Frédéric le Grand littérateur.
J’ai essayé précédemment de dégager le Frédéric roi et politique dans sa forme la plus haute et la plus vraie, le Frédéric historique et non anecdotique. C’est ainsi que lui-même il pensait qu’il faut, en définitive, juger les grands hommes, sans s’amuser aux accessoires, et en s’élevant jusqu’au point qui domine en eux les contradictions et les travers. Pourtant la vie intérieure et privée de Frédéric est entièrement connue ; toutes les parties de son caractère sont éclairées ; on a ses lettres, ses vers, ses pamphlets, boutades et facéties, ses confidences de toutes sortes ; il n’a rien fait pour les supprimer, et il est impossible de ne pas reconnaître en lui un autre personnage bien essentiel, et qui est au cœur même de l’homme. On peut dire que, chez Frédéric, si le grand roi était comme doublé d’un philosophe, il était compliqué aussi d’un homme de lettres.
Le grand cardinal de Richelieu était de même : faire une belle tragédie eût été
une chose presque aussi douce à son cœur et lui eût paru une œuvre presque aussi
glorieuse que de triompher des Espagnols et de maintenir les alliés de la France
en Allemagne : les lauriers du Cid l’empêchaient de dormir. Au
sortir de la guerre de Sept Ans, quand d’Alembert alla visiter Frédéric à
Potsdam et qu’il lui parlait de sa gloire :
« Il m’a dit avec la plus grande simplicité, écrit d’Alembert, qu’il
y avait furieusement à rabattre de cette gloire ; que le hasard y était
presque pour tout, et qu’il aimerait bien mieux avoir fait Athalie que toute cette guerre. »
Il y a certes du
philosophe dans cette manière de juger les triomphes militaires ; mais il y a
aussi de l’homme de lettres dans cette préférence donnée à Athalie. Je ne sais si Frédéric ne se fût pas dédit, au cas qu’un
malin génie l’eût pris au mot et qu’il lui eût fallu opter tout de bon entre la
guerre de Sept Ans et Athalie, ou plutôt je suis bien sûr que
le roi, en définitive, l’eût emporté : mais le cœur du poète aurait saigné
au-dedans de lui, et il nous suffit, pour le qualifier comme nous faisons, qu’il
eût pu hésiter un seul instant.
Lorsqu’on étudie Frédéric dans ses écrits, dans sa correspondance, principalement
dans celle qu’il eut avec Voltaire, on reconnaît, ce me semble▶, un fait avec
évidence : il y avait en lui un homme de lettres préexistant à tout, même au
roi. Ce qu’il était peut-être avant toute chose par nature, et le plus
naïvement, si l’on peut dire, et le plus primitivement, c’était encore homme de
lettres, dilettante, virtuose, avec le goût vif des arts, avec
la passion et le culte surtout de l’esprit. Il n’avait qu’à s’abandonner à
lui-même pour se répandre de ce côté. Sa condition de roi, son amour de la noble
gloire, et le grand caractère dont il était doué, le dirigèrent à d’autres
applications qui avaient pour but l’utilité sociale et la grandeur de sa
nation : il estimait « qu’un bon esprit est susceptible de toutes sortes
de formes, qu’il apporte des dispositions à tout ce qu’il veut entreprendre.
Il est tel qu’un Protée qui change sans peine de formes, et
qui paraît réellement l’objet qu’il représente »
. Ainsi, il
parut né pour tout ce qu’il eut à faire comme roi ; il fut à la hauteur de sa
tâche.
« La force des États, pensait-il,
consiste dans les grands hommes que la nature y fait naître à
propos. »
Il voulut être et il fut un de ces grands hommes ; il
remplit dignement sa fonction de héros. Cette nation qu’avait ébauchée avant lui
le Grand Électeur, il acheva de la former, de lui donner un corps, de lui
imprimer l’unité d’esprit : la Prusse n’exista réellement qu’au sortir de ses
mains. Tel est le rôle du grand Frédéric dans l’histoire ; mais, au fond, ses
goûts secrets ou même très peu secrets, ses réelles délices étaient de raisonner
en toute matière, de suivre ses pensées de philosophe, et aussi de les jeter sur
le papier, soit au sérieux, soit en badinant, comme rimeur et comme
écrivain.
Il avait été élevé par un Français, homme de mérite, appelé Duhan, qui lui avait
inspiré l’amour de notre langue et de notre littérature. Il avait été initié à
une sorte de tradition assez directe par les Français réfugiés à Berlin. Ce
désir de gloire que nourrissait la jeune âme de Frédéric et qui cherchait encore
son objet, lui faisait tourner naturellement ses regards vers la France. Le
siècle de Louis XIV, désormais accompli, étendait graduellement son influence
sur toute l’Europe. Le Brandebourg retardait sur les autres nations ; il n’y
avait là rien d’étonnant ; mais Frédéric s’en trouvait humilié, et il se disait
que c’était à lui d’inaugurer cette nouvelle ère de renaissance dans le Nord.
Tant que vécut son père, ce désir purement littéraire de Frédéric prévalut sur
ses autres pensées et l’engagea à des démarches, à des avances où le futur roi
s’oubliait un peu. Il était prince royal et il avait vingt-quatre ans quand il
entama la correspondance avec Voltaire (1736). Voltaire vivait alors à Cirey,
auprès de Mme Du Châtelet. Il reçut du jeune prince de
Prusse, non pas une lettre de compliments, mais une véritable déclaration
passionnée. On
peut sourire aujourd’hui de cette
première lettre toute gauche encore et plus qu’à demi tudesque, dans laquelle
Frédéric mêle son admiration pour Wolff à celle qu’il a pour Voltaire, et où il
parle à celui-ci au nom de la douceur et du support
« que vous marquez, lui dit-il, pour tous
ceux qui se vouent aux arts et aux sciences »
. À travers ce
singulier style des premières lettres de Frédéric, la plus noble pensée se fait
jour. Considérant Voltaire de loin et d’après ses seuls ouvrages, l’embrassant
avec cet enthousiasme de la jeunesse qu’il est honorable d’avoir ressenti au
moins une fois dans sa vie, Frédéric le proclame l’unique héritier du grand
siècle qui vient de finir, « le plus grand homme de la France et un
mortel qui fait honneur à la parole »
. Il l’admire et le salue,
comme Vauvenargues bientôt également le saluera, sans rien entrevoir encore des
défauts de l’homme, et d’après les seules beautés de son esprit et les grâces de
son langage. Il se déclare en conséquence son disciple, son disciple non
seulement dans ses écrits, mais dans ses actions ; car, trompé par la distance
et par le nuage doré de la jeunesse, il voit en lui presque un Lycurgue et un
Solon, un législateur et un sage. Ne souriez pas trop cependant. Jamais on n’a
mieux senti que ce jeune prince ce que les lettres pourraient être dans leur
plus haute inspiration, ce qu’elles ont en elles d’élevé et d’utile, ce que leur
gloire a de durable et d’immortel. « Je compte pour un des plus grands
bonheurs de ma vie d’être né contemporain d’un homme d’un mérite aussi
distingué que le vôtre… »
Ce sentiment éclate dans toute cette phase
de la correspondance. Voltaire est charmé, Voltaire est flatteur ; il remercie,
il loue, il enchante ; on ne dirait pas vraiment qu’il se moque tout bas, et
sans doute alors il ne se moquait pas trop, en effet, des quelques solécismes et
des grosseurs de ton qui accompagnaient souvent
ces hommages du Nord. À l’entendre, ce jeune prince fait des vers comme Catulle du temps de César ; il joue de la flûte comme Télémaque ; c’est Auguste-Frédéric-Virgile.
— Assez, lui dit Frédéric, qui reprend ici l’avantage du bon sens et du bon goût
au moral :
Je ne suis, je vous assure, ni une espèce ni un candidat de grand homme ; je ne suis qu’un simple individu qui n’est connu que d’une petite partie du continent, et dont le nom, selon toutes les apparences, ne servira jamais qu’à décorer quelque arbre de généalogie, pour tomber ensuite dans l’obscurité et dans l’oubli.
Voilà comme il se juge, et il avait raison à cette date ; cet homme
de vingt-cinq ans sent qu’il n’est rien encore et qu’il n’a pas même commencé :
« Quand des personnes d’un certain rang, fait-il remarquer,
remplissent la moitié d’une carrière, on leur adjuge le prix que les autres
ne reçoivent qu’après l’avoir achevée. »
Et il s’indigne de cette
différence de mesure, comme si l’on jugeait les princes d’une nature moindre que
les autres hommes, et moins capables d’une action entière.
Un jour, Voltaire a le front de lui dire que lui, Frédéric, écrit mieux le français que Louis XIV, que Louis XIV ne savait pas l’orthographe, et autres misères de ce genre ; comme si Louis XIV n’avait pas été un des hommes de son royaume qui parlât le mieux, et comme si l’une des plus grandes louanges à donner à l’excellent écrivain Pellisson, ce n’était pas d’avoir été en plus d’un cas le digne secrétaire de Louis XIV. Ici encore Frédéric arrête Voltaire et lui donne une leçon de tact :
Louis XIV, dit-il, était un prince grand par une infinité d’endroits ; un solécisme, une faute d’orthographe, ne pouvaient ternir en rien l’éclat de sa réputation, établie par tant d’actions qui l’ont immortalisé. Il lui convenait en tout sens de dire : Caesar est supra grammaticam… Je ne suis grand par rien. Il n’y a que mon application qui pourra peut-être un jour me rendre utile à ma patrie ; et c’est là toute la gloire que j’ambitionne.
On aime à rencontrer, au milieu des fadeurs et des exagérations parfois ridicules de ce début de correspondance, plus d’un de ces endroits où perce déjà le roi futur, l’homme supérieur qui, bien qu’il ait la fureur de rimer et de produire ses premiers ouvrages, saura en triompher par une passion plus haute, et qui ne sera jamais un rhéteur sur le trône. En tout, même dans ces jeux de l’esprit, Frédéric finit toujours par donner le dernier mot à l’action, à l’utilité sociale et à celle de la patrie : c’est un génie qui s’amuse en attendant mieux, qui continuera de s’amuser et de s’égayer dans les intervalles des plus rudes travaux, mais qui aspirera en tout temps, à force de fermeté, à se réaliser en grandeur pratique et utile. Il y a temps pour lui de rire, de jouer de la flûte, de faire des vers, et temps de régner. L’homme de lettres peut balancer quelque temps le roi et s’ébattre au-devant, mais pour lui céder le pas chaque fois qu’il le faut, à l’heure précise. On peut dire de lui que jamais un de ses talents, jamais une de ses passions ni même de ses manies, ne fit invasion dans un de ses devoirs.
Au point de vue du goût, il y aurait bien des choses à remarquer. La nature rude
et un peu grossière du Vandale se fait sentir chez Frédéric jusqu’à travers
l’homme d’esprit et le dilettante avide de s’instruire et de
plaire. Ce n’est pas seulement la langue ici et l’expression qui lui fait faute
et qui résiste, c’est souvent le tact délicat qui est absent ! Toutes les fois
qu’il parle à Voltaire de Mme Du Châtelet, il a bien de la
peine à ne pas être grossier ou ridicule : « Je respecte trop les liens
de l’amitié, lui écrit-il à Cirey, pour vouloir vous arracher
des bras d’Émilie… »
Quand il
veut être galant, il l’est avec cette légèreté. Frédéric ne trouve rien de plus
gracieux que d’envoyer en présent à Voltaire un buste de Socrate, le sage
patient par excellence ; ce qui aurait pu paraître une épigramme, si alors il
avait mieux connu son poète. Mais ce Socrate rappelle à Frédéric Alcibiade, et,
de là, plus d’une allusion équivoque et hasardeuse, dans laquelle Voltaire
d’ailleurs ne dédaigne pas d’entrer. Tout cela sent le Goth et l’Hérule de grand
esprit, mais dont le poli n’est encore qu’à la surface, et dont plus d’un coin
même n’est pas poli du tout. Il faut quelque temps à ce diamant brut pour se
dégager de sa gangue.
Pourtant Frédéric se forma vite ; il se forme à vue d’œil dans cette correspondance, et il vient un moment où il possède et manie sa prose française de manière à tenir tête vraiment à Voltaire. Quant aux vers, il faut en désespérer avec lui : sur ce point son gosier restera toujours rauque et dur, et il ne se corrigera jamais. Il dira par exemple sans difficulté :
Les myrtes, les lauriers, soignés dans ces cantons,Attendent que, cueillis par les mains d’Émilie…
ou bien encore :
Que vous dirai-je, ô tendre Ovide ?Vous dédiâtes L’Art d’aimer…
Ce sont là de ses moindres défauts. Sur ce chapitre des vers,
finissons-en avec Frédéric. Il savait très bien que cette manie était chez lui
un faible et presque un ridicule, qu’on le louait en face pour l’appeler Cotin par derrière. « Cet homme-là, disait un jour
Voltaire en montrant un tas de paperasses du roi, voyez-vous ? c’est César
et l’abbé Cotin. »
Un éminent historien anglais,
M. Macaulay, renchérissant là-dessus, a appelé Frédéric un
composé de Mithridate et de Trissotin.
Frédéric savait ou pressentait tout cela, et il cédait pourtant à son ardeur de
rimer. Très amoureux dans sa première jeunesse d’une jeune fille qui aimait les
vers, il avait été piqué de la tarentule, et, très bien guéri d’un mal (du mal
d’aimer les jeunes filles), il ne s’était jamais guéri de l’autre. On ne saurait
rien lui opposer ni lui reprocher à cet égard qu’il ne se fût dit cent fois à
lui-même :
J’ai le malheur, écrivait-il, d’aimer les vers, et d’en faire souvent de très mauvais. Ce qui devrait m’en dégoûter et rebuterait toute personne raisonnable, est justement l’aiguillon qui m’anime le plus. Je me dis : Petit malheureux ! tu n’as pu réussir jusqu’à présent ; courage !…
Il se dira encore : « Quiconque n’est pas poète à vingt ans
ne le deviendra de sa vie… Tout homme qui n’est pas né français, ou habitué
depuis longtemps à Paris, ne saurait posséder la langue au degré de
perfection si nécessaire pour faire de bons vers ou de la prose
élégante. »
Il se comparera aux vignes « qui se ressentent
toujours du terroir où elles sont plantées »
. Mais enfin cela
l’amuse, cela le dissipe et le délasse dans l’entre-deux des grandes affaires,
et jusqu’à la fin il rimera. Il composait également de la musique dans le goût
italien, des solos par centaines, et il jouait, dit-on, de la
flûte en perfection ; ce qui n’empêcha pas Diderot de dire : « C’est
grand dommage que l’embouchure de cette belle flûte soit gâtée par quelques
grains de sable de Brandebourg. »
En Allemagne, où l’on disserte de tout, on a disserté sur les livres et les
bibliothèques de Frédéric, sur les auteurs qu’il préférait, et on en a tiré des
conséquences sur la nature et la qualité de ses goûts. De ce qu’il appelle dans
ses lettres d’Alembert mon cher
Anaxagoras, on est allé jusqu’à
supposer, par exemple, qu’il avait une certaine prédilection pour la philosophie
d’Anaxagoras. Ce sont là des raffinements et des subtilités de commentateurs. Il
suffit, pour être informé des vrais goûts intellectuels de Frédéric, de
l’entendre lui-même au naturel dans ses diverses correspondances. Il ne
connaissait l’Antiquité que par des traductions, et par les traductions
françaises ; il ne jugeait donc bien que le gros des choses qui résistent à ce
genre de transport d’une langue dans une autre. La beauté poétique des anciens
lui échappait entièrement ; il ne la soupçonnait même pas. Il jugeait bien des
historiens, qui étaient proprement sa matière d’étude et de méditation :
pourtant, quand on le voit prodiguer le titre de Thucydide à Rollin ou même à
Voltaire, on est forcé d’avouer qu’il ne paraît pas se douter de la forme
particulière qui constitue l’originalité de ce grand historien. Il devait juger
mieux de Polybe, chez qui le fond l’emporte ; un critique d’un vrai mérite
(M. Egger) me fait remarquer qu’il y a entre Frédéric historien et Polybe des
rapports réels et assez frappants. Les réflexions par lesquelles Frédéric
termine son récit de la guerre de Sept Ans ressemblent très bien à une page de
Polybe : « À deux mille ans de distance, c’est la même façon de juger les
vicissitudes humaines, et de les expliquer par des jeux d’habileté mêlés à
des jeux de fortune. »
Seulement l’historien-roi est, en général,
plus sobre de réflexions. Frédéric jugeait bien encore des moralistes et
philosophes anciens, ou même des poètes philosophes en qui la pensée domine,
tels que Lucrèce : « Lorsque je suis affligé, disait-il, je lis le
troisième livre de Lucrèce, et cela me soulage. »
Pourtant, même
dans ce qui faisait l’objet de ses lectures familières, il y regardait si peu de
près quant à l’érudition, qu’il lui est arrivé de ranger
par mégarde Épictète et Marc Aurèle au nombre des auteurs latins. Parmi les modernes, il faisait surtout cas de Locke,
de Bayle, de ces philosophes à hauteur d’appui, qu’il était
tenté de placer un peu trop près ou même au-dessus des grands inventeurs un peu
imaginatifs, comme Leibniz ou Descartes, dont les erreurs l’offusquaient. Il
raillait volontiers la géométrie transcendante comme inutile, et il se faisait
rappeler à l’ordre sur ce point par d’Alembert. Son instruction était le plus
volontiers tournée à la morale pratique et à l’application sociale ; en cela il
se rapprochait de Voltaire, qui était aussi pratique lui-même qu’un écrivain
peut l’être, et il aurait pu dire comme lui : « Je vais au
fait, c’est ma devise. »
De la littérature allemande, il en est à peine question avec Frédéric ; il en
sent très bien les défauts, qui étaient encore sans compensation à cette date,
la pesanteur, la diffusion, le morcellement des dialectes, et il indique
quelques-uns des remèdes. Il présage pourtant à cette littérature nationale de
prochains beaux jours, et il les prédit : « Je vous les
annonce, ils vont paraître ! »
Il ne ◀semble▶ pas se douter
qu’ils ont, en effet, commencé de luire vers la fin de sa vie, et que Goethe
déjà est venu. Mais peut-on s’étonner que Frédéric n’ait pas senti Werther ?
En somme, tout ce qui était pensée mâle et ferme allait droit à son esprit sensé
et vigoureux. Pour le reste, on s’aperçoit trop qu’il y est plus ou moins
dépaysé ; dans tout ce qu’on peut appeler invention ou poésie, il n’avait que de
brillantes ébauches, des saillies natives qui se répandaient surtout dans la
conversation, mais qui s’amortissaient sous sa plume ou qui tournaient
lourdement à l’imitation et presque au pastiche. Dans son admiration pour
Voltaire, il y avait une part de vérité
et de
justice, et il entrait aussi une part d’erreur et d’illusion. Il sentait à ravir
la gaieté de cette imagination brillante. Il jouissait de
ce génie vif, familier, enjoué. « Il n’est pas donné à tout le monde, lui
disait-il, de faire rire l’esprit. »
On ne saurait
mieux rendre cette espèce d’attrait, de don lumineux et jaillissant particulier
à Voltaire. Vers la fin, et tout en lui souhaitant des sentiment plus doux, il le saluait encore « comme le plus bel organe de
la raison et de la vérité »
. Tout cela est aussi bien senti que
justement exprimé. Mais quand Frédéric admirait dans Voltaire le grand poète par
excellence, quand il voyait dans La Henriade le nec plus ultra des épopées, et qu’il la mettait bien au-dessus des Iliade et des Énéide, il prouvait seulement
son manque d’idéal, et à quel point il avait borné de ce côté ses horizons. Les
grands objets de comparaison étaient restés hors de sa portée et de sa vue : il
parlait en cette matière tout à fait en homme qui n’avait vu ni conçu à aucun
jour la beauté suprême et véritable.
« Quels plaisirs surpassent ceux de l’esprit ? »
s’écriait
Frédéric à vingt-cinq ans, — l’esprit, c’est-à-dire la raison brillante, la
raison enjouée et vive. Il pensa toujours de même, et tout le secret de sa
passion pour Voltaire est là. Cette passion (c’est bien le mot) fut d’ailleurs
réciproque : Voltaire ne peut le dissimuler ; lui-même, la grande coquette, il
fut pris par Frédéric, et dans le spirituel mais si misérable libelle, et si peu
digne de confiance, qu’il écrivit après sa fuite de Berlin pour se venger du
roi, il ne peut s’empêcher de dire, en parlant des soupers de Potsdam :
« Les soupers étaient très agréables. Je ne sais si je me trompe, il me ◀semble▶ qu’il y avait bien de l’esprit ; le roi en
avait et en faisait avoir. »
Notez bien l’attrait jusque dans la
colère. Voilà la séduction irrésistible qu’ils exerçaient l’un
sur l’autre, et qui survécut même à l’amitié. Dans la seconde
partie de la correspondance, lorsqu’ils la renouèrent après la brouille, on
trouve un tout autre caractère que dans la première moitié. Toute illusion a
cessé, et il ne reste plus que ce goût vif de l’esprit qui se manifeste encore.
D’ailleurs, le Frédéric primitif et juvénilement enthousiaste a disparu ; il a
fait place au philosophe, à l’homme supérieur expérimenté qui ne tâtonne plus en
rien. Le roi aussi se fait plus souvent sentir. On se dit de part et d’autre des
vérités, et (chose rare) on les supporte. Voltaire en dit quelques-unes au roi,
et Frédéric les lui rend : « Vous avez eu les plus grands torts envers
moi, écrit-il à Voltaire… Je vous ai tout pardonné, et même je veux tout
oublier. Mais si vous n’aviez pas eu affaire à un fou amoureux
de votre beau génie, vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien
chez tout autre… »
Cependant, après ces paroles sévères et trop
fermes pour ne pas être justes, après ces paroles de roi, comme le fou, amoureux du brillant esprit, se laisse voir encore aisément,
quand il ajoute :
Vous faut-il des douceurs ? à la bonne heure : je vous dirai des vérités. J’estime en vous le plus beau génie que les siècles aient porté ; j’admire vos vers, j’aime votre prose, surtout ces petites pièces détachées de vos Mélanges de littérature. Jamais aucun auteur avant vous n’a eu le tact aussi fin, ni le goût aussi sûr, aussi délicat que vous l’avez. Vous êtes charmant dans la conversation ; vous savez instruire et amuser en même temps. Vous êtes la créature la plus séduisante que je connaisse, capable de vous faire aimer de tout le monde quand vous le voulez. Vous avez tant de grâces dans l’esprit, que tous pouvez offenser et mériter en même temps l’indulgence de ceux qui vous connaissent. Enfin vous seriez parfait si vous n’étiez pas homme.
Qu’on dise à présent si celui qui sentait à ce degré Voltaire, et qui trouvait de ces façons françaises pour lui insinuer les douceurs après l’amertume, n’était pas l’homme de son temps qui avait le plus d’esprit à côté et en face de Voltaire !
Quand on a lu certain portrait de Voltaire par Frédéric (1756), portrait tracé de main de maître en toute sûreté de coup d’œil et en toute nudité, on entre mieux encore dans le sens de cette phrase où il vient de dire que ce génie de séduction a de telles grâces, qu’il ressaisit bientôt ceux-là même qu’il a offensés et qui le connaissent23.
Je crois être plutôt resté en deçà du vrai, quand j’ai dit que l’attrait de
l’esprit entre ces deux hommes survécut même à l’amitié ; car il est évident, à
lire de bonne foi toute la suite et la fin de cette correspondance, que l’amitié
elle-même n’est pas morte entre eux, qu’elle a repris avec un reste de charme
mêlé de raison, et qu’elle se fonde, non pas seulement sur l’amusement, mais sur
les côtés sérieux et élevés de leur nature. En même temps qu’il combat les
instincts toujours irascibles et colériques de Voltaire vieilli, Frédéric exalte
et favorise tant qu’il peut ses tendances bienfaitrices et humaines. Il se plaît
à louer, à encourager en lui le défenseur de l’humanité, de la tolérance, celui
qui défriche et repeuple la terre presque déserte de Ferney, comme lui-même il a
peuplé les sables du Brandebourg ; en un mot, il reconnaît et il embrasse dans
le grand poète pratique son collaborateur en œuvre sociale et en civilisation.
Par un reste de culte et, si l’on veut, d’idolâtrie encore touchante, dans
toutes les comparaisons qu’il établit entre eux deux, toujours il donne
l’avantage à Voltaire, et d’un ton senti dont la sincérité
n’est pas suspecte. Parlant de cet avenir de raison perfectionnée, dont il aperçoit à peine l’aurore, et dont, tout
sceptique qu’il est, il ne désespère pas tout à fait pour l’avenir de
l’humanité : « Tout dépend pour l’homme, dit-il, du temps où il vient au
monde. Quoique je sois venu trop tôt, je ne le regrette pas : j’ai vu Voltaire ; et, si je ne le vois plus, je le lis et il
m’écrit. »
À de tels accents on devinerait, quand il ne le dirait
pas, la passion qui était encore la plus profonde et la plus fondamentale chez
Frédéric, celle que Voltaire vivant personnifiait à ses yeux : « Ma
dernière passion sera celle des lettres ! »
Elle avait été la
première aussi.
La relation de Frédéric avec d’Alembert fut d’une tout autre nature que sa
liaison avec Voltaire ; elle ne fut jamais aussi vive, mais elle eut durée et
solidité. Ce n’était pas seulement un goût naturel qui portait Frédéric vers
d’Alembert : « Nous autres princes, nous avons tous l’âme intéressée,
disait Frédéric, et nous ne faisons jamais de connaissances que nous n’ayons
quelques vues particulières, et qui regardent directement notre
profit. »
Frédéric avait songé de bonne heure à attirer d’Alembert à
Berlin pour le faire président de son Académie. Ce projet devint tout à fait
sérieux après la mort de Maupertuis, et quand Frédéric fut sorti de la guerre de
Sept Ans. J’ai sous les yeux le recueil manuscrit et inédit des lettres écrites
par d’Alembert à Mlle de Lespinasse pendant son séjour
auprès du roi de Prusse24. En juin 1763, d’Alembert
alla trouver Frédéric, qui était alors dans ses États de Westphalie ; il le
joignit à Gueldre, et fit à sa suite le voyage jusqu’à Potsdam. D’Alembert avait
déjà vu Frédéric plusieurs
années auparavant ; en le
revoyant, il est frappé de le retrouver supérieur à sa gloire même. Frédéric
avait ce caractère propre aux grands hommes, qu’avec lui la première vue
surpassait encore l’attente. Il commence par causer quatre heures de suite avec
d’Alembert ; il lui parle avec simplicité, avec modestie, de la philosophie, des
lettres, de la paix, de la guerre, de toute chose. À cette date, c’est-à-dire
trois mois seulement après la conclusion de la paix, Frédéric avait déjà rebâti
4 500 maisons dans les villages ruinés : deux ans après (octobre 1765), il n’en
aura pas rebâti moins de 14 500. On remarque tout d’abord avec d’Alembert ce
côté organisateur et même pacifique chez le guerrier. Le côté aimable, familier
et séduisant de Frédéric est parfaitement indiqué dans ce récit de notre
voyageur : l’hôte prudent et modeste n’a pas eu le temps ou le désir de
s’apercevoir des défauts qui altéraient souvent ce fonds de sagesse et
d’agrément. Les honneurs d’ailleurs ne tournent point la tête à d’Alembert : il
est touché, mais non enivré. Il a dîné, en passant dans les États de Brunswick,
à la table de la famille ducale, et on l’a qualifié de marquis : il s’est soumis au titre après une légère réclamation.
Apparemment, dit-il, c’était l’étiquette. Avec Frédéric il n’y a point
d’étiquette, et tout se passe comme avec un particulier, homme de génie.
D’Alembert aurait peu à faire pour devenir nécessaire à Frédéric par sa
conversation, de même que Frédéric le serait à d’Alembert. Le temps n’était plus
des soupers brillants de Potsdam, dont Voltaire avait vu et avait fait les
derniers beaux jours : les convives familiers d’alors, les amis de jeunesse du
roi étaient morts à cette seconde époque ou avaient vieilli. Le roi n’était pas
seulement l’homme le plus aimable de son royaume ; si l’on excepte le
Milord Maréchal, il était le seul : « Il est presque la seule
personne de son royaume, dit d’Alembert, avec qui on
puisse converser, du moins de ce genre de conversation qu’on ne connaît
guère qu’en France, et qui est devenu nécessaire quand on le connaît une
fois. »
D’Alembert ne tarit pas sur l’affabilité, la gaieté du roi,
les lumières qu’il porte en tout sujet, sa bonne administration, son application
au bien des peuples, la justice et la justesse qui se marquent en tous ses jugements. Sur Jean-Jacques, par
exemple : « Le roi parle, ce me ◀semble▶, très bien sur les ouvrages de
Rousseau ; il y trouve de la chaleur et de la force, mais peu de logique et
de vérité ; il prétend qu’il ne lit que pour s’instruire, et que les
ouvrages de Rousseau ne lui apprennent rien ou peu de chose. »
Avec
d’Alembert, dont il apprécia tout d’abord le caractère estimable, Frédéric se
montre purement en philosophe ; on le voit tel qu’il aurait aimé à être dans la
seconde moitié de sa vie, quand la goutte et l’humeur ne l’aigrissaient pas
trop, et s’il avait eu autour de lui quelqu’un de digne avec qui s’entendre :
« Sa conversation roule tantôt sur la littérature, tantôt sur la
philosophie, assez souvent même sur la guerre et sur la politique, et
quelquefois sur le mépris de la vie, de la gloire et des honneurs. »
Voilà le cercle des sujets humains qu’il aimait à traiter habituellement,
sincèrement, et en moralisant toujours ; mais la littérature et la philosophie
étaient encore ce dont il aimait à causer par-dessus tout pour se détendre,
quand il avait fait son métier de roi. Tous les bons côtés de Frédéric sont mis
en saillie dans ce récit, et d’Alembert, circonspect d’ailleurs, n’a garde de
voir autre chose durant ces trois mois de séjour. Il sait résister pourtant aux
caresses et aux offres délicates du roi. Un jour qu’il se promenait avec lui
dans les jardins de Sans-Souci, Frédéric cueille une rose et la lui présente en
disant : « Je voudrais bien vous
donner
mieux. »
Ce mieux, c’était la présidence de son
Académie : il est singulier de voir ainsi rapprochées une présidence d’Académie
et une rose. D’Alembert reste sage, il reste philosophe et ami jusqu’au bout, et
fidèle à Mlle de Lespinasse. Il revient en France
reconnaissant, conquis à jamais de cœur à Frédéric, mais non vaincu.
Il faut tout dire : quelques années après, Frédéric communiquait, un soir, de ses vers au professeur Thiébault, bon grammairien et académicien que lui avait procuré d’Alembert, et il se laissa aller par mégarde à montrer une épigramme très mordante qu’il avait faite contre d’Alembert lui-même : ce roi caustique n’avait pu se refuser au malin plaisir de noter quelque ridicule qu’il avait saisi dans ce caractère honorable. C’était là un défaut capital de Frédéric ; il se privait difficilement de dire aux gens des choses désobligeantes ou d’en écrire de piquantes. Dans le cas présent il se repentit vite d’avoir montré son épigramme à Thiébault, et il lui imposa la discrétion ; le bon d’Alembert n’en sut jamais rien. Mais, entouré, comme il l’était dans son intérieur, de beaux esprits courtisans et tous plus ou moins plats, Frédéric était moins scrupuleux à leur égard. Dès qu’il avait découvert leur côté faible, il les piquait sans pitié par ce défaut de la cuirasse ; il faisait d’eux ses plastrons, il s’exerçait à mépriser l’humanité en leur personne, et il s’acquit ainsi une réputation de méchant, quand ce n’était au fond qu’un terrible satirique de société. Les plus spirituels de ces plats courtisans et de ces faux amis, tels que l’abbé Bastiani, se vengeaient sous main du roi en le dénigrant auprès des étrangers. M. de Guibert nous a rapporté dans son Journal de voyage une de ces confidences pleines de noirceur et de perfidie, et à laquelle il se montre trop crédule. Le malheur de Frédéric fut de n’être entouré de tout temps, et surtout vers la fin, que de gens de lettres secondaires, et dont le caractère peu élevé se prêtait trop à ses jeux de prince. Des hommes dignes et ayant le respect d’eux-mêmes, tels que d’Alembert, l’eussent forcé à son tour de les respecter. L’estimable Thiébault, dans sa mesure modeste, sut bien y parvenir.
Revenu en France, d’Alembert continua de correspondre avec Frédéric ; et (si l’on oublie l’épigramme qui ne fut jamais connue) cette correspondance atteste des deux parts bien de la raison, de la philosophie véritable, et même de l’amitié, autant qu’il en pouvait exister alors entre un particulier et un monarque. D’Alembert aussi, ne l’oublions pas, a ses faiblesses ; nous savons déjà que les philosophes du xviiie siècle n’aimaient guère la liberté de la presse que quand elle était à leur usage : un jour d’Alembert est insulté par je ne sais quel gazetier qui rédigeait le Courrier du Bas-Rhin dans les États mêmes de Frédéric ; il le dénonce au roi. Ici, c’est Frédéric qui est le vrai philosophe, le vrai citoyen de la société moderne, et qui lui répond :
Je sais qu’un Français, votre compatriote, barbouille régulièrement par semaine deux feuilles de papier à Clèves ; je sais qu’on achète ses feuilles, et qu’un sot trouve toujours un plus sot pour le lire ; mais j’ai bien de la peine à me persuader qu’un écrivain de cette trempe puisse porter préjudice à votre réputation. Ah ! mon bon d’Alembert, si vous étiez roi d’Angleterre, vous essuieriez bien d’autres brocards, que vos très fidèles sujets vous fourniraient pour exercer votre patience. Si vous saviez quel nombre d’écrits infâmes vos chers compatriotes ont publiés contre moi pendant la guerre, vous ririez de ce misérable folliculaire. Je n’ai pas daigné lire tous ces ouvrages de la haine et de l’envie de mes ennemis, et je me suis rappelé cette belle Ode d’Horace : Le sage demeure inébranlable…
Et il continue de lui paraphraser le « Justum
et
tenacem… »
On reconnaît
dans cette admirable leçon le disciple de Bayle sur le trône. Un autre jour, ce
sera le disciple de Lucrèce. D’Alembert est dans la douleur, dans une douleur
profonde et bien légitime : il a perdu Mlle de Lespinasse ;
il va perdre Mme Geoffrin. Ce cœur de géomètre, si sensible
à l’amitié, ne craint pas de s’épancher dans l’âme de Frédéric, d’y verser son
affliction et presque ses sanglots, et le roi lui répond en ami et en sage, par
deux ou trois lettres de consolation philosophique, qu’il faudrait citer tout
entières. Un haut et tendre épicuréisme y respire, celui d’un Lucrèce parlant à
son ami :
Je compatis au malheur qui vous est arrivé de perdre une personne à laquelle vous vous étiez attaché. Les plaies du cœur sont les plus sensibles de toutes, et, malgré les belles maximes des philosophes, il n’y a que le temps qui les guérisse. L’homme est un animal plus sensible que raisonnable. Je n’ai que trop, pour mon malheur, expérimenté ce qu’on souffre de telles pertes. Le meilleur remède est de se faire violence, pour se distraire d’une idée douloureuse qui s’enracine trop dans l’esprit. Il faut choisir quelque occupation géométrique qui demande beaucoup d’application, pour écarter autant que l’on peut des idées funestes qui se renouvellent sans cesse, et qu’il faut éloigner le plus possible. Je vous proposerais de meilleurs remèdes si j’en connaissais. Cicéron, pour se consoler de la mort de sa chère Tullie, se jeta dans la composition, et fit plusieurs traités, dont quelques-uns nous sont parvenus. Notre raison est trop faible pour vaincre la douleur d’une blessure mortelle ; il faut donner quelque chose à la nature, et se dire surtout qu’à votre âge comme au mien on doit plutôt se consoler, parce que nous ne tarderons guère de nous rejoindre aux objets de nos regrets.
Et il l’engage à venir passer quelques mois avec lui dès qu’il le
pourra : « Nous philosopherons ensemble sur le néant de la vie, sur
la philosophie des hommes, sur la vanité du stoïcisme et de tout notre
être. »
Et il ajoute avec ce mélange de roi-guerrier et de
philosophe,
qui ◀semblerait contradictoire s’il
n’était ici touchant, « qu’il ressentira autant de joie de le
tranquilliser que s’il avait gagné une bataille »
.
De telles lettres rachètent bien quelques brusqueries de ton qu’on trouverait
tout à côté et qui rappellent par accès la présence du maître ; elles répondent
à ceux qui, ne prenant Frédéric que par ses duretés et par ses épigrammes, lui
refusent d’avoir ressenti jusqu’à la fin des sentiments d’affection, d’humanité
et, j’ose dire, de bonté, de même qu’il avait ressenti de vives et vraies
amitiés dans sa jeunesse. Pour moi, de quelque côté que je le prenne, et jusque
dans les années où ses défauts se marquèrent le plus, je ne puis que conclure en
somme à son avantage, et dire comme Bolingbroke disait de Marlborough :
« C’était un si grand homme, que j’ai oublié ses vices. »
Dans le cas présent, le grand homme avait, malgré tout, du bon et de l’humain,
et un fonds de cœur en lui.
Dans une édition choisie des Œuvres de Frédéric qui se ferait à l’usage des bons esprits et des gens de goût, pour ne pas tomber dans le fatras dont le voisinage gâte toujours les meilleures choses, je voudrais n’admettre que ses histoires, deux ou trois de ses dissertations tout au plus, et ses correspondances : ce serait déjà bien assez des vers qui se trouvent mêlés à ses lettres, sans y ajouter les autres. On aurait ainsi en tout une dizaine de volumes d’une lecture forte, saine, agréable et tout à fait instructive. Laissons, au sujet de Frédéric, ces noms tant redits et qui veulent être injurieux ou flatteurs, ces noms trop contestables de l’empereur Julien et de Marc Aurèle ; n’allons pas, d’un autre côté, chercher le nom de Lucien, dont il n’offrirait que des parodies et des travestissements étranges ; et, si nous voulons le désigner classiquement, définissons-le dans ses meilleures parties un écrivain du plus grand caractère, dont la trempe n’est qu’à lui, mais qui, par l’habitude et le tour de la pensée, tient à la fois de Polybe, de Lucrèce et de Bayle.