peuvent visiter le Tartare sur les indications très précises du poète.

Dans t’antipathie que lui fait éprouver le vocabulaire moderne, l’académicien ne consent même pas à faire grâce à l’état civil. Les chefs du mouvement romantique n’ont pas eu le droit, suivant lui, de s’appeler Hugo et Lamartine. Ces deux noms n’existent pas dans la langue de Boileau ; il ouvre donc l’Art poétique et les baptise pour se conformer au style du maître : Ronsard et Chapelain.

Chapelain était un poète médiocre ; mais sans vouloir ni le défendre, ni manquer de respect à M. Viennet, — qui ne l’a pas lu, — je puis affirmer à ce dernier que le poème de la Pucelle ne contient pas d’hémistiche plus dur que celui-ci :

Eh ! quels cris sont les leurs……

M. Viennet entre dans une colère poétique épouvantable, en voyant le progrès toujours croissant de l’importation anglaise dans le langage hippique. À quoi bon, suivant lui, ces vilains mots de turf, de sport, de groom, de steeple-chase, qui nous obligent à tourner disgracieusement la bouche comme si nous mâchions de la braise (c’est le terme dont il se sert) ? Pourquoi le lexique du Box prévaudrait-il contre le dictionnaire de la fable, lorsque celui-ci laisse découler de ses pages de miel : pégase, bucéphale, centaure, arènes, jeux de Diane, qui suffisent à tout exprimer, — pourvu qu’on ait la précaution de se ceindre le front d’un laurier et de tenir à la main une lyre d’or, ce qui est la chose la plus commode et la plus simple du monde, quand on se rend en coupé à l’heure aux courses de la Marche ?

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Dans le domaine de la science et de l’industrie moderne, — la vapeur, — le fougueux disciple de Boileau n’accepte pas davantage de vocable tout neuf pour baptiser une invention nouvelle. — Bateau à vapeur est un mot plat, et steamer, bien que l’usage l’ait consacré et rendu compréhensible, a le tort grave de nous venir d’une terre et d’une langue étrangères.

Je suis Français ; mon pays avant tout !

s’écrie le poète, et il s’empresse de donner à l’invention de Fulton, un nom grec, le Pyroscaphe. Voyez-vous d’ici un tanneur des bords du Rhône prenant le pyroscaphe à Lyon, pour aller vendre ses cuirs à Beaucaire ?

Pourquoi dire tender, railway, wagon ? M. Viennet n’en voit pas la nécessité, et le bourgeois de la rue Saint-Denis, qui, le dimanche, va voir jouer les grandes eaux de Versailles ou prendre le frais sur la terrasse Saint-Germain, n’aurait-il pas plutôt fait de dire au buraliste ?

— Voici un talent, donnez-moi un billet de 1re classe pour :

……… Ces chemins, merveille de nos arts,
Ce fer qui, sur le sable, allongeant ses lanières,
En rayons accouplés dessinant leurs ornières.

Pardon ! mon cher monsieur Viennet, l’image est fausse, puisque les rayons accouplés forment saillie. Mais c’est une tache légère et je reprends :

En rayons accouplés, dessinant leurs ornières,
Court sous les monts fendus ou de voûtes percés.

Cette définition est admirable, sans contredit par malheur, nous n’aurions pas achevé le troisième vers, que le convoi serait arrivé au Havre : sans compter que chacun des trente mille promeneurs du dimanche, étant dans l’obligation de répéter la formule à tour de rôle, je crois (je ne l’affirme pas) qu’il y aurait avantage réel à voyager en coucou.

M. Viennet termine par ces deux vers, sa sortie violente contre le néologisme :

La voix de Ristori retentit sur la scène ;
Je vais, en l’écoutant, dissiper mon chagrin !

D’où il faut conclure que la tragédie de Mirrha a le don d’égayer très fort le spirituel académicien.

M. Arthur Ponroy

Ce grand nom d’Adélaïde Ristori, qui a le pouvoir de réconcilier M. Viennet avec les misères du présent, cause une étrange hallucination à M. Arthur Ponroy, le directeur du Portefeuille, une Revue qui vient de ressusciter. M. Arthur Ponroy croit à l’avenir de la tragédie et de mademoiselle Georges !

« Le siècle ne peut plus s’en dédire, — s’écrie-t-il d’un ton d’inspiré ; — les temps sont venus ; le mouvement est imprimé ; le tambour bat aux champs sur le chemin de la tragédie. Il n’y a plus d’avenir que là… »

Vraiment M. Ponroy n’est pas généreux de nous faire passer sa prédiction sur le corps, — et cela sans crier gare ! C’était bien assez de la notice peu rassurante de M. Babinet (de l’Institut), sur les tremblements de terre.

« Les théâtres, — ajoute l’écrivain apocalyptique, — n’ont jamais compris que la moindre lumière d’imagination, la plus humble combinaison de passions éclatantes, le plus petit atome de magnétisme dramatique, est dix fois plus susceptible d’un succès fulgurant que toutes les subtilités mornes et cadavéreuses du métier. »

Je ne comprends pas, et vous ? mais je gagerais à coup sûr que M. Ponroy a en Portefeuille pas mal de tragédies dont le placement est devenu difficile.

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Le galimatias, à notre époque, est une maladie contagieuse qui gagne peu à peu les esprits les plus sains. Comment un romancier et un dramaturge, tel que M. Ponroy, s’en pourrait-il préserver, lorsque un écrivain, rigide observateur de la règle, comme M. de Riancey, y succombant de sang-froid, écrit à propos de la notice de M. Naudet, consacrée à M. Pardessus :

« Une vie couronnée par la dignité est la meilleure leçon que le présent puisse recevoir d’un passé qui lui est contemporain. »

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Notre siècle est un homme qui retourne ses vieux habits. Seulement il les porte fort mal. Tandis que M. Arthur Ponroy fait un roulement pour annoncer le réveil terrible de la tragédie, un ex-rédacteur du Corsaire, retiré en province où il continue son commerce, vient de se fabriquer une enseigne de publicité, à l’aide d’un nom qui est synonyme en France d’esprit, de verve et quelquefois d’éloquence. M. Meilheurat a donc fondé le

Rivarol.
Miroir des folies du siècle

Le titre serait bien audacieux, si le sous-titre, un peu naïf, ne donnait sur-le-champ une idée plus modeste des prétentions de l’écrivain départemental.

Le numéro du Rivarol que j’ai sous les yeux, contient l’avis fort rassurant que voici en tête de sa première colonne :

L’abondance des matières nous force à renvoyer au prochain numéro l’article Beaux-Arts, les Nouvelles à la main, une grande partie de notre Bulletin bibliographique, et divers articles.

M. Alfred Meilheurat a eu là une inspiration heureuse ; mais les demi-mesures ne valent jamais rien. J’ai parcouru les pages qu’il a cru devoir épargner ; à sa place, j’aurais supprimé le reste.

C’est une si belle chose, pour un journal qui n’encombre pas la curiosité publique, de savoir disparaître à propos ! Il y a quelque temps de cela, une Revue des plus pacifiques, puisqu’elle traitait de la mécanique appliquée à l’industrie, la Revue Progressive, fondée par un savant honorable, se tâta et se vit bien malade. Après avoir inutilement cherché un levier, — des souscripteurs, — n’ayant pas les moyens de vivre, elle eut l’esprit de savoir mourir. Elle parut une dernière fois pour dire à ses lecteurs qu’elle ne paraîtrait plus, attendu qu’elle venait d’être tuée en Orient.

À travers la critique. Quinzième étape.

L’an passé, lorsque madame Sand arrachait çà et là des feuillets à son roman de Teverino pour les coudre au drame de Flaminio donné par elle au Gymnase, je pris parti, avec la majorité des spectateurs, pour cette fantaisie dramatique contre d’injustes, de violentes attaques de la presse, ameutée tout entière autour d’un grand écrivain. L’accord n’était pas possible entre nous ; je jugeais Flaminio sur des impressions reçues à la représentation de l’ouvrage, et mes confrères, les feuilletonistes du lundi, continuaient à rendre compte de la préface des Vacances de Pandolphe. Mon appréciation sonnait le succès de l’heure présente, tandis que leur critique, horloge mal réglée, retardait d’une grosse rancune.

Aujourd’hui comme hier, nous continuons à différer de manière de voir, sur le compte de Maître Favilla aussi bien que sur celui du bohémien Flaminio ; seulement il s’est opéré un chassé-croisé dans notre attitude réciproque : ils ont embrassé bruyamment le parti du pouvoir, et j’ai passé discrètement et sans bruit du côté de l’opposition.

Ma solitude ne manque pas d’avoir son côté embarrassant. L’Odéon vient de représenter Maître Favilla, qui a réussi ; — ce drame est l’œuvre d’une plume que j’ai appris à respecter ; — l’empressement de la foule consacre chaque soir avec éclat le succès de la première soirée ; — et dimanche dernier, à cette place où, effrayé de mon isolement, je m’apprête à protester contre un fait accompli, mon camarade Villemot, à l’imitation du philosophe grec qui ajouta trois cordes à l’ancienne lyre, attachait un boyau de plus à sa joyeuse guitare, afin de pincer sur un ton héroïque la ritournelle de l’enthousiasme, et de faire sa partie, en compagnie de la presse, dans le concerto joué par maître Favilla sur son stradivarius fantastique. — Tout le monde a pris le la, moi seul, brisant un diapason accepté, j’entends faire siffler la note dissonante de ma critique !

Et cependant, mal affermi dans cet acte d’opposition isolée, je l’avouerai, un moment j’ai été sur le point de m’écrier en me frappant la poitrine : « Vous savez, mon Dieu, si Favilla m’ennuie ? et je ne répondrais pas qu’il amusât très fort ceux qui s’évertuent à l’applaudir de même mais en fin de compte, l’auteur parle toujours la langue admirable qui me charmait dans Flaminio et le Pressoir, et l’Odéon a retrouvé les beaux jours de François le Champi. Depuis les émouvantes soirées du Gymnase, rien n’est donc changé, si ce n’est moi. »

Il ne me restait qu’à humilier un jugement rebelle et à faire amende honorable pour mes timides velléités d’opposition ; mais l’accord édifiant de la presse, ralliée par enchantement, et à deux exceptions près, au génie de George Sand, et proclamant, avec un fracas qu’on n’attendait pas d’elle et qu’on ne lui demandait même point, le succès du drame joué à l’Odéon, m’a finalement démasqué la vérité par cette volte-face inattendue. Les blessures faites à la vanité sont de celles qui ne se ferment jamais, et je me suis dit que si la critique semble pardonner son épithète de gazetier à l’auteur fort peu repentant des Vacances de Pandolphe, sous cette feinte générosité se cache peut-être une revanche d’amour-propre ou une absolution in articulo mortis : Maître Favilla lui aura semblé ou bien mauvais ou bien malade.

Maître Favilla

Si, en effet, dans ce conte à dormir debout de Maître Favilla, la critique a cru voir passer un rêve, une vision d’Hoffmann, c’est que, renouvelant la méprise du paysan gaulois dont parle Proudhon dans son dernier livre, elle a pris ses houseaux pour ses jambes.

Le drame joué à l’Odéon repose sur une scène unique, celle où, convaincu de folie, au dénouement, le musicien maniaque ne veut pas accepter la déchéance de sa raison. L’exclamation de cet homme, qui retrouve subitement le fil de sa mémoire : Il y avait un testament… je l’ai brûlé… n’émeut, ne touche plus personne, parce qu’au lieu de dénouer l’action dans les entrailles palpitantes du sujet, elle ne présente à l’esprit, subitement refroidi, qu’une idée abstraite, celle d’un époux, d’un père qui ne veut pas être fou, parce que, dit-il, un fou ne saurait être ni époux ni père. S’il s’agissait de l’honneur de sa fille ou de sa femme, nous partagerions l’angoisse de Favilla ; mais que nous importent son orgueil égoïste profondément humilié et sa dignité d’homme compromise ? Je viens assister à un drame, et vous traitez une question de médecine légale, vous accouchez d’une thèse philosophique.

Singulière organisation que celle de cette femme illustre C’est un esprit français par excellence, considéré au point de vue du style, et pour le reste, un rêveur allemand. Mais du moins, la main conserve la lucidité lorsque la tête divague.

Elle a la poésie, l’imagination, la puissance et parfois la profondeur elle parle un magnifique langage, tour à tour dramatique ou coloré, éloquent ou familier, substantiel ou plein de délicatesses ; le contour de la phrase a tant de netteté qu’elle rend transparents jusqu’aux nuages de la pensée et du sentiment. — Pourquoi faut-il, qu’avec de si rares, de si précieuses qualités, ce talent, — ce n’est pas assez dire, — ce génie soit faux avec une grandeur qui n’est qu’à lui et dans des proportions colossales ? Qui m’expliquera comment l’œuvre du romancier présente (question de moralité à part) un assemblage d’éloquentes invraisemblances et des montagnes de merveilleuses impossibilités ? Dans ses livres, l’exception humaine revêt un esprit et un corps sous la magie du style ; mais l’homme ne vit pas ; il n’est pas cadavre non plus il est mensonge, système, thèse arbitrairement soutenue dans l’intérêt de certaines idées philosophiques, qui changent avec les conversions multipliées de l’écrivain.

M. Rouvière

À vrai dire, Favilla si loué n’est pour la presse qu’une monture où elle a fait triomphalement asseoir un grand acteur méconnu, M. Rouvière, pour le promener à travers les colonnes d’un feuilleton semé d’adverbes et pavoisé d’adjectifs.

Favilla-Rouvière, s’écrie M. Paul de Saint-Victor, c’est « un instrument d’enthousiasme terminé par une tête d’ange ou d’oiseau fabuleux… Les directeurs vont se disputer ce grand comédien ».

« Rouvière dit de son côté Méry, dans la création de Favilla, s’est placé au-dessus de toute analyse vulgaire et de toute comparaison. »

Notre camarade Villemot le proclame un artiste de génie ; — la plaisanterie m’a semblé un peu forte pour un écrivain qui, d’ordinaire, a la malice bienveillante.

Théophile Gautier baptise M. Rouvière un acteur shakespearien h, et le reste du troupeau feuilletoniste, donnant tête baissée contre ces éloges extravagants, fait la culbute au même endroit.

M. Fiorentino, lui, tout en passant dans le même cerceau, fait sa cabriole à part, afin qu’on le distingue. On peut appliquer à ce critique un mot fait sur le poète Lemierre. Deux jours par semaine, il sert sa personnalité à trois services, et ne quitte jamais le public sans lui en donner une indigestion.

Que Rouvière, arraché tout à coup à une obscurité que je veux supposer imméritée, consente à nourrir de cette viande creuse sa vanité d’artiste réduite jusqu’ici à la portion congrue, c’est son affaire ! Mais qu’il y prenne garde ! cette réputation, — l’engouement, le caprice, le joujou d’une soirée unique, — c’est un peu la baronnie de Muhldorf, dont Favilla, dans sa folie, s’imagine être le véritable propriétaire. Un jour ou l’autre, lorsque échoira le terme de ce rôle exceptionnel, qui n’est ni dans la réalité humaine ni dans les conditions normales du théâtre il faudra bien que Rouvière s’éveille de son rêve de gloire. La foule, rassasiée d’effets surnaturels et fantastiques, lui criera alors : « Fais place à un véritable comédien dont le talent et la figure soient de ce monde ! » Qu’aura-t-il à répondre ? Écornifleur et parasite d’une renommée dont le public est le souverain dispensateur, dira-t-il pour son excuse, en parodiant Favilla : Mais je n’étais pas un fou lorsque je m’imaginais être le plus grand comédien de l’époque… Il existe des feuilletons où des écrivains censés affirmaient la chose. Que sont devenus ces feuilletons ?… car je les ai tenus dans ma main…. Oui, oui… c’est cela… la frivolité parisienne en a fait des papillotes !

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Je sais bien que la critique est unanime dans son admiration pour Rouvière ; mais qu’est-ce que cette unanimité prouve ? rien, sinon que, suivant l’usage invariable, les feuilletonistes se sont rendus au foyer dans les entractes. C’est le manège des boursiers qui se réunissent aux alentours de Tortoni pour savoir sur quel chiffre opérer dans la transaction des valeurs publiques. On appelle ces réunions la Petite Bourse. Eh bien ! les soirs de première représentation, le foyer de nos théâtres a sa Petite Critique, et vous n’aurez la grande, l’érudite et la sincère, que le jour où, par une mesure violente, le feuilletoniste sera conduit dans sa loge en voiture cellulaire, et ramené chez lui pour écrire son compte rendu, séance tenante, comme cela se pratique pour les élèves de l’Institut entrés en loge.

J’ai parlé d’exceptions dans cet aplatissement de la critique devant un drame et un artiste médiocres. Il est juste de les faire connaître. Les dissidents sont les deux Jules : le Jules des Débats et celui de la Patrie.

Assez de visages et d’esprits renfrognés comme cela ! et reposons nos jumelles sur une physionomie plus avenante.

Madame Plessy

Madame Arnoult-Plessy avait choisi pour son second début le rôle d’Araminte des Fausses Confidences ; elle y a reçu un accueil fort sympathique du public. Il ne faudrait pas cependant que ce succès, mérité en partie, fit prendre le change à une actrice de talent. Il n’y a pas eu, il ne pouvait pas y avoir de revanche à l’échec de Tartuffe, puisque la partie s’était engagée sur un autre terrain et avec d’autres conditions, et si ce n’est que l’actrice nous a fait entendre de bien meilleure prose, Araminte n’a pas donné sensiblement au-delà de ce qu’avait promis la comtesse de la Ligne droite.

C’est toujours la même diction chantée, prenant un temps avec affectation quand la note à effet a suffisamment caressé l’oreille du spectateur ; toujours la même voix pointue s’échappant d’une bouche minaudière, qui semble se laisser violer par le mot qu’elle fait entendre. Il y a tel mouvement de ces lèvres charmantes qui tiennent moins de la petite maîtresse que du lièvre broutant le serpolet, telle façon de mordre sur un mot spirituel qui rappelle le coup de dent dédaigneux (Dente superbo) du rat de ville d’Horace, et, par instants, cette bouche mignonne a si peur de paraître grande, qu’elle se mange elle-même aux extrémités.

Je veux reprendre aussi, sur ce masque où s’exagère la spirituelle mobilité de la physionomie, un tic qui le gâte à plaisir ; il consiste, lorsque l’actrice joue l’émotion, à écarquiller les yeux, la bouche et les narines, comme si tout cela était mis en jeu par trois ficelles tirées simultanément.

Après avoir constaté la réussite de madame Plessy dans les Fausses Confidences, lorsque je viens reprendre et entamer un résultat acquis par des réserves sournoises et des critiques de détail, ne trouvez-vous pas que je ressemble à ce paysan qui devait vingt francs à son compère, avouait la dette, mais, dans le compte fait par lui sous les yeux de ce dernier, posait zéro et retenait le tout ?…

Je ne veux rien retenir des bravos que l’auditoire a fait entendre, mais dégager d’un succès réel la part dont l’actrice peut et doit faire son profit. Il y a bien des manières, avant d’arriver à la bonne, de comprendre et de jouer Marivaux : madame Plessy est assez jeune pour les essayer toutes avant de se fixer. Elle ne voit encore dans l’observateur délicat qu’elle interprète que du papotage. Le contresens ne vient pas d’elle : il est fort accrédité dans le monde dramatique, ainsi que le prouve la définition absurde de marivaudage, appliqué à un art exquis, — une grande nouveauté pour l’époque ! — à cette analyse savante du cœur féminin, qui fut toute l’originalité, tout l’esprit et même tout le théâtre de Marivaux.

Dans un rôle où il lui reste bien des horizons à découvrir, madame Plessy a triomphé par la grâce, et dans les deux scènes de la déclaration, par un vif élan de sensibilité.

À travers la critique. XVIe étape.

À propos d’une oraison funèbre

Lorsque la justice a frappé un coupable, elle abandonne le corps du supplicié à la famille, qui obtient, de la tolérance de la loi satisfaite, le droit de le pleurer et de l’ensevelir en silence.

Je vous demande pardon pour ce début funèbre servant de préface à une pièce de théâtre qui, de son vivant, visait à la bouffonnerie : mon excuse, la voici : la pièce en question a péri de mort violente, étranglée en plein Théâtre-Français par la justice du parterre. Après l’exécution, l’auteur a réclamé la dépouille de son enfant, afin de lui rendre les derniers devoirs ; on croyait donc l’ouvrage enterré et… oublié, lorsque la critique, plus implacable que la loi, a procédé elle-même à l’exhumation du cadavre et l’a accroché, pour le bon exemple, à son Montfaucon hebdomadaire.

Il y a des sévérités qui équivalent à des maladresses. Si M. About était modeste, — heureusement, ses amis assurent qu’il ne l’est pas ! — avouez qu’il ne tiendrait qu’à lui de s’enorgueillir de l’acharnement de la presse à poursuivre une comédie d’outre-tombe ; car, en fin de compte, la chute de Guillery a fait plus de fracas qu’un succès, et M. About pourrait se dire : « Les grands mouvements de l’opinion ne se produisent jamais autour des petites œuvres : à Rome, la roche tarpéienne était aussi élevée que le Capitole ; en France, à certains jours de crise sociale, la populace, hors d’elle-même, déterrait les morts illustres pour les traîner sur la claie : le feuilleton en masse s’est rué sur feu-Guillery : donc si Guillery a péché, ç’a été un grand coupable ! »

Comme l’hypothèse de l’auteur est inadmissible, cherchons le motif de ce va-t-en-guerre des Franc-Boisy du Lundi et de leur bruyante fanfare, exécutée assurément avec beaucoup d’ensemble, mais qui n’a eu qu’un inconvénient, celui de sonner vingt-quatre heures en retard, — comme le trombone de l’aveugle Patachon.

Le mot de ces funérailles bruyantes, c’est M. Jules de Prémaray qui l’a laissé échapper. Le feuilletoniste de la Patrie a félicité M. About de ce qu’il lui a été donné d’arriver, sans coup férir, à la Comédie-Française, portant sous son bras une pièce commandée plus heureux à ses débuts que beaucoup d’hommes de talent qui, après avoir fait leurs preuves, sollicitent, depuis longtemps, et sans y réussir, cette consécration suprême de leur réputation.

M. de Prémaray a dit là assurément une chose juste et morale en soi mais nous voici bien loin du tribunal de la critique. Ne serions-nous pas, au contraire, eu plein tribunal de commerce, où le feuilletoniste est en train de plaider, avec l’esprit que nous lui connaissons tous, une question de concurrence ?

Je crains que la littérature n’ait que faire ici, et que le tort le plus grave de M. Edmond About, aux yeux de bien des gens, ne soit d’avoir été un homme heureux. L’auteur de Tolla est arrivé du premier coup à la notoriété avec ses livres, et même un peu avec les livres d’autrui : qu’importe ? Si c’est une méprise de la fortune, soyez sans inquiétude : il n’est au pouvoir de qui que ce soit de la faire durer ; si ce n’est qu’une avance qu’elle lui a faite sur sa réputation à venir, eh ! mon Dieu ! où donc serait le mal ? La fortune peut prêter aux gens de lettres, sans inconvénient sérieux : l’émulation ne gagnera personne !

Messieurs de la critique avaient pourtant mieux à faire que de troubler par de stériles clameurs le fantôme d’un poète comique et l’ombre d’une pièce. M. Edmond About (car c’était là sa prétention) ayant voulu reprendre le théâtre au point d’où Molière était parti pour le transformer, il fallait se placer sur le terrain choisi par l’auteur et lui démontrer pourquoi, même à son point de vue, il était impossible que sa fantaisie à reculons aboutît. Ce thème étant donné, il y avait une bonne vérité à faire entendre, en prenant le théâtre d’un peu haut. Malheureusement, il en est de la vérité en toute chose comme de l’étincelle que le briquet arrache au caillou : on ne l’obtient qu’en choquant avec force certains préjugés à tête dure ; et il y a des gens qui, au lieu de faire la lumière dans la raison que le ciel leur a départie, trouvent plus commode d’emprunter la lanterne du voisin. S’agit-il de raisonner, ce sont des échos dociles à la voix de la banalité qui passe, et il semble que Dieu les ait créés et mis au monde uniquement pour exécuter leur partie dans le grand Concerto du lieu commun.

Où le public pourrait bien bâiller

Afin de faire diversion, j’ai envie de briser la mesure par un solo en point d’orgue.

Le seizième siècle a discuté Dieu dans l’autorité de son église ; le dix-huitième a amoindri la royauté — de toute la tête : malgré ces précédents terribles et fameux, me sera-t-il permis, en plein dix-neuvième siècle, de toucher à l’art dramatique, ne fût-ce que pour épiler çà et là quelques cheveux blancs qui le vieillissent ? J’en doute. Essayons pourtant.

On a de singulières façons de comprendre le théâtre en France. De la grandeur des hommes qui l’ont illustré, à toutes les époques, on conclut à l’excellence, à la supériorité du genre.

Sans m’arrêter aux idées qui ont cours là-dessus, et qui sont à la faculté de raisonner ce que sont à la nécessité de l’échange les gros sous, qu’on fait circuler de main en main, sans y regarder de trop près, — je me demande : Qu’est-ce que la comédie ?

Et sous ce mot, pris dans une acception collective, je range, bien entendu, toutes les écoles, toutes les variétés du genre ; en d’autres termes, je comprends toute production dramatisée, dialoguée et offerte en spectacle à la foule.

Ceci posé, je réponds :

La comédie est, dans l’art, la dernière forme littéraire, attendu que, pour réussir, elle peut, au besoin, se passer de littérature.

Je m’attends, sur ce simple énoncé d’un fait qui porte avec soi sa preuve de chaque jour, à des réclamations ; les indifférents vont crier au paradoxe, et les gens du métier au blasphème. — Le moins que l’on fasse, c’est de traiter ma définition d’énormité : accordé. Mais comme cette énormité, en tombant de ma plume sur le papier, laisse la vérité intacte et ne froisse ou n’écorne tout au plus que les petites passions des petits auteurs et le jugement tout fait des spectateurs qui dorment aux chefs-d’œuvre, — il n’y a pas à s’en préoccuper.

Peut-être va-t-on essayer de me fermer la bouche avec ces mots : — Et Molière ? et sa comédie ? — Je m’y attendais et j’avais préparé ma réponse :

Molière

La comédie de Molière, c’est le génie de Molière. Les grands hommes sont comme les grands fleuves : le lit qu’ils se creusent a beau être vaste, il est sans cesse modifié par la pente et les accidents du terrain qu’ils parcourent.

Molière, vivant au théâtre et du théâtre, devait donner aux créations de son esprit l’allure scénique et la hachure dialoguée ; de ce qu’il l’a fait d’une façon tout à la fois incomparable et inimitable, allez-vous en conclure que l’art est à la hauteur de ce prodigieux artisan, et que l’homme ne vaut que ce que vaut la chose ? Prenez garde ! vous confondez la manifestation de la pensée avec la pensée elle-même, et vous estimez un même prix l’intelligence créatrice et le moule qui a servi à créer.

Voulez-vous me passer une comparaison triviale, mais qui va servir à rendre palpable une idée juste ? Eh bien ! vous ressemblez à ces buveurs qui, incapables de distinguer dans leur plaisir, jugent de la qualité du vin par le verre imprégné de sable, la vétusté du cachet et les toiles d’araignée qui tapissent les parois de la bouteille. Si vous ne savez goûter Molière qu’au théâtre, — et parce qu’il a fait du théâtre, — j’en suis fâché pour vous ; mais vous prenez le contenant pour le contenu, les futailles pour la vendange, et avant de boire à la coupe du génie, vous demandez à voir les toiles d’araignée.

Mais voici quelque chose de plus fort. On ne saurait se dissimuler que Molière « auteur dramatique », échappe de jour en jour à l’admiration du plus grand nombre. Ses procédés ont vieilli, la charpente de ses pièces est insuffisante, la vie se fige et l’action s’immobilise dans ses sereines et immortelles peintures : pour tout dire, le premier de nos écrivains, de nos moralistes et de nos philosophes, n’est que le dernier de nos carcassiers. Dans cet admirable feuilleton qui a nom la critique de l’École des Femmes, Molière persiflait spirituellement ses adversaires, les savants en us et en ès, et leur opposait l’argument sans réplique de la foule accourant à ses pièces.

Triste retour, monsieur, des choses d’ici-bas !

Ce sont aujourd’hui les lettrés, bafoués au temps de sa fortune et de la nouveauté de ses chefs-d’œuvre, dont l’engouement persiste lorsque la vogue a cessé. L’auteur du Tartuffe i, plus grand à lui seul que tous les dramaturges ensemble et les dépassant de toute la hauteur de son front sidéral, leur est inférieur dans ce qui constitue l’habileté des moyens scéniques. L’Art tel qu’il l’a créé, pratiqué et compris, est impuissant à émouvoir le peuple rassemblé, et, tandis que, par une contradiction étrange, il est demeuré inaccessible, dans les choses de génie, à ceux qui lui ont succédé, il est dépassé par le plus humble d’entre eux dans les choses de métier. Or, le métier, c’est la marche en avant, c’est le progrès du théâtre moderne, et jugez de ce que vaut ce théâtre, lorsque nous y voyons M. Dennery primer Molière et le Médecin des enfants en être l’esprit et le Misanthrope la lettre morte !

Puisque le théâtre de Molière a pu vieillir et Molière rester éternel, il faut en conclure que ce grand homme a écrit autre chose que des pièces de théâtre. Oui, certes, il a fait un livre que la postérité feuillettera éternellement pour lire ces navrantes, sublimes ou charmantes histoires, vieilles comme l’humanité et jeunes comme le cœur humain : Harpagon, Elmire, Alceste, Célimène, Chrysale, Agnès, Sganarelle, Marianne, Géronte, madame Pernelle et Tartuffe. Quant à la fabulation dramatique dans laquelle circulent ces visages qui sont des types, ces femmes qui sont des grâces, ces hommes qui sont des caractères, ce n’est rien de plus qu’un accessoire et un cadre, et si vous le revendiquez à titre d’art dramatique, à la bonne heure ! je vous l’abandonne, à la condition de garder les peintures pour en décorer les parois de ma bibliothèque.

L’art dramatique, ne le cherchez ni au théâtre de Molière ni parmi ceux qui poursuivent la chimère de succéder à Molière. M. Scribe lui-même n’en sait plus le secret et le mot de passe. Cet art, après avoir parlé longtemps avec succès la langue de M. Duvert, se retrempe aujourd’hui dans les coq-à-l’âne de M. Labiche ; le Palais-Royal est son temple, l’argot est sa langue, le calembour est son Dieu, et M. Grassot est son prophète.

Les temps héroïques sont passés pour le théâtre ; arrêtez un homme dans la rue, — fût-ce M. J.-J. lui-même ! — et offrez à ce passant un coupon de loge pour la Fille mal gardée ou une stalle d’orchestre pour assister aux Femmes savantes : il n’hésitera pas, à moins que vous n’ayez la précaution de le placer entre quatre fusiliers et de le faire conduire par la garde dans « la maison de Molière », notre homme ira tout droit s’amuser aux lazzis de la Fille mal gardée.

Oui, la marche, le progrès, les tendances de l’art moderne sont tout entiers dans les grivoiseries de M. Marc-Michel et ses collègues ; et j’étonnerais bien du monde si j’ajoutais, avec une conviction sincère, que l’avenir du théâtre y est aussi. Si jamais un second Molière pouvait naître à la France, soyez persuadés que c’est avec les détritus de tous les vaudevilles qui jonchent la scène depuis vingt ans, que ce génie des temps nouveaux engraisserait la moisson des chefs-d’œuvre à venir !

M. About s’est donc trompé de temps, de date et de chemin, lorsqu’il est revenu sur ses pas, dans l’espoir d’y trouver, pour le théâtre, des formes rajeunissantes. Les vieux auteurs et la vieille gaîté, qu’il a voulu détrousser au coin de la comédie, avaient été dévalisés déjà par Molière. Dans ce guet-apens, tendu aux turlupins de la farce et de l’obscénité, le jeune auteur devait se casser le nez en heurtant des brocs vides et des falots éteints.

Voilà peut-être le thème qu’il y avait à développer à l’occasion. de la chute de Guillery, en établissant, avec preuves logiquement déduites, les deux points que je n’ai fait qu’indiquer en courant l’infériorité du théâtre dans la hiérarchie littéraire, et son rajeunissement par l’élément trop dédaigné du vaudeville grivois.

M. Jules Janin

Cela valait bien les divagations de M. Jules Janin sur la Bourse et sur la rentrée de l’acteur Mélingue, émaillées de phrases comme celle-ci, que j’extrais de l’avant-dernier feuilleton des Débats.

« La fortune, jalouse de Mélingue, a soufflé sur le théâtre de Mélingue un incendie à ce point furieux, que la ville entière se demande encore comment un si grand incendie a pu contenir dans un si petit théâtre. »

Avouez qu’il faut être un critique bien fatigué pour faire, sans nécessité aucune, d’un verbe actif un verbe neutre.

M. Paul de Saint-Victor

M. Paul de Saint-Victor s’est signalé dans la croisade de la presse contre Guillery. On ferait un dictionnaire rien qu’en ramassant et en collectionnant les adjectifs qu’il a lancés à la tête du malencontreux auteur. Le feuilletoniste de la Presse est le Richelet de l’épithète.

Voici en quels termes il adjective l’esprit de M. About :

« Des mots tirés au hasard dans un bonnet d’Arlequin, des transitions de pain à cacheter et de colle à bouche……

» Son sac à la malice est vide, et il y fouille à chaque instant d’un air magistrat, comme s’il allait en tirer Géronte en personne. »

Puisque tiré y a, je ne crois pas non plus que les deux phrases que je viens de citer soient venues toutes seules et sans le secours du forceps. Après tout, cela m’est égal mais qu’est-ce que M. de Saint-Victor a donc voulu dire avec ces « mots gelés qui vous envoient a la face les étoupes enflammées des anciens tréteaux » ?

Pour ce qui est du troupeau feuilletoniste, il a sauté à l’avenant à travers le cerceau de Guillery : ainsi, dispensez-moi d’en parler.

Le royaume du calembour

Je préfère, — afin de terminer au moins facétieusement ce pèlerinage au cimetière dramatique, — reproduire les deux derniers calembours de M. Jules Lecomte. — Le spirituel chroniqueur de l’Indépendance raconte à ses lecteurs l’histoire d’un Mexicain qui s’était piqué de rester fidèle à la Dame de pique, et qui de la Dame de pique veut se faire une Dame de cœur. — M. Jules Lecomte renvoie à sa prochaine causerie la fin de cette piquante histoire, — fin terrible, mais facile à prévoir ! Les deux amants se donneront la mort dans un champ de trèfles et resteront sur le carreau.

Je crains que Méry n’ait été piqué d’émulation à cet aimable récit du chroniqueur. Je lis, dans son compte rendu de la comédie de M. About, que Guillery, — en sa qualité d’amoureux de toutes les femmes, — est un « Alcide… Tousez. »

Voyez jusqu’où la lecture d’un roman de l’Indépendance peut conduire un homme d’esprit !