(1898) Émile Zola devant les jeunes (articles de La Plume) pp. 106-203
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(1898) Émile Zola devant les jeunes (articles de La Plume) pp. 106-203

Emile Zola devant les jeunes

I

Ce serait une étrange erreur de s’imaginer que la venue du génie est aussitôt accueille par l’allégresse générale et par la reconnaissance des nations. S’il est vrai que certaines œuvres supérieures ont, dès leur apparition, merveilleusement réussi, c’est qu’elles étaient le magnifique et pur reflet de leur époque, mais elles ne devançaient pas leur temps, elles ne laissaient en aucune façon présager les métamorphoses futures de l’humanité tressaillante. Des auteurs comme Corneille ou comme Cervantès, qui célèbrent les passions chevaleresques d’un âge entier, ont acquis les suffrages de leurs contemporains : ils peuvent être de grands poètes, ce ne sont pas des héros.

Exprimer une idée, c’est-à-dire découvrir un rapport inconnu, prononcer la bonne parole, investir les hommes d’une sensibilité nouvelle, voilà une mission sainte et admirable. On connaît notre conception du poète. Il régénère tout ce qu’il touche : son contact purifie. Si son sombre regard, d’une ardeur angélique, se pose tout à coup sur la fine pâte sculptée d’une rose ou sur le visage rayonnant d’une jeune femme, il perçoit, sous ces gracieuses apparences, un sens supérieur ; il les interprète d’une façon neuve, il leur découvre avec le reste du monde une analogie mystérieuse et des correspondances encore cachées.

C’est ainsi qu’il enrichit notre trésor moral, qu’il fertilise notre âme d’une semence auguste, qu’il précise et fixe, dans le paros ou par le verbe, des aspirations jusqu’alors balbutiées et obscures. Grâce à lui notre conception du monde deviendra plus haute et plus forte ; nous sentirons en notre être éperdu se clarifier nos émotions amoureuses : une brume se dissipe entre la terre et nous.

Mais vous pensez bien qu’une idée surgie ainsi à l’improviste, qu’un mode inusité de sensibilité vont offenser, troubler, bouleverser les anciennes mœurs, auxquelles nous conformions auparavant notre existence, qu’il va s’accomplir une révolution intellectuelle, destinée à modifier nos vieilles manières de méditer, notre goût de la nature et nos façons de frissonner. La guerre entre la foule et le génie, entre les partisans de la routine et le grand facteur de l’évolution humaine, le sublime architecte de l’idéal futur, cette guerre doit éclater inévitablement, violente, tragique, acharnée. À peine nous trouvons-nous en présence de son œuvre, à peine soupçonnons-nous le sens de sa pensée, qu’un sentiment de révolte et de haine nous enflamme, nous précipite contre cet homme. C’est une insurrection de toute notre chair, une répulsion presque physique : d’obscurs et amers instincts s’éveillent en nous ; et si ornés, si calmes que nous soyons, nous dirigeons à son adresse l’agressif appareil de nos insultes, de nos sourires et de nos sarcasmes. Car l’humanité redoute toujours un effort nouveau, je ne sais quel désir de repos, je ne sais quel sentiment de la quiétude existe profondément dans les consciences. Et pour ne point troubler la paix de leur cœur, les hommes, malaisément, renoncent à leurs erreurs. « Eh ! quoi, pensent-ils, l’hérédité, l’éducation et l’habitude avaient enraciné au fond de notre être des croyances prétendues vivaces, une foi que nous pensions immuable, des vérités que nous présumions absolues ! De quel droit cet homme vient-il saccager les entrailles de notre âme, ébranler ces temples intérieurs que chacun porte en soi ? Nous avions bâti pour notre repos un édifice moral, et, forts de la sagesse du passé, nous somnolions sous ces vieilles voûtes. Il nous va falloir les abandonner, errer, marcher, combattre encore, et rebâtir ! »

Tels sont donc les propos que tiennent la plupart des gens en présence d’une idée inconnue. Car ils ont la secrète intuition que l’on n’est jamais maître de l’idée, que nous sommes guidés et portés par elle, qu’elle possède une puissance intrinsèque, qu’elle suit un itinéraire tracé dans le monde, qu’elle subira des transformations et des métamorphoses imprévues impossibles à présager pour le moment, que nous devons la suivre docilement, en ignorant le pays où elle nous mène, vers quelle cité céleste, quelle terre nouvelle ou quelle contrée d’enfer elle pourra nous conduire dans l’avenir.

Chaque mouvement en avant dans le monde de la pensée et des faits entraîne donc une réaction inévitable, proportionnée à la violence de l’effort précédent et à la puissance de l’homme qui la détermina. Telle est la conséquence dans les phénomènes historiques et philosophiques des deux grands principes de la vie organique : le principe évolutif et le principe conservateur. L’expérience nous en fournit d’ailleurs des preuves constantes. C’est ainsi qu’à l’épopée napoléonienne succédèrent aussitôt la Restauration, des décrets rétrogrades, la sainte alliance des peuples. C’est ainsi qu’après le Romantisme, qui fut essentiellement un art d’émotion, de lyrisme et de liberté, nous voyons naître l’école parnassienne affirmant surtout des principes restrictifs, subordonnant le culte de l’émotion à celui de la forme, répudiant le désordre lyrique, et qui préfère, pour tout dire, la règle au génie.

C’est encore le même fait, le même jeu de bascule, auquel nous allons assister à propos de M. Émile Zola. Son œuvre déchaîna d’abord des tempêtes. Elle fut accueillie par des orages. Et la lutte qu’eut à soutenir le Naturalisme présente cette particularité, par quoi elle se distingue des précédentes querelles littéraires, que son retentissement immédiat fut considérable, et que, dans cette circonstance, à l’émotion des lettrés se mêla le grondement populaire. Car je suis sûr pour ma part que la querelle des Anciens et des Modernes, au xviie  siècle, n’intéresse guère qu’une centaine de personnes lettrées : académiciens, précieuses, abbés de cour, rhéteurs ou grammairiens. Les manifestes des romantiques ne furent guère commentés que dans quelques salons, et quant aux discussions des Parnassiens, elles émurent tout au plus les échos du passage Choiseul. C’est que toutes ces théories ne comportaient point de conséquences sociales. Il n’en est pas de même pour le Naturalisme. Dès que les œuvres du grand romancier eurent pénétré dans le public, ce fut une perturbation générale. Elles passionnèrent autant qu’une affaire politique ou qu’un événement national. La démocratie tout entière prit part à la polémique. Toutes les classes de la société ressentirent un choc et furent ébranlées. Des sarcasmes, des clameurs, des insultes, un formidable tumulte accueillirent l’auteur des Rougon-Macquart. Ce ne furent pas des discussions d’école sur la forme, le style, ou des questions techniques. Mais les problèmes moraux, toutes les passions humaines furent tour à tour soulevés et déchaînés.

Or cette émotion permanente, renouvelée et avivée à chaque ouvrage, suffirait déjà à dénoncer la présence réelle d’un génie créateur, à révéler sa puissance et à nous affirmer que le grand auteur de l’Œuvre et de Germinal demeure, en vérité, la plus vivante incarnation de cette seconde moitié du xixe  siècle, bouleversée par les découvertes scientifiques, par la montante marée des foules en rumeur, par le tragique fracas des industries ; et la haine qu’il provoqua suffirait à démontrer l’éternité de cet homme, émouvant et splendide comme une époque faite chair.

En un moment où le mépris des masses se trouve être, chez les intellectuels, un sentiment fort en faveur, peut-être paraîtra-t-il téméraire de faire, dans ces critiques, un cas quelconque de la popularité. Je sais que l’on feint de préférer aux suffrages du peuple la gloire d’être admiré par un petit groupe d’initiés. La volupté d’être incompris, la saveur de sentir sa pensée impénétrable, le goût de l’hermétisme, en un mot, affolèrent fortement plusieurs cervelles légères de notre époque. Ce sont là des poses enfantines et sans conséquence de quelques écrivains, qui précisément voudraient tirer gloriole de leur obscurité. Néanmoins, si nous nous en rapportons au témoignage de l’histoire, nous ne trouvons pas d’exemple que dans les arts un homme de génie soit resté ignoré. Consultez les anciennes littératures ! N’est-ce pas un sublime spectacle que celui d’Eschyle, porté triomphalement à l’Acropole après la représentation des Perses ? Voyez, au moyen âge, le retentissement de la Divine Comédie ! Enfin la popularité de Jean-Jacques, la renommée de Goethea, l’apothéose de Victor Hugo, ne constituent-elles pas un critérium suffisant de l’universalité du génie ?

Doit-on induire de cela que le retentissement d’une œuvre, que la notoriété, voire le succès de librairie, sont le signe d’un grand esprit et nous permettent de reconnaître un chef-d’œuvre ? Ce serait une sottise de le croire puisque nous voyons la célébrité sourire à tant d’auteurs médiocres et d’écrivains détestables. Mais je prétends que par définition même, l’homme de génie ne peut rester indifférent, puisque son âme correspond à toutes les âmes, comme le feu du soleil aux moindres fibres de la matière vivante, et que si la renommée n’est pas toujours une preuve de puissance intellectuelle, l’indifférence publique en est assurément une d’infériorité et de non-valeur.

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Émile Zola, comme tant de grands hommes, a connu cette bienheureuse fortune d’être à la fois populaire, discuté et honni. Car il peut paraître surprenant que, dans toute rénovation artistique ou religieuse, l’élite de la nation, chaque fois, s’interpose, et que, seuls, les humbles, les frustes, les natures vierges et frémissantes soient les premiers frappés par la bonne parole, s’enthousiasment pour l’œuvre nouvelle. On peut se persuader que si les messies des anciens âges ont rencontré dans la foule leurs martyrs et leurs apôtres, c’est encore parmi celle-ci que nos grands hommes découvrent leurs premiers admirateurs. Seuls, des adolescents et des parias sont capables de posséder les dons charmants du néophyte. Mais combien il serait vain de les rechercher parmi les classes dirigeantes et chez les intelligences qui composent l’aristocratie intellectuelle. Car vous ne verrez jamais un homme de cette élite, ayant acquis par toute une jeunesse d’étude et de travail, la science du passé, s’étant orné dans les universités, s’étant construit une certitude vers la vingt-cinquième année, vous ne verrez jamais un tel homme rejeter son savoir, renier ses croyances anciennes, pour accepter une foi naissante, se détruire suffisamment pour laisser brûler son âme aux lyriques flammes de l’apostolat.

À de tels esprits chez qui domine la culture et la politesse, n’allez pas demander de grandes passions ou des enthousiasmes profonds. Le criticisme s’est développé en eux. Vous les verrez occupés à faire des comparaisons, assidus à des jeux de rhétorique, rachetant leur pédantisme par un sourire de suffisance, essayant de compenser par quelque cabriole leur pesante argumentation. Ces gens, d’une distinction si surprenante, semblent être préparés à merveille pour percevoir les nuances du sentiment, les subtilités de la psychologie ou de l’esthétique. Ils pérorent sur des questions de détail, babillent sur des frivolités. Pourtant, si un homme pousse un cri d’éternité, elles ne l’entendent point ; pétrit de sa chair et de son sang une fresque vivante, elles ne le distinguent point, elles ne soupçonnent point son héroïsme. Admirablement placés pour juger le talent ou le métier d’un auteur, elles ne le sont nullement pour reconnaître à ses traits extraordinaires la présence du génie.

Voyez Veuillot, voyez Barbey d’Aurevilly, voyez Saint-René-Taillandier, voyez M. Brunetière, voyez tous ces critiques qui, tour à tour, ont bafoué Hugo, Nietzsche, Emerson, Zola ! Ce n’étaient cependant pas des personnes du commun. Ils avaient du caractère, toujours de l’érudition, souvent de la verve, et parfois de l’esprit. Mais l’éducation, tout un amas de vieille science, accumulée dans leur mémoire, obscurcissait leur lucidité, empêchait leur totale expansion. Leur rôle est de défendre les états d’âme en faveur ; ils sont les conservateurs du régime actuel ; ils opposent perpétuellement hier à demain. En aucun cas, de tels esprits ne sont enflammables, leur sensibilité demeure émoussée, leurs nerfs ne sont pas vierges. Leur fonction consiste à retarder les pensées en marche.

Aujourd’hui, bien que MM. Ferdinand Brunetière ou Gaston Deschamps n’aient pas encore déposé les armes, la réaction contre Émile Zola est heureusement terminée. Nous nous méfions, avec juste raison, des argumentations dont on voulut l’accabler, autant que des éloges de ses anciens amis. Le symbolisme, de qui la seule raison d’exister fut de s’opposer à l’esthétique de M. Zola, le symbolisme (un de ses derniers Benjamins, M. Mauclair, le déclarait récemment) a terminé sa carrière. Comme tout mouvement réactionnaire et négatif, voué par principe même à la stérilité, il n’a pu donner naissance à aucune œuvre. Il n’a su déterminer qu’un état d’esprit fébrile, énervant, maladif. Il n’a su dégager qu’une atmosphère insalubre et irrespirable, où achèveront de se déprimer ceux des hommes qui y vécurent. La nouvelle Jeunesse qui sourit maintenant à la vie, ravie et défaillante, aux premiers étreintes de la nature, a rejeté, on ne l’ignore plus, le spiritualisme brumeux, cette mysticité d’un autre âge qui ont obscurci les intelligences de toute une génération de poètes. Ils sont las de vivre dans les Tours d’ivoire déshonorées, dans les chapelles néo-chrétiennes, dans les officines décadentes. Ils ont soif d’air et ils ont ouvert toutes grandes les fenêtres. Je pourrais citer trente noms de jeunes hommes qui ont écrit déjà plusieurs volumes, et qui constituent l’élite de notre âge, auxquels l’art des Mallarmé, des Gourmont et des Kahn répugne abominablement.

Aux portes du xxe  siècle, ils réclament de la beauté et du génie ; ils désirent vivre simplement avec harmonie et selon la justice. Ils possèdent la religion du travail et l’amour de la santé. Une foi toute païenne gonfle leur poitrine. Et pleins de respect pour le grand siècle qui va finir, le Siècle de la Science, dont il sont les fils, ils en distinguent chez Zola la vivante incarnation, et dans l’épopée des Rougon-Macquart, le grandiose déroulement. L’heure a sonné, pour cet homme, de la consécration, de la splendide consécration du génie par la jeunesse. Les sites en fleurs et luxuriants de ses livres ondulent désormais parmi l’imagination des poètes. Voyez : Serge et Albine enlacés, les bras en liane, se promènent sur les gazons qui palpitent, défaillent dans la symphonie des senteurs végétales, tandis que sous les charmilles du Paradou, les roses toutes brûlantes se gonflent comme des seins d’amoureuse. Les grands animaux des campagnes s’accouplent candidement sur la terre nuptiale. Le vieux père Pascal échafaudé silencieusement son rêve de science. Et sur les paysages de houille et de ténèbres, nous voyons resplendir pour l’éternité la rouge et tragique figure de Souvarine, parmi le chœur innombrable et tumultueux des travailleurs sacrés.

Car l’heure a sonné pour Émile Zola ! Et comme Voltaire, comme Goethe et comme Hugo, voici qu’il entre, vivant, dans la Gloire.

Je crois utile de prévenir le lecteur que cette étude, d’un ordre purement littéraire, a été écrite avant les récents événements et ne présente avec eux aucun rapport.

II

Prendre conscience de soi-même, de sa destinée particulière d’abord, et ensuite de son époque, je ne sais pas, à l’heure actuelle, de problème plus embarrassant pour un jeune Français. À peine sommes-nous sortis des écoles, où l’on reçoit une éducation insuffisante, tout à fait anachronique, que nous sentons la nécessité de nous construire une opinion et de donner à notre âme, à nos croyances, une certaine stabilité ! Nous savons, bien que nous sommes des forces, mais comment utiliser nos talents ? De quel côté diriger notre activité ? Je ne connais rien de plus terrible, dans l’existence intellectuelle, que cette perplexité dans laquelle nous sommes plongés.

Assurément, les manuels ne nous manquent point. On en a fait pour tous les goûts. Des professeurs d’énergie, à la cervelle un peu légère et au verbe captieux, certains nerveux, quelque peu dégénérés de Stendhal, différents disciples de Loyola, mieux doués pour exprimer les pensées d’autrui en des phrases faisandées, toutes pourries d’archaïsme, que pour exprimer des idées originales avec quelque esprit de suite, toute sorte d’aimables personnes ne nous ont guère épargné leurs méthodes surannées. Mais l’élégant didactisme de ces directeurs d’âme nous a si peu conquis, leur grâce sophistique nous est apparue si évidente, que notre esprit, pour un instant, s’est détourné de la tradition française.

Nous avons dû chercher des génies exotiques. Nous avons tenté, d’aventure, de nous enflammer pour Tolstoï. Puis, nous avons soumis notre sensibilité au joug sauvage et génial de Richard Wagner. Comme ces belles patriciennes de la décadence romaine, qui, pour l’assouvissement de leur fine chair, de cette blanche argile vivante habituée, cependant, à des caresses plus délicates, recherchaient avec furie la brutale étreinte des Barbares, nous nous sommes abandonnés dans les bras du géant ; nous acceptâmes d’être terrassés, d’être meurtris par les rudes sonorités de l’Or du Rhin, jusqu’au jour où nous avons compris que c’étaient nos propres défaites que célébraient toutes ces sonneries et tous ces tonnerres, que c’était le triomphe grandissant d’une autre race. Enfin, les lucides héros de M. Henrik Ibsen, un soir, nous ont aussi séduits. Tous ceux qui se trouvaient là s’en souviendront. C’était au théâtre des Bouffes du Nord, dans une grande salle faubourienne et triste, perdue en plein quartier ouvrier, où s’entassait l’élite de tout un peuple. De farouches acclamations accueillirent les âpres tirades d’Un Ennemi du Peuple. L’individualisme véhément et hautain du Docteur Stockmann fut regardé ainsi qu’une foi nouvelle, comme la seule religion des hommes modernes, pour laquelle devaient lutter, désormais, tous les penseurs et les poètes. Ce soir-là, on se crut mûr pour une révolution. Plusieurs personnes ont prétendu depuis que M. Émile Henry assistait à ce spectacle. Et je sais des jeunes gens, en sortant, qui, ayant perdu la pensée du sommeil, embrasés par des flammes inconnues, chantèrent, toute la nuit, d’espoir sous les étoiles.

Mais nous dûmes, peu à peu, abandonner ces éducateurs, dont la doctrine s’appropriait si peu à nos aspirations. Nous retombâmes dans notre fièvre, dans notre doute. Enfin, nous nous sommes ressaisis. On le sait, la nouvelle jeunesse a renoué d’augustes traditions. Née après 1871, régénérée en quelque sorte par les désastres de la dernière guerre, elle désire ne plus user ses nerfs dans la pratique du dilettantisme, ne plus se stériliser dans les jeux puérils de l’idéologie. S’étant enfin affranchie de la mysticité, elle considère le romantisme, art chrétien, comme la pire maladie dont ait souffert l’esprit français. C’est dans ce sentiment qu’elle est allée chercher, parmi les philosophes du xviiie  siècle, la nourriture de son âme. Cette substantielle pensée, formulée dans une langue limpide et lumineuse,, qui fut assez forte, autrefois, pour engendrer des héros admirables et pour déterminer la Révolution française, était encore suffisamment vivante pour régénérer la race actuelle et fortifier notre jeune sang. La sensibilité mélancolique et ardente d’un Jean-Jacques Rousseau, la logique et le feu d’un Diderot, le charme tendre et naïf d’un Bernardin, la grâce robuste et fougueuse d’un Restif, convenaient fortement à nos esprits quelque peu déconcertés par l’abus des nuances et des subtilités. C’est à ces hommes que nous devons notre salut. Ils ont élargi les notions que nous nous sommes formées de la terre. Ce sont eux qui ont affirmé les premiers le culte de l’homme, qui nous ont donné la foi dans l’évolution universelle et dans le progrès de la pensée. Aussi devons-nous les admirer, eux et leurs continuateurs, les Auguste Comte et les H. Taine, comme des pères intellectuels et les fécondateurs de la patrie.

Les jeunes poètes, aujourd’hui, possèdent donc ceci de délicieux, qu’étant adeptes de la morale utilitaire, respectueux du mouvement scientifique, leur flamme naturelle, en eux, n’est nullement éteinte. Ils peuvent être partisans de la pensée positiviste, sans que leur imagination et leur lyrisme soient pour cela desséchés. Or animés de semblables croyances, nous devions, peu à peu, nous prendre d’affection et d’enthousiasme pour M. Émile Zola, le premier auteur qui, chez nous, rompant avec la tradition romantique, fut l’apôtre ardent et génial de cette pensée positiviste, de cette morale utilitaire, et qui basa les règles essentielles de son esthétique sur les principes mêmes de la science.

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On peut s’étonner que l’œuvre de M. Émile Zola, qui est si répandue en France, qui, dans les Universités étrangères, se trouve être la lecture favorite de la jeunesse pensante, ait mis aussi longtemps à conquérir notre élite nationale. Pourquoi n’a-t-on pas distingué plus tôt ses intentions ? Pourquoi s’est-on si souvent mépris sur sa pensée ? Voilà, je crois, un phénomène de psychologie sociale extrêmement curieux, dont on s’est efforcé, bien des fois, de découvrir la cause.

Certain psychologue portugais, naturalisé nancéien et qui a des ambitions politiques, tentait naguère d’expliquer ce cas, assurément singulier, d’un auteur dont l’œuvre, chez nous, est si notoire, alors que le sens de sa pensée est pour ainsi dire méconnu. J’ose prétendre qu’il l’expliqua d’une façon fort superficielle en usant, sans bonheur, de la méthode de M. Taine. « Si Zola, nous dit-il, a été, toute sa vie, en lutte avec l’opinion publique, cela tient à l’origine vénitienne de l’auteur des Rougon-Macquart. » Ce raisonnement, si bref qu’il puisse paraître, serait pourtant exact, s’il se trouvait basé sur des observations plus rigoureuses. Le père du grand écrivain, M. François Zola, ingénieur de mérite et bienfaiteur de la Provence, était en effet d’origine italienne, mais la mère du romancier, née à Dourdan, en pleine Île-de-France, d’une vieille famille beauceronne, était, celle-ci, bien française, de sorte que nous constatons chez Émile Zola un mélange de sang fort intéressant. Son hérédité particulière reproduit en petit l’hérédité même de la race française, de qui la substance première, d’origine celtique, fut constamment régénérée par la vigueur et la grâce de l’esprit latin. Si l’on ajoute enfin que Zola né à Paris, élevé en Provence, a reçu une éducation semblable à la nôtre, a toujours imprégné sa pensée de l’esprit de nos auteurs, on ne pourra s’arrêter plus longtemps à cette futile explication.

La question est en vérité, beaucoup plus complexe. Elle tient plutôt à l’état actuel de nos mœurs, aux funestes méthodes de notre enseignement philosophique, à une infinité de petites circonstances secondaires, enfin, qui ne sont point négligeables.

Cela remonte assez loin. Dès ses débuts dans la littérature, l’art révolutionnaire d’Émile Zola suscita, comme on le sait, les plus ardentes querelles. Ayant violemment froissé la susceptibilité des universitaires par la rudesse de ses critiques, s’étant fait d’autre part, par la nature toute païenne de son génie, des adversaires acharnés parmi les catholiques, il ne tarda pas à se voir l’objet de la plus grande hostilité qui ait jamais accueilli un auteur. Il y eut contre lui une coalition formidable, dont les amis mêmes de Zola, jaloux de sa gloire naissante, encouragèrent les assauts. À tout ce bruit se mêlèrent bientôt les satires des chansonniers, les plaisanteries de nos chroniqueurs de gazette. Jamais, peut-être, il n’y eut autour d’un homme autant de mauvaise foi. On commença dans le public une campagne de calomnies et d’outrages. Le sens de son œuvre fut défiguré. On fit de sa personnalité littéraire d’iniques portraits. Et, le pis fut que cette campagne devait merveilleusement réussir. Car, nous le savons trop, hélas ! Et Goethe, au siècle dernier, le constatait déjà : « Pour le lecteur français, l’admiration est un joug insupportable. Il est toujours prêt à se ranger du côté de l’envie, et le grand écrivain doit voir en lui l’allié de ses ennemis ! »

C’est ainsi que l’opinion publique, chez nous, fut tout à fait faussée à l’égard de Zola. On lui a fait une réputation d’obscénité, de grossièreté, à lui dont l’œuvre est chaste et tendre, dont certaines pages, simples et rudes, atteignent la grande simplicité biblique. On lui a fait une réputation d’immoralité, à lui qui fut le vulgarisateur de la morale nouvelle, de cette morale qu’on pourrait appeler « la morale du plein air », et dont l’unique règle, l’auguste précepte consiste dans le respect, l’adoration des lois de la nature. Ce fut une campagne honteuse et dégoûtante ! Je n’en sais pas de pire, assurément. Et ceux qui l’ont menée seront flétris devant l’histoire. Car dénaturer une œuvre par de fielleuses diatribes, et fausser sa signification, il n’y a point, que je sache, pour un critique, de besogne à la fois plus sotte et plus basse, plus vaine et plus misérable.

Oui, quand Zola, récemment, s’est plaint qu’on ne le lisait pas, le public a crié au paradoxe, on a cru que c’était une énorme boutade ! Rien, pourtant, n’est plus véritable. Quand on lit Zola, c’est toujours avec une opinion préconçue. Et, il faut bien le dire, on le lit trop comme un auteur des chemins de fer, comme un Richepin ou un Hector Malot, par exemple. On le lit d’un œil distrait, à la légère, sans le respect, le recueillement qui conviendrait dans l’occurrence. On ignore ses théories, les raisons profondes qui le guident, on ignore ses commentaires, ses livres de critique qui sont des chefs-d’œuvre de netteté, de dialectique et de finesse. On ne se rend pas compte de la place vraiment extraordinaire qu’il occupe dans les annales non seulement de notre littérature, mais de la littérature universelle.

Et quand je pense que, à l’étranger, on ne l’aborde pas sans ce trouble mystérieux qui caractérise l’approche du génie ; quand je pense que, à l’étranger, les natures saines, les âmes bien nées et délicates, l’envisagent, avec ce recueillement qu’on éprouve seulement en présence d’un Hésiode ou d’un Eschyle, d’un Rousseau ou d’un Goethe, je me sens affligé d’une grande tristesse et j’éprouve les pires craintes au sujet de notre état d’esprit ! Il est vrai que nous étions si mal préparés pour le comprendre. Ailleurs, du moins, dans les Universités, on a médité, sur Spinoza, sur Darwin, sur Comte, sur Emerson. On est au courant de la pensée moderne, les cerveaux sont pénétrés de la philosophie panthéiste. La plupart des esprits ajoutent foi à la doctrine de l’évolution, de la sélection divine des espèces, du transformisme auguste et merveilleux des races. Grâce à un enseignement plus conforme aux nécessités contemporaines, les lettrés sont au courant du mouvement scientifique. Par leurs idées, ce sont des hommes de leur temps, et ils ne vivent pas, comme chez nous, dans une atmosphère anachronique, dans un monde d’un autre âge, séparés du reste de la nation, formant de plus en plus une caste à part, condamnés à l’archaïsme, réduits à traduire des frissons isolés, à exprimer, au lieu des mystères du monde vivant, les péripéties de leur rêverie intérieure.

Ah ! cette éducation philosophique que l’on donne aux jeunes hommes, dans nos facultés françaises, combien nous en avons souffert, que de cerveaux en furent empoisonnés ! Je ne sais point d’enseignement plus retardataire. C’est à peine si on tient compte de l’effort du xviiie  siècle. Les théories socialistes et économiques des écoles allemande, anglaise et française sont passées sous silence. Le spiritualisme à l’eau de rose de Victor Cousin reste toujours en faveur dans nos sorbonnes, et c’est cette doctrine, conçue dans les journées réactionnaires de la Restauration, qui demeure la substance de notre enseignement supérieur. Croit-on donc que ce soit avec cette philosophie de l’ancien régime que la pensée française sera régénérée. Il y a là un grand danger social. Le système philosophique de Victor Cousin est trop terne, trop médiocre. Il n’a point la puissance suffisante pour nous mettre en garde contre les retours, toujours à craindre, de la religiosité et du mysticisme chrétien. Et pareille éducation nous met vis-à-vis des autres peuples, dans un état lamentable d’infériorité. Elle nous rend impossible la compréhension de la vie contemporaine, et l’on ne saurait s’imaginer l’influence néfaste qu’elle eut sur la récente littérature.

Si l’opinion publique, égarée, d’ailleurs, par les déclarations des Catholiques et les diatribes des Universitaires, s’est effarouchée comme elle le fut de la parole d’Émile Zola, c’est qu’elle était anémiée par cette éducation imparfaite, c’est qu’elle n’était pas assez mûre encore pour l’entendre. Pauvre terre de France qui oublie avoir donné naissance au grand Rabelais. Dans quel état de dégénérescence sommes-nous tombés. Nous ne sommes plus capables de boire l’antique vin écumeux de nos vignes françaises, et le parfum de la vraie vie nous est insupportable !

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Or, le fait existe désormais ! On saura plus tard que l’auteur des Rougon-Macquart a pu écrire pendant trente ans, et que sa pensée est restée méconnue de ses contemporains. Et ce sera la honte de notre époque. Car je tiens à le dire ici, quoique le talent de Zola soit reconnu de tout le monde, de rares savants, seulement quelques docteurs ont su pénétrer le sens de son œuvre, et personne, même ceux qui se dirent ses disciples, n’en ont compris toute la pureté.

Oh ! ces disciples ! Comment la critique a-t-elle pu confondre ainsi l’art de ces naturalistes qui vinrent se grouper autour de M. Zola avec celui du Maître. Je ne parle point de MM. Léon Hennique et Henri Céard qui sont des esprits distingués, mais dont les tendances étaient plutôt parentes de celles des Goncourt. C’est aux Maupassant, aux Paul Alexis, aux Huysmans que j’en veux, à ces commensaux que Zola daigna recevoir à Médan, et qui n’étaient pas dignes d’en passer le porche. C’est à cause de ces écrivains que l’on a pris une vue aussi restreinte, aussi mesquine du naturalisme.

Comment a-t-on pu se tromper à ce point ? Un naturaliste M. Huysmans ! cet écrivain maladroit, âpre et trivial qui vous raconte avec une sécheresse de greffier ses troubles de dyspeptique et ses manies de névrosé ? Un naturaliste, M. Paul Alexis, qui confond si naïvement Duranty avec l’auteur de Germinal ? Mais il suffit de parcourir ses notes sur Zola pour s’apercevoir qu’il n’y a rien distingué. Quelle accumulation de petits faits, de racontars sans portée dont il n’a su tirer nul développement, nulle grande idée, nul aperçu subtil ou ingénieux. Je ne sais point de plus mauvais panégyrique ; les critiques de M. Brunetière n’ont pas été plus nuisibles à Zola que cette malheureuse apologie d’un ami, et quand M. Paul Alexis écrivit un jour que le naturalisme n’était pas mort… vraiment ce n’était pas sa faute. Mais ce qui m’irrite, ce qui me surprend davantage, c’est que certaines gens osent encore comparer quelquefois la verve anecdotique de M. Guy de Maupassant avec la fugue lyrique et le large talent d’Émile Zola, un auteur d’historiettes plaisantes avec le grand poète épique de la vie contemporaine.

En vérité nous ne nous faisons pas de Zola, une idée aussi basse et étriquée. C’est une sorte de prodigieux Pan, a dit Saint-Georges de Bouhélier. C’est donc ainsi que nous l’envisagerons. Que sont les historiettes de Maupassant auprès des grandes scènes de la Terre, de tant de pages augustes et vivantes comme la mort du Docteur Pascal, mourant ainsi qu’un Socrate moderne, en devisant avec son disciple des grands problèmes humains, ou bien encore comme la suave et tragique idylle dans l’Œuvre, de Claude et de Christine. Émile Zola a donné au roman sa forme définitive, il lui a imposé des règles précises et harmonieuses. Il a fait accomplir à l’art une évolution admirable et son œuvre demeure consubstantielle à l’histoire sociale de la patrie française, à la marche même de l’humanité.

III

Un jeune poète de la génération nouvelle, M. Joachim Gasquet, s’exprimant sur Émile Zola, a trouvé pour le caractériser cette phrase expressive et solennelle : « Il est, à nos yeux, l’un des types le mieux achevé des sages nouveaux, il représente pour nous l’homme moderne accompli, dont la conscience réfléchit la raison universelle des choses et dont le cœur bat à l’unisson de la sève du monde et de Dieu ! » Ce sont là de judicieuses paroles, sur lesquelles nous ne saurions trop méditer.

Émile Zola, en effet, est un sage. Et j’estime que l’exemple de sa vie peut être proposé aux jeunes hommes de notre âge. Ce n’est pas un de ces sages des temps antiques qui vit retiré du monde, menant une existence quelque peu égoïste dans la contemplation des choses métaphysiques, boudant la vie, souriant de la turbulence des hommes, jouissant de son savoir dans la compagnie de quelques familiers, et, ce me semble, sacrifiant déjà au culte du Moi, des milliers d’années avant qu’un rhéteur de notre connaissance en eût réglé les rites. Celui-ci, au contraire, ne renonce pas à la vie terrestre, il ne croit qu’à elle seule et il l’accepte avec tous ses devoirs, avec toutes ses souffrances. Il s’identifie à son époque, il en tire toutes les joies de son cerveau et de ses sens, il en extrait la substance de son œuvre.

Cette vie sublime de Zola, qui donc en fixera l’histoire, qui donc en décrira la trajectoire, au cours d’une monographie mémorable ? Ce sera une édifiante histoire qu’un tel récit, consacré tout entier à l’apologie du travail et de la volonté. Nos neveux pourront en tirer un immense profit. Assurément, il est possible que les âmes chimériques et romanesques n’y trouvent pas leur compte et qu’une semblable narration ne satisfasse aucunement des imaginations romantiques. Ce serait fort compréhensible, car la légende n’enveloppe pas sa figure de cette brume légère et lointaine, grâce à quoi, une infinité de personnages fameux ont acquis de l’attrait, un fabuleux prestige. Jamais il n’a pris de postures savamment étudiées ; il ne s’est point imposé d’attitude. Il a voulu que sa vie se passât au grand jour, harmonieuse et simple comme celle d’un bûcheron ou celle d’un artisan.

Vous vous souvenez sans doute, de la façon, si pittoresque et pathétique, dont Marat concevait la dictature. Il souhaitait un dictateur prisonnier et asservi, muré dans une maison de verre, ne pouvant faire aucun geste, ne pouvant avoir une pensée qu’elle ne soit aussitôt connue de tous les hommes. Eh bien Zola, toujours et sans cesse, a vécu comme le dictateur de Marat. Il ne nous a caché ni ses actes ni sa pensée. Il nous a dévoilé toutes ses misères, jusqu’à ses méthodes, jusqu’à ses tourments de créateur. Les pires dangers ne lui ont pas interdit de crier son opinion. Sa franchise est extraordinaire. On sait avec quelle bonne grâce il s’est soumis à l’enquête physiologique du docteur Toulouze, comment il a osé subir ses épreuves dont tant d’hommes seraient restés amoindris. Le jour approche où l’on apprendra la vaillance de ce héros moderne qui, lui surtout, a su mener une « Vie de Cristal » et qui ne s’est pas contenté de s’écrier « de la lumière ! » mais qui l’a recherchée toute sa vie !

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Je voudrais dire, d’abord, l’enfance de Zola ; elle nous permettra de mieux comprendre l’homme, et comprenant mieux l’homme, de nous faire une idée plus exacte de son œuvre totale. Dans cette calme et délicieuse cité d’Aix, qui a conservé toute sa suavité païenne, il a grandi comme un jeune faune. La jeunesse qu’il y a passé fut une véritable débauche de nature, une splendide orgie de plein air. Il s’était pris d’amitié, de bonne heure, avec Cézanne, qui devait devenir plus tard l’émule de Monet, dans le grand effort de l’école impressionniste. Et tous deux, avides d’azur et fous de vivre, menèrent aussitôt une vie buissonnière de poulains échappés. Ces heures joyeuses de leur vie d’enfance, il semble que, dans l’Œuvre, M. Zola ait voulu les rappeler, et je ne saurais mieux faire que de lui laisser la parole : « Tout petits, dès leur sixième, ils s’étaient pris de la passion des longues promenades. Ils profitaient des moindres congés, ils s’en allaient à des lieues, s’enhardissant à mesure qu’il grandissaient, finissant par courir le pays entier, des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient au petit bonheur de la route, au fond d’un trou de rocher, sur l’aire pavée, encore brûlante, où la paille du blé battu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanon désert, dont ils couvraient le carreau d’un lit de thym et de lavande. C’étaient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d’êtres seuls et d’être libres… Ils avaient douze ans à peine qu’ils savaient nager, et c’était une rage de barboter au fond des trous, où l’eau s’amassait, de passer là des journées entières, tout nus à se sécher sur le sable brûlant pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s’enfonçant jusqu’aux oreilles et guettant, pendant des heures, les cachettes des anguilles. Ce ruissellement d’eau pure, qui les trempait au grand soleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins échappés, lorsque, jeunes hommes déjà, ils rentraient à la ville par les ardeurs troublantes du soleil de juillet. »

Admirable éducation païenne, exceptionnelle hélas, à notre époque, bains de flammes, de verdure, de soleil, où l’âme se retrempe dans le sein de la terre, admirable éducation qui forme les tempéraments riches et les esprits robustes. Je suis certain que les grands poètes des anciens âges n’en connurent point d’autres. Et j’imagine que Sophocle enfant, polissonnant avec les petits gamins d’Athènes, ne s’amusait pas autrement dans les joyeux faubourgs, que le jeune Zola, trois mille ans plus tard, qui bondit, sur les rives escarpées de l’Arc, ou qui escalade les pentes rougies du Tholonet, tandis que les lointaines montagnes, au couchant sacré, scintillent et ondulent dans des vapeurs violettes.

Au seuil de vivre, Zola n’a donc pas connu, comme tant d’adolescents modernes, cette atroce, cette infernale mélancolie qui jette en eux la fièvre et le trouble, pour toute leur existence. Il n’a pas ouvert la Critique de la Raison pure, avant même de connaître le goût des pommes mûres ou l’incisive senteur des verveines. C’est auprès des étangs nostalgiques luisants de lune et tout crépus de mousse, qu’il a lu Lamartine. Et le lyrique tonnerre du verbe de Hugo, c’est au pied des monts prophétiques qu’il l’entendit gronder un jour. Le ver du doute n’a donc point rongé son cœur au printemps de l’adolescence. Mais il s’est roulé sur la poitrine de Pan. Il a rajeuni sa race, dans cette absorption de tout son être parmi les éléments de la nature. Comme le rosier ses roses, il a laissé fleurir ses instincts. Et c’est de là que vient assurément cette splendide richesse sensorielle qui n’appartient qu’à lui, c’est de là que vient encore cette sève généreuse que rien ne devait plus tarir. Oui, plus tard, il a pu méditer les philosophes dans la salle austère et sombre des Méjanes sans que jamais ces graves lectures aient pu le dessécher.

Mais, ce qu’il acquit aussi, au cours de cette luxuriante enfance vagabonde, indisciplinée, sans bride, ce fut un goût violent de l’indépendance, ce fut son caractère de révolté. En aucune occurrence ce splendide ouvrier, bâti pour accomplir de grandes tâches dans de grandes époques, n’accepta les principes étroits qui déparent, aujourd’hui encore, la société contemporaine. Cet être tendrement passionné, véhément adorateur des simples mœurs et des sites naturels, s’effaroucha toujours des préjugés sociaux, des préceptes a priori de la morale artificielle, de toutes les complications actuelles qui s’opposent au rouage harmonieux et logique de l’éternelle humanité.

Il l’a bien prouvé par la suite, dès ses premiers débuts dans la presse, menant l’ardente campagne d’art que l’on sait, qui devait mettre en valeur le nom d’Édouard Manet. Et depuis, on l’a vu riche et illustre par son labeur, président de la Société des gens de Lettres, représentant notre esprit national à Londres et à Rome ; plus tard on l’a vu même assis au banc de la cour d’assises, mais jamais on ne le vit renoncer à ses rêves, toujours plus grand, toujours plus farouche, tandis que sa gloire augmente et grandit, d’heure en heure.

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Or, une pareille éducation, parmi les gaies campagnes, au milieu des troupeaux et des arbres, était-elle assez suffisante pour tremper un homme comme Émile Zola et pour le déterminer dans la vocation qu’il a suivie ? À la vérité, je ne le crois pas. Certes, elle eut l’exquis résultat de pacifier ses nerfs, de donner à ses sensations de la jeunesse et de la force. Elle a doté son génie d’une fraîche et robuste suavité, et cependant, préparé de cette façon, il fût resté, sans nul doute, le délicieux poète d’églogues qu’il s’était révélé, tout d’abord, dans ses charmants Contes à Ninon. Peut-être, aussi fût-il devenu le chantre abondant et lyrique de la chair en fête, accomplissant, dans notre prose française, une œuvre analogue à celle qui fut, dans un autre art, celle du magnifique Rubens. Peut-être se fût-il exalté dans une sorte de gigantesque symphonie sensuelle, mais il n’eût jamais été le grand écrivain social, humanitaire et panthéiste, à la fois, qu’il restera devant l’histoire.

Ce qui réussit à dégager le génie de Zola, ce fut son amour de la science. De bonne heure, en effet, — et ses historiographes n’ont pas manqué de nous l’apprendre, — il dirigea son attention vers les sciences physiques, naturelles et chimiques, car son goût pour les phénomènes concrets et ses penchants d’observateur l’attiraient fortement vers ces sortes d’études. Son amour pour la matière vivante ne pouvait que grandir et se fortifier, dans de semblables occupations d’esprit, et je suis persuadé que ses croyances positivistes datent de cette époque. C’est à cette époque que ses sensations se coordonnèrent et qu’il put se faire une vision générale du monde vivant. Il eut l’intuition que l’art qui est une création de la nature ne pouvait avoir d’autres règles que celles qui régissent le reste de l’univers. Grâce à la science, il put prendre possession de son équilibre définitif. Ce fut la science qui lui fournit non seulement sa méthode, mais encore cette foi puissante dans la vie, où ses aspirations de jeune païen devaient retrouver leur satisfaction.

Cette méthode dont nous avons tant besoin, que nous réclamons tous, pour ne pas retomber dans le mal romantique, pour ne pas recommencer les errements des symbolistes, cette méthode scientifique, Émile Zola en a usé le premier, dans l’édification de l’œuvre d’art. Je n’insisterai pas sur cet « art expérimental » qui fut tant de fois discuté. Je n’entreprendrai pas ici l’examen de la fameuse formule renouvelée de Bacon et de Diderot : « Une œuvre d’art, c’est un coin de la nature vu à travers un tempérament. » Ce que je voudrais dire, c’est sa croyance en l’unité de la substance et de l’origine, qui lui conféra le don de l’Harmonie. Zola ne croit pas que le monde spirituel s’oppose au monde physique. Mais il sait que les éléments et les âmes obéissent aux mêmes frissons éternels, que la psychologie, n’est pas distincte de la physiologie, mais que ses deux sciences se complètent, s’éclairent, l’une par l’autre. C’est dans cette situation d’esprit qu’il commença son étude de l’Homme.

Toujours il avait été hanté par l’idée d’énormes travaux. Et il convient de le constater ici, les grandes conceptions du père de Zola, auteur de plans gigantesques, et qui avait projeté pour Marseille la construction d’un nouveau port, se retrouvent et se reproduisent dans les rêves de l’écrivain.

À vingt ans, on le voit rêvant d’une vaste trilogie poétique, la Genèse, qui eût célébré la naissance des mondes et l’apparition de l’humanité d’entre les entrailles de la matière. C’eût été une sorte d’illustration romanesque de l’Origine des Espèces, une œuvre impossible et de titan. Et si je fais mention de ce projet, c’est qu’il était vraiment significatif. Il nous montre quelles étaient, à cet âge, les tendances d’esprit d’Émile Zola. Nourri de la science moderne, il voulait chanter la descendance des races sur la terre, évoluant et se métamorphosant, dans la tempête des éléments. Il voulait chanter la vie universelle, qui est la marche du chaos vers l’ordre et vers l’harmonie.

Mais c’eût été recommencer une nouvelle Légende des Siècles, donnant trop d’envergure à l’imagination, au rêve, à l’hypothèse. Or, Zola avait à choisir entre deux traditions également puissantes, la tradition romantique, qui avait eu avec Victor Hugo sa suprême apothéose, et la tradition réaliste dont Balzac nous avait donné le bégayement génial. Ce fut à cette dernière que, naturellement, il se rattacha. Toujours séduit par les problèmes de la sélection et de l’hérédité des espèces, il se tourna vers la vie moderne. Et sachant que le petit reproduit le grand, et le particulier le général, comme le phénomène contient la loi, il détacha du grand arbre des races une grappe humaine, forte, gonflée de vie et de soleil. Il résolut de l’étudier comme un naturaliste : l’Histoire naturelle et sociale d’une famille était conçue.

IV

Si la destinée littéraire d’un écrivain reproduit les courbes principales de sa vie quotidienne, la littérature d’un peuple, également, subit des métamorphoses successives, selon les phases de son histoire. Les plus subtiles variations de la pensée humaine, sont — toujours — déterminées par des causes profondes que l’on peut, sans peine, retrouver dans les entrailles ténébreuses des races. C’est ainsi que le Romantisme, dont Émile Zola libéra les générations futures, peut nous paraître aujourd’hui la plus étrange des anomalies, une monstrueuse facétie de géants magnifiques. Mais il est vrai, pourtant, qu’il fleurit à son heure, d’une forte floraison fatale et naturelle.

Les Romantiques sont venus, au matin de ce siècle, comme des fils enfiévrés et tumultueux de la Révolution et de l’Empire. Nous connaissons tous, désormais, la brillante histoire de cette légion glorieuse, qui rêva de recommencer, dans les régions de la pensée, les éclatants faits d’armes de la Grande Armée. Ces fiers poètes furent les enfants sacrés de héros très sublimes. Ils étaient nés dans ces nuits de Paris dont parle Bonaparte, — nuits triomphales et furieuses, consacrées par Vénus elle-même, pour réparer, dans les orgies des noces, les sanglantes brèches de la Victoire. Les plus âgés avaient entendu retentir le tocsin de 93, et les plus jeunes furent réveillés des limbes inconscients par le fracas des canons tonnant aux Invalides. Les songes de leur enfance avaient été troublés par des récits merveilleux. Ils avaient vu passer l’Empereur, — ô prodige, — emporté, sombre et hagard, dans le galop de sa berline.

Vous pensez bien que de pareils spectacles leur avaient fait une âme épique. Ils étaient marqués au front pour le triomphe. Leur imagination s’embrasait dans des rêves en feu. Mais comment réaliser leurs ambitions, dans cette époque où ils vivaient ? Quand ils eurent vingt ans, la Restauration était au pouvoir, et jamais gouvernement ne fut plus terne, si ce n’est la IIIe République. Les plus bas intérêts, seuls, se trouvaient en jeu : d’un côté, les émigrants revenus d’exil s’efforçaient de reconquérir leurs anciennes prérogatives ; de l’autre, une caste nouvelle, qui devait son élévation à la faveur des événements, défendait ses conquêtes, sa fortune et ses biens. À ces jeunes gens si avides d’exploits, la vie, la société et les mœurs de leur temps paraissaient donc impraticables. Il n’y avait que les arts et les belles-lettres qui pussent les attirer. C’est dans ce sens qu’ils dirigèrent leurs énergies !

Est-il utile d’insister sur leurs états d’âme ? On comprendra, sans peine, qu’ils ne pouvaient se contenter de l’esthétique en cours. Les méthodes d’art, les genres de littérature, qui avaient été suffisants pour le public de l’ancien régime, leur paraissaient singulièrement décrépits, ternes et surannés. En vingt ans, l’humanité avait marché à pas de titans. Il fallait édicter la liberté en art, comme on l’avait édictée en politique. Et ils le firent. Il fallait proclamer les droits de l’Écrivain, comme la Révolution avait proclamé les droits de l’Homme. Et ils le firent. Il fallait marcher à l’assaut de la chancelante bastille littéraire qui avait alors Ponsard comme gouverneur et tous les marguilliers de la critique officielle, pour invalides et garde-suisse. Et ils le firent ! Leurs véhémentes préfaces ressemblaient à s’y méprendre aux discours enflammés de Camille Desmoulins. Leurs manifestes rappelaient par leur impétueuse allure les proclamations de Napoléon.

Ce fut une époque héroïque, intrépide et folle, comme il n’en fut jamais dans l’histoire des lettres. De robustes génies l’illustrèrent comme des paladins, mais ils ne surent pas être de leur temps. Le souvenir des grandes guerres impériales, la vision des révolutions, le spectacle des parades militaires, toutes ces choses avaient gâché, chez eux, le goût de l’eurythmie, avaient désaccordé leur lyre intérieure, dès les premiers instants de leur enfance. Ils naquirent et grandirent avec le goût de la couleur ; la passion de l’infini, de l’immense et du majestueux s’était développée dans leur cœur, au détriment de l’harmonie. De bonne heure ils s’enthousiasmèrent pour les chamarrures des métaphores ; l’écarlate éclat des oripeaux et des draperies hypnotisa bientôt leurs regards. Ils avaient besoin, pour nourrir leurs poumons, de l’atmosphère des époques légendaires. Lorsqu’ils contemplaient la vie d’alentour et lorsqu’ils s’y mêlaient, lorsqu’ils aimaient, enfin, comme les autres hommes, une irrésistible mélancolie les terrassait. La Tristesse d’Olympio, le Lac, et Rolla resteront comme de tragiques peintures de ce singulier désarroi. Il leur fallait, pour que leur imagination fût heureuse, ressusciter les sites merveilleux de la Fable. Il leur fallait revivre les épopées bibliques, orientales et gothiques, il leur fallait revivre les Chansons de Geste, celles du Cid, celle d’Arthur ou de Zimzimi. Les décors du Moyen Âge semblaient le complément de leurs attitudes. Ils s’étonnaient de ne plus porter ni l’épée ni la cape, et la coupe de leurs redingotes leur paraissait horrible.

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Le lecteur a pu constater avec moi, dans ce rapide exposé, la façon dont le milieu historique influa profondément sur l’esthétique de ces auteurs. L’analogie entre les faits sociaux d’une époque et les actes intellectuels de l’autre apparaît ici étonnante. Je continuerai encore mes observations. De même que Napoléon Bonaparte sut accaparer à son profit et finit par incarner la Révolution française, Victor Hugo, peu à peu, parvint à confondre ses destinées particulières avec celles du Romantisme. Il en devint le héraut, la statue. Il eut, lui aussi, ses maréchaux, sa cour, ses thuriféraires. Et Théophile Gautier, à la première d’Hernani, fougueux et un peu vulgaire avec son gilet rouge, paraissant défier toutes les balles de la Critique, m’a toujours semblé parodier merveilleusement, par son attitude héroï-comique, celle du maréchal Ney à la Moskova.

Cette dictature de Hugo fut donc terrible et glorieuse. Pendant trois quarts de siècle il a régné magnifiquement. Ses moindres avis, ses opinions et ses boutades, les plus futiles de ses propos étaient écoutés comme des décrets. Ses conceptions prophétiques du monde étaient acceptées comme des réalités. Il parlait à Dieu d’égal à égal ; il le traitait comme un ci-devant. Or, un tel empire moral, s’il a illustré la race, plus que la gloire des armes, n’a pas manqué de peser lourdement sur la pensée française. À cause de Hugo, le culte des proportions naturelles resta méconnu. Il était peut-être excellent d’élargir et de rajeunir les règles d’Aristote qui avaient été rétrécies et défigurées par M. Despréaux. Mais pourquoi y substituer une esthétique artificielle, basée sur le caprice et la fantaisie ; pourquoi remplacer les anciennes règles de la dramaturgie, les vieilles façons classiques d’émouvoir, par des procédés de pathétique aussi élémentaires et aussi empiriques. En somme, Victor Hugo a tout régi selon son bon plaisir. Les barrières du temps et de l’espace s’abolissent devant sa volonté. Splendidement installé sur le Sinaï de son génie, l’architecture primitive du monde n’existe plus à ses yeux. Dans les féeriques palais de son imagination s’accumulent les richesses de toutes les littératures, et le désordre en est grandiose. Les héros de tous les âges et de toutes les nations s’y trouvent rassemblés, sans aucun respect des convenances historiques. Voltaire devise avec Jésus, Platon sourit à Ézéchiel. Les éléments sont bouleversés. Parfois le vent râle comme un cyclope fatigué. Le tonnerre est la voix d’un bègue qui rôde sur la montagne.

Rien n’est donc plus malaisé, pour le Critique, que de s’aventurer dans la forêt romantique. Le trouble, l’enthousiasme ou l’effroi ne manquent pas d’y bouleverser bientôt sa logique première et sa lucidité. Et, si un seul homme, jusqu’ici, le sculpteur Rodin, a su réaliser dans la pierre rebelle les traits augustes de Hugo ; je ne connais que Saint-Georges de Bouhélier qui ait su trouver des phrases assez fortes pour évoquer, splendidement, la tragique physionomie de l’œuvre du poète :

« De la fréquentation d’Orphée et de Moïse, a-t-il écrit, cet homme est sorti tout hagard. L’innocence de la mer l’effraye. Il regarde le monde avec épouvante. À considérer les hautes pailles des blés, il rappelle Pan et Cérès. La prophétie des monts répercute d’antiques chants. Lourd d’héroïques hérédités, son âme est semblable au chaos. L’excès même de ses sentiments en compose la confusion.

« Ses héros manquent de proportion, il les a pourvus d’emphatiques pensées. Afin de faire croire à leur frémissement, il en accentue le dessin, le relief, les colorations. Leur infortune l’intéresse, il en modifie le décor. D’affreuses vagues maritimes interviennent afin que ces fades événements se teintent d’une manière plus sinistre encore. Assuré de tout émouvoir, cet homme suscite d’atroces expéditions. Le burlesque et l’élégiaque, les orages, l’émeute populaire, la mansuétude du sacrifice et les conflits de l’ambition, les archanges, Corydon, Tancrède, les éléments, les forêts et l’aurore, le tournoiement des vols de foudre, le prodigieux tumulte que font les forges de fer, les brises, les vertes ramures, d’épaisses futaies luisantes : il utilise tout, sans scrupule aucun, et tout lui devient disponible. Afin d’augmenter notre émoi, Dieu même lui paraît propice. Il ne se défend point d’outrer ses sentiments. Ses antithèses opposent des astres et ses métaphores défigurent l’azur. Les géants et les gnomes lui plaisent. Il joue avec des coquelicots. Parmi d’étroites tonnelles tout alourdies de roses, tandis qu’Ismène se pâme près de Momotombo, il conduit des troupeaux d’orages. Autour d’une personne malheureuse, il émeut les quatre horizons. »

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Le Romantisme considéré comme doctrine d’art ne pouvait pas durer longtemps. Résultat d’une crise sociale et d’un bouleversement historique, il eût dû bientôt disparaître, mais lorsque des idées sont nourries du riche sang du génie, lorsque des principes se trouvent mis en œuvre par des hommes de cette taille, les intelligences éprouvent de longues souffrances pour s’affranchir de leur empire. Les âges d’art ne passent pas aussi vite que les saisons. Aux plus glorieux des règnes succèdent les temps de décadence. Après les grands maîtres, viennent les petits maîtres, et après ceux-ci la vulgaire troupe des copistes et des pasticheurs. L’humanité a donc besoin de rudes héros pour donner à nos esprits une nouvelle impulsion.

C’est pourquoi la venue de Zola était si nécessaire. Au chaos romantique cet homme a su opposer l’équilibre, l’ordre et d’architecturales proportions. Tout se trouvait bouleversé dans les cervelles. Il a su remettre tout en place. On ne se plaisait plus qu’auprès des anges ou des monstres : de Quasimodo ou de Cosette. Zola nous a rendu agréable la société de l’Homme. On voulait voir des héros partout, on exagérait les traits de Triboulet, on creusait ses rides, on exaltait ses passions, afin d’en faire un dieu. Le Romantisme avait décrété la liberté dans l’Art ; le naturalisme a proclamé, vis-à-vis du poète, l’égalité de tous les êtres. Émile Zola nous a montré que cela n’était pas nécessaire de douer les personnages vulgaires de surnaturelles qualités pour leur donner de l’attrait dramatique, mais que chaque créature, si minime qu’elle soit, contient une parcelle de beauté. On ne voyait plus rien dans la nature que des conflits, des antithèses et des oppositions ; Zola a rétabli les rapports entre les choses, il eut le souci constant des valeurs et des perspectives. On précipitait les intrigues, on faisait se heurter les passions pour plus de pathétique. Zola nous enseigna que rien n’était supérieur à la réalité, au déroulement monotone et grandiose de la vie terrestre. En vérité, son œuvre est admirable. Il a glorifié la fécondité des races, la végétation splendide et vivace de la chair humaine, la puberté des fruits et l’ascension des sèves. Il a réhabilité des faits physiologiques. Il a chanté l’étendue des moissons se gonflant comme un ventre magnifique sous la pluie fertilisante du soleil. Il a célébré les saintes mamelles des mères, richement épanouies pour la santé des futures races. Il a dit encore la pudeur peureuse des vierges, les brûlantes convoitises du mâle ; il a dit, enfin, nos appétits et nos instincts, notre bonté, notre beauté, le poids terrible de l’hérédité familiale, il a dit les bêtes, il a dit les plantes, il a dit tout cela dans une gigantesque symphonie.

Il a tenté enfin, dans son œuvre, une synthèse de tous les genres, l’églogue et le drame, l’idylle et l’épopée. Il a donné au roman sa forme définitive, impersonnelle et harmonieuse. Je ne connais que lui qui possède à ce degré la passion de la symétrie. Ah ! qui donc reprochait à Zola de n’être pas un artiste écrivain. Il est, au contraire, un maître de style merveilleux. Je n’ignore pas que chez lui les jeux de rhétorique sont rares. Mais est-ce en de pareilles futilités que consiste le style ? Non, le style ne consiste pas en un cliquetis syllabique, en des trouvailles verbales, en des associations musicales et inédites de mots. Le style ne vaut que comme reflet de la vérité, que par sa solide structure intérieure, et il ne sera jamais superflu de réagir contre les virtuoses de la phrase sonore. Zola nous a d’ailleurs donné, à ce propos, des pages admirables de justesse et d’éloquence :

« Toute la révolution littéraire de 1830 est là, dans une nouvelle société cherchant un mode nouveau d’exprimer ses sentiments. Naturellement, au lendemain de cette insurrection de la forme, de cet apport considérable de néologismes et d’archaïsmes, la pensée des écrivains a été de refaire une police du style, de réglementer les phrases conquises, de tirer parti du dictionnaire si largement augmenté. Tout de suite on devait aller au précieux et à l’exquis. Personne ne se doute, dans le public, de la science et de la patience que certains auteurs dépensent de nos jours. On les lit rapidement, sans soupçonner quels soins ils mettent jusque dans les virgules. Pendant des heures ils ont discuté chaque mot en l’examinant au point de vue de l’oreille et de l’œil ; non seulement ils se sont préoccupés de la phrase en grammairiens, mais encore ils ont demandé une musique, une couleur, jusqu’à une odeur. Pas une consonance heureuse ou fâcheuse ne leur a échappé. Ils ont voulu la perfection de la forme, l’absolu, poursuivant les répétitions de mots jusqu’à cent lignes de distance, déclarant la guerre aux lettres elles-mêmes, pour qu’elles ne reviennent pas trop souvent dans une page… »

Telle est l’opinion du Poète, et vous ne vous étonnerez plus désormais s’il s’attache moins à la menue grâce des détails qu’à son plan d’ensemble, à la construction architectonique de l’ouvrage. Il prend garde davantage au morceau qu’à la phrase. Ses romans sont rigoureusement composés avec un extraordinaire scrupule d’art. On se rappelle les souffrances qu’éprouvait Flaubert pour tailler une phrase, et si Zola se soucie moins de la perfection des petites choses, il s’efforce surtout de donner à ses monuments de vastes et logiques proportions. Il se préoccupe avant tout de régler, selon un ordre naturel, l’entrée, le geste, l’action et les paroles de ses personnages. Il les fait évoluer, rythmiquement, dans leur milieu, selon la courbe de leur destin. Cela lui plaît de reproduire dans leur simplicité les événements. L’action de ses livres s’interrompt régulièrement, et ce sont alors de fortes prosopopées qui évoquent le milieu dans lequel elles se passent. Tout à coup les ramures se meuvent et les paysages se développent. On sent des brises lumineuses filtrer avec lenteur dans le bruissant fouillis des verdures et les sensations olfactives, visuelles, auditives, s’orchestrent et s’ordonnent. Et ce sont comme des chœurs des tragédies antiques, mais où les objets réels n’ont besoin, pour se célébrer, d’aucun intermédiaire. Tout ce qui s’écarte de l’ordre universel l’exaspère profondément, le choque comme un manque de goût ou encore comme une faute d’accord. Il a le respect des proportions. Il ne grossit pas ses impressions, il n’outre pas ses sentiments, dans l’intention de nous causer un étonnement passager. Il restitue à chaque créature sa physionomie exacte. Il procède plutôt par analogies que par contrastes. Et il a tiré de la Vie contemporaine, ayant hiérarchisé, par la science, ses fortes sensations, un nouvel art classique, eurythmique et solide. Dans ce sens, il précède comme un annonciateur la Renaissance qui s’élabore.

V

Cette belle ordonnance qui régit chacun des ouvrages d’Émile Zola, nous pouvons constater qu’elle préside encore à la totalité de sa grande œuvre. Il nous serait fort malaisé, dorénavant, de tenter d’isoler, pour l’étudier à part, un seul de ses romans ; et nous devons, tour à tour, considérer ceux-ci comme les vastes chapitres d’un même livre. Ils restent liés entre eux par des liens très étroits ; ils constituent dans leur ensemble une magnifique unité. Et je ne veux pas dire seulement par là que leurs péripéties se trouvent enchaînées dans le nœud d’une critique commune, mais qu’ils ont été écrits selon une même conception morale, d’après des principes rigoureux, solidement établis au préalable. En réalité, Zola s’est surtout attaché à un groupe très restreint d’idées générales, à deux ou trois vérités nouvelles, tout au plus, qui ont été acquises récemment par nos physiologistes et nos sociologues, et dont il essaye l’application dans les sciences morales et esthétiques. Or ces idées générales, ces vérités nouvelles étaient douées d’une telle puissance, d’une si forte intensité, qu’elles ne devaient pas tarder à provoquer dans la littérature et dans les arts une véritable révolution.

Jusqu’à Zola, on s’était imaginé, — et ce fut l’erreur générale partagée par tous les auteurs, — qu’un homme était une construction isolée dans le monde, un être conscient et libre, responsable, sans aucune attache avec sa race ou avec la nature. Dans les romans de ses devanciers, un homme cesse d’être un homme pour devenir un personnage. Ce n’est plus qu’une entité sentimentale, vaguement revêtue d’une apparence charnelle qui obéit à la logique ou à l’imagination du poète, selon qu’il est réaliste ou romantique. On ne sait rien de ses origines, on ignore tout des péripéties de son existence et de ses occupations journalières, qui agissent avec tant de force sur notre action intérieure. Les paysages naturels, les milieux tantôt urbains, tantôt bucoliques où le rythme de vie s’écoule et s’accomplit, ne sont guère considérés que comme un décor aimable : les romanciers les créent à leur fantaisie, ou s’ils en conservent la topographie, ils les modifient, n’en respectent que les lignes principales favorables à la mise en scène.

Avec cette splendeur sensorielle, avec ce puissant instinct de la vie qu’il avait acquis et si somptueusement développé pendant son enfance ardente, Zola comprit, tout de suite, ce qu’il y avait de conventionnel dans ce genre de littérature. Tout vibrant, tout pénétré du lourd parfum des choses, lorsqu’il entreprit de lire les auteurs, et dès que le premier émerveillement verbal se fut éteint en lui, je crois qu’il ressentit d’atroces souffrances. Il ne trouvait pas, en eux, une image assez violente, une métaphore assez forte, qui pût surpasser en chaleur ou en charme la plus fugitive, la plus éphémère de ses impressions. Et il fut dès lors persuadé que l’imagination, si éclatante qu’elle soit, devient une faculté nuisible quand elle n’est pas adonnée et perpétuellement fécondée par l’observation des lois naturelles.

Émile Zola se consacra donc à cette observation. Il nourrissait le profond sentiment que les découvertes scientifiques n’influent pas uniquement sur la direction intellectuelle des consciences, mais qu’elles modifient peu à peu la sensibilité des poètes. Déjà les théories de Chevreul, sur l’optique et les couleurs complémentaires, étaient en train de transformer l’art pictural. Ébloui à son tour par les lumières nouvelles dont Bichat et Claude Bernard avaient éclairé la face de l’humanité, il résolut de les utiliser dans les hauts travaux qu’il se proposait d’entreprendre.

C’est, en effet, un bel, un émouvant spectacle, pour quiconque s’est formé des phénomènes une conception biologique, que celui de l’homme entrevu sous ce jour nouveau. Quelle grandiose vision ! C’est d’abord celle des origines, le lent, l’interminable, le millénaire travail de la nature pour concevoir des créatures plus pures, essayant de s’exprimer dans de terribles balbutiements, réalisant des ébauches d’êtres, façonnant sans cesse des organes plus nobles et plus harmonieux. C’est le perpétuel effort du chaos pour limiter les formes et les différencier à l’infini. C’est, tout à coup, la mouvante cellule animale naissant de la pourriture végétale, du sang déliquescent et corrompu, sans doute, de quelque rose préhistorique, C’est la longue genèse, à travers la faune terrestre, après de successives métamorphoses, c’est la longue genèse de l’Ève humaine, de la perfectible et triomphale créature que les religions devaient diviniser plus tard, sous les traits adorables de Vénus et de Marie. Et quelle apparition très gracieuse que celle de cette statue vivante, surgissant, dans l’apparat de sa plastique merveilleuse, du bloc informe et mal taillé de l’anthropoïde primitif. Puis, c’est la descendance biblique des familles, des tribus et des races, s’accomplissant selon de simples rythmes graves et réguliers ; c’est le jeu logique, éternel, des décadences et des renaissances, c’est encore la succession des invasions et des exodes, toute semblable au mouvement cadencé du flux et du reflux. C’est enfin le sens social, se développant dans la conscience des êtres pour aboutir à l’édification du foyer, des cités et des républiques.

Émile Zola, comme nous le savons déjà, était pénétré de ces notions. Il savait que les caractères essentiels de l’espèce se trouvent reproduits chez l’individu, comme le grain contient virtuellement, sous ses fragiles parois, le total édifice de la plante. Ce qui l’intéressait dans l’homme, ce n’était pas le fade mannequin romanesque qu’on avait coutume de représenter, mais c’était le fougueux fragment de matière vivante, soumis aux lois aveugles de la nature entière, dont il se proposait d’ausculter les palpitations. Et c’étaient moins ses frissons à fleur de peau, le zig-zag de ses gestes, l’inflexion de sa parole, la lueur de son sourire, c’étaient moins son aspect éphémère superficiel que les lourdes causes originelles, que les profonds atavismes qui provoquent précisément chez nous les penchants ou les vertus, les larmes ou les rires. Il se représentait l’individu comme un simple anneau de la chaîne des êtres, et le cours d’une existence humaine paraissait aux yeux de cet évolutionniste ainsi qu’une passagère transition entre un ancêtre et un descendant.

Jamais de telles théories n’avaient été jusqu’ici appliquées dans les arts. Et aujourd’hui que nous pouvons la juger avec le recul nécessaire, la préface des Rougon-Macquart apparaîtra, aux yeux de tous, comme une date considérable :

« Je veux expliquer, y dit M. Zola, comment une famille, un petit groupe d’êtres se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois comme la pesanteur.

« Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique. Je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble. »

*
*   *

Ainsi, lorsqu’un être apparaît à la vie tremblant et chétif, il est soumis à des lois implacables, de vieilles hérédités pèsent sur lui. Et le jour où les hommes comprendront que l’individu est semblable à un carrefour où se croisent et se confondent les innombrables fils d’atavismes différents, lorsqu’on aura distingué toutes les conséquences que comporte cette découverte, ce jour-là, une évolution considérable se sera accomplie dans les consciences. « L’antique aïeul a mordu dans des fruits verts, dit l’Ecclésiaste, et les dents des petits enfants grincent encore ! » On se souvient, peut-être, de ce noir et terrible adage du vieux texte biblique. Il semble avoir été confirmé, vérifié par les récentes découvertes de la science moderne.

Originellement, un être contient donc un groupe défini de penchants, de sentiments et de désirs, lentement élaborés dans la suite des dégénérations ancestrales, il les contient en puissance, mais l’éducation, l’atmosphère morale, le milieu physique où sa vie s’accomplit, modifieront ses facultés premières, lui fourniront des circonstances favorables ou nuisibles à l’éclosion de ses aspirations latentes. Pour se faire une idée véritable du jeu des passions humaines, il est nécessaire de tenir compte des moteurs qui les déterminent, du mécanisme subtil des organes, des accidents nerveux, des crises physiologiques. Car, c’est l’un des principes essentiels de la philosophie moniste et matérialiste que tout se tient dans la nature, que les effets sont inséparables des causes, que tout est pétri de la même substance. Il n’est pas vrai que la pensée, chez nous, soit un phénomène surnaturel, un don divin et merveilleux. Elle est le suprême épanouissement de la matière, elle est la fructification la plus haute, la plus parfaite, la plus féconde de la riche plante humaine. Elle est la matière qui devient, peu à peu, consciente de soi-même. Soumise aux lois organiques, elle est perpétuellement fertilisée, rajeunie par l’abondance des sensations physiques, et nous la nourrissons du rouge sang de nos artères, de la chaux vive et substantielle de notre ossature corporelle.

En conséquence, avant de se préoccuper de la physionomie morale des hommes, avant de nous dépeindre les traits secondaires qui les distinguent entre eux, Émile Zola s’est surtout efforcé de nous montrer sa statue charnelle, son organisation et son économie physique. Il a chanté le sombre aveugle et l’impétueux élan de l’instinct, où l’on retrouve déjà toutes les formes supérieures de la sensibilité, de ce puissant instinct commun à toute l’espèce, qui pousse chaque créature à persévérer dans son être, à se développer, à s’étendre, qui guide ses appétits, qui le précipite à la curée, au rut, au gain, à la jouissance et quelquefois au crime. La classification des hommes, suivant leurs caractères apparents, demeure en effet artificielle. Avant d’être avare, ambitieux, chaste, laborieux ou coureur de filles, un homme est surtout nerveux ou sanguin, bilieux ou sensuel, fiévreux ou chlorotique. Ce sont là ses qualités essentielles. Les accidents physiologiques déterminent notre maintien moral. Émile Zola a donc renouvelé l’étude des caractères en s’attachant d’abord à celle des tempéraments.

Je crois que jusqu’à Zola, personne n’était descendu si profondément jusqu’aux racines de l’être. Comme nous sommes loin, en sa compagnie, de la verve anecdotique de nos petits-maîtres réalistes, de l’art frivole, fantaisiste, attendri des Goncourt, par exemple. Ceux-ci ne contemplaient le monde que pour en tirer la plus grande somme possible de jouissance esthétique. Ils fouillaient la réalité avec une curiosité attentive et fiévreuse de collectionneurs. Ils regardaient l’humanité à la loupe, l’expertisant avec minutie, et cherchant des nuances singulières et des traits pittoresques. Ils isolaient, remaniaient les détails. Quand, au cours de leurs investigations, il leur arrivait de découvrir un type, ils le chérissaient, le caressaient comme une statuette de leur grenier. Et devant une scène vécue, au spectacle d’une joie ou d’une misère quelconque, ils n’étaient pas autrement émotionnés qu’en regardant un tableau de genre, ou bien encore quelque étrange estampe du temps passé, toute fanée et fanée par les ans. Aussi leur œuvre ne possède-t-elle aucune vertu morale, est-elle toute d’apparat et de superficie.

Balzac, lui-même, malgré tout son génie, n’est jamais parvenu à cette Beauté simple, à ce pathétique naturel, que l’auteur des Rougon-Macquart et des Trois Villes devait atteindre par la suite, a vécu, malgré lui, dans le Romantisme, il en a, par tous ses pores, respiré le poison. Il a descendu, conduit par Shakespeareb lui-même, les neuf cercles de la comédie humaine. Il a fait rutiler devant nous les violents vermillons de faces terribles. Il a su, lui aussi, incarner le vice en des héros qu’il a sculptés dans de la brique et peints de sang. Mais il a créé des monstres, et ses personnages nous apparaissent trop, vraiment, comme des fruits fantastiques de son imagination. Leur farouche grandeur s’exagère encore dans le sec, exact et véridique décor réel où le romancier les a placés. En vérité, Balzac nous séduit toujours par l’épouvante ou la sublimité. Ses moyens d’émouvoir sont outranciers et terribles. Et l’on conçoit aisément que cet homme atrabilaire, lâchement persécuté par la rapacité des hommes, s’en soit augustement vengé en faisant de ceux-ci d’atroces portraits, en décrivant leur abjection. Brideau, Grandet, Gaubertin sont d’infernales créatures, et, comme l’a dit si remarquablement M. Taine, elles n’échappent à la laideur que par la puissance.

Enfin, si nous envisageons des personnages, plus élevés dans l’échelle morale, comme Balthazar Claës ou Louis Lambert, nous ne serons pas étonnés de constater bientôt que leur vertu démesurée frise parfois la folie. Il arrive à Balzac de pousser à l’ange, aussi facilement qu’il pousse au démon. Aussi la lecture de cet auteur est-elle plus bouleversante que pacifiante, et son génie plus dramatique qu’harmonieux.

Car, ce qu’il y a de surprenant chez Zola, c’est qu’il n’ait point créé de héros ou de monstres, d’anges ou de démons, mais simplement des hommes et des femmes. Et je ne connais nul auteur, si ce n’est Gustave Flaubert, dont les personnages possèdent à ce point un caractère aussi puissant de viabilité. Cela tient, je pense, aux croyances déterministes du grand romancier. Esclaves de leur organisme, ou soumis au milieu, la servitude où ils sont, vis-à-vis de la nature, constitue sans doute l’excuse principale de ses personnages. Il ne lui arrive jamais, d’ailleurs, de les pousser ni au noir, ni au rose. C’est en effet le signe du savant qui considère le jeu des choses sous un angle d’éternité de ne se prononcer sur elles qu’avec bonté, sagesse et indulgence. Zola partage cette façon de voir. Les plus vils de ses personnages, comme Coupeau, l’ouvrier alcoolique, ou Buteau, la brute déchaînée de la Terre, valent toujours par quelques qualités qui les rehaussent et les embellissent. Leurs vices et leur dégradation sont la conséquence de l’état actuel de la société, et le seul fait qu’ils vivent largement leur confère un caractère de beauté. Et il n’est pas jusqu’à ses plus pures physionomies morales comme le Docteur Pascal ou Guillaume Froment, eux-mêmes, qui ne soient atteintes également par quelque tare physique. Ceux-ci ne cessent jamais d’être des hommes, et ce sont tous, pour me servir d’une expression qui revient souvent sous la plume du Maître, ce sont tous, du plus grand jusqu’au plus petit, « de bons bougres », si semblables au fond, malgré leur différenciation apparente, charriés en foule par des forces inconnues, dans l’immense remous social, vers ces fins mystérieuses encore qui sont celles de l’espèce humaine !

En écrivant la Comédie humaine, rongé par la fièvre qui toujours le dévora, Balzac essayait surtout de guérir sa haine, sa répulsion pour les hommes, en sculptant de hideuses figures et en peignant l’enfer des âmes. Zola, en racontant, le premier, l’Histoire Naturelle et Sociale d’une Famille, n’était animé que d’un seul souci, celui de réhabiliter la belle matière vivante, et d’embellir les êtres en leur restituant leurs traits authentiques, en les rétablissant dans leur rapport réel. Nous savons déjà que ce fut lui qui retrouva, en littérature, les justes proportions entre un personnage et les créatures des alentours. Celui-ci tenait une place énorme parmi les paysages. Émile Zola a donné aux arbres, à la lumière, aux vents et aux parfums une place véritable dans l’action de ses livres. Le décor, chez lui, vit et chante, se consume et s’exalte, influe véritablement sur les actions de ses héros. Souvent l’homme même disparaît parmi l’immense déroulement des plaines. C’est ainsi que dans la Faute de l’Abbé Mouret, le principal acteur du drame devient le Parc du Paradon, cette gigantesque personnalité végétale, qui clame de toutes ses roses, de toutes ses cassolettes, de toutes ses odeurs et de toutes ses sèves, le plus beau cantique d’amour qui soit dans les Lettres humaines. C’est ainsi que M. Zola nous a confié quelque part qu’il fallait considérer ses romans dans le genre du Ventre de Paris comme d’énormes « natures mortes ». Enfin dans ses dernières œuvres, comme Rome ou Paris, nous pourrons constater que l’intrigue s’atténue, disparaît peu à peu, pour devenir le roman grandiose de cet organisme monstrueux que demeure une cité moderne.

« Car, l’art nouveau est là, nous dit M. Zola. On n’étudie plus les hommes comme de simples curiosités intellectuelles, dégagées de la nature ambiante ; on croit au contraire que les hommes n’existent pas seuls, qu’ils tiennent aux paysages, que les paysages dans lesquels ils marchent les complètent et les expliquent. » Les personnages de Zola possèdent ces caractères. Ils apparaissent à nos yeux comme des fruits harmonieux de la terre. Les mille reflets bleus et verdâtres de l’azur et des plantes courent et recourent sur l’argile rose des chairs humaines. En lisant ses pages, nous respirons avec ivresse les fortes émanations des herbages, des pommes et des moissons. Du soleil frise aux nuques des héroïnes, et, sans pudeur, de belles vierges robustes nous présentent leur belle gorge sensuelle dans la corbeille de leurs mains. Quand Lantier marche pesamment dans la plaine, ses oncles se découpent en sombre sur la face des prairies. En un mot, Zola nous a montré les hommes, soumis encore aux fortes lois qui gouvernent l’animalité maternelle et splendide. Ses héros sont sensibles aux vents, au soleil autant qu’à la poussée impérieuse et tragique de leur instinct.

VI (Fin.)

« Qu’un roman puisse à la rigueur se passer d’aventures et d’intrigue de composition et de style, de grammaire et d’esprit, on le conçoit encore, écrivait, il y a une dizaine d’années^ M. Ferdinand Brunetière, dans un article fameux, la Banqueroute du Naturalisme, mais ce que l’on n’a jamais vu, c’est un roman sans psychologie. » Ainsi M. Brunetière reproche à Zola de n’être pas un psychologue, et ce reproche paraîtrait extraordinaire et invraisemblable s’il n’avait été formulé par un critique dont personne aujourd’hui n’ignore ces exagérations et ce parti pris qui ne manquent pas souvent d’altérer son jugement. La vérité, c’est que Zola s’est surtout efforcé de simplifier la psychologie, en ne considérant chez les êtres que les sentiments essentiels et les mobiles primordiaux. On lui a fait un grief d’avoir donné, dans ses romans, une telle importance aux fonctions animales, et cela n’a pas laissé d’offusquer certaines âmes pudibondes, légèrement teintées de spiritualisme. « Manger, boire et le reste, a-t-on dit, il ne se passe pas autre chose dans la Terre ou dans l’Assommoir. » Mais les personnes qui se permirent cette constatation, d’ailleurs fausse, semblent trop oublier l’objectif principal et les intentions premières du romancier. Émile Zola a écrit l’Histoire naturelle et sociale d’une Famille, et que trouvez-vous d’étonnant à ce qu’il ait insisté sur ces fougueux instincts inhérents à l’humanité vivante qui nous poussent à nous nourrir, à nous reproduire et à vivre. N’oubliez pas sa préface des Rougon-Macquart et que ce qu’il a voulu écrire, c’est le roman de l’espèce et de la société, considérés dans leur unité la plus simple, qui est une famille. Pour un observateur matérialiste, en effet, le bloc humain n’est qu’un agrégat harmonieux et sculptural de cellules mouvantes. Il sait que le mouvement des races se dessine déjà en principe dans les tendances que possède l’amibe primitive à se mouvoir vers la lumière. Pourquoi donc négliger des fonctions qui tiennent tant de place dans notre existence, pourquoi dissimuler sous des gazes épaisses, la voluptueuse floraison des gorges qui rougissent à fleur de peau, comme des roses aquatiques doucement épanouies à la surface des eaux paisibles ? Pourquoi nos romanciers et nos poètes ne considéreraient-ils dans la nature que le côté badin et superficiel, frivole ou bienséant ? N’est-il pas permis aux personnages de comédie d’être sensibles aux ardeurs de la chair, aux profondes impulsions du sang, d’avoir soif et d’avoir faim, comme tous les hommes de la ville ou de la campagne. Non, rien n’est laid parmi tout ce qui vit, parmi tout ce qui souffre, rien n’est laid et tout dépend des yeux qui voient les choses, des narines qui les sentent et des oreilles qui entendent. La vie sexuelle était bannie des aventures idylliques, Émile Zola a su l’anoblir, en nous montrant qu’elle était vraiment la cause finale de l’amour. Désormais, quand nous envisagerons la nudité délicate de la femme, nous éprouverons la même joie esthétique qu’à nous pencher amoureusement sur l’organisme enivré d’héliotropes voluptueux. Après avoir lu la Terre, la honte disparaîtra chez nous de la possession charnelle, nous la considérerons comme un ensemencement magnifique, nous nous en réjouirons comme d’un glorieux triomphe. La fructification des chairs nous paraîtra auguste, sacrée, très charmante. Désormais, de savoir que Juliette ou Elvire eussent pu devenir mères, cela ne nous offensera nullement, et la vue de la grossesse elle-même ne nous apparaîtra plus, j’en suis sûr, comme un spectacle antiesthétique.

Les hommes boivent, s’accouplent, travaillent et mangent, c’est par cela, c’est pour cela qu’ils vivent, et de telles fonctions sont belles et justes, éternelles et délicieuses, puisqu’elles sont conformes aux prévisions naturelles. Aussi, les anciennes religions le savaient-elles, elles qui étaient plus proches de la nature et dont les rites n’avaient point été corrompus par les morales artificielles. Elles glorifiaient l’acte de chair dans les très hautes fêtes de la Nativité et de l’Incarnation, et la Cène chrétienne a certainement célébré la transfiguration des Nourritures, dans le plus simple, le plus pur et le plus sublime des mythes. Voilà pourquoi les générations nouvelles seront reconnaissantes à Zola de n’avoir pas craint de nous faire voir l’homme au labeur, à la Table ou à l’amour. Il aura réhabilité et embelli des parties, des fonctions et des actes qui paraissaient honteuses. Il aura tiré de leur abjection des légions d’êtres ; il les aura transplantés dans le domaine de la beauté. Sous l’habit du tendre chevalier qui lutine sa dame, par-delà l’amante et par-delà l’amant, nous saurons distinguer le mâle et la femelle, et ni Serge, ni Albine, ni Claude, ni Christine, ni Miette, ni Silvère, ni Pascal, ni Clotilde, ne seront, pour cela, moins suaves et moins beaux, moins chastes et moins grands.

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Noces des races, fêtes du travail, hymne de la matière glorieuse, l’épopée des Rougon-Macquart restera, dans la suite des temps, comme un des plus splendides monuments qui aient été bâtis dans la langue française. Il n’y a que la Légende des Siècles ou la Comédie humaine qui aient pu l’égaler. Il faudrait pouvoir, d’un seul coup, en distinguer les vastes proportions, en respirer le pêle-mêle harmonieux de chairs ardentes, de fruits gonflés et de roses pâmées ; il faudrait les respirer et les voir comme de vraies chairs, de vrais fruits et de vraies roses. Il faudrait suivre le long déroulement des sites, de l’action, des fresques, depuis la Fortune des Rougon, qui est comme le portail de l’édifice, jusqu’au Docteur Pascal, qui en est la clef de voûte. Vous n’y verrez point d’étranges intrigues, et les dénouements y sont rarement outrés. La vie des personnages s’écoule candidement, d’un cours monotone et régulier, tout pareil à celui d’un grand fleuve tranquille. La naissance et la mort, l’amour et le travail constituent dans ces romans les seules péripéties. Tout y est juste et ordonné, simple et eurythmique.

L’époque du second Empire a, fort à propos, fourni au romancier un cadre naturel, logique et approprié ; et c’est dans l’intervalle qui s’écoule entre le coup d’État et Sedan que nous assistons à cette odyssée moderne d’une famille démocratique, qui croît, se multiplie, se développe au milieu des rouages complexes et tumultueux de la société contemporaine. La sève ancestrale se divise en deux grandes branches, d’un côté la branche légitime, forte et puissante, aboutissant à Eugène Rougon, « l’aigle de la famille se dégage des vulgaires intérêts, aimant la force pour la force et conquérant Paris en vieilles bottes » ; de l’autre, la branche bâtarde, pleine de vitalité et de sang, elle aussi, mais qui, jetée dans les bas-fonds prolétariens, victime de l’alcool, de la faim, de la misère finit par produire les Gervaise Macquart, les Lantier ou les Nana, ces déchets de l’arbre social.

C’est dans la Fortune des Rougon qu’Émile Zola a exposé ses origines, qu’il a écrit la Genèse de son histoire héréditaire. Et les premières pages de ce livre nous apparaissent, en vérité, d’une grandeur sacrée. La description de ce vieux cimetière de Plassans, où fermentent de riches végétations, où la floraison sanguine des giroflées éclate et bouillonne en des teintes vivaces, où des amoureux se baisent furieusement les lèvres, où les petits enfants de la ville viennent s’ébattre joyeusement au soleil, cette description du vieux cimetière de Plassans demeure assurément l’une des plus parfaites, et des plus purement païennes de l’œuvre de Zola. Dès ces premiers feuillets, combien il nous est aisé de distinguer les croyances panthéistiques de l’auteur, toute la signification, toute la portée morale de ses écrits. Cette multitude des morts qui reposent là, qui revivent et renaissent dans le vif feu des fruits, dans le suc des fleurs et le fécond terreau du sol, c’est la foule des ancêtres anonymes qui ont, en des temps antérieurs, élaboré lentement les formes actuelles des nouvelles races. Après avoir fleuri, après s’être épanouis à la lumière, les voici retournés à la vieille terre de France, leur nourrice et leur mère, afin d’en rajeunir la substance antique. Et quel enseignement, dès le seuil du grand ouvrage, quelle foi dans la vie nous en tirons. L’auteur croit au perpétuel printemps des âges. Il sait que la mort est une renaissance.

Tout le monde connaît ce roman, l’idylle tragique de Miette et de Silvère, la marche des bataillons républicains dans les campagnes de Provence, la victoire des Rougon qui deviennent maîtres de la ville, la folie subite de Tante Dide, la vieille aïeule, enfermée à l’asile des Tulettes, et qui, inconsciente et muette, souche déjà morte, assistera, immobile et recluse, à l’existence entière, à la forte végétation des trois descendances d’êtres qui sont sorties de ses entrailles.

Puis dans la Curée, en un décor de sang et d’or, Zola nous a dit la fièvre du luxe, la furie de la luxure, la soif du gain, le déchaînement des appétits. Dans le Ventre de Paris, il a chanté le triomphe des grasses chairs canailles, s’épanouissant sous les halles énormes, parmi l’amoncellement des victuailles et la débandade fantastique des nourritures. Il semble qu’il y ait envisagé la nature avec les yeux mêmes de Rubens, derrière les bésicles de M. Taine. Dans la Faute de l’abbé Mouret, où son style charrie de véritables moissons de fleurs, où se déchaînent des marées d’aromates, il nous a dit l’innocence des noces éternelles, la jeune terre amoureuse enseignant à l’homme la loi d’amour, la revanche de Pan sur Jésus. Dans la Conquête de Plassans, il a noté scrupuleusement les basses intrigues de la Prêtraille, amenant souterrainement la discorde dans les familles de toute une ville. Puis les chefs-d’œuvre se succèdent. Et voici l’Assommoir où il a dépeint les ravages amers de l’alcool, les misères du bon zingueur Coupeau, tout le défilé des blouses larges et des bourgerons bleus. Et c’est encore Germinal, la genèse terrible des nouvelles castes, la révolte formidable des troupeaux humains qui grondent et qui s’insurgent, dans l’enfer des bagnes miniers. Et c’est enfin la Terre, le grand poème candide des hommes rustiques à peine dégagés de l’animalité, la fête des épis, la célébration des cultures et de l’élevage, des labours et des moissons, l’insolente apothéose des belles filles dépoitraillées, pâmées dans l’encens des farines, et la brûlante poussière des granges d’or. Alors, on sent, peu à peu, que s’accélère la chute du régime maudit. La ruine est proche. Et avec la Débâcle, nous assistons à la grande catastrophe finale. Et c’est dans une fresque immense, où se meut une armée entière, le piétinement de la déroute, la lugubre cohue d’un grand peuple en armes, livré par ses chefs à la boucherie et à la mort.

Mais le Docteur Pascal succède à la Débâcle, comme l’aurore après l’orage. Et il convient de lire ce dernier roman comme un chant splendide et lumineux de renaissance et de renouveau. Nous y assistons au recommencement d’une humanité, à la nouvelle floraison d’une race. Car il faut bien l’avouer, au cours de la longue étude qu’il venait de faire de la société présente, Zola se trouvait peut-être désenchanté. Sans doute, la réalité vivante avait charmé ses sens, par sa beauté plastique et par son côté pittoresque, mais comment cet observateur et ce moraliste n’aurait-il pas été ému par l’excès des maux et des souffrances qui accablent les hommes actuels ? Après avoir scruté tant de milieux, après avoir découvert tant de plaies effroyables, comment la désespérance ne l’aurait-elle pas accablé de ses lourds poings de plomb ? Mais ce sera son naturalisme même qui le sauvera de la déception du réaliste. Il sait que le présent et le passé ne sont que la gestation de temps meilleurs. Et qu’importent au philosophe les crimes de l’histoire ou les iniquités de l’existence, puisque l’humanité est en marche vers un état meilleur de vérité et de justice, puisque chaque aube qui éclot est une victoire sur le chaos.

Les dernières pages du Docteur Pascal sont furieusement soulevées de cette espérance, de cet optimisme dans l’avenir. Clotilde, dans la grande salle assoupie, allaite son enfant, le dernier fruit du grand arbre humain des Rougon, et toute alanguie d’amour, toute baignée d’extase, elle soupire et elle songe, bercée par la tiède odeur du printemps : « Quel serait-il, l’enfant ? Elle le regardait, elle tâchait de lui trouver des ressemblances. De son père, certes, il avait le front et les yeux, quelque chose de haut et de solide dans la carrure de la tête. Elle-même se reconnaissait en lui avec sa bouche fine et son menton délicat. Puis, sourdement inquiète, c’étaient les autres qu’elle cherchait, les terribles ascendants, tous ceux qui étaient là inscrits sur l’Arbre, déroulant la poussée des feuilles héréditaires. Était-ce donc à celui-ci, à celui-là, ou à cet autre encore qu’il ressemblerait ? Et elle se calmait pourtant, elle ne pouvait pas ne pas espérer, tellement son cœur était gonflé de l’éternelle espérance. La fin en la vie que le maître avait enracinée en elle, la tenait brave, debout, inébranlable, qui emportaient les misères, les souffrances, les abominations ! la santé était dans l’universel travail, dans la puissance qui féconde et qui enfante. L’œuvre était bonne quand il y avait l’enfant au bout. Dès lors, l’espoir se couvrait, malgré les plaies étalées, le noir tableau des hontes humaines. C’était la vie perpétuelle tentée encore, la vie qu’on ne se lasse pas de croire bonne, puisqu’on la vit avec tant d’acharnement, au milieu de l’injustice et de la douleur…… Et après tant de Rougon terribles, après tant de Macquart abominables, il en naissait encore un. La vie ne craignait pas d’en créer un de plus dans le défi brave de son éternité. Elle poursuivait son œuvre, se propageait selon ses lois, indifférente aux hypothèses, en marche pour son labeur infini. Au risque de faire des monstres, il fallait bien qu’elle créât puisque malgré les malades et les fous qu’elle crée, avec l’espoir sans doute que les bien portants et les sages viendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, qui continue et recommence vers l’achèvement ignoré ! la vie où nous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense comme une mer sans borne. »

Ainsi, l’époque des Rougon-Macquart se termine par la riante image de la maternité ! Et de semblables paroles garderont la puissance d’un évangile. Nous saurons gré à Zola de les avoir écrites après tant d’autres qui sont si admirables, car non seulement il aura exalté dans nos cœurs la religion du travail, rehaussé le goût de la justice, mais tout en ayant enrichi les lettres françaises de chefs-d’œuvre inestimables, il aura fortifié notre état moral. Il nous aura montré des difformités des individus disparaissant et se fondant, dans la splendeur, la force et la vitalité des races. Il aura simplifié les gestes et les aventures des hommes. Il aura trouvé dans le matérialisme les principes d’une esthétique nouvelle. Il aura rétabli les êtres dans leur rapport naturel. Il aura glorifié les chairs et les belles terres fécondes. Il aura lutté contre les catholiques, il nous aura délivré du Romantisme. Voilà pourquoi nous l’honorons comme un des plus grands esprits qu’aient produits les tribus latines, comme le sage des temps nouveaux.

Annexes

Karl Boès : Lettre à M. Zola et à ses amis

Meneurs de l’abominable tapage actuel, il faut vous dire enfin les raisons profondes de la haine, de la belle et solide haine que vous nous avez inspirée, à nous qui ne sommes ni catholiques, ni antisémites, ni cocardiers, à nous internationalistes décidés en même temps qu’adversaires irréconciliables de ces deux anachronismes modernes, l’esprit militaire et l’esprit religieux.

Et peut-être trouverions-nous un sérieux motif d’exaspération contre vous dans cette obligation où vous nous avez mis de vous combattre, en compagnie de gens que nous combattions hier et que nous recommencerons à combattre demain, que nous combattrons toujours. Mais cela, qui expliquerait notre humeur, ne justifierait pas notre haine.

Cette haine, elle a pris naissance dans les profondeurs de notre conscience indignée… quoi ! depuis plusieurs mois vous arrêtez en faveur d’un seul homme la vie de toute une nation, d’une nation sollicitée par tant d’autres grands et pressants problèmes ; de vos larges gestes théâtraux, vous provoquez l’opinion publique ; autour de vos tristes tréteaux vous amassez la foule, et alors, avec un cynisme ou une inconscience vraiment extraordinaires, vous déclarez, en vous frappant la poitrine, que vous possédez des preuves, des preuves que vous n’apportez jamais ; vous affirmez, que dis-je, hier encore, après quelques phrases sur « la glorieuse cité de Venise », vous juriez solennellement qu’un homme condamné pour trahison n’avait jamais trahi, et puis, lamentablement, vous mendiez un acquittement en promettant aux jurés la reprise des affaires ; vous avez semé le trouble dans les esprits et la haine dans les cœurs ; vous avez osé couvrir du glorieux pavillon des principes proclamés, il y a cent ans, par la France à son éternel honneur, des passions louches et des combinaisons politiques ; vous êtes assez naïf pour croire, ou assez impudent pour proclamer, que vous marchez à la conquête de la Vérité et de la Justice… Mais regardez donc un peu quelques-uns de vos compagnons d’armes ! Thévenet, Trarieux, Guyot, Reinach, Georges Clemenceauc, tout ce triste gibier de Parlement et de Cour d’Assises, ces chevaleresques Fils Aymon épris de victoires idéales, ces Cincinnatus qui, la France le sait et Cornélius Herz aussi, ont servi gratuitement la République.

Nous vous dirons très nettement ce que nous pensons, sans égards pour un talent qui s’est abaissé à une pareille besogne, sans indulgence même pour une erreur qui, excusable au début peut-être, est devenue criminelle par l’acharnement mis à la soutenir, sans pitié pour l’homme qui ne veut pas confesser avoir fait fausse route et qui ose se déclarer tout prêt, si on ne l’acquitte, à marcher de l’avant, dût-il déchaîner sur le pays les pires catastrophes.

Mettons de côté d’abord, comme décidément inférieure et rapetissante, la question de race et surtout celle de nationalité. Si un homme souffre dans sa chair, son cœur ou son esprit, qu’il soit né à l’autre bout du monde ou sous le même toit que moi, je suis son frère ; je suis son frère avant d’être celui de qui ne souffre pas. Si un différend s’élève entre un faible et un puissant et si le droit de l’un ou de l’autre n’est pas évident, je m’inspirerai d’une équité supérieure, et c’est au faible que je donnerai raison, même si le puissant n’a pas tort. Je crois être ainsi dans la tradition chrétienne, sinon dans celle des prélats bénisseurs de canons, dans la tradition républicaine, sinon dans celle des Français mitrailleurs de Crétois, et aussi, par surcroît, dans la pure doctrine internationaliste.

Écartons aussi tel antisémitisme louche. Une fois pour toutes, les Juifs ne sont pas responsables de l’âme inférieure qui leur a été imposée par les cruautés catholiques du Moyen Âge, par « l’âme blanche du Moyen Âge », si chère à M. Huysmans… quoi ! voilà une race que vous avez murée pendant des siècles dans les ghettos immondes, à laquelle vous avez interdit toute jouissance un peu noble, que vous avez obligée à vivre les yeux perpétuellement fixés sur des tas d’or et l’esprit sur la vengeance à tirer de vos orgueils… voilà des gens que vous ne faisiez sortir de leurs ruelles infâmes où ils croupissaient, les uns dans l’or, les autres dans l’ordure, que pour les conduire au bûcher au nom de votre dieu d’amour, et vous vous étonnez que ces gens-là n’aient pas une âme héroïque et claire de chevaliers ! Est-ce à vous, d’ailleurs, descendants ou coreligionnaires de leurs anciens bourreaux, qu’il convient de leur faire mauvais visage, à vous, nobles paladins ou austères bourgeois, qui recherchez leurs filles en mariage pour vos fils et qui ne dédaignez pas toujours de les avoir eux-mêmes comme amants de vos femmes, à vous, chers cléricaux de mon cœur, dont l’antisémitisme, si bouillant à la Cour d’Assises, se refroidit, si vite et si singulièrement, dans les salons de la Finance !

Maintenant, toutes questions de race et de religion écartées, nous nous retournons vers vous, artisans des discordes actuelles. Notre conscience ne nous a pas permis d’hésiter un seul instant, nous vous haïssons, et nous vous disons : Vous êtes le Grand Mensonge ! Vous êtes le symbole de la Société contemporaine, basée sur le mensonge, le microcosme de cette féodalité bourgeoise dont l’hypocrisie est devenue, par hérédité, presque inconsciente. Oui, vous êtes la fleur insolente et abominable de cette Bourgeoisie qui, au travers des empires, des monarchies et des républiques, mène le peuple avec des mots quand, ignorant et aveugle, il est sage, avec du plomb quand, instruit et clairvoyant, il bouge ; cette Bourgeoisie qui a assassiné les princesses légitimes, Liberté, Fraternité, Justice, pour mettre à leur place et saluer de leurs noms sacrés on ne sait plus quelles immondes courtisanes, vieilles et fardées… oui, nous la démasquons en vous, cette Bourgeoisie exécrée, et elle s’offre ainsi à nos yeux avec une de ses caractéristiques les plus importantes, sa volonté d’ignorer la souffrance humaine hors de ses accidents particuliers, et ses pratiques égoïstes de charité individuelle inspirées par la crainte de la révolution ou de l’enfer, par le désir du paradis ou d’un siège à la Chambre, de popularité ou de gloire, par besoin d’excuse pour certaines faiblesses devant sa propre conscience ; elle s’offre à nous avec sa terreur de la justice absolue, de l’égalité absolue, proclamées il y a dix-huit cents ans par le Christ, il y a plus de cent ans par la France, et aujourd’hui dans le monde entier par tout ce qui a un cerveau et un cœur, justice et égalité qui ne seront d’ailleurs une loi sociale universellement acceptée que le jour où, les frontières disparues, les possédants n’auront plus l’excuse de la Patrie à défendre pour entretenir des armées qui ruinent les peuples et qui, aux jours où ils se lèvent pour sauvegarder leurs libertés menacées, les massacrent.

La Justice !… oui, vous avez invoqué la Justice et aussi l’Égalité, en faveur d’un homme dont on a osé assimiler le crime à un crime politique ! La Justice ! quelle idée restreinte vous faites-vous donc de la Justice, ou bien quelle équivoque essayez-vous de créer en nos esprits ?… quoi ! à l’heure où l’épouvantable système capitaliste écrase et tue des millions d’êtres humains dans l’atelier ou dans la mine, à l’heure où des millions de femmes sont arrachées aux foyers et des millions d’enfants aux écoles afin de faire baisser le salaire de l’homme dans la production industrielle, à l’heure où il est reconnu par tout observateur de bonne foi que la femme ne peut pas vivre de son travail et que toute femme, pauvre et sans famille, est obligée de se prostituer, à l’heure où l’on comprend de plus en plus que les inégalités naturelles sont déjà suffisantes et qu’il est vraiment abominable que les injustices sociales viennent encore les aggraver, à l’heure enfin où un immense cri de misère traverse le monde… vous osez invoquer le nom de la grande Déesse en faveur d’un cas particulier ! Vous n’hésitez pas à remuer toute une grande nation jusque dans ses couches les plus profondes en faveur d’un seul homme ! Vous osez projeter cette ombre terrible sur les esprits les plus clairs, troubler de cette équivoque des intelligences jusque-là lucides et qui, angoissées par vos audacieuses affirmations, peuvent se laisser un instant détourner de l’accomplissement du grand devoir qu’elles ont assigné à leur activité, la défense du prolétariat travaillant et souffrant !

Mais admettons que votre éthique ne puisse se hausser jusqu’aux problèmes qui intéressent l’humanité tout entière. N’avez-vous pas eu, en l’espace de quelques années seulement, de merveilleuses occasions de montrer, soit en faveur d’une race, soit en faveur d’une nation, soit en faveur d’un groupe important d’êtres humains, l’amour idéal de la justice qui brûle en votre cœur et que vous avez réservé pour la défense de Dreyfus ? Des hommes ont lutté héroïquement à Cuba et en Crète pour leur indépendance ; des Arméniens, par centaines de mille ont été massacrés, leurs villages pillés et incendiés ; des prisonniers, arrêtés pour leurs opinions, ont été épouvantablement torturés à Montjuich ; des Français, déportés à la Guyane, ont été exécutés en masse sous couleur de répression d’une révolte, révolte fomentée par des agitateurs louches ; les mécaniciens anglais ont attendu plusieurs mois qu’un secours leur vînt contre l’audacieuse férocité et leurs patrons ; enfin, la Grèce, cette Grèce dont tout homme ayant une âme ne peut prononcer le nom sans être remué d’une émotion presque sacrée, cette Grèce, notre mère vénérable, éternelle patrie de toute beauté, a été bâillonnée et enchaînée par les bandits de l’Europe financière, pendant que, riant de ses sursauts héroïques et désespérés, le Turc immonde la violait.

À l’heure où ces crimes s’accomplissaient, ces crimes que la postérité jugera, nous n’avons pas entendu votre voix, défenseurs de Dreyfus. Que faisiez-vous alors, vous tous, les « intellectuels » de Belgique, de Suisse et de France ? Vous tous dont les clameurs essaient maintenant de soulever un peuple en faveur d’un homme, avez-vous seulement à ce moment-là tenté d’émouvoir un seul homme en faveur de tout un peuple ! Ah ! comme un Amilcare Cipriani est grand à côté de votre Zola !

Allons plus loin ! Même pour sauver des individus isolés, condamnés injustement ou illégalement, quand avez-vous élevé la voix ? Pierre Vaux, Cyvoct, les frères Rorique, connaissez-vous ces noms ? Avez-vous entendu parler de Vaillant, tué sans avoir tué ?… N’avez-vous même pas refusé jadis de vous associer à des protestations collectives en faveur d’écrivains punis de prison pour, en des pages de belle et honnête allure, avoir fait peur à la Bourgeoisie ?

À quel moment avez-vous protesté contre l’abominable instruction secrète, contre les huis-clos en matière de délits d’opinion, contre l’existence illogique et scandaleuse des conseils de guerre en temps de paix dans un pays où chaque citoyen est soldat, contre l’immonde police des mœurs, contre la distribution automatique des mois de prison qui a lieu tous les jours à la Correctionnelle ! Êtes-vous bien sûr que, là, on ne fait jamais passer sous les yeux des juges quelque rapport secret de police ? Où étiez-vous, quand votre ami Trarieux amenait comme témoins devant le Sénat constitué en Haute-Cour d’infamie, des mouchards notoires ?

Nous pourrions continuer ainsi longtemps, nous préférons nous arrêter : aussi bien nous avons un remerciement à vous adresser, c’est d’avoir involontairement hâté la fin d’un régime. Tant de scélératesses ont été révélées au cours de ce procès, du côté de l’accusation comme du côté de la défense, tant d’autres ont été devinées, que le peuple finira peut-être par voir clair. Nous sommes là d’ailleurs pour lui dessiller les yeux, pour lui dire que jamais en faveur d’un des siens un pareil tapage n’a été fait. Non, vous n’êtes pas les ennemis de l’état de choses actuel ; au contraire, et je le répète, vous êtes l’éclatant symbole de la société bourgeoise, pavoisant de grandes phrases ses intérêts, ses pusillanimités, ses orgueils, c’est à elle que s’adressent nos imprécations, en même temps qu’à vous.

Maintenant, révisez ou ne révisez pas le procès Dreyfus, cela nous importe peu. Ce n’est pas une iniquité de plus ou de moins qui rendra votre société de sycophantes et de bourreaux plus ou moins haïssable ; votre société féroce, aboutissant suprême et superbe vraiment de dix-huit siècles de christianisme, religion d’amour, est à jamais condamnée par quiconque a la force de penser et d’aimer. D’ailleurs, vous n’êtes pas assez naïfs pour supposer un seul instant qu’un acte de haute justice accompli par vous de temps à autre sous les impérieuses pressions de l’opinion publique, désarmera nos colères.

Nous ne sommes pas, nous non plus, assez naïfs, instruits que nous avons été par nos aînés des sanglantes expériences de Mars 1871, pour sacrifier, sans réfléchir et sous le coup d’une indignation subite provoquée par un de vos crimes, l’immense armée prolétarienne qui n’est pas encore suffisamment organisée. Nous ne compromettrons plus dans les échauffourées de la rue l’œuvre de l’avenir social.

Thoughts have gone forth whose powers can sleep no more !

a dit le grand Shelley. Oui, les idées sont en marche et elles ne s’arrêteront plus. Notre devoir, à nous est de les semer à tous les vents du ciel, de prêcher en tous lieux l’évangile des temps prochains, de détacher peu à peu de vos rangs les cerveaux les plus élevés, les âmes les plus ardentes, d’annoncer partout la bonne nouvelle sous la forme de l’instruction scientifique aux millions de prolétaires manuels et intellectuels qui souffrent pour faire jouir quelques milliers d’oisifs. L’évolution poursuit son rythme fatal, nous attendons avec confiance l’heure qui viendra, l’heure attendue par l’homme depuis que la première injustice fut perçue par la première conscience. Si jamais d’ailleurs nous pensions devoir profiter de l’anarchie morale où s’enlisent de plus en plus les classes dirigeantes pour, d’une violente initiative, hâter l’évolution sociale, ce ne sera pas avant d’être bien certains qu’il n’y a plus d’esclaves derrière vos baïonnettes et vos canons, mais des hommes.

En attendant, accoudés à nos fenêtres hautes, nous regardons, avec une émotion religieuse, poindre l’aube là-bas, l’aube de la justice humaine, l’aube d’une humanité plus grande. De pâles lueurs déjà frissonnent à l’horizon, des souffles plus frais passent sur le vieux monde étonné, religions et morales éclatent au vent, la Science marche, à pas prudents et majestueux ; le terrain conquis ne sera plus perdu, et bientôt y seront jetées les fondations du futur édifice social. Allons, vieux Faust, ouvre ta fenêtre toute grande à la lumière neuve et « salue de toute ton âme ce matin d’un jour inconnu » !

Je sors de la Cour d’Assises. Oui, Zola a eu raison, il y a des cannibales dans cette foule ; il y a surtout des imbéciles et des lâches, mûrs pour toutes les servitudes ! Je n’oublierai jamais l’extraordinaire et sinistre spectacle de cette grande salle de Harlay pleine d’une tourbe en folie qui reçut l’annonce du verdict comme une hyène son morceau de charogne… Ah ! ces cris !… Mettez-vous donc à plat ventre, esclaves, comme les Hindous devant le char de Jaggernat, et qu’elles vous passent sur le crâne, les dures bottes éperonnées !

Emmanuel Delbousquet : À propos de M. Émile Zola et des Naturistes.
À Maurice Le Blond.

Je viens de relire vos trois articles sur M. Zola, et vos conclusions ne me semblent guère découler des alinéas liminaires. Je voudrais vous parler des mêmes choses, mais non pas absolument dans le même sens ; et c’est parce que je trouve quelques contradictions entre vos premières colonnes et les dernières qu’une explication me paraît utile entre nous. Cela aussi me sera une occasion de dire ce que je pense du Naturisme, tout le bien et tout le mal. « Ce serait, proclamez-vous, une étrange erreur de s’imaginer que la venue du génie est aussitôt accueillie par l’allégresse générale et par la reconnaissance des nations, etc. La guerre entre la foule et le génie, entre les partisans de la réaction et le grand facteur de l’évolution humaine, le sublime architecte de l’idéal futur, cette guerre doit éclater, inévitablement violente, tragique, acharnée. À peine nous trouvons-nous en présence de son œuvre, à peine soupçonnons-nous le sens de sa pensée, qu’un sentiment de révolte et de haine nous enflamme, nous précipite contre cet homme. C’est une insurrection de toute notre chair, une répulsion presque physique, etc. Car l’humanité redoute toujours un effort nouveau. » Ce sont là, n’est-ce pas, de violentes affirmations. Après les avoir proférées contre la foule, pourquoi immédiatement reconnaître à celle-ci le droit de consacrer le génie bafoué la veille sans qu’assez de temps ait mis entre elle et l’œuvre le lointain nécessaire ?

M. Émile Zola disait lui-même au jour de ses belles Haines : « Tout homme qui ne ressemble pas aux autres devient, par là même, un objet de défiance. Dès que la foule ne comprend plus, elle rit. L’histoire de la Littérature et de l’Art est une sorte de martyrologe qui compte les huées dont on a couvert chacune des manifestations nouvelles de l’esprit humain. »

Tout commentaire, après ce beau cri, devient inutile. Vous-même avez donné du poète une des définitions qui conviennent le mieux à l’idéal que nous nous proposons. Je le formulai presque semblable en une prose oubliée des Essais de jeunes qui firent place à l’Effort : le poète est celui qui perçoit le sens profond, mystérieux, des choses et chez qui résonne l’écho de tous les accords extérieurs, prolongeant en lui, affinés ou grandis selon son tempérament, le reflet des êtres et des paysages. Ou encore, à propos de notre ami Maurice Magre : celui qui prenant un fait quelconque de la vie, l’élève à soi, le transfigure, le doue de beauté en l’exprimant. Ainsi Émile Verhaeren, notre Hugo, dans ses visions magnifiques et tragiques, où se mêlent encore assez d’« échos intérieurs » pour faire de ses poèmes les plus complètes expressions de paysages vus à travers un état d’âme, — et d’états d’âme vus à travers un paysage.

Vous dites excellemment que l’évolution romantique, l’évolution parnassienne (qui fut une épuration, une cristallisation de la forme, un dernier accord de la langue avant ce que Mallarmé appelle l’éparpillement des rythmes) ; vous dites que ces deux évolutions n’eurent qu’un retentissement dans les cénacles. Et vous semblez croire que le tumulte qui accueillit l’évolution naturaliste résultait de sa valeur littéraire et sociale. Cela est provenu surtout de la forme. Les évolutions romantiques et parnassiennes furent avant tout des évolutions poétiques, tandis que l’évolution naturaliste se manifesta, et naturellement, par des œuvres en prose, lesquelles ont toujours plus d’accès dans la foule. Ce fut une question de forme encore : la foule devant la magnifique épopée de Zola s’est émue pour le mot simplement. Car vous supposez que les lettrés n’attendirent pas la mise en littérature du transformisme ou de l’évolutisme pour créer des courants d’idées nouvelles.

La partie sociale de l’œuvre, la parfois très belle ordonnance des rythmes, lui échappa, certes ! comme toujours ! — et l’énorme succès de librairie est dû, avant tout, aux pages où le maître décrit, avec la belle simplicité qui sied, des actes de vie et d’amour des hommes et des animaux. J’ai feuilleté, pris du souci d’y découvrir des indices de l’attention passionnée des lecteurs, bien des livres de Zola dans des bibliothèques où fréquente surtout, du bourgeois à l’ouvrier, toute la classe des gens qui lisent vite et mal. Toujours les mêmes empreintes révélatrices, poissant les pages dites « pornographiques » tranchant sur la blancheur à peu près vierge des belles pages synthétiques ramenant à la même philosophie naturelle. Cela prouve-t-il autre chose sinon que le lecteur se repaissait simplement des détails sans comprendre la terrible leçon de morale qu’ils concourent à former ?

Et je touche un des points à mon avis essentiels, pour démontrer l’inaptitude de la foule à comprendre vraiment, à se placer sous l’angle voulu d’où se révélera la plénitude des fresques. Car de même qu’un tableau, qu’un paysage situé dans telle lumière, il convient, devant un livre, de varier ses points de vue, si l’on veut jouir d’une entière révélation. Zola, appelé corrupteur par les catholiques est, selon moi, le plus moralisateur des écrivains, par la tristesse effroyable de ses peintures. Ce tumulte ardent de la vie ; la lutte où le faible succombe, est mangé par le fort ; l’Artiste dévoré par l’originelle névrose ; l’Ouvrier par le terrible engrenage des usines et des mines ; ceux qu’avilit l’âpre négoce ; les petits magasins ruinés par l’entreprise colossale d’un seul ; et tout cela broyé ensuite par la soif incessante de l’or et la faim de la chair. La vie née sans fin de la mort. Au sortir de chaque lecture on se sent écrasé d’angoisse et les dernières pages sont à peine assez fortes d’élan vers une nouvelle lutte, un nouvel espoir de vie pour vous donner le courage d’affronter encore une œuvre du maître. De tous ses livres, de ce poème tragique de l’Œuvre à l’épopée rouge et noire de Germinal, des pages du Bonheur des Dames aux pourritures d’or et de chair de Nana, aux légendes héroïques de la Débâcle ; de tous ces livres monte un râle, et ce râle persiste même à travers la joie saine de ce qui va naître de l’incessante mort. Seules, des trêves d’amour comme le Rêve et comme l’Abbé Mouret ne laissent après elles qu’une moins farouche tristesse. Et encore ! Serge n’emporte-t-il pas dans son cœur l’éternel regret de celle qui fut sienne, comme en rêve, en dehors de sa vie de chasteté et de prière ?… Non, le trouble qui suit la lecture de tels livres (le sillage d’effroi qu’ils laissent en nous) n’est-il pas fait pour inspirer aux uns la croyance de l’effort sans trêve, aux autres, plus subtils, le scepticisme triste apportant ce bienfait que Clemenceau nomme la suprême sagesse du doute, à tous une souffrance purifiante et un besoin de vie plus belle et plus intense !

Si Zola a été lu par la foule, — il a été lu mal. Car elle n’a cherché en lui que le détail de mœurs et les peintures de nudité, à la façon de ces adolescents qui errent dans les musées en quête de chairs offertes à leur rêve inassouvi. Seuls, des détails ont remué cette foule étonnée parce qu’il ne s’était pas encore trouvé, depuis des siècles, un homme capable de lui chanter la beauté simple et grave des actes d’amour, en leur superbe nudité. Vous parlez d’Eschyle, oubliant que dans les républiques antiques une aristocratie régnait sur des esclaves. La popularité de Voltaire est plutôt née de ce qu’on nommait son irréligion. Et celle de Hugo lui est venue bien moins de la grandiose et sauvage Légende des Siècles que de ses paroles dans le vent des révolutions — et de son exil. Lamartine s’était drapé dans les plis du drapeau tricolore avec le geste d’un tribun. Quant à Musset, son théâtre, seul digne de sa mémoire, laisse le peuple indifférent, — tandis que ses mauvais vers feront pâmer longtemps les demi-vierges sentimentales, toujours plus rares, et les petits « don Juan » qui n’ont pas lu Tinan !

Tous ont été admirés par des causes étrangères au meilleur de leur œuvre spirituelle, qui prolongea son rayonnement, mais en haut, dans la partie intellectuelle du Public.

Entre la tour d’ivoire de ces admirables maîtres que furent Vigny et Villiers de l’Isle-Adam, entre le mépris de Flaubert et le bannissement de Paul Verlaine, il y a place pour des hommes qui attendront que la foule se hausse à eux. S’enfermer, volontairement, loin d’elle, me semble aussi vain que lui prêcher directement l’admiration, puisqu’elle ne peut admirer un poète que s’il est doublé d’un homme d’action.

*
*   *

Mais vous croyez la foule plus apte à comprendre le Naturisme naissant que le Symbolisme mort (dont vous définissez assez mal le rôle). Et c’est là aussi l’erreur, car pour l’instant, elle ne comprendra pas plus l’un que l’autre. Je crois qu’il faut l’y amener par des procédés étrangers à la forme, et je vous sais trop artiste pour la sacrifier. Éternellement les poètes seront des précurseurs, le reflet peut-être immédiat de l’aristocratie intellectuelle de leur époque, mais ils ne seront compris et à peu près tous que lorsque la foule, riant sans les entendre, sera moins assommée de travail, qu’il y aura des trêves pour elle au labeur de chaque jour. Dans ces trêves surgiront d’elle des hommes qui viendront grossir l’élite.

Mais la foule demeurera toujours telle : un élément neutre, incompréhensif, ou bouillonneront les germes et s’élaboreront lentement les fruits. Et pour conclure, laissez-moi vous dire que le Naturisme me semble la plus large (si large qu’elle en est vague : tout n’est-il pas dans la nature ?) la plus large définition de tous les Arts, dans toutes les époques. Le Naturisme, philosophie panthéiste et matérialiste, — et les visions d’Art en découlant, — après l’avoir formée lentement en chacun de nous. Car l’œuvre naît d’abord, puis la formule qui sert à esthétiser, à dialoguer, à interpréter1.

Mais votre naturisme se hérisse, s’enclot de dogmes aussi rigides, presque aussi étroits, remarquablement plus vivants que ceux de l’école romane. On y pratique trop les mêmes rites, le même culte à soi-même en la personne de ses amis. Puis à vous qui avez écrit de très belles pages de critique sur la Littérature artificielle, je ferai quelques reproches sur l’artificialité de vos interprétations. Quand vous chantez un acte simple de la vie commune à tous les hommes, en le douant de beauté, je rends hommage. Cela est le don relatif à chaque poète. — Mais quand vous décrétez que tous les laboureurs, tous les ouvriers, — ceux qui forgent le fer et ceux qui travaillent la pierre, — sont des héros ou des dieux, je trouve cette interprétation plus artificielle que si vous voyiez en l’un d’eux le symbole d’un de vos sentiments. Et je comprends moins encore ces magnificences de visions que l’expression de symboles qui le sont véritablement. Tout est symbole, si vous voulez en convenir, selon celui qui regarde. Mais un paysan ouvrant un sillon de labour dans l’aurore, un semeur, le bras levé vers le ciel, un pâtre dressé sur la lande immense et nue, un cavalier domptant un étalon libre, ont, en soi, assez de beauté, assez de vie, pour que nous essayions de les fixer sans les déformer, sans les exagérer encore.

Tandis qu’un héros d’anciennes légendes, un demi-dieu antique, étant imaginaires, créés seulement par la piété du souvenir ou des croyants, recréés par notre propre effort intellectuel, peuvent mieux, étant artificiels, incarner un peu de nous, tressaillir du reflet de la vie dont nous les animons. Les uns sont des êtres objectifs que nous ne pouvons déformer sans quelque ridicule, les autres des êtres subjectifs qui nous appartiennent, — et c’est pourquoi, sans critique de forme, je trouve certaines pages de M. Saint-Georges de Bouhélier, votre maître, pour qui j’ai d’ailleurs une grande estime littéraire, plus artificielles, plus exagérées que ce poème du chevalier, dans le merveilleux Tel qu’en songe, de M. Henri de Régnier, qui incarne si profondément,, si héroïquement, des tristesses vécues.

Mais, voyez-vous, mon cher critique, on l’a dit excellemment, — et c’est la sagesse des poètes qui l’affirme : Il n’y a que de beaux vers et de mauvais vers, — il n’y a que de bons et de mauvais écrivains que l’on reconnaît à leur don d’exprimer la vie, créée en eux, reflétée, ou vue simplement à travers leur tempérament particulier, — car les idées évoluant selon l’ombre ou la lumière des âges sont communes à tous les hommes, et le génie se révèle par l’empreinte qu’il laisse au front des mots choisis pour les formuler !