(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XII. Marie-Antoinette, par MM. Jules et Edmond de Goncourt » pp. 283-295
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XII. Marie-Antoinette, par MM. Jules et Edmond de Goncourt » pp. 283-295

XII. Marie-Antoinette,
par MM. Jules et Edmond de Goncourt

I

Lorsque les journaux annoncèrent que MM. Edmond et Jules de Goncourt allaient publier une Histoire de Marie-Antoinette, nous crûmes — pourquoi ne le dirions-nous pas avec franchise ? — que ce serait là encore un livre de l’École trumeau, car MM. de Goncourt sont de cette École. Ils y ont pris position il y a quelques années. Cantonnés dans le xviiie  siècle, ils s’en sont fait presque un majorât d’études, et, jusqu’ici du moins, ils avaient exclusivement travaillé dans le camaïeu et le vieux-sèvres. De Portraits intimes en portraits intimes de cette époque dont ils ont le goût, qui est déjà une corruption, ils sont arrivés à cette grande figure de Marie-Antoinette, plus grande que le cadre du siècle dans lequel elle est renfermée ; et, le croira-t-on ? ces mièvres artistes, voués au joli du temps qu’ils aiment, ont essayé de la reproduire !

Nous comprenions bien, du reste, qu’ils en eussent la pensée ; mais nous, nous avions peur pour leur audace. Au regard de ceux qui vont au fond de cette femme, peut-être plus profonde qu’on ne croit, Marie-Antoinette, cette reine de Trianon, avant d’être la reine de France et la reine du Temple, Marie-Antoinette, qui fut un instant si frivole d’apparence, avant d’être si sublime de réalité, ne semblait-elle pas avoir un côté historique bien tentant pour les statuaires en pâte tendre ? Seulement le vers plaisant et fameux :

À mon gré le Corneille est joli quelquefois,

nous revenait à la mémoire, car il s’agissait ici d’un sublime encore plus touchant que celui du vieux Corneille. Il s’agissait de ce sublime de grandeur morale, de pathétique et de beauté, qui, dans le drame de l’histoire, a précisément commencé par ce joli, inconnu à Corneille, — le charme et la grâce de la vie !

II

Mais nous l’écrivons avec joie : nous avions tort d’avoir peur, et nous sommes rassuré. La Marie-Antoinette de MM. de Goncourt n’est pas certainement le portrait définitif, la toile historique irréprochable de cette femme, qui attendra longtemps un peintre digne d’elle. Mais, du moins, c’est une ébauche émue, qui a son éclat et sa vérité.

Le sujet a pris les historiens, les a pénétrés, les a grandis ! Ils n’ont plus qu’un pied dans le trumeau, mais ils en sont sortis par la tête et par la poitrine. Ces frères de Goncourt, qu’on aurait pu appeler les sœurs, les voilà qui ne chiffonnent plus dans l’histoire, mais qui l’écrivent pour la première fois !

C’est qu’il n’y a plus de marchandes à la toilette dans l’histoire du xviiie  siècle, quand il est question de Marie-Antoinette. Montrez tout ce que vous voudrez des ruines de cette femme, et la poignée de cheveux s’il vous en reste, de ces cheveux blanchis en une nuit, et les souliers percés qu’elle traînait à la prison, de ses pieds de reine, et la pauvre robe d’indienne brune et blanche, et toute rapiécée, qu’elle portait au Temple, et le mouchoir trempé par Mingault dans le sang de l’échafaud, et même la robe de linon immortelle de cette reine qui commença par le bonheur pour mieux finir par le martyre. Montrez-nous-les dans le plus grand détail.

Ce sont les reliques de l’histoire ! Pour les toucher dignement, il faudrait mieux que la main d’un historien ; il faudrait quelque chose comme la main d’un prêtre. Mais qu’elles soient bénies une fois de plus ! Elles transforment toutes les mains qui les touchent respectueusement, fût-ce les plus légères, — et, pour peu qu’elles tremblent, on les aime, ces mains, et on voudrait les serrer !

III

Ah ! rien d’étonnant, sans nul doute, à cette magie de l’émotion, qui a donné tout à coup à MM. de Goncourt le sérieux dont leur talent manquait. On a beau se faire du xviiie  siècle par la pensée, par l’étude, par l’admiration, par les affectations, on a gardé un peu de son cœur, on l’a arraché aux mauvaises mains de son esprit ; et le moyen de ne pas être grave, même à Trianon, même à la comédie chez les Polignac, quand on y suit cette reine enchanteresse, qui sera au Temple tout à l’heure ! qui sera sur l’échafaud tout à l’heure ! et qui ne se doute pas que l’Ange de la Mort l’a marquée !

« Ô Mort ! ô Mort ! — s’écrie Bossuet, dans l’oraison funèbre de Madame Henriette, quand il nous dépeint toute cette belle jeunesse coupée aussi dans sa fleur, — tu m’offusques tout de ton ombre ! » Cette ombre qui offusque Bossuet, l’aigle qui perce tout d’ordinaire, rien d’étonnant à ce qu’elle tombe pesamment, n’est-ce pas ? sur des cœurs moins forts et moins grands, et que des historiens, comme MM. de Goncourt, par exemple, l’aient sentie d’avance, dès les premières pages de leur livre, mêler son noir aux roses et aux vermillons, parfois fatigants, de leur palette, et donner du profond à ces superficielles couleurs ! Redevenus naturels de pitié, de respect et d’irrésistible enthousiasme pour cette victime royale qui seule, peut-être, empêchera Dieu de pardonner à la Révolution, ces mignards enfants d’un siècle faux, qui n’avaient jusque-là compris que les jouissances arrangées et savantes de la vie, ont, du premier coup et sous l’empire des impressions que Marie-Antoinette causera toujours à toute âme passablement faite, peint la douleur et peint la mort, comme jamais ils n’avaient peint les joies de l’existence et ses ivresses. Et ce n’est pas tout ! Par une de ces anomalies, par une de ces ironies de la puissance, qui se joue de l’esprit de l’homme, c’est le côté sombre et poignant de la mort que ces riants historiens de la vie, dépaysés cette fois, ont le mieux rendu et le mieux compris !

Chose étrange ! et qu’il faut relever. Dans la Marie-Antoinette d’avant l’échafaud, d’avant la prison, et même d’avant la calomnie ; dans la Marie-Antoinette de la jeunesse et du bonheur, dans celle-là que Prudhon aurait peinte, que Goujon et Canova auraient sculptée ; dans cette idéale reine aux cheveux d’or, pour qui non seulement un diadème pesait trop, mais une simple guirlande ; dans celle-là, enfin, la Marie-Antoinette à la robe de linon, qui semblait ressortir plus particulièrement de leur art, à ces historiens de la Vie, il y avait une femme qu’ils ont oubliée, un génie de femme, qu’ils auraient dû dégager, et qu’ils n’ont pas vu, comme s’il était dans le destin de la divine Malheureuse d’être méconnue par l’histoire, autant qu’elle avait été calomniée ! Eh bien ! c’est cette femme et c’est ce génie que nous demanderons la permission d’indiquer.

IV

Quand la fille de Marie-Thérèse épousa le petit-fils de Louis XV, dit le Bien-Aimé, la France, qui avait inventé ce beau mot : « tomber en quenouille », y était tombée, et ce n’était pas la quenouille de Blanche de Castille que la sienne. De toutes, c’était la plus honteuse, c’était la quenouille des maîtresses. Depuis Henri IV et Louis XIV, qui reconnaissaient leurs bâtards et leur donnaient des maisons princières, jusqu’à Louis XV, qui éleva l’adultère à la Fonction, dans la personne de Mme de Pompadour et de Mme Du Barry, des générations successives de maîtresses avaient suivi des générations successives de Bourbons sur le trône, en sorte que l’on aurait pu croire que si le Roi ne mourait pas en France, la Maîtresse du Roi ne mourait pas non plus…

Nous ne craignons pas de le dire, c’est là le grand crime des Bourbons, la tache indélébile qu’on ne lavera point dans toute leur gloire. L’adultère public de ces Rois très-chrétiens, dont l’exemple frappait au cœur la famille et la pourrissait, explique plus, selon nous, que toutes les fautes de la politique, les malheurs de cette race brillante et infortunée. Héroïques, séduisants, spirituels, les Bourbons resteront en tout Bourbons dans l’histoire, excepté en fait de femmes, mais par les femmes ils retournent à leur origine, ils ne sont plus que les Bourbeux !

Or, cet affaiblissement par les Bourbons de la monarchie en France et dans le monde, cet affaiblissement qui nous faisait tomber dans le mépris d’un roi de Prusse, — car Dieu, qui s’entend au mépris, sait choisir la coupe d’où il le verse, — personne en Europe ne le prévoyait mieux que la sage et pieuse Marie-Thérèse. Femme d’un grand sens, que la religion éclairait de ses lumières surnaturelles, elle ne s’y trompait pas ; et d’ailleurs, si elle avait pu l’oublier, un souvenir cruel l’aurait avertie. Lorsque nous portons à notre fierté cette plaie de la honte qui coule toujours, cela ne se ferme point et ne se guérit pas comme les autres blessures. Marie-Thérèse pouvait se rappeler qu’elle avait traité de cousine Mme de Pompadour. Nul penseur historique n’a pesé, sur aucun document, ce qu’un tel souvenir a eu d’influence sur la destinée de Marie-Antoinette ; mais l’histoire s’arrache aussi du fond des âmes !…

Pour qui sait un peu son cœur humain, il n’est pas permis d’en douter : quand l’impératrice disait avec tant d’élan à Mme Geoffrin, passant à Vienne et caressant la petite archiduchesse, Emportez-la ! emportez-la ! quand, plus tard, elle cherchait tous les maîtres capables de donner à l’enfant grandie ce qu’on appelait alors les grâces françaises, elle avait alors une magnifique prévoyance. Comprenant que l’ancienne inimitié de la France et de l’Autriche n’avait plus de raison pour exister, elle pensait, en regardant cette belle enfant, par l’éducation faite française, à opposer l’épouse, qui sauve tout, à ces maîtresses qui avaient tout perdu dans cette maison de Bourbon, l’humiliation vivante des Reines, et ainsi à relever, par les mœurs et par la famille, cette monarchie qui périssait par la famille et par les mœurs !

Oui, nous oserions en jurer, telle fut la pensée de Marie-Thérèse. Marie-Antoinette avait été élevée, dans les idées de Marie-Thérèse, pour la France, le service, l’amour, le salut de la France ! Marie-Thérèse, la femme forte et prudente, qui mettait Dieu au-dessus des États, et les intérêts immortels au-dessus de tous les intérêts terrestres, n’aurait pas désiré, avec l’ardeur qu’elle y mit, le mariage de sa fille avec le Dauphin de France, si l’idée d’une grande chose chrétienne n’avait plané sur son dessein ! Elle n’aurait pas destiné sa fille à un pays qui, de corruption, ressemblait alors à une Tour de la Peste, si elle ne l’avait dressée de longue main, non pour un sacrifice, mais pour une victoire.

Marie-Antoinette, fille des Césars, cœur de César et beauté césarienne, ne devait pas être l’holocauste de l’autel abject des maîtresses, mais elle devait le renverser ! Il fallait qu’un jour enfin l’ordre se refit et que la Reine fût la vraie maîtresse. Il ne fallait pas qu’elle pût recommencer, entre l’oratoire et la tombe, les martyrs cachés de Marie Leczinska et de l’Espagnole Marie-Thérèse, et c’est pour cela qu’on l’avait faite belle, et charmante, et pieuse, et bonne, et surtout Française, c’est-à-dire légère comme on l’était alors, car il fallait être légère dans cette malheureuse nation, éperdue d’élégance, pour faire accepter toutes les vertus !

Et sa vie tout entière révéla cette pensée, et cette pensée, inspirée par sa mère, explique seule sa vie ! Elle en explique tout, et la confiance, et la gaîté, et l’entraînante coquetterie, et les torts imprudents, comme disent les gens plus légers qu’elle, qui l’ont accusée de légèreté ; et les malheurs, et les calomnies, et les larmes ! Dans cette lumière qu’il faut allumer, et que MM. de Goncourt n’ont pas allumée, on distingue, on discerne jusqu’au fond mystérieux, mais clair, de cette merveilleuse source d’innocence ; on peut enfin juger cette vie, dont on ose dire encore « Est-ce sûr ? » quand dix mille préjugés entassés ne font pas une preuve contre une femme, et que nous en avons un million pour elle ! Vous allez le voir. Suivez-nous ! Avec cette pensée de relever la royauté avilie, dans le cœur d’un Roi, devenu fidèle, la vie de Marie-Antoinette prend un sens qu’elle ne perdra plus !

V

Nul ne s’en douta de son temps, ni parmi les courtisans, ni parmi les philosophes, ni parmi les profonds, ni parmi les superficiels. Nul ne se douta que cette enfant, qui venait d’Allemagne, avec ses dix-huit printemps en fleurs, que cette délicieuse Étourdie, qui poussait l’étiquette devant elle et désespérait si spirituellement les Maîtresses des Cérémonies, cachait un plan très habile et très arrêté, sous ces légèretés apparentes, et réalisait, non plus un Traité du Prince, mais un Traité de la Reine, qui était le machiavélisme de la pureté quand même. Plus fine que tous ces Français, cette Allemande, qui semblait naïve quand elle faisait dire à ce vieux campagnard de génie, Mirabeau l’Ancien, père de Mirabeau le Superbe, quand elle lui faisait dire dans son style, magnifiquement bourru : « Je me suis dit que Louis XIV serait un peu étonné, s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier, sans suite, ni page, ni personne, courant le palais et les terrasses, demandant au premier polisson de lui donner la main, que celui-ci lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. Autres temps, autres soins ! »

Il fallait, en effet, dans ce temps-là, d’autres soins que ceux du temps de Louis XIV ; mais il n’y voyait goutte, malgré tout son génie, le vieux Mirabeau ! car si cette monarchie des adultères de Louis XIV et de Louis XV pouvait encore être sauvée, c’était par cette enfant qui faisait entrer le naturel à Versailles, et qui avait compris que, pour être la maîtresse triomphante, comme elle était la femme légitime et la reine, il fallait d’abord chasser l’étiquette et humaniser le plaisir !

Il fallait les battre avec leurs propres armes, ces coquines charmantes et amusantes, qui avaient ôté cette ceinture, par trop serrée de l’étiquette, à ces sultans lassés qu’elle blessait… Il fallait que la vertu, chez soi, fût aussi aimable que le vice, sans cesser d’être la vertu ; et ce jeu difficile et dangereux, que seule une femme pure et trempée dans le Styx de sa propre innocence pouvait se résoudre à jouer, elle le joua hardiment, presque héroïquement, et elle perdit… Dieu ne voulut pas que la fille de Marie-Thérèse épargnât à la France et à la maison de Bourbon le châtiment qu’elle méritait pour avoir subi des Pompadour.

Elle eut bientôt tout le monde contre elle, et les puritains de l’étiquette, comme le vieux Mirabeau, et toutes les Du Barry possibles de la Cour et de la ville, qui durent viser au cœur de Louis XVI, cette cible heureusement répulsive, que, Dieu merci, elles n’atteignirent pas. Les femmes, elles, se connaissent en femmes ; elles ont le flair les unes des autres. La race des maîtresses ne se méprit point sur Marie-Antoinette. Elles virent le péril et s’ameutèrent. Elles virent que l’empire, leur empire à elles, allait rester à celle qui ne l’usurpait pas ; et de terreur, de désespoir, ce fut un déchaînement de fureur, d’atrocités et de perfidies, comme des femmes qui perdent le sceptre doivent en inventer ! Certes, nous ne faisons pas responsable de ces horreurs cette partie de la nation qui vivait dans l’ordre et dans la famille ; mais tout ce qui à la Cour était pour les maîtresses, comptait sur les maîtresses et vivait par elles, entra dans cette immense insulte conspirée contre Marie-Antoinette : oui, même ceux qui aimaient le roi, même les royalistes. Le premier pamphlet contre la reine est de Champcenetz. Et l’Histoire a été souillée à une si grande profondeur par ce débordement d’infamies, qu’elle en est noire encore, comme la mer après un orage, quand cet orage a été affreux !

VI

Telle est, en quelques mots que nous voudrions pouvoir appuyer davantage, la Marie-Antoinette que MM. de Goncourt n’ont pas cherchée au fond de l’échafaud, et qui s’y trouve pourtant, qui n’est pas une chimère, soyez-en bien sûrs ! Cette Reine des premiers jours, ils n’en effleurent que la robe flottante. Elle passe dans sa nuée rose, et c’est tout. Ils n’arrêtent pas, ils ne dessinent pas assez net cette gladiatrice de la beauté, de l’esprit, de la grâce suprême, cette jeune épouse qui ressemble à l’Archange du mariage chrétien, et qui vient engager le dernier combat contre le Démon des couches royales ! Cette perle-là, MM. de Goncourt ne l’ont point sertie, quoiqu’elle fût dans leur écrin. En racontant comme ils l’ont fait Marie-Antoinette, ce règne qui passe entre deux insultes : l’insulte de Louis XV, qui osa bien présenter Mme Du Barry à la Dauphine, femme de son fils, et l’insulte des Tricoteuses qui vouaient à la mort l’Autrichienne, ils n’ont raconté que la Reine, mais pas assez la femme du Roi. Ils ont dit aussi, et parfois admirablement, les agonies et les déchirements de la mère, de la mère qui a le plus souffert certainement sur la terre, après celle qu’on appelle la Mère de Douleur.

Mais il importait encore plus peut-être de montrer la femme dans Marie-Antoinette, et la femme avant que le malheur, la prison et toutes les tortures l’eussent rejetée plus fortement sur le cœur de son époux ; car ce qu’est souverainement Marie-Antoinette, ce qu’elle est par-dessus tout, c’est l’Épouse ! C’est le retour aux mœurs ! Avant d’être Reine, c’est la Femme ! et voilà ce que toute l’encre des Lauzun et des Michelet ne peut effacer ou voiler ! À l’heure où elle apparaît dans l’histoire, Marie-Antoinette y représente toutes les femmes légitimes ; et quand la Révolution la frappe, ce n’est pas seulement une femme, mais c’est le Droit même de la Femme, qui tombe frappé et décapité avec elle !