Émile Zola
I17
Est-ce là un roman personnel ?… L’auteur de ce livre de haute graisse, car il est de haute graisse, aurait-il été, il faut bien le dire, charcutier ?… Aurait-il aimé une charcutière ?… Ou, non moins sérieux mais plus impersonnel, croirait-il que la Charcuterie est l’Idéal des temps modernes, et l’aurait-il seulement peinte avec l’amour d’un grand artiste pour une grande chose ? Ma foi ! je le croirais plutôt. Toujours est-il (voici la nouveauté !) que nulle part et dans aucun livre la charcuterie n’a été traitée avec cette importance, et décrite avec autant de science technique et de connaissance du métier. Assurément, il y a autre chose que de la charcuterie et des charcutiers dans le livre de M. Zola, dans ce Ventre de Paris qui est la Halle, sans métaphore. Tous les genres de comestibles, toutes les choses du ventre, légumes, poissons, volailles, viandes de boucherie, fruits et fromages, y sont traités à fond et peints avec un détail infini et une passion qu’on dirait famélique, tant elle est intense ! Mais, il faut bien le reconnaître, c’est la charcuterie, cette spécialité de la charcuterie, qui trône sur toutes les autres mangeailles étalées ici avec un luxe de couleurs qui fait venir vraiment par trop d’eau à la bouche… Oui ! c’est la charcuterie, c’est la cochonnaille, qui, entre toutes les victuailles de la terre, est la chose sacrée pour M. Zola.
Rabelais, ce grand rieur qui se permettait tout, cet Homère-Priape sans feuille de vigne ; Rabelais, l’auteur de Gargantua, a un jour raconté la bataille des Cervelas et des Andouilles, mais il riait▶ au-dessus de sa plantureuse et folle Épopée. M. Émile Zola ne ◀rit▶ point, lui. « Il ne rigolle pas »
, comme disait précisément Rabelais. Non pas ! Il est grave et convaincu dans sa charcuterie. Pour Rabelais, en ses bacchanales de bouffon, les andouilles, les cervelas, les tripes, le piot, ne sont que de la ripaille et de la goinfrerie. Mais pour M. Zola, toute cette cochonnaille, qu’il nous étale et dont il nous repaît, et dont il finit par nous donner le mal au cœur, c’est de l’art.
Il croit dire le dernier mot de l’art en faisant du boudin, M. Zola !
II
Et je ne me permets ici aucune mauvaise plaisanterie. Je veux être grave, comme M. Zola en sa charcuterie. Telle est la signification de son livre : faire de l’art, en faisant du boudin ! Ce n’est pas un goût particulier à M. Zola (parbleu ! il peut très bien aimer la charcuterie, cet homme !), qui a produit ce livre où il y a du talent souvent à dégoûter, mais c’est quelque chose de plus général qu’un goût ou une fantaisie individuelle. C’est une idée qui depuis longtemps se précise en littérature et en art. Nous devenons des charcutiers ! Cela s’appelle le réalisme, cette idée, et cela sort des deux choses monstrueuses qui s’accroupissent, pour l’étouffer, sur la vieille société française : le Matérialisme et la Démocratie. Le Ventre de Paris (je parle du livre de M. Zola) est la dernière expression, osée par un esprit que je crois systématiquement audacieux et coupeur de queues de chien, du Matérialisme et de la Démocratie, sa fillette, dans la littérature, l’art et la langue. Ce n’est point là une œuvre qui n’a de père que celui qui l’a faite, qui a jailli, un beau matin, d’une originalité isolée. C’est une œuvre qui a des ancêtres, et qui vient à son heure dans la suite des temps. Il y a entre la Notre-Dame de Paris, dont l’idée première a frappé certainement la tête de M. Zola ; il y a entre la Notre-Dame de Paris et Le Ventre de Paris assez d’espace pour qu’on y ait vu passer bien des choses, doctrines et œuvres, abaissantes, abaissées, se matérialisant, se démocratisant toujours davantage. On y a vu passer Les Iambes sur la Sainte canaille, de Barbier ; La Charogne, de Baudelaire ; Les Réfractaires et La Rue, de Vallès ; Littré et ses singes, volés à Darwin ; Courbet, en peinture, Courbet-le-Déboulonneur ; Manet, L’Homme au bon bock. Tous plus ou moins déboulonneurs de colonnes, ces gens-là. Tous voulant faire dégringoler l’art de la dernière marche pyramidale de cet Escalier des Géants qu’il avait monté, et dont ils disaient qu’il devait descendre ! M. Zola peut se nommer après ces noms fameux. Son Ventre de Paris est l’œuvre à présent la plus avancée (et vous pouvez l’entendre comme il vous plaira !) dans le sens de vulgarité et de matière qui nous emporte de plus en plus… Mais ce ne sera pas la dernière ! Il y a plus bas que le ventre. Il y a ce qu’on y met et il y a ce qui en sort. Aujourd’hui on nous donne de la charcuterie. Demain, ce sera de la vidange. Et ce sera peut-être M. Zola qui nous décrira cette nouvelle chose, avec cette plume qui n’oublie rien.
Délicieuse perspective ! Si ce charmant mouvement intellectuel continue, la Littérature française a chance de mourir asphyxiée derrière la porte infecte du cabinet d’Héliogabale.
III
Eh bien, M. Zola me semble bâti pour aller aussi loin que possible dans cette voie descendante qui nous conduit… j’ai déjà dit où… Il est jeune, je crois, et il a malheureusement de l’avenir. Il a débuté par des bégaiements dont je me suis un peu moqué (La Confession de Claude), mais la voix, qui manquait de justesse et de force, lui est venue. Il a fini par bien poser, et d’aplomb, son archet sur les cordes de son violon, et il nous a joué cet air horrible de Thérèse Raquin qui fait saigner le cœur et l’oreille, et que nous allons entendre au théâtre pour qu’il les y fasse saigner mieux. Avec ce sans-gêne méprisant que les artistes qui ne sont pas de race ont pour leurs œuvres, M. Émile Zola a coupaillé un drame dans sa Thérèse Raquin, — ce roman d’un tragique affreux (le tragique dans l’immonde !) que n’a pas Le Ventre de Paris. Il était encore, en ce temps de Thérèse Raquin, M. Zola, dans le milieu bas où il se vautrait, un reste d’âme, un lambeau de vie spirituelle ; mais il a fini par tuer tout cela avec les couteaux de cuisine — avec les couteaux à boudin — de sa littérature. Du temps de Thérèse Raquin, il voyait rouge comme le Chourineur et il charcutait dans le crime et la chair humaine. Mais, à présent, il est plus calme et moins terrible, parce qu’il est plus mort aux choses de l’âme, et il ne charcute plus que comme un simple charcutier.
Là est tombé son talent, — dans un saloir qui ne le salera pas ! Cet homme, à qui on put croire du tempérament littéraire, qui peignit dans sa Thérèse Raquin — un livre qu’il ne recommencera pas ! — les épouvantables remords des natures physiques, plus forts que leur abrutissement, n’est plus capable que de faire l’étalage, comme un garçon, chez les charcutiers qu’il adore. Il n’est plus capable que de décrire, de décrire sans cesse et toujours, les viandes, et leurs couleurs, et leurs nuances, et leurs oppositions. Que dis-je ? tout charcutier qu’il soit de préférence (dans son Ventre de Paris la seule femme un peu intéressante qu’il y ait est une charcutière), il ne peint cependant pas que de la charcuterie. Il peint tout, dans cette Halle qu’il a choisie comme sujet de peinture incessante, dans cette Halle qui est bien plus le sujet de son livre que les personnages qui s’y agitent ; et il peint avec une telle absorption de lui-même dans l’objet, qu’il n’est plus une main conduite par une pensée, mais une espèce de palette mécanique, un pinceau qui va par l’effet d’un ressort, un procédé. Lui qui devrait avoir plus d’esprit que cette cruche vide de Courbet, il croit, comme lui, que tous les objets sont égaux devant la peinture, et il peint n’importe quoi, avec la fureur glacée du parti pris, comme Courbet, qu’il n’égale même pas ; car la langue, cette palette des peintres littéraires, n’a de valeur que par l’âme qu’on infuse dans les mots, et s’ils n’ont pas d’âme, ils sont, plastiquement, bien inférieurs à la couleur matérielle. Et c’est ainsi qu’en se tuant d’efforts l’écrivain qui, avec les mots seuls, et leurs entassements et leurs surcharges, croit arriver aux résultats du peintre plastique, comme M. Zola, n’est jamais, en littérature, qu’un rapin, tout au plus enragé !
IV
Ainsi, le livre de M. Zola, dans sa prétention la plus accusée, qui était d’être de la peinture par les mots élevée à sa plus haute puissance plastique, n’est, au fond, qu’une suite parfois très fatigante de nomenclatures à épithètes violentes. Rien de plus. Théophile Gautier, — qui était un peintre littéraire et qui s’appelait encore, par-dessus le marché, « un gaufreur », — Gustave Flaubert, dont Zola relève par la phrase comme un vassal de son suzerain, nous ont bien trop accoutumé à leur manière, à leur style d’une matérialité presque dense, à leur couleur bombante qui approche du relief, pour que nous soyons fort étonné et fort ravi des descriptions de M. Zola, indifférent maintenant, je l’ai dit plus haut, à tout ce qui n’est pas la description minutieuse, microscopique, implacable, de toutes les réalités quelles qu’elles soient. Il parle dans ce livre-ci d’un homme abandonné sur un écueil et qui fut mangé par les bêtes de la mer. Il ressemble beaucoup à cet homme-là. Les mots lui mangent son talent, et c’est d’autant plus exact que les mots sont bêtes quand ils n’expriment pas des sentiments ou des idées. Le drame humain qui se noue et se dénoue dans ce Ventre de Paris, où il n’y a, comme dans le ventre de l’homme, que des choses physiques, est d’une pauvreté psychologique qui fait pitié. J’ai cru un moment que ce drame serait politique, que la flamme des passions démocratiques allait s’y allumer, car M. Zola est trop absolument matérialiste pour n’être pas un démocrate, et surtout quand j’ai vu, dès les premières pages, le héros du livre revenir de Cayenne, d’où il s’est sauvé, pour vivre caché dans ce Paris qui engouffre également tous les crimes et toutes les misères. Mais l’auteur du Ventre de Paris n’avait inventé son héros que pour les besoins de sa Halle, et pour en faire tourner à vous en donner des bluettes, dans une valse de description éternelle, toutes les nombreuses faces autour de lui !
J’ai donc été vite détrompé. Le héros, le triste héros de M. Zola, est un pauvre pied plat d’imbécile, une espèce d’Icarien, qui, en 48, s’est fait prendre bêtement sur une barricade, car il ne s’y battait même pas, et qui, dans le tas des émeutiers du temps, fut jeté à l’exil. Ce meurt-de-faim et ce-meurt-de-peur, ramassé dans le chemin, aux barrières, par une maraîchère dont la voiture a failli l’écraser, est porté sur des feuilles de chou et des monceaux de navets à la Halle, près de laquelle vivent son frère et sa belle-sœur, ces charcutiers qui sont le grand intérêt du volume de M. Zola. Ici vient se placer la description des mœurs de la charcuterie, générale et privée, et des opérations culinaires de cette attrayante industrie. Si ce croquant politique, leur frère, qu’ils métamorphosent en cousin pour cacher sa fuite de Cayenne, avait eu seulement une étincelle de ce feu sacré qui fait les charcutiers et qui cuit le boudin, du coup il devenait charcutier, et nous n’eussions pas eu, pour le bonheur de notre esprit, cette étonnante et forte étude sur la charcuterie qui restera la gloire de M. Zola. Nous n’aurions pas eu la Halle tout entière. Nous n’aurions pas eu l’intérieur de ce Ventre de Paris, avec toutes les industries qui en sont comme le système intestinal. La charcuterie nous eût absorbés. Nous disparaissions dans ce gouffre parfumé de la charcuterie. Mais M. Zola, plus fort qu’Annibal, a échappé aux douceurs de Capoue de la charcuterie en faisant, par un tour de génie, de son Icarien en rupture de ban un inspecteur à la Halle, que nous avons, par ce moyen, inspectée avec lui. Puis, quand l’inspection a été terminée, quand toutes les descriptions de la Halle, qui sont toute la visée d’art du livre de M. Zola, ont été épuisées, il n’en a fait ni une ni deux : il a brisé son Icarien ! Il a brisé cet homme-pivot autour duquel tournait sa mécanique. Il le mêle à un complot de cabaret et le fait reconduire à Cayenne. La lanterne magique pour les enfants et l’escamotage des muscades n’ont rien de plus compliqué que cela !
Ajoutez cependant à cela — à ce pauvre cela — quelques figures de poissardes et de harengères piquées, çà et là, dans cet océan de descriptions. Les unes aiment l’Inspecteur, les autres le détestent, toutes commèrent… mais de ces femmes de la Halle, prises uniquement par le côté physique, comme M. Zola prend tout, il n’en est pas une seule qui soit un type, un caractère, une physionomie. Chose naturelle, d’ailleurs ! Avec le matérialisme voulu de sa préoccupation et de sa manière, M. Zola ne peut nous donner que des tempéraments ; et, pour ma part, maintenant, je le défie de sortir jamais de l’animal !
Or, l’animal est, comme les mots, sans âme. Il est toujours bête, plus ou moins.
V
Voilà, en toute brièveté, dans sa conception sans profondeur et dans sa chétive combinaison dramatique, — si chétive qu’elle arrive à la nullité, — ce roman de M. Zola, qui, du reste, ne devait exister dans la pensée de son auteur que par son exécution pittoresque. Mais M. Zola, qui croyait à une fresque monumentale, n’est arrivé qu’à une énorme photographie coloriée, qui s’amenuise et se perd dans la fatigue et l’infinité des détails. Dans ce roman très travaillé, toutes les prétentions, tous les défauts, tous les vices, toutes les manies, et, je dirai plus, tous les tics de l’orde École à laquelle l’auteur appartient, sont poussés, par un homme qui ne manque pas de vigueur, jusqu’au dernier degré de l’aigu, de l’exaspéré, du systématique, de l’opiniâtre et du fou. On y trouve toutes les immondices qui leur sont chères. Il y a des théories qui sont leurs théories connues sur la fin de l’art des Raphaël et des Michel-Ange, du temps des papes et des rois, et sur le commencement d’un art nouveau, l’art de l’avenir, industriel et athée, imaginé par les pouilleux du temps actuel ! Il y a le somptueux amour du vulgaire et du bas qui distingue ces Sans-Culottes du Réalisme, en révolution contre tout ce qui n’est pas vulgaire et bas comme eux, et qui leur ferait peindre avec des orgueils de pinceau singuliers les déjections de l’humanité. Il y a enfin… le charcutier ! le charcutier, qui transporte l’art, des sphères élevées et nobles où il devrait rester, dans les charcuteries, et qui pose l’axiome insolent, barbare et crapuleux, « que c’est là qu’il faut chercher le Beau et sa loi désormais ! »
.
Et ils cherchent… avec un crochet. Mais ils y morfondent leur crochet. Ils y morfondront aussi le talent que Dieu, peut-être, leur avait donné. L’auteur du Ventre de Paris, dont la chair, pour parler comme lui, est faite des chairs mêlées de Victor Hugo, Théophile Gautier et Flaubert, malgré son amour monstrueux des choses basses, des couleurs criantes jusqu’à vociférer, et son cynique mépris des inspirations morales et des beautés intellectuelles dans les œuvres, a du talent encore. Mais cela ne sera pas long, s’il ne se retourne pas !… Il est à la limite extrême. Et, puisque la charcuterie, et le porc, qui en est la base, tiennent tant de place dans son livre et les contemplations de sa pensée, il n’aura pas peur de mon image : il est sur le rebord de l’auge à cochon du réalisme, dans laquelle il peut se noyer tout entier. Malheureusement, je le sais bien, il est attiré magnétiquement vers cette auge. Le cochon l’excite. Il est de l’opinion de Victor Hugo, ce fort porcher poétique, qui n’a pas craint d’écrire :
J’ai nommé par son nom le cochon, — pourquoi pas ?…………………………………………………………Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent.Un pourceau secouru pèse un monde opprimé !
Et qui sait même si ce n’est point par le fait de ce sentiment partagé qu’il a peint, lui, M. Zola, avec tant d’adoration précise et de détails idolâtres, les charcutiers, qui sont, au bout du compte, des artistes en cochon !
Du reste, il n’y a pas que l’art du porc salé qui ait ses hommages. Les fromages, entre autres, les ont aussi, — les fromages, qu’il comprend et peint aussi bien que les côtelettes froides en pyramide et les gelées, tremblantes et immobiles, dans leurs transparences de topazes, sur le marbre blanc des comptoirs. Je voudrais vous faire voir et flairer ces fromages pour vous donner une idée de la manière violente, inouïe, emphatique, musicale, et, ma foi ! sublime, dont M. Zola les aborde à leur tour, avec ce pinceau qui se met dans tout, pour peindre tout.
« Autour d’elles, les fromages puaient… (Quelle solennité de début !) À côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache ; puis venaient un chester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare (c’est beau et glorieux pour un fromage !), des hollande, ronds comme des têtes coupées (détail qui doit les faire aimer !), barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crânes vides qui les fait nommer têtes de mort (c’est complet !). Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique (bon, pour celui-là !). Trois brie, sur des planches rondes, avaient (touchant !) des mélancolies de lunes éteintes : deux, très secs, étaient dans leur plein ; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir…
« … Un romantour, vêtu de son papier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d’une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes (encore un détail friand et affriolant !) ; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. (Rêverie par les fromages !)
« Alors, commençaient les puanteurs (quel déroulement superbe !) : les mont-d’or, jaune clair, puant une odeur douceâtre ; les troyes très épais, meurtris sur les bords, d’âpreté plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide ; les camembert, d’un fumet de gibier trop faisandé ; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l’évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë (la musique annoncée !) et particulière dans cette phrase rude jusqu’à la nausée ; les livarot, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre ; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes (pas celle de Baudelaire !) que les paysans couvrent de branches, au bord d’un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine… un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boite mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris. »
C’est accompli. Flaubert ! qu’en dis tu ?
Seulement, il faut bien pourtant que vous le sachiez ! c’est dans cette atmosphère de fromages épiques que se trame le complot contre l’Icarien de Cayenne, entre des commères qui veulent le livrer à la police. Toute la scène y est ; mais, moi, je ne veux vous exposer que ces fromages, qui deviennent terribles à leur tour autant que ces commères endiablées… « Elles restaient debout… — dit M. Zola dans le bouquet final des fromages… c’était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointes alcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un large chant de basse (ô nez de Beethoven, pourquoi donc ne respires-tu plus ?…), sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d’or. Puis les odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres, s’épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayant plus de parfums distincts (il appelle cela des parfums !), d’un vertige continu de nausée et d’une force terrible d’asphyxie. Et cependant, — ajoute-t-il, ce prodigieux peintre de fromages ! — il semblait que c’étaient les paroles mauvaises de madame Lecœur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort ! »
C’est ainsi qu’il mêle le drame aux fromages. Mais la frénésie puante de ces fromages, qui se mettent à puer avec cette furie d’infection, l’emporte sur la scène où ces coquines puent à leur tour, de leurs becs infects, sur l’innocence de l’Icarien. Ces femmes méchantes, vindicatives, acharnées, rappellent, il est vrai, les sorcières de Macbeth autour de leur baquet, et ces autres trois vieilles de La Fiancée de Lammermoor, dans le cimetière, au mariage de la pâle Lucie ; mais elles sont tombées dans cette atmosphère de fromages, et, comme ces fromages, leur sublime tragique a coulé…
Je crois bien que le talent de M. Zola fera comme ces fromages et comme ce tragique disparu des sorcières de Macbeth et de Walter Scott, descendues, par un art insensé et grotesque, en ces fromages, ennemis du tragique. Je crois bien que dans peu d’années le talent et les œuvres de M. Zola auront aussi coulé…
VI18
Nous en étions restés sur le joli souvenir du Ventre de Paris, cette haute pièce montée de charcuterie, que M. Émile Zola, manches retroussées et le tablier sous l’aisselle, nous servit pompeusement. Il ne s’agit plus de cela. M. Zola n’est point un spécialiste. Il n’est pas charcutier tous les jours. Mais ce qu’il est tous les jours, c’est un écrivain matériel et matérialiste, qui public de bien autres choses que les quelques porcheries innocentes du Ventre de Paris. Elles n’étaient que de la fantaisie, — grossière, il est vrai, — la fantaisie d’un esprit sans goût, mais non pas sans calcul, qui bravait le dégoût et le ◀rire et qui les inspirait tous les deux. La Faute de l’abbé Mouret n’est plus une farce nauséabonde comme Le Ventre de Paris, avec sa fameuse description de fromages dont on ne se souvient qu’en se bouchant le nez, et qui n’avait, au bout du compte, que l’inconvénient de l’infection pour nous et d’un ridicule incommensurable pour l’auteur. Ici, nous ne farçons plus… Nous sommes très grave. Nous avons une bien autre enseigne que celle d’un marchand de cochon, et enseigne est le mot, car voici les propres termes que M. Émile Zola met sur la couverture de son livre : « Physiologiquement, c’est l’histoire de la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations naturelles, humaines et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus ou de vices… »
Ainsi que vous le voyez par cette lourde et pédantesque affiche, les livres de M. Zola ont l’endoctrinante prétention d’être de l’art appuyé sur de la science. Grande pipée pour les niais ! Très peu original au fond, toujours en flagrant délit d’imitation de quelque chose ou de quelqu’un, mais croyant le dissimuler par la violence de son imitation et par l’épouvantable grimace qu’il fait faire à ce qu’il imite, M. Zola, qui voudrait retrancher la spiritualité humaine de la littérature et du monde, n’est, en définitive, qu’un singe de Balzac dans la crotte du matérialisme, écrivant pour les singes de M. Littré.
Mais les singes de M. Littré sont nombreux, et, si cela continue, la charmante société à laquelle nous avons le bonheur d’appartenir fera croire à la vérité de l’avilissante théorie. Le livre de M. Zola a, je le dis avec regret, du succès. Il ne révolte point, mais il attire. Il est en ce moment, soyons fiers de notre patrie ! la passion des cabinets de lecture. S’il n’y avait dans ce livre que le talent de M. Zola, nous n’en parlerions même pas. Ce talent, nous l’avons, et à plusieurs reprises, caractérisé… La Critique ne doit plus rien à un homme dont elle a déjà parlé, quand il ne se renouvelle pas, et M. Zola, dans La Faute de l’abbé Mouret, n’a pas plus de talent ni un autre talent que dans ses précédents ouvrages. Seulement la société, qu’il corrompt, pour sa part, autant qu’il le peut, a pris goût à ce livre. Elle trouve cela bon. C’est là un symptôme ! Et elle lape avec plus d’avidité dans l’auge qu’on lui tend. Eh bien, la Critique est tenue d’expliquer ce succès, sur la nature duquel la vanité de l’auteur et la complaisance de ses amis pourraient se méprendre, et elle va l’expliquer avec les deux mots que voici : la haine du catholicisme, qui est le fond du livre, et la bassesse de son inspiration.
VII
M. Émile Zola est, en effet, un de ces haïsseurs du catholicisme qui s’en croient en ce moment les fossoyeurs. Je ne pense pas qu’il y ait pourtant grande haine dans son âme, laquelle doit être surtout une âme de préoccupation littéraire, non de papier mâché, mais de papier écrit… Si peu organisé qu’il soit pour les sentiments véhéments et sincères, M. Zola, cet homme de mots, cet écrivain d’un temps de trissotinisme et de décadence, n’en est pas moins — comme tous les amollis et les ramollis de son temps — l’ennemi de toutes les forces qui le gênent. Et quelle force plus grande que le catholicisme a jamais gêné davantage la lâcheté des hommes, qui voudraient vivre animalement au courant de leurs sensations ?… L’auteur de La Faute de l’abbé Mouret n’en fait pas moins contre le catholicisme acte de haine profonde, malgré l’insignifiance de son impiété. Il faut retourner le caillou pour trouver le crapaud dessous. Son livre semble n’avoir pour but que de peindre la nature et d’exalter les forces physiques de la vie. C’est un livre d’intention scélérate, sous le désintéressement apparent de ses peintures. Il est tout simplement la vieille idée païenne, battue par le christianisme et revenant à la charge. C’est le naturalisme de la bête, mis, sans honte et sans vergogne, au-dessus du noble spiritualisme chrétien !
Tel est le dessous et tel le crapaud de ce livre. Tout ces gens qui ne comprennent rien au catholicisme, qu’ils ne savent pas et qu’ils n’ont point étudié, n’ont qu’une seule façon de procéder contre lui, mais cette façon ne manque jamais son coup sur les imbéciles. C’est l’attaque au prêtre et le déshonneur du prêtre. Le prêtre, autrefois, vivait de l’autel, et il n’existait que par l’autel, mais à présent l’autel doit mourir par le prêtre… Et voilà pourquoi le prêtre, haï et méprisé, et dont on ne devrait même plus parler si les religions étaient — comme ils le disent — finies, tient tant de place dans l’irréligieuse littérature de ce temps. Je ne parle pas de Balzac, qui l’a mis partout dans ses œuvres pour le glorifier, excepté une seule fois, dans Le Curé de Tours, où il fit une caricature que son génie même n’excuse pas… Mais tous les écrivains qui n’ont pas le respect de Balzac pour les choses chrétiennes, toutes ces grenouillettes littéraires qui sautent sur le soliveau roi de l’Église désarmée et qui ne peut plus les châtier, radotent du prêtre dans leurs écrits. M. Zola, qui nous donne La Faute de l’abbé Mouret, nous avait déjà donné un autre prêtre dans La Conquête de Plassans… Il y avait peint l’ambitieux dans le prêtre. Idée commune et facile, et souvent exploitée. Stendhal nous l’avait exprimée dans sa Chartreuse de Parme, Ferdinand Fabre dans son Abbé Tigrane, — Ferdinand Fabre, tombé de l’abbé Tigrane au Frère Barnabé, qui n’est pas un prêtre, mais une espèce de prêtre à travers lequel on allonge un coup de couteau qui finira bien par trouver la poitrine d’un autre prêtre quelque jour. M. Émile Zola a changé son prêtre. Dans La Faute de l’abbé Mouret, ce n’est plus le prêtre ambitieux, c’est le prêtre vraiment prêtre, le prêtre mystique, qu’il a voulu déshonorer. Déjà Victor Hugo, le père de bâtards qui devraient, quand il les regarde, lui faire honte de sa paternité, nous avait donné le prêtre amoureux, Claude Frollo ; mais, tout en le traînant dans la fange enflammée de sa passion pour une coureuse de places publiques, il lui avait gardé sur son énorme front chauve un rayon d’intelligence qui, du moins, tout coupable qu’il apparaissait, faisait reculer le mépris. M. Zola n’a pas de ces inconséquences de poète… Il a, lui, idiotisé son prêtre pour le déshonorer mieux. Aux yeux de M. Zola, mysticisme et idiotisme ne sont qu’une équation dans la tête humaine. Ce n’est pas pour lui la faute de l’abbé Mouret qui est le crime et le mal, c’est sa pureté avant la faute, et, après, c’est son repentir.
Et vous comprenez, n’est-ce pas ? quelle est la faute de l’abbé Mouret. Je n’ai pas besoin de la nommer. C’est la faute facile et vulgaire que les impies reprochent avec le plus d’insulte au malheureux prêtre qui l’a commise, pour se venger sans doute de la pureté et de la force de ceux qui ne la commettent pas ! Et ce n’est pas ici, comme on pourrait le supposer, le résultat d’une de ces violentes passions combattues qui donnent une attitude intéressante à l’homme, même quand il est vaincu par elles. Un prêtre qui a la foi comme l’abbé Mouret, — car M. Zola lui a donné la foi pour mieux montrer à quel degré de rachitisme intellectuel l’idée religieuse fait descendre la créature humaine, — aurait dû résister longtemps avant de tomber, et, s’il fût tombé, le flambeau de la foi, qui n’est pas toujours éteint par la chute, aurait pu allumer en lui le feu des remords. Mais M. Zola, qui nous analyse les tentations, s’est épargné l’excuse de cette lutte qui sauve au moins le coupable de l’ignominie de la faute. M. Zola n’a pas donné non plus à son abbé Mouret le grandiose tragique qu’a parfois le prêtre qui tombe, le prêtre porte-lumière, foudroyé comme Lucifer, mais par une foudre qui vient d’en bas et qui n’est plus lancée par la main de Dieu. Pour un prêtre, dans l’esprit de M. Zola, c’aurait été trop beau ! Il ne fallait ni tant de beauté, ni tant de poésie… Son abbé Mouret n’eût plus ôté alors ce petit prêtre nerveux, ce chétif enfant qu’il fallait montrer imbécillisé par le séminaire, halluciné par l’oraison, et préparé à la faute de l’amour d’une femme par l’amour de la Vierge divine trop contemplée sur son autel… Il fallait que sa faute, à lui, fût facile et rapidement faite, pour humilier davantage la grandeur surnaturelle du sacerdoce devant les réclamations animales de la chair et les tyrannies de la nature Il fallait enfin que le prêtre, malade hier, et guéri aujourd’hui, s’enivrât assez à la première vue des cheveux et de la peau d’une fillette pour glisser dans ses bras, tout naturellement, un jour de sa convalescence… Est-ce assez misérable, tout cela ?… Et lorsque la faute de l’abbé Mouret est commise avec cette dégradante facilité, M. Zola, pour le dégrader davantage encore, le fait reprendre par l’Église aussi aisément qu’elle l’avait perdu. L’abbé Mouret sort des bras de sa maîtresse d’un moment aussi vite qu’il y était entré, et croyez-vous que M. Zola lui fasse une gloire de son repentir, de sa pénitence, de sa résistance obstinée à la femme qui le fit tomber et à la tentation des souvenirs ? Il lui en fait une injure et un avilissement de plus, et surtout, surtout, il en fait la preuve de l’influence effrayante et fatale de l’Église, qui déprime et crétinise assez la tête de ses prêtres pour les reprendre, sans effort, à la nature et au péché !…
Oui ! voilà le crapaud, voilà le dessous de la signification de cette courte églogue, jetée à travers les détails les plus prosaïques, les plus mesquins, les plus aplatis de la vie d’un pauvre curé de campagne, qui pourrait être si poétique dans sa pauvreté. La poésie ! M. Zola croit peut-être ne l’avoir gardée que pour sa bucolique, — à la Daphnis et Chloé, — mais dont le Daphnis est un curé, ô ridicule immense ! et la Chloé, une fille, élevée comme une femelle, et qui meurt enceinte de ses œuvres. Ignoble et insolente églogue ! Les fleurs dont M. Zola l’a couverte, ces charretées de fleurs qu’il étiquette et qu’il décrit comme un jardinier faisant l’inventaire et le prospectus de sa serre, n’en peuvent cacher ni l’insolence, ni l’ignobilité, ni l’abominable portée. Et, d’ailleurs, ni les fleurs peintes, ni les phrases de son églogue, dans lesquelles il s’efforce de se montrer poétique, ne font un poète de M. Zola. Pour l’être, il aime trop le technique de la réalité. Il n’est jamais rien de plus qu’un physiologiste, qui fait de la physiologie végétale dans le jardin du Paradou, comme il y fait de la physiologie animale quand il décrit, sous bois et dans l’oubli de sa fonction sociale de curé (pour le mâle), le rapprochement sexuel de deux vertébrés !
VIII
Ainsi, première cause du succès de M. Zola : le déshonneur d’un prêtre catholique, qui jette sa soutane aux rosiers et fait l’amour comme les satyres le faisaient autrefois avec les nymphes, dans les mythologies… Cette malhonnêteté cinglée à la face de la sainte Église catholique paraît très piquante à tous les libres-penseurs de cette époque d’impiété et de décadence ; mais il n’y a pas que cela qui fasse la fortune du livre de M. Zola. Il y a, dans La Faute de l’abbé Mouret, en dehors de son intention outrageante contre la religion, une autre cause de succès, bien plus générale encore… Je l’ai dit plus haut, c’est la bassesse de l’inspiration. Je ne crois point que, dans ce temps de choses basses, on ait écrit de livre plus bas dans l’ensemble, les détails et la langue, que La Faute de l’abbé Mouret. C’est l’apothéose du rut universel dans la création. C’est la divinisation dans l’homme de la bête, c’est l’accouplement des animaux sur toute la ligne, avec une technique d’expression chauffée au désir de produire de l’effet qui doit être le grand et peut-être le seul désir de M. Zola. Voilà ce qui fait de ce livre quelque chose d’une indécence particulière… Avec le xviiie siècle derrière nous, nous avions vu toutes sortes d’indécences. Nous avons eu l’indécence naïve, l’indécence voluptueuse, l’indécence polissonne, l’indécence cynique. Mais l’indécence scientifique nous manquait, et c’est M. Zola qui a l’honneur de nous la donner… Blasés sur toutes les autres, nous n’étions pas blasés sur celle-là. M. Émile Zola, du reste, convenait merveilleusement, de facultés et de goût, à cette besogne. Il n’a point d’idéal dans la tête, et, comme son siècle, il aime les choses basses, signe du temps, et ne peut s’empêcher d’aller à elles.
Chose singulière ! tout ce qui répugne le fascine… Est-ce une conséquence de son matérialisme que son amour des choses basses, ou son amour des choses basses, qui est effréné, l’a-t-il poussé à son impudent matérialisme ? Qui peut le savoir avec un écrivain dont l’outrance en tout est suspecte ?… Mais il est certain que sa tendance vers les choses abjectes, qui est celle de ce temps, réaliste et démocratisé, n’a jamais été exprimée avec un cynisme plus volontaire et plus fastueux. Louis XIV disait du Régent : « C’est un fanfaron de vices. » M. Zola, c’est un fanfaron d’ordures. Il y en a tant dans ses livres, qu’il est impossible de ne pas croire qu’il brave l’opinion en les y mettant. Il les y entasse. Il les y décompose. Il les y flaire. Il les y met sur sa langue, comme un chimiste… Et, par ce côté de l’ordure, La Faute de l’abbé Mouret est de la même famille que Le Ventre de Paris.
La sœur de l’abbé Mouret est une grande et forte fille que l’Église n’a point rendue idiote comme son frère. Elle l’était de par la nature, et comme la nature ne se trompe pas comme l’Église, cette fille est la créature adorée de M. Zola, qui l’appelle « la grande bête »
, par parenthèse, l’expression la plus caressante et la plus idolâtre pour ce grand naturaliste, épris de la bestialité. Cette fille, qui s’appelle Désirée, est née fille de basse-cour… Type de femme qui ne manque pas de vérité, mais de vérité inférieure et de cette chaleur animale, la préoccupation éternelle de M. Zola, et dont il finit toujours par faire une malpropreté. Il aurait pu, évidemment, se dispenser de la placer dans son roman, cette gardeuse de dindons, de cochons, de lapins et de poules ; car elle y est un personnage à peu près inutile. Mais, en l’y plaçant, l’auteur a obéi aux instincts qui l’entraînent dans la description des choses basses, que son coup de pinceau, comme celui des grands maîtres, ne relève jamais. Certes ! les choses rurales ne sont point des choses basses en soi, et La Fontaine, qui les a peintes souvent en des vers adorables, a prouvé qu’on pouvait les idéaliser en les peignant. Mais M. Zola est d’une brutalité de touche qui, de simples qu’elles sont, les fait basses, et son amour dépravé du détail laid — le mal général de la peinture à cet instant du xixe
siècle — les abaisse davantage encore. C’est ainsi, par exemple, que s’il peint un lapin de clapier, il n’oublie pas « l’urine qui jaunit les pattes de derrière »
, et que s’il fait saigner un cochon, il montre coquettement Désirée, rouge de plaisir, tapant sur le ventre ballonné de ce cochon pendant qu’on l’égorge. Et partout, à chaque page du roman de M. Zola, ce ne sont que détails pareils, subtils et dégoûtants, saillant, avec un raffinement ordurier, même sur le fond de fumier et de fiente où il pose triomphalement sa favorite Désirée, — laquelle, du reste, n’est là que pour justifier ces manières de peindre et peut-être aussi pour lancer le mot de la fin de ce livre immonde, — aussi bien sous les roses de son Paradou que sur le fumier de sa basse-cour… Ce mot de la fin, je me garderai bien de l’oublier, parce qu’il donne en une fois l’idée de l’abjection intégrale du livre de M. Zola, et que, d’ailleurs, celle qui le dit représente dans le livre la vie physique, — la seule vie qu’il y ait pour M. Zola, et qu’il oppose si impudemment et si insolemment à la vie morale ! Désirée intervient tout à coup dans l’enterrement de la fille qui s’est tuée parce que le prêtre lui a préféré son église. Le cercueil, dit M. Zola, avec sa grâce ordinaire, était au fond du trou, et les paysans retiraient les cordes. Tout à coup, Désirée cria à son frère, qui chantait les dernières prières, en l’apostrophant par-dessus le mur de la basse-cour et en tapant dans ses mains, comme sur le ventre ballonné du cochon :
« Serge ! Serge ! la vache a fait un veau ! »
Et voilà ce que la physiologie a fait de la littérature !
IX
« La vache a fait un veau ! » et M. Zola nous quitte sur cette bonne nouvelle. Il y a peut-être parmi les lecteurs de M. Zola, puisqu’il en trouve, des gens qui diront que ce veau est sublime. Ils s’y reconnaîtront !… Mais, moi, je dis que, quand un homme tombe jusque-là, il sort de la littérature, et qu’il n’y a plus à s’occuper de ses élucubrations. Et, de fait, n’allez pas vous imaginer que cette mise à bas du veau soit simplement un dénoûment à effet scandaleux, un pétard d’antithèse allumé par un romantique puéril pour faire faire plus de train aux grossièretés et aux extravagances de son livre : vous vous tromperiez. Non ! le mot est plus sérieux que cela, il est plus profondément calculé. Il résume tout le roman de M. Zola, et il est la clé du monstrueux physiologisme qui s’y vautre ou qui y croupit. Pour l’auteur de La Faute de l’abbé Mouret, comme pour ce fort animal idiot qu’on appelle Désirée, cette vache qui vient de vêler est l’événement suprême. Il contrepèse la mort d’Albine. Il doit consoler le curé. Il est la consolation par la Nature, cette brute de Nature, qui continue indifféremment à produire des brutes comme elle, quand nous avons le cœur brisé ! C’est la réplique, par la nature, aux choses morales et religieuses de l’ancien monde qui croyait à Dieu, et aux chagrins de l’âme immortelle, et, pour un matérialiste comme M. Zola, c’est peut-être aussi, qui sait ? l’égalité des espèces !!! Vous comprenez que, quand un romancier en est là, on ne discute plus son talent. On a autre chose à penser. On ne se soucie plus de savoir à quel point il imite Victor Hugo ou Flaubert, en donnant à leurs profils des airs de gargouille qu’ils n’ont pas et en faisant de même avec ce pur camée de langue française, qui restait toujours ferme et correcte autrefois, alors qu’elle était le plus passionnée ! On peut dire hardiment qu’il n’y a plus là de littérature. Il n’y en a qu’un oripeau, planté sur l’épaule, pour l’orner et non pour le cacher, de ce crapuleux Matérialisme, qui nous pousse tous à l’égout où vont pourrir les vieilles nations ! Quand de pareilles choses se lisent et ont du succès, il n’y a plus de critique à faire. Il y a une page de mœurs et d’histoire à écrire sur la société qui les lit.
X19
J’aimerais assez qu’on eût le courage de ses actes et de ce que l’on croit son talent. Voici un roman fait pour le bruit, et qui, publié en feuilleton, en a fait déjà. Voici un roman qui, dans l’estime de beaucoup de gens, — les avancés ou les faisandés en littérature, — doit passer pour un livre étonnant, un coup de pistolet dans une poudrière, une nouveauté foudroyante, un chef-d’œuvre ! L’auteur, c’est M. Émile Zola, qui est à Balzac ce que Restif de La Bretonne — ce Diderot canaille — était à Diderot. M. Zola, qui produit copieusement, ce ventre cérébral ; M. Zola, l’auteur des Rougon-Macquart, ce livre jeté dans le moule de Balzac, — mais qui n’est ni de la même main, ni du même bronze, et qui a fait son trou dans une publicité presque insolente… Il a des amis qui ne croient peut-être pas en Dieu, mais qui croient en lui. Il a des Mamelouks, comme Victor Hugo. Il représente la jeunesse et son mouvement charmant, à cette dégingandée ! Il peint le cancan dans ses livres, et il l’y danse. C’est un réaliste de la dernière heure, — un Manet littéraire. Et ce n’est pas assez. Il est le réalisme même, dans son expression dernière et définitive. Je défie bien maintenant le réalisme de faire un pas de plus… par en bas.
Et ad imum… contemnit.
Il nous méprisera tous, M. Zola. Nous lui ferons l’effet de n’être pas, à ce jeune homme d’un relief immense… Il est tout cela, et il devrait en avoir l’orgueil, et la joie, et l’audace ; lui qui a l’audace des œuvres et du mot comme jamais homme ne l’eut avant lui, ni réaliste, ni brutaliste ! IL ne devrait donc rien craindre, ce Franc, si franc, trop franc : ni la chute du ciel, auquel il ne croit pas, sur la lance qu’il n’a pas, — ni sa chute, à lui, sous sa plume !
Mais il craint autre chose. L’Assommoir, le plus raide de ses livres, est précédé de la moins raide des préfaces. Le Titan littéraire s’aplatit ; il a senti le petit souffle qui faisait lever le poil sur le corps endommagé du pauvre bonhomme Job. Il a flairé quelque mauvaise affaire venant des scandalisés de son livre, qui, en feuilleton, a déjà eu l’honneur du scandale. Alors, de précaution, cet homme qui enfonce tout en littérature par la force de son verbe et de son argot, a écrit, sur l’air des Trembleurs (
Ahi ! povero Calpigi !
), une préface moins tonnerre que paratonnerre. C’est un tout petit blanchissage de son livre et de sa personne, que je n’attendais point de la part de ce Fendant. Dans cette préface, il se fait patelin, patte-pelu, archi-patte-pelu ; — un enfariné d’innocence. Il geint d’être calomnié, chargé de crimes, comme le baudet de reliques, pour son livre, malpropre mais « chaste », le plus chaste de tous ses livres. Il n’a pas été compris. On n’est jamais compris quand on n’est pas approuvé ! Il ne dit pas, comme Tartuffe, qu’il est un malheureux et un coupable :
Le plus grand scélérat qui jamais ait été !
Mais, le croirez-vous jamais de M. Zola ? « un digne bourgeois, vivant sagement dans son coin »
. Marat vivait bien dans une cave ! Il affirme, la main sur la poitrine, qu’il n’est pas un buveur de sang… (quelle fatuité !) mais « un homme d’étude et d’art »
, et qu’il fallait attendre, pour le juger, que son œuvre fût finie. Comme si on ne pouvait pas lui rétorquer l’argument et lui dire : Et vous, si vous ne voulez pas qu’on vous juge, il fallait attendre que votre œuvre fût finie avant de la publier !
Eh bien, tout cela manque de grandeur, d’intrépidité, d’aplomb même !… Quand on publie des livres si hauts en couleur, on ne doit pas avoir peur de l’effet de sa couleur, son seul crime, à lui, dit M. Zola. Quand on a du génie, on a la fierté de son génie, et ni M. Zola, ni son éditeur, ni ses amis, ne doutent du sien…
XI
L’Assommoir va l’affirmer encore… L’Assommoir, ce titre singulier, n’est que l’enseigne d’un des mille abominables cabarets de ce splendide Paris que Victor Hugo appelle la Cité-Lumière, et le théâtre que M. Zola a donné à la plus grande partie de son histoire.
Ce livre de L’Assommoir n’assomme pas, du reste, mais il éclabousse. On sort de sa lecture comme, du bourbier, sortent les cochons, ces réalistes à quatre pattes. Bourbier, en effet : bourbier de choses, bourbier de mots, — un irrespirable bourbier ! Je l’ai dit déjà : étalée, d’abord, dans un journal, toute cette fange a eu son succès de puanteur. Elle a fait crier, et les cris vont recommencer plus forts peut-être, à présent qu’elle n’est plus soulevée, cette fange, par pelletées, dans un feuilleton, mais tassée en bloc dans un livre. M. Zola proteste, dans sa préface, de la pureté de ses intentions… Laissons cette plaisanterie. Ses intentions, quelles qu’elles soient, et complètement invisibles dans son livre, n’empêchent pas la boue qu’il brasse d’être dégoûtante, et c’est même la gloire de cette boue et de son brasseur ! Tout marche, en ce temps de progrès. Le Réalisme se corse tous les jours davantage, et L’Assommoir le pose comme il n’avait jamais été posé, dans aucun livre et par personne. Puisque, d’ailleurs, selon les docteurs de cette dépravation littéraire, la réalité, sous toutes ses faces, est le but de l’art, pourquoi le Dégoûtant, qui est une chose aussi réelle que l’Agréable et le Beau, n’aurait-il pas sa place dans l’art et dans la littérature ? Et déjà, dans une foule de livres que je pourrais nommer, il l’y avait prise… Mais il y était mêlé à des choses plus ou moins élevées, qui en atténuaient l’effet immonde. Il n’y était pas sans compensation, sans interruption, intégral et absolu dans les hommes, les choses, les idées, les sentiments et le langage. Il y est, de cette fois… M. Zola a voulu travailler exclusivement dans le Dégoûtant… Nous avons su par lui qu’on pouvait tailler largement dans l’excrément humain, et qu’un livre fait de cela seul avait la prétention d’être beau !
Et c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire… À partir de ce livre de L’Assommoir, M. Émile Zola — et pour moi ce n’est pas un éloge — doit être tenu pour le réaliste le plus accentué, le plus résolu, le plus systématiquement exaspéré d’une littérature qui n’a de cœur pour rien et mal au cœur de rien… Ni MM. de Goncourt, qui ont commencé la triste chaîne du Réalisme contemporain, ni Flaubert et tant d’autres, par lesquels elle a passé pour aboutir à M. Émile Zola, ne peuvent plus même être mis en comparaison avec l’auteur de L’Assommoir, cet Hercule souillé qui remue le fumier d’Augias et qui y ajoute !… Si vous ne me croyez pas, lisez L’Assommoir ! Plongez-vous dans ce torrent d’ordures, et si vous pouvez y rester sans étouffer ou sans vomir, vous verrez que l’ordure y veut être de l’art encore, et du plus grand !
M. Émile Zola croit qu’on peut être un grand artiste en fange, comme on est un grand artiste en marbre. Sa spécialité, à lui, c’est la fange. Il croit qu’il peut y avoir très bien un Michel-Ange de la crotte… Son livre n’est plus « L’histoire naturelle et sociale de la famille Rougon-Macquart sous le second empire », dans laquelle l’imitateur de Balzac — vigoureux encore — se débattait sous un Réalisme de plus en plus envahissant. La pieuvre a vaincu. M. Zola est tombé de la bourgeoisie dans le peuple, non en vue du peuple et par amour du peuple, mais parce qu’il trouvait dans ce milieu du peuple des faubourgs bas et corrompu, humainement et socialement infect, le baquet d’effroyable glaise qu’il a pétrie dans son livre… Certes ! malgré sa préface à patte blanche, je ne suis pas assez bête pour parler morale à M. Zola, dans les livres de qui la morale est muette et n’a jamais dit un mot ni poussé un cri parmi les horreurs qu’il se délecte à y retracer. Je ne veux lui objecter que de la littérature, quoiqu’il semble, dans son Assommoir, sorti autant de la littérature que de la morale. Je ne veux lui rappeler que ce qu’il oublie, c’est que l’emploi des matières ignobles abaisse l’art et le rend impossible. Le Réalisme en a menti ! Il y a toujours dans tout grand artiste une hauteur originelle et une pureté de génie, qui dédaigne de toucher à ces choses honteuses dans lesquelles l’auteur de L’Assommoir ne craint pas de plonger sa main…
XII
Oui ! que la question reste littéraire ! Je n’ai pas besoin même de morale pour condamner absolument un livre inouï, qui semble une gageure dans ce qu’il a, il faut bien le dire, de trivial et de crapuleux. Pour M. Zola, c’est peut-être là de la saleté élevée à un état sublime. Qui sait ? L’esprit de l’homme a parfois de ces renversements… Mais, pour nous, sans illusion et qui nous maintenons littéraire, il n’y a, dans le roman réaliste de M. Zola, qui aurait bien la petite coquetterie d’être une monstruosité, ni inspiration, ni observation indiquant une haute puissance d’artiste, même fourvoyée. Ici, l’artiste en fange a manqué son coup… par trop de fange ! Il n’en faut pas trop… Lui qui avait montré dans ses autres romans de l’invention et du langage (plus de langage que d’invention, il est vrai), n’est plus, dans celui-ci, comme inventeur, qu’une espèce de Paul de Kock, et, comme écrivain, qu’un Père Duchesne. C’est ici un de ses plus grands déchets, une de ses plus grandes pertes. Il avait une langue autrefois, chargée, convenons-en, de trop d’énumérations, d’une houle de trop de mots, mais, en fin de compte, touffue et puissante ; et il l’a dégradée et perdue dans les argots les plus ignominieux des cabarets ! Il a pris celle du peuple. Il a laissé celle de l’artiste. Dépravé par son sujet, il parle, en ce roman de L’Assommoir, comme les personnages qui y vivent. Il use d’un style dont il est impossible de ramasser une phrase, eût-on un crochet de chiffonnier pour la prendre, et une hotte aussi, pour l’y jeter ! Il n’a plus de personnalité. Il a oublié son Balzac, lui qui l’imitait trop !… Le grand homme de La Comédie humaine a créé et fait souvent parler, pour le besoin de ses romans, des Auvergnats, des Allemands, des portiers ; mais sans, pour cela, devenir Auvergnat, Allemand ou portier. Le dialogue fini, le romancier reprenait son récit et sa page, y versant son style et sa pensée. Mais M. Zola n’a ni style ni pensée à verser. Il n’a plus dans le ventre que la conscience de ses personnages, que leurs ignobles passions, leurs horribles manières de sentir et de s’exprimer. Il s’est enfin coulé et dissous dans leur boue, pour s’être trop acharné à la peindre. Devenu boue comme eux… Châtiment mérité d’un talent qui s’est avili !
Voilà donc ce roman, dont tout ce que je dis ne peut donner l’idée, parce que je ne puis pas tout en dire. Allez ! il donnera, ce livre, des embarras bien terribles à la Critique qui voudra citer… Je l’ai dit crapuleux et trivial ; mais ce qui déshonorerait même la monstruosité, systématiquement poursuivie par l’auteur, c’est la trivialité. Il vaut mieux être monstrueux que vulgaire, et M. Zola trouve le moyen de l’être. Les photographies cyniques qu’il croit des tableaux, sont vulgaires au plus lamentable degré. En effet, voyez ce qui passe devant nous en ces photographies : des concubinages et des accointances plus ou moins infâmes, des noces d’ouvriers grotesques auxquels l’auteur ôte toute poésie, toute naïveté, toute honnêteté vraie ; des noces gourmandes et bêtes chez le traiteur, — ô Paul de Kock ! — des adultères, des enfants battus et mourant sous les coups, des ménages à trois, des soûleries, des bâtards abandonnés, des premières communions impies, des hommes entretenus comme des femmes, de vieux concubins repris par de vieilles concubines, la prostitution, le raccrochage, les morts de faim, les croque-morts plaisantins, et, pour achever le tout, la catastrophe finale : un delirium tremens, cette chose terrible, qui devient comique tant l’auteur l’a ratée ! Tel est l’inventaire du livre de M. Zola. Je ne crois pas qu’on ait jamais écrit rien de plus commun dans le hideux que tous ces événements qui s’entassent les uns sur les autres, sans être reliés les uns aux autres, dans ce livre qui n’est pas composé et dont le fond semble appartenir à la littérature de la Gazette des tribunaux.
La fortune d’un pareil livre, où la Nature humaine est mutilée, quand elle n’est pas pervertie, est bien moins dans la sympathie douloureuse qu’elle devrait exciter que dans la crudité obscène de la langue et des détails. Mais, pour mon compte, je connais mon temps, je crois cette fortune assurée.
On voudra lire ce livre physique où l’âme n’est point, ni Dieu non plus, pour toutes les choses physiques et basses dont il regorge… C’est du matérialisme bouillonnant, et on se plongera avec délices dans cette étuve. Mais ceux-là que le matérialisme contemporain n’a point pénétrés savent bien que l’âme humaine et Dieu sont esthétiquement nécessaires, et que là où ils ne sont pas, il n’y a jamais de chef-d’œuvre ! Ils ne croiront donc pas à celui de M. Zola. Dans L’Assommoir de M. Zola, comme dans tous les livres des réalistes de ce temps, il n’est pas question plus de l’âme que de Dieu, qui n’est point, je crois, dans L’Assommoir, nommé une seule fois. Chose adorable ! Ces réalistes, qui s’accroupissent ou se traînent sur le ventre pour ramasser les moindres poussières, trouvent Dieu et l’âme des réalités trop menues pour daigner les voir et s’en occuper ; et ils ne se doutent pas que l’absence de Dieu et de l’âme, dans une œuvre humaine, fait un vide par lequel, quand on en aurait, s’en va le génie, — et même le talent !
XIII
A-t-il disparu tout à fait ? je ne dis pas, comme ses amis, le génie, mais le talent de M. Zola ? En a-t-il encore dans ce livre, ce livre sans entrailles, sans élévation, sans pensée et sans style que celui de l’affreuse canaille qui vit là-dedans ; car M. Zola n’a pas l’air de croire à la sainte canaille de Barbier. S’est-il complètement asphyxié dans cette fétidité, dans cette putridité mortelle ?… Je dois être juste et dire toute la vérité. J’ai reconnu le talent à deux places. J’ai reconnu le tempérament de l’homme qu’était l’auteur de L’Assommoir avant que le réalisme l’eût pris tout entier et jeté dans le fond de son trou d’immondices ! Partout ailleurs qu’à ces deux places, — la scène du lavoir qui commence le livre et la scène de la forge : le duel de vanité et d’amour sur l’enclume entre les deux forgerons, — je n’ai plus vu que le système, éperdument du système, l’affectation, le procédé. Plus d’hommes au logis ! Quelquefois même — pourquoi donc ne le dirais-je pas ? — j’ai douté de la sensation et de la bonne foi de l’écrivain… Il va si loin dans la double abjection du sentiment et du langage, que j’ai cru parfois à un parti-pris enragé, pour faire plus de bruit dans la littérature, de crever son tambour comme le nain de Velasquez ; car il n’y a que les nains qui crèvent leurs tambours !
Et M. Zola n’est certainement pas un nain. C’est un homme d’art et d’étude, dit-il, en parlant de lui-même. D’étude, et d’étude acharnée, je le crois, mais d’art ?… Son art est faux et singulièrement raccourci. Tout est en volonté chez lui, et il n’y a que l’inspiration qui fasse de l’art vrai et profond. La volonté, la réflexion, l’effort, font de l’art tourmenté, rien de plus. Le sculpteur Préault disait un mot charmant : « La réflexion, c’est une bibliothèque… »
Je ne crois qu’aux favoris de Dieu. M. Zola, qui est un écrivain, non pas sans esprit, mais sans spiritualité, comme l’époque à laquelle appartient sa jeunesse, ne fait point de littérature spirituelle et morale, et Racine, qui était de cette ancienne littérature, ne comprendrait rien probablement, s’il le lisait, à L’Assommoir. Seulement, M. Zola se moque bien du suffrage de Racine. Il a le suffrage universel.
C’est un homme du xixe siècle, — qui fait de la littérature comme en fait et en veut le xixe siècle, où la littérature porte la peine des idées fausses et des vices du temps. Les aveugles seuls ne le voient pas : le xixe siècle coule à pleins bords du côté du Matérialisme, du Positivisme et des sciences physiques, et y pousse M. Zola, qui fera peut-être de la littérature mécanique demain. L’auteur de L’Assommoir n’est ni plus haut, ni plus fort que son siècle, qui l’a emboîté dans ses rails impérieux. Ce n’est pas même lui, M. Zola, qui a mis au monde ce Réalisme dont certainement il est maintenant la plume la plus intense. Je l’ai dit plus haut, l’homme de L’Assommoir est le dernier mot du réalisme, mais ce dernier mot ne se répéterait pas. Je ne crois pas que M. Zola pût refaire un autre livre comme L’Assommoir… Quand on a épuisé la poétique du Laid de Hugo et la poétique du Dégoûtant de M. Zola ; quand on s’est encanaillé, soi et son talent, avec cette furie ; quand on a trifouillé à ce point les quinzièmes dessous de la Crapule humaine et qu’on est entré dans les égouts sociaux, sans bottes de vidangeur, — car M. Zola ne vidange pas : il assainirait ! et il n’assainit pas : il se contente d’empester, — où pourrait-on bien aller encore et quelle marche d’infamie et de saletés resterait à descendre ?…
La boue, ce n’est pas infini !