(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël et Mme de Souza »
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(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël et Mme de Souza »

Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël et Mme de Souza

Lettres inédites de Sismondi, de Bonstetten, de Madame de Staël et de Madame de Souza, avec une Introduction par Saint-René-Taillandier.

Il y a une petite industrie à laquelle la Critique se prendra toujours, — à laquelle elle a été prise une fois de plus en ma personne, et que je veux cependant, pour l’honneur de ma duperie, signaler. C’est le piège des titres qui promettent et ne tiennent pas ce qu’ils promettent. C’est le traquenard des titres intéressants, — mis effrontément ou cauteleusement à la tête des ouvrages les plus profondément dénués d’intérêt et de talent. Est-ce même toujours une industrie ?… L’esprit humain est un si drôle de mystère, que la tête d’un imbécile peut être encore quelque chose de très complexe et que toute l’habileté du philosophe le plus malin serait impuissante à expliquer. Il y passe des éclairs singuliers entre les ténèbres. Il y sourd des idées qui n’aboutissent pas… Certes ! il n’y a pas moyen, sans injustice, de reprocher à un sot d’avoir la main heureuse et de la mettre quelquefois sur un titre qui sera, tout à l’heure, la plus cruelle ou la plus plaisante ironie quand il l’aura placé sur son livre. Il n’y a vraiment pas moyen de s’irriter contre l’innocence de ce traquenard auquel pourtant vous allez naturellement vous prendre. Mais il en est d’autres, moins innocents, contre lesquels la Critique a le droit — et même l’obligation — de s’élever.

S’il y a des titres, en effet, qui peuvent pousser comme des fleurs d’esprit dans les plus pauvres cervelles, il y en a d’autres qui ne sont que les fausses fleurs de la Spéculation ou de la Vanité… Je puis très bien pardonner à l’auteur d’un mauvais livre, quel qu’il soit, de m’avoir pipé avec le sien et de m’avoir fait avaler un méchant ouvrage caché sous un titre alliciant et qui s’adressait à ma friandise intellectuelle, mais il m’est impossible de pardonner à un éditeur — et par là je n’entends point le libraire — qui publie des Correspondances inédites et trompeuses sous des noms qu’on aime et auxquels la plus sympathique curiosité s’attache, et cela uniquement pour l’égoïste plaisir de camper son nom sous ces noms célèbres et d’avoir tripoté un livre de plus !

Ce que je dis là, je le dis pour Saint-René Taillandier et pour les lettres qu’il publie. Ce que je dis là, je ne le dis point pour Sismondi et Bonstetten, genre d’esprits qui, en eux-mêmes et sur la recommandation de Saint-René Taillandier (surtout), ne peuvent faire d’illusion à personne. Mais je le dis pour deux esprits qui nous emporteront toujours du côté où l’on dira qu’ils seront, je le dis pour Madame de Staël, qui a la fascination du génie, et pour Madame de Souza, qui a celle de la grâce et du sentiment.

II

Ainsi, — je le répète, — ce n’est point l’affirmation de Saint-René Taillandier, quelle que soit l’épouvantable peine qu’il se donne pour paraître enthousiaste, et il l’est peut-être, que sait-on ? qui me ferait jamais courir aux lettres du Génevois Sismonde de Sismondi. Pour me faire ouvrir un pareil paquet, à bon droit suspect de lourdeur, il ne me faudrait rien moins que l’affirmation de Voltaire, et encore je me dirais qu’il se moque de moi ! Mais Taillandier, bon Dieu ! Il n’est pas fait pour me tailler et me faire porter une telle croupière ! Saint-René Taillandier, qui était, sauf erreur, professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier, a trouvé dans la bibliothèque de cette ville une liasse de lettres de Sismondi, l’historien, que lui, Taillandier, s’empressa de publier avec une Notice préalable, insérée dans la Revue des Deux-Mondes.

En cette Notice, carabinée de gravité comme toutes celles qui s’impriment dans cette agréable Revue, Saint-René Taillandier nous apprend, à nous qui n’aimons, hélas ! que trop à rire, qu’il a découvert une de ces choses qui n’avaient, croyait-on, jamais existé… l’âme de Sismondi !… Jusque-là c’était bien étonnant, mais s’il l’avait pu, Taillandier, comme il le dit, c’était son droit… et sa fortune ! Découvrir l’âme de Sismondi, voilà, en effet, un fier tour de force d’acuité naturelle ou de lunettes… car qui ne sait ce qu’était Sismondi ? Esprit lourd, assez recte, je le veux bien, quand ses idées philosophiques et son protestantisme socinien ne le faussaient pas, il était de race italienne, mais de race italienne émigrée en Suisse. Il avait contracté les goitres du pays… L’Italien avait été tué par le Génevois. Vilaine manière d’être assassiné ! Dans son Histoire des Français et dans son Histoire des Républiques d’Italie, Sismondi est froid comme l’eau des glaciers de la Suisse, dont il n’a pas la pureté, mais, après tout, c’est une grande masse de faits comme l’eau des glaciers est une grande masse d’eau. Voilà Sismondi en ses ouvrages, et dans sa vie ce fut à peu près la même chose.

Ce fut la même froideur et la même insipidité. C’était un érudit, et personne n’ignore combien la vie d’un érudit est simple. Ces gens-là se mettent entre deux livres et ils y restent bien tranquilles, aplatis et roulés comme des cloportes. Ils y resteraient toute l’éternité, si la mort, cette bibliothécaire turbulente, qui range si brusquement les livres et les hommes, ne les en ôtait pas… Seulement, par un caprice de cette spirituelle Nature, qui est plus gaie que Taillandier et qui ne travaille point pour la Revue des Deux-Mondes, cet érudit, ce Génevois, ce Sismondi aimait les femmes (oh ! innocemment, bien entendu !). Il les aimait comme ce monstre camard de Gibbon, qui n’avait pas le physique de son goût, et dont le visage causa une si grande peur à l’aveugle Madame du Deffand, quand elle l’eut embrassé et tâté, croyant que ce n’était pas un visage…

Gibbon et Sismondi recherchaient beaucoup la société des femmes, par amour du contraste, probablement. La légèreté de la conversation des femmes, l’agilité de leurs fines articulations intellectuelles, étonnaient et charmaient, comme Miranda charme Caliban, ces esprits d’érudits, massifs et lourds, chargés de notions, et qui semblent faits pour le monde comme les éléphants pour marcher sur le tapis d’un salon. On sait que Gibbon avait été amoureux de Madame Necker. Sismondi ne fut point, lui, amoureux de Madame de Staël, mais, quand il mettait la tête hors de ses livres comme une carpe met la sienne hors de l’eau, il l’admirait naïvement et passait sa vie à l’entendre. Elle qui parlait comme un livre lui faisait sûrement l’effet d’en être un.

Venu à Paris vers 1813, Sismondi vit les reines de la haute société d’alors : Mesdames de Duras, de Lévis, de Béranger (Châtillon), de la Tour du Pin, de Montmorency, de Chabot. Il y rencontra cette Madame de Vintimille si aimée de Joubert, de Joubert, un érudit aussi, mais dont l’érudition s’éclairait de lueurs platoniciennes, et qui différait de l’épais et plat Sismondi à peu près comme une poétique lune, réfléchie dans l’azur d’une mer de Grèce, différerait d’un fromage de Gruyère tombé dans un puits ! Sismondi, — rendons-lui cette justice, — malgré son épaisseur, fut encharmé de ces conversations parisiennes, comme l’ours de Berne qui entendrait l’harmonica, et il n’oublia jamais cette sensation quand il fut revenu dans son pays. Enfin, vers le tard de sa vie si peu agitée, Sismondi épousa une Anglaise, pour avoir une intimité et du thé, le soir. Il l’épousa froidement et philosophiquement, comme il faisait tout depuis qu’il existait. Tel fut Sismondi, littérateur et homme ; tel fut cet honnête chroniqueur, qui n’eut pas même d’esprit, et dont Saint-René Taillandier, ce chercheur de perles dans les huîtres, se vante d’avoir retrouvé l’âme ! Si cette âme a jamais existé, elle devait être, du reste, assez pesante pour qu’on la retrouvât à la place où elle avait vécu et qu’elle ne pût pas s’envoler.

Et de fait, elle n’avait point bougé. Elle se tenait fort tranquille (comme de son vivant !) dans le fond d’une bibliothèque (toujours comme de son vivant !), pliée, repliée et figée dans une soixantaine de lettres, à peu près, adressées à Madame d’Albany, une femme dont Sismondi avait hanté la maison à Florence, comme il avait hanté, en Suisse, celle de Madame de Staël, — ces sortes de lanternes magiques où l’on voit passer devant soi beaucoup de figures, ces espèces de belvédères ouverts sur le monde, intéressant beaucoup le badaud qui est le fond de tout érudit, pour peu qu’il ne soit pas un distrait. Selon Saint-René Taillandier, qui est le Christophe Colomb de ces lettres, le Monsieur Josse de ces bijoux qu’il a montés dans le similor de son Introduction, ces lettres révèlent en Sismondi des tendresses, des délicatesses et des nuances dont personne jusqu’à présent ne s’était douté, et nous font entrevoir un Sismondi charmant, pris sous l’autre, et que Saint-René Taillandier s’est mis en train de dégager, comme le phaéton de la voiture à foin embourbée dégage sa voiture :

Prends ton pic et romps-moi ce caillou qui te nuit !

Il a donc pris son pic, c’est-à-dire sa plume, et il a creusé cette Notice, dont le but est de dégager le Sismondi sentimental du Sismondi soliveau, du Sismondi la tête de bois, qui a écrit l’Histoire comme une mécanique à bon sens. Eh bien, j’ai eu le courage de lire ces lettres, malgré la notice de Saint-René Taillandier, qui n’était pas pour moi une recommandation ; car il est de la Revue des Deux-Mondes et même un des plus gris de cette vieille grisaille, qui ne respire pas précisément les tendresses, les délicatesses et les parfums de toute espèce que Saint-René, ce nez dégustateur, a la puissance de respirer dans ces lettres de Sismondi. Je les ai lues non pas avidement, je doutais de mon Taillandier ! mais consciencieusement, et j’avoue que je n’y ai trouvé que ce que l’on peut aimer à la Revue des Deux-Mondes, c’est-à-dire, sous la forme la plus terne, la plus chétive médiocrité. En dehors de l’Histoire, sans l’intérêt des faits de l’Histoire, le pauvre Sismondi, homme du monde, pédant dépaysé dans des Décamérons impossibles, voulant donner gentiment la patte aux dames et ne pouvant pas, devait être ce qu’il est en ces lettres arrachées aux rats, qui en auraient mieux joui que nous ; car, franchement, elles ne sont rien de plus qu’insignifiantes, quand elles ne confinent pas… j’oserai le mot, puisqu’il est mérité !… positivement à la bêtise.

Ainsi, j’ai rasé le traquenard. Il fallait, en effet, pour m’y prendre, un autre morceau que le Sismonde de Sismondi déterré, à Montpellier, et qui, je vous le jure, n’est un Sismondi nouveau que parce qu’il est plus médiocre encore que le Sismondi connu. Ce n’était pas non plus le Bonstetten qui pouvait m’y faire prendre, à ce traquenard une première fois esquivé ! Bonstetten, l’ami de Sismondi, était, dans le léger et l’inconsistant, ce que Sismondi était dans le pédantesque et dans le sérieux, et ils étaient liés comme la mouche est liée avec le cheval du brasseur… Bonstetten est tout l’opposé de Sismondi, mais on n’y gagne pas pour cela. C’est un vieux frivole, un vétéran de la fatuité du xviiie  siècle. Ci-devant jeune homme qui met du rouge, marquis de Bois-Sec qui, à soixante-dix ans, s’enflamme pour Madame d’Albany, et, comme dit ce dandy superbe de Taillandier, dans sa langue élégante… et prud’hommes que, comptant au premier rang de ses adorateurs, Bonstetten, espèce de dilettante littéraire, qui a fait un Voyage au pays du Latium, compte bien plus par ses camaraderies que par ses ouvrages.

C’était l’Ami des auteurs (un type que je recommande à M. Alexandre Dumas fils pour sa prochaine comédie). Il paraissait très spirituel, mais en Suisse, et pour les gens de ce pays. Les huit piètres lettres adressées à Madame d’Albany que Taillandier publie à la suite de celles de Sismondi, quoique moins pataudes, ne se recommandent ni par le fond, ni par la forme, à une Critique saine et robuste, qui ne passe point son temps à compter, loupe en main, les grains de tabac tombés sur un jabot jauni ! Au moins, Sismondi a de l’importance, mais Bonstetten !… S’il n’y avait eu que le nom de cet Arcadien entrelacé, sur la couverture du livre de Taillandier, au nom de Sismondi, cet autre Arcadien de Genève, j’aurais pu éviter tout à fait le traquenard, déjà effleuré sans inconvénient. Mais les noms de Madame de Souza et de Madame de Staël étaient aussi sur cette damnée couverture, et qui peut résister à ces noms-là ? Je l’ai dit : j’y ai été pris.

III

On nous promettait des lettres de toutes deux. Qui mieux qu’elles pouvaient en écrire de charmantes ?… Les lettres, cette causerie par écrit, l’écho prolongé et soutenu de cette autre causerie de vive voix dont il ne reste plus rien quand elle est finie ; les lettres, cette immortalité de la causerie, sont d’ordinaire le triomphe des femmes, et même des femmes les moins faites, à ce qu’il semble, pour triompher… Presque toutes — c’est affaire de sexe et d’organisation sans doute — montrent dans leurs correspondances des grâces d’esprit, humbles ou fières, des aisances, des spontanéités, des finesses, des manières de dire ou de sous-entendre, que sur place bien souvent elles n’ont pas dans la conversation.

Le nombre de Sévignés au petit pied que je connais est prodigieux… Mais, quand on dépasse ce niveau moyen de distinction que les femmes, en matière de lettres, atteignent certainement mieux que nous, et quand elles sont, sur ce point, nettement supérieures, alors ce sont des Sévigné tout à fait, ce sont des Ninon de l’Enclos, des marquise Du Deffand, des Eugénie de Guérin ! Et ce doivent être aussi des Madame de Staël et des Madame de Souza ; car il est impossible que de pareilles femmes, qui ont prouvé leur supériorité dans des livres puissants ou délicieux, n’aient pas laissé des lettres plus elles-mêmes encore que leurs écrits, et qui, pour cette raison, nous les feraient aimer et admirer davantage.

Oui ! il est impossible qu’il n’y en ait pas, et, pour mon compte, je suis parfaitement sûr qu’il y en a. Seulement, il fallait les trouver. Aimer beaucoup les huîtres n’est pas une raison pour se connaître en perles. Saint-René Taillandier, qui adore Sismondi et Bonstetten et qui nous a donné leurs lettres en disant, comme l’amateur de prunes dans La Bruyère : « Goûtez-moi cela ! », au lieu de nous donner de vraies lettres inspirées, comme Mesdames de Souza et de Staël savaient en écrire à ceux qui avaient le bonheur d’être aimés d’elles ou de leur plaire, — car on n’écrit bien les lettres qu’à ces conditions ! — Saint-René Taillandier, qui ne les avait pas, s’est contenté de quelques bribes de correspondances qui n’étanchent pas du tout la soif que nous avions créée en nous, en rêvant ces sorbets : — Lettres inédites de Madame de Staël et de Madame de Souza !!

En effet, ce qu’on nous donne est peu de chose en comparaison de ce que nous pouvions espérer. Les lettres en question ne sont pas nombreuses. Celles de Madame de Souza à la comtesse d’Albany, son amie, quoiqu’elles ne réalisent pas certainement toute l’idée que l’imagination se fait de la manière d’écrire d’une femme comme Madame de Souza, sont cependant empreintes çà et là de cette exquise personnalité qu’on avait entrevue à travers les livres délicats qu’elle a publiés. L’âme qui se mêle à tout, s’y est mêlée. Il y a là, à beaucoup de places, des tendresses de cœur et des simplicités d’expression qui font venir tout naturellement à l’esprit le doux nom de Souza. Mais pour Madame de Staël, c’est bien différent ! Quand il s’agit de Madame de Staël, l’aplomb de Saint-René Taillandier est inouï. Il n’a guère qu’une dizaine de billets d’elle, fragmentés, écrits à la hâte, qu’il publie comme si c’étaient des merveilles, en nous disant somptueusement : Soyez heureux !

Ces billets, écrits par la convenance et comme n’importe qui pourrait les écrire, sont aussi adressés à Madame d’Albany, que Madame de Staël appelle « ma reine », cette femme passée du dernier Stuart au poète Alfieri, et qui était allée assez peu royalement avec ce fier républicain demander une pension au gouvernement qui avait chassé les Stuarts d’Angleterre… Quoique écrits en 1815 et en 1817, sous l’empire d’événements publics qui auraient pu faire jeter de magnifiques flammes à ces deux volcans, le cœur et l’esprit de Corinne, je défie qu’on trouve en ces billets un mot qui dise tout bas, si on n’en voyait pas la signature, que ceci fut écrit un jour par Madame de Staël. Nulle part on ne sent, sur ces fragments hâtés, le toucher de cette main de feu qui y est passée et qui aurait dû y laisser au moins une tiédeur, — au moins quelque odeur affaiblie de cette feuille de laurier qu’elle roulait incessamment dans ses doigts ! Un homme qui aimerait autant que moi Madame de Staël n’aurait jamais, par respect pour elle, publié ces bribes vulgaires ; car tout ce qui n’augmente pas la gloire doit la diminuer.

Mais Saint-René Taillandier n’a pas la piété que je ressens pour la mémoire de Madame de Staël. Il a d’autres piétés… Il a celle, par exemple, de la couverture de son livre et de sa vente, et le nom de Madame de Staël amorce l’amateur. D’ailleurs, il peut admirer de bonne foi et trouver très beau et très intéressant ce qui me semble, à, moi, parfaitement indigne du talent et de la renommée de Madame de Staël. N’est-il pas rédacteur de la Revue des Deux-Mondes ?… Un homme qui a trouvé que Sismondi était une âme, — une violette des bois pour le parfum poétique, — peut bien trouver que les simples paroles de Monsieur Jourdain : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles ! » écrites par Madame de Staël à sa femme de chambre, feraient une bien intéressante lettre de la Correspondance inédite de Madame de Staël ; et qu’il faudrait les publier !