Souvenirs militaires et intimes du général vicomte de Pelleport, publiés par son fils51.
Tout homme qui a assisté à de grandes choses est apte à faire des mémoires, mais à une condition, c’est qu’il ne les fasse que sur ce qu’il a vu, vu de ses propres yeux, observé de particulier et de précis, laissant à d’autres plus ambitieux ou mieux doués la prétention ou la gloire des tableaux, des histoires et descriptions générales. Qu’il dise ce qu’il sait, rien que ce qu’il sait, et ne fasse pas l’Histoire de mon temps. De cette sorte, et si l’on s’en tenait à cette règle, la connaissance des faits irait s’accroissant en réalité ; on entendrait successivement bien des témoins, mais des témoins toujours utiles ; on ne recommencerait pas sans cesse d’éternels récits qui n’ont de prix que chez les narrateurs vraiment originaux et compétents, en attendant qu’ils aient rencontré l’artiste définitif et suprême. C’est ce mérite de la particularité et d’une sincérité parfaite que j’ai trouvé dans les deux volumes que je viens de lire, et qui me les a rendus intéressants après tant d’autres qui se sont publiés et qui se publieront encore sur cette grande époque de l’Empire.
Le général Pelleport, mort à Bordeaux le 15 décembre 1855, avait pensé, quinze ans auparavant et dans la retraite au sein de sa famille, à retracer la suite de ses services militaires et civiques, et notamment à donner l’historique de la 18e demi-brigade, devenue le 18e régiment, dans laquelle, entré comme simple soldat, il avait gagné tous ses grades jusqu’à celui de colonel. Le fond de ces volumes, et ce qui en fait le sujet principal, est donc l’histoire d’un régiment ; le général duc de Fezensac avait déjà fait avec succès pareille chose pour le sien. Il ne faut pas demander au récit du général Pelleport, son ami et son collègue comme colonel pendant la retraite de Russie, et qui, comme lui, eut l’honneur d’être à l’extrême arrière-garde de l’arrière-garde, il ne faut pas lui demander, dirai-je tout d’abord, les mêmes qualités de correction, d’élégance, et d’un pathétique par moments presque virgilien ; mais la vérité, la candeur, un ton de sûreté et de probité dans les moindres circonstances, le scrupule, la crainte de trop dire jointe à une bravoure si entière et si intrépide, un bon sens pratique et des jugements à peine exprimés qui comptent d’autant plus qu’ils ne portent jamais que sur ce que le narrateur a su par lui-même, tout cela compense bien pour le lecteur ce qui est inachevé littérairement, et nous dessine dans l’esprit une figure de plus d’un bien digne et bien estimable guerrier.
Je n’ai certes pas la prétention d’embrasser et de dénombrer les différentes formes sous lesquelles peut se présenter le génie guerrier, la vertu guerrière. Il en est deux pourtant dont les types nous sont connus et familiers et se personnifient dans des noms qui s’expliquent d’eux-mêmes. Je parlais, il y a quelque temps, de Villars. Qui n’a salué en lui toute une race de vaillants, et la plus aisée à reconnaître, brave, glorieuse, évidemment née pour la guerre, avide des occasions, impatiente de les faire naître, toujours en avant, en dehors, confiante, brillante, la plus prompte au danger, mais ardente aussi à l’honneur et à la récompense ? Une autre race de guerriers, que personnifie le nom de Catinat, ou, si l’on veut, de Vauban, est celle des militaires qui joignent aux qualités de leur profession des mérites presque contradictoires de penseurs, de philosophes, de raisonneurs ; ils jugent, ils ont des idées politiques, des vertus civiles ; une capacité de plus les complète, mais parfois aussi les complique ; ils y perdent un peu en relief s’ils y gagnent en profondeur. La réflexion les marque au front et leur ôte de ce qui caractérise avant tout les premiers, je veux dire l’éclair et l’entraînement. À côté de ces deux familles de guerriers, dont je n’indique que la physionomie la plus générale, il en est une autre bien essentielle et qui, dans cette grande communauté de l’armée, constitue peut-être la partie la plus solide, et, si l’on osait dire, la plus consistante : ce sont ces hommes, non pas glorieux, mais modestes, sensés mais sans être philosophes ni raisonneurs, s’abstenant de toute politique, qui ont le culte de l’honneur, du devoir, de la règle, toujours prêts à servir, à combattre, ne demandant rien, contents et presque étonnés lorsque leur vient la récompense, inviolablement fidèles au drapeau et au serment. Quel nom de chef trouver pour personnifier ces races pures dont le propre est précisément de se sacrifier, de s’effacer, de se tenir au second rang partout, hormis quand on est au feu, et de n’avoir rien d’éclatant ? Le nom de Drouot52, par exemple, peut en donner la meilleure idée. C’est à cette race, avant tout honnête, intègre, scrupuleuse autant qu’intrépide, qu’appartient le général Pelleport, dont les Souvenirs nous occupent en ce moment.
Né à Montrejeau dans la Haute-Garonne, en 1773, d’une bonne famille bourgeoise à mœurs patriarcales, il avait dix-neuf ans, avait fait ses études au collège de Tarbes, et était destiné par ses parents à l’état ecclésiastique, lorsque, la société changeant subitement de face, la levée en masse le saisit. Le décret du 23 août 1793 l’appela aux frontières avec trois de ses frères. Entré comme soldat dans la compagnie de son canton, il va à Toulouse où se formait un bataillon provisoire ; ce bataillon, armé de piques, est dirigé sur la frontière d’Espagne. Le vieux général Dagobert y commande et essaye, à force d’activité, de suppléer à l’inexpérience des nouvelles recrues. À la première affaire d’avant-garde qui s’engage de nuit dans les montagnes, les colonnes françaises, par un malentendu, tirent les unes sur les autres ; il s’ensuit une confusion extrême :
Dans cette échauffourée, le bataillon rompit ses rangs aux premiers sifflements des balles ; je restai à ma place comme un soldat russe : c’était quelque chose pour un début. Le chef de bataillon, qui parlait de tout comme un livre imprimé, disparut et ne rentra que le lendemain. Cette affaire me rassura un peu contre la peur dont j’étais tourmenté depuis qu’on m’avait fait soldat.
Le général Dagobert est forcé de renoncer pour le moment à l’offensive. Dans la retraite du lendemain, le bataillon où sert Pelleport tenait la tête de la colonne et pressait un peu trop le pas :
Son allure vive et animée semblait indiquer de l’empressement à s’éloigner des tirailleurs espagnols, dont les balles tombaient dans nos rangs. À cette occasion, le général Dagobert nous dit qu’il fallait prendre le pas ordinaire en montrant le dos à l’ennemi, et le pas de charge en lui présentant sa poitrine y. Cette leçon, donnée par une autorité que personne ne pouvait contester, était parfaitement appropriée à notre intelligence militaire.
Tout cela est dit assez finement et très sensément. Pelleport ne cherche pas à se donner dans son récit un enthousiasme qu’il n’a pas. Lui et ses compagnons sont jeunes, dit-il, peu soucieux de l’avenir. Personnellement il n’était pas ennemi de la Révolution, mais il en sentait les horreurs ou les ridicules, il en répudiait les crimes, et à propos de l’attentat du 21 janvier, il s’attache à constater les sentiments de réprobation générale que cet événement fit éclater dans tout le Midi, au sein des familles honnêtes, qui ne demandaient à la Révolution que l’égalité politique et la réforme de graves abus :
Si cette réflexion, dit-il, passe un jour ou l’autre sous les yeux de quelques ardents, ils ne voudront peut-être pas croire que tel était l’état des esprits à cette époque. Ils se tromperont ; ce que je rapporte est très vrai : les gens honnêtes, les bons citoyens gémirent, en 1793, d’être forcés d’assister aux luttes de ces hommes de sang, qui, en nous déshonorant aux yeux des nations civilisées, finirent par mettre le comble à leurs forfaits en assassinant un prince vertueux, qui ne pouvait être accusé que d’une seule chose, de ne pas savoir défendre sa couronne, et de n’avoir pas assez de tête pour présider à la réforme d’un passé gros d’abus et de haines.
Dans les différents régimes qu’il a traversés et sous lesquels il a servi la France, n’étant pas de ceux qui se croient appelés à gouverner ou à corriger l’État, Pelleport s’est constamment appuyé à la partie honnête et sensée de chaque régime.
Le 8e bataillon, dans lequel Pelleport demande bientôt son incorporation, n’est pas beaucoup plus aguerri que le précédent, mais cette éducation militaire se fait peu à peu. Dugommier, nommé général en chef, s’applique à réorganiser l’armée ; la seconde campagne (1794) s’ouvre par de beaux faits d’armes du vieux Dagobert, qui meurt au milieu des troupes « dont il a guidé l’inexpérience avec un dévouement patriotique ». À la manière dont il parle de la mort de ce général et de sa tombe « pareille à celle du pauvre », on voit poindre chez Pelleport un sentiment qui se développera de plus en plus, le respect et presque la piété pour les chefs qui l’ont bien mené dans la carrière. C’est ainsi que parlant plus tard du général de division Legrand sous lequel il a servi et dont il estime les sérieux▶ talents, joints à la bienveillance pour ses inférieurs : « C’est avec vénération, dit-il, que je vais, lorsque je suis à Paris, visiter sa tombe au Panthéon. Jamais militaire ne reçut un honneur plus mérité. »
Pelleport n’était pas de ceux qui sont nés irrésistiblement soldats, il le devient ; il aurait pu être autre chose. Mais, homme de devoir, il contracte vite la religion de son noble métier. Ces natures d’hommes sont le contraire des natures légères. Ce n’est pas en leur présence qu’on pourrait faire la question de M. Royer-Collard qui demandait ce qu’était devenu le respect. Eux, ils l’éprouvent, ils le conservent, et en retour ils l’inspirent.
Les nominations, dans ces premiers temps, se faisaient par l’élection. C’est ainsi que Pelleport fut élu successivement caporal, sergent et sous-lieutenant ; c’est le grade qu’il avait dès l’hiver de 1793-1794.
Après la paix signée avec l’Espagne (juillet 1795), le 8e bataillon se met en marche pour rejoindre l’armée d’Italie. En traversant le midi de la France, il y rencontre la réaction dans tout son feu :
Les terroristes et les thermidoriens se disputaient le pouvoir ; les royalistes, malgré la paix de Bâle et les désastres de Quiberon, conservaient leurs espérances ; chaque parti se plaignait de l’armée parce qu’elle restait étrangère aux passions et aux intérêts de tous ; elle commençait à jouer son rôle : elle restait froide au milieu de ce brouhaha politique.
Dans les villes où il passe, à Montpellier, à Nîmes, Pelleport est des plus mal accueillis par les bourgeois pour qui il a un billet de logement. À Nîmes, repoussé tout net par les gens aisés qui le mettent à la porte, il allait être réduit à passer la nuit à la mairie sur un lit de camp, lorsqu’une bonne femme, dont le fils unique était à l’armée, le retira chez elle :
Nous étions, dit-il, aussi pauvres l’un que l’autre ; elle vivait de son travail, et je n’avais qu’une modique solde en assignats dont personne ne voulait plus. C’est ainsi que nous fûmes reçus après avoir préservé le midi de la France de l’invasion espagnole ; j’en fus étonné et affligé, mais bientôt je me résignai.
Pauvre pays ! toujours des passions publiques, et jamais d’esprit public.
Il arrive avec son bataillon à l’armée d’Italie, dont le quartier général était à Nice et où commandent successivement Kellermann et Schérer. L’armée était sans vêtements, sans chaussures, sans solde :
On donna des fusils aux lieutenants et sous-lieutenants ; cette mesure, dont les officiers de ces grades se seraient bien passés, était bien entendue : nous devions faire la guerre sur les crêtes de l’Apennin, et l’effectif sous les armes était tellement réduit, qu’un seul officier, le capitaine, suffisait au commandement d’une compagnie en ligne… Un jour, je ne me rappelle pas la date, le citoyen Chiappe, commissaire du gouvernement près l’armée d’Italie, présenta à notre acceptation la Constitution de l’an iii. Il fut hué dans quelques bivouacs ; l’élégance incroyable de son costume était une insulte à notre misère. La troupe ne voulut pas entendre la lecture de l’acte constitutionnel, fiction politique dans un bivouac ; elle demanda avec force du pain et des souliers. Le représentant muscadin se retira honteux et confus ; néanmoins, dans son rapport au Directoire, il loua en termes pompeux le bon esprit des troupes : voilà comme on écrit l’histoire. L’armée d’Italie, bien qu’elle fût républicaine, voyait avec indifférence ces réactions dans la capitale, qui faisaient passer le pouvoir d’un parti à un autre sans résultat utile pour elle.
Cette armée, sous la conduite énergique de Masséna, gagna la bataille de Loano (26 novembre 1795), qui ouvrit les communications avec Gênes, procura des cantonnements pour l’hiver et du pain pour trois ou quatre mois. Le 8e bataillon, commandé par Suchet et où Pelleport était sous-lieutenant, se signala en s’emparant des hauteurs presque inaccessibles du Monte-Calvo. On a vu les misères ; voici l’ovation et l’honneur :
Les conseils de la République déclarèrent que l’armée d’Italie avait bien mérité de la patrie : telle fut notre récompense. Les armes d’honneur n’étaient pas encore en usage, et les citations dans les bulletins étaient extrêmement rares ; aucun officier n’aurait osé y prétendre à l’exclusion de ses camarades ; tout était en commun dans ces familles militaires ; la gloire acquise par un de leurs membres devenait la propriété de tous, et contribuait à l’honneur et à la réputation du corps. Voilà comme nous étions.
Le 8e bataillon, dit de la Haute-Garonne, où servait Pelleport, fit partie des quinze bataillons qui, réunis, formèrent la 18e demi-brigade. C’est de ce corps, qui devint plus tard le 18e régiment de ligne, que Pelleport s’est proposé de faire l’historique, s’écartant peu de tout ce qui est relatif à la fortune et aux actions de la famille militaire à laquelle il appartient désormais jusqu’après la campagne de Russie.
Bonaparte, nommé général en chef en remplacement de Schérer, arrive au quartier général à Nice dans les derniers jours de mars 1796 :
Il trouva tous les services dans un état déplorable : l’armée manquait de tout, et les magasins, les caisses étaient vides. Pour sortir de cette position, n’ayant rien à espérer du gouvernement, il fallut combattre et vaincre.
Le 4 avril, Bonaparte passa la revue de la 18e demi-brigade, qui s’était réunie à Albenga. Après avoir jeté un coup d’œil rapide, sur ce corps couvert de haillons, mais riche de jeunesse, ayant le courage des privations et l’expérience acquise par trois campagnes, soit dans les Alpes et les Pyrénées, soit dans la Vendée, il réunit les officiers, se plaça dans le cercle et nous dit :
« J’ai suivi avec un grand intérêt les opérations de la dernière campagne, soit en Espagne, soit en Italie ; j’ai applaudi au courage et au dévouement des deux armées. Je connais vos souffrances ; je sais que souvent, pour vous procurer du pain, vous avez vendu les objets précieux que vous possédiez, ceux même que vous teniez des mains les plus chères. J’ai la confiance qu’avec votre courage et votre discipline vous sortirez glorieusement de cette position ; de l’autre côté de l’Apennin, vous trouverez un pays fertile qui pourvoira à tous vos besoins ; avant d’y pénétrer, vous aurez des marches forcées à faire, de nombreux combats à livrer : nos efforts réunis surmonteront toutes les difficultés. »
Ce discours, que j’ai trouvé dans les archives de la 18e demi-brigade, ne produisit qu’un médiocre effet sur la troupe ; elle ne pouvait avoir confiance dans les promesses d’un jeune homme dont elle connaissait à peine le nom. Dans les causeries qui eurent lieu à l’occasion de cette revue, chacun fit part à ses camarades de ses remarques et de ses impressions avec la franchise du bivouac. La taille petite et grêle du général en chef, son accent corse, que les orateurs des compagnies exagéraient pour amuser leurs camarades, rien ne fut oublié, pas même ses cheveux portés à l’incroyable ; néanmoins, nous nous préparâmes à combattre pour la gloire de la France et l’honneur de nos armes.
Le chef de bataillon Suchet, depuis l’illustre maréchal d’Empire, est de ceux qui paraissent compter le moins sur le nouveau général, « cet intrigant, disait-il, qui ne s’appuie sur rien ». Quelques jours de campagne vont bien changer les points de vue.
On saisit parfaitement dans le récit de Pelleport cette transformation presque soudaine, mais qui pourtant a ses degrés. La confiance s’établit dès les premiers combats ; l’armée sent qu’elle a un chef comme elle n’en a jamais eu encore ; les plus braves généraux sentent qu’ils ont aussi le leur. Dans une occasion où, la plupart des officiers de l’état-major étant en mission, Pelleport est désigné pour faire le service au quartier général pendant la nuit (à Lévico, 6 septembre 1796) :
Je vis, dit-il, Masséna et Augereau rendre compte des opérations de la journée à Bonaparte et prendre ses ordres pour le lendemain : le maintien de ces deux chefs de division était fort respectueux. Je ne cite cette circonstance que pour donner la mesure de l’autorité que Bonaparte, dès le début de son commandement en chef, avait prise sur ses lieutenants. Il faut se reporter à cette époque de camaraderie pour bien juger l’ascendant de cet homme sur l’esprit des officiers qui se trouvaient sous ses ordres.
Le récit de Pelleport est intéressant par un cachet de simplicité et de naïveté même, auquel rien n’est préférable dans ces narrés d’auteurs originaux. Un officier de la 18e, le capitaine Motte, commandant un fort au débouché du Tyrol, se laisse intimider par les sommations de l’ennemi, lors des premiers succès de Wurmser ; il livre le passage et se rend prisonnier de guerre :
Sans cette malheureuse circonstance, le mouvement des Autrichiens eût été retardé de quelques heures. Ce pauvre Motte ne comprit pas qu’il avait une belle occasion pour se faire tuer, en léguant à ses camarades un bel et utile exemple à suivre.
Le matin de la bataille de Rivoli, quand la tête de la 18e parut, Bonaparte se porta à sa rencontre et dit ces paroles qui devinrent la devise glorieuse de la demi-brigade, et qui seront plus tard brodées en lettres d’or sur son drapeau : « Brave 18e, je vous connais ; l’ennemi ne tiendra pas devant vous. » À ces paroles, les soldats répondirent : « En avant ! en avant ! » Masséna s’approcha aussi et fit cette harangue d’un autre ton : « Camarades, vous avez devant vous 4000 jeunes gens appartenant aux plus riches familles de Vienne ; ils sont venus en poste jusqu’à Bassano : je vous les recommande. » — « Cette harangue, parfaitement comprise, ajoute Pelleport, nous fit rire. »
Dans tout ceci, il n’est guère question d’avancement pour Pelleport, toujours brave, toujours sous-lieutenant, et jamais pressé. Depuis la réorganisation de l’infanterie, les emplois vacants dans les cadres de la 18e, comme dans toutes les autres demi-brigades, avaient été donnés aux officiers surnuméraires restés à l’armée sans emploi de leur grade et qui formaient une compagnie auxiliaire. Pourtant, cet état de choses ayant cessé, et une place de lieutenant se trouvant vacante dans le bataillon, Pelleport, présenté sur la liste des candidats par les lieutenants ses supérieurs immédiats, fut nommé par les capitaines, et le général en chef confirma le choix : « Je n’étais, dit-il, que le dixième sous-lieutenant par rang d’ancienneté. » Quelques mois après, en garnison à Venise, le conseil d’administration de la demi-brigade le nomme adjudant-major lieutenant dans le 2e bataillon (juillet 1797) : « Cet emploi, dit-il, m’assurait, après dix-huit mois, le grade de capitaine. J’étais en veine. » Notez que ce grade de capitaine, il l’aura le 20 mars 1799, en Syrie. — Homme modeste, qui est de la race patiente, qui ne crie pas à tout bout de champ à l’injustice, à l’ingratitude, qui est plus occupé de mériter que d’obtenir, et que cette fièvre d’avancement qu’on voit à tant d’autres ne dévore pas !
L’armée d’Italie, après ses victoires, était encore ainsi. Sur le côté moral et le chapitre de l’intégrité. Pelleport est bon à entendre ; il dit nettement leur fait aux fournisseurs et à ceux qu’il appelle « riz-pain-sel », ces hommes qui exploitèrent effrontément l’armée et le pays conquis ; mais les soldats et officiers restaient intacts :
Nous étions pauvres en entrant en Italie, dit-il après ces deux immortelles campagnes ; nous en sortîmes bien vêtus et parfaitement équipés : voilà l’exacte vérité en ce qui concerne la troupe. La République cisalpine accorda une gratification aux officiers généraux et chefs de corps. Celle de Fugières, notre chef de brigade, fut de 10000 francs. Ce brave homme, ne sachant que faire d’une somme aussi forte, demanda la permission de la porter à sa femme.
En rentrant en France par la Suisse, la 18e passe à Coppet :
À mon passage, je fus assez heureux pour être agréable à M. Necker ; en reconnaissance du petit service que je lui rendis, il m’offrit le Voyage de Volney en Syrie et en Égypte, en me disant : « Lisez ; cette lecture pourra vous être utile. » J’acceptai avec plaisir ; mes camarades se moquèrent de ce vieux radoteur. Nul ne prévoyait l’expédition d’Égypte. M. Necker l’avait-il devinée, ou en avait-il connaissance ? Je ne sais que croire.
Il est fort à croire que M. Necker ne prévoyait point l’expédition d’Égypte ; mais il vit un jeune officier qui lui parut plus ◀sérieux▶ et plus réfléchi que beaucoup d’autres, et il voulut lui procurer une lecture solide, qui montrait, dans un parfait exemple, comment on peut tirer profit de ses observations en tout voyage.
La campagne d’Égypte se préparait, et Pelleport avec la 18e fut destiné à en faire partie. Le récit qu’il fait de cette expédition a son prix sous sa plume. Il nous exprime bien la moyenne d’esprit de l’armée. Elle a confiance dans son chef, mais, en s’abandonnant à sa fortune, elle ne le comprend et ne le devine qu’à demi ; on s’abstient même de trop se demander où l’on va et dans quel but. Les paroles du général font une impression profonde sur les imaginations ; ses actes sont d’un souverain plus que d’un chef d’armée, il y avait déjà habitué ses troupes dans la campagne d’Italie ; il s’exerce plus que jamais à ce rôle pendant toute l’expédition d’Égypte : il y fait son expérience et comme sa répétition de souveraineté et d’empire, à huis clos, dans cet Orient où il est enfermé, et loin de l’Europe qui a les yeux sur lui, mais dont un rideau magique le sépare. Rien ne prouve mieux la force de son ascendant que l’effet que produisent ses paroles sur Pelleport, esprit froid, peu enthousiaste. Ces légions romaines « que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées » (paroles de la première proclamation), le préoccupent beaucoup, lui et ses camarades ; il les a sur le cœur. Dès la première nuit passée sur le sable après le débarquement avec quelques onces de biscuit trempé dans de l’eau saumâtre, on prend une triste idée de l’avenir qui attend l’armée en Égypte : « Cependant aucun murmure ne se fit entendre : nous voulions égaler les Romains. » — Un jour, dans un campement près de Gaza où l’on n’avait trouvé que peu de ressources, comme des soldats s’étaient approchés de sa tente pour se plaindre, le général en chef leur dit « qu’ils n’égaleraient jamais les Romains, qui, dans ces mêmes lieux, avaient mangé leurs sacs de peau. » — « Général, ils n’en portaient pas, vos Romains », lui répondit un orateur. — « Cette répartie fit rire, ajoute Pelleport, et les murmures s’apaisèrent. »
C’est égal, ces Romains, toujours nommés, restaient dans l’esprit de ces braves et les piquaient d’honneur. Pelleport en est lui-même une preuve lorsqu’au commencement de la retraite de Moscou et de ces fatigues sans nom, supportées par une partie de l’armée avec tant d’héroïsme, il dit tout d’un coup et en y revenant sans qu’on s’y attende : « Je crois, tout amour-propre de côté, que nous avons, en cette circonstance, laissé bien loin de nous les Romains, dont l’Empereur nous parlait tant en Italie et en Égypte. »
Pelleport, très occupé du détail et de ce qu’il voit, nous apprend un fait assez singulier, c’est que dans les combats de Chobrakhit, qui précédèrent la bataille des Pyramides, il y eut du tâtonnement et quelque inhabileté pratique à exécuter les commandements du chef :
L’armée d’Italie, bien que brave et intelligente, manquait de flexibilité pour les manœuvres ; les officiers inférieurs et supérieurs, les généraux eux-mêmes qui venaient de faire la guerre, avec une grande distinction, avaient négligé l’étude de la petite tactique (manœuvres) ; aussi se trouvèrent-ils embarrassés pour former les carrés tels qu’ils avaient été indiqués par Bonaparte : il fallut prendre successivement les pelotons et bataillons par la main pour les porter sur le terrain qu’ils devaient occuper dans la disposition générale.
Par la manière dont il traite en Égypte les vieillards et les chefs de la loi, les notables habitants et le peuple, Bonaparte prélude à ce qu’il fera bientôt en France à l’égard de la religion et des croyances nationales. Pendant son séjour au Caire, il se rend, accompagné d’un nombreux cortège où figurent les principaux du pays, à la rupture de la digue qui se fait solennellement quand la crue du Nil est assez haute :
Le canon se fit entendre, et la garnison prit les armes. Bonaparte donna des pelisses d’honneur aux principaux personnages et jeta de l’argent à la populace : il s’exerçait à faire le sultan.
À cette solennité égyptienne succéda, peu de jours après, la fête de Mahomet. Nous eûmes de nombreuses salves d’artillerie, des feux d’artifice et des illuminations. Bonaparte se rendit à la grande mosquée, et assista au repas donné par le grand cheik : rien ne fut oublié pour persuader aux Égyptiens que l’armée avait la plus grande vénération pour le Prophète. Les soldats faisaient aussi de la politique par leur contenance ; rentrés au quartier, ils riaient de cette comédie.
Ils riaient, mais ils s’y prêtaient. Qui sait ? après quelques années d’exercice quelques-uns peut-être y auraient cru.
Un jour, après le départ de Bonaparte et la mort de Kléber, et quand Menou était général en chef, celui-ci, qui recherchait toutes les occasions de s’entretenir avec les officiers des différents corps, et qui voulait trancher du Machiavel et du grand politique sans en avoir l’étoffe, se promenait avec le capitaine Pelleport sur l’une des places du Caire. La conversation roulait sur les événements politiques ; s’interrompant au milieu d’une de ces périodes à effet comme il savait les faire, le général lui dit : « Rappelez-vous, Pelleport, et vous êtes trop jeune pour que vous ne puissiez un jour ou l’autre mettre à profit mon avertissement, rappelez-vous qu’en révolution il ne faut jamais se mettre du côté des honnêtes gens : ils sont toujours balayés. » — « Après ce court dialogue, ajoute Pelleport, la conversation reprit son cours ordinaire, et je me promis bien de désobéir à mon général. »
De retour en France, Pelleport continue sa marche d’un pas égal. Tout en regrettant un peu le Consulat « dont les formes austères et grandes allaient beaucoup plus, dit-il, à sa manière d’être que les pompes de l’Empire », il salue et acclame de grand cœur ce dernier régime comme la consécration et le couronnement de l’ère militaire. Nommé de la Légion d’honneur en 1804, il fait la campagne d’Ulm, d’Austerlitz, toujours dans la 18e devenue le 18e régiment de ligne. Il fait la campagne d’Iéna ; mais des circonstances indépendantes de la volonté des chefs empêchent la division Legrand de donner dans cette guerre autant qu’elle l’aurait voulu. En novembre 1806, Pelleport, sur la présentation du maréchal Soult, est nommé chef de bataillon dans le même régiment : « J’avais dix ans d’exercice dans l’emploi pénible d’adjudant-major ; néanmoins, cette promotion fut une grâce et non un droit, car on comptait dans le régiment dix capitaines plus anciens de grade que moi. »
À la veille d’Eylau, il lui arrive un événement fort extraordinaire dont on pensera ce qu’on voudra, et qui serait de nature à justifier l’apparition du fantôme à Brutus, à la veille de Philippes :
L’on va rire de moi, n’importe… La veille de la bataille d’Eylau, je dormais profondément, lorsque je fus réveillé par un bruit léger : une femme belle et richement habillée était devant moi : « Tu seras blessé, me dit-elle, et grièvement. Ne crains rien, tu t’en sortitas encore ! » Vivement impressionné par cette étrange apparition, j’allais répondre, lorsque je m’aperçus que ma fée avait disparu… Le lendemain, je recevais trente coups de sabre (plus cinq coups de baïonnette), et j’étais sauvé par un miracle. Cette histoire est étrange, mais elle est vraie.
Je laisse aux physiologistes à expliquer cette espèce de projection et de réflexion visible de la pensée interne à l’état de mirage : une seule remarque à faire quand on est simple académicien, c’est que la dame ou la fée parlait cette nuit-là un français un peu risqué.
Le lendemain, après la bataille, un soldat de son régiment déterra littéralement Pelleport, enseveli qu’il était sous un monceau de cadavres durcis par la neige.
En 1809, il fait la campagne d’Essling et de Wagram. Dans l’intervalle des deux journées et pendant l’occupation à l’île de Lobau, il est nommé colonel du 18e. Le 15 août de la même année, il est fait officier de la Légion d’honneur et créé baron d’Empire :
J’avoue que, lorsqu’une lettre du major-général m’annonça cette dernière faveur de l’Empereur, j’en éprouvai une bien vive sensation : c’était en effet, pour nous, pauvres officiers de fortune n’ayant que notre épée, un grand moment que celui dans lequel nous recevions une récompense destinée à perpétuer dans notre famille le souvenir de nos services.
Envoyé à Rotterdam et nommé commandant supérieur de cette partie de la Hollande, il y exerce un véritable pouvoir dictatorial. C’était le temps du blocus établi dans toute sa rigueur, et les négociants dont ces mesures prohibitives ruinaient le commerce essayaient de les éluder par tous les moyens :
Depuis longtemps, raconte Pelleport, l’une des plus riches maisons de commerce du pays, — je tairai le nom —, avait eu recours à toutes sortes d’expédients pour faire entrer des marchandises anglaises en Hollande ; elle avait échoué. Un employé de cette maison, très habile du reste, ne trouva alors rien de plus ingénieux que de proposer à ses patrons d’acheter le colonel commandant supérieur. L’autorisation demandée lui fut facilement accordée, et notre homme, enchanté, commença à me poursuivre de ses prévenances et de ses obsessions. Au restaurant comme à la promenade, au théâtre, partout enfin, je trouvais mon Allemand (il était de Hambourg) me faisant force politesses, il était même parvenu à engager la conversation en me parlant de l’un de mes frères établi à Bordeaux. Jusque-là il n’y avait pas de mal, et nos relations se passaient sur le pied de la plus grande politesse, lorsqu’un jour il aborda carrément l’affaire en question, et m’offrit une somme énorme pour laisser pénétrer quelques petits ballots de marchandises en Hollande. Je le repoussai énergiquement ; il revint le jour suivant à la charge. Lui montrant alors mes épaulettes de colonel, un peu détériorées par la dernière campagne : « Vous voyez ces épaulettes, monsieur, lui dis-je, voilà toute ma fortune ; eh bien ! si vous me répétez encore la proposition que vous faisiez il n’y a qu’un instant, je vous fais arrêter, et vous savez quel est le sort réservé aux personnes qui se laissent traduire pour ce fait devant le conseil de guerre. » Je n’avais pas terminé, que mon homme était déjà loin.
Pelleport a soin de faire observer que, dans cette circonstance, il n’avait agi que comme tout officier eût fait en sa place :
L’armée était pure, et les sentiments de l’honneur nous régissaient tous… Je sais, ajoute-t-il, que de graves accusations ont été portées, vers la fin de l’Empire, contre certains hommes. Je ne puis formuler d’opinion à ce sujet, n’ayant rien constaté par moi-même ; ce que je sais, c’est qu’en 1810 toute l’armée, et par armée j’entends la réunion de ceux qui combattent ; et non des fournisseurs et de tant d’autres, était restée pure et honnête. Nous ne songions pas au lendemain, nous ne pouvions y croire ; depuis 1793 nous progressions toujours : nous n’avions donc pas d’arrière-pensée. Un mot flatteur de l’empereur, un titre de baron, et quelques milliers de francs pour vivre plus tard dans une modeste aisance, telles étaient les limites extrêmes de notre ambition personnelle. En résumé, si nous étions honnêtes individuellement, il ne faut pas nous en savoir gré : c’était à l’ordre du jour !
Dans une revue que l’empereur passa au camp de Zeist, dans l’été de 1841. le 18e fut l’un des régiments inspectés :
Arrivé devant le front de bataille de mon régiment, qui présentait 4000 hommes en ligne parfaitement équipés à neuf, grâce à des économies que j’avais réalisées sur la masse, et après avoir accordé quelques faveurs à mes officiers, l’empereur parut surpris de ce que je n’avais rien demandé pour moi ; se retournant de mon côté, il me dit : « Et vous, colonel, que demandez-vous ? » Un peu troublé par cette question, je perdis toute contenance, et répondis naïvement : « Mais rien, Sire. » — « Vous avez cependant une famille, reprit l’empereur ; que voulez-vous pour elle ? » — « J’ai deux frères servant Votre Majesté dans la marine ; ils font leur ehemin, m’empressai-je d’ajouter (car le maréchal Oudinot, placé derrière l’empereur, me faisait signe d’accepter), et je ne puis que les recommander aux bontés de l’empereur. » — « Mais enfin, colonel, reprit vivement l’empereur, je veux vous accorder une faveur quelconque : que voulez-vous ? » Il fallait cette fois s’expliquer. Je demandai alors, je ne suis trop pourquoi, une régie de tabac pour l’un de mes frères,· l’empereur me l’accorda et disparut.
Adorable gaucherie ! Pelleport avait pour principe que, quand on se sent digne, il faut obtenir sans solliciter.
Le récit qu’il fait de la campagne de Russie où il eut une si belle conduite sous les ordres de Ney à l’arrière-garde de la retraite, commence par un aveu d’une effusion extrême, et qui exprime bien le genre d’intérêt religieux que ces militaires esclaves du devoir et de l’honneur attachent à la consécration des souvenirs :
L’un des grands regrets que je puisse éprouver aujourd’hui, écrivait Pelleport dans les dernières années de sa vie, c’est de penser qu’il me faudra peut-être mourir sans avoir pu lire dans Thiers l’histoire de notre immortelle campagne de Russie. Seul, en effet, l’historien véritable et ◀sérieux des armées de la République et de l’Empire saura rapporter d’une manière complète et impartiale, et sans tomber dans le roman, cette grande phase de nos victoires et de nos revers. Que pouvons-nous raconter, nous autres, acteurs partiels de ce long drame ? Nos marches et contremarches sur ce vaste échiquier de neige et de cadavres, nos pertes, nos agonies, nos privations sans nombre, l’héroïsme de nos soldats ! C’est ce que je vais essayer, à mon tour, de retracer religieusement et sans phrases.
Il le fera, et dans un récit qui, sur quelques points, atteint, à force de simplicité, à l’émotion. Cet acteur qui ne voit qu’un coin du grand drame, jusque dans sa circonspection et son extrême réserve de jugement, apprend ou confirme bien des faits qui jettent du jour sur les vraies causes de notre désastre.
La retraite allait commencer ; le 18 octobre (1812), à Moscou, dans la cour du Kremlin, l’empereur passant une revue du 3e corps, Ney lui propose Pelleport pour le grade de général de brigade ; l’empereur répondit : « Après la campagne ; j’ai besoin de mes bons colonels pour me sortir d’ici. » À tous les pas de cette retraite terrible, Pelleport fit office du plus brave et du plus humain des colonels. Dès les premiers jours, dans une abbaye où l’on s’arrête et où se trouvent entassés un grand nombre de blessés et de malades, il entre avec quelques officiers du 18e pour y chercher les siens :
Je les fis mettre sur les voitures des cantinières : ils périrent tous avant d’arriver à Smolensk. J’ai toujours la consolation d’avoir rempli, en cette circonstance, mon devoir en chef de famille responsable, devant Dieu et l’empereur, de la vie de mes soldats.
C’est ce sentiment-là, répandu dans ces pages et inspirant toute une vie, qui est fait pour toucher et pour donner à des générations bien différentes l’idée de toute une race d’hommes, laquelle, il faut l’espérer, n’est point perdue. Un trait admirable est celui-ci. Au moment où l’armée est forcée d’abandonner ses fourgons et voitures, le colonel du 18e, arrivé au bivouac, fait ouvrir les caissons du régiment et fait compter la caisse militaire :
Elle renfermait 120000 francs en or. J’en fis plusieurs parts : chacun des officiers, sous-officiers et soldats reçut une petite somme, en promettant de ne pas abandonner ce dépôt confié à son honneur, et de le remettre à un camarade s’il venait à succomber. Grâce aux soins du capitaine Berchet, payeur du 18e, grâce à l’honnêteté de mes braves camarades, les 120000 francs furent remis en caisse après la campagne.
Chaque mourant (et ils furent nombreux, le régiment fut presque détruit et réduit à une cinquantaine d’hommes) avait pensé à remettre le dépôt au camarade qui survivait. — Le récit de Pelleport, colonel du 18e, est à joindre désormais à celui de son compagnon d’honneur et d’infortune, M. de Fezensac, alors colonel du 4e.
Général de brigade en 1813, Pelleport fait les campagnes de Saxe et de France dans le corps de Marmont ; ses jugements, quoique toujours prudents et sobres, font sentir à quoi tint surtout l’issue fatale dans cette lutte héroïque, dès l’abord si disproportionnée. « L’armée fut toujours digne d’elle-même, mais elle était trop jeune. » — Et puis, à propos des graves résolutions militaires qui signalèrent le milieu de cette campagne, après la bataille de Dresde : « On pensait généralement que Napoléon se déciderait enfin à abandonner la ligne de l’Elbe et à se rapprocher du Rhin : les vieux de l’armée ne furent pas écoutés. »
Il est blessé à Leipsick ; il est blessé à la défense du pont de Meaux ; il l’est surtout grièvement sur les hauteurs de Paris, à la butte Saint-Chaumont. Ici laissons-le parler comme nous avons fait si volontiers jusqu’à présent ; il n’est point d’analyse qui puisse équivaloir aux propres paroles, à la fois si contenues et si dignes de réflexion, d’un si brave et si loyal témoin :
Le général Compans se retirait sur la butte de Chaumont après avoir vaillamment défendu le pré Saint-Gervais, et la cavalerie et l’artillerie des deux corps d’armée se surpassaient par la vivacité de leurs charges et de leur feu. Les choses étaient dans cet état, lorsque deux colonnes ennemies marchèrent sur Belleville, et déjà elles atteignaient la grande rue, lorsque le duc de Raguse nous fit dire, à Meynadier et à moi, de rassembler ce qui nous restait de combattants pour essayer de repousser l’ennemi. Nous réunîmes à la hâte 300 jeunes gens armés et habillés de la veille. On battit la charge, l’ennemi fut repoussé, et les communications rétablies avec la barrière.
Quel spectacle ! un maréchal de France, deux généraux luttant avec 300 jeunes conscrits pour la défense de la capitale du grand Empire, voilà ce qu’on aurait pu voir dans les rues de Belleville le 30 mars 1814 ! Ce dernier combat peint bien la campagne de France tout entière, et en est le digne couronnement.
Nous venions de chasser l’ennemi, lorsque je reçus en pleine poitrine une balle qui me traversa littéralement de part en part (qui m’avait littéralement percé à jour, dit-il ailleurs). Transporté à Paris sur un brancard par deux sapeurs, personne ne voulut me recevoir dans la capitale. C’était un spectacle vraiment instructif pour l’armée, toujours si prête à verser son sang sur les champs de bataille, que de voir des Français refuser de recevoir chez eux un officier général mourant pour la patrie.
Après avoir reçu d’un épicier un verre d’eau, des gens du peuple (ils étaient restés Français), Parisiens du faubourg, enfoncèrent les portes d’un hôtel, m’introduisirent dans les salons de MM. Guilh et Guireau, fabricants de porcelaines, et m’y installèrent. Je dois dire que MM. Guilh et Guireau furent plus tard charmants pour leur convive improvisé, et me comblèrent de soins et de prévenances53.
J’ai extrait des Souvenirs du général Pelleport la partie la plus vive et la plus émouvante. Son récit ne s’arrête pas là, à cette fin des grandes guerres, il s’étend aux Cent-Jours, à la Restauration et au régime qui a suivi. Sous ces divers régimes, la ligne de conduite de Pelleport, nommé lieutenant général et de plus vicomte à la suite de l’expédition d’Espagne en 1823, est empreinte du même caractère invariable de prud’homie, d’honnêteté, d’utilité pour le public, d’observance de ses serments et de fidélité à ses souvenirs. Bordeaux, qui était devenu sa patrie d’adoption, sait quelque chose de ses services pour l’organisation de la garde nationale après 1830, de sa collaboration active dans les conseils municipaux, dans les commissions des hospices. C’est une vie une, simple et droite, utile au pays, une vie-modèle de courage, d’intégrité, de rectitude. Esprit hiérarchique, militaire classique comme il le dit quelque part, né pour obéir en toute discipline et pour commander dans les seconds rangs, il a rempli jusqu’au bout avec conscience cette destination méritoire. La société fait bien d’honorer de tels hommes, de leur élever des statues ; car c’est par eux, en grande partie, qu’elle existe, qu’elle subsiste. Ce sont des piliers et des supports de l’édifice ; d’autres y mettront les arabesques et les ornements. Et nous tous qui aimons, qui aimions avant tout en notre jeunesse à être papillons ou abeilles, demandons-nous quelquefois combien il faut de ces hommes-là dans une société pour que d’autres puissent sans inconvénient se livrer à toutes leurs fantaisies, à leurs rêveries aimables (je ne parle que de celles-là) et à leurs poétiques caprices.