(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Furetière »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Furetière »

Furetière16

Le reproche que nous avons adressé à Adrien Destailleur au sujet de sa réimpression des Caractères de La Bruyère, nous ne l’adresserons point à Édouard Fournier, l’auteur des notes annexées au Roman bourgeois 17 de Furetière. Ces notes sont renseignées ; et que ne sont-elles plus nombreuses encore ! En effet, cette manière d’écrire l’histoire d’une époque, en la tournant autour d’un livre considérable ou d’une œuvre justement exhumée, nous semble plus intéressante, plus concentrée et plus vivante que l’histoire qui se déploie d’elle-même, dans son ordre chronologique et dans le mouvement général de ses événements. Les sources d’où sont tirées les notes d’Édouard Fournier sont moins connues que les sources dans lesquelles a puisé le nouvel éditeur des Caractères. Ce dernier naviguait dans des eaux trop explorées pour n’être pas obligé d’en faire jaillir de nouvelles, sous peine de rappeler ce que chacun sait. La gloire oblige. Elle est le centre d’une si grande lumière, elle offre à tout le monde, même aux myopes, une telle facilité de se renseigner, une si bonne occasion de voir clair, que, pour savoir et voir plus que les autres, il faut un effort d’autant plus grand ou une pénétration supérieure. Entre deux annotateurs de facultés égales, la chance la meilleure de frapper l’attention et de la captiver sera donc presque toujours en faveur de celui qui aura choisi un texte oublié.

Tel était le cas pour Furetière, — Furetière, un homme de lettres énorme, qui a fatigué les mille voix de la renommée de son temps, et sur la mémoire duquel s’est assis un profond silence. Furetière est un peu de la race des Saumaise et des Scaliger, mais il en est avec des facultés que n’eurent point ces Calibans de la grammaire, ces mastodontes de la science lexicographique, pour lesquels l’engloutissement du déluge est à peu près arrivé. L’homme du dictionnaire qui fit trembler l’Académie, le pamphlétaire d’une si belle rage, qui mordait et rugissait si bien, aurait péri, comme tant de savants, — les maçons de la langue, que la langue qu’ils construisent dévore, — n’était un roman à peine achevé, échappé à sa veine, et qu’il méprisait peut-être quand il le comparait à ses vastes travaux de philologue et de linguiste ! C’est ce roman— le Roman bourgeois — que deux hommes d’esprit et de littérature, Édouard Fournier et Charles Asselineau, ont arraché à la poussière et replacé sous les regards trop indifférents du public.

Charles Asselineau, qui a écrit d’une plume sobre et ferme la notice sur Furetière placée en tête de l’édition nouvelle, Charles Asselineau a plus que du goût littéraire, ce bon sens des petites choses ; il a aussi le bon sens des grandes, c’est-à-dire la virilité du bon sens. Il a jugé très justement, très nettement et de haut son auteur. C’est un critique que l’esprit du xvie  siècle anime. Ce n’est pas un critique de la fin du xviiie , comme Adrien Destailleur. Son appréciation du livre de Furetière nous semble devoir fixer en beaucoup de points l’opinion sur cet homme de science et d’activité littéraire, et qui fut (heureusement pour lui, car la Postérité ne lit jamais de nous plus d’une page… quand elle la lit toutefois !) un peintre de mœurs et un mordant écrivain.

« Le Roman bourgeois — dit avec raison Asselineau — est le premier roman d’observation qu’ait produit la littérature française. » La manière de l’auteur, ce vieux raillard, comme parlerait Rabelais (le père à tous de ces observateurs ricanants de la nature humaine et du monde), la manière de l’auteur, incisive, colorée, gauloise, étreignant la réalité, et quelquefois jusqu’au cynisme, est caractérisée avec beaucoup de bonheur par Charles Asselineau. À en croire le jeune commentateur, il y aurait tout un côté caricaturesque au Roman bourgeois, et il l’explique par une étude très substantielle, où les mots tiennent moins de place que les choses, sur la société du temps où Furetière écrivait. La seule réserve que nous voulions faire contre ce morceau distingué, où toutes les influences qui durent modifier le talent et l’observation de l’auteur du Roman bourgeois sont discernées et indiquées, est l’intention de caricature et d’épigramme prêtée beaucoup trop, selon nous, à Furetière, lequel a peint la bourgeoisie de son temps bien plus comme il la voyait et comme elle était qu’autrement.

En effet, pour nous du moins, Furetière romancier est, surtout et avant tout, un réaliste, un réaliste beaucoup plus fort que nos blafards réalistes d’à-présent, car il a de la couleur, du repoussé, du relief, des qualités chaudes qui rendent la copie de la réalité plus intense, et qui, par là, touchent à l’idéal ; — mais c’est un réaliste et rien de plus ! Quand on l’accuse de faire grimacer, sous un pinceau férocement acharné comme celui d’Hogarth, la bourgeoisie qu’il nous a peinte, on le punit d’avoir un jour de sa vie été un pamphlétaire. On le punit en s’en souvenant ; mais on ne craint pas de s’abuser. On s’abuse pourtant. L’auteur du Roman bourgeois est dans la vérité de son modèle. C’est un observateur sans vertige, et, quoique le rabelaisien soit dans le tonde son œuvre, il ne fausse pas les faits parce qu’il aime à gausser et à rire, et, s’il peint des grotesques, il ne les invente pas.

Prenez tous les moralistes de son temps, tous les poètes comiques du xviiie  siècle, tous les écrivains qui ont parlé longuement ou brièvement de la bourgeoisie et qu’a invoqués Asselineau, tous déposeront plus ou moins dans le sens de Furetière et appuieront son mérite de romancier, qui est très grand. Peintre de mœurs dans un cadre étroit et qu’il n’a pas dépassé, il a créé des types auprès desquels les types de la comédie en qui nous croyons le plus, les Chrysale, les Dandin, les Vadius, les Jourdain, les Chicaneau, ne sont que de véritables maigreurs dramatiques ; car le drame ne permet pas de faire le tour d’un type comme le roman, dans lequel un personnage plus grand que nature ne cesse pas pour cela d’être nature. En veut-on un exemple ? La Collantine du Roman bourgeois écrase complètement cette pauvre petite marionnette de plaideuse que, sous le nom de la comtesse de Pimbêche, Racine introduisit dans les quatre coulisses du théâtre où tout ce qui est creusé profondément et vastement étreint paraît forcé. Impossible, quand on a lu attentivement le Roman bourgeois, de le méconnaître ! Furetière est trop artiste pour incliner et déjeter la réalité sous l’invention satirique. C’est un romancier qui a placé et élargi la comédie dans le roman, mais qui n’en est pas moins resté sérieusement attaché à la vérité de l’art et à la vérité sociale. Prétendre qu’il a voulu forcer le trait jusqu’à le faire crier, et convulser la vérité jusqu’à la caricature, c’est le rapetisser comme artiste sans pouvoir historiquement légitimer la prétention qu’on met en avant. Asselineau a dépensé beaucoup d’esprit et de nuances pour justifier l’opinion qu’il exprime, mais il ne nous a point convaincu, et la meilleure réponse contre cette opinion qu’on s’étonne de trouver à côté d’une admiration si intelligente, c’est, pour les hommes doués d’un peu d’intuition littéraire, le livre même que le spirituel biographe a ressuscité.