(1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIIe entretien. Poésie lyrique. David (2e partie) » pp. 157-220
/ 3404
(1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIIe entretien. Poésie lyrique. David (2e partie) » pp. 157-220

XXXIIIe entretien.
Poésie lyrique.
David (2e partie)

À la fin du dernier Entretien sur la poésie sacrée nous comparions David à Pindare.

Quelle différence d’accent, disions-nous, avec le poète lyrique de Bethléem ! Dans Pindare, c’est l’imagination cultivée ; dans David, c’est le cœur humain inculte qui éclate.

Parcourons ses principales odes sacrées en les rattachant à sa vie.

I

Le jeune barde est dans la tente de Saül. Saül est inquiet de sa destinée en présence de l’armée ennemie qui envahit les vallées intérieures de son royaume ; il tremble pour son peuple et pour sa couronne ; il se demande si son Dieu ne l’a pas abandonné. David, qui voit toutes ces pensées sur le visage du roi, prend sa harpe, et, s’associant en esprit aux angoisses d’esprit de son maître, il chante, en interrogeant Jéhovah et en se répondant comme par la bouche de Jéhovah à lui-même. Lisez ce chant, bref comme un cri, désordonné comme une ode, affirmatif comme un oracle.

Nous traduisons nous-même, en nous aidant pour le sens et pour les mœurs de la traduction de M. Cahen, véritable miroir du mot par le mot, nouveau jour jeté sur la Bible.

II

« Pourquoi ces nations ont-elles bouillonné dans leurs cœurs ? Pourquoi ces peuples ont-ils rêvé dans leur esprit des néants ?

« Ils se sont dressés contre nous, les chefs de la terre ennemie ; ils ont fait des pactes contre Jéhovah et contre son consacré !

« Brisons, brisons leurs courroies, et rejetons loin de nous le joug de leurs bœufs qu’ils veulent nous imposer sur le cou !

« Celui qui habite dans le firmament rira ; il portera le défi à leurs complots, Jéhovah le Seigneur !

« Moi, dit-il, j’ai versé l’huile sur mon roi ; je lui ai versé l’huile sur Sion, ma montagne de prédilection !

« Voici ce que m’a dit Jéhovah, ajoute à l’instant le poète en se transportant tout à coup dans la personne et dans la pensée de Saül, devant qui et pour qui il chante.

« Jéhovah m’a dit : Tu es mon fils, je t’ai conçu aujourd’hui dans mes desseins !

« Demande, et je te donnerai ces nations en héritage et toute cette terre pour domination !

« Tu les écraseras avec une houlette de fer, tu les concasseras en morceaux comme l’œuvre d’argile du potier ! »

Ici, comme transfiguré par l’enthousiasme, il apostrophe d’un vers impérieux les ennemis campés sur l’autre rive du torrent de la vallée de Térébinthe ; il lui semble porter sa voix et son défi jusqu’à leurs oreilles :

« Et maintenant, rois de la terre, entendez ! Repentez-vous, juges et chefs de la terre !

« Soumettez-vous à Jéhovah avec crainte, et réjouissez-vous tout en tremblant !

« Prosternez-vous dans la poussière devant son choisi, de peur qu’il n’entre en courroux et que vous ne périssiez tous sur son chemin ! Quand sa colère s’allume, heureux seulement ceux qui se confient en lui ! »

III

Voilà cette première ode, ou psaume, apostrophe brève et incohérente comme l’insulte du guerrier provoqué à son ennemi. Le poète s’adresse d’abord aux envahisseurs du sol sacré ; puis à Jéhovah, qu’il fait parler par sa propre bouche pour rendre confiance à Saül ; puis à Saül auquel il se substitue tout à coup pour lui faire tenir un langage royal et rassurant pour lui-même et pour son peuple ; puis aux ennemis, de nouveau, pour qu’ils se repentent, se soumettent et se résignent à la domination du choisi, de l’élu, du sacré, c’est-à-dire de Saül !

Il y a peu de chants de guerre, s’il y en a, plus superbes et plus religieux en même temps que cette ode ; elle dut retentir de la tente de Saül dans toute l’armée et jusque dans le camp de la rive opposée, parmi les ennemis de Jéhovah. La pensée de ce Dieu, qui éclate avec les éclairs et les grondements de sa foudre dans les paroles de son poète, ajoute à ce chant de guerre un caractère surnaturel, qui est, par excellence, le caractère de la poésie lyrique des Hébreux.

Les mœurs pastorales du berger-prophète y sont retracées avec une naïveté terrible dans l’image des courroies avec lesquelles le laboureur lie ses bœufs, et du joug rejeté au loin par le cou des taureaux. Ce caractère religieux manque aux chants guerriers de Tyrtée. Ces chants n’ont pour notes que l’héroïsme, la patrie, la gloire, mots sonores, mais vides de Dieu. Jéhovah remplit ceux de David. On sent à ces accents que Saül n’écoute pas en lui seulement un barde d’Israël, mais un inspiré de Jéhovah. Ce chant dut rendre la sécurité à son esprit et la vigueur à son bras.

IV

En poursuivant la lecture de ces odes ou de ces psaumes, on croit voir que, peu de jours après, le poète eut besoin pour lui-même de la consolation et de la confiance que sa harpe avait apportées à son roi.

Le deuxième psaume est une élégie sur son propre sort ; on doit le rapporter au moment où Saül, jaloux, a voulu le percer de sa lance, où il lui a donné, puis repris son amante Michaal, où Jonathas a tiré sa flèche au-delà de la pierre pour lui indiquer qu’il n’a de salut que dans l’exil, où tous les courtisans du roi et tous ses guerriers se liguent contre le héros-poète dont la gloire, la faveur et le génie les consument de jalousie et de haine. Écoutons cette ode, cette élégie, ou plutôt ce sanglot de la harpe du proscrit.

« Ô Jéhovah ! qu’ils sont nombreux ceux qui me persécutent ! que d’ennemis s’élèvent contre moi !

« Combien il y en a qui disent, en parlant de moi : « Il n’y a point de salut pour lui dans son Dieu ! »

On peut supposer entre ce vers et celui qui va suivre un long repos rempli par un gémissement en refrain de sa harpe, gémissement interrompu tout à coup par ce cri de défi à ses persécuteurs et d’assurance dans son Dieu :

« Mais toi, Jéhovah ! mais toi, tu es mon bouclier, tu es ma gloire ! Tu me redresses la tête !

« Et je l’appelle à haute voix, et il m’entend du sommet de sa montagne sainte ! »

Puis, avec la quiétude d’un esprit qui ne redoute plus rien, il continue sur un mode musical vraisemblablement plus lent et plus doux :

« Et je m’étends sur ma couche, et je m’endors ; et, après avoir dormi, je me réveille, car Jéhovah est l’oreiller de ma tête !

« Lève-toi, Jéhovah ! sauve-moi, mon Dieu ! Frappe tous mes ennemis à la mâchoire ; brise-leur les dents, à ces impies !

« Le salut est en Dieu ! ses protections sont sur son peuple ! »

Quelle confiance assurée en Dieu !

V

Ainsi rassuré par sa propre voix, comme l’homme qui marche dans les ténèbres, David semble, dans l’ode suivante, s’abandonner en paix à des contemplations philosophiques, semblables à celles qui assaisonnent du sel sacré des maximes les livres de Salomon, son fils, ou des poètes persans d’une autre époque. Ce n’est plus l’ode, c’est la réflexion chantée ; ce n’est plus le délire, c’est la sagesse. Cela dut être écrit dans sa vieillesse.

« Quand je t’invoquerai, ô Jéhovah ! exauce ma prière. Élargis l’espace autour de moi quand je suis à l’étroit dans ma détresse !

« Le vulgaire dit : Qui nous enseignera la félicité ? Et nous, nous disons : Jéhovah, fais luire sur nous la lumière de ta face.

« Tu as mis ainsi plus de joie dans mon cœur que dans le cœur de ceux dont tu multiplies le blé et le vin.

« Je me couche et je me rendors tour à tour, car c’est en toi que je me repose ! »

On voit, par cette répétition de la même image du sommeil à si peu de distance, combien elle lui avait paru naturelle et expressive à la fois pour figurer sa sécurité en Dieu, et combien il se complaisait à la reproduire presque dans les mêmes termes. C’est qu’en effet il n’y en a point de plus figurative que ce sommeil et ce réveil alternatifs des paupières et de l’esprit de l’homme, qui attestent le cours régulier et paisible de son sang, ruisseau de sa vie.

VI

La cinquième ode ne se rapporte, croit-on, à aucune circonstance personnelle de la vie de David. Si nous avons bien compris la vie du poète, cette ode a été composée, selon nous, pour le soulagement mental de Saül, pendant la seconde ou la troisième période de son égarement mental. C’est un gémissement et une invocation au nom du roi abattu par la souffrance, que David chante pour son maître sur sa harpe auprès de son lit ; c’est l’élégie du malade.

En voici seulement quelques strophes :

« Ô Jéhovah ! ne me rebrousse pas si violemment dans ta colère ! Dans ton irritation ne me détruis pas !

« Fais-moi miséricorde, car je suis exténué ; soulage-moi, car mes membres sont disloqués,

« Et ma vie chancelle en moi !… Mais toi, Jéhovah, jusqu’à quand ?… »

Y a-t-il dans la gamme des douleurs humaines un cri plus capable de tout peindre sans l’exprimer et de faire violence par le silence même à la compassion de Dieu que ce : Jusqu’à quand ?… suivi sans doute dans le chant d’un front abattu du poète sur sa harpe et d’un long silence de son instrument ?

VII

Après ce silence, l’espoir revient au malade :

« Oh ! reviens à mon aide, reprend le poète ; reviens, Jéhovah ! Délivre mon âme ! assiste-moi, non à cause de moi, mais à cause de ta compassion divine ! »

Puis, comme s’il se repentait de s’être trop effacé lui-même, comme s’il voulait prendre Jéhovah par sa gloire et le cointéresser à la délivrance de Saül par le souvenir reconnaissant que les vivants seuls gardent de ses bienfaits :

« Car, s’écrie-t-il, la mort n’a point de mémoire, et dans la caverne (dans le sépulcre) qui est-ce qui chantera ton nom ? »

Puis le mal se fait de nouveau sentir, et l’élégie reprend :

« Je me suis fatigué de gémir ; toutes les nuits je mouille de mes larmes ma couche ! j’en arrose l’oreiller de ma tête !

« Mon visage s’amaigrit de mes angoisses ; la multitude de mes douleurs vieillit avant le temps ma face. »

Ici on ne sait quel esprit soudain de jubilation et d’innocence saisit tout à coup le poète et le malade. L’élégie se transfigure en hymne, la harpe change de mode ; l’infirme, qui se sent apparemment soulagé, lance en trois strophes sa reconnaissance à Dieu, la menace et l’insulte aux ennemis de celui qui l’a guéri.

« Loin de moi ! loin de moi les fabricateurs d’iniquités ! car Jéhovah a exaucé le murmure de mes larmes. »

Quelle expression, qui donne une voix aux larmes et qui fait comprendre à Dieu les plaintes de l’eau, ces cascades du cœur tombant des yeux de ses créatures !

« Ainsi Jéhovah a exaucé mes plaintes ! Jéhovah a recueilli mes invocations ! »

Puis enfin l’idée de la patrie sauvée avec lui remonte à l’esprit du roi soulagé. On le voit se redresser sur son séant à la voix de son barde, et il s’écrie sans transition, dans une dernière strophe accompagnée sans doute d’un cri martial et d’un geste menaçant à ses ennemis :

« Disparaissez ! soyez confondus ! soyez foudroyés d’effroi, ô mes ennemis ! Fuyez confondus avec la rapidité de la paupière qui s’ouvre et qui se ferme sur l’œil ! »

VIII

L’ode suivante est une justification par serment que David se chante à lui-même des accusations injustes portées par Saül contre sa fidélité. L’ode finit par une imprécation fulminante du poète contre ses calomniateurs :

« Lève-toi, Jéhovah mon Dieu ! lève-toi contre eux ! accomplis ce que tu as décrété sur eux !

« Que la perversité des mauvais ait un terme ! Replace le juste debout ! Tu es ma cuirasse !

« Si le pervers ne se repent pas, Jéhovah tend son arc et vise. »

Il paraît ici que le poète, justifié et vengé, se complaît à chanter un cantique de reconnaissance, et l’on retrouve, avec quelques images plus suaves, les images grandioses du livre de Job dans cet hymne. Qu’on en juge.

« Ô Jéhovah ! ô notre Dieu ! que ton nom est resplendissant sur toute la terre, tandis qu’il resplendit si magnifiquement dans le ciel !

« Dans la bouche des enfants et sur les lèvres qui tètent encore le lait, tu as mis tes louanges à la confusion de tes ennemis.

« Quand je vois le firmament, ouvrage de tes mains ; quand je contemple cette lune et ces étoiles que tu as semées… »

L’humilité ici succède sans transition, ou plutôt par une transition tacite et naturelle, à l’extase.

« Qu’est-ce que l’homme, fils de la mort, pour que tu penses à lui ? Qu’est-ce que le fils de l’homme, pour que tu t’en souviennes ? »

Mais un juste orgueil, dérivant de la grandeur de sa destinée, arrête tout à coup le poète et le fait passer de l’humilité de sa condition de fils de la mort à l’orgueil de sa destinée morale.

« Tu l’as placé dans l’échelle de tes êtres, ô Jéhovah ! à peine un peu au-dessous des Éloïm (les anges, esprits intermédiaires entre Jéhovah et ses créatures).

« Tu l’as couronné de splendeur et de royauté ! Tu l’as constitué dominateur des ouvrages même de tes mains ! Tu as mis l’univers sous la plante de ses pieds !

« La brebis, le bœuf, tout, et aussi les animaux sauvages des forêts !

« L’oiseau et les poissons de la mer ! ils se fraient des chemins sur les vagues !…

« Ô Jéhovah ! que ton nom est sublime sur toute la face de la terre ! »

Que chanterions-nous de mieux aujourd’hui après ce Te Deum de l’âme, tour à tour abaissée jusqu’à la poussière et relevée jusqu’aux étoiles par la contemplation de l’œuvre de Dieu en soi et hors de soi ?

IX

Mais le véritable Te Deum de David, que les commentateurs ont placé sous le nombre 18 de ses chants lyriques, est celui qu’il écrivit et chanta après les victoires qui lui donnèrent le trône. Le désordre des vers atteste le désordre de son enthousiasme. La strophe est brève comme le cri presque inarticulé. Écoutez ces quelques éjaculations brûlantes où le traducteur hébreu a concentré le feu du cantique dans sa langue :

« Je disais : Je t’aime ! Dieu ! toi, ma force !

« Toi, mon rocher, ma forteresse !

« Toi, mon Dieu ! mon rocher, ma forteresse !

« Je m’abrite en toi !

« De son palais il entendit ma voix.

« Mes cris entrèrent dans ses oreilles. La terre convulsive trembla, les fondements des montagnes chancelèrent, parce qu’il s’irrite, mon Dieu, contre mes ennemis.

« Une fumée sortit de ses narines,

« La flamme de sa bouche.

« Elle aurait allumé des charbons !

« Il fit descendre les cieux sous lui et descendit sur un océan de ténèbres.

« Monté sur un Chérubin, il prit son vol.

« Il plana sur les ailes du vent ;

« Il replia dans l’obscurité sa demeure, sa tente des nuées autour de lui.

« Partout des vagues profondes, d’épaisses nuées !…

« Par le seul souffle de ses narines.

« Les fondements de la terre furent dénudés ! »

X

Après cette idée formidable de la puissance de son protecteur, le poète vainqueur et couronné revient à lui et se rend à lui-même un fier hommage pour ses vertus.

« Jéhovah me rétribue selon ma foi en lui !

« Car toutes ses inspirations sont ma loi !

« Je suis sans tache devant lui !

« Je me préserve de l’injustice !

« Il me rétribue selon ma foi,

« Selon l’innocence de mes mains devant ses yeux !

« Tu es bon avec les bons !

« Tu es juste avec les justes !

« Tu es pur avec les purs !

« Tu allumes toi-même la lampe dans mon âme, Jéhova ! tu fais resplendir mes ténèbres !

« Quel autre Dieu y a-t-il que Jéhovah ?

« Quel autre rocher que lui ?

« Il égale la vitesse de mes pieds aux pieds des biches !

« Il me transporte sur les hauteurs inaccessibles des montagnes !

« Il solidifie mes muscles pour le combat,

« Et ma main bande l’arc d’airain !

« Il élargit sous moi la plante de mes pieds,

« Et mes talons ne glissent pas !

« Mes ennemis crient vers Jéhovah…

« Mais point de salut ! il ne leur répond pas !

« Je les fais évanouir comme la poussière le vent !

« Je les foule comme la fange des chemins !

« Tu me fais chef des peuples ;

« Les fils de l’étranger me servent et m’exaltent.

« Vive Jéhovah ! vive mon rocher !

« Que le Dieu de mon salut soit glorifié !

« Voilà pourquoi je le chante parmi les multitudes ! »

XI

Et il le chante en effet dans les hymnes d’adoration qui suivent ce chant de triomphe avec une magnificence de parole égale à la magnificence des œuvres divines qu’il célèbre.

« Les cieux racontent la gloire de Dieu ; le firmament prophétise l’œuvre de ses mains !

« L’aurore parle à l’aurore, et la nuit enseigne à la nuit ses mystères.

« Point de parole ici-bas et là-haut qui soit vide de lui !

« L’écho de ces louanges retentit dans tout l’univers. Il a dressé une tente pour le soleil ; et lui (le soleil), comme un nouvel époux sortant de sa couche, s’élance, ivre de joie, pour parcourir sa carrière.

« Il part du bord des cieux, et sa course s’étend jusqu’à l’autre bord ; rien ne peut échapper à sa chaleur ! »

Puis, passant sans transition de l’ordre matériel à l’ordre moral, le poète chante en strophes réfléchies la sagesse de Jéhovah empreinte dans la conscience de l’homme vertueux.

Puis un chant pour inspirer la confiance au peuple la veille des batailles :

« Ceux-ci se confient dans leurs chariots de guerre, ceux-là dans leurs chevaux de bataille ; mais nous, Jéhovah, dans ton nom ! »

XII

Mais les vicissitudes de l’âme du poète suivent les vicissitudes de la destinée humaine. Le voilà, dans sa vieillesse, proscrit de son palais par ses fils ingrats, errant dans son royaume sans y trouver une pierre stable pour reposer sa tête. Écoutez-le :

« Jéhovah ! Jéhovah ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ?

« Pourquoi si loin de ton oreille aujourd’hui mes cris qui appellent ton secours, et mes cris vers toi ?

« Mon Dieu ! je rugis de douleur le jour et tu ne réponds pas ! La nuit je ne trouve ni repos de corps ni repos d’esprit !

« Je suis un vermisseau écrasé, et non un homme ! Tous ceux qui me voient passer desserrent les lèvres pour rire de moi et secouent la tête avec dérision !

« Plains-toi à Jéhovah et il te relèvera », ajoute-t-il avec le désordre d’une pensée qui succède à l’autre sans attendre qu’elle soit achevée dans l’esprit. Il se rassure par la mémoire de ce que son Dieu a fait jadis pour lui :

« Tu m’as tiré du ventre de ma mère ; sur le sein de ma mère tu m’as bercé, endormi !

« Je tombai sur ton sein en sortant du sein de ma mère ; dès ma sortie du ventre de ma mère, c’est toi qui fus mon Dieu !

« Ne t’éloigne pas de moi tout à fait, car l’angoisse approche !

« Des multitudes de taureaux m’environnent ; les taureaux de Basan m’ont assailli ! »

Il s’apitoie sur lui-même :

« Je m’écoule comme l’eau ; tous mes os se disloquent ; mon cœur s’est fondu comme la cire. Ma vigueur s’est desséchée comme l’argile ; ma langue s’est collée à mon palais ; tu m’as réduit à une pincée de poussière trouvée dans le sépulcre !

« Je compte mes os. Eux, les chiens, me regardent et assouvissent de mon squelette leurs regards !

« Ils se partagent mes habits entre eux et sur mon manteau ils jettent le dé du sort !

« Hâte-toi, mon Dieu ! hâte-toi !… »

Puis, comme s’il était déjà secouru :

« Je dirai ton nom à mes frères ; au milieu de l’assemblée du peuple je chanterai ton nom ! »

On chercherait en vain dans toute la poésie antique ou moderne de telles prostrations de l’âme exprimées par de telles figures de style et de tels redressements de l’espérance rendus par de tels enthousiasmes de la piété. Le verset bondit de la terre au ciel, du ciel à la terre, comme le cœur du poète ou comme les taureaux de Basan. On s’étonne que les cordes de la harpe ne se soient pas brisées sous de si fortes touches. Si le cœur humain était devenu harpe, c’est ainsi qu’il aurait résonné !

XIII

On retrouve un peu plus loin tous les souvenirs naïfs de la vie du berger dans la poésie du prophète et du roi. Il se compare aux brebis qu’il conduisait dans son enfance sur les collines et aux réservoirs des montagnes de Bethléem, sa patrie.

« Jéhovah est mon berger ! Je ne manquerai de rien. Il me fait parquer dans les herbes vertes, il me chasse vers les eaux transparentes.

« Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort je ne crains pas qu’il m’arrive du mal ; ta houlette et ton bras sont ma sécurité.

« La coupe est pleine pour moi ! »

L’enthousiasme toujours figuré du vrai poète le ressaisit aussitôt ; il chante d’une voix immortelle l’entrée triomphale de Dieu dans ses mondes par les portes immenses des éternités.

« Écartez-vous ! ouvrez-vous, portes de l’éternité ! Écartez-vous ! que le Roi de gloire entre dans ses empires !

« Qui est donc le Roi de gloire ? disent les portes. C’est Jéhovah ! c’est le Tout-Puissant ! c’est le Fort ! Jéhovah, le Fort dans la bataille !

« Portes, écartez-vous ! portes de l’éternité, ouvrez-vous, que le Roi de gloire entre ! Qu’il entre, le puissant, le fort Jéhovah Tsebaoth ! C’est lui qui est le Roi de gloire !… »

XIV

Quelles tendresses âpres dans les odes mystiques qu’il soupire, plus qu’il ne les chante, sur la terrasse dans son palais de Sion, dans la paix de ses jours prospères !

« Je n’ai demandé qu’une chose à Jéhovah, c’est la seule à laquelle j’aspire : demeurer dans la demeure de Jéhovah tous les jours de ma vie ; goûter la douceur de mon Dieu, habiter avec lui dans son temple ;

« Car il me cache dans sa cabane au temps de l’adversité.

« C’est de lui que mon cœur dit : Recherchez sa présence ! Je rechercherai ta présence, ô Jéhovah !

« Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais Jéhovah me recueille ! »

La note héroïque se retrouve au même instant sur la corde.

« Terrible est le nom de Jéhovah !

« Elle brise les cèdres ! Jéhovah de sa voix brise les cèdres, les cèdres du Liban !

« La voix de Jéhovah souffle l’incendie !

« Elle soulève le désert, elle fait ondoyer le désert de Cadès !

« Elle épouvante les biches, elle fait tomber les feuilles des forêts !

« Mais sa colère ne dure qu’un clignement de ses yeux, sa miséricorde dure toute la vie ! Le soir les larmes entrent dans sa demeure ; le matin, la joie !

« Dans tes mains je couche ma vie !

« Approchez, petits enfants, écoutez-moi ; je vous enseignerai la crainte de Dieu !

« La vieillesse approche.

« Voilà que tu as mesuré mes jours par la paume de ta main », chante-t-il à Dieu, « et l’espace que j’ai parcouru est devant toi comme néant !

« L’homme se montre et s’évanouit comme un fantôme ; hélas ! il fait un petit bruit, il accumule sans savoir qui recueillera !

« Comme la biche soupire après l’eau des fontaines, ainsi mon âme après toi !

« J’ai soif du Dieu vivant ! »

Il est malade ; la tristesse lui remonte du cœur comme la lie d’un vase.

« Mes larmes deviennent ma nourriture quand j’entends dire autour de moi tout le jour : Où donc est ton Dieu ?

« L’abîme crie à l’abîme au bruit de la chute des torrents : Toutes tes ondes et toutes tes écumes ont roulé sur moi ! »

XV

Le philosophe se révèle aussitôt après dans le poète. Il célèbre l’immatérialité de Jéhovah pour apprendre au peuple à discerner l’idée divine de l’image et le culte visible de l’être invisible.

« Est-ce que je mange la chair des taureaux ? » fait-il dire à Jéhovah ; « est-ce que je bois le sang des boucs ?

« Si j’avais faim, je ne te le dirais pas, car il est à moi l’univers et tout ce qui l’habite.

« Offre à Dieu, ô homme ! ta reconnaissance et rends-lui l’hommage que tu lui dois !

« Le sacrifice agréable à Dieu, c’est un esprit prosterné sous sa main ! »

Le spectacle du monde le trouble, lui fait regretter la solitude.

« Que n’ai-je les ailes de la colombe ! Je m’envolerais, et je chercherais l’abri et la paix !

« Je fuirais loin, bien loin, et j’habiterais la nuit dans les lieux déserts !

« Plus vite que le vent des tempêtes je m’enfuirais vers mon refuge. »

Là une misanthropie terrible et sublime contre les infidélités des affections humaines et contre les calomnies !

« Ce ne sont pas les ennemis qui m’outragent ! » s’écrie le poète ; « c’est toi, homme, qui avais ma confiance, ma tendresse, mes secrets !

« Ensemble nous échangions de doux entretiens en montant ensemble tout attendris à la maison de Dieu !

« Le soir, le matin, au milieu du jour, je soupire et je gémis !

« Ses discours étaient plus onctueux et plus pénétrants que l’huile, mais c’étaient des glaives hors du fourreau !

« Les dents des fils de l’homme sont des dards et des flèches, et leur langue a le tranchant du fer ! »

Il s’encourage à tout supporter dans le Seigneur.

« Réveille-toi, ma gloire passée ! réveillez-vous, ma lyre et ma harpe ! Avec vous je réveillerai moi-même l’aurore matinale dans le ciel !

« Que ces pervers se fondent comme la pluie, comme le limaçon qui se fond en traînant sur la terre humide, comme l’avorton né avant terme et qui n’a pas vu la lumière !

« Qu’ils s’évaporent plus vite que l’eau de vos chaudières ne sent la flamme des épines qui la font frémir dans le vase ;

« Et que l’on dise : Il y a un Dieu !

« Ne les tue pas, ces méchants, Seigneur !

« Mais qu’ils reviennent le soir aboyer, comme des chiens errants, autour de la ville !

« Mais moi je ferai résonner ma harpe à ta gloire !

« Les fils de l’homme ne sont que néant ; s’ils étaient tous ensemble dans le plateau de la balance, un souffle de ta bouche sur l’autre bassin les ferait monter ! »

XVI

Il chante ailleurs un chant de reconnaissance pour les laboureurs et pour les pasteurs :

« Tu couves la terre et tu la fécondes ! La rivière se remplit d’eau jusqu’aux bords ; tu leur sèmes le blé, tu arroses le sillon, tu l’amollis, tu lui commandes de végéter, tu couronnes l’année de tes dons, et dans tous les sentiers s’épanche l’abondance. Les plaines du désert en débordent, les collines sont enceintes de joie, les prés sont couverts d’agneaux, les vallées vêtues de moissons ; on est dans la joie et on chante !

« Lorsque vous vous reposez entre les rigoles de vos champs, les ailes de la colombe vous semblent revêtues d’argent et ses plumes d’un or jaune ! »

Théocrite est égalé par ces images ; mais dans Théocrite l’imagination seule est satisfaite. Ici c’est l’âme qui fait remonter toutes ces délices de la création à leur auteur, et qui de sa volupté fait un holocauste.

Où est Pindare, où est Horace, quand on a goûté la saveur sévère d’une pareille poésie ?

XVII

La corde grave et triste reprend bientôt l’accent de cette mélancolie que ce grand poète a épanchée, avant nous et mieux que nous autres modernes, de son âme. C’est pendant son exil sur les montagnes.

« Je suis devenu inconnu à mes frères ; oui, étranger aux fils de ma mère !

« Je fais un sac de mes habits, et je deviens pour eux un sujet de confabulation !

« Ceux qui sont assis sur leurs portes parlent contre moi, et les chansons de ceux qui boivent des liqueurs enivrantes sont égayées de mon nom !

« L’humiliation me comprime le cœur. Je tombe en défaillance, j’espère être plaint. Mais non ; je cherche des consolations, mais il n’y en a pas.

« Ils ont jeté du fiel sur ce que je mange et du vinaigre dans ce que je bois…

« Mais mes chants plaisent à Jéhovah plus que leurs bœufs avec leurs cornes et leurs sabots ! »

XVIII

Le problème de la félicité des méchants, qui agitait Job jusqu’à la sueur de son front, agite David à son tour ; il l’exprime dans une ode égale en doute à celle du patriarche de Hus.

« Ils ne partagent pas les misères de nous autres mortels : l’orgueil est le collier qui relève leur tête ; la violence est leur vêtement.

« À force de graisse leurs yeux sortent de leurs orbites ; leurs désirs satisfaits débordent. Ils boivent à longs traits les eaux d’iniquité, et ils disent : Comment Dieu le saura-t-il ?

« Et moi, c’est donc en vain que j’ai purifié mon cœur ?

« Tes ennemis élèvent leur drapeau contre tes propres drapeaux pour qu’on les aperçoive de loin, comme le bûcheron qui élève la cognée au-dessus de sa tête dans une épaisse forêt.

« N’abandonne pas au serpent l’âme de la tourterelle, Seigneur !

« Je dis aux superbes : N’élevez pas si haut votre front ; car ce n’est ni de l’orient, ni de l’occident, ni du septentrion, ni du désert que vient la fortune. Dieu seul est roi !

« Je me console en pensant aux jours d’autrefois, aux années du temps qui a coulé !

« Je me souviens de mes chants pendant la nuit, et je retourne mon cœur pour méditer dans mon esprit ! »

Il se rappelle le passage de la mer Rouge.

« Les eaux t’ont vu, Seigneur ! les eaux t’ont vu et elles ont bouillonné d’effroi ! Les abîmes ont remué !

« Tu passas à travers la mort, et on ne revit pas même l’empreinte de tes pas. »

Tout à coup, dans une série de cantiques, il chante en hymne l’épopée du peuple de Dieu. Depuis Moïse jusqu’à lui, il recompose toutes les destinées de sa race. Chaque récit est un prodige, et chaque prodige fait éclater sur sa harpe un cri de bénédiction. C’est le poème national d’un peuple exclusivement théocratique, chanté aux pieds de ses autels par un pontife-roi.

L’épopée finit par ses propres aventures :

« Il fit choix de David, son esclave, et il le tira d’un parc de brebis ! »

Cette revue lyrique des temps écoulés et des prodiges accomplis le rend plus pieux et plus poète.

« Moi », dit-il, « mon âme languit après tes parvis ! Mon cœur et ma chair te chantent, ô Dieu vivant !

« Le passereau trouve sa demeure, l’hirondelle un nid pour ses petits, tes autels à moi ! Heureux ceux qui habitent ta demeure !

« Un jour à l’ombre de ton temple vaut mieux que mille dans les tentes des pervers.

« Ou poète, ou joueur de flûte, toutes mes pensées sont à toi ! »

XIX

Le quatrième livre commence par une ode imitée de Moïse, qui semble récapituler toute la sagesse des ancêtres et toutes les vanités de la vie humaine en dehors de Dieu.

« Avant que les montagnes fussent nées, avant que les cieux et la terre fussent éclos de l’éternité jusqu’à l’éternité, tu es Dieu !

« Tu pulvérises l’homme et tu lui dis : Renais ;

« Car mille ans à tes yeux sont comme le jour d’hier qui a été et comme une faction montée dans la nuit !

« Tu répands l’humanité comme l’eau ; ils sont, les hommes, comme un sommeil, comme une herbe née du matin !

« À l’aurore elle fleurit et passe, le soir elle est desséchée et morte !

« Le nombre de nos années est de soixante-dix ans à quatre-vingts ans pour les plus robustes ; puis le fil de nos jours est coupé en un clin d’œil, et nous ne sommes plus !

« Enseigne-nous à compter ces jours, afin que nous leur fassions rapporter les fruits de la sagesse !

« Que tes œuvres me réjouissent à contempler, ô mon Dieu ! Que j’aime à les chanter, soit sur l’instrument à dix cordes, soit sur le nébel, soit dans des hymnes méditées sur la harpe !

« Le juste fleurit comme le palmier ; il monte comme le cèdre, il fructifie encore dans sa vieillesse ! »

L’évidence de la Providence lui est révélée ailleurs dans deux versets aussi saillants d’expression qu’irréfutables de pensée.

« Celui qui a planté l’oreille n’entendra-t-il pas ? et celui qui a aplani l’œil ne verra-t-il pas ? »

Il chante jusqu’à sa politique dans la cinquante et unième ode ; il chante jusqu’à son agonie dans la suivante.

« Mes jours s’évaporent comme une fumée ; mes os sont consumés comme un tison au feu.

« À force de gémir ma chair s’attache à mes os.

« Je ressemble au pélican du désert ; je suis devenu comme le hibou habitant des ruines.

« Je veille et je deviens comme le passereau solitaire sur le toit !

« Mon âme est collée à la poussière. Ranime-la, selon ta promesse !

« Constamment, Seigneur, je porte ma vie dans ma main, et je te l’offre !

« Je lève mes yeux vers les montagnes d’où me viendra ton secours !

« De même que les yeux de l’esclave sont fixés sur les mains de son maître, de même que les yeux de la servante sont attachés aux mains de sa maîtresse, de même, ô Jéhovah ! mes yeux sur mon Dieu !…

« Ramène, ô Jéhovah ! nos captifs comme l’eau des torrents sur une terre nue !

« Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie.

« Il s’en allait devant lui et pleurait en marchant, celui qui portait le sac des semailles ; il revient joyeux et chargé de gerbes !

« Mon âme t’attend, mon Dieu, plus impatiemment que les gardes de nuit, aux portes de la ville, n’attendent le matin !

« J’ai apaisé devant toi et assoupi mon âme comme un enfant sevré qui est sur les bras de sa mère ; comme un enfant sevré mon âme est assoupie de confiance en moi ! »

Où trouver sur la lyre antique des notes de flûte semblables à celle de ce berger ?

XX

Et comme chaque trait des mœurs pastorales ou sacerdotales lui fournit une image ou simple, ou neuve, ou douce, ou forte, ou inattendue ! Écoutez-le prêcher la réconciliation et la concorde à ses fils.

« Qu’il est doux et qu’il est agréable que les frères habitent ensemble dans la paix !

« Moins douce et moins parfumée est l’huile répandue sur la tête, qui coule de là sur la barbe, barbe d’Aharon, et qui coule de sa barbe jusque sur les bords de son habit sacerdotal !

« Moins douce est la rosée qui descend sur les collines d’Hermon ! »

Et comme la figure de l’enthousiasme, la répétition, mise par lui en refrain dans la bouche du chœur ou du peuple, ajoute le retentissement d’une foule à l’accent jailli d’une seule âme !

Écoutez !

Le poète.

« Glorifiez Jéhovah, car il est bon ; car sa miséricorde est éternelle !

Le chœur.

« Glorifiez le Dieu des dieux, car il est bon ; car sa miséricorde est éternelle !

Le poète.

« À celui qui a été l’architecte intelligent du firmament !

Le chœur.

« Car sa miséricorde est éternelle !

Le poète.

« À celui qui a couché la terre sur les eaux !

Le chœur.

« Car sa miséricorde est éternelle !

Le poète.

« À celui qui allume les grandes lampes du firmament !

Le chœur.

« Car sa miséricorde est éternelle !

Le poète.

« À celui qui a fait le soleil pour le jour !

Le chœur.

« Car sa miséricorde est éternelle !

Le poète.

« À celui qui a fait la lune et les étoiles pour les nuits !

Le chœur.

« Car sa miséricorde est éternelle !

Le poète.

« À celui qui a fendu en blocs la mer de joncs (la mer Rouge) !

Le chœur.

« Car sa miséricorde est éternelle ! »

Et ainsi de suite pour toutes les phases de l’histoire nationale où Jéhovah a signalé sa protection sur Israël.

Horace chantait-il un tel Poëme séculaire aux Romains ?

Tyrtée a-t-il, dans l’élégie patriotique, des plaintes égales à celles qui pleurent et grondent dans les strophes suivantes ?

« Au bord des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous pleurions.

« Aux saules de leurs rivages nous avions suspendu nos harpes !

« Chantez-nous quelques-uns des chants de Sion, votre patrie, nous disaient, en nous commandant la joie, les oppresseurs qui nous retenaient en captivité.

« Comment chanterions-nous les chants de Jéhovah à la terre étrangère ?

« Si je pouvais t’oublier, ô Jérusalem ! que ma main droite m’oublie moi-même !

« Si je pouvais ne plus penser nuit et jour à toi, si je ne te plaçais plus, ô ma Jérusalem ! sous ma tête, que ma langue reste collée à mon palais !

« Fils de Babylone, la rosée du sol ! tremblez, etc., etc. »

L’élégie du captif finit par l’imprécation sourde contre l’oppresseur.

XXI

Tout finit par un chœur de louange à Dieu, auquel le poète convie tous les peuples, toutes les bouches, tous les instruments à corde ou à vent de la musique sacrée, tous les éléments et tous les astres ! Sublime finale de cet opéra de soixante ans, chanté par le berger, le héros, le roi, le vieillard dans les psaumes !

« Chantez le Seigneur dans les profondeurs du firmament !

« Chantez-le, vous ses anges ! vous ses armées !

« Soleil et lune, chantez ! chantez, vous, astres lumineux ! étincelantes constellations !

« Voûtes des cieux, chantez ! Chantez, vastes eaux qui flottez au-dessous des cieux !

« Éclairs, grêle, neige, brouillards, vents des tempêtes qui exécutez ses paroles, chantez !

« Montagnes, collines, arbres qui portez des fruits, cèdres qui portez l’ombre, chantez !

« Jeunes hommes, jeunes vierges, adolescents, vieillards, chantez !

« Célébrez son nom par des danses, par des fanfares à sa gloire sur la peau du tambour et sur la corde du kinnor (la harpe) !

« Célébrez-le dans son temple ! célébrez-le dans son firmament !

« Célébrez-le par le déchirement du son de la trompette ! célébrez-le par le nébel à dix cordes !

« Célébrez-le par la flûte et par les cymbales retentissantes !

« Que tout ce qui a le souffle dise : Jéhovah ! Dieu !… »

Voilà l’enthousiasme presque inarticulé du poète lyrique, tant les paroles se pressent confusément sur ses lèvres, qui s’emporte à sa vraie source, à Dieu, comme les flocons de la fumée d’un incendie de l’âme par un vent d’orage ! Voilà David, ou plutôt voilà le cœur humain avec toutes les notes que Dieu a permis de rendre sur la terre à cet instrument de douleur, de larmes, de joie ou d’adoration ! Voilà la poésie sanctifiée à sa plus haute expression ! Voilà le vase des parfums brisé sur le parvis du temple et répandant ses odeurs du cœur de David dans le cœur du genre humain presque tout entier ! Car, hébraïque, chrétienne ou même mahométane, toute religion, tout gémissement, toute prière a recueilli une goutte de ce vase répandu sur les hauteurs de Jérusalem pour en faire un de ses accents. Ce petit berger est devenu le maître des chœurs sacrés de tout l’univers. Il n’y a pas une piété sur la terre qui ne prie avec ses paroles ou qui ne chante avec sa voix. On dirait qu’il a mis une corde de sa pauvre harpe dans tous les chœurs religieux ou seulement sensibles, pour l’y faire résonner partout et éternellement à l’unisson des échos de Bethléem, d’Horeb ou d’Engaddi ! Ce n’est plus le poète, ce n’est plus le prophète ; c’est la vibration des murs de tous les temples répercutant son cœur.

C’est le psalmiste de l’éternité. Quelle destinée, quelle puissance a la poésie quand elle s’inspire de la divinité !

XXII

Quant à nous, nous ne nous étonnons pas de cette puissance de répercussion du son de l’âme humaine à travers toutes les âmes et tous les âges ; il y a dans le cœur du héros, du poète ou du saint, des élans de force qui brisent le sépulcre, le firmament, le temps, et qui vont, comme les cercles excentriques du caillou jeté dans la mer, mourir seulement sur les dernières plages du lit de l’Océan. Le cœur de l’homme, quand il est ému par l’idée de Dieu, porte ses émotions aussi loin que l’Océan porte les ondulations de ses rives.

Telle est la voix de ce poète qu’on peut appeler véritablement le barde de Dieu !

Mais il a eu de plus un bonheur suprême, celui d’être adopté dans les temps les plus reculés pour le barde du temple, en sorte que, par un phénomène unique en lui, la poésie est devenue religion. C’est le dernier degré de popularité auquel la poésie puisse atteindre. C’est par là qu’il y a une strophe de ce barde dans toutes nos jubilations sacrées, un soupir de ce berger dans tous nos soupirs, une larme de ce pénitent dans toutes nos larmes. Quelque étranger que l’on puisse être aux rites ou aux cultes qui ont adopté ce lyrique pour leur prophète, toutes les âmes modernes l’ont adopté pour leur poète.

Quant à moi, lorsque mon âme, ou enthousiaste, ou pieuse, ou triste, a besoin de chercher un écho à ses enthousiasmes, à ses piétés ou à ses mélancolies dans un poète, je n’ouvre ni Pindare, ni Horace, ni Hafiz, poètes purement académiques ; je ne cherche pas même sur mes propres lèvres des balbutiements plus ou moins expressifs pour mes émotions ; j’ouvre les psaumes et j’y prends les paroles qui semblent sourdre du fond de l’âme des siècles et qui pénètrent jusqu’au fond de l’âme des générations. Heureux l’homme à qui il a été donné de devenir ainsi l’hymne éternellement vivant, la prière ou le gémissement personnifié du genre humain !

XXIII

J’étais déjà dans cette disposition pour ainsi dire innée pour le poète David, il y a quelques années, quand je visitai la patrie, la demeure et le tombeau de ce grand lyrique. J’aime à me retracer encore aujourd’hui la mémoire des sites et des impressions que j’y recevais des lieux, des noms et des chants sacrés. Je les retrouve dans mes notes écrites sur la selle de mon chameau qui me servait d’oreiller et de table.

La peste sévissait dans Jérusalem ; nous restâmes assis tout le jour en face des portes principales de la cité sainte ; nous fîmes le tour des murs en passant devant toutes les autres portes de la ville. Personne n’entrait, personne ne sortait ; le mendiant même n’était pas assis contre les bornes, la sentinelle ne se montrait pas sur le seuil ; nous ne vîmes rien, nous n’entendîmes rien : le même vide, le même silence à l’entrée d’une ville de trente mille âmes, pendant les douze heures du jour, que si nous eussions passé devant les portes mortes de Pompéi ou d’Herculanum ! Nous ne vîmes que quatre convois funèbres sortir en silence de la porte de Damas et s’acheminer le long des murs vers les cimetières turcs ; et près de la porte de Sion, lorsque nous y passâmes, qu’un pauvre chrétien mort de la peste le matin, et que quatre fossoyeurs emportaient au cimetière des Grecs. Ils passèrent près de nous, étendirent le corps du pestiféré, enveloppé de ses habits, sur la terre, et se mirent à creuser en silence son dernier lit, sous les pieds de nos chevaux.

La terre autour de la ville était fraîchement remuée par de semblables sépultures que la peste multipliait chaque jour. Le seul bruit sensible, hors des murailles de Jérusalem, était la complainte monotone des femmes turques qui pleuraient leurs morts. Je ne sais si la peste était la seule cause de la nudité des chemins et du silence profond autour de Jérusalem et dedans ; je ne le crois pas, car les Turcs et les Arabes ne se détournent pas des fléaux de Dieu, convaincus que sa main peut les atteindre partout et qu’aucune route ne lui échappe. — Sublime raison de leur part, mais qui les mène par l’exagération à de funestes conséquences !

XXIV

À gauche de la plate-forme du temple et des murs de la ville, la colline qui porte Jérusalem s’affaisse tout à coup, s’élargit, se développe à l’œil en pentes douces, soutenues çà et là par quelques terrasses de pierres roulantes. Cette colline porte à son sommet, à quelque cent pas de Jérusalem, une mosquée et un groupe d’édifices turcs assez semblables à un hameau d’Europe couronné de son église et de son clocher. C’est Sion ! c’est le palais ! — c’est le tombeau de David ! — c’est le lieu de ses inspirations et de ses délices, de sa vie et de son repos ! — lieu doublement sacré pour moi, dont ce chantre divin a si souvent touché le cœur et ravi la pensée. C’est le premier des poètes du sentiment ; c’est le roi des lyriques ! Jamais la fibre humaine n’a résonné d’accords si intimes, si pénétrants et si graves ; jamais la pensée du poète ne s’est adressée si haut et n’a crié si juste ; jamais l’âme de l’homme ne s’est répandue devant l’homme et devant Dieu en expressions et en sentiments si tendres, si sympathiques et si déchirants. Tous les gémissements les plus secrets du cœur humain ont trouvé leurs voix et leurs notes sur les lèvres et sur la harpe de ce barde sacré ; et, si l’on remonte à l’époque reculée où de tels chants retentissaient sur la terre ; si l’on pense qu’alors la poésie lyrique des nations les plus cultivées ne chantait que le vin, l’amour, le sang et les victoires des mules et des coursiers dans les jeux de l’Élide, on est saisi d’un profond étonnement aux accents mystiques du berger-prophète, qui parle au Dieu créateur comme un ami à son ami, qui comprend et loue ses merveilles, qui admire ses justices, qui implore ses miséricordes, et qui semble un écho anticipé de la poésie évangélique, répétant les douces paroles du Christ avant de les avoir entendues. Prophète ou non, selon qu’il sera considéré par le philosophe ou le chrétien, aucun d’eux ne pourra refuser au poète-roi une inspiration qui ne fut donnée à aucun autre homme. Lisez du grec ou du latin après un psaume ! Tout pâlit.

XXV

J’aurais, moi, humble poète d’un temps de décadence et de silence, j’aurais, si j’avais vécu à Jérusalem, choisi le lieu de mon séjour et la pierre de mon repos précisément où David choisit le sien à Sion. C’est la plus belle vue de la Judée, de la Palestine et de la Galilée.

Jérusalem est à gauche, avec le temple et ses édifices, sur lesquels le regard du roi ou du poète pouvait plonger du haut de sa terrasse. Devant lui des jardins fertiles, descendant en pentes mourantes, le pouvaient conduire jusqu’au fond du lit du torrent dont il aimait l’écume et la voix. — Plus bas, la vallée s’ouvre et s’étend ; les figuiers, les grenadiers, les oliviers l’ombragent. C’est sur quelques-uns de ces rochers surpendus près de l’eau courante ; c’est dans quelques-unes de ces grottes sonores, rafraîchies par l’haleine et par le murmure des eaux ; c’est au pied de quelques-uns de ces térébinthes, aïeux du térébinthe qui me couvre, que le poète sacré venait sans doute attendre le souffle qui l’inspirait si mélodieusement.

Que ne puis-je l’y retrouver, pour chanter les tristesses de mon cœur et celles du cœur de tous les hommes dans cet âge inquiet, comme ce berger inspiré chantait ses espérances dans un âge de jeunesse et de foi ! Mais il n’y a plus de chant dans le cœur de l’homme ; les lyres restent muettes, et l’homme passe en silence, sans avoir ni aimé, ni prié, ni chanté.

XXVI

Remontons au palais de David. De là on plonge ses regards sur la ravine verdoyante et arrosée de Josaphat. Une large ouverture dans les collines de l’est conduit de pente en pente, de cime en cime, d’ondulation en ondulation, jusqu’au bassin de la mer Morte. Cette mer réfléchit là-bas les rayons du soir dans ses eaux pesantes et opaques comme une épaisse glace de Venise qui donne une teinte mate et plombée à la lumière. Ce n’est point ce que la pensée se figure : un lac pétrifié dans un horizon terne et sans couleur ; c’est d’ici un des plus beaux lacs de Suisse ou d’Italie, laissant dormir ses eaux tranquilles entre l’ombre des hautes montagnes d’Arabie, qui se dentellent à perte de vue comme des Alpes sans neige derrière ses flots, au pied des monticules coniques ou pyramidaux, mais toujours transparents, de la Judée, royaume stérile du poète-roi.

XXVII

Le jour suivant j’allai m’asseoir seul, les psaumes dans les mains, sur un bloc de maçonnerie éboulé autour du tombeau du fils d’Isaïe.

Le jour s’éteignait lentement : il décolorait un à un les rochers grisâtres de la colline opposée, derrière la vallée, ou plutôt la ravine de Josaphat. Ces rochers, les uns debout, les autres couchés, ressemblent, à s’y tromper, à des pierres sépulcrales frappées des derniers feux de la lampe qui se retire. Tout était silence et deuil autour de moi dans ce demi-jour, mais tout était aussi mémoire des temps écoulés. Je voyais d’un regard toute la scène de ce poème épique et lyrique de la vie et des chants de David. La poussière du héros et du barde d’Israël reposait peut-être sous mes pieds, dispersée par les siècles de l’une de ces grandes auges de pierre grise dont les débris parsèment la colline, et dans lesquelles les chameliers font boire aujourd’hui leurs chameaux. Un vent du midi, tiède et harmonieux, soufflait par bouffées de la colline des Oliviers, en face de moi ; ce vent apportait aux sens la saveur amère et la senteur âcre des feuilles d’olivier qu’il avait traversées. Il soupirait, gémissait, sanglotait, chantait mélancoliquement ou mélodieusement entre les chardons, les épines, les cactus et les ruines du tombeau du poète.

C’étaient les mêmes notes que David avait entendues sur les mêmes collines en gardant les brebis d’Isaïe, son père. C’étaient ces sons, ces horizons, ces joies du ciel et ces tristesses de la terre qui l’avaient fait poète. Son âme était répandue dans cet air du soir, insaisissable, mais sensible et respirable comme un parfum évaporé du vase brisé par les pieds du cheval à l’entrée d’un héros dans une grande ville d’Orient.

Je me complaisais dans ce lyrisme des éléments, dans cette consonance de la nature, des ruines, des siècles écoulés, avec la voix du poète qui les a éternisés par ses hymnes.

J’ouvris le petit volume des psaumes que j’avais recueilli dans l’héritage de ma mère, et dont les feuilles, feuilletées à toutes les circonstances de sa vie, portaient l’empreinte de ses doigts et quelques taches de ses larmes. Je lus avec des impressions centuplées pour moi par le site et par le voisinage du tombeau ; je continuai à lire jusqu’à ce que le crépuscule, assombri de verset en verset davantage, effaçât une à une sous mes yeux les lettres du Psalmiste ; mais, même quand mes regards ne pouvaient plus lire, je retrouvais encore ces lambeaux d’odes, ou d’hymnes, ou d’élégies, dans ma mémoire, tant j’avais eu de bonne heure l’habitude de les entendre, à la prière du soir, dans la bouche des jeunes filles auxquelles la mère de famille les faisait réciter avant le sommeil. S’il reste quelque poésie dans l’âme des familles de l’Occident, ce n’est pas aux poètes profanes qu’on le doit, c’est au pauvre petit berger de Bethléem. Les psaumes sont naturalisés dans toutes les maisons. Il n’y a ni une naissance, ni un mariage, ni une agonie, ni une sépulture auxquels il n’assiste. C’est le musicien convié à toutes les fêtes et à tous les deuils du foyer, et, plus heureux que ces musiciens de nos sens, ce n’est pas à l’oreille qu’il chante, il chante au cœur.

XXVIII

Au moment où j’allais fermer le livre pour rejoindre le camp de ma caravane, que j’avais planté de l’autre côté de la ville, en dehors de la porte de Bethléem, un air de flûte lointain et mélancolique se fit entendre à ma droite sur une des collines nues et déchirées des monts d’Arabie qui encaissent la vallée de la mer Morte. C’était un gardeur de chèvres et d’ânesses, comme Saül et comme David, qui rappelait, du haut des rochers et du fond des précipices, ses chevreaux, à la mélodie pastorale de son roseau percé de trois notes. Jamais la flûte des plus miraculeux musiciens de nos orchestres d’opéra ne me donna un ravissement aussi délicieux à l’oreille. Ce fut pour moi le sursaut des siècles endormis se réveillant dans un écho au souffle d’un enfant berger autour de la tombe du grand joueur de flûte. Je jetai un cri et je me levai de mon bloc de pierre sur la pointe des pieds, pour mieux saisir dans la brise les sons aériens et mourants de ce roseau percé. Je me reportai d’un bond de l’âme aux nuits où le fils d’Isaïe s’asseyait dans la solitude, écouté seulement par ses brebis ; à ces inspirations du désert qui le firent roi de la Judée pour une vie d’homme, et pour l’éternité roi du chant. Le berger arabe interrompit et reprit vingt fois sa mélodie pastorale. Je m’étais assis de nouveau pour l’écouter jusqu’au bout.

XXIX

Mais bientôt un autre concert nocturne vint me distraire de cette pastorale ; j’apercevais, à travers le crépuscule, un petit groupe de peuple qui défilait, sombre et muet comme une apparition funèbre, dans le sentier creux, à quelques centaines de coudées au-dessous de moi. Ce sentier suit la vallée de Josaphat et passe entre le tombeau d’Absalon et la fontaine de Siloé.

C’était le convoi d’une jeune Arménienne que la peste venait de frapper dans Jérusalem, et que la famille, les amis, les voisins conduisaient au cimetière de sa communion, hors de la ville. Cette petite colonne d’hommes, de femmes et de prêtres affligés psalmodiait sourdement en marchant quelques-uns des versets sacrés de leur liturgie des morts. Ces versets les plus pathétiques des psaumes de David remontaient ainsi du fond de sa vallée, hélas ! et du fond de ces cœurs jusqu’au tombeau du roi. J’en saisis quelques-uns au passage de la brise et je les répétai à voix basse, quoique étranger à ce deuil, avec la consonance compatissante qui associe l’étranger, enfant de douleurs, comme dit le poète, à toutes les douleurs de ses frères inconnus !

XXX

Quand le convoi eut disparu derrière l’angle du sépulcre d’Absalon pour s’enfoncer sous les oliviers de la colline, je me levai pour reprendre enfin mon sentier vers mes tentes. Par une bizarre concordance d’heures, de site, d’accidents et de hasards, ce fut encore la voix de David qui m’arrêta et qui me fit retomber tout pensif et tout ébranlé de poésie sur le bloc de pierre.

Le vent qui, un instant avant, soufflait des montagnes, avait tourné pendant ma longue station au tombeau du roi ; il soufflait maintenant de la mer, et il m’apportait de la ville une sorte de psalmodie plaintive semblable au gémissement d’une cité en deuil. En prêtant plus attentivement l’oreille je distinguai la récitation cadencée des psaumes du poète, qui sortait du couvent des moines latins de Terre-Sainte, et qui, de terrasse en terrasse, venait mourir au tombeau du harpiste de Dieu. Cette flûte sur la colline, ce convoi chantant dans la vallée, cette psalmodie dans le monastère, triple écho à la même heure de cette voix du grand lyrique, enseveli, mais ressuscité sans cesse sur sa montagne de Sion, me jetèrent dans un ravissement d’esprit qui semblait me donner pour la première fois le sentiment de la toute-puissance du chant dans l’homme.

« Qu’est devenu son royaume ? m’écriai-je. Les Persans, les Arabes, les califes, les croisés, les sultans s’en sont arraché les morceaux ; les pèlerins n’y viennent plus adorer que la poussière, et le vent l’emporte au désert ou à la plage de la grande mer avec le même mépris qu’il emporte le brin de paille du nid de l’hirondelle, quand la nichée a pris son vol en automne vers d’autres climats ! Mais sa flûte, mais sa harpe, mais ses notes lyriques du roi des cantiques ont survécu à son empire détruit, à sa race dispersée parmi les nations ! Ô puissance de l’âme ! ô éternité de la parole inspirée ! Le roi est poussière ; il ne possède pas même son propre tombeau ; mais sa harpe possède l’univers, et qui sait si elle n’a pas son écho jusque dans le ciel ? — Jamais homme n’eut une telle apothéose. »

XXXI

Je baisai la pierre détachée de ce tombeau de David, et je rentrai tout recueilli et tout musical sous ma tente. Une lampe l’éclairait ; je taillai mon crayon, et j’écrivis, à la lueur de la lampe battue du vent sous la toile, quelques strophes restées incomplètes, et que j’adressai, un certain nombre d’années après, à un des plus élégants et des plus érudits traducteurs des psaumes, M. Dargaud. Je les retrouve avec leurs sens suspendus, et leurs lacunes, et leurs ratures au crayon, sur le papier jauni par la poussière du désert et par la fumée de la tente.

En voici quelques strophes, souvenir d’une soirée de voyage et d’une halte à ce tombeau :

Ô harpe, qui dors sous la tête,
Sous la tête du barde roi,
Veuve immortelle du prophète,
Un jour encore éveille-toi !
Quoi ! Dans cette innombrable foule
Des hommes, qui parle et qui coule,
Il n’est plus une seule main
Qui te remue et qui t’accorde,
Et qui puisse un jour sur ta corde
Faire éclater le cœur humain ?

Es-tu comme le large glaive
Dans les tombes de nos aïeux
Qu’aucun bras vivant ne soulève
Et qu’on mesure en vain des yeux ?
Harpe du psalmiste, es-tu comme
Ces gigantesques crânes d’homme
Que le soc découvre sous lui,
Grands débris d’une autre nature
Qui, pour animer leur stature,
Voudraient dix âmes d’aujourd’hui ?

Que faut-il pour te faire rendre les sons d’autrefois ? demandai-je à cette harpe sacrée :

Faut-il avoir, dans son enfance,
Gardien d’onagre ou de brebis,
Brandi la fronde à leur défense
Porté leurs toisons pour habits ?
Faut-il avoir, dans ces collines,
Laissé son sang sur les épines,
Déchiré ses pieds au buisson ?
Collé dans la nuit solitaire
Son oreille au pouls de la terre
Pour résonner à l’unisson ?
………………………………...
………………………………...

Eh bien ! de l’instrument j’ai parcouru la gamme,
De la plainte des sens jusqu’aux langueurs de l’âme,
Chaque fibre de l’homme au cœur m’a palpité,
Comme un clavier touché d’une main lourde et forte,
Dont la corde d’airain se tord brisée et morte,
        Et que le doigt emporte
        Avec le cri jeté !

Pourquoi donc sans échos sur nos fibres rebelles,
Ô harpe ! languis-tu comme un aiglon sans ailes,
Tandis qu’un seul accord des kinnors d’Israël
Fait, après trois mille ans, dans les chœurs de nos fêtes,
D’Horeb et de Sina chanceler les deux faîtes,
        Résonner les tempêtes
        Et fulgurer le ciel ?
………………………………...
………………………………...

Ah ! c’est que tu touchais de tes miséricordes
Ce barde dont ta grâce avait monté les cordes ;
De ses psaumes vainqueurs tu faisais don sur don ;
Il pouvait t’oublier sur son lit de mollesses,
Tu poursuivais son cœur au fond de ses faiblesses
        De ton impatient pardon !…

Fautes, langueurs, péchés, défaillances, blasphèmes,
Adultère sanglant, trahisons, forfaits mêmes.
Ta droite couvrait tout du flux de tes bontés ;
Et, comme l’Océan dévore son écume,
Son âme, engloutissant le mal qui le consume,
        Dévorait ses iniquités.

Quel forfait n’eût lavé cette larme sonore
Qui tomba sur sa harpe et qui résonne encore !
Les rocs de Josaphat en gardent la senteur.
Tu défendis aux vents d’en sécher le rivage,
Et tu dis aux échos : Roulez-la dans les âges,
Humectez tous les yeux, mouillez tous les visages
        Des larmes du divin chanteur !
………………………………...
………………………………...

J’ai vu blanchir sur les collines
Les brèches du temple écroulé
Comme une aire d’aigle en ruines
D’où l’habitant s’est envolé !
J’ai vu sa ville, devenue
Un vil monceau de poudre nue,
Muette sous un vent de feu,
Et le guide des caravanes
Attacher le pied de ses ânes
Aux piliers du temple de Dieu !
Le chameau, qui baisse sa tête
Pour s’abriter des cieux brûlants,
Dans le royaume du prophète
N’avait que l’ombre de ses flancs,
Siloé, qu’un seul chevreau vide,
N’était qu’une sueur aride
Du sol brûlé sous le rayon,
Et l’Arabe, en sa main grossière
Ramassant un peu de poussière,
S’écriait : C’est donc là Sion !
………………………………...
………………………………...

Mais, quand sur ma poitrine forte
J’étreignis la harpe des rois,
Le vent roula vers la mer Morte
L’écho triomphal de ma voix ;
Le palmier secoua sa poudre,
Le ciel serein de foudre en foudre
Tonna le nom d’Adonaï ;
L’aigle effrayé lâcha sa proie,
Et je vis palpiter de joie
Deux ailes sur le Sinaï !
………………………………...
………………………………...

Est-ce là mourir ? Non, c’est vivre
Plus vivant dans tous les vivants !
C’est se déchirer comme un livre,
Pour jeter ses feuillets aux vents !
C’est imprimer sa forte trace
Sur chaque parcelle d’espace
Où peuvent plier deux genoux !…
Et nous, bardes aux luths sans âme,
Qui du ciel ignorons la gamme,
Dites-moi ! pourquoi vivons-nous ?…

Dans l’Orient, riche en symbole,
Ainsi quand des saints orateurs
La pathétique parabole
Fait fondre l’auditoire en pleurs,
Le prêtre suspend la prière,
Il va de paupière en paupière
Éponger l’eau de tous les yeux ;
Et de cet égouttement d’âme
Il compose un amer dictame
Qui guérit tout mal sous les cieux !

Ainsi sur ta corde arrosée, Par le divin débordement,
Tes larmes, comme une rosée,
Se boiront éternellement
Ô berger ! que l’eau de ta coupe
Avec la nôtre s’entrecoupe
Pour abreuver tous les climats !
Ton Jéhovah dort sous ses nues
Et d’autres races sont venues !…
Mais on pleure encore ici-bas !
Lamartine.