(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre I. Bernardin de Saint-Pierre »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre I. Bernardin de Saint-Pierre »

Chapitre I
Bernardin de Saint-Pierre

1. Caractère et philosophie : causes finales et sentimentalité philanthropique. Harmonies pittoresques et rapports de tons : Bernardin de Saint-Pierre coloriste. — 2. Paul et Virginie.

Par le goût littéraire, le xviiie  siècle est, ou se croit classique, continue, ou croit continuer le xviie siècle. Il s’en éloigne si bien, en réalité, qu’il aboutit à une révolution, et suscite le romantisme. Nous y avons déjà rencontré bien des choses qui étaient comme la préparation d’un avenir nouveau. Voici un écrivain qui semble se détacher tout à fait du passé. Bernardin de Saint-Pierre tient à Rousseau : mais il lui tient par tout ce qui séparait Rousseau de Voltaire et de l’école classique, par tout ce qui faisait de Rousseau l’ancêtre du romantisme. Bernardin de Saint-Pierre nous porte au point même où nous rencontrons Chateaubriand.

1. L’originalité de B. de Saint-Pierre

Ceux qui se figurent Bernardin de Saint-Pierre595 d’après ses oeuvres, se le représentent comme un suave bonhomme, au sourire angélique, à l’œil humide, les mains toujours ouvertes pour bénir : c’était un nerveux, inquiet, chagrin, pétri de fierté et d’amour-propre, ambitieux, aventureux, toujours mécontent du présent, et toujours ravi dans l’avenir qui le dégoûtait en se réalisant, un solliciteur aigre, que le bienfait n’a jamais satisfait, mais a souvent humilié, un égoïste sentimental, qui aimait la nature, les oiseaux, les fleurs, et qui a sacrifié à ses aises, à ses goûts, les vies entières des deux honnêtes et douces femmes qu’il épousa successivement : il accepta ces dévouements béatement, sereinement, comme choses dues, sans un mouvement de reconnaissance, sans même les apercevoir. Jamais caractère d’écrivain ne fut plus en contradiction avec son œuvre.

Et cependant cette œuvre s’explique par son caractère. La société le froisse : il se rejette vers la nature. Il la regarde et l’interprète selon le besoin de son cœur ; il y réalise son rêve d’ordre, d’harmonie, de bonté universelle, que la société avait trompé. Le malheur, c’est que le pauvre homme veut expliquer la nature sans être savant, et en se passant de la science. A chaque page des Études de la nature, son ineptie scientifique éclate : il n’y a que lui qui ù cette date puisse douter de la puissance des méthodes. Il n’y a que lui aussi qui puisse trouver des arguments en faveur du mouvement du soleil autour de la terre. Il est désolant de suffisance sentimentale, quand il rejette sans la comprendre la théorie du rendement de la terre vers l’équateur, et rend compte du flux et du reflux, ou du déluge, par la fonte des glaces polaires. Compagnon des dernières promenades de Rousseau, il répète les leçons de son maître comme un élève inintelligent. Cette haute doctrine de la Providence que Rousseau avait relevée, Bernardin de Saint-Pierre la compromet dans de ridicules applications, dans des raisonnements niais. Tout l’univers est une machine artistement montée par la Providence pour procurer le bien-être de l’homme : ce ne sont qu’harmonies, concerts, convenances, consonances, prévoyances, sans parler des compensations qui sont encore des convenances, et des contrastes qui sont des harmonies. Savez-vous pourquoi la Providence a mis les volcans au bord des mers ? « Si la nature n’avait allumé ces vastes fourneaux sur les rivages de l’Océan, ses eaux seraient couvertes d’huiles végétales et animales… La nature purge les eaux par les feux des volcans… Elle brûle sur les rivages les immondices de la mer. » Savez-vous pourquoi « la vache a quatre mamelles quoiqu’elle ne porte qu’un veau et bien rarement deux »? Non ? le voici : « Parce que ces deux mamelles superflues étaient destinées à être les nourrices du genre humain. » Vous doutiez-vous que « la nature oppose sur la mer l’écume blanche des flots à la couleur noire des rochers, pour annoncer de loin aux matelots le danger des écueils596 »? Ceci est exquis : « Les insectes qui attaquent nos personnes mêmes, quelque petits qu’ils soient, se distinguent par des oppositions tranchées de couleur avec celle des fonds où ils vivent ! » Louange au Seigneur qui fait vivre la puce noire sur la peau blanche, pour être plus aisément attrapée !

À Rousseau encore, Bernardin de Saint-Pierre a pris sa philosophie sociale, dont les effusions, mêlées sans cesse aux descriptions de la nature, font des Études un étonnant chaos. Mais là encore l’essentielle imbécillité de ce disciple apparaît : c’est un Rousseau affadi, radotant, affecté d’une sécrétion surabondante des glandes lacrymales. Pour lui, athées, riches, savants, ces trois termes se tiennent ; et c’est l’égoïsme des privilégiés qui a inventé les idées impies de force centripète on centrifuge. La clef de la méthode scientifique, c’est la maxime : faites fortune. Jamais la haine de l’inégalité sociale, du luxe, de l’aristocratie, l’amour de l’humanité, des humbles, de la simplicité, l’enthousiasme de la vertu n’ont revêtu des formes plus faussement, plus béatement, plus niaisement attendries : dès qu’on regarde la pensée de ce pauvre homme, hélas ! le mot niais est celui qui revient toujours à nos lèvres. Le malheureux ! il est responsable en grande partie du cours qu’a pris pendant vingt ou trente ans la religiosité excitée puissamment par Rousseau. C’est lui qui a créé les symboles de la religion philosophique, le culte laïque des grands hommes et des bons hommes, dont un Élysée national rassemblerait les cendres, les bustes, les monuments ; à côté des bienfaiteurs du genre humain, y seraient reçus le laborieux pêcheur et le charbonnier vertueux. C’est lui qui a placé au milieu d’une pelouse, dans une île, agréable, un temple en forme de rotonde, entouré de colonnes dédié à l’amour dit genre humain, et tout enguirlandé d’inscriptions morales597. Soyons juste pourtant : il a demandé des arbres sur nos boulevards, et de la musique pour les aliénés.

À travers l’incohérence et la puérilité des Études de la nature, on y découvre la matière d’un chef-d’œuvre, qui s’est fait : le Génie du christianisme. Lisez dans l’Étude onzième une page sur les migrations des animaux598 : vous verrez où Chateaubriand a pris la méthode et l’idée de son livre. Parcourez ces titres : du MerveilleuxPlaisir du mystère, — du Sentiment de la mélancoliePlaisir de la ruinePlaisir des tombeauxPlaisir de la solitude ; vous vous demanderez ce que Chateaubriand a trouvé599. Il n’a eu à trouver que l’idée très simple, l’idée de génie par laquelle la niaiserie philosophique est devenue efficace et profonde.

Bernardin de Saint-Pierre a encore ceci de commun avec Chateaubriand, que sa puissance de retenir et de renvoyer les images dépasse infiniment sa capacité de comprendre et de rendre les idées. Ce piteux philosophe est un grand peintre. Si on ne lit ses Études de la nature que pour y chercher de pures notations d’impressions sensibles, des images de sons, de couleurs, de mouvements, on sera souvent charmé. Il explique ridiculement la création : mais il a bien regardé les créatures. Et il nous habitue à les regarder. Prises comme enseignement d’art, ces études sont étonnantes par la justesse des indications qu’elles donnent sur les formes que l’univers offre pour matière à l’artiste. Ses descriptions ont cette précision serrée des détails qui en révèle l’origine : elles s’appuient sur une sensation première, qui se réveille sans être affaiblie ni déformée. Il a dans l’oreille les forêts agitées par les vents, dans l’œil les nuages colorés des tropiques. Ses tempêtes600 sont d’un rendu étonnant : tel sifflement du vent, tel craquement du mât, tel aspect, telle hauteur, telle écume des vagues, telles formations ou fuites de nuages, telle rougeur ou noirceur du ciel, tout est relevé, évalué, déterminé. Le bonhomme a disparu, avec son optimisme, son humanité et sa Providence : il n’y a plus qu’un artiste en face de la nature.

Sans y penser il nous achemine vers une révolution du langage : car il lui faut des mots propres, des mots techniques, les seuls équivalents à ses sensations et significatifs de leurs objets601. Il n’hésitera pas à nommer les convolvulus, les scolopendres, les champignons, les francolins, les oies sauvages, les palétuviers, les cocotiers, les calebassiers, les êtres les plus humbles et les plus vulgaires, les plus étranges et les plus inconnus du inonde végétal et du monde minéral. Aux épithètes littéraires qui qualifient, il substituera l’épithète pittoresque qui montre : il nous fait voir l’ouara rouge et noir au milieu du « feuillage glauque des palétuviers », le savia jaune et gris perché sur le poivrier aux fleurs ternes, dont il mange les graines602. La langue des couleurs est très riche chez lui : il ne nous donne pas simplement du rouge, comme la plupart des écrivains avaient fait avant lui ; mais il a toute une gamme de rouges : incarnat, ponceau, carmin, pourpre, vermillon, corail. Il a plusieurs jaunes aussi : jaune soufre, jaune citron, jaune d’œuf, orangé, safran, or, etc. Lisez le chapitre des couleurs 603  : il y décrit des positions et des rapports de tons dans un lever ou un coucher de soleil, des colorations de nuages, blanc sur blanc, ombres sur ombres, avec une exactitude qu’envierait un peintre. J.-J. Rousseau voyait le ciel bleu, comme tout le monde : Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé du vert, même « sur l’horizon de Paris », par une « belle soirée de l’été ».

Voilà les vraies découvertes qu’il a faites, et pour lesquelles la littérature lui est redevable. Du sentiment de la nature introduit par Rousseau, il nous fait passer à la sensation de la nature, à la pure sensation sans mélange d’idées ni même de sentiment. De la poésie il nous mène à la peinture, et il tente une hardie transposition d’art : il rend avec les moyens de la littérature, avec des mots, des effets qui semblaient exiger la couleur.

2. Paul et Virginie

L’œuvre la plus populaire de Bernardin de Saint-Pierre est Paul et Virginie. C’est la même puérilité de philosophie que dans les Études de la nature, avec une psychologie étonnamment courte. Deux enfants s’aiment ingénument depuis leur naissance. Ignorants et pauvres, loin de toute civilisation, sans contact avec la société, affranchis des usages tyranniques, des préjugés corrupteurs, des faux besoins, des vaines curiosités, ils sont heureux et vertueux. La société les sépare : Virginie est appelée en France par une parente riche, donc égoïste. Notre monde effraie, dégoûte sa pauvre âme : elle revient, et meurt dans un naufrage, sous les yeux de Paul. Paul et les deux mères meurent bientôt. Nul enjolivement, pas d’esprit, pas d’intrigue, pas de peinture de mœurs. Une promenade de Paul et Virginie, une averse torrentielle, la crise du départ, la tempête où se perd le Saint-Géran : voilà les événements et les ressorts de l’émotion.

Le cadre est séduisant : c’est la nature des tropiques avec sa richesse éclatante et ses étranges violences. Deux ou trois paysages de l’île Bourbon, deux ou trois états du ciel : rien de plus, et cela suffit. Pas de rhétorique, mais un impressionisme sincère et puissant. Des mots propres, inouïs, bizarres, palmistes, tatamaques, papayers, dressent devant les imaginations françaises toute une nature insoupçonnée et saisissante. A peine quelques fausses notes que la sentimentalité philosophique du temps ne remarquait pas : « les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur ». Ailleurs « ces paisibles enfants de la nature » sont des singes qui se balancent dans les hauts cocotiers. Rousseau nous montrait Montmorency, la Savoie, la Suisse : une nature connue et familière. Ici, nous sommes dépaysés ; et l’étrangeté de ce monde exotique a une force particulière pour exciter en nous le sentiment des beautés naturelles.

L’effet de ce petit roman fut immense en 1787. Les beaux esprits avaient bâillé quand l’auteur l’avait lu chez Mme Necker : ils ne comprenaient pas qu’ils étaient dépassés. Sur le monde malade d’un abus d’esprit, lassé de la vie la plus artificielle qui fut jamais, disposé déjà par Jean-Jacques à goûter le sentiment plus que la pensée, cette églogue rafraîchissante tomba. L’innocence naïve, la nature sauvage, cela reposait du raffinement extrême des idées et des mœurs ; cela remplissait le vide secret, consolait le profond ennui des cœurs.

Nous en rabattons un peu aujourd’hui. L’églogue paraît mince et fade. Il ne faut pas comparer ce couple de Paul et Virginie aux amoureux de Dante ou de Shakespeare, à Paolo et Francesca, à Roméo et Juliette. Cependant Bernardin de Saint-Pierre a créé deux types, qui vivent : ce n’est pas peu sans doute. Ce ne sont pas deux caractères, ce sont deux noms, quelques sentiments élémentaires, simples, larges, plus rêvés qu’observés, quelques attitudes gracieuses ou touchantes ; c’est un doux et triste songe d’amour pur, par lequel l’humanité se repose des réalités rudes. Paul et Virginie sont d’irréelles et suaves figures de poème ; un sentiment élégiaque et lyrique les a créées. Ils sont de la famille des êtres que créeront Chateaubriand, Byron et Lamartine. Mais ils sont tout détachés de l’auteur qui les a formés, indépendants aujourd’hui de sa certaine personnalité, élevés à l’infinie réceptivité des légendaires symboles. Et enfin, grande nouveauté, ils sont très sensiblement conçus selon un idéal précis de beauté formelle : nous verrons bientôt d’où cette influence féconde a soufflé.

Voilà comment Bernardin de Saint-Pierre a puissamment contribué chez nous au renouvellement de la littérature. L’insignifiance de l’idée fait ressortir plus fortement l’impression poétique ou pittoresque. Avec une philosophie moins niaise, il représenterait moins bien un moment décisif de l’évolution du goût en France.