(1762) Réflexions sur l’ode
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(1762) Réflexions sur l’ode

Suite des Réflexions sur la poésie, et sur l’ode en particulier

La pièce qui a mérité le prix, et les fragments que le public vient d’entendre de plusieurs autres, ont échappé avec honneur au naufrage d’environ soixante autres odes que l’académie a vu périr avec regret, sans pouvoir en sauver les débris. Jamais la poésie n’a été si rare à force d’être si commune, à prendre ce dernier mot dans tous les sens qu’il peut avoir. En tout genre de talents, le menu peuple est aujourd’hui très nombreux ; et malheureusement on ne peut pas dire des beaux-arts comme des États, que c’est le peuple qui en fait la force. Versificateur, homme de lettres, philosophe même, on se fait tout à peu de frais ; et on se plaint ensuite que ce qui a coûté si peu soit estimé ce qu’il vaut.

Les poètes, par exemple, ont ouï dire qu’on désirait aujourd’hui de la philosophie partout ; que le public n’entendait point raison sur ce sujet ; qu’il était las de mots, et voulait des choses. S’il ne tient qu’à cela, ont-ils dit, nous mettrons de la philosophie dans nos vers. Mais la philosophie qui fait le mérite du poète, n’est pas celle qu’il peut arracher par lambeaux dans quelques livres ; c’est celle qui fait sentir et penser, et qu’on trouve chez soi ou nulle part. Lucrèce en est un bel exemple. Quand est-il vraiment sublime ? Est-ce quand il détaille en vers faibles la faible philosophie de son temps, quand il se traîne languissamment sur les pas des autres ? C’est quand il pense et sent d’après lui-même, quand il est le peintre, et non l’écolier d’Épicure.

À force de crier partout philosophie, je crains que nos sages ne lui fassent tort. Pour être respectée il ne faut pas qu’elle se prostitue, encore moins qu’elle se laisse voir sous une forme désavantageuse. Si elle se trouve emprisonnée et mal à son aise dans des vers durs, faibles, ou prosaïques, ses ennemis, toujours empressés à la trouver en faute, s’écrieront avec satisfaction : Voilà à quoi s’expose le poète qui se fait philosophe. Ils devraient dire tout au plus : Voilà à quoi s’expose le philosophe qui n’a pas ce qu’il faut pour être poète ; ils devraient sentir et reconnaître, pour ne pas citer d’autres exemples, quel prix la philosophie ajoute à la versification brillante du plus célèbre de nos écrivains. Mais ces messieurs ne louent jamais que les morts, ou les vivants que la mort fait oublier.

Le philosophe de son côté, tout philosophe qu’on l’accuse d’être, reconnaîtra sans peine, que ce n’est pas assez, surtout en vers, de penser et de sentir ; l’expression en est l’âme indispensable, On la veut choisie, et pourtant naturelle ; harmonieuse, et pourtant facile. On impose au poète les lois les plus sévères ; et pour comble de rigueur, on lui défend de laisser voir ce qu’il lui en a coûté pour s’y soumettre. L’arrêt est dur sans doute ; il est aisé à ceux qui ne courent pas la carrière, de s’y montrer difficiles : mais il est encore plus aisé de ne la pas courir, si on n’en a pas la force. Un grand poète est un écrivain d’un ordre supérieur aux autres ; quand on a cette prétention, il est juste de la payer.

Encore celui-là même qui la remplit le mieux a-t-il besoin de quelque indulgence. Combien de fautes légères et comme imperceptibles, d’expressions qui ne sont pas tout à fait justes, de tours un peu contraints, de mots et quelquefois de vers de remplissage, qu’on est forcé de pardonner au poète ? Il n’en est aucun qu’on ne puisse prendre ici pour juge, pourvu qu’on lui donne à juger les vers d’autrui, et non pas les siens. Un poète est un homme qu’on oblige de marcher avec grâce les fers aux pieds ; il faut bien lui permettre de chanceler quelquefois légèrement. En sera-t-il pour cela moins digne d’admiration ? Point du tout. Et quel est l’écrivain qui, soit paresse, soit impuissance de mieux faire, ne se surprend pas lui-même mille fois en faute, ne se voit pas mille petites taches dont il se garde le secret, et qu’il espère dérober aux autres ? Si on était condamné en écrivant à se satisfaire pleinement soi-même, je ne sais si on écrirait une page en toute sa vie. Nous admirons avec raison l’Énéide, et Virgile voulait la brûler.

De tous les genres de petits poèmes, l’ode est le plus rempli d’écueils. On y veut de l’inspiration, et l’inspiration de commande est bien froide ; on y veut de l’élévation, et l’enflure est à côté du sublime ; on y veut de l’enthousiasme, et en même temps de la raison, c’est-à-dire, non pas tout à fait, mais à peu près les deux contraires.

Despréaux dans son art poétique a donné le précepte, et n’a pas donné l’exemple dans son ode sur Namur. La Motte a prétendu que ce qu’on appelle dans l’ode un beau désordre, est au contraire le chef-d’œuvre de la logique et de la raison ; le tout à l’avantage des odes didactiques qu’il a rimées. Chacun fait ainsi des règles d’après ce qu’il sent, ou plutôt d’après ce qu’il peut.

Mais pourquoi tant faire de règles ? Il en est dans les beaux-arts comme dans les sciences. Voulez-vous faire connaître une machine ? Ne vous amusez point à la décrire, on ne vous entendrait qu’imparfaitement ; montrez la machine même. Voulez-vous savoir ce que c’est que l’ode ? contentez-vous d’en lire de belles. Vous en trouverez de cette espèce (et ce sont peut-être les meilleures) ou il n’y a ni fureur poétique, ni invocation, ni que vois-je, ni que sens-je, ni prétendu beau désordre. Vous en verrez d’excellentes, chacune en leur genre, comme l’ode à la Fortune et l’ode à la Veuve, dont le caractère est absolument différent, quant aux idées, quant au style, quant à la nature même des stances et de la mesure ; et vous viendrez après cela nous tracer des règles. Les grands artistes en tout genre n’en ont guère connu qu’une ; c’est de n’être ni froids ni ennuyeux. Avec une oreille sensible et sonore, un choix heureux d’expressions, que le goût seul peut donner, et surtout des idées et de l’âme, on sera poète lyrique ; c’est bien assez de conditions, sans y ajouter encore la tyrannie de quelques lois arbitraires.

Laissons donc là les définitions, les dissertations, les législations de toute espèce ; et étudions les modèles. On se plaint que l’ode n’en fournit pas assez parmi nos poètes. Celui qu’on place avec justice au premier rang, est supérieur dans l’harmonie et dans le choix des mots : des juges, peut-être sévères, désireraient qu’il pensât davantage ; la partie du sentiment est chez lui encore plus faible. Aussi, quoiqu’on le cite quelquefois, on le loue encore plus qu’on ne le cite. Les vers qu’on retient avec facilité, qu’on se rappelle avec plaisir, sont ceux dont le mérite ne se borne pas à l’arrangement harmonieux des paroles. Un sentiment confus semble nous dire, qu’il ne faut pas mettre à exprimer les choses plus de peine et de soin qu’elles ne valent ; et que ce qui paraîtrait commun en prose, ne mérite pas l’appareil de la versification. Toute poésie, on en convient, perd à être traduite ; mais la plus belle peut-être est celle qui y perd le moins. Je ne sais si les poètes conviendront de cette proposition ; nais qu’elle soit vraie ou fausse, la plupart auraient trop d’intérêt à la nier pour n’être pas récusables.

Ce n’est pourtant pas que la poésie, et en particulier la poésie lyrique, ne puisse tirer un grand prix de la richesse et de l’harmonie des expressions. Les anciens surtout paraissent y avoir été fort sensibles. Horace parle de Pindare avec enthousiasme, et assurément il s’y connaissait ; cependant, si nous voulons être de bonne foi, nous avouerons que Pindare ne nous transporte pas d’admiration dans les traductions qu’on en a faites. Pourquoi donc a-t-il mérité tant d’éloges ? C’est sans doute parce qu’il portait au plus haut degré le mérite de l’expression et du nombre ; deux choses dont l’effet devait être très grand dans une langue riche et musicale comme celle des Grecs, mais dont le prix est fort affaibli pour nous dans une langue morte, que nous ne savons pas prononcer et que nous entendons mal.

Ce même Horace, le panégyriste de Pindare, et qui ne croit pas pouvoir l’égaler, nous plaît pourtant beaucoup plus ; parce qu’en effet il pense davantage, parce qu’il sent plus finement, parce qu’il est plus varié et plus naturel. Cependant croyons-nous encore avoir le tact juste sur les beautés d’expression qu’il renferme ? Qui nous répondra que tel vers qui nous enchante, ou tel autre qui nous laisse froids, ne fit pas sur les Romains un effet tout contraire ? Après cela amusons-nous à faire des odes latines. Je me souviens d’en avoir lu il y a quelques années de françaises, faites par un Italien de beaucoup d’esprit ; les idées en étaient nobles, la poésie facile, correcte, et pourtant mauvaise. Eh bien, me disais-je à moi-même, si le français était une langue morte, ces odes paraîtraient excellentes ; il serait impossible d’y apercevoir le faible de l’expression. C’est qu’en matière de langue, il est une infinité de nuances imperceptibles et fugitives, qui pour être démêlées ont besoin, si on peut parler de la sorte, du frottement continuel de l’usage ; c’est un effet qui doit être dans le commerce pour que la vraie valeur en soit connue. Qu’on me permette à cette occasion une réflexion qui tient à mon sujet. Si on vient un jour à ne plus parler la langue française, nos neveux mettront toujours La Fontaine au rang des grands poètes, parce qu’ils sauront le cas infini que nous en faisons, et que d’ailleurs nos neveux n’auraient garde de ne pas penser comme leurs ancêtres. Mais démêleront-ils les grâces de cet auteur inimitable, sa facilité, sa naïveté, les charmes de sa négligence même ? Il est permis d’en douter beaucoup ; une grande partie de leur admiration sera sur notre parole ; ils sentiront faiblement, et se récrieront au hasard.

Revenons à l’ode. Le public, soit lassitude, soit humeur, paraît aujourd’hui un peu dégoûté de ce genre ; il marque même ce dégoût assez fortement, pour que l’académie ait balancé, si en laissant aux poètes le choix du sujet, elle ne leur laisserait pas aussi celui de l’ode, du poème, ou de l’épître. Elle a considéré cependant, que si l’ode paraissait chanceler sur son trône, ce n’était pas à l’Académie Française à l’en précipiter ; et qu’elle devait tâcher au contraire de ranimer et d’encourager un genre, qui ne mérite pas de périr obscurément. Elle n’a pas eu lieu de s’en repentir ; et le public, par ce qu’il vient d’entendre et d’applaudir avec justice, peut juger des espérances et des ressources qui lui restent.

La faveur que l’ode semble avoir perdue, l’épître paraît l’avoir gagnée. Nos poètes d’ailleurs s’y trouvent plus à leur aise ; on passe des vers faibles dans une épître, on n’en passe point dans une ode. De plus l’ode a un air de prétention, et tout ce qui s’annonce avec cet air-là effarouche notre siècle, qui devrait pourtant traiter les prétentions avec quelque indulgence, car il en a de toutes les espèces. Quoi qu’il en soit, l’épître paraît plus faite pour réussir aujourd’hui ; elle se présente modestement et sans appareil ; la philosophie d’ailleurs, cette philosophie qui de gré ou de force s’introduit partout, croit y être plus à sa place, parce qu’elle s’y trouve plus libre, et plus maîtresse du ton qu’elle veut prendre. Horace semble nous plaire encore davantage par ses épîtres que par ses odes. Ce n’est pas qu’il n’y ait autant et peut-être plus de mérite dans ces dernières, plus de feu, plus de variété, plus d’harmonie, plus de difficulté vaincue ; mais le mérite des épîtres est plus à notre portée, et plus à notre usage ; il est moins attaché à la langue, il passe plus aisément dans la nôtre. Je suis bien éloigné, en hasardant ce parallèle, de prétendre affaiblir la juste admiration qu’on doit à ce poète, celui de tous les anciens qui a réuni au plus haut degré le plus de sortes d’esprit et de mérite, l’élévation et la finesse, le sentiment et la gaieté, la chaleur et l’agrément, la philosophie et le goût. Il nous apprend néanmoins qu’il eut des censeurs de son temps ; et sans doute ces censeurs eurent quelquefois raison ; croit-on que Zoïle même ne l’ait pas eu quelquefois contre Homère ? Mais les beautés supérieures d’un écrivain font oublier les critiques les plus justes ; et voilà par quelle raison, pour le dire en passant, les Aristarques et les Zoïles de l’antiquité ont également disparu ; perspective assez peu consolante pour leurs successeurs.

J’avouerai au reste, avec le même Horace, que si dans les jugements sur les anciens, quelque excès peut être permis, la liberté de penser paraît encore plus excusable que la superstition. Le temps des hérésies théologiques, si orageux et si humiliant tout à la fois pour l’espèce humaine, est heureusement passé ; celui des hérésies littéraires, moins dangereux et plus paisible, est peut-être venu : peut-être même, dans ces matières frivoles abandonnées à nos disputes, ce qui serait aujourd’hui hérésie scandaleuse sera-t-il un jour vérité respectable. Mais il faut pour cela que les novateurs en littérature évitent deux écueils où il leur arrive de tomber. Le premier est de prétendre surpasser les anciens en apercevant leurs fautes : il y a loin du goût qui analyse avec justesse, au génie qui produit avec chaleur ; le plus grand tort de La Motte n’est pas d’avoir critiqué l’Iliade, c’est d’en avoir fait une. La seconde chose que les littérateurs philosophes oublient quelquefois, c’est que la vérité, quand elle contredit l’opinion commune, ne saurait s’annoncer avec trop de réserve pour éviter d’être éconduite ; c’est déjà bien assez pour risquer d’être mal reçue, que d’être une vérité nouvelle. Les préjugés, de quelque espèce qu’ils puissent être, ne se détruisent point en les heurtant de front. Que le soleil vienne éclairer tout à coup les habitants d’une caverne obscure, qu’il darde impétueusement ses rayons dans leurs yeux non préparés, il ne fera que les aveugler pour jamais ; il fera pis encore ; il leur rendra pour jamais odieux l’éclat du jour, dont ils ne connaîtront que le mal qu’il leur aura causé. C’est en se montrant peu à peu que la lumière se fait sentir et aimer ; c’est en avançant par degrés insensibles, qu’elle en fait désirer une plus grande.