Section 16, des pantomimes ou des acteurs qui joüoient sans parler
Les anciens non contens d’avoir réduit la musique hypocritique ou l’art du geste en méthode, l’avoient tellement perfectionné, qu’il se trouva des comédiens qui oserent entreprendre de joüer toutes sortes de pieces de théatre sans ouvrir la bouche. Ce furent les pantomimes qui exprimoient tout ce qu’ils vouloient dire avec les gestes qu’enseignoit l’art de la saltation.
Est-ce une raison pour Venus de s’appaiser, dit Arnobe dans son ouvrage contre les superstitions des païens, qu’un pantomime ait représenté Adonis en se servant des gestes qu’enseigne l’art de la danse ?
C’étoit sans parler que les pantomimes se faisoient entendre communement.
Les histrions nous exposent, ils nous font entendre une fable ordinairement sans parler.
En effet, il semble▶ en lisant Lucien, qu’on chantât quelquefois le sujet que le pantomime executoit, mais il est aussi constant par plusieurs passages que je citerai plus bas, que le pantomime représentoit souvent sans que personne chantât ni prononçât les vers des scénes qu’il déclamoit dans son jeu muet.
Le nom de pantomime, qui signifie imitateur de tout, étoit donné à cette espece de comédiens, apparemment parce qu’ils imitoient et parce qu’ils expliquoient toutes sortes de sujets avec leur geste. Nous allons voir que non-seulement le pantomime représentoit quelquefois un personnage comme le faisoient les autres comédiens, mais qu’il peignoit quelquefois, qu’il décrivoit avec son geste l’action de plusieurs personnages.
Par exemple, si quelquefois on partageoit entre deux pantomimes la scéne de Mercure et de Sosie dans la comédie d’Amphitrion, si quelquefois un acteur y joüoit le rolle de Sosie, et un autre acteur le rolle de Mercure, quelquefois aussi le même acteur joüoit les deux rolles en faisant alternativement le personnage de Mercure et le personnage de Sosie.
Nous avons dit ci dessus que l’art du geste étoit composé de gestes naturels et de gestes d’institution. On peut bien croire que les pantomimes se servoient des uns et des autres, et qu’ils n’avoient pas encore trop de moïens pour se faire entendre. Aussi, comme le dit saint Augustin, tous les mouvemens d’un pantomime signifioient quelque chose. Tous ses gestes étoient des phrases, pour ainsi dire, mais seulement pour ceux qui en avoient la clef.
Comme les pantomimes emploïoient plusieurs gestes d’institution dont la signification étoit arbitraire, il falloit du moins être habitué à les entendre pour ne rien perdre de tout ce qu’ils vouloient dire. En effet, saint Augustin nous apprend dans le même livre qui vient d’être cité, que lorsque les pantomimes eurent commencé à joüer sur le théatre de Carthage, il fallut durant long-temps que le crieur public instruisit le peuple à haute voix du sujet qu’ils alloient représenter avec leur jeu muet.
Même encore aujourd’hui, ajoute ce pere, il y a des vieillards qui se souviennent, à ce qu’ils m’ont dit, d’avoir vû pratiquer cet usage. D’ailleurs, nous voïons que ceux qui ne sont pas initiez aux mysteres de ce spectacle, n’entendent gueres ce que les pantomimes veulent dire, à moins que celui auprès de qui ils sont placez ne le leur explique.
Mais l’usage apprenoit à entendre le langage muet des pantomimes à ceux qui ne l’avoient pas étudié par méthode, à peu près comme il apprend la signification de tous les mots d’une langue étrangere, dont on sçait déja plusieurs termes, quand on vit au milieu d’un peuple qui parle cette langue. Le mot qu’on sçait fait deviner le mot qu’on ne sçait pas, et celui-là fait à son tour deviner un autre mot. Quand on avoit une fois l’intelligence de ce langage, les gestes qu’on connoissoit faisoient deviner les nouveaux gestes que les pantomimes inventoient, suivant les apparences, de temps en temps, et ces gestes servoient dans la suite pour en deviner encore de plus nouveaux.
Le poëme de Sidonius Apollinaris, qui a pour titre, Narbonne , et qui est adressé à Consentius citoïen de cette ville-là, fait foi que plusieurs pantomimes joüoient leurs pieces sans prononcer un seul mot. " Sidonius y dit à son ami : lorsqu’après avoir terminé vos affaires vous alliez vous délasser au théatre, tous les comédiens trembloient devant vous. Il sembloit qu’ils dussent joüer devant Apollon et les neuf muses. Vous étiez d’abord au fait de ce que Caramalus et Phabaton représentoient sans prononcer une parole, en se faisant entendre par un geste parlant, pour ainsi dire, et en s’exprimant tantôt d’un signe de tête, tantôt de la main, et tantôt par un autre mouvement du corps. Vous sçaviez d’abord si c’étoit Jason, Thyeste ou quelque autre personnage qu’ils vouloient representer. " ce Caramalus et ce Phabaton étoient, comme nous l’apprend le pere Sirmond dans ses notes sur Sidonius, deux pantomimes illustres, et dont il est fait mention dans les lettres d’Aristenete et dans Leontius le scolastique. Le commentateur de Sidonius rapporte même à ce sujet l’épigramme ancienne qu’on va lire, et dont on ne connoît point l’auteur… etc.
Tous les membres du corps d’un pantomime sont autant de langues, à l’aide desquelles il parle sans ouvrir la bouche.
On conçoit bien comment les pantomimes pouvoient venir à bout de décrire intelligiblement une action, et de donner à entendre par le geste les mots pris dans le sens propre, comme le ciel, la terre, un homme, etc. Aussi-bien que les verbes qui marquoient des actions ou des affections. Mais, dira-t-on, comment pouvoient-ils donner à entendre les mots pris dans le sens figuré, qui sont si fréquens dans le stile poëtique. Je répondrai en premier lieu, que le sens de la phrase donnoit quelquefois l’intelligence de ces mots pris au sens figuré.
En second lieu, Macrobe nous donne l’idée de la maniere dont les pantomimes s’y prenoient lorsqu’ils avoient quelqu’un de ces mots à exprimer. Il raconte qu’Hilas, l’éleve et le concurrent de Pylade, qui fut l’inventeur de l’art des pantomimes, comme nous l’allons dire, executoit à sa maniere un monologue qui finissoit par ces mots, Agamemnon le grand. Hilas pour les exprimer, fit tous les gestes d’un homme qui veut mesurer un autre homme plus grand que lui. Pylade lui cria du parterre, mon ami, tu fais bien de ton Agamemnon un homme grand, mais tu n’en fais pas un grand homme ? Le peuple voulut que dans l’instant Pylade joüât le même rolle. Auguste, sous le regne de qui cette avanture arriva, aimoit mieux que le peuple fut le maître au théatre que dans le champ de Mars.
Le peuple fut donc obéi, et lorsque Pylade executa l’endroit où il avoit repris si hautement son éleve, il représenta par son geste et par son attitude la contenance d’un homme plongé dans une profonde méditation, pour exprimer le caractere propre au grand homme. Il n’étoit pas difficile de concevoir qu’il vouloit dire par-là qu’un homme plus grand homme que les autres, c’étoit un homme qui pensoit plus profondément qu’eux. L’émulation étoit si grande entre Pylade et Bathylle un autre pantomime, qu’Auguste, a qui elle donnoit quelquefois de l’embarras, crut qu’il devoit en parler à Pylade et l’exhorter à bien vivre avec son concurrent que Mecenas protegeoit. Pylade se contenta de lui répondre que ce qui pouvoit arriver de mieux à l’empereur, c’étoit que le peuple s’occupât de Bathylle et de Pylade. On croit bien qu’Auguste ne trouva point à propos de repliquer à cette réponse.
Parlons de la personne des pantomimes.
L’auteur du traité contre les spectacles des anciens que nous avons dans les oeuvres de saint Cyprien, définit le pantomime, un monstre qui n’est ni homme ni femme, dont toutes les manieres et tous les mouvemens sont plus lascifs que ceux d’aucune courtisanne, et dont l’art consiste à prononcer avec son geste. Cependant, ajoute-t-il, toute la ville se met en mouvement pour lui voir représenter en gesticulant les infamies de l’antiquité fabuleuse.
Il falloit que les romains se fussent mis en tête que l’operation qu’on feroit à leurs pantomimes pour les rendre eunuques, leur conserveroit dans tout le corps une souplesse que des hommes ne peuvent point avoir. Cette idée, ou, si l’on veut, le caprice, faisoit exercer sur les enfans qu’on destinoit à ce métier, la même cruauté qu’on exerce encore dans quelques païs sur les enfans dont on ne veut point que la voix muë. Saint Cyprien, dans la lettre qu’il écrivit à Donat pour lui exposer les motifs de sa conversion à la religion chrétienne, dit que les spectacles qui font une partie du culte des païens, sont pleins d’infamies et de barbarie.
Après avoir cité les horreurs de l’amphithéatre, il ajoute, en parlant des pantomimes, qu’on dégrade les mâles de leur sexe pour les rendre plus propres à faire un métier si deshonnête, et que le maître qui a sçu faire ressembler davantage un homme à une femme, est celui qui passe pour avoir fait le meilleur disciple.
Combien, dit Tertullien dans son traité contre les spectacles, un pantomime est-il obligé de souffrir de maux dans son corps, afin qu’il puisse devenir un comédien ?
En effet, Lucien dit que rien n’étoit plus difficile que de trouver un bon sujet pour faire un pantomime. Après avoir parlé de la taille, de la souplesse, de la legereté et de l’oreille qu’il doit avoir, il ajoute, qu’il n’est pas plus difficile de trouver un visage à la fois doux et majestueux. Il veut ensuite qu’on enseigne à cet acteur la musique, l’histoire, et je ne sçais combien d’autres choses capables de faire mériter le nom d’homme de lettres à celui qui les auroit apprises.
Nous apprenons de Zozime et de Suidas, que l’art des pantomimes naquit à Rome sous l’empire d’Auguste, et c’est ce qui fait dire à Lucien que Socrate n’avoit vû la danse que dans son berceau. Zozime compte même l’invention de l’art des pantomimes parmi les causes de la corruption des moeurs du peuple romain, et des malheurs de l’empire.
En effet, les romains, comme on va le voir, devinrent fous de cette espece de spectacle.
Les deux premiers instituteurs du nouvel art furent donc Pylade et Batylle, qui ont rendu leurs noms aussi célebres dans l’histoire romaine, que le peut être dans l’histoire moderne le nom du fondateur de quelque établissement que ce soit. Pylade avoit composé son recueil, de gestes tirez, pour m’exprimer ainsi, des trois recueils de gestes dont nous avons déja parlé, et qui servoient pour la tragédie, pour la comédie et pour ce poëme dramatique que les anciens appelloient satyres.
Pylade avoit nommé l’ italique l’art du geste propre aux pantomimes. Ainsi depuis le temps de Pylade il y eut quatre recueils de gestes propres au théatre : l’ emmelie qui servoit à joüer la tragédie, le cordax qui servoit pour la comédie, le sicinis qui servoit pour la satyre, et l’ italique qui servoit pour les pieces executées par les pantomimes.
Monsieur Calliachy Candiot, mort vers l’année 1708, professeur en belles lettres dans l’université de Padoüe, prétend que l’art des pantomimes fut plus ancien qu’Auguste, mais il prouve mal son opinion. Cet auteur prend pour l’art des pantomimes, qui consistoit à réciter une piece ou une scéne suivie sans parler, ce que Tite-Live appelle amitandorum carminum actum, l’art d’exprimer à son gré et arbitrairement en dansant, quelques passions, art qui étoit certainement plus ancien qu’Auguste.
Nous rapporterons dans la suite un passage de Seneque le pere qui avoit pû voir Pylade et Bathylle, dans lequel il est dit que Pylade réussissoit beaucoup mieux que Bathylle dans les sujets tragiques, mais que dans les sujets comiques Bathylle réussissoit beaucoup mieux que Pylade. Athénée nous donne la même idée de ces deux pantomimes. Nous trouvons la même remarque dans un grand nombre d’anciens écrivains.
Pour dire que les pantomimes joüoient une piece, on disoit fabulam saltabant, mais nous en avons déja exposé les raisons.
On se servoit dans ces représentations de flutes d’une espece particuliere, et qu’on appelloit tibia dactilica.
Apparemment que le son de cette flute imitoit mieux le son de la voix humaine que les autres, et comme l’imitent nos flutes traversieres. Elle en étoit plus propre à joüer le sujet, c’est-à-dire, suivant ma conjecture, le chant noté des vers, ou la déclamation qui se récitoit dans les représentations ordinaires : car on voit par un passage de Cassiodore rapporté ci-dessous que la flute dactilica étoit soutenuë par d’autres instrumens qui servoient apparemment de basse continuë à son chant.
Ce qui paroîtra surprenant, c’est que ces comédiens qui entreprenoient de représenter des pieces sans parler, ne pouvoient pas s’aider des mouvemens du visage dans leur déclamation. Qu’on me permette cette phrase. Il falloit qu’ils eussent de l’expression de reste.
Mais il est toujours constant qu’ils joüoient masqués ainsi que les autres comédiens. Lucien dit dans son traité de la danse, que le masque du pantomime n’avoit pas une bouche béante comme les masques des comédiens ordinaires, et qu’il étoit beaucoup plus agréable. Macrobe raconte que Pylade se fâcha un jour qu’il joüoit le rolle d’Hercule furieux, de ce que les spectateurs trouvoient à redire à son geste trop outré suivant leur sentiment. Il leur cria donc, après avoir ôté son masque : fous que vous êtes, je représente un plus grand fou que vous. Macrobe rapporte encore dans le même endroit d’autres traits de ce fameux instituteur des pantomimes.
Il est à croire que ces comédiens commencerent d’abord par executer à leur maniere les scénes des tragédies et des comédies qui s’appelloient des cantiques. Je fonde cette conjecture sur deux raisons. La premiere, est que les écrivains de l’antiquité qui ont vécu avant Apulée, ne parlent point, autant qu’il m’en souvient, de pieces dramatiques executées par une troupe de comédiens pantomimes. Ils ne font mention que de monologues ou de cantiques dansez par ces comédiens muets. Nous trouvons même dans l’ouvrage de Lucien, qui vient d’être cité, qu’un étranger voïant cinq habits préparez pour un même pantomime qui devoit joüer successivement cinq rolles differens, demanda si la même personne les porteroit tous cinq. Il ◀semble▶ qu’il n’y auroit pas eu lieu à faire cette question, si l’on avoit vû dès-lors des troupes de comédiens pantomimes. La seconde raison, c’est que vraisemblablement la chose a dû arriver ainsi. Il aura fallu que les premiers pantomimes, pour être goûtez par les spectateurs, s’en fissent entendre, et nos comédiens, pour être plus aisément entendus, auront commencé par executer en déclamation muette les plus belles scénes des pieces dramatiques les plus connuës.
S’il se formoit des pantomimes à Paris, ne conçoit-on pas qu’ils débuteroient par executer dans leur jeu muet les belles scénes du Cid et des autres pieces les plus connuës, en choisissant celles où l’action demande que le comédien prenne plusieurs attitudes singulieres, qu’il fasse plusieurs gestes faciles à remarquer, et qu’on puisse reconnoître aisément quand on les voit faire sans entendre le discours dont ils sont l’accompagnement naturel. Ils débuteroient, par exemple, en représentant la scéne qui se passe entre Mercure et Sosie dans le premier acte d’Amphitrion.
Si les pantomimes vouloient executer les scénes de nos opera, ils débuteroient par la derniere scéne du quatriéme acte de Roland, où ce heros devient furieux.
Peut-être fut-ce du temps de Lucien même qu’il se forma des troupes complettes de pantomimes, et qu’ils commencerent à joüer des pieces suivies.
Apulée qui a pû voir Lucien, nous rend un compte exact de la représentation du jugement de Paris faite par une troupe de pantomimes. On voit dans ce récit curieux que Junon, Pallas et Venus parlerent l’une après l’autre à Paris, et qu’elles lui firent les promesses que tout le monde sçait, en s’expliquant par des gestes et par des démonstrations concertées avec les instrumens qui les accompagnoient. Apulée remarque même plusieurs fois, que c’étoit en gesticulant qu’elles se faisoient entendre nutibus, ou gestibus. Apulée, dit en parlant de Junon : haec puella varios… etc. chaque déesse avoit encore sa suite particuliere et composée de plusieurs acteurs.
Comme les pantomimes étoient dispensez de rien prononcer, et comme ils n’avoient que des gestes à faire, on conçoit aisément que toutes leurs démonstrations étoient plus vives, et que leur action étoit beaucoup plus animée que celle des comédiens ordinaires.
Ces derniers ne pouvoient dans les dialogues donner à la gesticulation qu’une partie de leur attention et de leurs forces, parce qu’alors ils parloient eux-mêmes, et qu’ils étoient obligez dans les monologues où ils ne parloient pas, à faire tomber en cadence leur jeu muet avec la récitation de celui qui prononçoit pour eux. Le pantomime au contraire étoit entierement le maître de son action, et son unique soin étoit de rendre intelligiblement ce qu’il vouloit exprimer. Aussi Cassiodore appelle-t-il les pantomimes des hommes dont les mains disertes avoient, pour ainsi dire, une langue au bout de chaque doigt.
Des hommes qui parloient en gardant le silence, et qui sçavoient faire un récit entier sans ouvrir la bouche. Enfin des hommes que Polymnie, la muse qui présidoit à la musique, avoit formez, afin de montrer qu’il n’étoit pas besoin d’articuler des mots pour faire entendre sa pensée. C’est ainsi qu’il s’en explique dans la lettre qu’il écrit au nom de Théodoric roi des ostrogots, à Simmaque préfet de Rome, pour lui ordonner de faire réparer le théatre de Pompée aux depens de ce prince.
Cassiodore après y avoir parlé des tragédies et des comédies qui se représentoient sur ce théatre, ajoute donc : orchestarum… etc. si l’on en croit Martial et quelques autres poëtes, les pantomimes faisoient des impressions prodigieuses sur les spectateurs. On sçait les vers de Juvenal. chironomum laedam… etc. mais la plûpart de ces passages sont tels qu’on ne sçauroit les citer même en latin. D’ailleurs, les poëtes sont suspects d’exageration. Ainsi contentons-nous de citer les écrivains en prose.
Seneque le pere qui exerçoit une profession des plus graves qui fussent de son temps, confesse que son goût pour les représentations des pantomimes étoit une véritable passion. Pour citer ma folie, ce sont ses termes, Pylade n’étoit plus le même acteur dans le comique, ni Bathylle dans le tragique.
Quand Seneque dit ce qu’on vient de lire, il parle de la difficulté qu’il y a de réussir dans plusieurs professions.
Lucien dit qu’on pleuroit aux représentations des pantomimes comme à celles des autres comedies.
L’art des pantomimes auroit eu plus de peine à réussir parmi les nations septentrionales de l’Europe, dont l’action naturelle n’est pas fort éloquente ni assez marquée pour être reconnuë bien facilement lorsqu’on la voit sans entendre le discours dont elle doit être l’accompagnement naturel. La copie est toujours moins animée que son original.
Mais, comme nous l’avons observé déja, les conversations de toute espece sont plus remplies de démonstrations, elles sont bien plus parlantes aux yeux, s’il est permis d’user de cette expression, en Italie que dans nos contrées. Un romain qui veut bien quitter la gravité de son maintien étudié, et qui laisse agir sa vivacité naturelle, est fertile en gestes, il est second en démonstrations, qui signifient presque autant que des phrases entieres. Son action rend intelligible bien des choses que notre action ne feroit pas deviner, et ses gestes sont encore si marquez, qu’ils sont faciles à reconnoître lorsqu’on les revoit. Un romain qui veut parler en secret à son ami d’une affaire importante, ne se contente pas de ne se point mettre à portée d’être entendu ; il a encore la précaution de ne se point mettre à portée d’être vû, craignant avec raison que ses gestes et que les mouvemens de son visage ne fissent deviner ce qu’il va dire.
On remarquera que la même vivacité d’esprit, que le même feu d’imagination, qui fait faire par un mouvement naturel des gestes animez, variez, expressifs et caracterisez, en fait encore comprendre facilement la signification lorsqu’il est question d’entendre le sens des gestes des autres. On entend facilement un langage qu’on parle. Mais le langage des muets du grand seigneur, que leurs compatriotes n’ont pas de peine à comprendre, et qui leur ◀semble▶ un langage distinctement articulé, ne paroîtroit qu’un bourdonnement confus aux peuples du nord de l’Europe. Joignons à ces remarques la refléxion qu’on fait ordinairement, qu’il y a des nations dont le naturel est plus sensible que celui d’autres nations, et l’on n’aura pas de peine à comprendre que des comédiens qui ne parloient point pussent toucher infiniment des grecs et des romains, dont ils imitoient l’action naturelle.
J’alleguerai comme une espece de preuve de ce que je viens d’avancer, le livre d’un auteur italien, Giovanni Bonifacio, intitulé, l’ arte de’ cenni ou l’art de s’expliquer par signes. On ne voit pas en lisant cet ouvrage que son auteur ait sçu que les pantomimes des anciens se fissent entendre sans parler, cependant la chose lui a paru possible.
C’est ce qui lui a fait composer un volume in quarto de plus de six cens pages et divisé en deux parties. Il enseigne dans la premiere la méthode de dire ce qu’on veut par signes et par gestes, et il montre dans la seconde partie l’utilité de ce langage muet. Ce livre fut imprimé à Vicenze en mil six cens seize.
Je reviens aux auteurs de l’antiquité qui parlent du succès des représentations que faisoient les pantomimes.
Lucien se déclare lui-même zelé partisan de l’art des pantomimes, et l’on sent qu’il avoit du plaisir à raconter les faits qui pouvoient faire honneur à cet art. Il dit entr’autres choses qu’un philosophe cinique traitoit de badinage puérile l’art de ces comediens muets, et qu’il le définissoit un recueil des gestes que la musique et l’appareil de l’execution faisoient passer. Mais un pantomime de la cour de Neron, pour montrer à ce philosophe qu’il avoit tort, executa devant lui en déclamation muette et sans aucun accompagnement les amours de Mars et de Venus.
Le cinique fut obligé de tomber d’accord que l’art du pantomime étoit un art réel. Lucien raconte encore qu’un roi des environs du Pont Euxin, qui se trouvoit à Rome sous le regne de Neron, demandoit à ce prince avec beaucoup d’empressement un pantomime qu’il avoit vû joüer, pour en faire son interprete en toutes langues. Cet homme, disoit-il, se fera entendre de tout le monde, au lieu que je suis obligé de païer je ne sçais combien de truchemens pour entretenir commerce avec mes voisins qui parlent plusieurs langues differentes que je n’entens point.
Nous sommes aussi peu capables de décider sur le mérite de l’art des pantomimes, que sur le mérite du partage de la déclamation entre deux acteurs.
Nous ne les avons pas vû représenter.
Il me ◀semble néanmoins que les personnes qui se plaisent à voir la comédie italienne, et principalement celles qui ont vû joüer le vieil Octave, le vieil Scaramouche et leurs camarades Arlequin et Trivelin, sont persuadées que l’on peut bien executer plusieurs scénes sans parler. Mais nous pouvons alleguer des faits qui prouveront mieux que des raisonnemens que cette execution est possible. Il s’est formé en Angleterre des troupes de pantomimes, et même quelques-uns de ces comédiens ont joüé à Paris sur le théatre de l’opera comique, des scénes muettes que tout le monde entendoit. Quoique Roger n’ouvrit point la bouche, on comprenoit sans peine tout ce qu’il vouloit dire. Quel apprentissage Roger avoit-il fait en comparaison de celui que faisoient les pantomimes des anciens ?
Roger sçavoit-il seulement qu’il y eut jamais eu un Pylade et un Bathylle.
Il y a environ vingt ans qu’une princesse, qui joint à beaucoup d’esprit naturel, beaucoup de lumieres acquises, et qui a un grand goût pour les spectacles, voulut voir un essai de l’art des pantomimes anciens qui pût lui donner une idée de leurs représentations plus certaine que celle qu’elle en avoit conçue en lisant les auteurs. Faute d’acteurs instruits dans l’art dont nous parlons, elle choisit un danseur et une danseuse, qui véritablement étoient l’un et l’autre d’un génie supérieur à leur profession, et pour tout dire, capables d’inventer. On leur fit donc représenter en gesticulant sur le théatre de Sceaux la scéne du quatriéme acte des Horaces de Corneille, dans laquelle le jeune Horace tuë sa soeur Camille, et ils l’executerent au son de plusieurs instrumens qui joüoient un chant composé sur les paroles de cette scene, qu’un habile homme avoit mises en musique comme si l’on eut dû les chanter. Nos deux pantomimes novices s’animerent si bien réciproquement par leurs gestes et par leurs démarches où il n’y avoit point de pas de danse trop marquez, qu’ils en vinrent jusques à verser des larmes. On ne demandera pas s’ils toucherent les spectateurs. Nous savons aussi que les chinois ont encore aujourd’hui des comédiens, qui comme les pantomimes joüent sans parler, et que les chinois aiment beaucoup ces comédiens.
Les danses des persans ne sont-elles pas des scénes de pantomimes ?
Ce qui est certain, c’est que l’art des pantomimes charma les romains dès sa naissance, qu’il passa bien tôt dans les provinces de l’empire les plus éloignées de la capitale, et qu’il subsista aussi-long-temps que l’empire. L’histoire des empereurs romains fait mention plus souvent des pantomimes fameux que des orateurs célebres. Les romains étoient épris des spectacles, comme on le voit dans le traité de la musique qui est dans les oeuvres de Plutarque. tous ceux qui se mettent à la musique se donnent à la théatrale pour delecter. or les romains préferoient les représentations des pantomimes à celles des autres comédiens.
Nous avons vû que cet art avoit commencé sous Auguste. Il plaisoit beaucoup à ce prince, et Bathylle enchantoit Mecenas. Dès les premieres années du regne de Tibere, le sénat fut obligé de faire un reglement pour défendre aux sénateurs de fréquenter les écoles des pantomimes, et aux chevaliers romains de leur faire cortege dans les ruës. On n’avoit pas fait ce reglement sans necessité.
Quelques années après il fallut chasser de Rome les pantomimes. L’extrême passion que le peuple avoit pour leurs représentations, donnoit lieu de tramer des cabales pour faire applaudir l’un plûtôt que l’autre, et ces cabales devenoient des factions. Nous voïons même dans une lettre de Cassiodore que les pantomimes avoient pris des livrées differentes à l’imitation de ceux qui conduisoient les chariots dans les courses du cirque. Les uns s’appellerent les bleus, et les autres les verds, etc. Le peuple se partagea donc aussi de son côté, et toutes les factions du cirque, dont il est parlé si souvent dans l’histoire romaine, épouserent des troupes de pantomimes. Ces factions dégeneroient quelquefois en partis aussi échauffez les uns contre les autres, que les guelfes et les gibelins peuvent l’avoir été sous les empereurs d’Allemagne.
Il falloit avoir recours à un expédient triste pour le gouvernement qui ne cherchoit que les moïens d’amuser le peuple en lui fournissant du pain et en lui donnant des spectacles, mais devenu necessaire ; c’étoit celui de faire sortir de Rome tous les pantomimes.
Seneque, le précepteur de Neron, après s’être plaint que plusieurs de ces écoles qui portoient le nom du philosophe dont on y enseignoit le systême, se fussent anéanties, et que le nom de leur instituteur fut oublié, ajoute. La mémoire d’aucun pantomime célebre ne s’éteint. L’école de Pylade et celle de Bathylle subsistent toujours conduites par leurs éleves, dont la succession n’a point encore été interrompuë. La ville de Rome regorge de professeurs qui enseignent cet art et qui ne manquent pas de disciples. Ils trouvent des théatres dans toutes les maisons. Les maris et les femmes se disputent à qui leur donnera le haut du pavé.
L’équivoque affecté qui se trouve dans les derniers mots de ce passage, s’explique par ce que Tertullien dit de la passion effrenée que les hommes et les femmes avoient alors pour les pantomimes.
On peut ajouter à cela ce que dit Gallien dans ses pronostics : qu’ayant été appellé pour voir une femme de condition attaquée d’une maladie extraordinaire, il découvrit par les altérations qui survinrent dans la malade quand on parla d’un certain pantomime devant elle, que son mal venoit uniquement de la passion qu’elle avoit conçûë pour lui, et des efforts qu’elle faisoit pour la cacher.
Les pantomimes furent encore chassez de Rome sous Neron et sous quelques autres empereurs, mais comme nous l’avons déja dit, leur exil ne duroit pas long-temps, parce que le peuple ne pouvoit plus se passer d’eux, et parce qu’il survenoit des conjonctures où le souverain, qui croïoit avoir besoin de la faveur de la multitude, cherchoit à faire des actions qui lui fussent agréables.
Par exemple, Domitien les avoit chassez, et Nerva son successeur les fit revenir, quoiqu’il ait été un des plus sages empereurs. Nous voïons aussi que le peuple fatigué des désordres ausquels les pantomimes donnoient lieu, demanda lui-même quelquefois leur expulsion avec autant d’empressement, qu’il demandoit leur retour en d’autres temps. neque à te minore… etc., dit Pline le jeune en parlant à Trajan.
Quelques auteurs modernes ont cru que Neron avoit chassé de Rome tous les comédiens, parce que Tacite, en racontant l’expulsion des pantomimes use du mot general dont on se servoit pour désigner ceux qui joüoient sur le théatre. Il chassa d’Italie tous les histrions, dit Tacite ; c’étoit l’unique moïen d’empêcher les tumultes qui naissoient au théatre. Mais on peut faire voir qu’il n’y eut alors que les pantomimes de chassez, et que Tacite par une négligence excusable en un pareil sujet a mis le nom du genre pour le nom d’une de ses especes. La premiere raison, c’est que Tacite immédiatement après les mots que je viens de citer, ajoute une circonstance qui prouve bien que Neron n’avoit pas fait fermer les théatres. Il ordonna, dit cet historien, que dorenavant les soldats monteroient une garde au théatre comme ils l’avoient montée précedemment. Depuis quelque temps, Neron avoit ôté cette garde pour paroître plus populaire.
La seconde raison c’est que Tacite en parlant du retour des histrions dont il avoit raconté l’expulsion, les appelle pantomimes.