(1868) Nouveaux lundis. Tome X « La civilisation et la démocratie française. Deux conférences par M. Ch. Duveyrier »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « La civilisation et la démocratie française. Deux conférences par M. Ch. Duveyrier »

La civilisation et la démocratie française.
Deux conférences par M. Ch. Duveyrier78

S’il y a une chose évidente et certaine, c’est que l’homme en ce siècle est de plus en plus occupé de cette terre, du globe qu’il habite et de la manière d’y vivre le mieux possible, de l’exploiter le plus largement, de le maîtriser, de le posséder, de l’embellir aussi et de l’illustrer par des prodiges de créations civiles, scientifiques, industrielles. Ceux même qui ne bornent pas leur vue aux horizons terrestres et qui voient par-delà un avenir immortel ne sont nullement insensibles, comme autrefois, aux beautés et aux jouissances naturelles et légitimes : ils ne ferment pas les yeux à ce qui enchante et à ce qui plaît sur cette terre d’exil ; ils ne parlent plus même d’exil, mais seulement de préparation ; ils ne prétendent pas que la pauvreté et la misère soient tellement préférables à leurs contraires qu’il faille hésiter dès ici-bas à les combattre et à les détruire. Un certain goût modéré de bien-être matériel ne les révolte nullement ni ne les scandalise ; ils ne trouvent pas que le moral en souffre nécessairement, et ils se montrent disposés à prendre leur part des bienfaits acquis à tous ; ils admettent volontiers que la santé vaut mieux que la maladie ; et en se résignant aux maux inévitables, en s’y soumettant même avec constance ou douceur, il ne leur arrive plus guère, comme aux dures époques et aux âgés de fer, d’appeler à haute voix les calamités, de les demander au Ciel comme un moyen d’expiation, et de les saluer presque comme une bénédiction et comme une grâce. Je ne parle, bien entendu, qu’en général. Le fait est que la civilisation prêche d’exemple ; elle opère peu à peu ; sans prétendre s’imposer, elle gagne insensiblement, et tous ceux qui sont contemporains, fussent-ils et se crussent-ils de doctrines et de croyances très opposées, la respirent comme l’air et s’en ressentent.

Quelques-uns vont plus loin : en présence du spectacle qui se déroule depuis une quarantaine d’années environ, ils sont saisis d’un redoublement d’ardeur, d’une espérance, d’une audace toutes nouvelles : il leur semble qu’une direction plus juste, des plus salutaires en même temps que des plus grandioses, soit imprimée a l’humanité, et qu’elle ait désormais une mission à accomplir plus nette, mieux définie, et digne à la fois de la passionner, de l’enflammer, si elle sait la comprendre. La nature étudiée, attaquée par tous les points, poursuivie dans ses détails, embrassée dans ses ensembles, décrite, dépeinte, admirée, connue ; — ce qui reste de barbarie cerné de toutes parts ; — les antiques civilisations rendues de jour en jour plus intelligibles, plus accessibles ; — le contact des religions considérables amenant l’estime, l’explication et jusqu’à un certain point la justification du passé, et tendant à amortir, à neutraliser dorénavant les fanatismes ; — une tolérance vraie, non plus la tolérance qui supporte en méprisant et qui se contente de ne plus condamner au feu, mais celle qui se rend compte véritablement, qui ménage et qui respecte ; — au dedans, au sein de notre civilisation européenne et française, un adoucissement sensible dans les rapports des classes entre elles, un désarmement des méfiances et des colères ; un souci, une entente croissante des questions économiques et des intérêts, ou, ce qui revient au même, des droits de chacun ; le prolétaire en voie de s’affranchir par degrés et sans trop de secousse, la femme trouvant d’éloquents avocats pour sa faiblesse comme pour sa capacité et ses mérites divers ; les sentiments affectueux, généreux, se réfléchissant et se traduisant dans des essais d’art populaire ou dans des chants d’une musique universelle : — tous ces grands et bons résultats en partie obtenus, en partie entrevus, les transportent ; ils croient pouvoir tirer de cet ordre actuel ou prochain, de cette conquête pacifique future, un idéal qui, pour ne pas ressembler à l’ancien, n’en sera ni moins inspirant, ni moins fécond.

Parmi les hommes qui ont de bonne heure marché dans cette voie, qui ont tenu et agité le flambeau, qui le tiennent encore et qui le promènent sur les têtes, M. Charles Duveyrier est certainement un des plus désignés, des plus sincères, des plus éloquents et entraînants. Qui n’a pas vu cette taille mince, élevée, restée jeune, ce port ferme et résolu, cette démarche allègre, ce front haut légèrement dépouillé, aux cheveux clairsemés grisonnant à peine, cet œil surtout encadré d’un sourcil noir ardent, cette prunelle élargie et comme avide d’absorber le monde entier dans son orbite, ce regard qui vous perce et qui plonge en vous, ne connaît point l’homme. Les anciens poètes grecs avaient un seul mot pour dire lumière et homme (φώς), comme si l’homme était réellement le phare de la création. Je n’ai jamais vu entrer M. Duveyrier sans me rappeler et en quelque sorte m’expliquer cette confusion de mots, cette association d’idées. Si l’homme n’est qu’un roseau pensant, le roseau chez lui est en permanence allumé par la cime et lumineux. Dans deux Conférences qu’il vient de faire au grand amphithéâtre de l’École de Médecine, les dimanches 9 et 16 juillet, pour l’Association polytechnique composée en grande partie d’ouvriers et de chefs d’industrie, M. Duveyrier a développé des idées neuves, très ingénieuses, et qui, pour ceux qui réfléchissent, donnent à penser pour bien longtemps. On dit qu’il a eu un grand succès de lecture : moi qui sais avec quel feu il parle en improvisant, je regrettais d’abord qu’il ne se fût point livré à la parole vive ; mais on m’assure qu’il a lu de façon à produire plus d’effet encore. C’est un talent que celui-là. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant que M. Duveyrier, qui est un auteur dramatique des plus distingués, qui connaît la mise en scène et l’art du dialogue, qui a excellé à faire parler des personnages naïfs et originaux, ait su donnera ce qu’il lisait l’accent, le ton, la physionomie, et que dans un seul monologue il ait diversifié les rôles. Il a pénétré dans l’esprit et le cœur de ses auditeurs de tout ordre.

Et, par exemple, il a dû raconter à merveille des anecdotes comme celle-ci, pour montrer la contradiction fréquente entre les idées et les mœurs. On était dans la nuit du 4 août, nuit immortelle où tous les privilèges, toutes les distinctions nobiliaires furent abolies, sacrifiées en bloc et par les nobles eux-mêmes. M. Duveyrier père, alors jeune avocat, patriote, un des ardents électeurs de 89, attendait avec impatience Mirabeau qui ne rentrait pas de l’Assemblée ; il était dans le cabinet de l’éloquent tribun qui, selon son habitude, avait ordonné qu’on lui tînt un bain tout préparé pour se délasser au retour :

« Il arrive enfin, il entre dans un enthousiasme facile à se figurer : “Ah ! mon ami, quelle nuit ! Plus d’abus, plus de distinctions ! Les villes, les États, les plus grands noms, Montmorency, La Rochefoucauld, nous avons tous fait le sacrifice de nos privilèges sur l’autel de la patrie !” Tout en parlant et en gesticulant, il entre dans son bain, qu’il trouve glacé. Il sonne violemment ; le valet de chambre, que le cocher avait mis au courant dans l’office, accourt et veut naturellement s’excuser. “Je puis assurer à Monsieur, dit-il, que le bain est au même degré qu’hier.” — “Monsieur ! s’écrie Mirabeau. Ah ! drôle !… approche ici !” Il lui saisit l’oreille, et lui plongeant le visage dans l’eau : “Ah ! bourreau !… j’espère bien que je suis encore Monsieur le comte pour toi79 !” »

L’attention ainsi piquée et déridée au début prend confiance et se laisse mener sans ennui vers les considérations générales.

Le sujet de la première Conférence était la Civilisation. Le mot et même l’idée, selon M. Duveyrier, sont de date assez récente. Je suis d’accord pour le mot ; pour l’idée, je conteste. Je ne saurais croire que les Grecs, par exemple, qui en tout temps s’opposaient d’une manière si tranchée aux Barbares, n’aient pas eu une idée nette et distincte de la civilisation. Après cela, que cette idée se présentât à eux sous les termes de πολιτεία, παιδεία, ou tout autre, je laisse aux savants à le déterminer ; mais je suis certain que les Grecs, par leur brillant, leur éducation, leur art, leur génie actif et persuasif, leur faculté colonisatrice, avaient essentiellement et au plus haut degré le sentiment de cette chose que les modernes appellent civilisation ; ils l’avaient, comme tout ce qu’il leur fut donné d’avoir, d’une manière exquise ; ils en avaient même le sentiment en ce qui est de l’humanité, de la philanthropie : il suffit de se rappeler ce bel article de traité que Gélon imposa aux Carthaginois vaincus, et que Montesquieu a consacré par un chapitre de l’Esprit des Lois. Je ne saurais non plus admettre que les Romains, dès le siècle de Cicéron, et plus tard au temps de Virgile, de Sénèque, de Pline, à cette grande époque de l’unité de l’Empire et de la paix romaine, n’aient pas eu une pleine et vive conscience de ce que nous appelons civilisation, curiosité élevée, progrès des sciences, amélioration de la vie dans tous les sens ; vita, comme ils disaient. Il est vrai que, chez les Romains, ce mouvement n’était pas aussi expansif que chez les Grecs ; le monde ancien, au temps de Trajan, d’Adrien, même d’Auguste, était plus porté à se contenir, à se défendre qu’à s’étendre et à se propager. On était entouré de barbaries armées, envahissantes ou menaçantes. L’ignorance où l’on était de la géographie et du vrai système du monde eût seule suffi pour envelopper l’homme de ténèbres et pour tempérer la plus hardie curiosité par un certain effroi de l’inconnu. On n’en était pas à se poser la question dans les termes dégagés et vifs qui sont le point de départ et l’entrée en matière de M. Duveyrier :

« C’est une grande consolation, Messieurs, de pouvoir se dire que tout est prêt pour franchir la plus longue étape que dans la voie du progrès l’humanité ait encore eue devant elle. Ce que la génération contemporaine pourrait faire du globe, si l’on s’entendait, est inimaginable. Et pourquoi ne s’entendrait-on pas ? »

C’est donc sur une plus grande échelle et avec des moyens d’action plus puissants que ceux dont disposaient les anciens, c’est avec des instruments et un outillage (le mot est lâché) bien autrement formidable, c’est aussi avec une conscience plus claire et plus réfléchie de leur tâche, que les modernes se remettent en marche et entreprennent désormais l’œuvre progressive de la civilisation proprement dite ; la différence des proportions et des mesures méritait en effet un mot tout nouveau. Il paraît que le mot de civilisation ne se rencontre guère pour la première fois, au sens où on le prend aujourd’hui, que dans les œuvres de Turgot, un digne parrain. Il est bientôt entré dans la circulation ; on l’emploie sans cesse, et l’on peut dire même qu’on en ferait un usage voisin de l’abus, si l’on s’en payait trop aisément et si l’on ne prenait le soin d’y regarder de temps en temps pour sortir du vague et se bien définir le sens et le but. Je me rappelle que M. Jullien, celui qu’on appelait Jullien de Paris, qui, jeune, s’était fait tristement connaître par son fanatisme révolutionnaire, et qui, vieux, tâchait de faire oublier ses anciens excès par son zèle honorable de fondateur de la Revue encyclopédique, avait à la bouche, à chaque phrase, le mot de civilisation : c’était devenu un tic chez ce petit vieillard si actif et toujours courant. — Le mot est naturel et habituel dans l’ordre d’idées et dans la langue de Condorcet, de Volney ; il revient nécessairement sous leur plume, comme le mot de Dieu sous celle des dévots, et il tend à le remplacer : il marque leur religion aussi. Volney, dans le programme de ses leçons d’histoire aux Écoles normales (an iii, 1795), se propose d’examiner quel caractère présente l’histoire chez les différents peuples, quel caractère surtout elle a pris en Europe depuis environ un siècle : « L’on fera sentir, disait-il, la différence notable qui se trouve dans le génie historique d’une même nation selon les progrès de sa civilisation, selon la gradation de ses connaissances exactes. » Notez bien cette sorte de traduction qui définit le sens. Volney se propose, au terme de son programme et comme couronnement, l’examen de ces deux questions : 1º à quel degré de sa civilisation peut-on estimer que soit arrivé le genre humain ? 2º quelles indications générales résultent de l’histoire pour le perfectionnement de la civilisation et l’amélioration du sort de l’espèce ?

Plus tard M. Guizot a traité de la civilisation en France et en Europe ; il a montré qu’elle existe seulement dans l’ensemble des bonnes tendances de l’humanité, dans l’union des biens moraux et des biens matériels, et qu’elle implique le développement simultané de la société et de l’individu. Mais il est douteux que M. Guizot et Volney eussent été tout à fait d’accord dans leurs appréciations positives. Volney devait tenir plus de compte des connaissances exactes, et M. Guizot, acceptant ou subissant celles-ci, devait faire passer la morale et le christianisme avant tout ; ce qui semblait progrès à l’un aurait bien pu paraître un recul à l’autre.

Cependant, nonobstant les dissidences possibles sur plus d’un point essentiel, on ne laisse pas de s’entendre en gros sur le mouvement général et complexe qui pousse et améliore la société en bien des branches, et M. Duveyrier a raison de dire : « La civilisation, pour tout le monde, c’est la perfectibilité humaine en mouvement, c’est le progrès social vivant et grandissant, en chair et en os. »

Je regrette que M. Duveyrier n’ait pas eu présentes, à ce moment, d’admirables pages de Napoléon qui sont, à mes yeux, la définition la plus vivante et la plus imagée que j’aie vue nulle part de la civilisation à l’œuvre et en marche. C’est dans la Relation de la Campagne d’Égypte, à la fin de la description du pays ; il s’agit des ressources de tout genre que peut offrir la vallée du Nil, ce premier berceau des grands empires. Napoléon s’y suppose en idée maître et roi durant dix ans, et il en ressuscite toutes les merveilles, étendues, agrandies, multipliées, selon les données incomparables du génie moderne ; je ne me refuserai pas à rappeler les principaux traits du tableau :

« Mais à quel degré de prospérité, s’écrie tout à coup l’historien conquérant, pourrait arriver ce beau pays, s’il était assez heureux pour jouir, pendant dix ans de paix, des bienfaits de l’administration française ! Dans ce laps de temps, les fortifications d’Alexandrie seraient achevées ; cette ville serait une des plus fortes places de l’Europe ; … l’arsenal de construction maritime serait terminé ; par le moyen du canal de Rahmaniéh, le Nil arriverait toute l’année dans le port vieux, et permettrait la navigation aux plus grandes djermes ; tout le commerce de Rosette et presque tout celui de Damiette y seraient concentrés, ainsi que tous les établissements civils et militaires ; Alexandrie serait déjà une ville riche ; l’eau du Nil, répandue autour d’elle, fertiliserait un grand nombre de campagnes, ce serait à la fois un séjour agréable, sain et sûr ; la communication entre les deux mers serait ouverte ; les chantiers de Suez seraient établis ; les fortifications protégeraient la ville et le port ; des irrigations du canal et de vastes citernes fourniraient des eaux pour cultiver les environs de la ville… Les denrées coloniales, le sucre, le coton, le riz, l’indigo, couvriraient toute la Haute-Égypte et remplaceraient les produits de Saint-Domingue. »

Puis, de dix années de domination il passe à cinquante ; l’horizon s’est étendu ; l’imagination du guerrier civilisateur a pris son essor, et les réalités grandioses achèvent de se dessiner, de se lever à ses yeux de toutes parts :

« Mais que serait ce beau pays, après cinquante ans de prospérité et de bon gouvernement ? L’imagination se complaît dans un tableau aussi enchanteur ! Mille écluses maîtriseraient et distribueraient l’inondation sur toutes les parties du territoire ; les huit ou dix milliards de toises cubes d’eau qui se perdent chaque année dans la mer, seraient réparties dans toutes les parties basses du désert, dans le lac Mœris, le lac Maréotis et le Fleuve sans eau, jusqu’aux Oasis et beaucoup plus loin du côté de l’ouest, — du côté de l’est, dans les Lacs Amers et toutes les parties basses de l’Isthme de Suez et des déserts entre la mer Rouge et le Nil ; un grand nombre de pompes à feu, de moulins à vent, élèveraient les eaux dans des châteaux d’eau, d’où elles seraient tirées pour l’arrosage ; de nombreuses émigrations, arrivées du fond de l’Afrique, de l’Arabie, de la Syrie, de la Grèce, de la France, de l’Italie, de la Pologne, de l’Allemagne, quadrupleraient sa population ; le commerce des Indes aurait repris son ancienne route par la force irrésistible du niveau… »

Le mot de civilisation ne s’est pas rencontré encore ; il n’échappe qu’à la fin et aux dernières lignes, comme le résumé de tout le tableau ; il introduit avec lui et implique l’idée morale, qui a pu paraître jusque-là assez absente :

« Après cinquante ans de possession, la civilisation se serait répandue dans l’intérieur de l’Afrique par le Sennaar, l’Abyssinie, le Darfour, le Fezzan ; plusieurs grandes nations seraient appelées à jouir des bienfaits des arts, des sciences, de la religion du vrai Dieu ; car c’est par l’Égypte que les peuples du centre de l’Afrique doivent recevoir la lumière et le bonheur ! »

Rien ne manque, on le voit, à la plénitude du sens, à la progression et à l’achèvement de l’idée. De telles pages bien lues devant des auditeurs intelligents, à l’heure où Lesseps le civilisateur réussit à rouvrir le canal de Suez, auraient l’effet d’une démonstration triomphante.

Au tableau flatteur des jouissances, des conquêtes et des espérances de la civilisation, M. Duveyrier a cru utile d’opposer immédiatement un tableau presque contraire, celui des frais, des sueurs, des risques et périls, des pertes et sacrifices de tout genre que coûte cette grande œuvre : il a tenu à montrer l’envers de la tapisserie, le revers de la médaille, la cuisine du dîner, les coulisses du théâtre. À quel prix jouit-on des délices ou des prodiges de la civilisation ? Paris est de nuit éclairé par des milliers de becs de gaz, qui font paraître impossibles et comme fabuleuses ces terreurs de nos pères, ces peurs de brigands ou, qui pis est, de fantômes et de spectres qu’engendrait l’approche de l’heure de minuit. Mais que de travaux souterrains, que de conduits obscurs, que de terres remuées, que de métaux extraits, élaborés et fondus, que de métiers malsains, pour arriver à faire jouir les étrangers, les bourgeois et les promeneurs, vous et moi, de ces résultats agréables et commodes ! Il en est ainsi de tous les points lumineux de la civilisation, du moment qu’on veut s’en rendre compte : il y a des fondations pénibles, des préparations sans nombre, des entretiens fatigants, périlleux même ; plus d’un soldat de l’industrie y périt, sacrifié comme dans une guerre. Que les heureux et les favorisés le sentent, afin d’en savoir gré du moins à la partie laborieuse et qui peine ! Et cette classe laborieuse et méritante, M. Duveyrier se garde bien de la restreindre à la classe ouvrière proprement dite : il comprend trop bien pour cela l’esprit de la véritable démocratie, de celle qui tend à élever, non à restreindre. Le médecin, l’ingénieur, le chef d’entreprise, l’homme de devoir en tout genre, qui obéit au premier signe d’appel, lui paraît un vrai civilisé en même temps qu’un démocrate au vrai sens du mot. Il a là-dessus une belle page :

« Messieurs, dit-il, je cherche à me représenter le type du vrai civilisé.

« Il m’apparaît surtout dans le savant modeste, dans le professeur, le médecin, l’ingénieur, le marin, le mineur, et aussi, je ne craindrai pas de le dire, dans l’égoutier, le pompier, le soldat, le terrassier, le maçon, le mécanicien, l’ouvrier des fabriques, les chefs et sous-chefs de l’industrie ! Et j’ajouterai, Messieurs, que je salue ce mérite, cette nouvelle dignité chez la femme aussi bien que chez l’homme !

« Ce qui constitue la qualité d’être civilisé, ce ne sont pas les délicatesses du goût, les ornements de l’esprit, le train de vie que l’on mène ; ce sont les actes, c’est la conduite, c’est le caractère.

« Le vrai civilisé est en même temps civilisateur. Il unit, en les alternant, la joie et la peine, la sécurité et le risque volontaire.

« Voyez ces innombrables travailleurs se délassant au foyer de la famille, ou prenant part à une fête, à un banquet de corps à la face du soleil…

« Tout à coup la cloche sonne, une dépêche arrive, le clairon retentit.

« À la mer ! à la mine ! au chevet du malade ! aux armes pour la famille, pour la société qu’on nourrit, qu’on vêtit, qu’on réchauffe, qu’on abrite, pour la ville qu’on assainit ou qu’on embellit, pour la patrie, pour l’humanité !

« Au premier signal, ils quittent tout ce qui leur est cher, ils ne craignent ni l’ennui ni la fatigue. Beaucoup vont même hasarder leur vie.

« Et, remarquez-le bien, cette existence incertaine, tourmentée, n’est pas seulement le partage de ceux à qui la nécessité l’impose. Dans toutes les conditions et toutes les carrières, en quelque rang que la fortune les ait fait naître, nombre de natures généreuses s’y livrent par le seul entraînement d’une vocation irrésistible. »

M. Duveyrier dans cette Conférence, et en se plaisant à établir les services et les titres des travailleurs, n’a pas voulu cependant poursuivre à la rigueur la solution économique des questions qu’il pose. Cela l’eût conduit, en effet, à des discussions épineuses et peut-être brûlantes, à des évaluations de salaires, à la recherche d’une répartition plus égale dans les bénéfices sociaux ; il n’a pas serré la question de ce côté-là, du côté arithmétique et toujours redoutable, par où un Proudhon n’aurait certes pas manqué de la prendre et, en propres termes, de l’empoigner. Lui, il s’en est tenu à une conclusion morale ; il se contente de produire l’idée affectueuse, fraternelle, apostolique. Il a jeté un bon germe dans les cœurs. Sachons qu’il y a solidarité d’action, unissons-nous pour travailler en vue de l’œuvre commune, pour accroître la part de l’influence humaine sur cette terre, pour diminuer l’empire des éléments aveugles. Guerre au destin ! c’est, selon lui, le mot d’ordre de la civilisation moderne.

Dans une seconde Conférence, il a cherché toutefois à formuler une proposition et à aborder hardiment, comme il dit, la question des voies et moyens. Obéissant à son rôle qui est celui d’un inspirateur, d’un provocateur à bonne fin plutôt que d’un praticien, il lui a semblé que ce qui manquait le plus à l’époque présente, c’était un centre, un groupe, une association s’entendant pour la bonne direction du progrès social. Le génie du siècle, on le répète assez souvent, c’est l’industrialisme ; les intérêts matériels dominent : il ne s’agit pas de s’en passer, mais de les pénétrer, de les animer, s’il se peut, de les passionner en les ennoblissant. Plusieurs, entre les plus haut arrivés, y travaillent et y donnent les mains80. Honneur à eux ! Sans cette force matérielle, n’oublions pas que rien de grand, presque rien, même dans la science, et dès qu’elle veut s’exercer au dehors, ne peut s’accomplir. Il y a bien les Académies, l’Académie des Sciences, et en particulier celle des Sciences morales et politiques, laquelle au premier abord semblerait répondre à l’objet et au vœu de M. Duveyrier. Mais les Académies ont elles-mêmes leur doctrine dominante, volontiers exclusive : elles offrent assez l’image d’une école où les disciples rejoignent les maîtres : le dissident, le contradicteur énergique reste à la porte et n’entre pas. Bref, M. Duveyrier n’y trouve point ce gouvernail, cette hélice motrice qu’il cherche, cette force qu’il désire apparemment plus active, plus entreprenante et plus maniable, plus tournée à la découverte utile. Son idée, à lui, dont il a tracé dans un appendice un plan ou avant-projet détaillé, serait une vaste association libre, se soutenant à l’aide de dons et de souscriptions volontaires ; ayant à sa tête un Conseil supérieur ; organisée et fonctionnant au moyen de comités spéciaux, et se composant d’une multitude de membres tous animés du prosélytisme du progrès. Il y entrerait beaucoup de savants, mais non pas des savants seuls. Le savant, à proprement parler, et tant qu’il habite dans sa sphère, est difficile à entraîner ; il se prête peu à un certain mode d’exaltation : il sait trop bien que le plus grand développement de l’humanité se passe dans un pli du vaste sein de la nature et n’en sort pas : cela ne laisse pas de calmer et d’apaiser. Il faut voir le monde et notre espèce d’un peu moins haut pour s’en éprendre, et cependant les voir en grand et avec largeur. Il faut y porter, comme à un théâtre, quelques illusions avec un vif instinct de sympathie morale. M. Duveyrier l’a senti : « Le nouvel Institut devrait attirer, dit-il, les natures ardentes, communicatives, les talents de parole et de plume, et les employer à rehausser le moral des populations et à créer un courant de libéralités publiques en faveur du progrès social. » En deux mots, M. Duveyrier voudrait arriver à créer une Société de saint Vincent de Paul de la civilisation. Noble pensée ! L’objection se présente à l’instant. Mais le principe, mais le foyer, mais le mobile… ! On se demande d’abord qui sont ceux qui se dévoueraient à une telle œuvre avec le même sentiment qui porte les chrétiens à se dévouer aux œuvres de charité et de prosélytisme qu’ils entreprennent. On cherche dans le passé les noms des quelques hommes qui ont assez aimé la science et la société en elles-mêmes pour s’y vouer avec cette ardeur. Ceux qui n’ont pas connu Condorcet, qui ne l’ont étudié qu’en gros et qui ne le jugent que par son dernier livre et par sa mort, croient qu’il avait en lui cet esprit du sacrifice moderne, ce feu sacré qui se passait d’autel. Saint-Simon, Auguste Comte, Fourier, étaient-ils réellement de ces nouveaux saints, de ces apôtres purs et exemplaires ? Leurs disciples n’en doutent pas, mais pour cela il faut être du nombre des disciples. Le bon abbé de Saint-Pierre fut certainement un des premiers qui aimèrent l’humanité pour elle-même et jusqu’à la folie. Il ne s’agit pas d’aller tout à fait si loin. Le point faible, toutefois, est que ce mobile de l’amour de l’humanité et de la civilisation n’est, en général, que fort secondaire et ne vient qu’en second ou en troisième lieu chez les meilleurs d’entre les plus éclairés esprits de nos jours ; il ne vient qu’après les soins de la famille, de la fortune personnelle, de la réputation, de la carrière à courir : c’est déjà quelque chose. Est-ce bien assez ? Les chrétiens, ne l’oublions jamais, ont pour mobile un principe surnaturel, et en perspective, après la vie, une éternité de récompenses. Les civilisés purs, même lorsqu’ils se donnent la perspective la plus vaste, ne l’ont encore que bornée. N’y a-t-il pas là, malgré tout, ample motif et matière suffisante à une ardeur, à une flamme, à un enthousiasme intrépide ? Le simple amour de la science et de ses applications salutaires, le spectacle grandissant de l’humanité émancipée, le caritas generis humani dans sa forme la plus haute, ne suffisent-ils pas à faire entreprendre cette sainte ligue, cette croisade dernière que M. Duveyrier nous prêche ? On le croirait vraiment toutes les fois qu’on l’écoute, et c’est le plus bel éloge de lui qu’on puisse faire81.