(1890) L’avenir de la science « XII »
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(1890) L’avenir de la science « XII »

XII

À mes yeux, le seul moyen de faire l’apologie des sciences philologiques et, en général, de l’érudition est donc de les grouper en un ensemble, auquel on donnerait le nom de sciences de l’humanité, par opposition aux sciences de la nature. Sans cela, la philologie n’a pas d’objet, et elle prête à toutes les objections que l’on dirige si souvent contre elle.

L’humilité des moyens qu’elle emploie pour atteindre son but ne saurait être un reproche. Cuvier disséquant des limaçons aurait provoqué le sourire des esprits légers, qui ne comprennent pas les procédés de la science. Le chimiste manipulant ses appareils ressemble fort à un manœuvre ; et pourtant il fait l’œuvre la plus libérale de toutes : la recherche de ce qui est. M. de Maistre peint quelque part la science moderne « les bras chargés de livres et d’instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, se traînant souillée d’encre et toute pantelante sur le chemin de la vérité, en baissant vers la terre son front sillonné d’algèbre ». Un grand seigneur comme M. de Maistre devait se trouver en effet humilié d’aussi pénibles investigations, et la vérité était bien irrévérencieuse de se rendre pour lui si difficile. Il devait préférer la méthode plus commode de la « science orientale, libre, isolée, volant plus qu’elle ne marche, présentant dans toute sa personne quelque chose d’aérien et de surnaturel, livrant au vent ses cheveux qui s’échappent d’une mitre orientale, son pied dédaigneux ne semblant toucher la terre que pour la quitter ». C’est le caractère et la gloire de la science moderne d’arriver aux plus hauts résultats par la plus scrupuleuse expérimentation et d’atteindre les lois les plus élevées de la nature, la main posée sur ses appareils. Elle laisse au vieil a priori le chimérique honneur de ne chercher qu’en lui-même son point d’appui ; elle se fait gloire de n’être que l’écho des faits et de ne mêler en rien son invention propre dans ses découvertes.

Les plus humbles procédés se trouvent ainsi ennoblis par leurs résultats. Les lois les plus élevées des sciences physiques ont été constatées par des manipulations fort peu différentes de celles de l’artisan. Si les plus hautes vérités peuvent sortir de l’alambic et du creuset, pourquoi ne pourraient-elles résulter également de l’étude des restes poudreux du passé ? Le philologue sera-t-il plus déshonoré en travaillant sur des mots et des syllabes que le chimiste en travaillant dans son laboratoire ?

Le peu de résultats qu’auront amené certaines branches des études philologiques ne sera même pas une objection contre elles. Car, en abordant un ordre de recherches, on ne peut deviner par avance ce qui en sortira, pas plus qu’on ne sait au juste, en creusant une mine, les richesses qu’on y trouvera. Les veines du métal précieux ne se laissent pas deviner. Peut-être marche-t-on à la découverte d’un monde nouveau ; peut-être aussi les laborieuses investigations auxquelles on se livre n’amèneront-elles d’autre résultat que de savoir qu’il n’y a rien à en tirer. Et ne dites pas que celui qui sera arrivé à ce résultat tout négatif aura perdu sa peine. Car, outre qu’il n’y a pas de recherche absolument stérile et qui n’amène directement ou par accident quelque découverte, il épargnera à d’autres les peines inutiles qu’il s’est données. Bien des ordres de recherches resteront ainsi comme des mines exploitées jadis, mais depuis abandonnées, parce qu’elles ne récompensèrent pas assez les travailleurs de leurs fatigues et qu’elles ne laissent plus d’espoir aux explorateurs futurs. Il importe, d’ailleurs, de considérer que les résultats qui paraissent à tel moment les plus insignifiants peuvent devenir les plus importants, par suite de découvertes nouvelles et de rapprochements nouveaux. La science se présente toujours à l’homme comme une terre inconnue ; il aborde souvent d’immenses régions par un coin détourné et qui ne peut donner une idée de l’ensemble. Les premiers navigateurs qui découvrirent l’Amérique étaient loin de soupçonner les formes exactes et les relations véritables des parties de ce nouveau monde. Était-ce une île isolée, un groupe d’îles, un vaste continent ou le prolongement d’un autre continent ? Les explorations ultérieures pouvaient seules répondre. De même dans la science, les plus importantes découvertes sont souvent abordées d’une manière détournée, oblique, si j’ose le dire. Bien peu de choses ont été tout d’abord prises à plein et par leur milieu. Ce fut par d’informes traductions qu’Anquetil-Duperron aborda la littérature zende, comme, au Moyen Âge, ce fut par des versions arabes très imparfaites que la plupart des auteurs scientifiques de la Grèce arrivèrent d’abord à la connaissance de l’Occident. Le célèbre passage de Clément d’Alexandrie sur les écritures égyptiennes était resté insignifiant jusqu’au jour où, par suite d’autres découvertes, il devint la clef des études égyptiennes. L’accessoire peut ainsi, par suite d’un changement de point de vue, devenir le principal 109. Les théologiens qui, au Moyen Âge, occupaient la scène principale sont pour nous des personnages très secondaires. Les rares savants et penseurs, qui, à cette époque, ont cherché par la vraie méthode, alors inaperçus ou per-sécutés, sont à nos yeux sur le premier plan ; car seuls ils ont été continués ; seuls ils ont eu de la postérité. Aucune recherche ne doit être condamnée dès l’abord comme inutile ou puérile ; on ne sait ce qui en peut sortir, ni quelle valeur elle peut acquérir d’un point de vue plus avancé.

Les sciences physiques offrent une foule d’exemples de découvertes d’abord isolées, qui restèrent de longues années presque insignifiantes et n’acquirent de l’importance que longtemps après, par l’accession de faits nouveaux. On a suivi longtemps une voie en apparence inféconde, puis on l’a abandonnée de désespoir, quand tout à coup apparaît une lumière inattendue ; sur deux ou trois points à la fois, la découverte éclate, et ce qui, auparavant, n’avait paru qu’un fait isolé et sans portée devient, dans une combinaison nouvelle, la base de toute une théorie. Rien de plus difficile que de prédire l’importance que l’avenir attachera à tel ordre de faits, les recherches qui seront continuées et celles qui seront abandonnées. L’attraction du succin n’était aux yeux des anciens physiciens qu’un fait curieux, jusqu’au jour où, autour de ce premier atome, vint se construire toute une science. Il ne faut pas demander, dans l’ordre des investigations scientifiques, l’ordre rigoureux de la logique, pas plus qu’on ne peut demander d’avance au voyageur le plan de ses découvertes. En cherchant une chose, on en trouve une autre ; en poursuivant une chimère, on découvre une magnifique réalité. Le hasard, de son côté, vient réclamer sa part. Exploration universelle, battue générale, telle est donc la seule méthode possible. « On doit considérer l’édifice des sciences, disait Cuvier, comme celui de la nature… Chaque fait a une place déterminée et qui ne peut être remplie que par lui seul. » Ce qui n’a pas de valeur en soi-même peut en avoir comme moyen nécessaire.

La critique est souvent plus sérieuse que son objet. On peut commenter sérieusement un madrigal ou un roman frivole ; d’austères érudits ont consacré leur vie à des productions dont les auteurs ne pensèrent qu’au plaisir. Tout ce qui est du passé est sérieux : un jour, Béranger sera objet de science et relèvera de l’Académie des Inscriptions. Molière, si enclin à se moquer des savants en us, ne serait-il pas quelque peu surpris de se voir tombé entre leurs mains ? Les profanes, et quelquefois même ceux qui s’appellent penseurs, se prennent à rire des minutieuses investigations de l’archéologue sur les débris du passé. De pareilles recherches, si elles avaient leur but en elles-mêmes, ne seraient sans doute que des fantaisies d’amateurs plus ou moins intéressantes ; mais elles deviennent scientifiques, et en un sens sacrées, si on les rapporte à la connaissance de l’antiquité, qui n’est possible que par la connaissance des monuments. Il est une foule d’études qui n’ont ainsi de valeur qu’en vue d’un but ultérieur. Il serait peut-être assez difficile de trouver quelque philosophie dans la théorie de l’accentuation grecque : est-ce une raison pour la déclarer inutile ? Non certes, car, sans elle, la connaissance approfondie de la langue grecque est impossible. Un tel système d’exclusion mènerait à renouveler le spirituel raisonnement par lequel, dans le conte de Voltaire, on réussit à simplifier si fort l’éducation de Jeannot.

Que de travaux d’ailleurs qui, bien que n’ayant aucune valeur absolue, ont eu, de leur temps, et par suite des préjugés établis, une sérieuse importance ! L’Apologie de Naudé pour les grands hommes faussement soupçonnés de magie ne nous apprend pas grand-chose et cependant put de son temps exercer une véritable influence. Combien de livres de notre siècle seront jugés de même par l’avenir ! Les écrits destinés à combattre une erreur disparaissent avec l’erreur qu’ils ont combattue. Quand un résultat est acquis, on ne se figure pas ce qu’il a coûté de peine. Il a fallu un génie pour conquérir ce qui devient ensuite le domaine d’un enfant.

Les recherches relatives aux écritures cunéiformes, qui forment un des objets les plus importants des études orientales dans l’état actuel de la science, offrent un des plus curieux exemples d’études dignes d’être poursuivies avec le plus grand zèle, malgré l’incertitude des résultats auxquels elles amèneront. Je ne parle pas des inscriptions persanes, qui sont toutes expliquées ; je parle seulement des inscriptions médiques, assyriennes et babyloniennes, que ceux mêmes qui y ont consacré de laborieuses heures reconnaissent indéchiffrées. Jusqu’à quel point résisteront-elles toujours aux doctes attaques des savants, il est impossible de le dire. Mais en prenant l’hypothèse la plus défavorable, en supposant qu’elles restent à jamais une énigme, ceux qui y auront consacré leurs labeurs n’auront pas moins mérité de la science que si, comme Champollion, ils eussent restauré tout un monde ; car, même dans le cas où cet heureux résultat ne se serait pas réalisé ; le succès n’était pas à la rigueur impossible, et il n’y a pas moyen de le savoir, si on ne l’eût essayé.

Dans l’état actuel de la science, il n’y a pas de travail plus urgent qu’un catalogue critique des manuscrits des diverses bibliothèques. Ceux qui se sont occupés de ces recherches savent combien ils sont tous insuffisants pour donner une idée exacte du contenu du manuscrit, combien ceux de la Bibliothèque nationale, par exemple, fourmillent de fautes et de lacunes. Voilà en apparence une besogne bien humble, et à laquelle suffirait le dernier élève de l’École des Chartes. Détrompez-vous. Il n’y a pas de travail qui exige un savoir plus étendu, et toutes nos sommités scientifiques, examinant les manuscrits dans le cercle le plus borné de leur compétence, suffiraient à peine à le faire d’une manière irréprochable. Et pourtant les recherches érudites seront entravées et incomplètes, jusqu’à ce que ce travail soit fait d’une manière définitive. De l’aveu même des Israélites, la littérature talmudico-rabbinique ne sera plus étudiée de personne dans un siècle. Quand ces livres n’auront plus d’intérêt religieux, nul n’aura le courage d’aborder ce chaos. Et, pourtant, il y a là des trésors pour la critique et l’histoire de l’esprit humain. Ne serait-il pas urgent de mettre à profit les cinq ou six hommes de la génération actuelle qui seuls seraient compétents pour mettre en lumière ces précieux documents ? Je vous affirme que les quelque cent mille francs qu’un ministre de l’Instruction publique y affecterait seraient mieux employés que les trois quarts de ceux que l’on consacre aux lettres. Mais ce ministre-là devrait aussi se cuirasser d’avance contre les épigrammes des badauds et même des gens de lettres, qui n’imagineraient pas comment on peut employer à de pareilles sottises l’argent des contribuables.

C’est la loi de la science comme toutes les œuvres humaines de s’esquisser largement et avec un grand entourage de superflu. L’humanité ne s’assimile définitivement qu’un bien petit nombre des éléments dont elle fait sa nourriture. Les parties qui se sont trouvées éliminées ont-elles été inutiles et n’ont-elles joué aucun rôle dans l’acte de sa nutrition ? Non certes ; elles ont servi à faire passer le reste, elles étaient tellement unies à la portion nutritive que celle-ci n’aurait pu sans superflu être prise ni digérée. Ouvrez un recueil d’épigraphie antique. Sur cent inscriptions, une ou deux peut-être offrent un véritable intérêt. Mais, si on n’avait déchiffré les autres, comment aurait-on su que, parmi elles, il n’y en avait pas de plus importantes encore ? Ce n’est pas même un luxe superflu d’avoir publié celles qui semblent inutiles, car il se peut faire que telle qui nous paraît maintenant insignifiante devienne capitale dans une série de recherches que nous ne pouvons prévoir.

Le dessin général des formes de l’humanité ressemble à ces colossales figures destinées à être vues de loin, et où chaque ligne n’est point accusée avec la netteté que présente une statue ou un tableau. Les formes y sont largement plâtrées, il y a du trop, et, si l’on voulait réduire le dessin au strict nécessaire, il y aurait beaucoup à retrancher. En histoire, le trait est grossier ; chaque linéament, au lieu d’être représenté par un individu ou par un petit nombre d’hommes, l’est par de grandes masses, par une nation, par une philosophie, par une forme religieuse. Sur les monuments de Persépolis, on voit les différentes nations tributaires du roi de Perse représentées par un individu portant le costume et tenant entre ses mains les productions de son pays pour en faire hommage au suzerain. Voilà l’humanité : chaque nation, chaque forme intellectuelle, religieuse, morale, laisse après elle un court résumé, qui en est comme l’extrait et la quintessence et qui se réduit souvent à un seul mot. Ce type abrégé et expressif demeure pour représenter les millions d’hommes à jamais obscurs qui ont vécu et sont morts pour se grouper sous ce signe. Grèce, Perse, Inde, judaïsme, islamisme, stoïcisme, mysticisme, toutes ces formes étaient nécessaires pour que la grande figure fût complète ; or, pour qu’elles fussent dignement représentées, il ne suffisait pas de quelques individus, il fallait d’énormes masses. La peinture par masses est le grand procédé de la Providence. Il y a une merveilleuse grandeur et une profonde philosophie dans la manière dont les anciens Hébreux concevaient le gouvernement de Dieu, traitant les nations comme des individus, établissant entre tous les membres d’une communauté une parfaite solidarité, et appliquant avec un majestueux à-peu-près sa justice distributive. Dieu ne se propose que le grand dessin général. Chaque être trouve ensuite en lui des instincts qui lui rendent son rôle aussi doux que possible. C’est une pensée d’une effroyable tristesse que le peu de traces que laissent après eux les hommes, ceux-là mêmes qui semblent jouer un rôle principal. Et, quand on pense que des millions de millions d’êtres sont nés et sont morts de la sorte sans qu’il en reste de souvenir, on éprouve le même effroi qu’en présence du néant ou de l’infini. Songez donc à ces misérables existences à peine caractérisées qui, chez les sauvages, apparaissent et disparaissent comme les vagues images d’un rêve. Songez aux innombrables générations qui se sont entassées dans les cimetières de nos campagnes. Mortes, mortes à jamais ?… Non, elles vivent dans l’humanité ; elles ont servi à bâtir la grande Babel qui monte vers le ciel, et où chaque assise est un peuple.

Je vais dire le plus ravissant souvenir qui me reste de ma première jeunesse ; je verse presque des larmes en y songeant. Un jour, ma mère et moi, en faisant un petit voyage à travers ces sentiers pierreux des côtes de Bretagne qui laissent à tous ceux qui les ont foulés de si doux souvenirs, nous arrivâmes à une église de hameau, entourée, selon l’usage, du cimetière, et nous nous y reposâmes. Les murs de l’église en granit à peine équarri et couvert de mousse, les maisons d’alentour construites de blocs primitifs, les tombes serrées, les croix renversées et effacées, les têtes nombreuses rangées sur les étages de la maisonnette qui sert d’ossuaire 110 attestaient que, depuis les anciens jours où les saints de Bretagne avaient paru sur ces flots, on avait enterré en ce lieu. Ce jour-là, j’éprouvai le sentiment de l’immensité de l’oubli et du vaste silence où s’engloutit la vie humaine avec un effroi que je ressens encore, et qui est resté un des éléments de ma vie morale. Parmi tous ces simples qui sont là, à l’ombre de ces vieux arbres, pas un, pas un seul ne vivra dans l’avenir. Pas un seul n’a inséré son action dans le grand mouvement des choses ; pas un seul ne comptera dans la statistique définitive de ceux qui ont poussé à l’éternelle roue. Je servais alors le Dieu de mon enfance, et un regard élevé vers la croix de pierre, sur les marches de laquelle nous étions assis, et sur le tabernacle, qu’on voyait à travers les vitraux de l’église, m’expliquait tout cela. Et puis, on voyait à peu de distance la mer, les roches, les vagues blanchissantes, on respirait ce vent céleste qui, pénétrant jusqu’au fond du cerveau, y éveille je ne sais quelle vague sensation de largeur et de liberté. Et puis ma mère était à mes côtés ; il me semblait que la plus humble vie pouvait refléter le ciel grâce au pur amour et aux affections individuelles. J’estimais heureux ceux qui reposaient en ce lieu. Depuis j’ai transporté ma tente, et je m’explique autrement cette grande nuit. Ils ne sont pas morts, ces obscurs enfants du hameau ; car la Bretagne vit encore, et ils ont contribué à faire la Bretagne ; ils n’ont pas eu de rôle dans le grand drame, mais ils ont fait partie de ce vaste chœur sans lequel le drame serait froid et dépourvu d’acteurs sympathiques. Et, quand la Bretagne ne sera plus, la France sera ; et, quand la France ne sera plus, l’humanité sera encore, et éternellement l’on dira : « Autrefois, il y eut un noble pays, sympathique à toutes les belles choses, dont la destinée fut de souffrir pour l’humanité et de combattre pour elle. » Ce jour-là, le plus humble paysan, qui n’a eu que deux pas à faire de sa cabane au tombeau, vivra comme nous dans ce grand nom immortel 111 ; il aura fourni sa petite part à cette grande résultante. Et, quand l’humanité ne sera plus, Dieu sera, et l’humanité aura contribué à le faire, et dans son vaste sein se retrouvera toute vie, et alors il sera vrai à la lettre que pas un verre d’eau, pas une parole qui auront servi l’œuvre divine du progrès ne seront perdues.

Voilà la loi de l’humanité : vaste prodigalité de l’individu, dédaigneuses agglomérations d’hommes (je me figure le mouleur gâchant largement sa matière et s’inquiétant peu que les trois quarts en tombent à terre) ; l’immense majorité destinée à faire tapisserie au grand bal mené par la destinée, ou plutôt à figurer dans un de ces personnages multiples que le drame ancien appelait le chœur. Sont-ils inutiles ? Non ; car ils ont fait figure ; sans eux les lignes auraient été maigres et mesquines ; ils ont servi à ce que la chose se fit d’une façon luxuriante ; ce qui est plus original et plus grand. Telle religieuse qui vit oubliée au fond de son couvent semble bien perdue pour le tableau vivant de l’humanité. Nullement : car elle contribue à esquisser la vie monastique ; elle entre comme un atome dans la grande masse de couleur noire nécessaire pour cela. L’humanité n’eût point été complète sans la vie monastique ; la vie monastique ne pouvait d’ailleurs être représentée que par un groupe innombrable : donc tous ceux qui sont entrés dans ce groupe, quelque oubliés qu’ils soient, ont eu leur part à la représentation de l’une des formes les plus essentielles de l’humanité. En résumé, il y a deux manières d’agir sur le monde, ou par sa force individuelle, ou par le corps dont on fait partie, par l’ensemble où l’on a sa place. Ici l’action de l’individu paraît voilée ; mais en revanche elle est plus puissante, et la part proportionnelle qui en revient à chacun est bien plus forte que s’il était resté isolé. Ces pauvres femmes, séparées, eussent été vulgaires et n’eussent fait presque aucune figure dans l’humanité ; réunies, elles représentent avec énergie un de ses éléments les plus essentiels du monde, la douce, timide et pensive piété.

Personne n’est donc inutile dans l’humanité. Le sauvage, qui vit à peine la vie humaine, sert du moins comme force perdue. Or, je l’ai déjà dit, il était convenable qu’il y eût surabondance dans le dessin des formes de l’humanité. La croyance à l’immortalité n’implique pas autre chose que cette invincible confiance de l’humanité dans l’avenir. Aucune action ne meurt. Tel insecte, qui n’a eu d’autre vocation que de grouper sous une forme vivante un certain nombre de molécules et de manger une feuille, a fait une œuvre qui aura des conséquences dans la série éternelle des causes.

La science, comme toutes les autres faces de la vie humaine, doit être représentée de cette large manière. Il ne faut pas que les résultats scientifiques soient maigrement et isolément atteints. Il faut que le résidu final qui restera dans le domaine de l’esprit humain soit extrait d’un vaste amas de choses. De même qu’aucun homme n’est inutile dans l’humanité, de même aucun travailleur n’est inutile dans le champ de la science. Ici, comme partout, il faut qu’il y ait une immense déperdition de force. Quand on songe au vaste engloutissement de travaux et d’activité intellectuelle qui s’est fait depuis trois siècles et de nos jours, dans les recueils périodiques, les revues, etc., travaux dont il reste souvent si peu de chose, on éprouve le même sentiment qu’en voyant la ronde éternelle des générations s’engloutir dans la tombe, en se tirant par la main. Mais il faut qu’il en soit ainsi : car, si tout ce qui est dit et trouvé était assimilé du premier coup, ce serait comme si l’homme s’astreignait à ne prendre que du nutritif Au bout de cent ans, un génie de premier ordre est réduit à deux ou trois pages. Les vingt volumes de ses œuvres complètes restent comme un développement nécessaire de sa pensée fondamentale. Un volume pour une idée ! Le XVIIIe siècle se résume pour nous en quelques pages exprimant ses tendances générales, son esprit, sa méthode ; tout cela est perdu dans des milliers de livres oubliés et criblés d’erreurs grossières. On remplirait la plus vaste bibliothèque des livres qu’a produits telle controverse, celle de la Réforme, celle du jansénisme, celle du thomisme. Toute cette dépense de force intellectuelle n’est pas perdue, si ces controverses ont fourni un atome à l’édifice de la pensée moderne. Une foule d’existences littéraires, en apparence perdues, ont été en effet utiles et nécessaires. Qui songe maintenant à tel grammairien d’Alexandrie, illustre de son temps ? Et pourtant il n’est pas mort ; car il a servi à esquisser Alexandrie, et Alexandrie demeure un fait immense dans l’histoire de l’humanité.

On ne se fait pas d’idée de la largeur avec laquelle devrait se faire le travail de la science dans l’humanité savamment organisée. Je suppose qu’il fallût mille existences laborieuses pour recueillir toutes les variétés locales de telle légende, de celle du juif errant par exemple. Il n’est pas bien sûr qu’un tel travail amenât aucun résultat sérieux ; n’importe ; la simple possibilité d’y trouver quelque fine induction, qui, entrant comme élément dans un ensemble plus vaste, révélât un trait du système des choses, suffirait pour hasarder cette dépense. Car rien n’est trop cher quand il s’agit de fournir un atome à la vérité. Tous les jours, des milliers d’existences ne sont-elles pas perdues, mais ce qui s’appelle absolument perdues, à des arts de luxe, à fournir un aliment au plaisir des oisifs, etc. L’humanité a tant de forces qui dépérissent faute d’emploi et de direction ! Ne peut-on pas espérer qu’un jour toute cette énergie négligée ou dépensée en pure perte sera appliquée aux choses sérieuses et aux conquêtes suprasensibles ?

On se fait souvent des conceptions très fausses sur la vraie manière de vivre dans l’avenir ; on s’imagine que l’immortalité en littérature consiste à se faire lire des générations futures. C’est là une illusion à laquelle il faut renoncer. Nous ne serons pas lus de l’avenir, nous le savons, nous nous en réjouissons, et nous en félicitons l’avenir. Mais nous aurons travaillé à avancer la manière d’envisager les choses, nous aurons conduit l’avenir à n’avoir pas besoin de nous lire, nous aurons avancé le jour où la connaissance égalera le monde et où, le sujet et l’objet étant identifiés, le Dieu sera complet. En hâtant le progrès, nous hâtons notre mort. Nous ne sommes pas des écrivains qu’on étudie pour leur façon de dire et leur touche classique ; nous sommes des penseurs, et notre pensée est un acte scientifique. Lit-on encore les œuvres de Newton, de Lavoisier, d’Euler ? Et pourtant quels noms sont plus acquis à l’immortalité ? Leurs livres sont des faits ; ils ont eu leur place dans la série du développement de la science ; après quoi, leur mission est finie. Le nom seul de l’auteur reste dans les fastes de l’esprit humain comme le nom des politiques et des grands capitaines. Le savant proprement dit ne songe pas à l’immortalité de son livre, mais à l’immortalité de sa découverte. Nous, de même, nous chercherons à enrichir l’esprit humain par nos aperçus, bien plus qu’à faire lire l’expression même de nos pensées. Nous souhaitons que notre nom reste bien plus que notre livre. Notre immortalité consiste à insérer dans le mouvement de l’esprit un élément qui ne périra pas, et en ce sens nous pouvons dire comme autrefois : Exegi monumentum aere perennius, puisqu’un résultat, un acte dans l’humanité est immortel, par la modification qu’il introduit à tout jamais dans la série des choses. Les résultats de tel livre obscur et tombé en poussière durent encore et dureront éternellement. L’histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lec-ture directe des œuvres de l’esprit humain. Qui est-ce qui lit aujourd’hui les œuvres polémiques de Voltaire ? Et pourtant quels livres ont jamais exercé une influence plus profonde ? La lecture des auteurs du XVIIe siècle est certes éminemment utile pour faire connaître l’état intellectuel de cette époque. Je regarde pourtant comme à peu près perdu pour l’acquisition des données positives le temps qu’on donne à cette lecture. Il n’y a là rien à apprendre en fait de vues et d’idées philosophiques et je ne conçois guère, je l’avoue, que le résultat d’une éducation complète soit de savoir par cœur La Bruyère, Massillon, Jean-Baptiste Rousseau, Boileau, qui n’ont plus grand-chose à faire avec nous, et qu’un jeune homme puisse avoir terminé ses classes sans connaître Villemain, Guizot, Thiers, Cousin, Quinet, Michelet, Lamartine, Sainte-Beuve. Nul plus que moi n’admire le XVIIe siècle à sa place dans l’histoire de l’esprit humain ; mais je me révolte dès qu’on veut faire de cette pensée lourde et sans critique le modèle de la beauté absolue. Quel livre, grand Dieu ! que l’Histoire universelle, objet d’une admiration conventionnelle, œuvre d’un théologien arriéré, pour apprendre à notre jeunesse libérale la philosophie de l’histoire !

La révolution, qui a transformé la littérature en journaux ou écrits périodiques et fait de toute œuvre d’esprit une œuvre actuelle qui sera oubliée dans quelques jours, nous place tout naturellement à ce point de vue. L’œuvre intellectuelle cesse de la sorte d’être un monument pour devenir un fait, un levier d’opinion. Chacun s’attelle au siècle pour le tirer dans sa direction ; une fois le mouvement donné, il ne reste que le fait accompli. On conçoit d’après cela un état où écrire ne formerait plus un droit à part, mais où des masses d’hommes ne songeraient qu’à faire entrer dans la circulation telles ou telles idées, sans songer à y mettre l’étiquette de leur personnalité. La production périodique devient déjà chez nous tellement exubérante que l’oubli s’y exerce sur d’immenses proportions et engloutit les belles choses comme les médiocres. Heureux les classiques, venus à l’époque où l’individualité littéraire était si puissante ! Tel discours de nos parlements vaut assurément les meilleures harangues de Démosthène ; tel plaidoyer de Chaix-d’Est-Ange est comparable aux invectives de Cicéron ; et pourtant Cicéron et Démosthène continueront d’être publiés, admirés, commentés en classiques ; tandis que le discours de M. Guizot, de M. de Lamartine, de M. Chaix-d’Est-Ange ne sortira pas des colonnes du journal du lendemain.