(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni. (suite) »
/ 3404
(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni. (suite) »

Gavarni. (suite)

Ses œuvres nouvelles. — D’après nature. — Œuvres choisies. — Le diable à Paris. — Œuvres complètes.

Ceci est une parenthèse que j’ouvre sur Gavarni, et je me la permets parce que je la crois aussi intéressante que neuve.

Ai-je eu raison d’indiquer chez lui cette tendance première du côté du sentiment et de la délicatesse ? N’ai-je pas trop dit en insistant, ainsi que je l’ai fait, sur la distinction comme caractère principal de son talent et de son crayon au milieu même de la vulgarité ou plutôt de la réalité des sujets ? Je ne le pense pas, et aucun de ceux qui ont quelque peu connaissance de son œuvre ne seront, je le crois, tentés de le contester. Mais enfin abondance de preuves ne nuit pas, surtout quand elles sont d’un genre, nouveau, imprévu, et qu’elles se produisent en un langage que chacun comprend à l’égal au moins de celui du dessin et des images : je veux parler des preuves écrites et littéraires. Gavarni, on l’a vu, a eu dans un temps, à un moment de sa jeunesse, non pas des prétentions, mais des velléités ou de vagues projets littéraires ; au nombre de ces projets était un roman, non terminé, dont, je puis cependant donner une idée assez précise et citer quelques pages arrachées qui seront autant de jours ouverts sur sa manière de penser et de sentir. Ici on aura affaire à l’homme de sentiment et de tendresse plus encore que de plaisir : l’ironie est absente.

I.

La première scène se passe, j’en demande bien pardon pourtant aux amateurs de l’idéal, dans un omnibus, — oui, dans un omnibus :

« Un de ces soirs, dit l’auteur, le Diable, après avoir corrigé dans quelque imprimerie la trente-septième édition de ses Mémoires par M. Frédéric Soulié, grimpa, pour se distraire, sur le marchepied d’un omnibus. Un aigre coup sonna, et l’aiguille de fer dut marquer sur le cadran un voyageur nouveau : c’était le conducteur stupéfait. Lui-même, il venait de donner six sous au Diable et se laissait conduire.

« La casquette sur le coin de l’œil, Satan regarda donc les piétons d’une manière attentive. Il avisa bientôt dans la foule un homme à gants frais : c’était Michel, une manière de poète. Celui-ci mordait machinalement la pomme de sa canne, en comptant les pavés du trottoir au bout de ses bottes vernies. Satan fit un signe, et Michel monta. Le Diable avait une idée.

« A quatre pas de là, il aperçut une belle dame et fit un autre signe. La belle dame monta. (Il pleuvait.)

« Ceci fait, Satan prit lestement à droite, gauche, ce qu’il put trouver en voyageurs de plus épais, de plus malplaisant. Après avoir entassé bourgeois sur bourgeois dans son coche et crié : « Complet ! » il tira de dessous les jambes d’un électeur éligible le petit tabouret pour s’asseoir. Ici l’Ange déchu se prit à sourire, tout en faisant avec son ongle un trou dans un parchemin. Les yeux rouges de l’omnibus flamboyèrent alors, et les chevaux hennirent.

« A l’autre bout de Paris, la voiture s’arrêta ; la belle dame descendit d’abord, Michel ensuite… »

C’est là un joli début. Nos deux voyageurs descendus causèrent. Il se trouva que si l’un était une manière de poète et d’artiste, l’autre personne était une grande dame, une femme de qualité, et de ce qu’on appelle le faubourg Saint-Germain. Comment s’était-elle décidée à monter en omnibus ? On a déjà dit qu’il pleuvait, et puis le Diable en personne s’en était mêlé ce jour-là, et du moment que le Diable s’en mêle, c’est assez.

La conversation d’abord ne fut pas facile. La jeune femme ne se laissa pas aborder tout uniment et sans se rebeller un peu ; mais tous deux avaient de l’esprit, et leurs esprits d’emblée se prirent de bec, se querellèrent. De cette première rencontre il résulta, à deux jours de là, un rendez-vous ; ce rendez-vous ne se donna point non plus, on peut le croire, sans toutes sortes de façons et de cérémonies ; mais Michel était beau, d’une taille noble, d’une grande finesse de physionomie, d’une parole aisée et sobre qui ne montrait que l’homme du monde et qui ne laissait deviner en rien le métier ni la profession. Enfin, il sut s’y prendre :

« — Madame, Madame, lui dit-il au moment de la quitter, je vous reverrai, n’est-ce pas ? — Vous êtes fou. — Oui. — Ou moqueur. — Oh ! — Ou du moins bien étrange. — Qu’importe ? — Eh bien ! écoutez. — J’écoute. — Vous allez me donner votre parole de gentilhomme que… »

« M. Michel n’est pas gentilhomme, mais pour la fierté, c’est un Castillan. Il avait secoué la tête comme fait un dormeur quand on lui passe doucement une plume sous le nez.

« Je ne suis pas gentilhomme ! » fit-il.

« Le poète ne voulait pas de ces plumes de paon.

« — Eh bien ! donnez-moi votre parole d’homme : vous ne chercherez jamais à me connaître… »

Michel, le poète artiste, donna sa parole, et il la tiendra : il ne saura jamais au juste ce qu’était la dame. Cette rencontre d’omnibus ne sera, après tout, pour lui qu’une sorte d’aventure de bal masqué dont il ne connaîtra jamais bien le domino. Le premier rendez-vous, accordé à cette condition, eut-il lieu en effet, ou manqua-t-il, comme cela peut-être serait mieux ? Y eut-il, au jour dit, un billet moqueur apporté par un petit commissionnaire au quai d’Orsay, lieu indiqué pour le rendez-vous, un billet mignon qui sentait l’iris, dont le cachet avait des armes, — couronne de duchesse ou de comtesse, — et contenant ces seuls mots à l’adresse de Michel : « Un des plus doux plaisirs d’une femme est de faire un regret » ; et ne fut-ce que plus tard, par l’effet d’un hasard nouveau, que Michel retrouva la belle inconnue et reconquit l’occasion ? Tout cela n’est pas très-déterminé dans ce que j’ai sous les yeux ; il y a des ratures, et l’auteur paraît avoir hésité entre deux versions. Ce qui est certain, c’est que bientôt une liaison s’engage, et l’on a un roman tout de sentiment et d’analyse, comme on disait en ce temps-là. L’analyse, ce n’est pas Michel qui l’apporterait d’abord, il s’en passerait bien ; c’est la dame, la noble dame, désignée simplement sous le nom de Marie, qui va l’introduire à toute force et obliger Michel à cet exercice imprévu, à cette escrime où il se trouvera maître.

La situation est celle-ci : deux inconnus qui ignorent réciproquement leur vrai nom, qui supposent ou soupçonnent seulement leur situation sociale exacte, et dont toute la liaison se passe dans le mystère, dans une sorte d’enchantement furtif et rapide qu’ils dérobent à leurs entours. Le piquant, c’est que la femme qui a fait ce premier pas si hasardé est une personne d’ailleurs de scrupule presque autant que de curiosité, une âme fière, ombrageuse même, soucieuse des convenances, en quête du sentiment pur, prête à exiger beaucoup, tout en donnant peu. Est-elle mariée, veuve ? est-elle libre ? on l’ignore. Pas un mot ne sera dit entre eux de ces circonstances en quelque sorte étrangères ; les difficultés ne naîtront pas du dehors ni d’aucun événement contraire, et c’est en cela que le roman est d’une grande délicatesse : elles sortiront uniquement du cœur et de l’esprit des personnages, et viendront de la femme en particulier.

La femme est bien de sa date et aussi de sa condition : il y a mélange et conflit en elle ; elle a le goût des beaux sentiments, des grands sentiments, un peu de mélancolie, de la métaphysique ; elle lit les romans du jour, George Sand et Balzac. Elle y mêle parfois un peu de Montaigne, mais pas à dose suffisante pour servir de correctif. Elle n’est pas non plus sans une teinte marquée de religion ; elle observe les dimanches et ne manque pas les sermons du carême. C’est une figure d’une grande vérité ; plus d’une jeune femme du faubourg Saint-Germain devait être ainsi vers 1835. Avec toutes ces recherches et ces incohérences, telle qu’on l’entrevoit dans ces pages, elle est belle d’abord, très-spirituelle, et a des moments d’un abandon charmant qu’elle se reproche aussitôt et qu’elle voudrait retirer : « pauvre femme qui veut qu’on l’aime et que l’amour offense ! »

Michel, l’artiste poète, est amoureux, heureux ou toujours prêt à l’être, bonnement, simplement, selon la nature ; il a le ciel dans le cœur ; mais, au moment où il croit tenir l’entière félicité, elle lui échappe ; on le désole par mille subtilités, par mille craintes. A peine dissipées, elles renaissent d’elles-mêmes. Il ne cesse de prêcher, et il le fait d’une façon fine, tendre, poétique et sensée, gaie et légère, qui aurait^dû être pleinement persuasive, si la nature n’était pas plus forte que toutes les raisons. Voici quelques-unes de ses pensées ; le roman est en partie par lettres :

« Soyez confiante. Je suis de si bonne foi ! Ce que je veux de vous, c’est vous-même. Que me fait le reste ? Il y a dans vos lettres un ton de hauteur dont je ne songe pas à être blessé, car il est adorable. — Ce que je penserai de vous ? — Je ne sais. — Vous le verrez, dites-vous. — Eh bien ! vous le verrez. — Ce que vous êtes ? — La femme ravissante que j’ai vue ! n’est-ce pas ? que j’ai mal vue, que j’ai devinée !…

« Vous avez été au quai d’Orsay lundi ! Moi, j’ai recherché tout seul les rues que nous avions parcourues ensemble. J’ai étudié ce cher quartier ; j’ai cherché, cherché, trouvé presque. Tout cela est oublié aujourd’hui. Je n’ai questionné personne, ne craignez rien ! Avez-vous lu Voltaire ? Je m’inspirais de l’intelligence de Zadig qui, pour trouver la trace de je ne sais plus quel prince ou quelle princesse, — à cheval, je crois, — ne demandait rien aux gens et cherchait dans les choses. Vous étiez un charmant problème, mais le voilà résolu. »

Non, le problème n’est pas résolu, et il restera jusqu’à la fin un problème. Michel, s’il ne l’avait connu jusqu’alors, apprendrait le respect près d’elle, près de celle qui semblait s’offrir d’elle-même. Il y a un grand Ange qu’elle invoque toujours et qui fait querelle entre eux :

« C’est parce que je vous aime, Marie, que je hais ce grand Ange imbécile que je vois toujours derrière vous. Que j’en suis jaloux ! que je voudrais lui avoir arraché jusqu’à la dernière plume !… J’aurais vendu mon âme à Satan, s’il ne l’avait eue déjà, pour le plaisir seulement de plumer cet Ange ! »

Michel a beau plaisanter ; il a l’air de rire, mais il avance bien peu. Comme il aime véritablement et qu’il a de la délicatesse, il ne s’irrite pas. Elle croit tout perdu pour une légère faveur ; il la raille de ses tourments, de ses petits malheurs dans le bonheur :

« Vous êtes adorable, enfant ! vous voulez que je pleure avec vous de vos chagrins de poupée. — La poupée n’a pas été sage. — Tous ces petits tourments d’une femme sont le bonheur d’un homme. »

Il lui prêche l’instinct, il lui en veut d’avoir trop d’esprit et d’en mettre à tout :

« Votre instinct, c’est le meilleur de vous. La pensée d’une jolie femme n’a jamais rien de mieux à faire que de s’humilier devant son instinct. C’est votre noblesse. Si vous tenez à Dieu, c’est par Ève. »

Elle est bien fille d’Ève, en effet ; elle le prouve en venant chez lui, en s’y laissant conduire. Elle y vient d’abord sans savoir où elle est, ni chez qui. Elle médite avec l’ami mystérieux un petit voyage. Malgré cela, la passion avance peu de son côté ; elle fait des objections, des raisonnements sans fin ; on lui répond, et c’est en entrant dans son idée qu’on essaye de l’amener insensiblement plus loin :

« Vous ne pouvez pas m’aimer encore, parce que vous êtes une femme, et que les femmes n’aiment pas ainsi pour un oui, pour un non. Il faut à leur tendresse une garantie, une consécration. Il leur faut le temps. Elles n’aiment pas tout de suite ; elles aiment plus tard, — beaucoup, — trop peut-être. Vous ne m’aimez pas. Il n’y aura pas de bonheur pour vous dans ce petit voyage que nous pouvons faire ensemble ; mais il y aura, j’en suis certain, du plaisir, le plaisir de me savoir heureux. Si vous m’aimiez, le bonheur serait pour vous, le plaisir pour moi. »

Cette belle n’entend pas avoir affaire au désir ; elle le trouve vulgaire et grossier ; il faut qu’elle en prenne son parti pourtant :

« Le désir, vous me l’avez donné, vous le savez, ma reine ! Oh ! vous ne doutez pas de cela ! J’ai le crime de lèse-majesté dans le cœur depuis votre baiser. Vous savez si je mérite d’avoir le poing coupé. « L’homme a deux mains », a dit Victor Hugo, et il entend que c’est pour faire le bien. Je me réjouis d’avoir deux mains en pensant au mal. Pardonnez-moi le souvenir, ma souveraine ; j’ai l’espoir plus coupable encore. »

Et, à un autre moment, il poétise sa pensée jusqu’à dire :

« La femme qui donne le bonheur n’est qu’une femme, la femme qui donne le désir est une reine. »

Tout cela est très garant. Marie y prend goût, mais par esprit, par curiosité plus que par tendresse. Elle ne comprend pas toute la puissance du désir qu’elle inspire ; elle ne le ressent pas : tout au plus elle daignera par moments faire semblant de le partager et de le ressentir. Son bonheur d’ailleurs, lorsqu’elle s’accorde des instants, est toujours inquiet, agité, mêlé de craintes. Elle a, de cette ardeur dans tout ce qui n’est pas l’amour, tout ce qu’il en faut pour la faire souhaiter dans l’amour. On ne cesse de lui dire : Soyez femme, restez femme : elle vise à l’Ange. Il y a chez elle des restes d’Elvire, il y a des commencements de Lélia. Elle a des vides dans la sensibilité, des curiosités de savoir je ne sais quoi. Ce type de jeune femme, à sa date, est parfaitement observé et dessiné, et sans exagération dans aucun sens. C’est d’après nature.

Michel se montre d’un caractère heureux et bien fait ; il apprécie la distinction et le charme de sa conquête, — de sa demi-conquête. « Si vous n’aviez pas cette noblesse de goût qui vous rend si charmante, je n’aurais pas le désir de vous plaire. » Il est très-amoureux, pas assez pour faire des folies ni pour rien brusquer. Il essaye de se mettre au point de vue de Marie, et quand elle a fort raisonné sur ce qu’il implore d’elle et qu’elle a épilogué sur les différentes manières d’aimer et sur celle même qu’elle ne comprend pas, il lui dit :

« Eh bien ! n’en parlons plus, laissons mon rêve. C’est une poésie sur laquelle votre raison a soufflé. Ces petits amours sont des oiseaux fort farouches ; les grands mots surtout leur font peur. »

En général, Michel se fait peu d’illusion sur les femmes ; il sait la vie, il sait ce que valent la plupart du temps ces grandes défenses : « La parole chez les femmes est toujours un mensonge convenu ; on peut facilement la mal traduire et se tromper de ruse. » Mais ici ce n’est pas le cas. Marie est une exception, à ses yeux ; il la comprend, elle ; il l’accepte et la croit sur ce qu’elle dit et sur ce qu’elle oppose de résistance sincère :

« tes femmes ont le semblant d’une chose dont vous avez la réalité. Votre pudeur, c’est vous. »

Le malheur est que Marie n’est pas simple, elle n’est pas toujours la même ; elle a trop lu, trop subtilisé Elle a trop pensé : le trop d’esprit amène bien des sottises dans l’amour. Elle cherche le triste pour le triste, elle le choisit. Si elle s’avance jusqu’à la passion, c’est pour n’en tirer que l’amertume ; elle se plaît à voir dans l’amour lui-même avec ses félicités « une couronne d’épines. » Michel épuise avec elle toutes les nuances de l’affectueux et du tendre :

« Que n’êtes-vous, Marie, une pauvre fille habitant quelque mansarde ! Vous auriez humblement travaillé toute la semaine. C’est aujourd’hui dimanche, jour de repos et de plaisir. Vous seriez coiffée de votre cornette la plus gentille, et je serais humblement agenouillé auprès de votre chaufferette. J’aurais mis des gants jaunes pour vous plaire, ou je les aurais cachés pour ne pas vous déplaire. Vous n’auriez vu que moi en moi, comme je ne cherchais que vous en vous. Et vous ne sauriez pas lire, Marie, heureusement ! et vous n’auriez pas pris dans tous ces beaux livres des phrases pour des idées ! »

Mais quand il lui parlait avec cette effusion, avec ce naturel d’un amant artiste et philosophe, la grande dame en elle se réveillait avec ses hauteurs ; elle parlait avec dédain de ces filles du peuple comme ignorant le noble et le fin de la passion. « Oui, répondait-elle, celui qui paye leur entrée au bal est toujours le plus aimé. » Sur quoi Michel, un peu froissé, lui disait : « Pourquoi ne me renvoyez-vous jamais une pensée sans l’avoir fanée ? »

II.

Le désaccord au fond règne entre eux. Il voudrait transformer la femme du monde, lui ôter de ses préjugés et du factice des salons, en lui laissant tout son charme. Il a pour maxime que « le monde polit les mauvaises natures et gâte les bonnes. » Il lui voudrait rendre, à elle, toute sa bonté, son intégrité. Il y a des moments où il exprime ce vœu avec une énergie qui devait dépasser le but et faire reculer celle qu’il ne pouvait convertir et entraîner :

« Je voudrais faire de l’amour un autre monde où rien ne fût de celui-ci. J’ai des horreurs profondes pour les formes, pour les considérations de tous les jours. A force de remuer les choses dans la pensée, elles changent de valeur et on éprouve cette lassitude de l’intelligence qui ne la fait se reposer que dans le paradoxe ; et il arrive que parfois le distingué vous devient si commun, l’esprit vous paraît si bête, et qu’enfin tout ce qu’on préconise vous est si peu, qu’on irait volontiers boire au cabaret avec des charbonniers pour trouver quelque distinction, — et qu’on y va plus ou moins. »

Tantôt il y met plus de tendresse et un accent ému, éloquent, qui élève et passionne le regret :

« Oh ! l’on ne voudrait pas surtout que le monde prît rien à votre amour ni qu’il lui donnât rien ; que le cher enfant ne vous apportât rien le soir des dégoûts, des ennuis du jour ; qu’il ne fût ni dandy, ni bourgeois, ni goujat, ni vilain, ni gentilhomme, rien de commun ! pas plus athée que dévot.

« Tiens, Marie, avant de quitter cette pensée, laisse-moi te dire qu’un de mes plus doux souhaits aurait été de te donner cette noble indépendance de la raison, cette fierté dans ce que l’homme a de plus fier, la pensée. Chère orgueilleuse ! que j’aurais aimé à souffler sur ton front, entre deux baisers, cette puissance de tout voir sans éblouissement ; j’aurais voulu te faire regarder tout en face ; j’aurais surtout aimé à te voir sourire dédaigneusement au nez de tous ces valets de l’intelligence qui vont, la livrée au cerveau, servant chacun quelque chose à tout le monde, — Pierre une philosophie, — Paul un scepticisme, — celui-ci une croyance, celui-là un blason ; un autre ne portant rien, ou seulement portant des gants jaunes… Je t’aurais montré : Ceci est un maçon, ceci est un marquis, mais ceci est un homme…    *

« Nous aurions eu ensemble l’esprit de tout prendre et de laisser tout, même l’esprit, quand il serait devenu de trop entre nous. Il est prodigieux que nous nous trouvions si éloignés par les choses de la pensée, quand elles ont en nous tant de rapports cependant ! Cela tenait à un rien… Enfin, Marie, vous êtes vous, et j’étais moi : qu’y faire ? »

La situation se dessine vivement, ainsi que les caractères : il y a au fond deux natures et deux conditions différentes en jeu. Michel, aussi, demande un peu trop ; il veut faire d’une femme plus qu’elle ne peut être, si elle n’est philosophe et Ninon ; mais alors ce n’est plus la femme, c’est la camarade et l’amie. Marie frissonnait à de certains mots, elle marquait du dégoût. « Oh ! vous me croyez bien vulgaire, n’est-ce pas ? lui disait Michel en ces moments, je hais pourtant la vulgarité plus que vous peut-être ; mais je la vois ailleurs et là où vous ne la voyez pas… Tout est relatif ; ce qui vous manque à vous, Marie, c’est de la vulgarité. » Il y a d’autres moments où Michel est plus dans le possible avec elle, où il entre mieux dans-ce qui peut atteindre un cœur de femme et le toucher. Il est question d’un voyage à deux, de l’accompagner en chemin à quelque campagne où elle doit passer quelques heures, et de la reprendre au retour. Marie hésite ; elle semble craindre du côté du respect. Michel la rassure tout en la raillant :

« Que vous me comprenez peu si vous ne voyez pas que j’aurai toujours pour la faiblesse le respect que je pourrais refuser à l’orgueil, si vous croyez descendre à mes yeux en devenant femme, simple et bonne : vous vous élevez au contraire !… Mais vous confondez : vous dites respect, vous entendez estime. On ne respecte pas une femme qu’on aime, on l’aime. L’amour est une démangeaison de manquer de respect à chaque instant. Pour l’estime, c’est autre chose ; mais c’est une chose inutile aussi à expliquer. L’amour sans l’estime est un amour qui ne songe pas à vous et qui ne vous regarde pas. Vous êtes de ces reines de femmes dont le baiser honore.

« Ne cherchez donc pas d’humilité en moi, pauvre orgueilleuse ! mais frappez-y à toutes les délicatesses, et vous me réjouirez. »

La maladie de 1834 agit sur cette imagination de femme ; l’esprit aussi a ses modes. Elle a tout à la fois des Pères de l’Église et du Voltaire, et du roman noir dans sa tête et du Byron, et avec cela de brusques éclats de joie enfantine ; mais ils sont courts. Marie lit trop, je l’ai dit ; elle est pleine de ces livres du temps où l’on ne parlait jamais d’amour sans parler de croyances et sans faire intervenir l’humanité :

« Marie, Marie ! quelle vie vous faites-vous ? Que lisez-vous ? qu’écrivez-vous ? Je vois dans les lettres que vous m’adressez un reflet d’études graves. Des mots d’histoire et de philosophie vous échappent. Vous croyez à l’histoire, et vous doutez de la vie ! »

Marie écrit beaucoup ; elle aime à écrire : « c’est la seule chose d’elle qu’elle donne sans craindre trop. » Elle croit aimer : « Vous dites que vous m’aimez, Marie. Vous aimez l’amour, — l’amour qui se lit dans les livres. » Quand par hasard l’un et l’autre peuvent arracher à leur vie si diversement partagée une heure rapide, une heure de mystère, qu’en fait-on ? Au lieu d’en user pour vivre vite, on disserte trop souvent, on met le raisonnement à la place du plaisir. Voyez-vous courir les écoliers quand l’heure de jouer sonne ?… Mais la cloche enchantée n’est pour nous que le signal de la métaphysique. » Qu’importe ? ces heures sont encore des heures heureuses, et l’on ne se quitte point sans un vif désir de se retrouver. « J’ai toujours pensé, dit Michel, que les querelles étaient arrangées par la Providence pour les raccommodements. »

Et puis, le lendemain de ces journées de bonheur, tout est changé tout d’un coup sans qu’on sache pourquoi. Que s’est-il passé ? Marie a changé de ton ; elle met en avant les grands mots, « ce besoin d’aimer qui ne peut être satisfait par rien » ; ou encore : « Tout ce qui est grand, est triste. » Elle est femme à dire : « Je vous aime de toutes les puissances de mon cœur, et je ne veux pas de votre amour. » Que voulez-vous donc, Marie ?

Il perd ses raisons à la réfuter ; il en a pourtant de bien naturelles et d’insinuantes, où il entre du cœur et de l’esprit :

« Ce sont là des paradoxes, ne cesse-t-il de lui répéter à propos de ces grands axiomes de tristesse ; je ne crois pas au triste. Le triste n’est pas vrai, car il suffit de le nier. Mais ce n’est pas le rire que j’aime, c’est le sourire. Vous ne sauriez pas rire : je ne le sais guère non plus. J’essaye aussi.

« Ne vous moquez pas des enfants : l’enfance a le plaisir ! Si je savais le plaisir dans des boules de neige, j’irais chercher de la neige au Mont-Perdu ! »

Il y a un jour, un jour unique où ce nuage noir de Marie semble s’être dissipé, où il lui échappe de dire qu’elle veut être aimée tout bonnement « pour tout ce que Mme Denis regrette » ; mais ce mot naturel, ce mot que Michel appelle adorable, comme elle le reprend et le retire ! comme elle a hâte de l’expier ! La première lecture, un drame, un roman nouveau, va derechef tout gâter en elle et tout assombrir :

« Nous nous étions quittés si bons amis ! où avez-vous été prendre toute cette tristesse ? Vous vous préoccupez des rêves creux de votre héroïne 33. Ce roman est un bien plus mauvais livre que beaucoup d’autres. Son moindre tort est de faire croire à un malheur de plus. Ce livre dispose l’imagination d’une certaine façon, pour la désoler ensuite selon la fantaisie de l’auteur, — grand artiste, mais pauvre philosophe ! Le monde réel, le présent n’est pas si désenchanté que vous voulez le voir, allez ! Dites ! ne vous souvenez-vous pas avec quelque joie au cœur de ce doux moment qui a commencé nos rapports, de cette soudaine et délicieuse intelligence… Mais les femmes ne veulent croire qu’à l’amour parlé ; il faut leur chanter les désirs, il faut prêcher quand le cœur bat. Vous voulez que je parle. Les félicités de l’amour sont dans le silence. Oh ! j’étais amoureux de vous alors ! Il n’y a pas de madrigaux pour dire cela…

« Oh ! je méprise la parole et les phrases. L’esprit est une misère. Les sots s’aiment mieux que les autres… J’ai souvent pensé que des gens qui ne parleraient pas la même langue, un Russe et une Espagnole, je suppose, pourraient passer ensemble de bien douces soirées, sous les bosquets d’un jardin, — pourvu qu’il fasse un peu de lune. Il faut au moins s’entrevoir…

« Vous allez voyager, il est tout simple de vous dire que vous penserez quelquefois à moi ; pensez-y surtout quand le soir viendra et que la voiture montera lentement une côte ; imaginez que je suis auprès de vous et que nous ne sommes pas seuls, mais que j’ai pris votre main sous votre mantelet. Rêvez, rêvez alors… »

Mais voici un dernier passage qui sort du ton sentimental et tendre, et qui, ce me semble, est éloquent, élevé, poétique à la fois et philosophique, tout un jet brillant de hardiesse et de libre fantaisie. On ne saurait l’omettre dans une étude qui a pour objet avant tout d’éclairer la nature distinguée dont Michel n’est pour nous qu’un léger masque à demi transparent. Un jour donc que Marie questionnait Michel, et le questionnait sur toute chose humaine ou divine, — car il entre évidemment beaucoup plus de curiosité que d’amour dans son goût pour lui, — Michel, interrogé, répond :

« Marie, je n’ai pas tout vu, quoique je sois fort curieux ; je n’ai pas tout analysé ; je n’ai pas tout nié, Dieu merci ! Vous dites que je sais plus que vous. Je suis pourtant fort ignorant, mais voici ce que je sais et comment je sais. J’ai pour raison une sorte d’oiseau qui peut voler haut et voir de loin. Quand les religions et les intérêts de ce monde, si nombreux, si divers, criaient autour de moi à me rendre sourd, dans ces rues tortueuses de cette vie de nos jours, dans les corridors de cette Babel où nous sommes, j’envoyais l’oiseau dans quelque point de l’espace d’où il pût voir tout ce qui se fait, tout ce qui s’est fait, dit, édifié, détruit, refait, redit, depuis qu’on agit et qu’on parle en ce monde, et l’oiseau revenait me dire : Les sociétés sont folles ; partout Dieu n’est et n’a été que l’enseigne d’une boutique ; la morale n’est qu’un comptoir ; le bien et le mal sont des faits ; le devoir est une mesure. Qu’est-ce qui est beau ? qu’est-ce qui est laid ? demandais-je à l’oiseau. — Tout. — Où est la poésie ? — partout.

« Voilà ce que je sais, Marie, ce que j’ai appris. La Fantaisie est la reine du monde. »

C’est l’artiste et le poète qui parle. La Rochefoucauld, tout politique, disait de même et diversement : « La Fortune et l’humeur gouvernent le monde. » Une réflexion ne vous frappe-t-elle pas ? Ceux qui s’intitulent philosophes et qui ne sont que des professeurs ou des raisonneurs de philosophie, ne se doutent pas du degré de philosophie véritable auquel atteignent naturellement et de prime saut quelques-unes de ces natures qu’on appelle artistes. — Mais Michel, après avoir fait voir et dire à l’oiseau babillard tant de choses merveilleuses et à étonner les simples, se rabattait l’instant d’après à donner à Marie d’aimables et riants conseils, bien capables de l’apprivoiser :

« La vie, telle qu’elle est, est pleine de choses heureuses, Marie ; les plaisirs de la pensée sont infinis. Pourquoi se faire un tourment de l’esprit ? pourquoi n’être pas doucement joyeux ? Avec les lettres, les sciences, les arts, nous avons encore l’amour, l’amour qui vaut tout cela, cent fois tout cela ! mais l’amour enfant, blond, caressant, l’amour païen, — chrétien même, bon Dieu ! si vous le voulez à toute force, — vous voyez que je n’y tiens pas, pourvu qu’il ait un peu de malice et qu’il soit tout nu et bien gentil. »

Je ne voudrais pas abuser du plaisir de citer parmi ces pages, déjà si nombreuses, d’un livre inachevé ; mais cette finesse de sentiment et d’analyse, cette délicatesse d’expression sous forme écrite, jettent certainement un jour sur le talent de Gavarni, et nous expliquent les distinctions secrètes de son crayon, même lorsque ensuite il ira, comme il dit, au cabaret. On a pu remarquer dans tout ce qui précède quantité de pensées qui feraient des légendes tendres et en sens inverse de celles que l’on connaît. Avant d’avoir eu la légende ironique, Gavarni l’a eue amoureuse ; et par exemple, cette pensée encore, cette devise : « Le bonheur de l’amour n’est pas le bonheur qu’on a, c’est celui qu’on donne. »

III.

Le roman ne finit pas. La femme du monde a bien vite senti qu’elle avait affaire à un poète, à un artiste, à un homme d’une autre race. Michel, en s’interdisant, selon sa promesse, de soulever le léger masque de la femme, a déposé le sien à un certain jour ; il s’est livré, elle a gardé sur lui ses avantages. Elle en profite pour se révolter ; là où sa confiance aurait dû plutôt redoubler, elle est entrée en méfiance. Le fait est que Michel, malgré ses instants de joie et de triomphe, ne l’a point complètement soumise et domptée ; il n’a pu parvenir à la réduire dans son orgueil, dans son raffinement d’esprit ; il ne lui a pas donné le sentiment qu’elle était vaincue : et la conscience qu’il a de ce peu de succès intérieur le décourage à son tour et le refroidit. Car un des secrets de l’amour, il le lui dira au dernier moment, « c’est qu’il faut toujours qu’un homme domine une femme, — par la force, par l’intelligence, par l’orgueil, par la fierté, par tout ce qui est mâle en lui ; — et c’est pour cela, ajoute-t-il, qu’on n’aime jamais bien une femme qu’on ne comprend pas, qu’on craint de blesser en frappant autour d’elle des choses qu’on ne saisit pas bien… Que voulez-vous qu’un homme fasse de l’orgueil d’une femme ? » Elle l’a donc amené à douter insensiblement de lui et à ne savoir que faire d’elle, à s’avouer qu’il n’a jamais bien su lui-même où saisir précisément cette pensée fuyante dans le vain nuage dont elle s’environnait. La désillusion est venue d’elle, d’elle seule, mais elle est venue.

À force de nier l’amour en autrui et de le trouver trop froid à son gré, ou trop peu sublime au prix de la flamme éthérée qu’elle rêve, elle lui a soufflé du froid en effet, elle a tué le charme :

« Je commence à voir clair en nous, lui écrit Michel dans un dernier adieu : vous me disiez si fermement que j’étais froid et que j’analysais, que parfois je croyais que vous m’aimiez beaucoup et que je vous aimais peu. Vous m’auriez fait croire, Marie, que je ne vous aimais pas ! Votre orgueil est d’une éloquence étrange. N’écrivez jamais, Marie, à l’homme qui vous aimera ! »

Malheureuse Marie, belle, spirituelle, aimée, qui a eu trop d’esprit seulement, qui a trop craint la vulgarité, qui n’a pas compris que l’imagination ne consiste pas à rêver l’impossible, et que son plus sublime effort est de trouver « la poésie de la réalité » ; âme malade des préjugés de l’éducation et du faux idéal qui flottait dans l’air à cette époque ; une de ces femmes qui, avec toutes leurs délicatesses, ont des sécheresses soudaines qui froissent les cœurs délicats, et à laquelle enfin, pour tout reproche, Michel, en se séparant, a pu dire : « Marie, vous manquez de simplicité ! »

Mais se serait-on attendu, je vous prie, que le peintre dont le crayon railleur a tant dévoilé de misères et de duplicités féminines dans un ordre vulgaire, nous conduirait à étudier sous sa plume discrète une telle femme, une telle distinction maladive de la sensibilité ?

Il avait bien, on le voit, à l’origine et par goût, l’aristocratie du talent.

Et maintenant qu’on sait comment Gavarni entendait le sentiment dans sa jeunesse, lorsqu’on verra ensuite tel de ses dessins, et pour n’en citer qu’un seul, cette aquarelle, par exemple, — véritable élégie, — où une châtelaine penchée au bord d’une terrasse attend impatiemment et semble appeler une lettre, apportée par le messager qui s’avance à pas lents et lourds dans un chemin couvert ; à ce moment de fièvre et de désir où elle croit distinguer le bruit de ses pas sans l’apercevoir encore, et où visiblement elle hâte de ses vœux, de son geste et comme de toute l’attitude de son corps, la marche du bonhomme qui ne se presse guère, on comprendra qu’il ne faisait que rendre là une de ces images de tout temps familières à sa fantaisie et à sa sensibilité gracieuse.

Derrière tout misanthrope, il y a eu un ami des hommes, ami trop tendre le plus souvent et qui a reçu de trop sensibles blessures. Ainsi, derrière un ironique, il y a eu un croyant, un cœur confiant du moins, aimant, affectueux, et ce Michel, pour l’appeler d’un nom, cet amoureux d’autrefois, cet homme délicat et humain n’est jamais mort chez Gavarni : il a eu jusqu’à la fin des retours marqués dans son talent.

On aura plus tard les propos du philosophe amer et morose sous le nom et le masque allégorique de Thomas Vireloque : on a vu ici la philosophie première, toute gaie et souriante, dans Michel. L’artiste, quoi qu’il fasse, s’en souviendra toujours. Au fond, c’est bien la même dans les deux âges, sauf la couleur et le sourire.

À côté de la vie qui dans sa jeunesse lui permettait de semblables rêves, il en avait une autre, une double et toute visible. Il avait, à côté du boudoir et du mystère, ce qu’il appelle quelque part « sa cour des miracles et ses truands. » Il nous y faut venir ; mais il est vraiment trop tard pour aujourd’hui.