(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Monsieur Walckenaer. » pp. 165-181
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Monsieur Walckenaer. » pp. 165-181

Monsieur Walckenaer.

Avant que d’autres voix plus autorisées le fassent, je voudrais rendre un hommage bien dû à un homme d’investigation, de labeur et de conscience, à un érudit galant homme qui s’est exercé dans des branches bien diverses, qui a marqué par des travaux durables dans la géographie ancienne et dans l’histoire naturelle, et qui nous intéresse particulièrement comme l’un de nos devanciers et de nos guides dans l’histoire et la biographie littéraire. Le biographe ou plutôt le compagnon, l’introducteur assidu de Mme de Sévigné et de La Fontaine, avait participé à la fortune et au bonheur de de ces deux noms, il s’était fait des amis, et ce n’est pas sans un vrai sentiment de regret qu’on a appris que M. Walckenaer était mort le 27 avril dernier, dans la quatre-vingt et unième année de son âge, au moment où il achevait de corriger les épreuves du cinquième volume de ses Mémoires sur Mme de Sévigné, mémoires infinis, courants en tous sens, amusement prolongé de sa vieillesse et qu’il ne devait point terminer.

M. Walckenaer était né à Paris le 25 décembre 1771, très Parisien malgré ce nom de physionomie étrangère. Il tenait à l’une de ces familles de riche bourgeoisie qui avaient des occasions continuelles et même des liaisons avec les personnes du plus haut rang et de la première qualité. Il nous a très bien rendu le milieu social au sein duquel se passa son enfance, dans une notice biographique consacrée à M. Ducloz-Dufresnoy, notaire très en crédit et financier distingué, qu’il nommait son tuteur, je crois, ou son oncle, et dont il devait plus tard épouser la nièce20. La première éducation du jeune Walckenaer fut à la fois très libre et très étendue. Élevé par un précepteur particulier dans une maison opulente en vue de toutes les séductions de la société, il fallait que ses dispositions fussent de bonne heure bien décidées, et son amour de l’étude bien ardent, pour pouvoir lutter contre de tels attraits. Sa famille possède ses cahiers manuscrits de ce temps. À dix ans il étudiait l’algèbre et la géométrie ; à douze, il traduisait Virgile, Horace et Lucrèce, non seulement en français, mais en anglais. Parmi les notes et extraits de ses lectures, qui datent de cette époque, on lit comme par pressentiment une pensée de Mme de Sévigné : « Ne quittez jamais le naturel, cela compose un style parfait. »

Pour le préserver pourtant, quelques années encore, des amorces d’un monde trop présent et pour diversifier ses études, M. Ducloz-Dufresnoy l’envoya en Angleterre suivre les cours des universités soit d’Oxford, soit de Glasgow. Le jeune homme ne revint en France que vers 1791 ; il avait près de vingt ans. Il dut à cette excursion heureuse une connaissance toute naturelle de la littérature anglaise du xviiie  siècle, et aussi des cadres brillants où se jouait sa sensibilité adolescente. Un de ses romans (car il fit aussi des romans) est intitulé : L’Île de Wight, ou Charles et Angélina (1798), et c’est dans cette île riante qu’il aimait à reporter ses premiers rêves d’idylle et de bonheur. Un autre roman ou nouvelle de lui, intitulée Eugénie (1803), est aussi l’histoire d’une jeune Anglaise restée en France pendant la Révolution, et y aimant presque à contrecœur un jeune Français qu’elle finit par épouser à travers les discordes et les guerres qui séparent les deux nations. On croit sentir que, chez M. Walckenaer aussi, une part d’affection s’était trouvée de bonne heure engagée de l’autre côté du détroit et sur l’autre rivage.

Pour remonter à la vraie date, il y eut donc là, sous Louis XVI, un premier M. Walckenaer, frais, vif, rose et riant, peint par Greuze, menant de front les plaisirs et le travail, ardent à l’étude, au monde, à la société, sensible aux passions, présentant l’image d’une jeunesse à la fois sérieuse et amoureuse ; nous ne pouvons que le deviner, mais littérairement il se trahit, et toujours il gardera dans son style, dans sa manière de dire, même quand il voudra peindre le siècle de Louis XIV, quelque chose de ce qui caractérise l’époque de Louis XVI.

La Révolution vint interrompre cette vie qui était déjà si pleine, et où s’annonçaient des goûts si divers. En 1793, M. Walckenaer dut partir pour l’armée comme tous les jeunes gens d’alors. Après un séjour de dix-huit mois à la frontière des Pyrénées, à la division de Saint-Jean-Pied-de-Port, où il fut employé en qualité d’inspecteur général des transports militaires, il se dégagea, revint à Paris, s’y maria avec la nièce de M. Ducloz-Dufresnoy, mort tout récemment sur l’échafaud, et entra comme élève à l’École polytechnique au moment de la création. Il puisa dans cette grande école ce souffle qui en était l’âme à l’origine, l’amour vrai de la science et une confiance sincère dans les efforts de l’esprit humain dirigé par les méthodes. En ce sens, M. Walckenaer appartient au mouvement scientifique de la fin du xviiie  siècle et à cette impulsion généreuse dans l’ordre de l’intelligence. En attendant qu’il se fît connaître par des travaux plus précis, un ouvrage de lui, Essai sur l’histoire de l’espèce humaine (1798), nous le montre sous sa forme encyclopédique et traçant une esquisse d’une histoire naturelle générale de l’humanité et de la société. Il y distingue six périodes successives de naissance, de progrès, d’accroissement et de déclin, et, malgré son désir de les rapporter à des circonstances positives, il y laisse bien du vague et du conjectural. C’est un ouvrage prématuré, ainsi que l’auteur lui-même le reconnaît un peu dans sa préface, et qui n’est curieux que comme indice de sa disposition scientifique d’alors, et de cette première ambition enthousiaste qui embrasse tout.

Des observations et des investigations précises vinrent donner à cette activité du jeune savant un champ plus sûr, et où il devait laisser sa marque. Lié avec MM. Dacier et Gosselin, il fut encouragé par eux dans son application à la géographie ancienne. Un séjour à la campagne et des relations intimes avec M. Latreille le portaient, vers le même temps, à l’étude des insectes, particulièrement des araignées (les Aranéides), dont il étudia les mœurs, disposa les genres et donna les tableaux. Il remplit par là une lacune importante dans la science et ajouta plusieurs anneaux qui manquaient à la chaîne. Il compléta aussi en un point l’œuvre de Réaumur sur les abeilles ; il observa celles d’un genre particulier qui creusent leur habitation sous terre, et qui y vivent dans des cellules séparées. « Réaumur, entraîné par l’attrait que lui offrait l’étude d’autres abeilles plus industrieuses, n’avait jeté, en quelque sorte, qu’un coup d’œil distrait sur celles du genre halicte, et ne les avait signalées qu’en passant. » Ces abeilles solitaires, jusque-là négligées, ont trouvé dans M. Walckenaer un patient, exact et sympathique observateur. Ces qualités de persévérance, d’attention, de curiosité, et presque d’attachement pour son sujet, qui mènent un habitant de la campagne à passer les journées et une partie des nuits en sentinelle pour observer, sans les effaroucher, ces petits insectes, ne diffèrent pas essentiellement de celles qui dirigent le biographe attentif dans les bibliothèques et à travers les livres, à la piste des moindres faits qui peuvent éclairer l’âme et la vie d’un écrivain préféré. Nous retrouverons bientôt M. Walckenaer sur ce dernier terrain, qui nous est le mieux connu.

Ces divers travaux ne suffisaient pas encore à l’activité de M. Walckenaer. Il essaya, vers 1805, d’entrer dans l’administration et fut quelque temps placé auprès du comte Estève, trésorier général de la Couronne. Il se retira peu après et ne rentra en place qu’avec la Restauration : on le voit maire d’un arrondissement de Paris d’abord en 1814, puis secrétaire général de la Seine, et finalement préfet à Nevers et à Laon jusqu’en 1830. M. Walckenaer aimait l’administration ; il s’y entendait, et plus tard il y mettait même peut-être un peu d’amour-propre, lui qui en montrait si peu ; il ne se vanta jamais d’être un savant, et il se piquait d’être un administrateur. Il ne voyait pas dans les affaires les ennemis naturels des recherches littéraires et scientifiques telles qu’il les concevait, et il semblait qu’en changeant ainsi de sujet, il ne faisait que varier les applications d’un même esprit de méthode et de détail.

Laissant de côté ses mémoires sur l’ancienne Gaule, qui le firent nommer dès 1813 à l’Académie des inscriptions, et les nombreux travaux de géographie qui ne cessèrent de l’occuper depuis lors, « d’usurper, comme il le dit, le plus grand nombre de ses moments de loisir », je ne voudrais insister ici que sur les services agréables que M. Walckenaer a rendus à la littérature et à tous les lecteurs amis du Grand Siècle par ses biographies si riches et si abondantes. Le premier, il introduisit en France ce genre de grandes biographies à l’anglaise, qui a remplacé la notice sèche et écourtée dont on se contentait auparavant. L’ouvrage de M. Walckenaer, qui est resté modèle dans cette forme développée et pourtant limitée encore, est l’Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine (1820). M. Walckenaer a le goût du complet, en même temps qu’il en a le moyen dans la diversité de ses connaissances. S’il parle d’un homme célèbre, il le voit dans sa famille, dans sa race, dans sa province, dans ses relations de toutes sortes ; s’il parle d’un des écrits de son auteur, il met de même cette production dans tout son jour ; il la rapproche des événements qui lui ont donné naissance ; il explique tout ce qui peut s’y renfermer d’allusions personnelles et de peintures de la société. Ainsi il a fait pour La Fontaine, et, sans excéder encore la mesure, il nous a donné de ce délicieux et grand poète une histoire animée, coulante, facile comme lui-même et où il revit tout entier. Toutes les femmes qu’a aimées La Fontaine et qui le lui ont si bien rendu, qui l’ont recueilli, nourri et soigné dans les distractions et les oublis de sa vieillesse, ont leur place dans cette biographie de curiosité et d’affection. Quand on a lu ce volume, et qu’on a relu tous les vers que le biographe indique et qu’il rappelle, on sait tout de La Fontaine, on a été son ami, et l’on n’a plus, pour achever son idée, qu’à faire comme lui, à sortir seul en cheminant au hasard et à rêver.

En histoire littéraire comme en histoire naturelle, il y a le groupe, il y a ceux que certaines analogies rassemblent, et qui ont un air de famille auquel on ne se méprend pas. M. Walckenaer le sait bien, et, à côté de La Fontaine, il n’a pas oublié son camarade Maucroix. Maucroix, chanoine de Reims et poète, naïf comme La Fontaine, et, dans sa jeunesse, un peu plus romanesque que lui ; ce Champenois de l’Île-de-France, qui parlait un français si pur, qui a trouvé quelques vers heureux dans la veine de Racan, et qui a du La Fontaine en lui, au génie près, mais qui en tient pour la bonhomie et pour le cœur ; Maucroix, l’ami aussi de Patru et de d’Ablancourt, était de cette race bourgeoise bien parlante, bien clouée et paresseuse. Après un grand désespoir d’amour, il se fit traducteur pour s’occuper petit à petit sans trop d’effort et se consoler ; il alla jusqu’à près de quatre-vingt-dix ans et survécut à La Fontaine, dont il gardait le cilice comme une relique. Nous devons à M. Walckenaer l’édition des Poésies de Maucroix, ce camarade et ce second indispensable, j’allais dire ce miroir involontaire de La Fontaine. En nous racontant, d’après Tallemant des Réaux (alors inédit), la grande aventure d’amour de Maucroix avec Mlle de Joyeuse, marquise de Brosses, M. Walckenaer pourtant a commis une de ces fautes que je me suis déjà permis ailleurs de signaler en lui. Au lieu de nous rendre ce récit dans les termes mêmes plus qu’à demi légers, plus qu’à demi narquois, et avec le sel de l’original, il a voulu le traduire dans sa propre langue, il y a mêlé une élégance trompeuse ; il parle en un endroit de la désolation que la volonté d’un père « porta dans le cœur de la malheureuse Henriette (Mlle de Joyeuse) » ; enfin, il attendrit un peu trop le récit de Tallemant et y répand ce que j’appelle une teinte du style de Louis XVI, ce qui est le plus loin du ton de cette régence de Mazarin.

On me pardonnera de noter cette faute qui est fréquente chez M. Walckenaer, et qui est sa seule infidélité comme biographe. Cette infidélité de ton, il l’aura en toute circonstance lorsqu’il parlera du Grand Siècle, et malgré sa familiarité si réelle avec les principaux comme avec les moindres personnages de ce beau temps. Ainsi, au tome III de ses Mémoires sur Mme de Sévigné, s’il veut nous raconter l’histoire de cette séduisante et fragile marquise de Courcelles, au lieu de lui emprunter les expressions incomparables de sa propre confession, il les traduit, il les polit, il les modernise, c’est-à-dire il les altère ; il ne paraît pas croire avec Paul-Louis Courier que la moindre femmelette de ce temps-là écrit et cause mieux qu’un académicien de nos jours. Ceci tient à un défaut général de l’époque où est venu M. Walckenaer. Car de dire qu’il lui a manqué, au milieu de cette éducation si solide et si diverse, un bon maître de rhétorique qui réprimât en lui toute velléité de fausse rhétorique, ce n’est pas toucher le point juste. Où était-il alors ce professeur de rhétorique excellent, qui apprît à ses élèves à s’en passer ? Fontanes lui-même, qui revenait avec une simplicité relative au Grand Siècle, Fontanes avait ses scrupules, et n’aurait pas tout permis en matière de citations. Ce n’est que graduellement, et par une étude de plus en plus délicate, qu’on est arrivé à bien savoir, non seulement les circonstances et les faits littéraires des diverses époques, mais à en sentir le style et à le respecter. Du temps de M. Walckenaer, on a vu le savant M. de Chézy, dans ses traductions de poèmes orientaux, chercher à reproduire je ne sais quel modèle d’élégance cérémonieuse et uniforme, plutôt que de calquer avec simplicité et énergie les originaux qu’il avait sous les yeux et qu’il admirait. C’est ainsi que M. Walckenaer, qui connaît si bien son xviie  siècle, qui en sait les grandes et les moyennes et les plus petites choses, qui nous en redit les menus propos, n’est pas averti de bonne heure qu’il y a là un goût particulier, un style dont les négligences ont leur grâce, une saveur dans les moindres dires qui ravit ceux qui l’ont une fois sentie, et qu’un amateur comme il l’est devrait se bien garder de corriger.

M. Walckenaer est classique, mais il l’est à travers le goût de son temps et de sa jeunesse, et il y a une teinte première dont il ne s’est jamais débarrassé. En tête de sa petite nouvelle d’Eugénie (1803), où il ne veut qu’intéresser par une simple histoire touchante et vertueuse, il dit, dans la préface, que « la scène ne se passe ni en Russie, ni en Hongrie, ni au xive  siècle, mais en France et de nos jours. C’est assez faire entendre aussi, je pense, ajoute-t-il, que les personnages ne sont pas des sauvages de l’Ancien ni du Nouveau Monde ; ils sont Français et costumés à la française : enfin, ce qui est encore plus extraordinaire, autant du moins qu’il a été possible à l’auteur, ils parlent français… ». Il y a dans ces lignes une critique, une allusion directe au roman d’Atala qui venait de paraître. Et pourtant, ce Chateaubriand, qui semblait alors ne point parler français, revenait et nous ramenait par des hauteurs un peu escarpées et imprévues à la grande et forte langue, et c’était sur ses traces que le goût lui-même devait retrouver bientôt sa vigueur et son originalité. Ce goût réfléchi et acquis, mais réel, est une des conquêtes de la critique depuis M. Walckenaer. On sait maintenant et l’on sent, pour peu qu’on y prenne garde, en quoi le style de la première époque de Louis XIV diffère du style moyen du milieu du règne, et en quoi ce règne finissant a déjà sa manière confinant au xviiie  siècle. Pascal, Retz ou La Rochefoucauld n’écrivent point comme La Bruyère, et la langue exquise et juste que Mme de Maintenon dans sa vieillesse apprend au duc du Maine ne se laisse confondre avec nulle autre nuance de la langue du même temps. La seule critique fondamentale qu’on puisse adresser à M. Walckenaer comme biographe du Grand Siècle, c’est de n’avoir point paru soupçonner ces questions-là, et de ne les avoir point laissées se poser et se résoudre aux yeux du lecteur par l’art heureux des citations mêmes. Avec un zèle et un goût si louable d’étude et de retour aux sources, il n’a pas eu le sentiment des atticismes.

Ce n’est pas que M. Walckenaer n’eût aucun souci de ce qu’on appelle proprement style ; il lui arrivait quelquefois de s’en préoccuper, et il y a de lui telle page où il a visé évidemment au tableau. J’en veux citer un qui, dans son genre, a de la grâce, et qui est un joli exemple de ce style d’après Louis XVI, dans lequel il entre une réminiscence très sensible de Bernardin de Saint-Pierre, avec un peu de Marmontel. Je le tire des Lettres sur les contes de fées (1826), adressées à une femme dont l’auteur avait été l’ami d’enfance. Cette personne avait mis aux mains de sa petite fille les Contes de Perrault, et elle demandait à M. Walckenaer ce qu’il en pensait. Voici la seconde Lettre tout entière :

Vous insistez encore, Amélie ; peut-être uniquement parce que je résiste. Vous espérez triompher de ma paresse en appelant à votre secours les souvenirs de notre enfance : vous me parlez de ce jour où, tous les deux blottis derrière une charmille, je vous lisais la terrible Barbe-Bleue, quand tout à coup apparut à nos yeux avec son tablier et son bonnet blancs, et son large couteau, le grand cuisinier de votre mère, qui venait nous chercher… pour dîner. — Vous demandez si je me rappelle encore la frayeur qu’il nous causa ? En me faisant cette question, vous paraissez avoir vous-même oublié les détails de cette journée : laissez-moi vous les raconter.

Il faisait chaud, et, pour lancer ma balle avec plus d’agilité, je m’étais débarrassé de mes plus lourds vêtements. Ma chemisette ouverte flottait sur mes épaules. Je voulais jouer ; vous vouliez lire. D’abord vinrent les prières, je résistai : puis l’impatience et la colère ; je m’éloignai. Enfin le dépit fit couler vos larmes ; alors je m’approchai, je jetai ma balle au loin, je m’assis près de vous… près de vous, Amélie… tel que j’étais. Je lisais, vous écoutiez, mais avec une telle attention, que vos yeux fixés sur moi semblaient suivre tous les mouvements de mes lèvres. Plus j’avançais dans ma lecture, plus j’apercevais dans vos regards et dans tous vos traits une expression de compassion et de terreur, qui me remplissait moi-même d’inquiétude et de crainte. — Quand parut le malencontreux cuisinier et que vous vîtes briller le fer qu’il portait à la main, vous vous précipitâtes aussitôt sur moi. Je sentis une de vos joues se presser sur mon cœur qui battait avec violence. Votre tête, ayant disparu sous les touffes de vos blonds cheveux qui emplissaient ma chemisette, deux fois se souleva craintive et deux fois se replongea dans sa cachette comme dans un asile tutélaire. Ce ne fut que la troisième fois, et en vous retranchant encore à moitié derrière mon épaule, que vous osâtes regarder en face ce bon Jacques, cause involontaire de tant d’effroi !

Peut-être, Amélie, ce tableau fidèle d’une amitié d’enfance si vraie et si naïve, et accompagnée d’un si charmant abandon, vous fait-il aujourd’hui rougir : alors il ne faudrait plus tant vous enorgueillir de ce rare assemblage de belles qualités que l’on admire en vous, puisqu’il en est une dont vous avez à regretter la perte. En effet, ce scrupule de votre pudeur n’est-il pas un aveu tacite qu’il existe quelque chose de plus pur et de plus chaste que la vertu même ?… c’est l’innocence.

Cette lettre, je le répète, est un assez joli et assez naturel échantillon du style élégant comme on le concevait dans les premières années du siècle, avant l’effort de régénération de la langue à ses vraies sources : mais entre cette élégance et celle de Louis XIV, on conviendra qu’il y a tout un monde.

M. Walckenaer publia en 1840 un ouvrage dont le sujet est cher à tous ceux qui ont retenu quelque chose des études de l’Antiquité, une Histoire de la vie et des poésies d’Horace, en deux gros volumes. Là encore, M. Walckenaer fait preuve d’une grande richesse de ressources, d’une instruction abondante qui environne en quelque sorte toutes les parties de son sujet, et vous y transporte sans trop de fatigue. Un critique érudit et délicat, qui est maître sur Horace, M. Patin, a discuté dans trois articles du Journal des savants 21 plusieurs des vues et des explications du biographe. Pour moi, je ne puis qu’exprimer un regret qui rentre dans ce que je viens de dire tout à l’heure sur le goût et les urbanités du siècle de Louis XIV, c’est que le biographe, en abordant le siècle d’Auguste, n’ait pas assez senti que le plus grand charme d’une Vie d’Horace, pour le lecteur homme du monde, était l’occasion même de relire le poète peu à peu et sans s’en apercevoir, moyennant des citations bien prises et qui feraient repasser sous les yeux tous ces beaux et bons vers, trésor de sagesse ou de grâce. M. Walckenaer traduit continuellement Horace, mais il n’en cite pas textuellement un seul vers durant ces deux volumes : entre lui et nous il s’interpose toujours. C’est ainsi que cette saveur du siècle d’Auguste échappe au moment où l’on était le plus avide et le plus près de la ressaisir. On me dira qu’il ne tient qu’au lecteur d’avoir son Horace ouvert sur sa table, tout à côté des volumes de M. Walckenaer, et de faire lui-même son butin. Mais l’homme, en général, est si paresseux ! et il n’est pas donné à qui veut d’être abeille.

On a relevé dans ces utiles et instructifs volumes quelques inadvertances singulières, notamment la traduction des vers de la quatorzième Épode, qui sont censés des reproches de Mécène à Horace : « Pourquoi cette molle paresse, cette torpeur où votre esprit s’oublie ? Dans votre soif brûlante, avez-vous donc, Horace, vidé deux cents coupes des eaux assoupissantes du Léthé ? » au lieu de : « Avez-vous donc vidé quelques coupes des eaux assoupissantes du Léthé ? » Pocula Lethœos… ducentia somnos , et non ducenta. Ici une remarque générale est à faire : M. Walckenaer, laborieux, infatigable, occupé de bien des recherches à la fois, amassait des notes sur chaque sujet, mais il n’en tirait point parti à l’instant même. Revenant plus tard et après des intervalles sur ces précieux amas, il les coordonnait avec zèle, avec rapidité ; mais il n’y rentrait pas toujours de tout point avec une entière et rigoureuse précision. En voulant vérifier ses notes, il lui arrivait d’y introduire des confusions légères. Ici, dans le cas présent, il est évident qu’il avait d’abord bien traduit : « Avez-vous donc vidé plus d’une coupe des eaux assoupissantes du Léthé ? » Ce mot assoupissantes qu’il avait mis l’atteste : ducentia somnos. Mais en revenant trop rapidement sur sa note, et cherchant à mieux traduire, il a cru lire ducenta au lieu de ducentia : de là cette surcharge singulière de deux cents.

Lorsqu’il publia en 1845 son excellente et louable édition (la première complète) de La Bruyère, il lui arriva de commettre un certain nombre de ces distractions qu’un bibliophile instruit, M. J. d’Ortigue, a relevées dans un article incontestable22. Ce sont de ces corrections d’amateur qu’il faut noter en marge de son exemplaire, et qui n’ôtent en rien leur valeur à des travaux patients et consciencieux.

Un autre bibliophile plein de feu et original, M. Grille, dans une correspondance (imprimée) avec M. Walckenaer, releva aussi, au milieu de mille éloges, une inadvertance singulière chez un aussi exact géographe : c’était d’avoir, au tome III de ses Mémoires sur Mme de Sévigné, placé la terre des Rochers à un quart de lieue de Vitré et non à une lieue et demie. À quoi M. Walckenaer répondait (27 août 1845) : « Ma distraction d’avoir laissé imprimer que les Rochers étaient à un quart de lieue de Vitré est d’autant plus étrange, que, dans la première partie (t. Ier, chap. viii, p. 107, 1re édition), j’avais, pour ne pas me tromper, mesuré cette distance sur la carte de Cassini… » Je sais plus d’un dévot à Mme de Sévigné qui ne demanderait pas d’autre prétexte que cette petite discussion pour entreprendre le pèlerinage des Rochers. Le temps est beau, le printemps sourit, et ce chemin de Vitré aux Rochers, qui était long, montueux et malaisé, a été refait à neuf, nous dit-on : « maintenant il est macadamisé et fort commode ». Il ne s’agit donc plus que d’aller jusqu’à Vitré.

Dans son étude sur La Bruyère, M. Walckenaer a retrouvé l’indication d’un fait gracieux et charmant. La Bruyère, ce philosophe sévère et déjà sur le retour, âgé de plus de quarante ans, n’avait rien publié. Il venait presque tous les jours, à une certaine heure, s’asseoir dans la boutique d’un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s’amusait avec une fort gentille enfant, fille du libraire, et qu’il avait prise en amitié. Un jour, il tira un manuscrit de sa poche et dit à Michallet : « Voulez-vous imprimer ceci (c’était les Caractères) ? Je ne sais si vous y trouverez votre compte, mais, en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. » Le libraire, ajoute-t-on, plus incertain de la réussite que l’auteur, entreprit l’édition ; mais à peine l’eut-il exposée en vente, qu’elle fut enlevée, et qu’il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre qui lui valut cent mille francs et plus. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux. — N’admirez-vous pas comme ce livre d’observation amère et un peu chagrine devient un don souriant du philosophe et fait la fortune de la petite Michallet ?

Les Mémoires touchant la vie et les écrits de Mme de Sévigné commencèrent à paraître en 1842, et l’auteur, je l’ai dit, corrigeait hier de sa main mourante les épreuves du cinquième volume, qui en demandait un sixième encore. Il ne comptait faire d’abord que quatre volumes en tout. On peut dire que, dans ce sujet cordial et riche, M. Walckenaer s’est tant plu et complu, qu’il s’y est oublié. La biographie n’y est plus seulement copieuse, elle y est éparse et se verse dans tous les sens. Ne nous plaignons pas de ce trop d’abondance, et profitons, en lecteurs reconnaissants, de cette vaste lecture qui ne nous laisse plus rien ignorer de ce qu’elle traverse et de ce qu’elle rencontre. Combien de personnes n’ont-elles pas adressé tout bas à M. Walckenaer ces remerciements que lui écrivait un bibliophile déjà cité (M. Grille) :

Je lis, et, autour de moi, ma femme, mon fils et mes amis lisent votre ouvrage sur Mme de Sévigné avec tout le plaisir que vous pouvez imaginer. C’est l’histoire d’une brillante époque prise par tous les côtés les plus curieux. Vous analysez et comparez les événements, les idées, et vous faites mouvoir les personnages dans un milieu que nul n’avait étudié, connu et montré comme vous et aussi bien que vous. Je vous remercie pour nous tous d’un travail si long, si complet, et qui nous instruit si parfaitement de choses intéressantes que nous n’avions qu’à peine aperçues et effleurées.

Voilà le véritable éloge et qui domine toutes les critiques de détail. Le livre de M. Walckenaer sur Mme de Sévigné est un répertoire complet de tout ce qui a vécu sous Louis XIV. L’auteur apprécie avec beaucoup de bon sens les diverses époques, la Fronde et tout ce qui y a figuré. Il sait en temps ordinaire les tenants et les aboutissants de chacun, les parentés, les voisinages. Il a les noms de tous ceux qui ont visité Mme de Sévigné tel jour et tel soir ; il a les noms aussi de ceux qui sont allés chez les bonnes amies de Mme de Sévigné, chez Mme de La Fayette, chez Mme de Coulanges, ou même chez une simple connaissance, chez Mme Pelissari. Ses informations secrètes lui ont tout donné, — tout, excepté la note juste du langage de ce temps-là. Il a de ces anachronismes de ton qu’on ne sait comment s’expliquer ; lorsqu’il dira, par exemple, à propos de Mme de Maintenon entrant dans le monde à cette date brillante de sa jeunesse : « Ce qu’on appelle le monde, le beau monde, est un Diorama. » Je ne sais si Mme de Maintenon, exacte et stricte comme elle est, lui aura pardonné ces discordances ; mais je suis bien sûr que Mme de Sévigné n’y regarde pas de si près avec un tel ami, avec un d’Hacqueville si serviable et si nécessaire. Elle l’aura traité, le bon et savant vieillard, en le recevant parmi les Ombres, comme elle eût fait le vénérable M. d’Andilly, en le baisant de sa lèvre vermeille sur les deux joues, ou sur ses beaux cheveux blancs au front.

M. Walckenaer avait succédé à M. Daunou en 1840 comme secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions, et en cette qualité il a fait plusieurs notices et éloges où l’on retrouve ses mérites habituels : il en est même (tel que l’Éloge de M. Letronne) où il a montré beaucoup de finesse et de distinction dans le choix des traits qui rendent la physionomie. Un Rapport sur les manuscrits inédits de Fréret abonde en recherches neuves, selon son usage ; ce genre de labeur sur tout sujet lui semblait facile et était comme passé dans sa nature. Il était peu disert d’ailleurs en public et dans l’improvisation : son débit ou même sa lecture, quand il n’était pas préparé, faisait trop assister ses auditeurs aux tâtonnements et aux empressements de son esprit. « Notre secrétaire perpétuel, c’est Démosthène avant les cailloux », remarquait un académicien. — « Dites pendant les cailloux », ajoutait un autre.

Mais ce qu’il était surtout, c’était la droiture, l’antique probité, la candeur et la conscience même, une bonhomie éclairée pourtant de finesse ; laborieux jusqu’à la fin et infatigable ; aimant les lettres, aimant la jeunesse et ce qui le chassait peu à peu et allait lui succéder ; prenant intérêt à ces recherches curieuses et innocentes qui dénotent la simplicité du cœur et l’intégrité conservée de l’esprit. Il n’avait jamais été irréligieux ; dans les dernières années, il se laissa gagner aux impressions et aux croyances chrétiennes, auxquelles l’associait son aimable et respectable épouse. Lorsqu’il l’eut perdue, il dirigea plus habituellement sa pensée vers ce lieu du rendez-vous suprême que se donnent les âmes aimantes. Il a laissé à tous ceux qui l’ont connu de près un sentiment de respect et d’affection vive. Les sciences positives qu’il a cultivées et augmentées enregistreront son nom ; la littérature française ne saurait désormais oublier non plus un nom qui se trouve lié d’une manière si inséparable à ceux de Mme de Sévigné et de La Fontaine.