Gustave Flaubert
Étude analytique
I.
Les moyens
Le style ; mots, phrases, agrégats de phrases. Le style de Gustave Flaubert excelle par des mots justes, beaux et larges, assemblés en phrases cohérentes, autonomes et rhythmées.
Le vocabulaire de Salammbô, de l’Éducation sentimentale, de la Tentation de saint Antoine est dénué de synonymes et, par suite, de répétitions ; il abonde en série de mots analogues propres à noter précisément toutes les nuances d’une idée, à l’analyser en l’exprimant. Flaubert connaît les termes techniques des matières dont il traite ; dans Salammbô et la Tentation, les langues anciennes, de l’hébreu au latin, aident à désigner en paroles propres les objets et les êtres. Sans cesse, en des phrases où l’on ne peut noter les expressions cherchées et acquises, il s’efforce de dire chaque chose en une langue qui l’enserre et la contient comme un contour une figure.
A cette dure précision de la langue, s’ajoute en certains livres et certains passages une extraordinaire beauté. Les paroles sollicitent les sens à tous les charmes ; elles brillent comme des pigments ; elles sont chatoyantes comme des gemmes, lustrées comme des soies, entêtantes comme des parfums, bruissantes comme des cymbales ; et il en est qui, joignant à ces prestiges quelque noblesse ou un souci, figent les émotions en phrases entièrement délicieuses :
« Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L’ambre craquait sous nos pas. Les squelettes de baleine blanchissaient dans la crevasse des falaises. La terre à la fin se fit plus étroite qu’une sandale et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l’océan, nous tournâmes à droite pour revenir. »
Et ailleurs :
« Il y avait des jets d’eau dans les salles, des mosaïques dans les cours, des cloisons festonnées, mille délicatesses d’architecture et partout un tel silence que l’on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir. »
Par un contraste que l’on perçoit déjà dans ce passage, Flaubert, précis et magnifique sait user parfois d’une langue vague et chantante qui enveloppe de voiles un paysage lunaire, les inconsciences profondes d’une âme, le sens caché d’un rite, tout mystère entrevu et échappant : Certaines des scènes d’amour où figure Mme Arnoux, l’énumération des fabuleuses peuplades accourues à la prise de Carthage, le symbole des Abaddirs et les mythes de Tanit, les louches apparitions qui, au début de la nuit magique, susurrent à saint Antoine des phrases incitantes, la chasse brumeuse où des bêtes invulnérables poursuivent Julien de leurs mufles froids, tout cet au-delà est décrit en termes grandioses et lointains, en indéfinis pluriels abstraits et approchés qui unissent à l’insidieux des choses, la trouble incertitude de la vision.
Cet ordre de mots et les autres, les plus ordinaires et les plus rares sont assemblés en phrases par une syntaxe constamment correcte et concise. Par suite de l’une des propriétés de la langue de Flaubert, de n’employer par idée qu’une expression, un seul vocable représente chaque fonction grammaticale et s’unit aux autres selon ses rapports, sans appositions, sans membres de phrase intercalaires, sans ajouture même soudée par un qui ou une conjonction. Chaque proposition ordinairement courte se compose des éléments syntactiques indispensable, est construite selon un type permanent, soutenue par une armature préétablie, dans laquelle s’encastrent successivement d’innombrables mots, signes d’innombrables idées, formulées d’une façon precise et belle, en une diction définitive. Cette parité grammaticale est le principal lien entre les œuvres diverses de Flaubert. Sous les différences de langue et de sujet, unissant des formes tantôt lyriques, tantôt vulgaires, les rapports de mots sont semblables de Madame Bovary à la Tentation, et constituent des phrases analogues associées en deux types de période.
Le plus ordinaire, qui est déterminé par la concision même du style, l’unicité des mots et la consertion de la phrase, est une période à un seul membre, dans laquelle la proposition présentant d’un coup une vision, un état d’âme, une pensée ou un fait, les pose d’une façon complète et juste, de sorte qu’elle n’a nul besoin d’être liée à d’autres et subsiste détachée du contexte. Ainsi de chacune des phrases suivantes :
« Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toute couverte de cultures. Les métairies dès patriciens se succédaient sur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les oliviers faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines ; des montagnes bleues se dressaient par derrière ! Un vent chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus. »
De la présence chez Flaubert de cette période statique et discrète, découlent l’emploi habituel du prétérit pour les actes et de l’imparfait pour les états ; de là encore l’apparence sculpturale de ses descriptions où les aspects semblent▶ tous immobiles et placés à un plan égal comme les sections d’une frise.
Ce type de période alterne avec une coupe plus rare dans laquelle les propositions se succèdent liées. Aux endroits éclatants de ses œuvres, dans les scènes douces ou superbes, quand le paragraphe lentement échafaudé va se terminer par une idée grandiose ou une cadence sonore, Flaubert, usant d’habitude d’un « et » initial, balançant pesamment ses mots, qui roulent et qui tanguent comme un navire prenant le large, pousse d’un seul jet un flux de phrases cohérentes :
« Trois fois par lune, ils faisaient monter leur lit sur la haute terrasse bordant le mur de la cour ; et d’en bas on les apercevait dans les airs sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient » sur les viandes, et leurs grandes boucles d’oreilles qui se penchaient entre les buires, tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s’ébattent dans l’onde. »
Et cette autre période, dans un ton mineur « Maintenant, il l’accompagnait à la messe, il faisait le soir, sa partie d’impériale, il s’accoutumait à la province, s’y enfonçait et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. A force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêlée à seslectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l’avait presque tarie ; si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée. »
En cette forme de style Flaubert s’exprime dans ses romans, quand apparaît une scène ou un personnage qui l’émeuvent ; dans Salammbô et la Tentation, quand l’exaltation lyrique succède au récit.
Ces deux sortes de périodes s’unissent enfin en paragraphes selon certaines lois rhythmiques ; car la prose de Flaubert est belle de la beauté et de la justesse des mots, de leur tenace liaison, du net éclat des images ; mais elle charme encore la voix et l’oreille par l’harmonie qui résulte du savant dosage des temps forts et des faibles.
Constitué comme une symphonie d’un allegro, d’un andante et d’un presto, le paragraphe type de Flaubert est construit d’une série de courtes phrases statiques, d’allure contenue, où les syllabes accentuées égalent les muettes ; d’une phrase plus longue qui, grâce d’habitude à une énumération, devient compréhensible et chantante, se traîne un peu en des temps faibles plus nombreux ; enfin retentit la période terminale dans laquelle, une image grandiose est proférée en termes sonores que rythment fortement des accents serrés. Ainsi qu’on scande à haute voix, ce passage :
« Où donc vas-tu ? Pourquoi changer tes formes perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture ; ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde tu frôles la cîme des monts comme la roue d’un char. »
Et cet autre passage d’une mesure plus alanguie :
« Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu’elie était noble, parce qu’elle était riche, parce qu’elle était dévote, — se figurant qu’elle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation. »
C’est ainsi, par des expansions et des contractions altérnées, modérant, contenant et précipitant le flux des syllabes, que Flaubert déclame la longue musique de son œuvre, en cadences mesurées. Et chacun de ses groupes de brèves et de Ionguès est si bien pour lui une unité discrète et comme une strophe, qu’il réserve, pour les clore, ses mots les plus retentissants, les images sensuelles et les artifices les plus adroits. C’est ainsi que fréquemment, à défaut d’un vocable nombreux, il modifie par une virgule la prononciation d’un mot indifférent, contraignant à l’articuler tout en longues :
« Ça et là un phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin, tombées. »
Joints enfin par des transitions ou malhabiles ou concises et trouvées, telles que peut les inventer un écrivain embarrassé du lien de ses idées, les paragraphes se suivent en lâches chapitres qu’agrège une composition Ou simple et droite comme dans les récits épiques, ou diffuse, et lâche comme dans les romans. L’Éducation sentimentale notamment, où Flaubert tâche d’enfermer dans une série linéaire les événements lointains et simultanés de la vie passionnelle de Frédéric Moreau et de tout son temps, présente l’exemple d’un livre incohérent et énorme.
Ainsi, d’une façon marquée dans les œuvres où le style est plus libre des choses, moins nettement dans les romans, chaque livre de Flaubert se résout en chapitres dissociés, que constituent des paragraphes autonomes, formés de phrases que relie seul le rhythme et qu’assimile la syntaxe. Ces éléments libres, de moins en moins ordonnés, ne sont assemblés que par leur indentité formelle et par la suite du sujet, comme sont continus une mosaïque, un tissu, les cellules d’un organe, ou les atomes d’une molécule.
Procédés de démonstration : descriptions, analyse : De même que l’écriture de Flaubert se décompose finalement en une succession de phrases indépendantes douées de caractère identiques, ainsi ses descriptions, ses portraits, ses analyses d’âmes, ses scènes d’ensemble se réduisent à une énumération de faits qui ont de particulier d’être peu nombreux, significativement choisis, et placés bout à bout sans résumé qui les condense en un aspect total.
La ferme du père Rouault, au début de Madame Bovary, puis le chemin creux par où passe la noce aux notes égrenées d’un ménétrier un canal urbain, un champs que l’on fauche dans Bouvard et Pécuchet, sont décrits, en quelques traits uniques accidentels et frappants, sans phrase générale qui désigne l’impression vague et entière de ces scènes. Le merveilleux paysage de la forêt de Fontainebleau, dont l’idylle apparaît au milieu de l’Éducation sentimentale, est peint de même avec des types d’arbre, de petits sentiers, des clairières, des sables, des jeux de lumière dans des herbes ; le fulgurant lever de soleil à la fin du banquet des mercenaires dans le jardin d’Hamilcar, est montré en une suite d’effets particuliers à Cartilage, étincelles que l’astre met au faîte des temples et aux clairs miroirs des citernes, hennissements des chevaux de Khamon, tambourins des courtisanes sonnant dans le bois de Tanit ; et pour la nuit de lune où Salammbô profère son hymne à la déesse, ce sont encore les ombres des maisons puniques et l’accroupissement des êtres qui les hantent, les murmures de ses arbres et de ses îlots, qui sont énumérés.
Les portraits de Flaubert sont tracés par ce même art fragmentaire. Mannaëi, le décharné bourreau d’Hérode, la vieille nourrice au profil de bête qui sert Salammbô, sont dépeints en traits dont le lecteur doit imaginer l’ensemble. Que l’on se rappelle toutes les physionomies modernes que le romancier a mises dans notre mémoire, les camarades de Frédéric Moreau, les hôtes des Dambreux, le père Régimbard imposant, furibond et sec, Arnoux, la délicieuse héroïne du livre ; puis la figure de Madame Bovary, les grotesques, Rodolphe brutal et fort, les croquis des comices, le débonnaire aspect du mari, et les merveilleux profils de l’héroïne toutes ces figures et ces statures sont retracées analytiquement, en traits et en attitudes ; ainsi :
« Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque… Ses paupières ◀semblaient▶ taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu’un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux ; ils s’enroulaient en masse lourde négligement et selon les hasards de l’adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. »
Et cet art de raccourci qui surprend en chaque être le trait individuel et différentiel, atteint dans la Tentation de saint Antoine une perfection supérieure ; dans ce livre où chaque apparition est décrite en quelque phrases concises, il n’en est pas qui ne fixe dans le souvenir une effigie distincte, dont quelques-unes — la reine de Saba, Hélène-Ennoia, les femmes montanistes sont inoubliables.
Par un procédé analogue, fragmentaire et laborieux, Flaubert montre les âmes qui actionnent ces corps et ces visages. Usant d’une série de moyens qui reviennent à indiquer un état d’âme momentané de la façon la plus sobre et en des mots dont le lecteur doit compléter le sens profond, il dit tantôt un acte significatif sans l’accompagner de l’énoncé de la délibération antécédente, tantôt la manière particulière dont une sensation est perçue en une disposition ; enfin il transpose la description des sentiments durables soit en métaphores matérielles, soit dans les images qui peuvent passer dans une situation donnée par l’esprit de ses personnages.
Le dessin du caractère de Mme Bovary présente tous ces procédés. Par des faits, des paroles, des gestes, des actes, sont signifiés les débuts de son hystérisme, son aversion pour son mari, son premier amour, les crises décisives et finales de sa douloureuse carrière. Par des indications de sensations, la plénitude de sa joie en certains de ses rendez-vous, et encore l’âme vide et frileuse qu’elle promenait sur les plaines autour de Tostes :
« Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer, qui, roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient jusqu’au loin dans les champs une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cîmes se balançant toujours continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait. »
Pénétrant davantage la sourde éclosion de ses sentiments, d’incessantes métaphores matérielles disent le néant de son existence à Tostes, son intime rage de femme laissée vertueuse, par le départ de Léon et son exultation aux atteintes d’un plus mâle amant :
« C’était la première fois qu’Emma s’entendait dire ces choses ; et son orgueil, comme quelqu’un qui se délasse dans une étuve, s’étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage. »
Et encore la contrition grave de sa première douleur d’amour :
« Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond de son cœur ; et il restait là plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s’échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse l’atmosphère d’immaculation où elle voulait vivre. »
Puis des récits d’imagination1, aussi nombreux chez Flaubert que les récits de débats intérieurs chez Stendhal, complètent ces comparaisons, dévoilent en Mme Bovary l’ardente montée de ses désirs, l’existence idéale qui ternit et trouble son existence réelle. Des hallucinations internes marquent son exaltation romanesque quand elle vit à Tostes, amère et déçue ; de plus confuses, le désarroi de son esprit tandis qu’elle cède à la fête des comices sous les déclarations de Rodolphe ; d’autres, l’élan de son âme libérée quand elle eut obtenu de partir avec son amant ; des imaginations confirment et attisent sa dernière passion que mine sans cesse l’indignité de son amant, et emplissent encore de terreur sa lamentable fin.
De ces procédés, ce sont les moins artificiels qui subsistent dans l’Éducation sentimentale ; les personnages de ce roman sont montrés par de très légères indications, un mot, un accent, un sourire, une pâleur, un battement de paupières, qui laisse au lecteur le soin de mesurer la profondeur des affections dont on livre les menus affleurements. Les conversations de Frédéric et de Mme Arnoux, puis ce dîner où celle-ci, Mmc Dambreuse et Mme Roques, réunies par hasard, entrecroisent curieusement les indices de leurs amours et de leurs soucis, montrent la perfection de ce procédé, qui est encore celui des œuvres épiques, et de tout psychologue qui ne substitue pas l’analyse interne à la description par les dehors.
Il faut retenir en effet combien ces procédés de Flaubert conviennent aux nécessités de son style. Un énoncé de faits, une métaphore, un récit d’imaginations se prêtent parfaitement à être conçus en termes précis, colorés et rhythmés. En fait, les plus beaux passages de Madame Bovary et de l’Éducation sont ceux où l’auteur s’exalte à montrer la pensée de ses héroïnes. Décrite comme une vision, frappée en éclatantes figures et chantée comme une strophe, elle donne lieu à de splendides périodes, où se déploient tous les prestiges du style.
L’art de ne révéler d’un paysage, d’une physionomie et d’une âme qu’un petit nombre d’aspects saillants, cette concision choisie et savante, ressortent encore des tableaux d’ensemble où se mêlent les péripéties et les descriptions. Que l’on prenne la scène des comices dans Madame Bovary, les files de filles de ferme se promenant dans les prés, la main dans la main, et laissant derrière elles une senteur de laitage, la myrrhe qu’exhalent les sièges sortis de l’église, les physionomies grotesques ou abêties de la foule, l’attitude nouvelle de Homais, les passes conversationnelles où Rodolphe conquiert la chancelante épouse, tout est saisi en de brefs aspects particuliers, sans le narré du train ordinaire qui dut accompagner ces faits d’exception. Dans l’Éducation sentimentale, cette contention et le choix adroit des détails significatifs tiennent du prodige. Une certaine phase que connaissent tous les habitués de traversées, est notée par ces simples mots : « Il se versait des petits verres ». Les courses, l’attaque singulière du poste du Château-d’Eau pendant les journées de Février, qui est exactement ce qu’un passant verrait d’une émeute une séance de club, l’élégance et le luxueux ennui d’une réception chez un financier, sont décrits de même en traits discontinus et marquants. Et jusqu’aux merveilleuses et poignantes entrevues de Frédéric et de Mme Arnoux, à cette idylle d’Auteuil, où, vêtue d’une robe brune et lâche, elle promenait sa grâce douce sous des feuillages rougeoyants qui sont notées en faits indispensables et dépourvues de toute phraséologie inutile. Que l’on se rappelle, pour confirmer ces notions, les scènes exactes et comme perçues de Salammbô, ou l’extrême concision des préludes descriptifs, dans la Tentation, les sobres et éclatantes phrases dans lesquelles un détail baroque ou raffiné révèle tout un temps ; le festin d’Hérode, où, dans la succession des actes, pas une page ne souligne l’énorme luxure latente des convives qu’enivre la fumée des mets et la chaude danse de l’incestueuse ballerine ; tous ces rayonnants tableaux sont peints en touches sûres et rares, ¡qui ne montrent d’un spectacle que les fortes lumières elles attitudes passionnantes.
Caractères généraux des moyens : Nous venons d’analyser avec une minutie qui sera justifiée plus loin, les moyens dont use Flaubert pour susciter en ses lecteurs les émotions qui seront désignées. Leur caractère commun est aisé à démêler, et rarement, du style à la composition, de la description à la psychologie, des « mots aux faits, un artiste a fait preuve d’une plus rigide conséquence.
Du haut en bas de son œuvre, Flaubert est celui qui choisit avec rigueur et assemble avec effort des matériaux triés. Qu’il s’agisse de l’élection d’un vocable, il le veut unique, précis et tel que chacun ou chaque série réalise des idéaux sensuels et intellectuels nombreux. La syntaxe est correcte, sobre, liante, de façon à modeler des phrases presque toujours aptes à figurer isolées. Et comme cette rigueur concise exclut de la langue de Flaubert toute superfluité, des lacunes existent, ou le ◀semblent▶, entre les unités dernières de son œuvre ; les paragraphes se suivent sans se joindre, et les livres s’étagent sans soudure.
De même, si l’on considère ses procédés d’écriture par le contenu et non plus par le contenant, les faits aussi soigneusement élus que les mots, forcés d’ailleurs d’être tels qu’on les puisse exprimer dans une langue déterminée sont significatifs pour qu’ils donnent lieu à de belles phrases, et significatifs encore, parce qu’ils résultent d’un choix d’où le banal est exclu.
De ce triage perpétuel des mots et des choses, résulte la concision puissante, la haute et difficile portée de ce qu’exprime Flaubert ; de là ses descriptions écourtées, disjonctives et pourtant résumantes, sa psychologie, soit transmutée en magnifiques images, soit réduite en sobres indications d’actes, sous lesquelles certains esprits perçoivent ce qui est intime et d’ailleurs inexprimé ; de là le sentiment de formidable effort et d’absolue réussite parfois, que ces œuvres procurent, qui, ramassées, trapues, planies, parachevées et polies grain à grain, ressemblent à d’énormes cubes d’un miroitant granit.
II.
Les effets
L’ensemble : L’œuvre de Flaubert est double, départie entre le vrai et le beau. La tragique histoire de Madame Bovary raconte en sa froide exactitude la ruine d’une âme forte et irrésignée qu’avilit et qu’écrase la bassesse stupide de tous. L’Éducation sentimentale conduit, par l’infini dédale des lâches amours de Frédéric Moreau, de la rubiconde infamie d’Arnoux, à la double beauté de Marie Arnoux ; ce livre apprend à mesurer les extrêmes de l’humanité. Il est des heures où du spectacle des choses s’exhale le pessimisme parfois puéril de Bouvard et Pécuchet, que corrige la cordiale pitié empreinte dans le premier des Trois Contes. Les pages qui le suivent consolent par d’augustes spectacles d’avoir vu et pénétré la vie. L’irrésistible charme de la Légende, la sèche beauté à Hérodias, induisent à Salammbô où la pourpre et les ors du style expriment, en une suprême fanfare, l’exquis, le grandiose et le fulgurant. En l’œuvre maîtresse, la Tentation de saint Antoine, le beau et le vrai s’allient par l’allégorie ; pénétrée de signification et décorée de splendeur, cette œuvre consigne en un dernier effort tout le testament spirituel et mystique de Gustave Flaubert.
Cette ordonnance n’est point absolue. Les œuvres où Flaubert s’est le plus abandonné au terne cours de la vie, sont teintes parfois d’incomparables beautés de style et d’âme. Il est même des passages dans l’Éducation sentimentale qui, dans leur tentative, d’exprimer d’indéfinissables mouvemements d’âmes, touchent au mystère. Et si la beauté rayonne dans Salammbô, la Tentation, Hérodias, la Légende, elle y est définie et corroborée par un réalisme historique plein de minutie. Le pessimisme qu’affirme Bouvard et Pécuchet ne ressort pas plus des tristes dénouements des romans, que des farouches destinées qui s’appesantissent dans Salammbô et des continus effarements avec lesquels saint Antoine contemple l’écroulement de ses erreurs. Ainsi mêlées en des alliages où chaque élément prédomine alternativement, les deux passions de Flaubert, la beauté exaltée jusqu’au mystère, et la vérité suivie de pessimisme, composent les livres que nous analysons.
Le réalisme : Le réalisme, qu’il faut définir la tendance à voir dans les objets dénués de beauté matière à œuvre d’art, est poussé chez Flaubert à ses extrêmes limites, et, en fait, certains côtés extérieurs de Madame Bovary et de L’Éducation n’ont pas été dépassés par les romanciers modernes. Flaubert s’est astreint à décrire de niaises campagnes, comme les environs d’Yonville, où les plates rives de la Seine entre lesquelles se passe le début de son second roman. Des intérieurs sordides apparaissent dans ses livres, de la cahute près d’Yonville, où Mme Bovary trouva l’entremetteuse de ses liaisons, à la mansarde dans laquelle Dussardier blessé fut soigné par cette énigmatique personne, la Vatnaz. Mais la médiocrité attire Flaubert davantage. Il excelle a peindre en leur ironique dénûment de toute beauté, certains intérieurs bourgeois, décorés de lithographies, planchéiés, frottés et balayés. Certaines hideurs modernes le requièrent. Il s’adonne à rendre minutieusement le ridicule des fêtes agréables aux populations, comme les comices d’Yonville et les solennités publiques de la capitale. Tout ce qui forme le contentement de la classe moyenne, les gros déjeuners de garçons, les séances au café, les parties fines pour des villageois dans la ville proche, la maîtresse chichement entretenue, les cadeaux que M. Homais rapporte à sa famille, sa gloriole de père infatué, le bonnet grec, la politique, les joies solitaires en un métier d’agrément, sont complaisamment décrits. Et de même, plus haut, les aimables fourberies de M. Arnoux riche, la religion du chic dont est imbu le jeune de Cisy, les plaisirs mondains de Mme Dambreuse et les galanteries maquignonnes de son premier amant, sont détaillés avec une insistance dont l’ironie n’exclut pas toute exactitude. Les êtres de ce milieu sont des âmes journalières et ordinaires, toute la moyenneté des fonctions sociales, le pharmacien, l’officier de santé, le notaire, le banquier, l’industriel d’art, le répétiteur de droit, l’habitué d’estaminets, et les femmes de ces gens. Décrits, analysés, mis en scène, avec une moquerie tacite, mais aussi avec la pénétration adroite d’un connaisseur d’hommes, ils donnent de la vie et de la société une image au demeurant exacte pour une bonne part de ce siècle. Que l’on joigne à cette médiocrité des lieux et des gens, le mince intérêt des aventures, un adultère diminué de tout l’ennui de la province, la vie campagnarde de deux vieux employés, l’existence sociale de quelques familles moyennes à Paris, que traverse le désœuvrement d’un jeune homme nul, on reconnaîtra dans les romans de Flaubert, tous les traits essentiels de l’esthétique réaliste.
Il en possède la véracité. S’efforçant sans cesse de rendre exactement du spectacle des choses ce que ses sens en ont perçu, il arrive, quand il s’efforce de démêler les mobiles des actes et les phases des passions, à une extraordinaire pénétration, qui est le résultat de sa connaissance des modèles qu’il a pris, et de son application à rester dans le domaine du naturel et de l’explicable. Sa science des causes qui produisent les grands traits du caractère est merveilleuse, comme le montrent les antécédents parfaitement calculés d’Emma et de Charles Bovary, la vague adolescence de Frédéric Moreau. Puis ces caractères jetés dans l’existence, soumis à ses heurts et consommant leurs récréations, évoluent au gré des événements et de leur nature, avec toute l’unité et les inconséquences de la vie véritable, tantôt nobles, déçus et victimes comme Mme Bovary, tantôt perpétuant à travers des fortunes diverses leur permanente impuissance comme Frédéric Moreau, tantôt sages et victorieux comme Mme Arnoux. Et dans ces existences ; dont les menus faits décèlent perpétuellement en Flaubert une si profonde perception des mobiles, de leur complication, de la dissimulation des plus puissants, de toute la vie inconsciente qui rend chacun différent de ce qu’il se croit et de ce qu’on le croit être, Flaubert est parvenu à distinguer et à rendre le trait le plus difficile : la lente transformation que le temps impose à ceux qu’il détruit. Seul, avec les plus grands des psychologues russes, il saisit les personnes successives qui apparaissent tour à tour au-dehors et au dedans de chaque individu. Que l’on observe combien Mme Bovary est parfaitement, aux premiers chapitres, la jeune femme soucieuse d’intérieur et reconnaissante de l’indépendance que le mariage lui assure ; puis l’inquiétude, croissante de toute sa personne ardemment vitale, et son chaste amour pour un jeune homme fréquentant sa maison, prélude coutumier des adultères plus consommés. Et combien est nouvelle celle qui se livre avec une grâce presque mûre à son aimé, et comme on la sent, à travers ses cris de jeune maîtresse, la femme de maison, être déjà responsable et dénué d’enfantillages. Puis les épreuves viennent, sa chair se durcit en de plus fermes contours et, par le revirement habituel, il lui faut un plus jeune amant, pour lequel elle est en effet la maîtresse, la femme chez qui de despotiques ardeurs précèdent les attitudes maternelles, que coupent encore les coups de folie d’une créature sentant le temps et la joie lui échapper, jusqu’à ce qu’elle consomme virilement un suicide, en femme forte et faite, qui sentit les romances sentimentales des premiers ans se taire sous les rudes atteintes d’une existence sans pitié. On pourrait retracer de même les lentes phases du caractère de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux, qui tous deux éprouvent aussi l’humiliation de se sentir transformés par le passage des jours, pétris et malléables au cours des passions et des incidents.
Le souci du vrai et la réussite à le rendre que montrent la psychologie et les descriptions réalistes de Flaubert, le suivent dans ses œuvres d’imagination. Quand cet homme, qu’excède visiblement lespectacle du monde moderne, s’adonne à l’évocation d’époques que son esprit apercevait éclatantes et grandioses, il ne peut dépouiller son réalisme et se sent impérieusement forcé d’étayer sa fantaisie du positif des données archéologiques. Avant d’entreprendre Salammbô, il explore le site de Carthage, note le bleu de son ciel et la configuration de son territoire. Puis, remuant les bibliothèques, s’étant assimité le peu que l’on sait sur la métropole punique, incertain encore et connaissant le besoin d’emplifier son recueil de faits, il recourt par surcroît à l’archéologie biblique et sémitique, s’emplit encore la cervelle de tout ce que les littératures classiques contiennent de farouche et de fruste. Pour la Tentation de saint Antoine, de même, pas une ligne dans cette série d’hallucinations qui n’eût pu donner lieu à un renvoi en italiques.
« Je suis perdu dans les religions de la Perse, écrit-il dans sa correspondance, je tâche de me faire une idée nette du dieu Hom, ce qui n’est pas facile. J’ai passé tout le mois de juin à étudier le bouddhisme, sur lequel j’avais déjà beaucoup de notes, mais j’ai voulu épuiser la matière autant que possible. Aussi ai-je un petit Bouddha que je crois aimable. »
Et pour l’extravagant final de ce livre :
« Dans la journée, je m’amuse à feuilleter des belluaires du moyen âge ; à chercher dans les « auteurs » ce qu’il y a de plus baroque comme animaux. Je suis au milieu des monstres fantastiques. Quand j’aurai à peu près épuisé la matière, j’irai au Muséum rêvasser devant les monstres réels, et puis les recherches pour le bon saint Antoine seront finies. » Enfin, M. Maxime du Camp nous dit que pour ce pur conte, la Légende de saint Julien l’hospitalier, il a prêté à Flaubert toute une collection de traités de vénerie et d’armurerie. Que l’on rapproche ces lectures de celles qu’il fit pour écrire Bouvard et Pécuchet ou l’Éducation. Le procédé apparaîtra le même. Avant de laisser enfanter son imagination, de prêter à sa puissance verbale de beaux thèmes à phrases magnifiques, Flaubert avait rempli sa mémoire de l’infinité de faits que réclamait son style particulier, disconnexe et concis, et que son réalisme le poussait à rechercher aussi véridiques que peuvent les fournir les livres. Avant d’avoir écrit un paragraphe de ses œuvres épiques ou lyriques, il connaissait d’un Carthaginois, l’habillement, l’armure, la demeure, le luxe, la nourriture ; ses fêtes, ses rites, sa politique, les institutions de sa ville, les alliances, les peuplades ennemies, les hasards de son histoire et la légende de son origine. Et quand il lui fallut, en quelques pages, mettre debout l’ancienne Byzance, Babylone sous Nabuchodonosor, évoquer les dieux et les monstres, il composa en sa cervelle ces visions de données aussi exactes et d’aussi minutieux renseignements que ceux pour les chasses de Julien, et celles-ci que les notes par lesquelles il décrivait un bal chez un banquier ou une noce au village.
Cet art réaliste étayé de faits et d’où l’imagination est presqu’exclue, atteint, par là, selon le vœu d’une de ses lettres « à la majeste de la loi et à la précision de la science ». L’œuvre conçue comme l’intégration d’une série de notes prises au cours de la vie ou dans des livres, n’ayanten somme de l’auteur que le choix entre ces faits et la recherche de certaines formes verbales, possède l’inpassible froideur d’une constation et ne décèle des passions de son auteur que de rares accès. Elle est, comme un livre de science, un recueil d’observations ou, comme un livre d’histoire, un recueil de traditions, bien _ différente de tous les romans d’idéalistes que composent une série d’effusions au public à propos de motifs ordinaires ou de faits clairsemés. Masqué par une esthétique qui consiste à montrer de la vie une image et non pas une impression, l’écrivain garde en lui ses opinions et ses haines, ne fournissant qu’à l’analyse de légers mais suffisants indices.
Pessimisme : Il est manifeste pour quiconque conserve l’arrière-goût de ses lectures, que les romans de Flaubert tendent à donner de la vie un sentiment d’amère dérision. Sur la stupidité et la méchanceté de certains êtres, sur l’inconsciente grossièreté d’autres, sur l’injustice ironique de la destinée, sur l’inutilité de tout effort, la muette et formidable insouciance des lois naturelles, Flaubert ne tarit pas en dissimulés sarcasmes. Certans personnages, Homais, mieux encore le formidable Regimbart de l’Éducation, exposent toute la platitude humaine, folâtre ou grognonne, en des individuations si complètes qu’elles peuvent être érigées en types. D’autres, pris, ◀semble-t▶-il, avec une particulière conscience, au plein milieu de l’humanité courante, Charles Bovary, cet être essentiellement médiocre et chez qui une bonté molle ajoute à l’insupportable pesanteur morale, — Jacques Arnoux, plus canaille et plus réjoui, mais non moins irresponsable, béat, et odieux, traduisent tout ce que le type humain social de la moyenne contient de lourde bassesse et de haïssable laisser-aller. Et ces êtres qui présentent à la vie la carapace de leur stupidité, rubiconds et point méchants, oppriment, grâce à d’obcènes accoup-plements, ces admirables femmes, Mme Bovary, supérieure par la volonté, Mme Arnoux supérieure par les sentiments, qui, avilies ou contenues, subissent le long martyre d’une vie de tous côtés cruellement fermée. Qu’elles se débattent, l’une entre une tourbe de niais et avide de trouver une âme assonante à la sienne, elle prostitue son corps et ses cris à de bas goujas et meurt abandonnée de tous par le fier refus de l’indulgence de celui qui la fit lafemme d’un imbécile ; que l’autre, plus intimement malheureuse, froissée sans cesse par le choquant contact d’un rustre, renonçant en un pudique et sage pressentiment, à l’amour probablement chétif d’un jeune homme « de toutes les faiblesses », insultée par les filles, haïe de son enfant, et finissant en une hautaine indulgence par faire à son mari l’aumône de soins délicats, — toutes deux mesurent l’amertume de la vie, hostile aux nobles, et paient la peine de n’être pas telles que ceux qui les coudoient. Et la vie passe sur elles ; de petits incidents ont lieu : la bêtise d’une république succède à la niaiserie d’une royauté ; quelques années de vie de province s’écoulent en vides propos et minces occurences ; des entreprises sont tentées auprès d’elles, réussissent ou échouent sans qu’il leur importe, et dans ce plat chemin qui les conduit et tous à une formidable halte, elles ne sentent intensément que le malheur de songer à leur sort. Car Flaubert interdit de troubler la tristesse du rêve par l’excitation de l’acte. Dans ce curieux livre, Bouvard et Pécuchet, qui est comme la nécrologie de toutes les occupations humaines, il s’attache à montrer comment tout effort peut aboutir à quelque échec, et accumulant les insuccès après les tentatives, il proscrit le délassement de toute entreprise. Et si dégoûté de l’action, l’on tente le refuge de la spéculation, voici qu’un autre livre barre le chemin. La Tentation de saint Antoine dresse, en une éblouissante procession, la liste formidable de toutes les erreurs humaines, tire le néant des évolutions religieuses, entrechoque les hérésies, compare les philosophies et, finalement, quand d’élimination en élimination on touche à l’agnosticisme panthéiste des modernes, montre l’humanité recommençant le cycle des prières dès que le soleil se lève et l’aclion la réclame.
Cet effrayant tableau de la vie qui, après en avoir décrit les duretés réelles, évalue à l’inanité de consolations, tracé avec une impassibilité qui le corobore, par une méthode strictement réaliste où des faits ruinent les illusions, n’est point tout entier aussi rigoureusement hautain. Il ◀semble▶ qu’à la fin de sa vie, le pessimisme de Flaubert se soit pénétré de douceur. Dans les deux premiers des Trois Contes, dont l’un, Un cœur simple, décrit l’humble vie de sacrifices d’une servante, et l’autre, la Légende de saint Julien l’hospitalier raconte la dure destinée d’un innocent parricide, l’écrivain paraît compatir aux maux qu’il montre, et peut-être est-il juste de croire qu’aux abords de la veillesse, Flaubert a senti qu’il ne convenait pas de séparer la cause des grands de celle des petits, qui, victimes autant que bourreaux, prennent sans doute leur part des souffrances qu’ils contribuent à aigrir.
- — La beauté : De quelque façon qu’il envisageât la vie, compatissant ou sardonique, Flaubert la détestait. « Peindre des bourgeois modernes écrit-il, me pue étrangement au nez ». Aussi quitte-t-il, sans cesse, la réalité que l’acuité de ses sens et les besoins de son esprit le forçaient sans cesse aussi à apercevoir, et s’essaie-t-il à se créer un monde plus enthousiasmant, en abstrayant et en résumant du vrai ses élément épars d’énergie et de beauté sensuelle. Soit par l’harmonie de phrases supérieures à leur sens, soit dans la grandeur d’âmes douloureusement séparées du commun, soit dans l’évocation d’époque mortes et sublimées dans son esprit en leur seule splendeur et leur seule horreur, il sut s’éloigner de ce qui existe imparfaitement.
Sans cesse, dans les plus vulgaires pages, la beauté de l’expression conçue en termes nets, simplement liés, ◀semble▶ proférer une note lyrique plus haute que les choses dites. La phrase s’ébranla décrit son orbe et s’arrête, avec la force précise d’un rouage de machine, et sans plus de souci, ◀semble-t▶-il, de la besogne à accomplir. Qu’il s’agisse de rendre la strophe que prononce Apollonius de Thyane, suspendu immaculé sur l’abîme, ou les simples incidents du séjour d’une provinciale dans un Trouville-préhistorique, les mots se déroulent parfois avec la même grandiloquence, et bondissent au même essor. L’enfant niais et veule qui fut Charles Bovary, se trouve par le hasard d’une période doué d’une forte existence de ‘vagabond des champs et finit par commettre des actes dits en termes héroïques ! « Il suivait les laboureurs et chassait à coups de mottes de terre les corbeaux qui s’envolaient. » Et même Homais, l’homme au bonnet grec, dans une colère pédante contre son apprenti, en vient à être désigné par une réflexion ainsi conçue : « Car, il se trouvait dans une de ces crises où l’âme entière montre indistinctement ce qu’elle renferme, comme l’Océan qui dans les tempêtes s’entrouve depuis les fucus de son rivage jusqu’au sable de ses abîmes. »
D’autres échappatoires sont plus légitimes et moins caractéristiques. Flaubert use le premier du procédé naturaliste qui consiste à compenser la médiocrité des âmes analysées par la beauté des descriptions où l’auteur, intervenant tout à coup, prête à ses plus piètres créatures des sens de nerveux artistes. Félicité, la simple bonne de Mme Aubain, porte au catéchisme où elle accompagne la fille de sa maîtresse, une sensibilité délicate et tactile, jusqu’à de pareilles élévations :
« Elle avait peine à imaginer sa personne ; il n’était pas seulement oiseau mais encore un feu et d’autres fois un souffle, c’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit, au bord des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l’église. »
En s’accoutumant à rendre le dialogue en style indirect, Flaubert se débarrasse encore, de la nécessité des modernistes, forcés de hacher leur phrase à la mesure de paroles lâchées. Enfin placé devant les scènes où le mènent ses romans, Flaubert quitte tout à coup l’exacte réalité et s’abandonne à l’admiration du spectacle. Les Çhamp-Elysées dans L’Éducation, le jardin d’un café-concert, où à un certain instant, dans les bosquets, « le souffle du vent ressemblait’au bruit des ondes », le bal chez Rosanette, la forêt de Fontainebleau, présentent d’admirables pages. Dans Madame Bovary, le séjour, au château de la Vaubyessard, avec ses minuties d’élégance, la forêt où l’héroïne consomme son premier adultère, le tableau de l’agonie et de l’Extrême-Onction, jettent des éclats entre le restant d’ombre.
Enfin Flaubert satisfait son amour de l’énergie et de la beauté en concevant les admirables femmes de ses romans, pâles, noires, fines et tristes, Mme Bovary et Mme Arnoux. Dès qu’il parle de l’une d’elles, son style s’adoucit, chatoie et chante. Il doue Mme Bovary de toute la séduction d’une âme acérée dans un corps souple, élancé et blanc. Les fantasmagories de son imagination insatisfaite, les sourds élans de son âme vers des bonheurs plus profonds, les gouttes de joie qu’elle parvient à exprimer de la sécheresse de sa vie, culminent en cette scène d’amour où l’ineffable est presque dit :
« La lune toute ronde et couleur de pourpre se levait à ras de terre au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers qui la cachaient de place en place comme un rideau noir, troué. Puis elle parut éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclarait, et alors se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache qui faisait une infinité d’étoiles ; et cette lueur d’argent ◀semblait▶ s’y tordre jusqu’au fond, à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait à quelque monstreux candélabre d’où
ruisselaient tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages, Emma, les yeux demi-clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas trop, perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse, comme la rivière qui coulait, avec autant de noblesse qu’en apportait le parfum des syringas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier. »
Et cette passion déçue, la cruelle corruption de Mmc Bovary, la flamme intense de ses prunelles et le pli hardi de sa lèvre, son existence dehasard, le coupde folie de sa luxure, et enfin pourchassée, outragée, et rageuse, cette agonie par laquelle elle s’acquitte de toutes ses hontes, quelle violente évasion, en toutes ces scènes, hors le banal de la vie !
Mme Arnoux est plus idéalement belle encore. Avec ses lisses bandeaux noirs sur sa douce face mate, une fleur rouge dans les cheveux, lente, surprise et pure, elle inspire à Flaubert ses plus charmantes pages. Son apparition dans le salon de la rue de Choiseul, avec son « air de bonté délicate » ; puis à la campagne où Frédéric échange avec elle les premiers mots intimes, plus tard la scène d’intérieur où il la trouva instruisant ses enfants : « ses petites mains ◀semblaient▶ faites pour répandre des umônes puis essuyer des pleurs, et sa voix un peu sourde naturellement avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise » la visite qui lui est rendue dans une fabrique, et cette conversation où la beauté : s’élève au mystère et à l’auguste :
« Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, Mme Arnoux sans bouger restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l’ombre.
« Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir ; il n’osa.
« Il était empêché d’ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe se confondant avec les ténèbres lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable… »
- — Une rencontre dans la rue, le revirement mystérieux où elle s’avoue « en une, désertion immense » aimer Frédéric, puis l’entrevue capitale dans le magasin de porcelaine de son mari et les lèvres de son amant touchant ses magnifiques paupières enfin ce centre de tout le livre, l’idylle d’Auteuil, et les longue visites souffreteuses :
« Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l’escalier, et des cîmes d’arbre jaunies par l’automne se mamelonnaient devant eux, jusqu’au bord du ciel pâle, ou bien ils allaient au bout de l’avenue dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi et ils restaient là, causant d’eux-mêmes, des autres, de n’importe quoi, avec un ravissement pareil. Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient, depuis le plafond jusque sur les dalles, comme les cordes d’une lyre. Des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s’amusait à les fendre, avec la main Frédéric la saisissait doucement ; et il contemplait l’entrefac de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses ongles. Chacun de ses doigts était pour lui plus qu’une chose, presqu’une personne… Il l’appelait Marie, adorant ce nom là fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase et qui ◀semblait▶ contenir des nuages d’encens, des penchées de roses. » D’aussi, belles pages marquent encore la sensualité contenue de ces deux êtres mûrs pour l’amour, et exacerbant leurs nerfs malades ; la promesse de son corps accordée et ce sacrifice empêché par la maladie de son fils tandis que dehors l’émeute se déchaîne puis la séparation des deux amants, jusqu’à cette scène effroyablement aigüe où Frédéric, se trouvant un soir chez elle pâle et en larmes, est emmené par sa maîtresse, tandis que les rires délirants de Mme Arnoux sonnent dans l’escalier, et en trouent l’ombre ; la ruine de cette femme, cette chose intime et presque obscène, la vente de ses effets : enfin cette suprême et dure entrevue, où éclairée tout à coup par la lampe, elle montre à son amant vieilli, et travaillé de concupiscences, la froideur pure sur ses doux yeux noirs, de ses cheveux désormais blancs, dont, déroulés, elle taille une mèche, « brutalement à la racine »…
Par ce type de femme de la grâce la plus haute, Flaubert se compensait de toutes les brutes que son souci de la vérité le forçait à peindre. Mais le prodige qu’il lui fallait accomplir pour imposer au réel ce reflet de beauté, le visible effort avec lequel ses phrases plus grandes s’élèvent au-dessus des paragraphes qu’elles ornent, l’âcre dégoût sans doute mêlé d’ironie, de devoir ensuite se remettre à noter en mots impassibles les turpitudes d’une foule déniais, tout le supplice volontaire d’un artiste s’astreignant à une besogne vengeresse mais répugnante, faisaient se détourner Flaubert avec joie du roman, écrire après Madame Bovary, l’épopée de Salammbô, refaire après l’Éducation ce poème mi-didactique, mi-fantastique, la Tentation, et préluder par la Légende et Hérodias à son entreprise la plus abêtissante de toutes, Bouvard et Pécuchet.
L’on entre par ces livres épiques dans la région de la pure beauté. La phrase non plus réduite à une élégante armature dans laquelle s’enchâssent n’importe quels mots bas, ordonne des vocables sonores, colorés et beaux, les rythme en retentissantes cadences, développe de nobles visions, splendides, grandioses ou d’une haute horreur. Des hommes gigantesques et primitifs, à l’àme concise et puisant dans cette rétraction de leur être une formidable énergie, accomplissent ou subissent d’effroyables forfaits. Leurs actes se déploient, en étincelants décors où se fige la splendeur des ors, des porphyres, des pourpres, des airains, et que lavent parfois de larges ruiseaux de sang. Et parmi ces architectures, entre l’embrasement des catastrophes, sous les yeux droits et mâles, d’étranges femmes passent. Elles sont menues, graves, soumises, et comme dormantes. Tantôt sortant du temple, elles supplient, cambrées, au haut de leur palais, les astres qui tressaillent au frémissement de leurs lèvres ; tantôt elles prennent de leur corps anxieux de pureté, des soins inouïs, le macérant de parfums, l’enduisant d’onguents, le frôlant de soies, au point que la jouissance de leur lit promet une joie délictueuse et mortelle.
Sous les platanes, dans un jardin diapré de lis et de roses, les mercenaires célébrant leur festin ; la lente apparition de Salammbô descendue les apaiser, à la fois peureuse et divine, l’expédition nocturne de Mathô et Spendius dans le temple de Tanit, l’horreur de ces voûtes et le charme du passage du chef par la chambre alanguie où Salammbô dort entre la délicatesse des choses ; le retour d’Hamilcar, son recueillement dans la maison du Suffète-de-la-Mer ; Salammbô partant racheter de son corps le voile de la déesse, son accoutrement d’idole et ses râles mesurés, quand le chef des barbares rompt la chaînette de ses pieds ; puis le siège énorme de Carthage, la foule des peuplades accourues, l’écrasement des cadavres, l’horreur des blessures, et sur ce carnage rouge, l’implacable resplendissement de Moloch ; l’agonie de toute une ville, puis par un revers l’agonie de toute une armée, les dernières batailles, et, entre celles-ci, l’entrevue si curieusement mièvre et grave, où Salammbô voilée et parlant à peine reçoit le prince son fiancé en un jardin peu fleuri que passent des biches traînant à leurs sabots pointus, des plumes de paons éparses ; enfin le supplice de Mathô et les joies nuptiales, mêlant des chocs de verres et des odeurs de mets au déchirement d’un homme par un peuple, jusqu’à ce qu’aux yeux de Salammbô défaillante en l’agitation secrète de ses sens, Schahabarim arraché au supplicié son cœur et le tende tout rouge au rouge soleil, final tonnant dans lequel se mêlent le beau, l’horrible, le mystérieux et l’effréné en un suprême éclat.
Et il est dans la Tentation de plus belles scènes encore et de plus magnifiques paroles. L’étrange et bas palais de Constantin précède le festin farouche de Nabuchodonosor ; l’apparition de la reine de Saba galante et vieillote en son charme de chèvre ; dans le temple des hérésiarques la beauté flétrie, monacale et livide des femmes montanistes, le culte horrible des ophites, conduisent à l’évocation d’Apollonius de Thyane qu’un charme maintient suspendu sur l’abîme, planant et montant en sa noble robe de thaumaturge ; le défilé des théogonies et sur la frise qu’a formée le pullulement des dieux brahmaniques, le Bouddha apparaissant assis, la tète ceinte d’un halo et sa large main levée ; le catafalque des adonisiennes, Aphrodite, puis l’immortel dialogue de la luxure et de la mort où les mots sont tantôt liquides de beauté, tantôt lourds de tristesse ; et ces dernières pages où tous les monstres se dégagent et se confondent en un protoplasme ’ qui est la vie même quelle grandiose suite d’épisodes, dont chacun figure une plus charmante ou rayonnante ou tragique beauté. Et que l’on joigne à ces grandes œuvres certaines pages de l’Hérodias, les imprécations de Jeochanann, la scène gracieuse où Salomé, nue et cachée par un rideau, étend dans la chambre du tétrarque son bras ramant l’air pour saisir une tunique ; enfin cette Légende de saint Julien qui contient les plus divines pages en prose de ce siècle, la vie pure et fière du château, les combats et les hasards de Julien fuyant son destin de parricide, les lieux luxurieux où il se marie, son crime, sa rigueur, sa transfiguration finale certes pas même chez les grands poètes de ce temps et d’autres on ne trouve un pareil ensemble de scènes aussi purement belles et hautes flattant l’oreille, les sens, l’esprit et toute l’âme, au point que certaines pages entrent par les yeux comme une caresse, se délayant dans tout le corps, et le font frissonner d’aise comme une brise et comme une onde. Par ces dernières œuvres, Flaubert restera l’artiste, de ces temps qui sut assembler les mille éléments épars de beauté matérielle et sensible, en de plus ravissants ensembles.
Le mystère, le symbolisme : Cet artiste explicite et précis qui excelle à montrer la beauté sans voile par des phrases qui l’expriment toute, sait aussi, dans des occasions plus rares mais marquantes, susciter la délicieuse émotion qui résulte de la réticence, de la prétérition du mystère suggéré, sait avec un art profond et charmant s’arrêter au bord des images et des pensées auxquelles la parole est trop pesante. Certaines émotions à peine senties des entrevues dernières de Mme Arnoux et de Frédéric, sont voilées sous des mots à demi-révélateurs et discrets qui ne laissent entrevoir les complications intimes d’âmes tristement généreuses, qu’à quelques initiés. Et l’émoi mystique de la prêtresse phénicienne s’efforçant sous les symboles des dieux et les mythes des théogonies de saisir l’essence de l’être et la signification de ses sourdes ardeurs, puis Hamilcar dans le silence diurne de la maison du Suffète-de-la-Mer, se prosternant sur le sol gazé de sable, et adorant silencieusement les Abaddirs, sous la lumière « effrayante et pacifique » du soleil, qui passe étrange par les feuilles de laitier noir des baies d’autres scènes ou lunaires ou souterraines, sont décrites en phrases obscures, distantes, qui parlent à certains esprits une langue comme oubliée mais comprise, et suscitant dans les limbes de l’âme des émotions muettes. La Tentation de saint Antoine à son début, les voix qui susurrent aux oreilles de l’ascète des phrases insidieuses de crépuscule, les images qui passent sous ses yeux, continues et disconnexes, ont l’illogisme du rêve et l’appréhension de l’inconnu ; les visions se suivent et se lient imprévues ; des communions subites ont lieu :
« Elle sanglotte, la tête appuyée contre une colonne, les cheveux pendants, le corps affaissé dans une longue simarre brune.
« Puis ils se trouvent l’un près de l’autre loin de la foule et un silence, un apaisement extraordinaire s’est fait, comme dans le bois quand le vent s’arrête et que les feuilles tout à coup ne remuent plus. »
« Cette femme est très belle, flétrie pourtant et d’une pâleur de sépulcre. Ils se regardent, et leurs yeux s’envoient comme un flot de pensées, mille choses anciennes, confuses et profondes… »
D’autres scènes, l’apparition d’Hélène Ennoia, le culte des Ophites, se passent en demi-ténèbres, et apparaissent vagues et passagères comme des songes, persuasives comme des hallucinations. Que l’on se rappelle encore les chasses fantastiques de Julien, et surtout cette expédition où, quittant le lit nuptial, il parcourt une forêt enchantée dont les bêtes indestructibles le frôlent, et d’autres, qu’il abat, s’émiettent pourries dans ses mains puis l’immense horreur des lieux glacés, dont l’hostilité expie son crime involontaire ; Flaubert paraîtra posséder le sens des choses à peine perçues, des sentiments naissants et balbutiants, que le mot, clair exposant de l’idée précise, peut rendre seulement par la suggestion, de mystérieuses analogies ou d’indirects symboles.
Le symbolisme des discours de Schahabarim et des hymnes de Salammbô est au fond de l’œuvre de Flaubert. Détestant la réalité de toute la haine d’un idéaliste qui se trouve contraint de la voir, il s’est enfui du monde moderne en un monde antique embelli ; et non content de cette évasion vers le splendide, il a sans cesse tendu et parfois réussi à échapper radicalement au réel, en substituant aux individus les types, à un récit de faits particuliers, un récit de faits allégoriques.
Comme M. de Maupassant le dit dans sa préface aux lettres de Flaubert à George Sand, même les romans, Madame Bovary, l’Éducation, bien que réalistes, pleins d’actes et de lieux précis, ont pour personnages principaux des êtres-si parfaitement choisis entre une foule de similaires, qu’ils représentent une classe, ou une espèce plutôt qu’un individu. Madame Bovary est par certains côtés la femme, et Homais reste comme l’exemple grotesque de toute une catégorie sociale.
Dans l’Education, plus réaliste par le milieu et par le faire, les jeunes gens Moreau, Deslauriers, Martinon, sont les types l’un d’une énergie trop tourmentée, l’autre d’une faiblesse minée de folles et vaines aspirations, le troisième de la grossièreté heureuse et finaude, interprétation que confirme la portée générale du titre de toute l’œuvre. Passant sur Salammbô dont le sens est simplement d’être belle, dans la Tentation une fantaisie plus libre permet une histoire plus significative.
Dans ce livre, qui est l’œuvre suprême du style, des procédés fragmentaires, de la science historique, de l’amour du beau, de la philosophie de Flaubert, celui-ci a signifié toutes les passions, les cultes et les spéculations de l’humanité. L’ascète est l’homme privé et assiégé de satisfactions charnelles ; les amorosités faciles de la reine de Saba le sollicitent ; la magie, de celle des brahmanes à celle des Alexandrins tentent sa soif de pouvoir ; il passe, n’adhérant définitivement à aucune, par toutes les religions et les hérésies ; la méthaphysique lui propose ses antinomies irrésolues, et il hésite de désespoir, à s’abîmer dans la luxure ou à s’anéantir dans la mort ; mais sa curiosité le fait encore balancer entre le mystère du sphinx et les fables de la chimère qui l’entraîne à travers les mythes et les ébauches de la création, à l’intuition de ces germes de vie qui la contiennent toute ; il l’adore pour se relever et se remettre par la prière dans le cycle des cultes, quand le soleil le rappelle de la spéculation nocturne à l’action diurne.
Dans ce livre, dans Bouvard et Pécuchet qui en est l’analogue, plus ironique et moins profond, Flaubert tente par une synthèse générale, en dehors de toute intrigue et de toute psychologie, de représenter l’histoire du développement de l’esprit humain, de son insatiable inquiétude, sans cesse assaillie de solutions, de systèmes, de révélations qu’il adopte, qu’il subit et qu’il abandonne en une révolution que le scepticisme de l’écrivain le portait à concevoir circulaire. Que l’on prenne le niais anachorète de la Thébaïde ou les deux bonshommes de Chavignolles, ces êtres bornés, crédules, dociles et étonnés sont bien les représentants de la dupe qu’il y a en tout homme. L’impérissable myope, toujours zélé de croire les images confuses et partielles qu’il aperçoit, alternant toute affirmation d’une autre, adhérant à la vérité actuelle et oubliant constamment que l’ancienne fut vérité aussi, protégé par ces continuels mirages contre la glaçante notion de l’inconnaissable dans la science et de l’inutile dans les actes, parvient à vivre presque tranquille et presque heureux, en une existence de rêve et de paix.
C’est dans cette idée narquoise et amère, qu’est le fond de la philosophie de Flaubert, la morale de ses romans et la signification de ses poèmes. Dans la Tentation il s’est élevé à l’intuition pure de cette idée spéculative et la propose aux regards avec la moindre somme d’éléments connexes, mais non sans que ceux-ci interviennent. La suite des visions n’est pas clairement symbolique ; chacune d’elles est non de fantaisie, mais extraite de livres et condense en quelques lignes tout un ordre de renseignements positifs ; enfin elles sont choisies aussi pour leur beauté et leur mystère ; à tel point que l’on peut tour à tour considérer la Tentation soit comme un poème didactique, soit comme un tableau des époques antiques jusqu’au bas-empire, soit comme un admirable et précieux ballet où se mêlent la fantaisie et les magnificences.
En cette œuvre se reflète toute l’âme de Flaubert, cet esprit contradictoire et déchiré, que le réel sollicitait et repoussait, que la beauté attirait mais qui ne parvint à l’imaginer qu’antique et documentaire, qui sentit la séduction du mystère et fut le plus explicite des stylistes, qui conçut la synthèse du particulier dans le général et cependant disséqua des âmes particulières, écrivit en phrases analytiques et discrètes, et s’abstint de toute généralisation. Dans ces alliances adverses, dans ces idéaux contradictoires, ◀semble▶ résider le génie, l’originalité, le caractère, l’indice psychologique particulier de Flaubert, qui n’eut dans toute sa carrière, que cette chose chez lui primordiale et terme commun, le style.
III.
Les causes
Résumé des faits : — Après avoir fait l’analyse du vocabulaire, de la syntaxe, de la métrique, de la composition de Flaubert, nous avons énuméré ses procédés de description et de psychologie qui se réduisent à ceux du réalisme, — les caractères généraux de son art, qui sont la concision, la contention, et, résultat saillant général, le statisme. Les impressions principales que nous parurent produire les œuvres ainsi édifiées, furent la vérité, la beauté, le mystère, le symbolisme, effets que coordonne en série un pessimisme violent ou ironique. Il faut ajouter à ses renseignements isotériques sur Flaubert ceux que fournissent la connaissance de sa méthode de travailla lenteur et la difficulté de sa rédaction, son effort constant, une fois le plan général arrêté et les notes recueillies, pour achever chaque phrase, chaque paragraphe, chaque page avant de passer à la suite.
Ces données mettent en présence deux séries de faits contradictoires ; d’une part, l’amour des mots précis, des phrases autonomes et statiques, des descriptions exactes, de la psychologie analytique, l’abondance des faits dans la contexture de l’œuvre, le recours constant à l’observation et à l’érudition, l’impression de vérité que donnent les livres de Flaubert ; d’autre part, son excellence à rendre la beauté pure, le mystère, le général, sa haine et sa souffrance du réel, ses échappées vers le roman historique et vers l’allégorie, la splendeur de son style, l’harmonie de ses périodes, la magnificence diffuse ou précise de ses mots. Les Souvenirs de M. Maxime Ducamp attestent la perpétuelle oscillation de Flaubert entre le roman réaliste et des œuvres plus idéales. Enfin certains passages de ses lettres indiquent à la fois l’une et l’autre de ces tendances, la conscience qu’eut Flaubert de leur coexistence, et la solution probable de cet antagonisme.
Voici qui montre son obséquiosité et son impersonnalité devant la nature :
« Je me suis mal exprimé en vous disant qu’il ne fallait pas écrire avec son cœur ; j’ai voulu dire, ne pas mettre sa personnalité en scène. Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel. Il faut par un effort d’esprit se transporter dans les personnages et non les attirera soi. (Lettres de Flaubert, à George Sand, éd. Charpentier, p. 41.)
« Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde sans risquer de passer plus tard pour un imbécile ? Cela est un rudé problème. Il me ◀semble▶ que le mieux est de les peindre tout bonnement, ces choses qui nous exaspèrent ; disséquer est une vengeance (Ib., p. 47.)
« Je me borne donc à exposer les choses telles qu’elles m’apparaissent, à exprimer ce qui me ◀semble▶ le vrai. Tant pis pour les conséquences ; riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus, je n’admets rien de tout cela. Je ne veux avoir ni amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quant à de la sympathie, c’est différent : jamais on en a assez… Est-ce qu’il n’est pas temps de faire entrer la justice dans l’art ? » (76, p. 283.)
Voici pour la tendance contraire : « Peindre des bourgeois modernes et français, me pue au nez étrangement (ib. p. 41). Ceux que je vois souvent et que vous désignez, recherchent tout ce que je méprise et s’inquiètent médiocrement de ce qui me tourmente. Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par dessus tout la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. » (Ib. p. 274.)
Ce passage-ci constate la contradiction de ses penchants : « Je suis comme M. Prudhomme qui trouve que la plus belle église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, ètc. J’ai des idéaux contradictoires ; de là embarras, arrêt, impuissance. » (Ib., p. 72.)
Et voici qui met sur la voie de la cause de cette opposition : « Je ne sais plus comment il faut s’y prendre pour écrire, et j’arrive à exprimer ’la centième partie de mes idées après des tâtonnements infinis. » (76, p. 17.) Ce souci de la beauté extérieure que vous me reprochez est pour moi une méthode. Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux ; à force de chercher, je trouve l’expression juste qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse. » (Ib.p. 279.) Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers, quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans ? » (Ib p. 283.)
Analyses des faits ; causes. — Ces derniers passages sont extrêmement significatifs ; ils ◀semblent▶ indiquer en Flaubert le sentiment qu’entre ses idées et la phrase particulière dont il veut les revêtir une lutte existe, dans laquelle la forme l’emporte sur le fond et exclut celles des pensées qu’elle ne peut figurer. Que l’on rapproche de cette réflexion, le désacord fréquent noté plus haut entre l’expression et l’exprimé, notamment dans les réalistes où les mots sont sans cesse au-dessus des choses ; enfin que l’on tienne compte de ce fait extraordinaire que Flaubert à écrit les œuvres les plus diverses avec le même style, que sa Lettre à la municipalité de Rouen est conçue comme le discours de Hanon dans le temple de Moloch, qfle Frédéric Moreau parle de Mme Arnoux comme saint Antoine d’Ammonaria ; il paraîtra évident qu’en Flaubert, au-dessus de la division fondamentale de son esprit également sollicité par le beau et par le réel, une tendance supérieure et unique existait, celle d’assembler en une certaine forme de phrase, certaines catégories de mots.
Cette aptitude et ce penchant verbaux sont permanents, antécédents, fondamentaux. Car dans les caractères mêmes de la syntaxe et du vocabulaire de Flaubert, sont incluses les contradictions plus générales que développe son œuvre.
Son amour du mot précis et définitif c’est-à-dire tel qu’il enserrât une catégorie bornée d’images et celle-ci seulement dut diriger son esprit à l’intuition des choses individuelles, l’éloi-gner de toute généralisation abstraite.
Son amour des beaux mots c’est-à-dire tels qu’ils soient sonores, ou éveillent dans l’esprit des images exaltantes le détermina à sentir et à vouloir exprimer le grandiose, le magnifique, l’harmonieux, à qualifier en termes enthousiastes des choses en soi minimes ; par ces mots, il échappe encore à l’abstraction, et évite de plus la sécheresse de l’analyse psychologique qu’il transpose en éclatantes descriptions. Le conflit entre cette tendance verbale et la précédente détermine son pessimisme ; le triomphe de cette tendance sur la précédente, un symbolisme.
Son amour des mots indéfinis c’est-à-dire tels qu’ils provoquent dans l’esprit non une image, mais la sourde tendance à en former une et le vif sentiment d’effort et d’élation qui accompagne toute tendance intellectuelle confuse le porta aux sujets où il pouvait le satisfaire, aux époques lointaines et vagues, aux mouvements intimes de l’âme féminine, aux scènes lunaires et aux théogonies mortes. Enfin sa façon de joindre ces sortes de mots déterminèrent les autres caractères de son art.
Sa tendance à écrire en phrases statiques, c’est-à-dire qui soient complètes, explicites et indépendantes du contexte lui imposa la nécessité d’enclore un fait ou plusieurs en chaque période. Par là le nombre de ces faits dut être énormément multiplié. S’abstenant de toute répétition, de tout développement, il lui fallut des actes, des choses, des détails ; il dut être en roman moderne un réaliste, et en roman historique, l’érudit qu’i, fut. La difficulté de bien faire cette sorte de phrase, la peine qu’elle lui donnait proscrivant toute prolixité, le fit condenser ses descriptions et ses analyses, en leurs points les plus significatifs, rendit son style tendu et stable. L’énorme tension intellectuelle qu’exigeait cette sorte de phrase, le fit concentrer en elle, en sa facture et en sa disposition rhythmique, la plupart de ses forces, et le rendit moins attentif à la composition générale. Enfin, les rares passages de passion et de poésie pure qui éclatent çà et là dans son œuvre et que la forme statique ne saurait expliquer, procèdent de son autre type de phrase, le périodique, que nous avons vu alterner avec son style habituel.
Cette réduction de tout un développement intellectuel, en l’ascendant de quelques formes verbales, la contradiclion entre les facultés d’un esprit expliqué, par la contradiction entre les diverses parties d’un système de style, c’est, dans l’investigation du mécanisme intellectuel de Flaubert, passer de la psychologie à la théorie du langage. En fonction de cette science, il existait dans l’intelligence de Flaubert d’une part une série de données des sens et une sérié de mots qui s’accordaient avec elles et les exprimaient naturellement ; de l’autre, une série de formes verbales acquises, et développées, auxquelles correspondaient non des données sensorielles, mais de simples prolongements idéaux et qui tendaient pourtant comme les autres vocables, à être articulées.
Quand l’œil de Flaubert était braqué sur la réalité, les détails importants des choses et des hommes fidèlement enregistrés trouvaient dans le vocabulaire de l’écrivain une série de mots exactement adaptés, qui les rendaient d’une façon précise et du premier coup, en phrases telles que chacune enveloppant l’idée à exprimer, entière, il ne fût nul besoin d’y revenir. C’est ce que nous avons appelé le style statique précis, et il n’y a là rien d’anormal, mais simplement la perfection du langage usuel. Quand Flaubert dit à la première phrase de Madame Bovary : « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra suivi d’un nouveau, habillé en bourgeois, et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre, … » il dit simplement, en le moins de mots nécessaires, et en des mots simplement justes, un fait dont son imagination contenait l’image. Et cette sobre exactitude est la moitié de son art et de son style.
Mais une autre faculté existait dans son esprit, et provoquait d’autres désirs. Par une cause inconnue, probablement en partie par suite de lectures exclusivement romantiques, Flaubert possédait un grand nombre de mots beaux, harmonieux, vagues, exprimant de la réalité certaines abstractions faites pour plaire plus que les choses, aux sens et à l’esprit humains. Il s’était empli l’oreille de cadences sonores, l’intelligence d’images démesurées, d’adjectifs exaltés et amples, de rutilantes visions verbales. Or nul ne peut emmagasiner en soi une aptitude qui ne se transforme en désir et en acte. Cette force de son intelligence purement vocabulaire, et à laquelle ses sens restés normaux et actifs n’apportaient qu’un contingent d’images ou défectueuses, ou hostiles, jamais animatrices ne pouvant s’employer à la description de la réalité, ou la faussant quand elle s’y adonnait, le contraignit, par une échappatoire et par un compromis ; à faire un livre d’archéologie, où tous les faits sont exacts, mais où tous les faits ne se trouvent pas, et sont choisis de façon à fournir au plus magnifique style de ce temps, la faculté de se librement déployer. Dans Salammbô, dans la Tentation, dans deux des Trois contes c’est le verbe, le nombre de la période, l’éclat et le mystère des images, qui sont primitifs, et non les incidents ou les scènes évidemment choisis de façon à donner lieu à d’admirables phrases.
Cet art, où les mots précèdent et déterminent obscurément les idées, est anormal. Car il est l’excès et le contraire même de la faculté du langage. Le mot, qui, selon les linguistes allemands (Steinthal, Geiger), est à l’idée ce que le cri est à l’émotion, ne peut constituer l’antécédent de l’idée, que lorsque le langage, énormément développé par des génies verbaux de premier ordre, devient quelque chose que l’on apprend, que l’on emmagasine, et non un mince bagage traditionnel, qu’il faut utiliser et augmenter selon ses besoins. Or que l’on se rappelle que Flaubert vécut au déclin du romantisme, qu’il put absorber et absorba en effet l’énorme vocabulaire du plus grand génie verbal de tous les temps, qu’il admira Hugo avec la ferveur d’un disciple et d’un semblable2. Evidemment, l’esprit surchagé par ces
acquisitions, il ne put se borner à étudier et à décrire la vie moderne pour laquelle le vocabulaire lyrique du grand poète n’est point fait, est trop riche et reste en partie sans emploi. Il lui fallut Carthage, les hymnes à Tanit, les lions crucifiés, les temples, le désert, le siège, les somptuosités barbares d’une époque, que, lointaine, il put se figurer grandiose. Et ce besoin le poursuivit toute sa vie, l’arrachant sans cesse au roman moderne qui ne représentait de ses facultés que quelques-unes, se satisfaisant, s’irritant de nouveau, et croissant sans cesse, de son noviciat artistique à sa mort.
Comme toute tendance anormale, cette phrasiomanie de Flaubert portait en elle des menaces de destruction. Se bornant de plus en plus à élaborer réitérément la sorte de période qui l’enthousiasmait, frappant perpétuellement comme un balancier la même médaille, et la jetant d’un mouvement continu à côté de celle précédemment issue du coin, Flaubert perdit le sentiment et la faculté de la liaison, associa en livres presque diffus de lâches chapitres, et ne sut maintenir la cohésion et le mouvement de sa pensée au-delà de brefs paragraphes. Cette disposition latente, contenue, réduite encore à une faible intensité et coercible par d’autres, constitue visiblement la première phase de l’incohérence des maniaques, et n’en diffère que quantitativement, comme se distinguent toujours les fonctions anormales chez les « géniaux », de celles chez leurs congénères névropathes. Que l’on compare en effet ce passage d’une lettre d’un aliéné, citée par Morel, Traité des maladies mentales (p. 430) :
« Lorsque le choléra a éclaté, j’avais une bosse froide dans le cerveau ; le miasme cholérique est très irritant, j’ai eu par conséquent le choléra cérébral. Étant à l’asile, j’ai eu l’intelligence de ce qui m’est arrivé. Mes accès antérieurs ont eu lieu par violations exercées sur ma personne ; mais le bras de Dieu s’est appesanti d’une manière effrayante sur ceux qui ne sont pas revenus à lui… etc. »
Que l’on fasse abstraction de l’absurdité des idées et que l’on considère seulement la brièveté et la rondeur des phrases, leur suite incohérente ou faiblement liée, toute l’allure mesurée et cadensée de ce petit morceau ; il ◀semblera▶ incontestable aux personnes qui ne répugnent pas par préjugé à l’assimilation d’un fou et d’un homme de génie, que certains passages de Flaubert sont l’analogue lointain et cependant exact de cette littérature d’asile. Que l’incohérence résulte d’une concentration volontaire puis habituelle de l’effort d’exprimer successivement en une forme difficile chacune des pensées qui le traversent, ou qu’elle provienne chez l’aliéné — comme cela est probable d’une irrégularité de la circulation sanguine cérébrale, semblable à celle qui produit la fantaisie des rêves en d’autres termes que ce soit l’attention3 ou la maladie qui abaissent l’activité commune de l’encéphale, au profit de ses parties, le résultat est physiologiquement et psychologiquement le même. L’incohérence faible de Flaubert, terme extrême de celle de tous les artistes qui « font le morceau » est l’antécédente de celle du rêve, qui précède celle du délire, et celle des maniaques. Entre tous ces dérangements, il n’est de contraste que ceux de l’intensité et de la permanence.
Généralisation sur les causes : L’on remarquera que cette altération du langage qui produisit chez Flaubert de si belles et maladives fleurs, est analogue si l’on abstrait de ses développements ultimes, à celle qui cause chez tout un groupe d’écrivains nommés par excellence les « artistes », ce qu’on appelle encore par excellence, le « style ». On sait qu’entre lettrés ces termes ne sont appliqués qu’à des prosateurs et des poètes postérieurs au romantisme, et à aucun des étrangers. Si l’on note le caractère commun de « l’écriture artiste » chez des gens aussi dissemblables que les de Goncourt, Baudelaire, Leconte de l’Isle, Th. de Banville, Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam, Cladel, on remarquera que tous affectionnent une forme de phrase et une série de mots qui demeurent identiques à travers les sujets divers qu’ils traitent ; en d’autres termes, tous poursuivent deux buts, et non un seul en écrivant : exprimer leur idée construire des phrases d’un certain type ; en d’autres termes encore tous sont doués d’un certain nombre de formes verbales et syntactiques, dans lesquelles ils s’emploient avec une extraordinaire adresse à rendre les idées qui s’associent ou qui pénètrent dans leur esprit. Les uns n’ont que la somme de pensées que produit la richesse même de leurs mots. Nous avons montré que Victor Hugo est l’exemple de ce type. Les autres parviennent à un accord parfait entre leurs idées et leur vocabulaire ; tels Villiers et Baudelaire. D’autres enfin, et ce sont les plus artistes des artistes, réussissent par des miracles d’adresse à exprimer une énorme portion de réalité, des idées absolument adventices et variées, en une langue toujours la même et qui joint une beauté propre au rendu de la vérité ; les de Goncourt et M. Huysmans sont de ceux-ci, Flaubert en fut aussi dans ses romans.
Mais cet artifice ne suffit ni aux uns, ni à l’autre. Que M. de Goncourt se plut à laisser libre carrière à son style en une œuvre spéciale et suprême, LaFaustin ! Flaubert aussi, et plus complètement, s’échappa résolument à plusieurs reprises hors des sujets qui violentaient sort style ; il satisfit pleinement ses besoins esthétiques, son amour du beau et de l’indéfini, créant la Salammbô et la Tentation, sans plus se souvenir que Paris existait et que le xixe siècle devait être dépeint.
Flaubert : Cependant le siècle le tentait, le heurtait, et le blessait. Le pessimisme que provoquait en lui la nostalgie du beau et la vue d’êtres et d’objets sans noblesse, se compliquait de celui qui affecte tous les artistes, l’acuité » pour ressentir la souffrance que cause l’excès général et délicat de la sensibilité, le pessimisme sociologique, « l’indignation » à propos de tout que donne aux grandes intelligences la vue de la bêtise se passant d’eux pour se mal conduire, la lassitude qu’implique chez l’artiste moderne sa vie d’être inutile, spolié de tout, intérêt humain4. Il vécut ainsi douloureusement au déclin de sa vie, ce grand homme, haut de taille, portant sur ses lourdes épaules, une grosse face rubiconde, bénigne et naïve, que coupait une moustache blanche de vieux troupier, que dominait le vaste ovale d’un front rouge, sur des yeux bleus, « dont la pupille, dit M. de Maupassant, toute petite, ◀semblait▶ un grain noir toujours mobile. » Et cet homme à la carrure de cuirassier, qui ◀semblait▶ fait, avec sa mine bonasse de reître, pour courir les aventures, enlever les bataillons à la charge, se tanner le cuir sous des soleils incendiés ou de glaciales bruines, passa sa vie dominé par on ne sait quelle infime modification vasculaire de son encéphale comme un mince artisan, fabriquant, dans l’ombre de la chambre, des objets infiniment délicats. Il ploya sa longue stature à la mesure des fauteuils, sédentaire, sortant à peine, crispant ses gros doigts gourds sur le fétu d’une plume ; et la tête courbée, le sang au front, les yeux injectés, il pesa des syllabes, accoupla des assonances, équilibra des rhythmes, dégagea le mot juste de ses similaires, lia des vocables par d’indissolubles relations ; il peina, geignit et souffla à mettre en une forme à laquelle il requérait des qualités compliquées et rares, de précises images de réalité ou de grands rêves de beauté, qui, s’efforçant de prendre forme, subjuguèrent à cette tâche toute l’intelligence et tout le corps de cet énorme et vigoureux et lourd tailleur de gemmes. Il peinait, il souffrait ; les minuties toujours mieux aperçues de son métier, bornaient de plus en plus son horizon intellectuel ; il souhaita des succès de livres, puis des succès de pages, puis des succès de phrases5 ; il sacrifia graduellement toute sa vie à sa passion ; il vécut dans le sourd malaise des phénomènes, qui logent en leurs corps une âme hétéroclite, jusqu’à ce que cette despotique activité cérébrale, après avoir imposé au corps, sans en être atteinte, une maladie nerveuse l’épilepsie transitoire6 de sa jeunesse ; et de sa vieillesse l’anéantit et le foudroyât au pied de sa table de travail par une dernière et délétère victoire d’un organe sur un organisme.
Le destin de Gustave Flaubert aurait pu être différent, mais non plus glorieux. Il lui appartient d’avoir introduit définitivement l’étude du réel et l’érudition dans la littérature, d’avoir écrit les plus beaux livres de prose qui soient en français ; il lui est dû encore d’avoir fait resplendir un certain idéal de beauté énergique et fière, d’avoir produit en la Tentation de saint Antoine le plus beau poème allégorique qui soit après le Faust.