II. (Fin.)
               « Point de demi-aimables ni de
                            demi-savants : on peut tirer plutôt parti de ceux qui ne le sont point
                            du tout ; du naturel, et surtout du naturel ! »
 C’était une des
                        maximes du prince de Ligne. Ce naturel, il l’avait de son vivant dans sa
                        personne : aujourd’hui il ne semble pas toujours l’avoir dans son style qui
                        n’est que de la conversation écrite, ni dans ses lettres même ou dans les
                        mots qu’on cite de lui, dans ce qui ne vit plus. Le cachet du temps et du
                        monde où il avait vécu s’y marque par un coin ; et quoiqu’il ait dit.
                            « Ayons dans tout ce que nous faisons ce qu’on appelle en
                            peinture une manière large »
, il se ressentait
                        de Trianon. Il faut citer quelques-uns de ces mots de lui, et un peu au
                        hasard, pour qu’il y en ait de toutes les sortes. Prié un jour par un de ses
                        amis de Paris ou de Versailles d’être son témoin dans une affaire d’honneur,
                        et, de plus, de lui prêter pour le combat sa terre de Belœil à la frontière
                        de France, il s’empressa d’y consentir, et il écrivit à son intendant :
                            « Faites qu’il y ait à déjeuner pour quatre, et à dîner pour
                            trois. »
 De tels billets s’adressent moins à l’intendant qu’à la
                        galerie.
Au duc Albert de Saxe-Teschen, qui venait de
                        perdre la bataille de Jemmapes et d’être gravement malade, et qui lui
                        demandait, en le revoyant à Vienne, comment il le trouvait : « Ma
                            foi, monseigneur, répondit le prince de Ligne, je vous trouve
                            passablement défait. »
            
Il disait encore très joliment du prince royal de Prusse qui s’était trouvé
                        indisposé et pris d’un étourdissement à une séance de l’Académie des
                        sciences à Pétersbourg : « Le prince, au milieu de l’Académie, s’est
                            trouvé sans connaissance. »
            
Tout ceci est du meilleur : mais après une visite qu’il avait faite au
                        cardinal de Luynes, archevêque de Sens, au sujet d’un procès, il
                        outrepassait le mot, il le cherchait et le tirait de bien loin quand il
                        répondait à M. de Maurepas, qui lui demandait comment il avait trouvé le
                        cardinal : « Je l’ai trouvé hors de son diocèse »
, voulant
                        dire hors de sens.
Ainsi le prince de Ligne, vif, brillant, étincelant de traits, rencontrait le mieux, mais ne s’y tenait pas ; il avait plus d’imagination que de mesure et de goût. Cet homme de haute taille, d’une belle et noble physionomie, à l’air martial et intelligent, portait boucles d’oreilles. Cela dit, prenons-le par ses bons côtés, par ses saillies qui souvent vont fort loin dans le vrai et dans le sérieux, prenons-le dans sa parfaite connaissance de la vie, du monde et des hommes.
Un des épisodes qui se rattachent le plus à son nom et dont ses lettres ont consacré le souvenir, c’est le voyage qu’il fit, en 1787, jusqu’en Crimée, avec l’impératrice Catherine, son ministre Potemkine et tout le corps diplomatique, dont était M. de Ségur, représentant de la France. Le roi de Pologne Poniatowski apparut un moment à une des stations de ce voyage. L’empereur d’Allemagne, Joseph II, fut de la partie dans toute la dernière moitié. Le prince de Ligne a écrit neuf lettres à la marquise de Coigny ; c’est un bulletin de féerie et d’enchantement, à l’usage de ce monde de Paris et de Versailles, que l’Assemblée des notables travaillait déjà :
La flotte de Cléopâtre est partie de Kiovie dès qu’une canonnade générale nous a appris la débâcle du Borysthène. Si on nous avait demandé quand on nous a vus monter sur nos grands ou petits vaisseaux, au nombre de quatre-vingts voiles, avec trois mille hommes d’équipage :
Que diable allaient-ils faire dans ces galères ?nous aurions pu répondre : Nous amuser ; et Voguent les galères !…
Nous amuser, et autre chose encore, entamer une guerre. En arrivant, en effet, à l’embouchure du Dniepr, la flottille de l’impératrice trouve la ville d’Otchakov, qui appartenait encore à la Turquie, et découvre une dizaine de vaisseaux turcs qui viennent se placer en travers du fleuve. Cela impatiente Catherine ; elle prend une carte pour se rendre compte du pays, et donne en souriant une chiquenaude sur le papier : présage d’une guerre. Il faut voir chez le prince de Ligne avec quelle légèreté cette affaire fut entreprise. Il s’agissait d’y entraîner l’empereur Joseph II, qui n’était pas prêt. Le prince de Ligne y contribua ; il confesse tout ce manège, non pas dans ses lettres à la marquise de Coigny, écrites sur le moment et faites pour être vues, mais dans une relation écrite plus tard après l’événement, et qui peut se lire dans le XXIVe tome de ses Œuvres. Chose singulière ! Catherine, qui se croyait prête elle-même, ne l’était pas ; elle avait envie et elle hésitait :
Regardant le portrait de Pierre Ier qu’elle a toujours dans sa poche quand elle est en voyage, elle me dit plusieurs fois d’un air qui dictait ma réponse : Que dirait-il ? que ferait-il, s’il était ici ? On se doute aisément de tout ce que mon désir de faire plaisir et de faire la guerre m’inspira dans l’instant.
Ici le prince de Ligne fait son mea culpa sincère ; il contribua sans le savoir, dit-il, au mal qui se fit. Chaque fois que Catherine lui montrait ce portrait de Pierre Ier sur sa tabatière et répétait son Que dirait-il ? que ferait-il ? il faisait la réponse désirée. C’est la seule fois où on le surprend à dire un mot léger sur l’impératrice Catherine et sur l’inconvénient des femmes sur le trône :
On leur prodigue des hommages, elles n’en font pas la distinction et les acceptent comme souveraines. — Ainsi la galanterie de Ségur, la piquante indifférence de Fitzherbert (l’ambassadeur d’Angleterre), qui n’en rendait sa petite louange que bien plus fine, ayant l’air de ne la laisser échapper qu’à regret ; la flatterie des uns, la courtisanerie des autres enivraient cette princesse.
Il nous a tracé à ravir quelques-unes de ces scènes d’enivrement, surtout au moment de l’arrivée en Crimée. La mise en scène était de l’habile prince Potemkine, mais les feuilletons sont du prince de Ligne ; j’y renvoie les curieux. Pourtant, quand la guerre éclate, quand la Turquie (elle le pouvait alors) se pique la première, et lorsqu’on apprend que l’ambassadeur russe a été mis aux Sept-Tours, Catherine, rentrée dans sa capitale, reçoit ces événements d’un air moins joyeux qu’elle ne les avait provoqués : elle redevient ce qu’elle était en réalité, une souveraine pour l’histoire bien plus que pour le roman, et ne songe plus qu’à se procurer le moins difficilement quelques résultats possibles et solides. On était allé fort loin et fort vite dans les projets anticipés de partage entre souverains, et, du milieu de ces enchantements de Crimée, on en était déjà à se demander : « Que diable faire de Constantinople ? » On se contente pour cette fois d’assiéger Otchakov.
Le prince de Ligne, durant ce voyage du Dniepr et de la Crimée, n’avait été
                        que le plus aimable des courtisans et des chevaliers de roman. Un jour que
                        la galère 
impériale passait tout près du rocher
                        où la tradition place le sacrifice d’Iphigénie et comme on discutait ce
                        point de mythologie historique, Catherine, se promenant sur le pont avec
                        majesté, grâce et lenteur, étendit la main et dit : « Je vous donne,
                            prince de Ligne, le territoire contesté. »
 On ajoute que le
                        prince, se voyant assez près de terre, se jeta à l’eau comme il était, en
                        uniforme, et alla prendre à l’instant possession du rocher, y gravant d’un
                        côté, du côté apparent, le nom divin de Catherine, et de l’autre côté
                        (assure-t-il), le nom tout humain de la dame de ses pensées, de la dame
                        d’alors, car il en changeait souvent. Il aimait ces espiègleries.
Mais à la fin de cette année 1787, le prince de Ligne redevient tant qu’il
                        peut un personnage d’histoire ; il a désiré la guerre, et il s’y met au
                        premier rang. Comme il ne croit pas que son souverain, l’empereur Joseph,
                        soit en mesure de la commencer assez vite, il demande à être provisoirement
                        au service de la Russie : « Après avoir fait quelques sottises dans
                            ma vie, dit-il à ce propos, j’ai fini par faire une bêtise. »
 Le
                        voilà donc sans rôle défini, en qualité de militaire à moitié diplomate, et
                        d’officier général à demi conseiller et très peu écouté, côte à côte avec le
                        prince Potemkine, qui le caresse et le joue : « Je suis confiant,
                            moi, je crois toujours qu’on m’aime. »
 On assiège Otchakov ;
                        Potemkine n’est rien moins que militaire, et il veut le paraître. Le prince
                        de Ligne, par délicatesse, s’abstient de rien écrire en cour contre lui, et
                        il se dévore à voir des intrigues, des rivalités mesquines au lieu de
                        combats : « Que de folies, de bizarreries, d’enfances, de choses
                            antimilitaires se passèrent dans l’espace de quatre ou cinq mois que je
                            restai devant cette bicoque ! J’ai tâché de les oublier, mais je
                            souffrais comme un musicien quand il entend des instruments qui ne sont
                            pas d’accord. »
 Il passe de là à 
l’armée de Moldavie, auprès du maréchal Roumiantsev, celui-là militaire,
                        mais encore plus astucieux que Potemkine, et qui ne l’écoute pas davantage.
                        Tout en s’ennuyant de ne rien faire, le prince de Ligne a son quartier à
                        Iassy ; il y voit les boyards et les femmes des boyards, les belles
                        Moldaves, les indolentes Phanariotes, les Grecques à demi asiatiques qu’il
                        décrit avec leur grâce, leur nonchaloir et leurs danses : « On se
                            fait des mines, on se sépare presque, on se retient, on s’approche, je
                            ne sais comment ; on se regarde, on s’entend, on se devine, on a l’air
                            de s’aimer… Cette danse-là me paraît fort raisonnable. »
 On y
                        voit les jolies femmes de Iassy recevant le ton de Constantinople et
                        préoccupées de l’idéal de beauté turque, qui consiste à être grasse et à
                        avoir du ventre. Une mère demande pardon que sa fille n’en ait pas encore :
                            « Mais cela viendra bientôt, me dit-elle, car à présent c’est une
                            honte, elle est droite et mince comme un jonc. »
 Les aperçus
                        politiques se mêlent à ces jolies peintures. La littérature même du prince y
                        trouve son compte ; lorsqu’il lira plus tard le Cours de
                        La Harpe et qu’il y fera des annotations, souvent très fines et très justes,
                        il reprendra le célèbre professeur sur le chapitre des Grecs :
Si vous aviez vu, monsieur de La Harpe, et étudié les Grecs d’aujourd’hui comme moi, qui ai eu des affaires de politique à traiter avec eux, vous sauriez qu’ils ressemblent aux anciens. Mais les circonstances les empêchent de paraître comme eux ; en attendant examinez l’esprit, la beauté de leurs yeux, la vivacité ou la noblesse même de leur langue grecque vulgaire.
Il dira encore, en faisant la critique de notre manière de traduire les anciens et des jugements qu’on en a portés à l’aveugle :
C’est à la source qu’il faut aller. Je sais bien que la distance des temps peut l’avoir corrompue ; mais j’ai montré des traductions à des Grecs du faubourg de Péra, de l’Archipel, et à des femmes jolies et instruites des boyards à Iassy, sachant bien le français, parlant le grec vulgaire en conversation, mais entendant le littéraire de père en fils : ils m’ont tous assuré que c’était tout autre chose, et qu’il était plaisant de voir en France des querelles sur les anciens, qui, surtout en poésie, n’y sont pas entendus.
Cet aperçu (à moi presque aussi ignorant, il est vrai, que le
                        prince) me paraît, à cette date, la justesse même. Cependant Joseph II, de
                        son côté, a entamé sa guerre contre les Turcs, et moins heureusement qu’il
                        n’avait compté ; le prince de Ligne n’a plus de raison pour ne pas être dans
                        les rangs autrichiens. Il sert sous son ancien général Laudon au siège de
                        Belgrade (septembre-octobre 1789) ; il l’y aide efficacement par une suite
                        d’attaques bien ménagées, et vers la fin par une batterie imaginée à la
                        pointe d’une île, et qui fait merveille. Après Lacy, plus complet et qui
                        unissait l’éclair et le sang-froid, il n’estimait rien tant que Laudon,
                        grand homme de guerre dès qu’on était dans l’action : « J’étais tout
                            en feu moi-même par cet être qui tient plus du dieu à la guerre que de
                            l’homme. »
 Après la prise de Belgrade, le prince de Ligne, qui
                        s’était vu quelque temps dans une demi-disgrâce, obtient une distinction due
                        au seul mérite : il est nommé commandeur de l’ordre militaire de
                        Marie-Thérèse. Sa santé altérée par les fièvres a besoin de bien des mois
                        pour se remettre. La révolution des Pays-Bas est commencée ; celle de France
                        s’allume. Le prince de Ligne est au moment des grandes choses ; il a
                        cinquante-cinq ans, et sa constitution robuste, remise des suites de
                        Belgrade, peut encore fournir à bien des fatigues. Il aspire à un
                        commandement en chef ; il va peut-être enfin donner toute sa mesure, car ce
                        n’est qu’à la guerre qu’il a rêvé un grand rôle : ailleurs il n’a voulu être
                        que témoin et 
confident. Mais l’empereur Joseph
                        meurt (20 février 1790), son adoré Joseph II, comme il
                        l’appelle, et avec lui la fortune du prince de Ligne s’arrête ; sa carrière
                        se brise ou du moins se ferme. Ô douleur ! il a beau nourrir de nobles
                        désirs et des ambitions généreuses, il ne sera plus que le vétéran des
                        élégances, le dernier des chevaliers d’autrefois37.
Nous qui cherchons partout matière à l’histoire des mœurs et à la distinction des caractères, notons bien le point de séparation que, mieux que personne, il nous aide à observer et à définir. Dans ses lettres écrites à M. de Ségur, et datées d’Otchakov, de ce triste siège où, malgré les lenteurs et les intrigues, il y avait eu pourtant quelques brillantes canonnades et des combats, le prince de Ligne parlait du prince de Nassau, ce brillant paladin, sorte de chevalier errant par tous les pays, tour à tour et à volonté colonel d’infanterie, de cavalerie, ou vice-amiral. Il parlait également d’un volontaire français, d’un autre joli phénomène chevaleresque, le comte Roger de Damas, de qui il disait :
François Ier, le Grand Condé et le maréchal de Saxe auraient voulu avoir un fils comme lui. Il est étourdi comme un hanneton au milieu des canonnades les plus vives et les plus fréquentes, bruyant, chanteur impitoyable, me glapissant les plus beaux airs d’opéra, fertile en citations les plus folles au milieu des coups de fusil, et jugeant néanmoins de tout à merveille. La guerre ne l’enivre pas, mais il y est ardent d’une jolie ardeur, comme on l’est à la fin d’un souper.
Voilà le dernier bouquet, si je puis dire, de l’ancienne
                        chevalerie française, de ces 
aimables et preux
                        courtisans, civilisés et raffinés, dont les épées étaient valeureuses et
                        brillantes, mais avaient des fourreaux de soie. Le prince de Ligne était de
                        cette race ; au moment de la prise de Belgrade, il écrivait à M. de Ségur,
                        combinant avec art toutes ses sensations : « Je voyais avec un grand
                            plaisir militaire et une grande peine philosophique s’élever dans l’air
                            douze mille bombes que j’ai fait lancer sur ces pauvres
                            infidèles… »
 Et après l’entrée dans la place : « On
                            sentait à la fois le mort, le brûlé et l’essence de rose ; car il est
                            extraordinaire d’unir à ce point les goûts voluptueux à la
                            barbarie. »
 Il se plaît lui-même à se jouer à ces antithèses.
                        Or, une nouvelle ère allait commencer, tout imposante et toute sévère : dans
                        la grande convulsion démocratique où la terre de France enfanta des armées,
                        après les premiers temps d’aguerrissement et d’apprentissage, on eut des
                        héros, des chevaliers aussi ; mais ceux-là, les Lannes, les Murat, les Ney
                        étaient des Achille et des Roland primitifs qui n’entendaient rien à ces
                        grâces polies et à ces raffinements des vieux règnes. M. de Narbonne seul,
                        comme pour en honorer le souvenir, en offrait un dernier échantillon dans
                        l’état-major de l’empereur ; le reste était comme sorti de terre, gardant de
                        son origine jusque sous l’or et la pourpre, ayant du lion dans le courage,
                        génération toute faite pour la lutte des géants.
Le prince de Ligne qui, malgré ses alliances d’esprit avec le xviiie siècle, n’hésita pas un instant dans son antipathie contre la Révolution, fut des premiers à bien juger du grand mouvement nouveau, de sa portée et de ses conséquences dans l’avenir. Ce ne sont pas des prédictions, comme à un de Maistre, que j’irai lui demander, mais des saillies et des vues pleines de perspicacité et de justesse. Une lettre piquante adressée à son ancien ami Ségur qui avait donné quelque adhésion aux premiers actes de la Révolution, nous montre le prince de Ligne à la date d’octobre 1790, dans le premier instant de son irritation et de sa colère :
La Grèce avait des sages, dit-il, mais ils n’étaient que sept ; vous en avez douze cents à dix-huit francs par jour, … sans mission que d’eux-mêmes, … sans connaissance des pays étrangers, sans plan général, … sans l’Océan qui peut, dans un pays dont il fait le tour, protéger les faiseurs de phrases et de lois… Messieurs les beaux esprits, d’ailleurs très estimables, ont bien peu de talent pour former leurs semblables. Une nation si jeune, si vive, si exaltée, qui dans ce moment fait une litière d’épines au-dessus des roses qu’elle veut étouffer, tiendra-t-elle des engagements de manège ? Je suppose un cas horrible, imprévoyable, et possible pourtant à des tigres-singes, comme vous a appelés M. de Voltaire ; on peut culbuter un roi▶, mais jamais le trône… Êtes-vous faits pour être des hommes, mes enfants, les plus jolis enfants du monde ?… Je sais que votre nation peut s’aguerrir et qu’elle est capable des plus grandes choses par la supériorité de talents en tout genre : mais on ne sera pas assez maladroit, j’espère, pour vous laisser faire.
On voit le ton ; il y a du vrai et du faux ; mais la situation
                        est vivement sentie, vivement caractérisée. Le prince de Ligne y mêle de ses
                        jeux : « J’aime encore mieux les barils que les tonneaux »
, allusion aux Du Barry et à
                        Mirabeau-Tonneau. Le prince a une manière gaie et parfois polissonnante (c’est un de ses mots) de dire même des choses
                        sérieuses. Il exhorte Ségur à émigrer, ce que celui-ci eut le bon esprit de
                        ne pas faire. Il le lui dit d’ailleurs en de nobles termes : « Donnez
                            la main à Louis XVI pour remonter sur son trône, au lieu de l’aider à en
                            descendre. Soyez tous plus royalistes que lui. »
 Le prince de
                        Ligne en parlait à son aise, lui dont la patrie était en quelque sorte ad libitum, et qui se définissait Français en Autriche,
                        Autrichien en France, l’un ou l’autre en Russie.
Il ne tarde pas cependant à être plus circonspect, moins pressé en
                        pronostics : les puissances coalisées n’ont pas fait ce qu’il souhaitait ;
                        elles ont laissé à la 
France le temps de
                        s’aguerrir. Il aurait voulu qu’on commençât par tonner et
                            étonner : on a manqué ce premier coup. Les émigrés,
                        selon lui, ont emporté l’honneur (dans le sens royaliste) ; les rebelles n’ont gardé de leur nation que l’intelligence et le
                        courage : il oublie que ces rebelles, qui sont à peu près
                        tout le monde, ont, de plus, gardé intact le sentiment de patrie. Il est forcé de reconnaître que le talent bientôt a
                        remplacé la guillotine : « D’Athènes la France a été à Sparte, en
                            passant par le pays des Huns. »
 Dans un mémoire sur la nouvelle
                        armée française, il lui rend une justice incomplète encore, du moins un
                        commencement de justice. Quant à la république, il ne lui pardonne pas plus
                        que le premier jour. Selon lui, et contrairement à Montesquieu, c’est la terreur seule qui fait la république : « Dieu
                            veuille qu’elle ait de la vertu pendant six mois, elle
                            sera détruite. »
            
Il estime de bonne heure que le résultat le plus net de la Révolution de France et de ce qui s’y est passé en 93, sera de fortifier partout le principe monarchique ; ce régime de 93 aura fait l’effet de l’Ilote ivre et aura dégoûté de l’imitation :
On verra plutôt, dit-il, des républiques devenir des royaumes que des royaumes devenir républiques. On pleurera le meilleur des hommes dans Louis XVI, la plus belle et la plus parfaite des reines, des milliers de victimes, on servira Dieu mieux qu’auparavant, et on respectera plus son souverain.
Ceci devient sérieux et de ton et de fond : « Il est
                            bien difficile de n’être pas sérieux au fond, disait le prince en une de
                            ses Pensées, si ce fond n’est pas, comme chez quelques
                            gens, à la superficie. »
            
Il était royaliste, non par préjugé, mais par réflexion et par principes. Il
                        était d’avis que. dans tous les grands moments de l’histoire qui se
                        prolongent et qui se fixent, « tout tient à un seul homme »
,
                        ou à un très petit 
nombre ; les règnes, même les
                        plus durs, lui semblaient offrir plus de chances aux talents et aux grands
                        hommes que l’anarchie :
Les Scipions, dit-il, étaient de grands aristocrates ; Périclès était une espèce de ◀roi▶. Horace et Virgile auraient eu peu de succès pendant les guerres civiles. Si Montaigne et le bon La Fontaine avaient vécu de notre temps, l’un avec ses vérités, l’autre avec ses naïvetés et ses distractions, ils auraient été pendus les premiers.
En tout ceci, le prince de Ligne fait comme chacun en pareil cas : il tire volontiers toute l’histoire de son côté.
Il y a une lettre du prince à un émigré des plus distingués, M. de Meilhan,
                        ancien administrateur, homme de lettres et homme d’esprit. Il y discute des
                        changements que la Révolution devra apporter dans les mœurs publiques et
                        dans le goût : « Après tout ce qui est arrivé depuis quelque temps,
                            toutes les idées doivent décidément se renouveler. »
 Et d’abord
                        il croit que l’universalité de la langue française en souffrira ; que Paris
                        ne sera plus comme auparavant la capitale intellectuelle et littéraire
                        reconnue de l’Europe, les autres nations voulant se venger d’avoir si
                        longtemps obéi à l’esprit venu de Paris. Il fait une remarque fine sur les
                        émigrés et sur l’esprit d’aristocratie qui trouve son compte à la démocratie
                        même. Bien des gens se sont flattés d’être des gentilshommes en émigrant :
                            « et il n’y en a aucun, si petit qu’il soit, qui ne se croie égal
                            à un Montmorency, puisqu’il sert l’autel et le trône »
. Le
                        résultat de l’émigration aura donc été de vulgariser la noblesse. Ne
                        séparant point l’idée de goût d’avec celle des sociétés charmantes où il a
                        vécu, il conclut en disant :
On peut remettre le trône en France, mais le goût jamais. La vue des crimes a ôté cette fraîcheur, cette grâce, cette urbanité des mœurs de la nation la plus aimable. La farouche république a mis à la place l’esprit de discussion et la fausse éloquence. Ce sera la France antiquaire au lieu de la France littéraire.
Ne prenez tout cela que comme la conversation vive et nourrie d’un homme qu’on trouve au lit le matin et qui pense tout haut, et vous en emporterez de tous côtés des traits, des aiguillons, qui vous feront aussi penser, pester, dire oui et non à la fois ; et c’est ce qu’il a voulu. — Et même lorsqu’on approuve, c’est comme dans la conversation encore : il faut suppléer, à tout moment, à ce qui manque.
Parlant de ce même M. de Meilhan, qui avait eu l’idée d’écrire l’histoire de
                        l’impératrice Catherine, le prince de Ligne disait en l’y encourageant :
                            « Il faut être homme de bonne compagnie pour écrire
                            l’histoire. »
            
Cependant de grandes choses se faisaient à la guerre, et le prince de Ligne
                        n’en était pas. Cette inaction à laquelle sa cour le condamnait lui fut
                        cruelle : « Apparemment, disait-il, que je suis mort avec Joseph II,
                            ressuscité un moment pour mourir avec le maréchal Laudon, et être malade
                            avec le maréchal Lacy. »
 Il y eut des moments où il aurait voulu
                        être désigné pour commander en chef en Italie, et pour se mesurer avec le
                        vainqueur de Rivoli ou de Marengo. Une telle ambition est honorable : il y
                        avait plusieurs manières possibles d’être vaincu par Bonaparte, et on en
                        imagine qui pouvaient encore être dignes d’envie. Le prince de Ligne déroba
                        sa douleur de guerrier sous le sourire de l’homme du monde et sous
                        l’indifférence du philosophe. Pourtant la blessure lui en demeura.
Il passait les années insensibles du déclin dans sa retraite de Vienne, dans sa petite maison du rempart ou dans son Refuge au Leopoldsberg. Il lisait, il écrivait chaque matin à tout hasard ; il faisait imprimer ses Œuvres trop mêlées et trop noyées, toutes criblées des fautes de l’imprimeur, sans parler des siennes. Découragé sur la gloire, goûté de tous, il charmait la société autour de lui et trompait de son mieux le temps. Quand le Cours de littérature de La Harpe ou la Correspondance du même avec le grand-duc de Russie, ou encore quand les Mémoires de Besenval paraissaient, le prince de Ligne les lisait la plume à la main et les accompagnait page par page de remarques curieusesc, dont les éditeurs soigneux de ces divers ouvrages devraient dorénavant profiter. Sur Raynal, son ton et sa pesanteur ; sur Beaumarchais, ses mystifications et ses charlatanismes ; sur Duclos, Saint-Lambert, Crébillon fils et cent autres, il a des traits qui sont d’original et comme d’un homme qui a dîné avec eux. De Mme Geoffrin, il disait en approuvant le portrait qu’en a tracé La Harpe :
Le portrait de Mme Geoffrin est de la plus grande vérité ; il devait y ajouter le plus grand talent pour les définitions. Avant de la connaître (si elle n’avait pas passé par Vienne), je ne l’aurais jamais vue à Paris. Je la croyais un bureau d’esprit, et c’en était un plutôt de raison. Les gens d’esprit qui allaient chez elle n’en faisaient plus et devenaient presque de bonnes gens. Il y avait entre elle et Mme Du Deffand une espèce de rivalité. Mais, au lieu du gros bon sens de la première, l’autre avait une conversation pleine de traits, et avait l’épigramme et le couplet à la main. — Le genre de Mme Geoffrin était, par exemple, une espèce de police pour le goût, comme la maréchale de Luxembourg pour le ton et l’usage du monde.
On sent tout le prix de telles remarques fines de la part d’un homme qui a si bien vu, et qui n’a d’autre prétention que de se souvenir avec justesse.
Il est un sujet auquel il revient souvent, soit à propos de Besenval, soit à
                        propos de La Harpe, toutes les fois qu’il en trouve l’occasion, c’est la
                        reine Marie-Antoinette ; et chaque fois, inspiré par son cœur, par une
                        imagination fidèle et émue, il nous la montre sous un vrai jour, avec ses
                        ingénuités, ses étourderies innocentes, et dans tout l’éclat de sa figure
                            « sur laquelle on voyait se 
développer, en rougissant, ses jolis regrets, ses excuses, et souvent
                            ses bienfaits »
. C’est en y songeant le moins qu’il nous la
                        peint le mieux, et qu’il nous fait voir d’un même trait sa bonté et sa
                        grâce :
Elle s’occupait si peu de sa toilette, dit-il en un endroit, qu’elle se laissa, pendant plusieurs années, coiffer on ne peut pas plus mal, par un nommé Larceneur qui l’était venu chercher à Vienne, pour ne pas lui faire de la peine. Il est vrai qu’en sortant de ses mains, elle mettait les siennes dans ses cheveux pour s’arranger à l’air de son visage.
Après l’avoir vengée sur les points essentiels, il finit, dans
                        un sentiment chevaleresque et qui rappelle celui de Burke, par mettre sa
                        royale mémoire sous la protection des jeunes militaires français qui ne
                        l’ont point connue et qui, venus depuis, sont purs envers elle
                            d’ingratituded : « Au moins,
                            écrivait le prince de Ligne vers la date d’Austerlitz et d’Iéna, que
                            ceux qui s’acquièrent tant de gloire sous les drapeaux de leur empereur,
                            plaignent cette malheureuse princesse qu’ils auraient bien
                            servie… »
 Ce sont là des alliances d’idées et de sentiments qui
                        honorent. En y faisant appel, le prince de Ligne a touché juste, et il ne
                        s’y est point trompé : la France nouvelle a vengé Marie-Antoinette de
                        l’ancienne.
La vieillesse arrivait pourtant ; le prince de Ligne orna la sienne, jusqu’à
                        la fin, d’agrément et d’élégance. Ceux qui le veulent connaître dans les
                        dernières années, peuvent lire ce qu’en ont dit le comte Ouvaroff dans ses
                            Esquisses (1848), et le comte de La Garde au
                        tome premier de ses Souvenirs du congrès de Vienne (1843).
                        Un jour, le prince de Ligne s’aperçut que deux belles Juives, chez qui il
                        allait souvent, demeuraient bien haut ; il leur écrivit un petit billet le
                        plus dégagé possible, par lequel il prenait congé d’elles à l’avenir, leur
                        disant : « Adieu ! vous êtes décidément les dernières que j’aie
                            adorées au troisième. »
 Mais cette apparence 
légère ne faisait que renfermer plus tristement en soi
                        les regrets et les souvenirs :
Les souvenirs ! s’écriait-il dans les moments de solitude, on les appelle doux et tendres, et, de telle façon qu’ils soient, je les déclare durs et amers… L’image des plaisirs innocents de l’enfance retrace un temps qui nous rapproche de celui où nous n’existerons plus. Guerre, amour, succès d’autrefois, lieux où nous les avons eus, vous empoisonnez notre présent ! Quelle différence ! dit-on ; comme le temps s’est passé ! J’étais victorieux, aimé et jeune ! On se trouve si loin, si loin de ces beaux moments qui ont passé si vite, et qu’une chanson qu’on a entendue alors, un arbre au pied duquel on a été assis, rappellent en faisant fondre en larmes ! J’étais là, dit-on, le soir de cette fameuse bataille. Ici on me serra la main. De là, je partis pour un quartier d’hiver charmant. J’avais bonne idée des hommes. Les femmes, la Cour, la ville, les gens d’affaires ne m’avaient pas trompé. Mes soldats (société d’honnêtes gens plus purs et plus délicats que les gens du monde) m’adoraient. Mes paysans me bénissaient. Mes arbres croissaient ; ce que j’aimais était encore au monde, ou existait pour moi. Ô mémoire ! mémoire ! elle revenait quelquefois au duc de Marlborough tombé en enfance et jouant avec ses pages ; et un jour qu’un de ses portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs ses mains qu’il porta sur son visage.
Page éloquente ! accents échappés du cœur ! voix de la nature ! pourquoi l’aimable prince ne se les accorde-t-il que si rarement ?
Lorsque s’ouvrit le congrès de Vienne en 1814, le prince de Ligne se trouva
                        par position et tout naturellement comme le grand maître des cérémonies de
                        cette réunion brillante. La jeunesse des diplomates aimait à se grouper
                        autour de lui, à l’écouter, à le prendre pour introducteur et pour guide, à
                        faire écho à ses saillies qu’on se redisait : « Le Congrès ne marche
                            pas, il danse… Le tissu de la politique est tout brodé de
                            fêtes. »
 On le consultait sur la broderie. M. de La Garde nous
                        l’a peint durant cette dernière année avec un sentiment d’entière
                        admiration. Mais, au milieu des couleurs brillantes dont il l’entoure, on
                        saisit quelques ombres. Le prince de Ligne souffrait par moments de n’être
                        pris 
que comme une curiosité, une simple utilité
                        mondaine dans cette réunion de ◀rois et de ministres qui allait trancher les
                        destinées du monde. Il avait commencé trop tôt de paraître un monument. Ce
                        qu’il considérait comme manqué dans sa carrière de soldat lui revenait à
                        certains moments avec amertume. Un jour qu’il était allé à Schönbrunn où
                        était le jeune roi de Rome, l’enfant, à qui le vieux maréchal (car le prince
                        de Ligne avait ce titre) agréait beaucoup, se mit à jouer aux soldats devant
                        lui ; le maréchal se prêta au jeu et commanda la manœuvre. En la voyant
                        faire à cet enfant, il devait se rappeler qu’il y avait plus de vingt ans
                        qu’il ne l’avait commandée au sérieux et devant l’ennemi.
Un jour qu’il avait reçu un de ces affronts comme la vieillesse la plus
                        aimable n’en saurait éviter lorsqu’elle s’obstine à vouloir être toujours
                        jeune, il lui échappa, à lui si bienveillant, quelques paroles contre la
                        jeunesse : « Mon temps est passé ; mon monde est mort… Mais enfin
                            quel est donc aujourd’hui le mérite de la jeunesse pour que le monde lui
                            prodigue ainsi toutes ses faveurs ? »
 Ce mérite, c’était
                        simplement d’avoir le sourire et d’être jeune à son tour. Le prince de
                        Ligne, malgré sa douceur de mœurs habituelle, ne pouvait s’empêcher d’avoir
                        quelque accès de misanthropie ; il en voulait aux engouements et à toutes
                        ces contrefaçons de talent ou d’esprit qui usurpent la réputation des
                        originaux et des véritables : « Il se fait, disait-il, dans la
                            société un brigandage de succès, qui dégoûte d’en
                            avoir. »
 Mais il était plus dans sa nuance de philosophie et
                        dans les tons qui nous plaisent, lorsqu’il écrivait cette pensée qui résume
                        sa dernière vue du bonheur :
Le soir est la vieillesse du jour, l’hiver la vieillesse de l’année, l’insensibilité la vieillesse du cœur, la raison la vieillesse de l’esprit, la maladie celle du corps, et l’âge enfin la vieillesse de la vie. Chaque instant apporte avec lui l’idée du décroissement. Tout est mobilité, mais bien plus longtemps en mal qu’en bien. On n’est pas si gai à quinze ans qu’à dix, à trente qu’à vingt ; ainsi du reste jusqu’à la mort. Que de blessures, d’accidents, de chutes, de chagrins, de dérangements d’estomac, n’a-t-on pas déjà éprouvés à trente ans ! On en souffre tout le reste de sa vie. Les emplois, les rubans, la gloire même font-ils autant de plaisir que la première poupée, le premier habit de matelot ? L’enfant mange quatre fois par jour, le héros souvent ne soupe point. Heureux celui qui, par le prix qu’il met et le goût qu’il prend aux plus petites choses, prolonge son enfance ! Les jours les plus heureux sont ceux qui ont une grande matinée et une petite soirée.
C’est presque comme le vers de Malherbe :
Tout le plaisir des jours est en leurs matinées.
Le prince de Ligne mourut à Vienne, le 13 décembre 1814, dans
                        sa quatre-vingtième année, pendant la tenue même du Congrès, à qui il
                        procura entre deux bals le spectacle de magnifiques funérailles. Un écrivain
                        protestant s’est montré sévère jusqu’à l’injustice pour cette fin du prince
                        de Ligne. Celui-ci, au milieu de ses fragilités et de ses maximes d’Hamilton
                        ou d’Aristippe, n’était rien moins qu’un incrédule et qu’un impie.
                            « Tout cela est très joli, disait-il des incrédulités
                            fanfaronnes, quand on n’entend pas la cloche des agonisants. »
                        Personne n’a mieux parlé que lui du principe de l’irréligion chez Voltaire,
                            « de ce désir d’être neuf, piquant et cité, de rire et de faire rire, d’être ce qu’on
                            appelait alors un écrivain hardi »
, toutes choses qui, selon
                        lui, avaient plus animé Voltaire qu’aucune conviction positive. C’est le
                        prince de Ligne qui a écrit cette belle pensée :
L’incrédulité est si bien un air que, si on en avait de bonne foi, je ne sais pas pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du corps ou de l’esprit. On ne sait pas assez ce que serait la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l’ombre de la religion.
Dans tout ce qui précède, je n’ai point voulu faire une biographie ni même un portrait du prince de Ligne, mais seulement présenter de lui et, pour ainsi dire, sauver de l’ancien naufrage de ses Œuvres quelques beaux ou jolis endroits, et le rappeler à l’attention comme un des plus sensés parmi les arbitres des élégances, un des plus réellement aimables entre les heureux de la terre38.