Rêves et réalités, par Mme M. B. (Blanchecotte), ouvrière et poète61.
La poésie n’est pas morte ; elle ne sommeille même pas. Je crois remarquer que depuis quelque temps il y a un retour plus vif et des tentatives, confuses encore, mais qui témoignent d’un désir et d’une espérance de nouvelle veine. Il est vrai que voilà bien des années déjà qu’il ne s’est point produit d’œuvre poétique qui ait appelé à un haut degré l’attention du grand public et qui lui ait fait saluer une jeune gloire. On dirait que le fleuve, en continuant de couler, traverse des plaines assez ingrates et monotones sans rencontrer un site bien mémorable ou l’une de ces cités qui immortalisent. Mais qui sait ? d’ici à demain peut-être, ce cours un peu vague peut se resserrer, se creuser avec profondeur, entrer dans quelque vallée verdoyante et sonore, réfléchir des bords plus hardis, des scènes plus animées, donner enfin le mouvement et la vie à un paysage que chacun voudra connaître et visiter. En un mot, ce n’est pas la matière de la poésie qui manque, ce n’est pas le sentiment poétique ; c’est plutôt la forme et le glorieux accident.
En attendant, les poètes sont à l’œuvre, et le labeur, ni l’inspiration ne cessent pas. C’est ainsi qu’en ouvrant le volume que j’annonce aujourd’hui, j’ai reconnu, dès les premiers vers, un poète et une âme, une âme douloureusement harmonieuse. On sent que ce n’est point une fiction ni une gentillesse que ce titre d’ouvrière qui se joint aux initiales de l’auteur. Une condition pénible, accablante, tient bien réellement à la gêne une intelligence qui souffre, un talent qui veut prendre l’essor. Il y a même dans ce volume quelques cris trop déchirants pour être confiés à l’art et qui font mal à entendre ; mais l’auteur qui, tout en les laissant échapper par moments, sait qu’il ne faut pas tout dire, et qu’il y a la pudeur de la muse et celle de la femme, a d’ordinaire exhalé ses émotions et ses larmes par un détour et à travers un léger voile qui les laisse arriver sincères encore, mais non pas trop amères ni dévorantes. Dans une suite de petits tableaux et poèmes intitulés Blanche, Jobbie, Maria, Henriette, Lucy, etc., son imagination s’est créé comme des sœurs qu’elle transporte dans des situations diverses, qu’elle place même à plaisir dans des cadres assez brillants ; mais toujours et chez toutes la note fondamentale est le délaissement intime, la plaie secrète▶, la douleur. Sa Jobbie, par exemple, est une jolie et svelte Écossaise, qu’on dirait la sœur d’Ariel : on la croit légère, elle ne l’est pas ; on la croit une enfant, mais elle a vu passer le noble et beau seigneur, elle se l’est choisi tout bas, et lorsqu’il se marie à la fière Lucy, au sortir de cette noce à laquelle elle a assisté parée et comme riante, elle arrache les fleurs de sa tête, et cache sous ses mains sa pâleur de statue ; mais nul ne saura jamais son ◀secret▶ :
Oui, qu’on te croie heureuse, ô ma Jobbie ! et chante !Laisse rire toujours ta voix simple et touchante,Sauf à pleurer plus tard comme pleure le cœur.Il ne faut pas laisser lire notre douleurPar les indifférents dont le regard épieTout ce qui sert de proie à leur sarcasme impie :Si jeune, ô mon enfant, tu l’as compris déjà !C’est bien ! va te montrer éblouissante et folle :Femme, garde ton voile ; enfant, ton auréole.Chacun garde une larme au fond de son regard,Ou jeune fille ou femme, ou jeune homme ou vieillard ;Heureux quand cette larme est divine et sacréeComme le pur regret de ta vie ignorée !La rosée est si belle au matin sur les fleurs !Combien prendraient ta peine, enfant, contre les leurs !Chacun a vu passer quelque riant mensongeDont rien n’a pu voiler l’ineffaçable songe :Heureux quand la chimère a des ailes d’azurComme un nuage blanc flottant en un ciel pur !
Et l’Espagnole Conchita aussi, elle garde son ◀secret▶ et son mystère, mais elle porte et agite autrement que Jobbie l’orage intérieur ; elle semble avoir emprunté à l’antique Sapho sur son promontoire un éclair de sa flamme :
Conchita
« Et moi, je garde aussi mon mystère et mon voile.Grondez, mers ! tonnez, vents ! vous ne saurez plus rien :Je n’irai plus jeter à la vague, à l’étoile,La fascination des sombres harmoniesDes forêts et des flots, de la foudre et des vents,Qui faisait déborder en notes infiniesMon sein tumultueux, plein aussi d’ouragans ;Cet éblouissement ne me verra plus, folle,Révéler mon angoisse au monde indifférent,Qui nous raille ou nous rit d’un rire bénévole :Rien à l’homme jamais, tout à Dieu qui comprend !Rien, même de mes pleurs, à celui qui s’en joue,Qui m’a pris mon bonheur et ne me connaît plus !Je farderai ma voix comme on farde sa joue :Plus de soupirs jamais qui seraient entendus !Ma voix sera joyeuse, et joyeux mon sourire,Et joyeux mon regard, et joyeux mon maintien :Ceux qui lisaient mon mal ne le pourront plus lire ;On me trouvera gaie et ne regrettant rien.Comme on jette à la mer son bagage en silence,J’ai jeté dans mon sein, qui s’est fermé dessus,Mon fardeau tout entier, écroulement immense,Ma misère et mon deuil, et mes rêves déçus !…Si quelque sanglot sourd quelquefois le soulève,Mon sein, tombe profonde où gisent tant de morts,Je me sers de l’orgueil comme on se sert d’un glaive.Pour te vaincre, ô douleur, qui remonte et me mords.Mon front est-il courbé ? n’est-il pas fier et digne ?Si quelquefois il penche et paraît s’assombrir,Ah ! c’est contre moi-même alors que je m’indigne ;Il ne faut pas ployer, mais se taire et mourir…Au milieu des heureux je passerai rapide.Oh ! bien rapide ! afin qu’on ne regarde pasSi je me sens troublée auprès d’un front limpide,Et sombre auprès de cœurs qui se parlent tout bas.Si l’on voit dans mon œil quelque larme furtive,Si l’on sent dans ma voix quelqu’écho déchirant,Chantez, amis ! la barque aura touché la rive,L’angoisse aura brisé mon sein en le rouvrant.Mais tant que je serai forte, et que la jeunesseDébordera dans moi comme un fleuve orageux,Oh ! n’espérez jamais que ma plainte renaisse,Ô vous que j’invoquais, vents et mers, terre et cieux !Car moi, je garde aussi mon mystère et mon voile.Grondez, mers ! tonnez, vents ! vous ne saurez plus rien !Je n’irai plus jeter à la vague, à l’étoile,Les ◀secrets de mon cœur que vous sûtes trop bien. »— Ainsi chantait un jour, loin des rives natales.Une jeune Espagnole aux grands yeux pénétrants ;Et sa voix se mêlait à la voix des rafalesQu’on entendait mugir au-dessus des torrents…
Si j’osais conjecturer, je dirais que par toutes ces figures diverses qu’a évoquées autour d’elle l’imagination de l’ouvrière-poète, elle s’est plu à multiplier, comme dans un miroir légèrement enchanté, des images d’elle-même, et elle n’a changé que juste ce qu’il fallait pour pouvoir dire : Ce n’est pas moi ! C’est ainsi (autant que je l’imagine), que sa propre douleur trop morne et trop tristement monotone s’est transformée et colorée comme à travers un prisme en une variété de douleurs poétiques passionnées et touchantes. Mais la pièce intitulée Les Larmes n’a pu se déguiser, et elles ont jailli plus vite que la pensée, par une force involontaire :
Les larmes
Si vous donnez le calme après tant de secousses,Si vous couvrez d’oubli tant de maux dérobés,Si vous lavez ma plaie et si vous êtes douces,Ô mes larmes, tombez !Coulez ! coulez longtemps et sans mesurer l’heure ;Laissez dans le sommeil mes esprits absorbés ;La douleur est moins vive alors que l’âme pleure :Ô mes larmes, tombez !Mais si comme autrefois vous êtes meurtrières.Si vous rongez un cœur qui déjà brûle en soi,N’ajoutez pas au mal, respectez mes paupières :Ô larmes, laissez-moi !Oui, laissez-moi ! je sens ma peine plus cuisante,Vous avez évoqué tous mes rêves perdus :Pitié ! laissez mourir mon âme agonisante ;Larmes, ne tombez plus !
Quelques-unes des pièces de ce recueil sont ainsi d’un effet poignant. L’auteur, pour peu qu’il s’apaise un jour et qu’il rencontre les conditions d’existence et de développement dont il est digne, me paraît des plus capables de cultiver avec succès la poésie domestique et de peindre avec une douce émotion les scènes de la vie intime : car si Mme Blanchecotte (ce qui est, je crois, son nom) a de la Sapho par quelques-uns de ses cris, elle aurait encore plus volontiers dans sa richesse d’affections quelque chose de mistriss Felicia Hemans, et tout annonce chez elle l’abondance des sentiments naturels qui ne demandent qu’à s’épancher avec suite et mélodie. Au reste, ce ne sont pas des conseils ici que je viens lui adresser : j’ai voulu surtout donner avis au public qui aime la poésie, et lui dire : Il y a un poète dans ce volume, un poète à demi enchaîné ; aidez-le à prendre l’essor. — Béranger et M. de Lamartine, chacun de leur côté, et cette fois sans qu’on puisse y soupçonner de la complaisance, ont déjà donné à l’auteur ce brevet de poète : je ne fais qu’ajouter après eux mon apostille bien sincère.