(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Madame Desbordes-Valmore.

Sa vie et sa correspondance

Les Anglais ont une manière excellente de payer un dernier tribut à leurs grands ou à leurs aimables poètes : c’est de recueillir et de publier de chacun, au lendemain de sa mort, un choix de textes, de documents familiers, de lettres écrites ou reçues ; il en ressort une ressemblance vraie et définitive. C’est ainsi que la sœur du tendre et affectueux poète, Félicia Hemans, a publié Memoir of the life and writings of Mrs Hemans (1840). L’amitié et la confiance de MM. Valmore père et fils61 m’ont permis de jeter les yeux sur le trésor domestique tout intime, qu’ils ont pieusement conservé et mis en ordre, des papiers, notes et correspondance de cet autre tendre et passionné poète, Mme Desbordes-Valmore, qui unissait une délicatesse morale si exquise à un don de chanter si pénétrant, ou plutôt chez qui cette sensibilité et ce don ne faisaient qu’un. Sa vie est sans doute exprimée dans ses vers ; elle s’y reflète en éclairs lumineux et brûlants ; elle y éclate en cris d’amour ou de douleur ; mais il m’a semblé, après un premier coup d’œil sur ces autres témoignages manuscrits, qu’il y avait lieu à faire connaître plus en détail non plus le poète, mais la femme, et qu’elle ne perdrait pas à être suivie de près dans ses traverses, dans ses labeurs de chaque jour, et jusque dans les plus touchantes misères de la réalité. Je ne saurais ici que donner l’idée du livre qui serait à faire et en présenter un raccourci ; mais je me figure que le tableau de cette existence si délicate, si généreuse et si combattue, pourrait être d’un véritable intérêt et d’une consolation efficace pour bien des âmes également éprouvées, à qui le sort n’a cessé d’être inclément et dur. Ce serait un manuel à l’usage de tous les cœurs d’artiste, surtout des cœurs de femmes tendres et fiers, vaillants à la peine, souffrant sans merci et saignant jusqu’à la fin, sans jamais désespérer.

Marceline-Félicité-Josèphe Desbordes, qui est morte à Paris le 23 juillet 1859, était née à Douai le 20 juin 1786, au nº 32 de la rue Notre-Dame (aujourd’hui rue de Valenciennes, 36). Son père était peintre de blason. Le frère de son père, Constant Desbordes, fut, dans toute l’acception du mot, un bon peintre de portraits, ami de Gérard, estimé de M. de Forbin. Il eut du succès dans les Expositions. Un portrait qu’il avait fait de son frère a été donné par Mme Valmore au musée de sa ville natale. De grands-oncles de ce nom de Desbordes, riches libraires établis en Hollande et restés protestants, proposèrent, à ce qu’il paraît, à leurs parents de Douai de les faire entrer dans leur succession, si les enfants étaient rendus à la religion protestante, qui était celle des aïeux avant la révocation de l’édit de Nantes. On refusa. Une grande piété catholique régnait dans l’humble maison de la rue Notre-Dame. La famille était assez nombreuse : trois filles et un fils. Les souvenirs de cette première vie d’enfance se reproduiront plus loin sous la plume de la jeune Marceline, née la dernière et la mieux douée. Il lui était resté comme une image dorée de son berceau, de la beauté et des tendresses de sa mère, des soins de sa sœur aînée, et de ce premier bonheur de famille trop tôt brisé. La Révolution avait réduit à néant, comme l’on peut croire, le métier d’un peintre en armoiries : il fallut pourvoir autrement à la subsistance. Parmi les souvenirs lointains que s’efforçait plus tard de ressaisir Mme Valmore, il en était qui évidemment se confondaient pour elle avec la réminiscence, et qui dans leur vague formaient une sorte de légende. Je lui laisserai la douceur et la grâce de les exprimer : la critique exacte aurait à y apporter des correctifs, ou à exiger du moins des explications. Ce qui n’est pas douteux, c’est que vers 1799 la jeune Marceline accompagna sa mère à la Guadeloupe, où elles comptaient retrouver un parent qui y avait fait fortune. Mais à leur arrivée, la colonie était en révolte et en feu, la fièvre jaune sévissait, le parent était mort, et la mère de Mlle Desbordes mourut elle-même, atteinte du fléau. La jeune fille fut recueillie par la femme d’un armateur de Nantes, dont le nom s’est conservé, Mme Guedon. Le mari lui obtint le passage sur un bâtiment qui partait pour la France. Ce qu’on a raconté de Joseph Vernet se renouvela pour elle dans la traversée, sans qu’elle crût imiter personne. Une tempête violente ayant assailli le navire, on ne put la déterminer à descendre dans l’entrepont. Les matelots qui l’avaient prise en affection l’attachèrent dans les haubans : de là elle assista à la lutte. Sous sa frêle enveloppe de quatorze ans, sa nature d’artiste se révélait. Par son courage et sa modestie comme par sa situation, elle avait intéressé tout le monde à bord, excepté le capitaine, homme grossier, qu’elle intéressa trop dans un autre sens et qui, n’ayant pu en venir à ses fins, ne vit rien de mieux que de la rançonner. En la débarquant à Dunkerque, il retint à l’orpheline l’indigente petite malle qui contenait son peu d’effets, sous prétexte de se payer des menus frais de la traversée que la pauvre enfant ne pouvait acquitter. La vie, dès les premiers pas, s’annonçait-elle assez inique et assez cruelle ! — C’est alors que, retrouvant sa famille dans le plus grand dénuement, elle se résigna, après bien des hésitations, à entrer au théâtre.

Elle commença au théâtre de Lille : elle avait tout à apprendre. À force de veilles, d’études, d’économie industrieuse et de privations, elle suffit à la tâche. Ce ne fut point sans avoir de secrètes défaillances. On raconte qu’un jour elle tomba évanouie sur son escalier après un trop long jeûne, et fut relevée par une camarade sa voisine, accourue au bruit. Elle contracta dès lors une habitude de souffrance, qui attendrit par la suite son talent, mais qui passa irrémédiablement dans tout son être,

Mlle Desbordes fut ensuite engagée au théâtre des Arts de Rouen pour remplir l’emploi des ingénuités ; elle y réussit beaucoup : elle était l’ingénuité même. N’ayant passé par aucune école ou conservatoire, elle n’avait rien de la manière ni des petites mines apprises, et se laissait aller simplement à sa nature fine et naïve. On lui reconnaissait dans le débit « une vérité d’inflexion qui rendait sa pensée transparente et les endroits comiques très saillants ». Elle fut remarquée à Rouen par des acteurs de l’Opéra-Comique de Paris, qui y étaient venus donner quelques représentations : ils en parlèrent à Grétry à leur retour, et l’aimable maître se chargea de l’éducation musicale de Mlle Desbordes. Dès qu’il l’eut vue, il lui porta un intérêt tout paternel, et touché de sa noble physionomie tout empreinte de mélancolie, il l’appelait « un petit roi détrôné ». Sous ses auspices, elle débuta à l’Opéra-Comique dans une pièce de lui, dans le rôle de Lisbeth, de l’opéra du même nom, et y fit plaisir. Peu après, M. Jars, que nous avons connu député du Rhône, mais qui avait commencé par la littérature légère, lui confia le rôle de Julie dans l’opéra de Julie ou le Pot de fleurs, dont la musique était de Spontini. Elle avait des accents touchants, sympathiques ; Elleviou, Martin, Gavaudan, venus à son début pour l’entendre, avaient des pleurs dans les yeux. Le Journal des Débats, dans son feuilleton du 25 ventôse an XIII (16 mars 1805) sur la seconde représentation de Julie ou le Pot de fleurs, disait d’elle beaucoup de bien ; l’article doit être de Geoffroy :

« Les deux rôles sont parfaitement joués, disait-il, l’officier par Elleviou, dont on connaît la vivacité et les grâces ; la nièce, par Mlle Desbordes, dont je ne connaissais pas encore le talent. Cette débutante m’avait échappé et ne méritait pas une pareille indifférence : après Mlle Mars, il n’y a point d’ingénuités qu’elle n’égale ou ne surpasse ; elle n’est pas niaise comme il arrive quelquefois aux innocentes des autres théâtres, elle n’est que franche et naïve ; l’accent juste, vrai, une excellente tenue, beaucoup d’aisance, de simplicité, de naturel ; que de bonnes qualités presque enfouies à ce théâtre ! car Mlle Desbordes joue et débite très bien, mais elle ne chante pas ; elle n’a point de voix : il faudra que les musiciens renoncent, en sa faveur, à leur science, à leur harmonie ; que l’orchestre s’humilie et s’anéantisse : on lui composera exprès des demi-vaudevilles qui seront bien plus agréables que ces grands airs, aussi fatigants pour les auditeurs que pour les cantatrices. »

Elle possédait toutes les qualités distinguées et fines ; mais, à lire cet éloge même, on prévoit que la force physique, l’étoffe matérielle qui est la doublure essentielle de ces qualités et qui les porte, pour ainsi dire, dans tout leur relief, fera un peu défaut. On trouverait, en cherchant bien, d’autres témoignages qui donneraient l’idée la plus favorable de son talent dans les rôles de mélancolie ou de passion. Ainsi lorsque plus tard, à l’Odéon (1813-1815), elle jouait dans un drame de Rigaud, Evelina, le Mercure la louait en ces termes :

« Mlle Desbordes représente Evelina avec décence. Elle a beaucoup d’intelligence ; sa tenue est parfaite, et l’on pourrait même la proposer pour modèle à plus d’une actrice du premier Théâtre-Français. Son talent a beaucoup de rapports avec celui de Mlle Desgarcins qu’elle rappelle fréquemment. Son organe est aussi doux ; il a autant de charme et de puissance… »

Le malheur de Mlle Desbordes comme actrice fut la vie errante que lui imposa la nécessité : elle fut condamnée toute sa vie à débuter toujours. Après ses premiers succès à l’Opéra-Comique, des difficultés matérielles et l’intérêt de son père la contraignirent à sacrifier l’avenir au présent et à accepter un engagement pour Bruxelles, où elle tint l’emploi des jeunes premières dans la comédie, et des jeunes Dugazons dans l’opéra. Puis de là elle revint au théâtre de Rouen, où elle joua seulement les jeunes premières, toujours très accueillie et goûtée du public ; mais elle ne chantait plus : « À vingt ans, dit-elle, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer ; mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées, à l’insu de ma réflexion. » La musique commençait à tourner en elle à la poésie ; les larmes lui tombèrent dans la voix, et c’est ainsi qu’un matin l’élégie vint à éclore d’elle-même sur ses lèvres.

Appelée à l’Odéon en 1813, elle y débuta le 27 mars dans le rôle de Claudine de la pièce de Pigault-Lebrun, Claudine de Florian. Elle eut beaucoup de succès dans le rôle de Mme Milville, de l’Habitant de la Guadeloupe, par Mercier ; dans Clary, du Déserteur ; dans Cécile, de l’Honnête criminel, et surtout dans Eulalie, de Misanthropie et Repentir. Elle y faisait verser d’abondantes larmes, et il arriva un jour qu’un mauvais plaisant qui avait entendu parler de ce succès larmoyant irrésistible et qui l’attribuait à l’engouement du parterre, vint solennellement se placer au balcon, étalant sur le rebord une couple de mouchoirs blancs pour étancher les flots de pleurs qui allaient couler. Le moqueur y fut pris. La pièce commence : il écoute d’abord avec la physionomie la plus épanouie comme pour narguer ses voisins : l’intérêt peu à peu s’engage ; l’émotion gagne ; mais, quand vient la scène où Eulalie épanche son âme brisée dans le sein de la comtesse, on ose à peine respirer ; on n’y tient plus, on entend dans la salle quelques soupirs oppressés, puis des sanglots : la figure du mauvais plaisant s’altère elle-même ; il retire ses mouchoirs, et finit par s’en servir discrètement pour essuyer de vraies larmes. Tel était le triomphe de ce jeu naturel et simple, de cette voix dont le clavier était si varié, les notes si sensibles et si pénétrantes. Cette veine d’émotion en elle n’excluait pas, à l’occasion, des accents de gaieté légère et d’enjouement.

En 1815, elle dut retourner à Bruxelles : elle s’y maria, le 4 septembre 1817, à M. Valmore, qui faisait partie du même théâtre et qui s’était pris pour elle du sentiment le plus sérieux et le plus profond62. Cependant son premier volume de Poésies paraissait en 181863. Après un séjour d’une année environ à Paris, son mari et elle s’engagèrent en mars 1821 pour le théâtre de Lyon ; ils y restèrent deux ans, et c’est alors qu’elle quitta définitivement la carrière. Une seconde et une troisième édition de ses Poésies (1820-1822) avaient dès ce temps marqué sa place au premier rang des femmes poètes.

Il ne lui avait jamais été permis de développer et de perfectionner comme il aurait fallu son premier talent, ce don d’expression dramatique qu’elle possédait pourtant à un degré supérieur, mais qui dépendait trop du cadre, des circonstances, et aussi des moyens physiques. Celle qui, à ses débuts, avait vu son nom rapproché de celui de Mlle Mars avait dû quitter la partie presque aussitôt ; elle était allée réussir ou échouer (ce qui revient à peu près au même) hors du centre, à tous les confins de la renommée, loin du seul foyer d’où partent les rayons et les échos. Il n’est donné qu’à la poésie, à celle qui est pure flamme, de triompher de tout, des malheurs, des exils, des erreurs même et des rebuts de la destinée.

Sa première carrière dramatique de vingt années ne put manquer toutefois de laisser en elle des impressions profondes, ineffaçables : en y aiguisant sa sensibilité, en y exerçant sur tant de sujets sa vive intelligence, elle y avait acquis une faculté douloureuse qui tenait à cette délicatesse même ; elle en avait gardé comme un pli d’humilité. On était loin d’être revenu alors des préjugés contre les personnes de théâtre : qu’on se rappelle le scandale qui s’était produit à l’enterrement de Mlle Raucourt ; et ce n’était pas seulement le clergé, c’était le monde qui avait son genre de réprobation et sa nuance d’anathème. Sans doute, depuis Adrienne Le Couvreur, les comédiennes d’esprit et de talent avaient fait un pas et avaient conquis un point essentiel dans la considération : elles voyaient ce qu’il y avait de mieux en hommes ; mais les femmes ne les voyaient pas. Il a fallu en venir à Mlle Rachel pour que tombât cette dernière barrière et pour que non seulement des femmes du monde, mais des jeunes filles de la plus haute condition, aspirassent à l’amitié d’une femme de théâtre. Tendre, modeste et décente, Mme Valmore était plutôt portée à s’exagérer cette fausseté de position que tout repoussait et démentait si bien dans sa personne ; on aurait cru, à l’entendre, qu’elle en était restée au temps de la Champmeslé. Elle a exprimé dès ses premières pièces de vers64 l’impression de froissement pénible qu’elle en ressentait. Elle s’adresse à une amie que de pareils scrupules n’atteignaient pas ; les vers sont d’une pureté racinienne et méritent d’être rappelés :

Le monde où vous régnez me repoussa toujours ;
Il méconnut mon âme à la fois douce et fière,
Et d’un froid préjugé l’invincible barrière
Au froid isolement condamna mes beaux jours.
L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie ;
L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
       Mais je sentis parfois couler mes pleurs
            Sous le bandeau de la Folie.
Dans ces jeux où l’esprit nous apprend à charmer,
            Le cœur doit apprendre à se taire ;
       Et lorsque tout nous ordonne de plaire,
                  Tout nous défend d’aimer…

Ô des erreurs du monde inexplicable exemple,
Charmante Muse ! objet de mépris et d’amour,
            Le soir un vous honore au temple,
            Et l’on vous dédaigne au grand jour.

Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
            De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
            D’un éclair de célébrité.
Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au cœur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse,
                  Il me faut donc mourir !

Nous qui ne l’avons connue que plus tard, nous retrouvions Mme Valmore fidèle aux souvenirs et aux liaisons de sa première vie par quelques amitiés précieuses qu’elle en avait gardées et qui étaient des plus illustres dans leur genre. Elle était l’intime amie de cette grande et royale cantatrice, Mme Branchu65, qui régnait au temps du premier Empire et qui trouvait que tout avait été en décadence à l’Opéra depuis le jour où le préfet du palais n’était plus là pour lui donner poliment la main et l’introduire, comme le comte de Rémusat ne manquait jamais de le faire, lorsqu’elle allait jouer par ordre au château de Saint-Cloud. Mme Valmore était aussi restée intimement liée avec Mlle Bigottini, la ravissante danseuse, mais une danseuse passionnée, celle qui faisait Nina ou la Folle par amour, « la Malibran de la danse ». Elle était la plus tendre amie de Mlle Mars, dont nous l’entendrons parler tout à l’heure ; Mlle Mars qui, hors du théâtre, était la personne la plus sensée, la plus positive, la mieux ordonnée, pleine de nobles et libérales actions, bien que passant pour être un peu serrée. Ce fut Mme Valmore qui puisa un jour tout son courage dans son amitié pour aller dire à Mlle Mars cette fatale parole que le public commençait à lui murmurer depuis quelque temps : « Il n’y a plus à tarder ; le moment est plus que venu ; il faut vous retirer. » Mlle Mars l’écouta et lui en sut gré : c’était à la fois une marque de bon cœur et de bon sens.

De nombreux auteurs dont elle avait interprété les ouvrages et entrevu ou connu la personne, elle avait retenu, sans prétendre pour cela les juger, une impression prompte et juste, le trait le plus vrai de leur physionomie, et quand on l’interrogeait à leur sujet, elle en parlait à ravir. Désaugiers, qui se donnait pour mélancolique et « qui se dépêchait d’être gai, de peur d’avoir le temps de devenir triste » ; M. Étienne, l’auteur dramatique qui vers la fin passait presque pour un grand citoyen, et auquel elle semblait si étonnée qu’on pût trouver quelque chose d’élevé dans le caractère ; ceux-là et bien d’autres, elle les touchait d’un mot fin en passant. Et puis les soirs, au moment où la vie lui laissait un peu de trêve, quand elle revenait à ses souvenirs de théâtre, elle avait toutes sortes d’agréables récits. Elle avait joué très jeune, en même temps que l’excellente actrice Mme Gontier, qui avait jadis inspiré une passion à M. de Florian, et qui surtout en avait ressenti une très vive pour ce brillant capitaine de dragons, auteur de jolies arlequinades. Mme Gontier vieille et devenue dévote, bien que restée comédienne, n’entrait jamais en scène sans faire deux ou trois fois dans la coulisse le signe de la croix. Toutes les jeunes actrices se donnaient le plaisir de lutiner celle qui jouait si au naturel Ma tante Aurore ; elles l’entouraient au foyer et lui refaisaient bien souvent la même question malicieuse : « Mais est-ce bien possible, grand-maman Gontier, est-il bien vrai que M. de Florian vous battait ? » — Et pour toute réponse et explication, toute revenue qu’elle était, la bonne maman Gontier leur disait dans sa langue du xviiie  siècle : « C’est, voyez-vous, mes enfants, que celui-là, il ne payait pas ! » — Moralité étrange et plus vraie qu’on n’ose dire ! Mais n’oubliez pas dorénavant de mettre cela en regard d’une fable ou d’une pastorale de Florian.

Elle racontait encore avec un mélange de gaieté et de sensibilité l’anecdote suivante de ce bon temps de jeunesse et de misère, où il est vrai de dire, même des femmes : « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! » Elle jouait à l’Odéon et elle logeait, je crois, dans la rue même de l’Odéon, dans un petit appartement sous les toits, avec une humble camériste qui partageait presque en amie sa vie de privations. Il y avait en ce temps-là des amateurs de théâtre, des habitués d’orchestre, juges et conseillers des artistes. L’un d’eux, un M. André de Murville, un ancien ami de Fontanes, un gendre (ma foi !) de Sophie Arnould, un auteur manqué qui n’avait jamais eu que des moitiés ou des quarts de succès, un candidat-lauréat perpétuel à l’Académie, mais qui, à travers ses ridicules, n’était point dépourvu de connaissances, ni d’esprit, ni même d’un certain goût, s’était pris d’affection pour la jeune actrice, et il tenait à lui donner des conseils. Il la visitait quelquefois, et à l’heure du dîner précisément : il s’y invitait sans façon et y restait. Ce fut un grand effroi dans l’humble ménage, par le surcroît soudain de dépense que causait ce convive improvisé, et M. de Murville avait grand appétit, comme quelqu’un qui ne dînait pas toujours. Imaginez deux oiseaux du ciel qui vivent de quelques graines et miettes de pain, et qui voient arriver, sur le pied d’ami, un bon grand vautour affamé de chair, qui se dispose à faire honneur à leur repas. Un jour que Murville montait les dernières marches de l’escalier, la camériste entra tout effrayée dans la chambre de sa maîtresse pour lui annoncer le péril, péril plus grand encore qu’à l’ordinaire. On était à une fin de mois, et, pour de trop bonnes raisons, il n’y avait que juste assez pour deux sobres estomacs de femme. Comment faire ? Le pauvre Murville, après les premiers mots, ne tarda pas à s’apercevoir de l’espèce de trouble qu’il causait : il alla au-devant, et tout en parlant art, jeu dramatique, Mlle Gaussin, Mlle Desgarcins et autres brillants modèles, il lui échappa de dire comme en murmurant entre ses dents : « Oh ! mes enfants, n’importe quoi ! tout ce que vous voudrez ; un bon gros morceau de pain, cela n’y fait rien » ; Et il faisait le geste honteux d’un homme qui a faim. Le malheureux auteur avait faim en effet. Il fallait entendre le récit de cette petite scène par Mme Valmore : on en riait en pleurant. — Une vraie petite scène d’opéra-comique ou de demi-vaudeville en action.

Les correspondances de cette époque font défaut : ce n’est que vers le déclin de la vie et quand est venu l’âge du souvenir, que l’on songe à conserver les lettres. Parmi celles qui sont adressées à Mlle Valmore dès ces années 1821 et suivantes, j’en trouve pourtant d’intéressantes de Mme Sophie Gay, qui s’était prise d’un goût très vif pour elle, et qui, pendant les séjours de Lyon ou de Bordeaux, la tenait au courant du monde poétique de Paris, des premiers succès de la belle Delphine, des brillants hommages qu’elle recevait, et aussi de son premier trouble de cœur pour ce jeune officier gentilhomme et poète, Alfred de Vigny. D’autres lettres d’une personne moins connue, Mme de Launay, qui fut au théâtre sous le nom de Mlle Hopkins, sont aussi fort vives, spirituelles, et d’un tour plaisant. On en extrairait de piquants détails sur plus d’un artiste célèbre ou en vogue pour le moment66. Mais de ces anecdotes une au moins me paraît utile à rappeler, c’est le compte rendu de la façon outrageuse dont on accueillit en 1822 les acteurs anglais qui essayaient, pour la première fois, de nous montrer Shakspeare. En 1822, l’intolérance nationale et classique régnait encore dans tout son plein : on en était toujours aux colères contre Albion ; l’invective des Messéniennes faisait loi. Cinq ans après, en 1827-1828, lorsqu’une nouvelle troupe anglaise revint à la charge pour représenter Shakspeare, un grand progrès s’était accompli dans l’intervalle chez les esprits cultivés ; les idées du journal le Globe avaient fait leur chemin dans la jeunesse. Il y eut cette fois accueil sérieux, attentif, studieux, de l’enthousiasme même : miss Smithson, entre autres, ravissait tous les cœurs, et cette noble intelligence de Berlioz, qui vient de disparaître, soudainement frappée alors comme Roméo, voyait se réaliser devant ses yeux le premier objet de son idéal, la beauté véritable. Mais, en 1822, nous étions encore sous le coup d’une prévention aveugle et toute brutale. Je ne sais pas un autre mot : on va en juger. C’est une date peu honorable dans notre histoire littéraire et qu’il faudrait effacer, mais à la condition que pareil scandale ne se reproduisît jamais :

« Nous avons à la Porte-Saint-Martin, écrivait Mme de Launay (6 août 1822), une troupe de comédiens anglais. Il paraît qu’ils ne sont pas très bons, mais est-ce une raison pour vouloir les écorcher tout vifs ? Le parterre en tumulte s’est porté sur le théâtre pour les forcer à quitter la scène. Ces pauvres Anglais avaient beau rappeler les droits de l’hospitalité ; rien n’était compris par ce peuple ours. Une actrice a été blessée au front par un gros sou. Enfin, après le tapage le plus épouvantable, l’acteur Pierson est venu demander si les Anglais pouvaient continuer. Mais, avant de répondre, le parterre s’est mis à applaudir à toute outrance ce pauvre Pierson, qui en était stupéfait. Après avoir témoigné leur ardent patriotisme à ce grand acteur, ils ont voulu entendre le reste de la tragédie d’Othello. La toile se lève pour la troisième fois, et l’on voit, sur un lit, Desdémona couchée ; aussitôt on se met à crier : “Apportez un pot de c…, elle en a besoin.” L’actrice se met à chanter : tous les mirlitons de Saint-Cloud étaient à la bouche de nos aimables Français pour l’accompagner. Ensuite vinrent les pommes de terre, les noix, les œufs, les gros sous. Cette pauvre femme se tuait à faire des révérences à ce galant parterre : nulle pitié, et c’est ici qu’elle fut blessée ; elle tomba évanouie. Que le Parisien est donc changé ! qu’est devenue son aimable réputation de peuple hospitalier ? que sont devenues ces mille bonnes qualités qu’on lui reconnaissait, et qui me rendaient fière d’être de la paroisse Saint-Eustache ? Mais aujourd’hui mes compatriotes commettent une injustice ; pourquoi ? Parce qu’ils veulent user de représailles. Laissez à chacun son humeur sauvage, et vous, Français, gardez vos brillantes qualités. On dit que les malheureux acteurs doivent aller à Lyon : tu me diras ce qu’il en sera. »

Les aimables Français sont-ils vraiment corrigés ? Ne recommencent-ils pas quelquefois, sans s’en apercevoir, la même scène sous d’autres noms ? Peuple de titis ou messieurs à gants paille, ne retombent-ils pas exactement dans le même procédé ? Qu’on se rappelle les soirées du Tannhäuser !

La réputation de Mme Valmore, sous sa première forme de touchante élégiaque et d’aimable conteur en vers, était faite dès ces années 1824-1827 ; pendant ses absences de Paris et ses séjours à Lyon ou à Bordeaux, sa nouvelle étoile avait pris place dans notre ciel poétique et y brillait d’un doux éclat, sans lutte et sans orage. Mme Valmore n’avait point rompu avec la tradition ; elle avait varié la romance, attendri et féminisé l’élégie, modulé sur un ton suave le tendre aveu et la plainte d’un cœur qui s’abandonne. Mme Sophie Gay écrivait d’elle en octobre 1820, après avoir cité quelques-uns de ses vers : « Peut-on mieux peindre le charme de cette mélancolie que M. de Ségur appelait volupté du malheur ? » Et elle lui promettait une place au Temple du Goût à côté de Mme Des Houlières67. M. Creuzé de Lesser, un auteur croisé d’administrateur, et qui n’était pas sans mérite, lui écrivait de Montpellier (1er décembre 1827) :

« … Il y a longtemps, madame, que j’ai, — que j’ai lu — et que j’aime ce que vous avez publié. De toutes les femmes qui écrivent, vous êtes incontestablement aujourd’hui celle qui a le plus de sensibilité et de grâce. Les réputations des femmes sont quelquefois sujettes à un peu d’exagération, et c’est ce que je me disais involontairement, il y a quelque temps, en lisant les Poésies de Mme Dufrénoy, qui a fait de très jolies choses, mais qui en a fait trop peu, au moins pour le nom qu’on lui a voulu donner. Votre réputation, madame, est de meilleur aloi : vous vous élevez davantage et plus souvent ; vous avez de ces choses exquises qui sont à côté de tout, et vous savez revêtir d’une poésie dorée des élans de cœur qu’il est impossible d’oublier. Il y a de l’esprit de reste en France, mais la vraie sensibilité y est beaucoup plus rare, et c’est là un de vos domaines. Que je suis heureux de pouvoir être si franc en étant si poli !… »

Et il mêlait à ses éloges quelques réserves pour certains défauts de distraction ou de négligence. Tel était alors le suffrage des bons esprits classiques, et je n’en fais pas fi quand il est à sa place et en son lieu. Telle forme de poésie, telle forme de critique.

Mais combien il restait à faire encore à l’aimable et touchante muse pour devenir celle de ses dernières poésies et de ses derniers chants, de ceux surtout qui n’ont paru que depuis sa mort68 ! C’est la douleur constante et son aiguillon, le travail aussi, l’avertissement de poètes plus mâles et à la grande aile, les exemples dont elle profita en émule et en sœur, un art caché qu’elle trouva moyen de mêler de plus en plus à ses pleurs et à sa voix, qui opérèrent cette transformation sensible vers 1834 environ, et qui l’amenèrent sinon à la perfection de l’œuvre, toujours s’échappant et fuyant par quelque côté, du moins au développement et à l’entier essor des facultés aimantes et brûlantes dont son âme était le foyer. Veut-on mesurer tout d’abord la distance ? En-regard des premières poésies, qu’on mette le cri que voici et que j’ai dégagé des brouillons raturés ; car il ne sera pas dit que ce premier article sur Mme Valmore se passera tout en prose et sans qu’il y éclate une note d’elle, une note vibrante, à la Dorval ou plutôt à la Valmore, comme elle seule en avait. Cette note rentre dans le thème qui lui était familier, — le déchirement d’un amour brisé, d’une blessure dont on craint de remuer et de rouvrir la profondeur.

LES SÉPARÉS.

N’écris pas. Je suis triste, et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.
                             N’écris pas !

N’écris pas. N’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu… qu’à toi, si je t’aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.
                             N’écris pas !

N’écris pas. Je te crains ; j’ai peur de ma mémoire :
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.
                             N’écris pas !

N’écris pas ces doux mots que je n’ose plus lire :
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur ;
Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.
                             N’écris pas !

C’est ainsi que chantait la dernière Valmore dans le ressentiment de ses jeunes et anciennes douleurs. Comparez maintenant avec telle de ses premières élégies : Ma sœur, il est parti ! Ma sœur, il m’abandonne !… ou bien : Emmenez-moi, ma sœur. Dans votre sein cachée , etc. C’est, dans son ordre, la même distance que d’une ode des premiers Recueils de Hugo à l’une des Contemplations. On conçoit que, sous l’impression que laissent de pareils élans, Michelet ait pu lui écrire un jour : « Le sublime est votre nature… » ; et qu’ayant sous les yeux son dernier recueil, il ait écrit à son fils (25 décembre 1859) :

« Mon cœur est plein d’elle. L’autre jour, en voyant Orphée, elle m’est revenue avec une force extraordinaire et toute cette puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur moi.

« Que je regrette de lui avoir si peu marqué, de son vivant, cette profonde et unique sympathie69 !… »