Les Chants modernes, par M. Maxime du Camp
Paris, Michel Lévy, in-8°, avec cette épigraphe
« Ni regret du passé, ni peur de l’avenir. »
Il y a de la critique et de la bonne critique de nos jours pour les ouvrages de prose : il y en a peu et très peu pour les ouvrages de poésie. Cela tient à plus d’une cause, et surtout à ce revirement perpétuel des écoles poétiques qui se succèdent en s’efforçant de se détruire les unes les autres. Et non seulement chaque école qui s’élève en veut à mort à l’école qui a précédé, mais les branches d’une même école n’ont rien de plus pressé que de se fractionner et de réagir contre leurs voisines et leurs parentes : on a hâte de faire secte. Cet esprit, le plus contraire à celui de la grande et intelligente poésie, produit des jugements systématiques, engouement et anathème, mais le tout se passant le plus souvent entre soi, entre artistes et gens du métier : le public même celui qui s’occupe volontiers des lettres sérieuses, reste indifférent et regarde ailleurs.
L’ancienne tradition s’étant rompue, la nouvelle n’ayant pris ni le temps ni le soin de s’établir, il en résulte une grande incertitude dans les jugements : une très belle œuvre, neuve et émouvante, saisirait sans doute et réunirait les esprits, mais de simples vers où il y a du talent n’ont plus ce pouvoir. Ce mot de talent couvre d’ailleurs trop de choses bien diverses, des qualités et des défauts qu’on ne se donne plus la peine de discerner. Essayons une fois, et par un exemple, de revenir à la vraie critique des poètes, à la critique qui tient compte de l’ensemble, mais qui ne craint pas d’entrer dans le détail.
M. Maxime du Camp nous en fournit l’occasion et le sujet. Dans le volume qu’il intitule Chants modernes, il a eu plus d’un dessein : il n’a pas voulu seulement recueillir les vers personnels et lyriques dans lesquels il a célébré ses rêves, ses désirs, ses amours, ses tristesses et ses souvenirs, il a prétendu ouvrir la route à des chants nouveaux, à l’hymne des forces physiques, des machines et de l’industrie. Il a fait précéder son recueil d’une préface altière, militante, pleine de prédictions et de promesses, comme le sont les préfaces de poètes. Lui aussi, il vient de lever à son tour son drapeau et de faire sa proclamation. Il mérite d’être examiné.
Et un mot d’abord sur l’école à laquelle il appartient et d’où il est sorti. Un homme qui depuis trente ans tient un des premiers rangs dans la poésie française, et qui a lui-même traversé bien des phases, a vu se rattacher à lui et s’en détacher, pendant cette longue durée plus d’un groupe, plus d’une colonie de disciples et d’imitateurs. Il y en a qui n’ont jamais pu suivre M. Victor Hugo au-delà de ses premières Odes et ballades, et qui se sont imaginé qu’il faisait moins bien depuis le jour qu’il fit autrement. Il y en a qui sont allés jusqu’aux Orientales et pas au-delà ; il y en a qui sont allés jusqu’aux Feuilles d’automne et qui croient encore que ç’a été là sa plus pleine et sa plus belle saison. Dans ses drames de même, il est des degrés auxquels plus d’un admirateur s’est arrêté. D’autres, au contraire, selon qu’ils survenaient avec plus de jeunesse et de fougue, ou avec plus de préméditation peut-être et de calcul, prenaient pour point de départ dans les œuvres du célèbre poète précisément ce qui était le terme extrême au-delà duquel n’allaient point leurs aînés. M. Théophile Gautier, devenu chef d’un démembrement et d’une subdivision importante de l’école de Hugo, est de ceux qui n’ont pas craint à l’origine de prendre justement pour point d’appui, dans le talent initiateur, ce qui semblait▶ à d’autres un excès ou une limite. Cela jusqu’à un certain point lui a réussi. Plume habile, savante en couleurs, curieuse en nuances, cherchant l’art pour l’art, ayant moins à dire qu’à décrire, il a fait dans son genre des miracles de hardiesse et d’adresse ; il a fait rendre à notre langue plus qu’elle ne pouvait jusque-là. Sa manière est une manière s’il en fut jamais ; mais elle est bien à lui, et il s’y joue. M. Maxime du Camp, avec moins de fini, se rattache par le côté de Théophile Gautier à l’école de Victor Hugo ; il aime et cultive la description pour elle-même, il la cherche ; un de ses premiers soins a été de visiter cet Orient que le maître n’avait chanté que de loin et sur la foi du rêve. Car M. Maxime du Camp (il est juste de s’en souvenir en jugeant le poète) est avant tout un voyageur, un voyageur consciencieux, infatigable, qui voit tout des lieux lointains qu’il visite, et qui de cette Haute Égypte, de cette Nubie presque inaccessible, rapporte non seulement des images brillantes, propres à orner des pages de récits, mais les empreintes positives des lieux et des monuments obtenues à l’aide des procédés modernes courageusement appliqués sous le soleil. Voilà son premier titre et son honneur.
Aujourd’hui, cependant, qu’il entre dans la vie littéraire plus franchement, et non pas en simple et riche amateur ; aujourd’hui qu’il se fait à la fois critique, historien littéraire et un peu prophète, il nous permettra de compter de plus près avec lui et de peser ses paroles.
Sa préface est des plus curieuses. L’auteur a la haine du vieux. Il reconnaît avec nous que le public est devenu assez indifférent à la poésie, et il ne trouve pas que le public ait si tort :
Le public, dit-il, n’est ni ingrat ni indifférent ; il veut qu’on l’amuse ou qu’on l’intéresse, il a raison. Il veut qu’on ne lui rabâche pas toujours les mêmes sornettes aux oreilles ; il veut qu’on lui dise des choses nouvelles, il a raison encore. Quand les hommes forts de notre race ont paru dans la foule, quand Victor Hugo, Lamartine, Auguste Barbier, Alfred de Vigny, Balzac, ont parlé, il s’est fait tout à coup un grand silence autour d’eux ; on a recueilli religieusement chacune de leurs paroles, on a battu des mains, et, d’un seul élan, on les a placés si haut que nul encore de nos jours n’a pu les atteindre.
Ceci n’est pas tout à fait exact, et l’auteur fait là de l’histoire littéraire à sa fantaisie. Parmi les cinq écrivains qu’il rassemble si singulièrement, et dont il fait les hommes forts de sa race (ce qui ne saurait se soutenir de deux d’entre eux, à qui ce caractère de force convient médiocrement), il en est qui n’ont pas obtenu du premier coup cette admiration religieuse et ce grand silence, en supposant qu’on les leur ait jamais accordés. MM. Victor Hugo, de Vigny et de Balzac ont été plus ou moins lents à percer et ne sont point arrivés à la renommée d’un seul élan.
M. Maxime du Camp, oubliant la chronologie, dit ensuite : « À l’époque où ces hommes sont venus, la France, épuisée, vaincue, conquise, hélas portait des vêtements de deuil et pleurait en silence ; les meilleurs de ses enfants étaient morts, la mère sanglotait comme la Niobé antique ; une grande désolation était répandue sur elle. Les arts rampaient péniblement dans l’ornière « d’une tradition à jamais usée… »
Mais est-il donc nécessaire de rappeler que si MM. de Lamartine, Hugo, de Vigny, ont débuté dans les lettres vers 1820, à une époque où la France était encore voisine de 1815, c’est-à-dire du deuil de l’invasion, M. Auguste Barbier n’a réellement débuté qu’après juillet 1830, et qu’on ne saurait, avec toute la bonne volonté possible, le ranger dans une génération si antérieure ?
Quand ceux que j’ai nommés, continue M. du Camp, se levèrent, semblables à des prêtres de régénération, les vieilles murailles du monument littéraire s’ébranlèrent à leur voix, et tombèrent comme les murailles de Jéricho au bruit des trompettes israélites. Toute une jeune race forte et libérale se rangea derrière eux, et la révolution, longtemps disputée, put enfin s’accomplir. — Ces hommes, nul ne les a remplacés ; ils sont encore les plus élevés et les plus vigoureux malgré l’âge qui vient et les événements qui les oppriment…
Je ne veux pas abuser des citations, mais il est impossible de ne pas montrer tout d’abord à l’auteur combien son appréciation des faits est arbitraire et sa classification des hommes inexacte. Il ◀semblerait▶ vraiment, d’après ce qui précède, que MM. de Lamartine, Hugo, de Vigny et Balzac, à leurs débuts, aient été des libéraux en toute chose et qui souffraient (comme pouvait le faire Casimir Delavigne) des événements de 1815, tandis que tous ceux qui les ont vus et suivis pendant des années savent qu’ils étaient surtout, par leurs origines et leurs premières inclinations, dans le parti contraire, dans le parti dit royaliste, ce dont, au reste, on ne saurait les blâmer ; ils étaient les hommes de leur éducation et du milieu social où un premier hasard les avait placés.
Depuis que ces cinq hommes forts, réduits au silence pour une cause ou pour une autre, nous font défaut, « la nuit est revenue, dit M. du Camp ; chacun se traîne à travers l’obscurité pour chercher la lumière, et nul ne la trouve. Où est-il le dieu génésiaque qui prendra pitié de nous, et qui dira Fiat lux ! — L’art en est arrivé à une époque de décadence manifeste, ceci n’est pas douteux ; un excès ridicule d’ornementation a remplacé la richesse et la pureté des lignes, etc. »
Mais, en vérité, il y a bien longtemps déjà (vingt ans au moins) que M. Auguste Barbier, qui n’a jamais eu qu’un cri puissant auquel le public ait répondu, se tait ou se fait peu entendre. Cet autre esprit d’un ordre élevé, M. de Vigny, depuis des années aussi, et par une préoccupation de chasteté trop idéale qu’il vaincra enfin, nous l’espérons toujours, se tient à l’écart dans un recueillement mystérieux qui a passé en proverbe. Si la nuit où nous sommes tient à leur silence, il y a longtemps déjà qu’il fait soir. M. du Camp nous donne là une histoire littéraire qui est par trop à vol d’oiseau et bien moins exacte que ses impressions de voyage.
Et ici, dans le sombre tableau qu’il trace des défauts et des vices de la littérature actuelle, l’auteur fait ce qui est trop ordinaire aux natures impétueuses et sans nuances, il se retourne contre lui-même, et entre en réaction contre les siens. Selon lui, en effet, il n’y a plus dans la littérature actuelle que de la forme, la pensée est absente ou sacrifiée : en architecture, en peinture, en sculpture, on ne rencontre, selon lui, que le pastiche, l’imitation du passé, une imitation confuse et entrecroisée des différentes époques, des différentes manières antérieures : « Il en est de même, dit-il, en littérature : on accumule images sur images, hyperboles sur hyperboles, périphrases sur périphrases ; on jongle avec les mots, on saute à travers des cercles de périodes, on danse sur la corde roide des alexandrins, on porte à bras tendu cent kilos d’épithètesa, etc. »
Et dans ce style qui n’évite pas les défauts qu’il blâme, l’auteur s’amuse à prouver que tous, plume en main, jouent à la phrase et manquent d’une idée, d’un but, d’une inspiration : « Où sont les écrivains ? Je ne vois que des virtuoses. »
Mais, encore une fois, à qui donc s’en prend ici M. du Camp ? Quelle est cette école de l’art pour l’art à laquelle il fait tout d’un coup une si rude guerre ? C’est sa propre école d’hier, et pas une autre qu’elle. Car enfin si j’énumère dans ma pensée les différents écrivains et poètes qui ne sont point sans doute les cinq hommes forts proclamés par lui, mais qui, malgré cela, ont leur place au soleil, je trouve des talents élevés et distingués qui, lorsqu’ils s’expriment en vers, veulent dire chacun quelque chose et s’attachent à rendre de leur mieux des impressions, des sentiments. M. Victor de Laprade, dans ses Symphonies, s’inspire du commerce de la nature et agite harmonieusement les problèmes de l’âme. M. Brizeux, dans son dernier recueil, s’applique à tirer des simples histoires de la vie privée leur fleur de morale et de poésie. D’autres encore aspirent à soutenir dignement la part légitime de la pensée dans l’art. M. du Camp néglige tous ces hommes, il ne les compte pas, il ne les connaît pas. En revanche, il s’élève contre les écrivains de nos jours, semblables, dit-il, « à ces pianistes qui exécutent des impossibilités incompréhensibles, mais qui sont hors d’état d’inventer une mélodie, une ariette, une note. » Il s’élève contre les adorateurs idolâtres de la forme : « Cette forme il a fallu la changer, la varier, la modifier à l’infini ; il a fallu la rendre bien feuillue, bien plantureuse, bien luxuriante, afin qu’elle pût cacher le vide sans fond qu'elle recouvrait… Le gothique flamboyant fut le dernier effort de l’ogive mourante ; nous en sommes arrivés à la littérature flamboyante… » Mais prenez garde ! que faites-vous ? serait-on tenté de dire à M. du Camp. En parlant ainsi, vous tirez en plein sur vos troupes ; vous avez même l’air de tirer sur vos généraux.
Il est vrai que M. du Camp fait aussitôt un détour et qu’il s’en prend résolument de cette décadence de la littérature actuelle… à qui ?… À l’Académie française, qu’il représente comme la dépositaire et la gardienne obstinée du culte du vieux.
Voyez, s’écrie-t-il : le dernier sujet du prix de poésie décerné par l’Académie française a été : L’Acropole d’Athènes !…
Faut-il donc apprendre à M. du Camp, qui a voyagé dans l’Orient et peut-être en Grèce, que ce sujet de ΓAcropole dt Athènes a été proposé par l’Académie française à l’occasion de la découverte récente de M. Beulé, et bien moins à titre d’antiquité pure qu’à titre de restitution inattendue et de renaissance. Il y a quelques années, l’Académie proposait pour sujet de prix la Découverte de la Vapeur, qui est précisément un des thèmes recommandés dans le prograMme moderne de M. du Camp.
La préface de M. du Camp devient à cet endroit un champ de bataille ou plutôt une place d’exécution ; il prend corps à corps l’Académie française, il y établit des catégories, il promène sa liste d’amnistie ou de prescription sur la tête des quarante. Je demande à rectifier sur quelques points l’injustice et l’outrage de ses assertions ; je suis certain que lui-même, mieux informé, ne s’y serait point abandonné de la sorte. Il m’arrive assez souvent, dans l’intérieur de l’Académie, de me trouver en désaccord avec quelques-uns de mes honorables confrères pour qu’il me soit permis de les défendre et de leur rendre toute justice au dehors.
Je dis que M. du Camp, en parlant de l’Académie, qu’il connaît bien peu, établit des catégories vraiment étranges ;
À part les trois hommes sérieusement littéraires qui font partie de cette compagnie, à part MM. Victor Hugo, Alfred de Vigny et Alphonse de Lamartine, qu’y voyons-nous ? Les incurables de la politique, les débris de tous les ministères et de toutes les tribunes.
Parmi ces trois hommes que M. du Camp appelle sérieusement littéraires, il en est un qui, par malheur, ne saurait mériter ce nom. Certes, M. de Lamartine a rendu en 1848 à la société des services dont il serait ingrat de perdre le souvenir ; mais littérairement, depuis des années, soit qu’il écrive l’Histoire de Turquie, soit qu’il emprunte celle de Russie à M. Schnitzler, en oubliant, dans sa précipitation, de le citer1, il n’est plus un écrivain sérieux. M. du Camp oublie, à son tour, la valeur de ce terme en le lui appliquant.
À ces trois noms, les seuls qu’il daigne compter, il en faut ajouter encore un qui obtient l’honneur d’être distingué par M. du Camp, c’est celui d’Alfred de Musset. — « Ah ! celui-là, nous l’avons bien aimé ! » s’écrie-t-il ; mais il le considère comme perdu dès le jour où il est entré à l’Académie.
Entrer à l’Académie, c’est apostasier, selon M. du Camp, c’est renier tout son passé et ce qu’on a adoré. Il s’attache à quelques phrases polies des discours de réception, crime chez les uns, faiblesse chez les autres ou lâcheté encore ; car il a tous ces gros mots. Il ne voit pas que si les poètes qui entrent à l’Académie font un pas vers elle, elle en fait un aussi vers eux en les accueillant, et que, s’il y a une demi-conversion, elle a lieu également des deux côtés.
Je voudrais, en vérité, qu’un des amis particuliers de M. du Camp, Théophile Gautier, par exemple, fût un jour et dans quelque temps de l’Académie, pour lui apprendre comment les choses se passent dans cette abominable maison qu’il se figure comme une caverne et un repaire de Burgraves.
M. de Vigny, dit-il, et M. de Musset étaient deux poètes ; on voulut tuer l’un, on étouffa l’autre…
J’ai dit que l’Académie n’était plus de nos jours un corps littéraire. J’ai eu tort. J’aurais dû dire qu’elle est un corps essentiellement antilittéraire ; elle corrompt ou elle tue.
Toute la diatribe contre l’Académie est de ce ton-là : « Aussi nous l’avouons sans pâlir, dit l’auteur en parlant de quelques académiciens qu’il désigne sans les nommer, nous les haïssons de toute la force de notre amour pour les lettres et de notre respect pour les grandeurs de l’esprit humain. »
Non, tout cela n’est pas juste, et M. du Camp, qui, malgré ses violences de parole, a de la générosité dans le talent et dans le cœur, ne saurait nourrir de ces haines contre des gens qu’il ne connaît pas. L’Académie, qui a sans doute ses défauts, n’a pas du moins ceux qu’il lui impute. Elle n’est pas, — elle n’est plus du tout ennemie du progrès ni des tentatives nouvelles en littérature. Dans les discussions des bons jours, dans ces conversations toutes littéraires et habituellement si mûries qui animent les séances intérieures, combien de fois n’ai-je pas eu à m’instruire là où je me croyais sur mon terrain et le mieux préparé ! J’ai souvent admiré, pendant la lecture des pièces de poésie, avec quelle attention, avec quel désir de trouver le bien, sans acception de genre ni d’école, on écoutait jusqu’au bout des choses qui, à nous autres critiques de profession, eussent paru dès l’abord impossibles à admettre et dignes d’un prompt rejet. Dans ces tours d’opinions où chaque académicien développe son avis, j’ai vu les hommes politiques qui y prenaient part motiver excellemment, et avec ce bon sens libre qui est la critique des honnêtes gens du monde, leur jugement détaillé sur des ouvrages dramatiques ou autres dont on avait à mesurer le mérite et à graduer le rang. Que de bons et charmants feuilletons dans la bouche d’anciens ministres, et qui n’ont jamais été écrits ! Encore une fois, je puis le certifier à M. du Camp avec toute l’impartialité d’un homme qui a très peu l’esprit de corps, — à cet endroit où il parle de l’Académie, il frappe fort, mais il frappe à côté.
Et la preuve, je ne la demanderai qu’à lui-même. En proposant tout net « la dissolution de cette fade compagnie de bavards » (car c’est ainsi qu’il parle), il a son projet d’une Académie nouvelle : il y veut faire entrer « des lexicographes, des poètes, des étymologistes, des romanciers, des historiens, des philosophes et des savants, qui recevraient la mission de faire un vrai dictionnaire, d’écrire les origines de la langue française (mais c’est ce qu’on fait aujourd’hui à l’Académie !), d’encourager toute tentative nouvelle et sérieuse (mais c’est là un souhait bien vague !), de veiller à la liberté du théâtre (mais cela regarde l’administration publique et non l’Académie !) de faire l’encyclopédie moderne (mais c’est à l’Institut en corps qu’il faudrait demander un tel travail !)…, d’envoyer des missionnaires à la recherche de toutes les belles choses encore inconnues dans le monde (mais c’est là encore une direction bien incertaine !), de rééditer nos grands poètes et nos grands prosateurs (à la bonne heure ! et c’est ce que plus d’un académicien a déjà provoqué), afin de chercher le beau, le vrai et le bien par tous les moyens possibles. » On le voit, de tout ce que demande là M. du Camp dans son projet de réorganisation académique, une moitié est vraiment bien difficile à fixer et à saisir, l’autre moitié est tout admise et en voie de se réaliser.
Après cette charge à fond contre l’Académie, et après une autre sortie contre le dogme catholique et le diable, qui est très malmené (un peu moins pourtant que l’Αcadémie), M. du Camp arrive à la partie positive de son dessein et de son programme. Ici nous retrouvons des paroles connues et qui ont été proclamées il y a plus de vingt-cinq ans. — L’âge d’or, qu’on place toujours en arrière, est devant nous. — Aimons, travaillons, fécondons l’imprescriptible progrès. — La littérature, dans l’avenir, aura à formuler définitivement le dogme nouveau. — Tout cela encore est bien vague, bien peu défini ; Déroulant devant nous le mouvement scientifique et le mouvement industriel de notre temps, l’auteur essaie de préciser ce rôle qu’il assigne au littérateur, au poète, et qui est, selon lui, d’expliquer la science, de la revêtir de charme et de lumière : « Il se passe parfois, dit-il, de planète à planète, de fer à aimant, de mercure à mercure, de chlore à hydrogène, des romans extraordinaires qu’on dissimule pudiquement derrière des chiffres et des A+B. » L’auteur voudrait que le poète expliquât et rendît sensibles à chacun de nous ces mystères. Il imagine un cosmos plus clair et plus à la française que celui de M. de Humboldt : « Donnez ce livre à un poète, dit-il, à un homme familiarisé avec les ressources du langage, avec la valeur des mots, avec la science des effets, et il vous fera trois volumes plus amusants que tous les romans, plus intéressants que toutes les chroniques, plus instructifs que toutes les encyclopédies. » Cet agréable idéal que M. du Camp réclame, je crois voir qu’un de nos savants des plus lettrés, M. Babinet, est en train de nous le donner petit à petit dans ses articles de la Revue des deux mondes 2. Fontenelle en son temps, et en sacrifiant au goût d’alentour, faisait de même. Mais ce n’est pas là, pour l’art, une veine aussi neuve et aussi profonde que M. du Camp le suppose, et de tout temps, surtout chez nous au xviiie siècle, il y a eu des poètes descriptifs jaloux de prendre à la science ou même à l’industrie ce qui prête au tableau, aux couleurs, et de renouveler ainsi leur matière. Ce renouvellement, qui n’est que de surface, est bientôt usé.
Au reste, en discutant cette portion de la préface de M. du Camp, et en trouvant sa recette insuffisante, sa conclusion trop directe et trop roide, je suis loin de méconnaître le besoin vrai dont il est tourmenté. Je suis d’accord avec lui sur un point essentiel, c’est que l’artiste doit être de son temps, doit porter dans son œuvre le cachet de son temps : à ce prix est la vie durable, comme le succès. Vouloir aujourd’hui refaire de l’antiquité pure, c’est être le disciple des disciples. Étudions l’antiquité comme tous les âges antérieurs au nôtre, pénétrons-nous de son esprit pour la comprendre et l’admirer dans le vrai sens ; mais tâchons dans nos œuvres d’exprimer, ne serait-ce que par un coin, l’esprit de notre siècle, de dire à notre heure ce qui n’a pas été dit encore, ou de redire, s’il le faut, les mêmes choses d’une manière et d’un accent qui ne soit qu’à nous.
L’originalité ! l’invention ! nous l’implorons tous. À défaut de la manne céleste, une seule goutte de rosée ! Depuis quelques années les cieux ◀semblent▶ devenus d’airain. Nous comprenons toutes choses de mieux en mieux, nous n’imaginons plus rien. On se répète, on tourne dans le même cercle, on épuise les combinaisons trouvées. Cette stérilité tient moins aux sujets extérieurs qu’aux talents mêmes et aux génies : on les dirait à sec. La critique a beau gourmander, frapper comme ici du pied et du poing, le dieu souffle où il lui plaît.
Les vers de M. du Camp ne répondent qu’en partie aux conditions qu’il a posées dans sa préface. Des trois divisions du volume, chants divers, chants de la matière, chants d’amour, il n’y a que ceux du milieu, ceux de la matière, qui rentrent dans la voie réputée moderne. Dans les autres chants le poète a fait comme nous tous en notre saison, il a exhalé ses sentiments, ses regrets d’enfance, ses blessures secrètes, ses tourments de jeunesse. Il y a de beaux vers, surtout des poussées éloquentes. La plus remarquable pièce du recueil est incontestablement la pièce intitulée « Malédiction », et dont le dernier cri est : « Qu’il soit maudit ! qu’il soit maudit ! » De qui s’agit-il en cette formidable invective ? Peu nous importe. On ne demande pas à la poésie d’être équitable, mais d’être ardente et passionnée. Dans ses vers à Aimée sa vieille servante, dans la pièce sur La Maison démolie, M. du Camp exprime avec cœur des sentiments affectueux ; il y porte toutefois la marque de l’imitation. Ce sont ses souvenirs des Feuillantines à lui, c’est sa Tristesse d’Olympio. Les mêmes mouvements s’y retrouvent. Jusque dans l’expression de ces sentiments tendres, M. du Camp a parfois une sorte de rudesse, de crudité. Je ne voudrais point, par exemple, qu’en célébrant avec reconnaissance cette bonne servante qui l’a soigné enfant en rappelant les promenades où elle l’emmenait, il allât jusqu’à dire :
Et le froid Luxembourg où le long des parterresJ’arrachais, malgré toi, les fleurs à pleine main,Pendant que tu causais avec des militairesVers qui tu te penchais en disant : « À demain ! »
Si la bonne Aimée causait avec des militaires, j’aimerais autant qu’on ne le dît pas dans une élégie en son honneur. Cela s’appelle, je crois, du réalisme. Soyons vrai ; mais pourquoi être réaliste, pourquoi être vulgaire ? On doit choisir, quand on veut les peindre, entre ses souvenirs et même entre ceux d’autrui.
Pour la diction poétique, j’aurais plus d’une remarque à faire en ce sens. M. du Camp, dans le détail, est souvent trop prosaïque. Il n’a pas cet éclat, ce charme continu qui naît de la finesse de l’expression ; il dit trop rondement des choses trop ordinaires :
Ah ! c’était le bon temps ! point de sottes études,D’ennuyeuses leçons, point de maître pédant ! etc.
Les choses communes, pour qu’elles plaisent, il faut les relever par quelque endroit, par l’accent, la marche du vers, le tour, quelquefois un concours heureux de syllabes. Les anciens, d’Homère à Théocrite, de Catulle à Ovide, savaient cela. Dans ses rimes M. du Camp se donne trop de facilités, et de celles dont la monotonie ne se dérobe point au lecteur ; il fera rimer, par exemple, accroissements et affaissements, éducateurs et régénérateurs, rumeurs et clameurs, splendeurs et grandeurs, honoré et révéré, des roseraies et des palmeraies, des cotonniers et des citronniers. Dans presque tous ces exemples ce sont moins des rimes que des redoublements, des duplicata de sens et de sons. Il doit y avoir dans la rime quelque chose de léger et d’imprévu qui donne des ailes. Cette vivacité, cette légèreté, que je regrette de ne point rencontrer plus souvent chez lui, je la trouve pourtant dans quelques strophes de ses « Chants de la matière », là où il fait parler le Chloroforme, le Gaz, la Photographie ; ce sont de très jolies strophes. La muse de M. du Camp s’y est évertuée. Mais les pièces où l’auteur me ◀semble avoir le mieux réussi, ce sont celles de voyage ; l’une, par exemple, qui a pour titre « En route ! » et où il y a bien de l’entrain, de naturels et engageants tableaux. Dans une autre pièce, il débute très heureusement ainsi :
Je suis né voyageur ; je suis actif et maigre ;J’ai, comme un Bédouin, le pied sec et cambré:Mes cheveux sont crépus ainsi que ceux d’un nègre.Et par aucun soleil mon œil n’est altéré.Aussi j’aime à dormir sans bandeaux et sans voiles,Loin de toute maison, aux clartés des étoiles,Sous l’azur infini de quelque ciel lointain.Couché dans un désert immense, infranchissable,Sur un bon oreiller de sableOù vient me réveiller le vent frais du matin.
Ce n’est là qu’un commencement d’une pièce fort longue et qui a pour sujet la métempsycose. Le voyageur qui se sent entraîné par son instinct vers des lieux inconnus, se dit que ce sont certainement d’anciennes patries qu’il va revoir :
J’habitai, je le sais, dans d’autres existencesCes pays radieux, et je suis convaincuQue je sais retrouver, à travers les distances,Tous les endroits certains où j’ai déjà vécu.J’étais près de Nestor sur les bords du Scamandre.
Mais tout ceci et ce qui suit est un peu trop appuyé : c’est imité et grossi de Béranger ! — En résumé, à lire les vers et même la prose de M. du Camp, que je n’ai pas l’honneur de connaître, je me dis : Ce doit être une nature forte, franche, un peu rude et dure de fibre, un peu crue, courageuse, véhémente, violente même, mais qui croit avoir plus de haine quelle n’en a, car elle est généreuse ; une nature plus robuste que délicate. Ce mot de robuste revient souvent sous sa plume, c’est un de ses mots favoris ; évidemment, c’est sa qualité ou son désir. Poète, il a du mouvement, de l’ardeur, de l’âme ; je lui voudrais un souffle plus léger ; paysagiste, il lui manque les crépuscules, les fuites, les fonds vaporeux ; il lui manque en tout une certaine douceur qui sied si bien, même aux natures énergiques, et que je ne puis mieux exprimer qu’en traduisant un délicieux sonnet de Wordsworth. À la fin d’une tournée en Écosse, et après en avoir noté en vers les principales circonstances pittoresques, le poète des lacs, revenant au monde du dedans et maintenant à l’esprit sa prédominance vivifiante, disait pour conclusion :
Il n’y a rien de doux comme, avec les yeux à demi baissés, de marcher à travers le pays, qu’il y ait un sentier tracé ou non, tandis qu’une belle contrée s’étend autour du voyageur sans qu’il s’inquiète de la regarder de nouveau, ravi qu’il est plutôt de quelque douce scène idéale, œuvre de la fantaisie, ou de quelque heureux motif de méditation qui vient se glisser entre les belles choses qu’il a vues et celles qu’il verra. Si Pensée et Amour nous abandonnent, de ce jour-là rompons tout commerce avec la muse. Tant que Pensée et Amour sont nos compagnons de route, quoi que puissent nos sens nous offrir ou nous refuser, le ciel intérieur de l’âme répandra les rosées de l’inspiration sur le plus humble chant.