(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre troisième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre troisième »

Chapitre troisième

Restauration de l’esprit français et de la langue par le génie et la tradition. — Le bon et le mauvais esprit philosophique. — § I. Montesquieu, les Lettres persanes. — § II. Voltaire, Histoire de Charles XII. — § III. Buffon, Théorie de la terre. — § IV. Lesage, Gil Blas. — § V. Rollin, Traité des études.

L’esprit français se relève par le génie et la tradition ; par le génie dans Montesquieu, Voltaire et Buffon ; par la tradition dans Lesage et Rollin.

Il n’est pas juste de faire à Voltaire tout seul l’honneur d’avoir sauvé l’esprit français du péril que lui fit courir le retour au précieux. C’est assez qu’il y ait eu la première part. Deux forces réunies dans des proportions inégales, le génie et la tradition, ont tiré l’esprit français de cette décadence précoce où l’acheminait doucement, du pas dont il marchait lui-même au dernier terme, Fontenelle, profitant de l’interrègne du génie pour établir le spécieux empire du bel esprit. Ces deux forces réparatrices se personnifient dans Montesquieu, Voltaire et Buffon, chez qui la tradition est continuée et renouvelée par le génie ; dans Lesage et Rollin, chez qui le génie semble l’inspiration docile et le sentiment fidèle de la tradition. Les premiers trouvent des vérités nouvelles ; les seconds développent les vérités trouvées et s’attachent à garder l’intégrité du langage. J’en vois d’autres encore, dans cette douce famille d’esprits conservateurs, qui seraient plus comptés si nos richesses littéraires, presque trop grandes pour le peu de temps que nous avons à donner aux lectures solides, ne nous forçaient de négliger le bon pour le meilleur et de faire des choix même dans l’excellent.

Il en est un pourtant qu’il y aurait ingratitude à ne pas nommer après Rollin, avant Vauvenargues, et qu’on a quelque scrupule à tirer de l’ombre où il a voulu rester caché ; c’est Duguet, l’auteur de l’Œuvre des six jours et de l’Institution d’un prince.

Duguet ne songe pas même à signer ses livres, livres sans auteur, actes de piété plutôt qu’œuvres d’art, auxquels il nous eût conseillé tout le premier de préférer non seulement Bossuet et Fénelon dans les mêmes matières, mais Nicole lui-même, lorsqu’il applique les préceptes de la morale évangélique à la conduite de la vie, et que, dans ce genre aimable des traités de piété pratique, il prend pour lui toute la gloire.

Outre la part du génie et de la tradition dans le réveil du grand goût et dans la réparation de la langue, il y eut ce qu’on pourrait appeler la part de tout le monde ; il y eut le progrès de la nation sortant toute formée de la grande école du dix-septième siècle. Ce progrès porte un nom, resté vrai, quoiqu’il ait le tort de ne pas signifier la même chose pour tout le monde. Il s’appelle l’esprit philosophique. Il faut dire tout de suite le bon, puisqu’il y en a un mauvais, et des passions intéressées à confondre l’un avec l’autre.

La chose et le nom sont du même temps que la raison, qui donne seule tout leur lustre aux écrits ; ou plutôt ils ne sont que cette raison elle-même, qui invite les esprits à passer de la spéculation à la pratique,

Le propre du bon esprit philosophique est de ne vouloir que des réformes modérées, où ce qui est à changer n’est pas haï comme un ennemi, mais jugé comme hors d’usage ; où l’on corrige les abus en laissant subsister le train général des choses humaines. Il n’en est pas de même du mauvais, né d’une autre sorte de raison que Fénelon appelle « bornée et subalterne. » Le propre de celui-là est tout à la fois de haïr ce qu’il veut changer, et de ne savoir changer qu’en renversant. Il ne sait pas juger le passé ; il le méprise. Son vrai nom est l’esprit de révolution.

Le bon esprit philosophique a inspiré tout ce que la littérature du dix-huitième siècle a de beautés durables. Au mauvais, il faut imputer la légèreté et la déclamation, l’ardeur indiscrète de toutes les réformes, sauf la réforme individuelle ; le préjugé qui charge les gouvernements de tous les devoirs et leur impose toutes les vertus dont l’individu s’exempte lui-même ; l’esprit de critique et l’esprit de chimère, les ruines et les rêves ; enfin, avec l’excuse des bonnes intentions chez beaucoup de coupables, les crimes de la fin du siècle, et le discrédit peut-être irréparable que ses erreurs meurtrières ont jeté sur ses immortelles conquêtes.

§ I. Montesquieu. Lettres persanes.

On est troublé de ce mélange de bien et de mal, en lisant le premier ouvrage de génie où l’esprit français soit remonté à la hauteur du dix-septième siècle, les Lettres persanes. Œuvre supérieure et singulière, où le mauvais esprit philosophique côtoie sans cesse le bon, mais où le bon est de telle sorte qu’il n’y en a guère de meilleur.

Voilà de nouveau une langue trouvée, faite de génie, quoique la même qu’on parlait à trente ans de là. La nouveauté est dans les choses et non dans les mots.

Le dix-septième siècle, si curieux investigateur du cœur humain, et si grand peintre de l’homme, avait laissé quelque chose à dire même sur ce sujet en apparence épuisé ; il avait laissé beaucoup à dire sur la société française, sur l’homme tel que la France le fait ; il avait laissé presque tout à dire sur l’homme social, sur l’économie des sociétés humaines. Enfin, à toutes les époques, les caractères reçoivent, du temps et des événements, des nuances qui rajeunissent les mêmes types, et la galerie de la Bruyère pouvait s’enrichir de quelques portraits de plus. Il n’y fallait qu’une main capable de reprendre sa plume.

Cette main fut celle de Montesquieu. Par les portraits dont il a égayé les Lettres persanes, il soutient la langue du grand siècle ; par tout ce qu’il écrit de nouveau sur le caractère français et sur les sociétés humaines, il la développe et l’enrichit.

On n’ôte rien à La Bruyère au profit de Montesquieu, en disant que, dans l’art des portraits, la touche de celui-ci semble plus aisée et plus libre. On y trouve moins de traits de fantaisie, d’emportements ou de raffinements de plume. Montesquieu n’est pas à la recherche et comme à l’affût des originaux ; il crayonne ceux qu’il rencontre chemin faisant, tout en poursuivant un autre objet ; c’est comme une manière de se distraire de son travail principal. Dans La Bruyère, le parti pris de faire des portraits fait pencher l’art vers la manière. En revanche, il a l’accent qui manque à Montesquieu. Où l’auteur des Lettres persanes ne trouve que son plaisir, La Bruyère avait trouvé son plaisir et son chagrin ; il y a de la tristesse dans son rire, et il ôte aux plus honnêtes d’entre ses lecteurs l’envie d’être vains des ridicules dont ils sont exempts.

Dans les portraits de Montesquieu, soit individuels, comme le fermier général, le poète, le directeur, le vieux guerrier, le décisionnaire ; soit collectifs, tels que les casuistes, les femmes d’intrigue, les nouvellistes, etc., Montesquieu mêle avec grâce ce qu’il sait du cœur humain, ce qu’il a vu des mœurs parisiennes, ce que l’histoire lui a appris du caractère français jusque dans les Gaulois du temps de César. De là leur vérité saisissante et populaire. Il faut avouer que nous n’y sommes pas bien traités. Mais quel prix ces vérités satiriques, lancées d’une main si sûre et si légère, ne donnent-elles pas à des mots comme celui-ci sur nos soldats, les fils de ceux que César mit dix ans à vaincre : « Ils se présentent aux coups avec délices, et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure ! »

La langue de ces portraits est celle de La Bruyère passée à un digne héritier. Les différences sont des acquisitions. La Bruyère écrit plus en peintre, Montesquieu plus en penseur. Non que le premier ne sache penser, ni le second peindre ; mais La Bruyère nous donne plus volontiers la représentation et Montesquieu les raisons de nos ridicules.

C’est du côté de la finesse et du tour que la langue des Lettres persanes a gagné, en même temps que de nouveaux originaux ont pris place dans cette galerie de La Bruyère, qu’on peut bien dire nationale.

Cependant Montesquieu, moraliste et peintre de portraits, a eu un modèle. Ce n’est pas un médiocre mérite sans doute que d’imiter de génie ; mais trouver du nouveau dans le vrai, être à son tour un modèle que beaucoup imiteront, c’est la gloire. La meilleure et la plus durable partie des Lettres persanes, celle qui donne tant de poids à ce livre léger, ce sont les lettres où sont exprimées les premières vérités de la science sociale.

Toutes les questions nées de l’esprit d’analyse et du besoin d’application, qui furent la noble passion et souvent l’illusion dangereuse du dix-huitième siècle, Montesquieu y touche d’une main aussi hardie que discrète, avec un art qui concilie aux nouveautés les plus audacieuses les esprits les plus timides, aux changements les plus menaçants les classes qui avaient le plus à y perdre. Rapports de la population avec les gouvernements, les lois et la religion ; constitution économique du commerce ; proportion des peines aux délits ; réduction de toutes les lois françaises en un code unique ; la liberté, pour attirer les étrangers par l’opulence qui la suit toujours ; l’égalité, pour porter l’abondance et la vie dans tout le corps politique ; la tolérance religieuse, pour assurer l’autorité du prince et la stabilité de l’Etat : voilà quelques-unes des nouveautés que Montesquieu proclame avec l’air de n’y penser que par plaisir, répandant à la fois les doutes, les vœux de réforme, les critiques déguisées du temps présent, tout, excepté des craintes sur le prix dont la France devait payer un jour ces conquêtes.

Il s’en faut que tout, dans ces nobles spéculations, soit vérité. Les questions posées y sont plus nombreuses que les questions résolues, et les doutes que les certitudes. Mais ces questions et ces doutes agitent utilement l’esprit humain, par les recherches qu’elles provoquent et les espérances qu’elles entretiennent. Et de même qu’au dix- septième siècle l’homme avait eu son idéal, au dix-huitième les sociétés ont le leur, et c’est Montesquieu qui le leur découvre. Il leur apprend à marcher vers ce but mystérieux où, dussent-elles n’arriver jamais, il importe qu’elles ne se lassent pas de tendre sans découragement et sans arrêt.

A Montesquieu recommencent ces hommes extraordinaires en qui se personnifient les qualités nouvelles et comme les facultés dont s’augmente l’esprit français. C’est plus qu’un homme de génie qui trouve sa voie, et un grand écrivain qui crée sa langue : c’est la France elle-même, qui, après avoir montré dans Descartes tout ce qu’elle a de puissance intellectuelle, dans Pascal tout ce qu’elle a d’âme, dans Bossuet toutes ses grandes qualités à la fois dans leur force native et leur culture la plus achevée, apparaît dans Montesquieu découvrant les vérités premières et créant la langue de la science sociale.

Les Lettres persanes sont un livre de génie, parce que cette pensée de génie plane, pour ainsi dire, sur toute cette frivolité, et que le grand Montesquieu y perce sous le jeune président à mortier, qui ajoutait aux scandales de son temps celui d’écrire un roman licencieux qu’il n’osait pas signer de son nom.

Faut-il se donner sur lui l’avantage de relever dans ce roman ce qui appartient au mauvais esprit philosophique, les caresses aux mœurs de la régence, Louis XIV à peine au tombeau dénigré jusqu’à l’injure, le christianisme moqué, le même écrivain attaquant les abus et corrompant les mœurs, appelant les réformes et ôtant aux âmes le ressort qui les fait réussir ? Heureusement justice a été faite par Montesquieu lui-même de ces froides violences contre Louis XIV, envers lequel il n’est resté que sévère, et de ses légèretés contre le christianisme que l’Esprit des lois a vengé des Lettres persanes. Justice a été faite des licences du roman par le bonheur qu’a eu Montesquieu de n’y pas réussir autant qu’il le voulait. En lisant ces peintures voluptueuses sans amour, on rougit de confusion pour l’homme supérieur qui se commet pour peindre, au lieu de la passion, le libertinage discret. Aucun personnage ne vit. Je ne sais en quoi diffèrent Rica et Usbeck. Il y a un endroit très plaisant des Lettres où les Parisiens disent d’un passant, sur la foi de son costume : « Qu’il a bien l’air d’être un Persan ! » On ne le dit pas de Rica et d’Usbeck, quoiqu’ils se donnent pour Persans. Ce sont des Parisiens de 1720 qui ont pris un costume persan chez le voyageur Chardin.

Le précieux galant et le précieux énigmatique se montrent en plus d’une page des Lettres persanes. Montesquieu a dit du héros des deux sortes de précieux : « Fontenelle est autant au-dessus des autres hommes par son cœur, qu’au-dessus des gens de lettres par son esprit. » Cette phrase doit être du même temps que les Lettres persanes, et je ne m’étonne pas que Montesquieu ait pris le précieux pour le vrai dans le moment où il trouvait du cœur à Fontenelle. Ces erreurs de goût sont la punition de ses premières complaisances pour les mœurs et les préjugés de son temps. On n’est que médiocrement fâché de voir les grands esprits faillir aux mauvaises œuvres.

Ce ne sont pas les écrivains du dix-huitième siècle, a-t-on dit, qui ont corrompu le siècle ; c’est la corruption du siècle qui a gâté les écrivains. Je suis tout prêt, pour mon compte, à trouver l’excuse bonne ; car elle met à la charge du public une partie du mal que font les mauvais livres, et elle l’avertit d’avoir le goût honnête, s’il veut qu’on écrive pour lui des livres où il soit respecté. Si l’écrivain se fait pire dans ses ouvrages qu’il ne l’est dans sa vie, c’est parce que les lecteurs lui mettent la réputation à ce prix. Il a tort, je le sais ; il est maître, après tout, d’accepter ou de rejeter la condition. Aussi ne s’agit-il pas de l’absoudre, mais de prendre la moitié du tort pour nous, qui l’avons aidé à nous gâter. Et si cette compensation est juste, à qui sied-il mieux de l’appliquer qu’à l’écrivain qui depuis un siècle est le bon conseil des nations civilisées, à l’homme de bien dont l’histoire privée offre des traits à la Plutarque, au citoyen qui a pu dire de lui-même sans risquer d’être démenti : « J’ai toujours eu une joie secrète lorsqu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun ? »

§ II. Voltaire. Histoire de Charles XII.

Le second ouvrage de génie où l’esprit français rentre dans son naturel et sa vérité, c’est l’Histoire de Charles XII. On y voit l’histoire telle que la veut l’esprit moderne, avec la vérité prouvée par des pièces, et au défaut de la vérité la vraisemblance.

Ce type dont je fais honneur aux modernes, diffère sensiblement de l’histoire telle que l’ont traitée les anciens. Chez ceux-ci la vraisemblance est au premier rang et la vérité au second. L’ordre est inverse dans l’histoire moderne. On y pense d’abord aux faits, puis au récit ; à la matière, puis à l’art. Chez les anciens, quand les faits sont stériles ou ternes, l’histoire y supplée par la tradition fabuleuse, et entre le vrai rebelle à l’art et le vraisemblable qui s’y prête, c’est le vraisemblable qu’elle préfère. Tite-Live en a fait naïvement l’aveu : « S’il doit être permis à un peuple, dit-il, de rendre son origine plus auguste en la rapportant aux dieux, telle est la gloire militaire du peuple romain, que lorsqu’il lui plaît de se donner le dieu Mars pour père, le genre humain le souffre comme il a souffert sa domination22. » J’admire cette fierté patriotique ; mais le genre humain affranchi de Rome ne s’accommode plus de ce que souffrait le genre humain sujet de Rome, et pour chaque nation, comme pour chaque ville, la seule origine glorieuse est la vraie. Des commencements humbles d’où un peuple s’est élevé laborieusement à la grandeur, sont plus augustes que le miracle qui, dès le berceau, la lui donne toute faite avant qu’il l’ait gagnée.

Au dix-septième siècle les écrivains qui par profession, sinon par vocation, sont historiens, suivent cette tradition de l’art antique. Eux aussi font passer l’art avant la matière et la vraisemblance avant la vérité. Est-ce, comme on l’a dit, parce que la vérité historique n’était pas possible à une époque où la liberté manquait à l’historien ? Ce qui, au dix-septième siècle, a fait défaut à l’histoire, c’est que l’idée même n’en pouvait venir à un homme de génie, non par l’effet de quelque défense de Louis XIV qui se fût aussi bien qu’Auguste accommodé d’un Tite-Live, mais par une loi des choses de l’esprit, qui faisait naître le génie de l’érudition avant le génie du récit, et les préparateurs de l’histoire avant l’histoire. S’il est vrai que Louis XIV n’eût pas goûté la liberté de l’histoire, du moins a-t-il prouvé qu’il ne haïssait pas le talent d’en chercher les sources ; témoin Mabillon, qu’il envoyait en Allemagne et en Italie pour y recueillir des documents sur l’histoire de France ; témoin Montfaucon, qui allait plus tard aux frais du roi glaner sur les traces de Mabillon ; témoin enfin du Cange, dont Louis XIV pensionnait les enfants en récompense des travaux de leur illustre père.

Ces hommes excellents, par le besoin que la France avait de leur génie particulier, par l’à-propos de leurs travaux, par la pénétration et la patience qu’ils y déploient, par plus d’une page où la science la plus profonde se cache sous la modestie, où la vérité ne veut être la satire de personne, sont très supérieurs aux gens dont je parlais plus haut, imitateurs superficiels des anciens et historiens avant le temps, Mézerai, Saint-Réal et Vertot.

Cependant, pour relever les uns il ne faut point rabaisser les autres. Il est telle harangue dans Mézerai qui par le nerf, la naïveté, la parfaite convenance des paroles avec la situation et le caractère des personnages, par une langue saine et vigoureuse, a conquis une sorte d’authenticité historique. Saint-Réal avait compris les conditions de l’histoire dans les temps modernes ; il en avait pressenti les progrès. Ses livres, autrefois fort lus, aujourd’hui négligés sans justice, en donnent comme un premier crayon très estimable. Vertot, écrivain judicieux, non sans agrément, serait lu avec plus de plaisir, si l’on ne craignait d’être dupe et d’assister à un siège fait d’avance. Mézerai, Saint-Réal, Vertot, sont des hommes habiles, à qui n’ont manqué ni le savoir, ni une certaine imagination, ni l’intelligence des conditions de l’histoire, ni le talent d’écrire ; ils ont fait des livres à recommencer et sont partis avant l’heure.

La vérité, par les pièces authentiques et par les témoignages discutés ; la vraisemblance, en attendant la vérité dont elle garde et ne prend pas la place, tel est l’objet de Voltaire. Il tient pour téméraire, et en certains cas pour puéril, de vouloir développer les âmes des personnages qu’on n’a pas connus, et de regarder les événements comme des caractères avec lesquels on peut lire sûrement dans le fond des cœurs. Il voit, dans les portraits imités des anciens, plus souvent l’envie de briller que d’instruire. Pour les discours, il ne souffre que les authentiques, qu’il faut, dit-il, rapporter mot pour mot, comme la partie de l’histoire la plus utile. De quel droit fait-on dire à un homme ce qu’il n’a pas dit23? C’était pousser loin le conseil de s’affranchir de la tradition classique ; mais l’excès d’indépendance vaut mieux que la superstition.

Il y a dans Charles XII un bel exemple du respect de Voltaire pour la vérité. La première édition présentait le cardinal primat de Pologne, président de la diète, sous les traits d’un ambitieux, « profitant des conjonctures, sans chercher à les faire naître, paraissant irrésolu alors qu’il était déterminé dans ses projets, allant toujours à ses fins par des voies qui y semblaient opposées, couvrant le scandale de sa conduite en y ajoutant la perfidie. » Dans la dernière édition, Voltaire a fait disparaître ce passage. Est-ce par ménagement pour quelque membre encore vivant de la famille du cardinal ? J’en doute, le dernier portrait n’étant pas plus favorable au prélat que le premier ; mais le dernier peint l’homme d’après les témoignages. Le primat étant un homme d’église, Voltaire ne demande pas mieux que de le déconsidérer ; mais il laisse aux actes et aux seuls documents à le faire. Toutes les retouches de Charles XII ne sont pas aussi désintéressées. Si le roi Stanislas, un peu pâle dans l’édition de 1731, est embelli dans celle de 1750, c’est qu’il est devenu le voisin de Cirey. Si le roi Auguste, sévèrement jugé en 1731, est presque innocent en 1750, c’est que Voltaire tient à n’être pas mal avec son fils, le maréchal de Saxe. Voltaire aimait la vérité, il n’a pas toujours craint le péril de la dire ; mais, comme Fontenelle, il lui préférait sa commodité.

La morale de Charles XII n’est d’ailleurs qu’un lieu commun. Des maximes générales sur la folie des conquêtes, et des exhortations à la paix et à la bienfaisance, ne changent pas le cœur des princes. Si quelque chose peut les faire réfléchir, ce sont des révélations supérieures sur l’homme et sur les gouvernements, comme il en échappe à Tacite, à Machiavel, à Montesquieu. Les conseils de Voltaire ne montent pas jusqu’à ces hauteurs où l’on est plus accoutumé à commander en maître qu’à recevoir des leçons. Je ne suis pas surpris que l’empereur Napoléon, lisant Charles XII dans sa campagne de 1812, n’ait été ni satisfait de la science militaire de l’historien, ni ramené aux idées de paix par ses conseils pacifiques. On sait, au contraire, que Tacite a eu la gloire de l’incommoder, et qu’il ne dédaignait pas de prendre les conseils de Montesquieu.

C’est un mot du même juge, que « Charles XII n’est qu’un roman. » Il faut y voir moins un jugement que le dépit de n’avoir pas trouvé dans Charles XII ce qu’il y cherchait. Attaquant la Russie sur son propre territoire, et passant où avait passé le roi de Suède, il cherchait des notions sur le redoutable pays où il était engagé, et peut-être des raisons de plus de s’approuver de son entreprise. Il dut être fort désappointé ; car Voltaire n’avait pas songé à faire de la topographie militaire pour le futur conquérant de la Russie, ni à rien cacher de la ténacité de la nation contre laquelle s’était brisée l’impétuosité suédoise. L’Histoire de Charles XII parut à Napoléon un roman, parce qu’il n’y trouvait pas de renseignements sur les moyens de vaincre la Russie.

Cependant, le mot de roman appliqué à ce livre ne lui ferait pas tort, si l’on entendait caractériser par là plus vivement le tour dramatique que Voltaire lui a donné, et le genre de plaisir qu’on y prend. Le caractère à la fois singulier et conséquent du personnage principal, la variété des événements que suscite sa passion pour la guerre, sa fortune, qui n’est que le bon et le mauvais dé dans la main d’un joueur, ses victoires, si semblables à ces ouragans qui écrasent la contrée où ils crèvent, et s’épuisent avant d’atteindre le bout de l’horizon ; toutes ces choses tiennent plus du merveilleux que de l’histoire. Il y fallait un poète et tout l’art du théâtre transporté dans le récit de faits historiques. On croit lire un bon roman, mais on sait qu’on lit une histoire vraie ; c’est l’illusion sans la crainte d’être dupe.

La grande beauté de l’Histoire de Charles XII, c’est le récit. On a le lieu de la scène, le pays, dessiné à grands traits, de quoi s’y orienter et voir de la meilleure place ce qui va se passer ; les personnages introduits au bon moment ; l’action, les grands mouvements, les manœuvres qui décident ; la tactique intelligible pour tout le monde, sans cette affectation de stratégie qui, sous la plume d’un homme de lettres, dénote la prétention et inspire la défiance.

Voltaire a l’imagination, non celle qui met la fable à la place de l’histoire, mais celle qui se rend les faits et les lieux présents. C’est le don, c’est la partie divine dans l’historien. Pour en connaître le prix, on n’a qu’à lire les historiens chez qui domine l’autre sorte d’imagination, ou ceux qui n’ont ni l’une ni l’autre ; les uns qui grossissent tout, les autres qui ne voient rien.

Montesquieu a loué, comme un des récits les plus vifs qu’on ait jamais écrits, la retraite du général Shulenburg. Le morceau a de quoi plaire en effet aux plus difficiles. En deux pages, nous suivons la petite armée de Shulenburg, faisant tête à Charles XII en reculant, poursuivie et paraissant escortée, enfin lui échappant, avec la gloire de lui faire dire : « Aujourd’hui Shulenburg nous a vaincus. » On voudrait avoir le jugement de Montesquieu sur la bataille de Pultawa et la retraite de Charles XII, plus semblable à une fuite que celle de Shulenburg. L’histoire moderne n’a pas de plus beau récit. C’est le moment où la grandeur altière et froide de Charles XII devient presque touchante. Avec la fortune extraordinaire a disparu le héros singulier ; le malheur fait voir le grand caractère. Charles vainqueur semblait n’avoir cherché dans la guerre qu’un plaisir barbare ; vaincu, sa grandeur d’âme est d’un exemple utile à tous.

Cependant Charles n’est pas un grand homme. Il a l’air de se battre par tempérament et sans dessein. Les événements qu’il suscite sont à son image. Comparés à ces grands changements que prépare de longue main la nature des choses et qu’accomplissent les vrais grands hommes, ces événements semblent des effets sans cause. Ils laissent l’éblouissement dans les yeux et le vide dans l’esprit. On y croit parce que l’on a foi en la véracité de l’historien ; on ne les trouve pas vraisemblables. Ils ont la fortune et les disgrâces des événements romanesques ; trop étonnants pour instruire, il leur manque l’attrait des faits historiques, et une seule lecture en épuise l’intérêt.

Ce n’est pas à dire qu’on n’aurait ni plaisir ni profit à lire une seconde fois Charles XII. Un père éclairé qui le met aux mains de son fils, ne se fera pas tort en le relisant pour son compte. Il y a d’autres historiens pour nous donner les suprêmes beautés du genre, les motifs secrets des actions, le fond des affaires et des cœurs, et cette science de la vie humaine dont nous sommes plus curieux à mesure que la nôtre s’écoule ; mais aucun n’a possédé plus que Voltaire le don de peindre et d’être expressif en restant simple. Voilà qui, pour couper court à ce qui restait de précieux, était plus tranchant que le ridicule. Et quel mérite pour Voltaire de s’en être si parfaitement défendu dans le temps que Montesquieu s’y laissait prendre !

§ III. Buffon. Histoire naturelle.

Pendant que le public lettré admirait dans Charles XII l’histoire réformée par le bon esprit philosophique, et, parmi toutes les grâces du récit, un air de liberté, de vérité inconnu jusqu’alors, Buffon composait le premier ouvrage français où la science ait été exposée dans la langue des grands écrivains. A la différence de Montesquieu qui, au début, hésite entre les sciences et les lettres, soit égale capacité pour les deux choses, soit penchant de jeunesse vers la plus populaire, Buffon va tout d’abord aux sciences, poussé par l’instinct du génie et l’amour de la gloire. Incertain quelque temps sur la science particulière à laquelle il doit se fixer, il flotte entre la géométrie, la physique et l’agriculture, si c’est flotter que d’être attiré tour à tour par des sciences limitrophes de l’histoire naturelle. Son choix fait, et Louis XV, en l’appelant à l’intendance du Jardin du Roi, l’ayant mis comme dans son domaine naturel, il commence, par la Théorie de la Terre, cette suite de travaux que revendiquent à la fois les sciences et les lettres, aujourd’hui réunies dans une admiration commune pour le grand naturaliste et le grand écrivain.

Il ne parut ni l’un ni l’autre tout d’abord. Les savants de son temps ne le tenaient pas pour un des leurs, et les lettrés, Marmontel entre autres, le réduisaient au seul mérite de l’élégance et du coloris. Lui-même y aidait par son estime extraordinaire pour le style, et par certains travers qui semblaient trahir plus de soin donné au paraître qu’à l’être. Non qu’il ne fût très piqué de passer pour un savant douteux ; mais il l’eût été encore plus qu’on le contestât comme écrivain. Habitué à ne voir la pensée que noblement vêtue, peut-être lui arriva-t-il quelquefois de prendre le plaisir que faisait son style pour la mesure de ce que valaient ses idées. Il était de notre pays, où, soit attachement médiocre pour le vrai, soit plutôt passion d’un peuple artiste pour la forme, on considère le style à part des idées, et l’on enseigne officiellement dans les écoles la dangereuse distinction de la forme et du fond.

Si Buffon est aujourd’hui jugé pour ce qu’il vaut, nous en avons l’obligation principale à la science elle-même, complice d’abord de ces jugements dédaigneux qui réduisaient tout son mérite au beau langage. Elle avait trompé les lettrés sur Buffon, en donnant trop d’importance à ses erreurs et trop peu d’attention à ses vues de génie. Plus tard, quand elle vit se justifier par des découvertes la hardiesse de ses idées, se vérifier par des faits la justesse de ses pressentiments, elle apprit aux lettrés qu’ils pouvaient ne pas lui marchander la louange, et que Buffon est un grand écrivain au même titre que les grands écrivains ses devanciers, pour avoir exprimé de grandes vérités en perfection.

Disciple de Descartes, il porte la plus glorieuse marque du cartésianisme, la doctrine de la spiritualité de l’âme. Pour lui, l’âme subsiste indépendamment de la sensation ; la pensée intérieure se manifeste toujours, même dans l’homme auquel manquent la vue, l’ouïe et le toucher. Nobles démentis donnés à la philosophie de la sensation, dans le temps que Voltaire mettait à la mode Locke,

Dont la main courageuse
A de l’esprit humain posé la borne heureuse…

ce qui veut dire : qui a appris à l’esprit humain à ne pas nier que la matière soit capable de penser.

Par un autre trait qui lui est commun avec Descartes, Buffon ne s’en fie qu’à sa propre pensée, à ce qu’il appelle la vue de l’esprit. Descartes avait dit : « Je pense, donc je suis. » Buffon dit à son tour : « Je pense, donc je sais. » Il est plus certain de ce qu’il pense que de ce que d’autres ont vu. Mais il y court plus de risques que Descartes. Ce que Descartes veut connaître, c’est sa propre nature ; et nul ne peut lui en apprendre des choses plus certaines que sa pensée. Pour Buffon, qui prétend expliquer la nature extérieure où il ne tient que la place d’un seul être, et la création où il n’occupe qu’un point, n’y a-t-il pas de la témérité à refuser de s’y servir des yeux et des pensées des autres hommes ?

De cet excès de confiance dans la vue de l’esprit est résulté ce mélange de systèmes faux et de théories vraies, de rêveries brillantes et de divinations fécondes, qui se heurtent dans ses œuvres. Nouvelle ressemblance avec Descartes qui, lui aussi, dans le même temps qu’il ouvrait à l’esprit humain les grandes voies, perdait sa propre route. Cependant Buffon ne dédaigne pas les faits dont la connaissance, dit-il quelque part, constitue la seule et vraie science. Mais pour peu qu’ils soient douteux, il ne se donne pas le temps de les vérifier ; et s’ils tardent, il ne les attend pas. Il n’ajourne pas la possession de la vérité à l’arrivée incertaine de témoignages contestables, ou à l’envoi tardif de matériaux préparés par un collaborateur trop scrupuleux. Il décide d’abord, sauf à reconnaître plus tard qu’il s’est trompé ; mais alors même, il se corrige sans se condamner. C’est tout ce qu’on pouvait obtenir de l’amour-propre de l’homme et de l’orgueil du temps.

Buffon, comme Descartes, cherche la solitude et fuit la société, « où, dit-il, pour une phrase quelquefois utile qu’on y recueille, ce n’est pas la peine de perdre une soirée entière. » Mais Descartes défend sa retraite avec une sorte de jalousie, et il en change à plusieurs reprises, pour dépister les visiteurs, en qui il voit des préjugés personnifiés qui viennent tenter son jugement. Buffon vit retiré à Montbard, loin du monde, mais point inaccessible, laissant volontiers pénétrer jusqu’à lui la gloire en la personne de visiteurs curieux, qui venaient, comme il dit de J.-J. Rousseau, y faire leur hommage.

C’est l’heureux privilège de l’histoire naturelle que ses principales vérités soient à la portée de tous, et que la langue littéraire suffise à les exprimer. Elles sont aussi accessibles qu’aimables ; elles nous parlent de ce que tous les jours le soleil vient éclairer, des montagnes, des fleurs, des plantes, des animaux, de l’homme dans son commerce avec la nature. Elles nous apprennent à être les spectateurs intelligents et reconnaissants du monde visible. Elles nous mènent à Dieu par un chemin semé de toutes les merveilles qui témoignent d’une création libre, volontaire, toute intelligente et toute bienfaisante. S’il est vrai que tout ce qui est ôté au hasard est restitué à Dieu, aucune science ne réussit mieux que l’histoire naturelle à déposséder le hasard au profit de la Providence. Ordre, régularité, unité de plan et diversité de structure, combinaison, prévoyance, autant de choses incompatibles avec l’idée de hasard, autant de vérités qui, rendues sensibles par la science, donnent à la croyance en Dieu le caractère d’un lien personnel entre le souverain être et la plus intelligente de ses créatures. Telle est l’impression qui reste de la Théorie de la Terre, le premier ouvrage français où l’éloquence, comme on l’entendait au dix-septième siècle, c’est-à-dire l’art de persuader la vérité, a passé des lettres dans la science, et mis au service des vérités de l’ordre physique la grande langue employée jusqu’alors à l’expression des vérités de l’ordre moral.

Cette Théorie, qui fait de la terre un fond de mer, serait irréprochable, s’il était vrai, comme le prétend Buffon, que les coquilles, et les autres débris d’animaux marins soient répandus partout, que les couches terrestres soient partout horizontales et parallèles ; que les angles saillants des montagnes correspondent partout à des angles rentrants ; que toute vallée ait été d’abord le lit d’un des courants de la mer. A tous ces faits l’observation a trouvé des exceptions. La terre n’est donc pas exclusivement l’ouvrage des eaux. Mais ôtez partout, et la théorie de Buffon reste vraie.

Les sondes puissantes dont on fouille le sein des mers, pour y poser les câbles électriques, dessinent successivement les vallées et les plateaux que Buffon y avait vus de l’œil de l’esprit, et permettent aux géologues d’en constater l’heureuse correspondance avec les plaines montagneuses et les plateaux élevés de la terre. Elles rasent les contours de ces futurs continents que son imagination s’est représentés émergeant un jour du fond des abîmes, pour, remplacer les continents actuels, nivelés peu à peu et rendus à la mer par l’effet des eaux du ciel. Elles ramènent à la surface des débris organiques où le microscope reconnaît ces sédiments formés de coquilles dont Buffon composait les couches végétales de ces terres à naître. Dans cette merveilleuse histoire de deux créations, tout ce qu’il a décrit ou deviné, la science le vérifie. Dieu seul connaît si ce qu’il a prophétisé doit s’accomplir, ou si ce n’est qu’une de ces illusions dont le génie humain paie son trop de confiance en ses lumières.

Je ne sais rien de plus imposant et de plus entraînant tout à la fois que cette histoire de la formation des montagnes au fond de la mer. Buffon conçoit le phénomène comme une supposition, mais il le raconte comme un spectacle dont il est témoin. Au commencement du récit, tout est au futur : c’est le temps qui sied à une hypothèse. Peu à peu le futur fait place au présent et au passé ; tout ce que Buffon supposait existe ; tout ce qui devra être a été. « Peu à peu, dit-il, les matières molles dont les éminences étaient d’abord composées ont fait ces énormes amas de rochers et de cailloux d’où l’on tire le cristal et les pierres précieuses… Toutes sont posées par lits… Les plus pesantes sont dans les argiles et dans les pierres, et elles sont remplies de la matière même des pierres et des terres où elles sont renfermées ; preuve incontestable qu’elles ont été transportées avec la matière qui les environne et qui les remplit… » Ainsi, Buffon crée ce qu’il suppose ; il assiste à ce qu’il prévoit, et ses raisonnements sont comme une suite de tableaux qui se déroulent sous ses yeux, plutôt attentifs à des faits qui s’accomplissent qu’éblouis par une vision.

Je cherche ce qui dut paraître si nouveau dans le style de Buffon, pour qu’on y fît plus attention qu’à sa science. Je n’y vois que le grand style du dix-septième siècle se continuant dans le dix-huitième, le tour noble et tranquille, une phrase abondante et longue qui ne craint pas qu’on la laisse en chemin, une logique pressante sans être précipitée, l’image qui n’est que la plus parfaite justesse de l’expression. J’y veux bien reconnaître aussi, avec Marmontel, l’élégance, pourvu que ce ne soit pas celle que Marmontel refuse à Boileau, et qu’il admire au même degré dans Quinault et dans Racine ; et le coloris, pourvu qu’il s’agisse de l’art de mettre les objets dans le meilleur jour.

Il en est de même de la pompe dont on louait, moitié sérieusement, moitié par ironie, l’auteur de la Théorie de la Terre. Si la pompe consiste à n’avoir pas l’air dégagé qu’affectait alors le style, ni cette courte phrase appropriée à la propagation rapide des idées comme à l’attention distraite des esprits, soit ; Buffon est pompeux. Il l’est encore, parce que la pompe sied aux peintures des choses merveilleuses. Ces phrases qui se développent avec une sorte de majesté sévère, semblent représenter le mouvement lent et irrésistible dont la nature accomplit ses créations.

Il faut bien croire que beaucoup de gens s’en doutaient autour de Buffon ; car dès l’apparition de ses premiers volumes, il se voyait comme investi par l’Europe savante du gouvernement des sciences naturelles. Le Jardin du Roi, dont il était l’intendant, en devenait le centre.

Dès lors toutes les recherches ont une direction, tous les envois un intermédiaire et un dépôt, tous les monuments des archives de la nature un archiviste et un musée. Princes, navigateurs, gens du monde, font des dons au Jardin du Roi par considération pour son illustre intendant. Dans tous les travaux exécutés par le génie militaire, les officiers sont attentifs à tout ce que heurte la pioche des soldats. La mode même s’en mêle, et cette fois la mode a du bon, en mettant les ignorants au service de la science. N’y avait-il dans tout cela que la fortune éphémère d’un écrivain coloriste faisant de l’histoire naturelle « qui n’est pas déjà si naturelle », comme disait malignement Voltaire, dans sa première inquiétude sur cette réputation nouvelle qui s’élevait à côté de la sienne ?

§ IV. Lesage. Gil Blas.

On ferait tort à Lesage et à Rollin, en ne leur donnant pour toute part, dans la restauration de l’esprit français et la réparation de la langue au commencement du dix-huitième siècle, que le bon exemple de la fidélité à la tradition du dix-septième.

C’est leur trait distinctif, mais ce n’est pas tout leur mérite. De même qu’il y a dans Montesquieu, dans Voltaire, dans Buffon, la part de la tradition, dans Lesage et dans Rollin II y a la part du génie.

Ils en portent une marque plus certaine que l’invention de quelques tours ou le bonheur de quelques expressions nouvelles ; ils ont le génie de ce qu’ils ont entrepris et, ce qui n’a pas besoin des complaisances de l’apologie, la durée.

On ne le conteste pas à Lesage. Supérieur à la fois dans le roman et au théâtre, il a inventé des caractères et créé des personnages presque plus populaires que leur père.

Pour Rollin, plus on lui fait la place grande dans les modestes régions du savoir, de la raison et du goût, moins on a de scrupule à lui refuser du génie.

Il en a pourtant, et du meilleur, pour ceux du moins qui le sentent dans le ton, l’accent, l’excellence de l’œuvre, et qui ne mettent pas au-dessous de l’imagination le sentiment, don plus rare encore, quoique de moindre prix dans l’estime du commun des hommes.

Lesage et Rollin sont inspirés par la tradition du dix-septième siècle, chacun à sa manière. Rollin est le disciple fervent des deux antiquités chrétienne et païenne ; ce sont les deux nourrices qui l’ont allaité. Quoique grand admirateur des écrivains du dix-septième siècle, il leur connaît des modèles ; il est si plein des anciens, qu’il ne démêle pas ses propres pensées des leurs, et que là même où il invente il croit se souvenir.

La tradition de Lesage, c’est le dix-septième siècle, avec les souvenirs que de bonnes études de collège lui ont laissés de l’antiquité classique. Turcaret en fut un premier fruit exquis. Il y avait dans ce succès de quoi rengager Lesage à toujours dans le théâtre, où ses débuts avaient eu des fortunes très diverses. Mais sa vraie vocation était un génie secret pour le roman de mœurs. C’est encore le théâtre, mais le théâtre moins les comédiens, et sans qu’il en coûte à la vérité pour accommoder les pièces au goût de ceux qui les jouent.

Ce fut l’abbé de Lyonne, un des fils du grand ministre, qui avertit Lesage de sa vocation24. Il lui fit lire les auteurs espagnols. Lesage les lut avec un goût formé par Molière. Les précieux et les précieuses du dix-septième siècle n’y avaient cherché qu’un tour d’esprit à imiter ; l’abbé de Lyonne y montrait à Lesage la vie humaine dont les peintures, aux beaux temps de l’Espagne, ont la solidité et le coloris des tableaux de ses grands peintres.

Lesage usa des auteurs espagnols comme Molière avait usé des auteurs de comédies : il y prit son bien. Le bien pris par de tels hommes ne se reprend pas. Il s’est trouvé pourtant en Espagne et, chose moins explicable, en France, des critiques pour restituer l’invention de Gil Blas au chanoine Vincent Espinel, auteur des Aventures de l’écuyer don Marcos de Obregon. On ne lit pas Vincent Espinel, même dans son pays. Lesage est lu partout. De deux auteurs dont l’un ne sait pas donner la vie à ce qu’il trouve, et dont l’autre crée ce qu’il imite, l’inventeur, c’est le dernier.

Voilà les origines de Gil Blas. L’esprit philosophique n’y est pour rien. Réformer le monde n’est pas un des soucis de notre auteur. Il ne touche pas aux puissances, et il souffre volontiers que les choses continuent d’aller du même train. Il est loin toutefois d’être indifférent à la réforme individuelle. « Si tu lis mes aventures, fait-il dire par Gil Blas au lecteur25, sans prendre garde aux instructions morales qu’elles renferment, tu ne retireras aucun fruit de cet ouvrage. Mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, selon le précepte d’Horace, l’utile mêlé à l’agréable. » J’en crois un conseil qui sent si peu le prêche. Lesage voulait qu’on devînt meilleur après l’avoir lu : c’est la pure tradition du dix-septième siècle.

Peintre des mœurs en général, Lesage ne songe pas à être autre chose. Sur ce point, il faut encore l’en croire ; il n’a pas voulu faire de portraits. Vingt ans s’écoulèrent entre le premier et le dernier volume de Gil Blas. Si Lesage avait eu le dessein de peindre son temps, l’original aurait trop souvent changé d’attitude. Ce qu’on étudie avec cette persévérance et cette suite, ce ne sont ni les mœurs d’une époque ni l’homme d’un jour, c’est le cœur humain.

Il n’est pas impossible, d’ailleurs, qu’en parlant des bureaux d’esprit il ait songé au salon de la marquise de Lambert : la page a dû être écrite vers 1742, au plus beau moment du retour au précieux. On a voulu aussi reconnaître Voltaire dans Gabriel Triaquero. Voltaire est-il donc le seul auteur de tragédies dont les pièces « sont farcies de traits plus brillants que solides, les vers mauvais ou mal rimés, les caractères mal formés ou mal soutenus, et les pensées souvent obscures26? »

S’il est vrai que le roman de Lesage soit le tableau de la vie humaine, le héros doit être un personnage moyen, touchant par son caractère à tous les caractères, les saints et les coquins exceptés ; par sa condition à toutes les conditions ; ni bon ni méchant, quoique plus loin de la méchanceté que de la bonté, et, pour dernier trait moyen, ayant sa fortune à faire. Tel est Gil Blas.

Il a sa fortune à faire ; dirai-je que c’est là le premier de ses défauts ? On fait sa fortune de deux façons : ou par un état, ou par la domesticité chez les puissants. Le travail pour parvenir par un état est sain ; non que l’état fasse toujours l’honnête homme, mais il y sert. Quand on se met dans la domesticité des puissants, on n’est pas libre de choisir les services qu’on leur rend, et la fidélité même dégrade. Pour un qu’on servira dans ses bonnes qualités, combien dont il faudra servir les vices ! Et comment être le complaisant des vices d’un maître sans en devenir le complice ? C’est en faisant comme le maître que le serviteur se met à l’aise avec sa conscience ; pour n’avoir plus à rougir, il a hâte de se corrompre.

C’est ce qui arrive à Gil Blas. Ses vices lui viennent de ses maîtres. Il ne les a pas naturellement, il les revêt ; et quoiqu’on le voulût voir plus emprunté et moins à l’aise sous cette livrée, on espère et l’on prévoit qu’il la quittera.

Le plus mauvais temps de Gil Blas est celui qu’il passe à la cour. C’est qu’il y sert la pire espèce de maîtres, les courtisans qui vivent de la faveur et des abus. Aussi, est-il de la pire espèce de valets, les valets d’un courtisan. Il imite tous les vices du lieu : il vend les grâces, il oublie ses amis, il désavoue ses parents, il est vénal et ingrat. Pourtant, même à ce moment de sa vie, il ne sort pas du caractère moyen. Il vaut mieux que ce qu’il fait, et la faiblesse qui le fait succomber est d’une âme tout aussi docile aux impressions du bien qu’à celles du mal. Il est entraîné, il n’est pas passionné. Ses vices ne prennent pas racine en lui, et ses mœurs se corrompent sans que sa nature change. Aussi, continuons-nous à le tenir pour un des nôtres, même à son pire moment, par la certitude que son naturel finira par l’emporter sur ses mœurs.

Il l’emporte, en effet. Insensiblement Gil Blas devient meilleur. Il retrouve ses parents et il leur vient en aide. Il redescend vers les obscurs amis de sa jeunesse ; il rend service à ses bienfaiteurs. Les premières faveurs de la fortune l’avaient gâté ; les dernières l’améliorent, parce qu’elles sont le juste prix de son mérite. Favori, il avait vendu les grâces ; serviteur utile et capable, il partage avec ses amis la récompense de son travail. Il finit en homme de bien. Il n’y avait pas de risque que l’honnête homme qui a écrit Gil Blas se fût donné le bizarre plaisir de vivre pendant vingt années en tête-à-tête avec un fripon.

Cette honnête fin de Gil Blas est une vérité du cœur humain. Ainsi s’améliorent, en s’avançant dans la vie, les caractères moyens. Leur volonté n’en a peut-être pas tout le mérite. Le temps, qui nous ôte nos passions on qui rend ridicules celles qu’il nous laisse, qui nous apprend notre mesure par nos disgrâces, qui nous classe en dépit de notre prétention à rester déclassés pour continuer d’être ambitieux, le temps est pour beaucoup dans ce retour à l’honnêteté. Mais enfin on y arrive, et s’il plaît à Dieu de nous accorder quelques jours d’intervalle entre l’âgé où nous nous gâtons et le dernier terme, nous pouvons faire plus de bien par cette seconde innocence que nous n’avons fait de mal par nos fautes. Cette vérité ne pouvait échapper au sens profond de Lesage ; son livre n’a peut-être pas de beauté plus élevée et plus pénétrante.

Pour dernier trait de ressemblance avec son lecteur, Gil Blas est chrétien et Français.

Il est chrétien, comme le sont la plupart d’entre nous, par le souvenir du clocher natal, moins oublié peut-être que les parents ; il l’est par tout ce que laisse d’impressions ineffaçables dans un cœur où le mal n’est pas le maître, la doctrine de l’Evangile, transmise, aux jours d’innocence, d’une pieuse mère à son fils, d’un prêtre à un enfant. C’est à cette lumière, si souvent voilée, mais qui ne cesse jamais de luire au fond de son âme, que Gil Blas juge sa vie à mesure qu’il la raconte. Son histoire est une confession. On pourrait la vouloir plus sévère, et l’on sent bien, à la douceur de sa pénitence, que c’est le pécheur lui-même qui se l’administre. Il devient plus chrétien à mesure qu’il avance dans la vie, et par la même vérité d’observation qui nous le montre se corrigeant avec le temps, la religion de son enfance passe insensiblement de sa mémoire dans son cœur, et y prend la place laissée vide par les passions qui se retirent.

Sous son habit castillan, Gil Blas est Français, et c’est ce qui achève sa popularité. Il a de notre pays, avec ses qualités aimables, certains défauts dont nous ne sommes guère moins fiers que de ces qualités ; entre autres, la vanité, dont les étrangers nous accusent presque d’un ton d’envie, à cause des grâces qui la tempèrent. S’il oblige les gens, son premier mouvement est de faire montre de son crédit ; faire du bien n’est que le second ; mais le second vient pour corriger le premier. Il y a quelque chose qu’il craint plus que d’être trompeur, c’est d’être dupe. Il aime de la puissance l’extérieur, le paraître, et, comme tant de Français dans les honneurs, il se croit grandi de la longueur de son ombre. Il n’attend pas toujours qu’on le loue, il s’en charge lui-même ou il y aide les gens : le tout avec du tact, de la mesure, de charmants retours de vérité sur lui-même, où il se met à sa place, et rend de très bonne grâce ce qu’il a pris de trop.

Gil Blas est Français par ce genre d’esprit finement moqueur dont nous jugeons tout ce qui n’est que fausse apparence et mérite d’enseigne. Il se défie des médecins ; je le crois bien, sans cela serait-il un fils de Molière ? Dans une maladie qui le met en danger, un ami lui amène deux docteurs. L’un lui demande, avant toute chose, d’avoir confiance en eux. « J’en ai une parfaite, répond Gil Blas ; avec votre assistance, je suis sûr que je serai dans peu de jours guéri de tous mes maux. — Oui, Dieu aidant, reprend le docteur, vous le serez : nous ferons du moins ce qu’il faudra faire pour cela. » La plaisanterie continue et s’aiguise, sans que les mots arrivent à la satire. « Effectivement, dit Gil Blas, ces messieurs me menèrent si bon train, que je m’en allais dans l’autre monde à vue d’œil. » Et plus loin, pour dernière malice : « Mes docteurs m’ayant abandonné et laissé le champ libre à la nature, me sauvèrent par ce moyen. »

Voilà l’esprit dont le roman de Lesage est plein.

Il est tout uni, modeste dans le ton et dans les mots ; aimant mieux, au besoin, n’être pas vu que de se trop montrer. Il donne de l’esprit à ses lecteurs, si peu qu’ils s’y prêtent ; il leur ôte du moins l’envie d’en faire, la première marque d’esprit après l’esprit. Gil Blas en ce point passe un peu la moyenne ; mais s’il a plus d’esprit que nous, il n’en a que du nôtre.

Ses compagnons sont comme lui, des caractères moyens. C’est hasard si nous n’avons pas encore rencontré leurs pareils. Je sais tel vieillard goutteux et gourmand que mène, en le faisant bien dîner, une gouvernante dévote, et qui a chassé son neveu, « parce qu’il n’a aucune considération pour cette pauvre fille. »

Il n’est pas que vous n’ayez dans vos connaissances un poète de l’humeur de Fabrice, dupe de la nouveauté, imitateur de ce qui réussit, grand admirateur de Gongora, — et en quel temps n’y a-t-il pas des Gongoras ? — mobile, léger, jetant l’argent, mais, dans sa vie sans assiette, gardant les bons sentiments, et par la vertu purifiante des lettres, que ressentent même les gens qui en ont plutôt le goût que le génie, capable d’une certaine fierté d’esprit qui empêche son caractère de tomber aussi bas que sa condition.

L’archevêque de Grenade et sa tendresse pour ses homélies, ne serait-ce pas moi, à certains moments de trop grande tendresse pour ce que j’écris ?

Les passions des personnages de Gil Blas sont en petit nombre et générales. Lesage savait d’instinct, et par l’expérience du théâtre, que nous ne sommes guère touchés que de celles-là. Il ne nous met sous les yeux que les images familières de l’amour, de l’ambition, de la vanité, qui troublent plus ou moins toutes les existences, et par qui se renouvelle sans cesse le tableau de la vie humaine. Sur un fond qui reste le même, il jette les diversités des conditions et des caractères. Par exemple, un jeune prince comme le prince d’Espagne aime de la même façon qu’un étudiant de l’université de Salamanque ; mais l’étudiant n’a pas pour entremetteur un ministre qui prépare de cette façon sa fortune auprès de l’héritier du trône, ni un Gil Blas qui trouve son compte à servir le ministre dans ses complaisances ambitieuses. Le poète Fabrice n’a pas moins de faiblesse pour ses vers que l’archevêque de Grenade pour ses homélies ; mais il n’a pas de secrétaire à gages pour les louer sons peine d’être chassé.

Ces différences de condition et de caractère font voir la même passion sous des aspects variés, et nous mènent au même but par une agréable diversité de chemins.

Les récits dans Gil Blas sont de ceux que le lecteur croit faire en les lisant. Les descriptions, soit de paysages, soit d’intérieurs, évitent la topographie comme l’archéologie. Quand Gil Blas, dans l’antichambre de l’archevêque de Grenade, attend le moment d’être reçu, au lieu d’inventorier le palais archiépiscopal, il aime mieux, dit-il, décrire le peuple d’ecclésiastiques et de gens d’épée qui attendent comme lui à la porte du cabinet. Il a raison ; peu nous importe de quelle façon est meublée cette antichambre ; ce que nous sommes curieux de savoir, c’est quel peuple est ce peuple-là, et quel accueil reçoit d’eux cet inconnu en qui les uns voient un solliciteur, les autres soupçonnent un futur concurrent dans la faveur du maître.

Parle-t-il, au contraire, du château de Lirias, devenu le sien, et vers lequel il s’achemine avec son fidèle Scipion, confident et témoin des dernières agitations de sa vie de cour, il ne ménage pas les descriptions. Quoi de plus naturel qu’avant d’arriver à sa retraite il s’y voie déjà arrivé, et qu’il en fasse d’avance les honneurs à son compagnon de voyage ? Sa description n’est que le récit même de

ses pensées ; elle n’est pas un hors-d’œuvre ; elle . est l’action au moment même où le goût du lecteur la voulait sous cette forme.

Elle a un autre mérite ; elle représente la maison de campagne que chacun rêve pour soi, notre château en Espagne, puisqu’il s’agit de ce pays-là. « Figure-toi, dit Gil Blas à Scipion, celle qu’Horace avait dans le pays des Sabins, près de Tibur, et qui lui fut donnée par Mécénas. » Horace lui-même l’avait longtemps rêvée avant que Mécène la lui donnât. Une source d’eau vive, un jardin, un bois tout près, la solitude, et dans la maison la place pour quelques amis, tel est le château de Gil Blas. On se l’est bâti à soi-même, on le revoit. Ici sont les ombrages pour la promenade au milieu du jour ; nous y prîmes le frais. Là sont les chambres « bien meublées sans magnificence », où nous avons passé les heures paresseuses, feuilletant les vieux livres dans de vieux fauteuils de damas effacé, qui ajoutaient à la douceur de notre repos, en répandant autour de nous les images tranquilles et comme un air du passé.

Walter Scott va trop loin quand il loue dans cette description du château de Lirias « une stricte attention au costume et à la localité. » Admirateur passionné de Lesage27, il voulait lui donner l’honneur de l’invention dans cet art de la description à la fois pittoresque et savante, où il a excellé lui-même. Lesage n’y a point pensé ; c’est pour cela qu’on se souvient du peu qu’il a fait de descriptions et qu’on en trouve trop dans Walter Scott.

Il ne manquerait rien à Gil Blas pour être un livre de premier ordre, si à la peinture de l’homme tel qu’il est se joignait l’élévation morale. Il est très vrai qu’après l’avoir lu, les gens de bien ont plus de plaisir à rester honnêtes, mais aux malhonnêtes gens il ne fait pas assez honte de ce qui leur manque. Comme tableau de la vie humaine, il n’est pas complet. Où la poésie est absente, il n’y a pas toute la vie humaine. Le disciple de Molière n’a pas eu sa haute comédie, il s’est arrêté à son École des femmes. Aimer Gil Blas médiocrement n’est pas possible ; mais on peut lui préférer les livres où l’on trouve à la fois l’agrément et le ressort moral. Même aux endroits où je me plais avec Gil Blas, je me sens recherché par des souvenirs de Don Quichotte.

§ V. Rollin. Le Traité des études.

Voilà, tout au contraire, un livre qui vit surtout par l’élévation morale et par cette sorte de poésie secrète qui s’exhale des trop rares ouvrages que le cœur a inspirés. Rollin semble avoir reçu, comme un legs du dix-septième siècle, la tâche d’exprimer, dans la langue qu’on y parlait, ce qu’ont pensé tous ses grands esprits sur le meilleur régime d’éducation publique dans une société civilisée et chrétienne.

Depuis la Renaissance, un seul a été pratiqué, un seul a été possible : c’est celui qui prend l’instruction dans l’antiquité païenne, et la rend chrétienne par l’esprit.

Ce régime, d’une application difficile et délicate en tout temps, l’est devenu plus encore à notre époque, malgré l’autorité et la gloire du succès pendant trois siècles. L’antiquité païenne est plus souvent et plus longtemps en commerce avec la jeunesse ; elle paraît avoir seule la parole. La lui ôter, pour la donner à l’antiquité chrétienne, personne ne l’ose ; réduire sa part, beaucoup y ont pensé de notre temps. On n’y pensait pas au dix-septième siècle, et Bossuet en eût trouvé l’imagination bien étrange, lui qui, dans ce mémorable plan d’éducation pour le Dauphin, « où l’étude de chaque jour commençait soir et matin par les choses saintes », fait lire à son élève tous les grands écrivains de l’antiquité païenne, et ne lui met pas dans les mains les Pères, quoiqu’il en fît lui-même sa méditation, assidue et sa nourriture. Le plan d’éducation de Bossuet est le bon. Ne nous piquons pas d’être meilleurs chrétiens que ce grand homme. Faire des chrétiens avec des livres païens est la tâche des sociétés modernes, surtout dans notre pays qui en tient la tête.

Comment y réussir ? Rien ne diffère plus de l’éducation païenne que l’éducation chrétienne.

L’instituteur païen forme son élève pour vivre « : au plus épais de la mêlée humaine et au plein jour de la république28. » Aussi doit-on, avant toute chose, lui inspirer l’estime de lui-même et la confiance en ses forces. Qu’il ne baisse les yeux devant personne, dit Quintilien ; qu’il s’accoutume tout enfant à ne pas craindre les hommes. Pour l’exciter au travail, faites-lui honte d’être vaincu. Excitez son émulation par la louange, et quoique l’ambition soit un vice, comme elle peut donner matière à certaines vertus, ne craignez pas de la lui apprendre.

Dans l’éducation païenne, c’est en s’instruisant à devenir citoyen que, chemin faisant, l’enfant apprend à être homme ; dans l’éducation chrétienne, c’est en apprenant à être homme qu’il s’instruit à devenir citoyen. Connaître les hommes pour les conduire et les dominer, ne se connaître soi-même que comme une force en lutte avec d’autres forces, tel est l’objet de la première. Se connaître soi-même pour savoir sa propre mesure, pour se subordonner, pour apprendre l’obéissance raisonnable, pour respecter ceux à qui l’on commande, tel doit être l’effet de la seconde.

Le moyen de l’éducation païenne est d’inspirer à l’enfant de la hardiesse, d’allumer son orgueil, de le préparer aux combats de la vie publique ; le moyen de l’éducation chrétienne est de le rendre défiant de lui-même, de faire de l’émulation une rivalité de bons offices, de préparer l’homme à vivre en paix avec ses semblables.

C’est à quoi Bossuet, qui a tout vu en cette matière, fait servir l’étude de l’antiquité païenne. « Nous marquions, dit-il, dans la doctrine admirable de Socrate, ce que la philosophie chrétienne y condamne, ce qu’elle y ajoute, ce qu’elle en approuve, avec quelle autorité elle en confirme les règles véritables, et combien elle s’élève au-dessus. » Bossuet avait indiqué le véritable esprit de l’éducation moderne ; il restait à développer son plan d’études, et à l’approprier aux besoins de l’enseignement public.

Rollin ne fut pas le premier qui y songea. Un homme supérieur qui avait reçu la pensée de Bossuet de la bouche même de ce grand homme, Fleury, avait écrit, avant le Traité des études, et presque sous le même titre, son Traité du choix et de la méthode des études.

Heureux esprit, Fleury fut toujours, et dès sa jeunesse, aux meilleurs endroits et sous les meilleurs guides pour s’instruire et se former. Il avait eu pour maître, au collège de Clermont, un homme qui savait avec profondeur et goût tous les bons maîtres sacrés et profanes, et d’une vie non moins exemplaire que son mérite29. Des mains de ce maître vénéré il était passé dans celles d’un jurisconsulte profond30, qui, magistrat en retraite, consentait, à la prière de sa Compagnie, à siéger au parlement, « pour rendre justice par charité pour les parties. » Par M. de Gaumont, Fleury connut Lefèvre d’Ormesson, Lamoignon, Bourdaloue, Boileau, et rencontra Bossuet qui le conquit à l’Église. Par Bossuet, il se lia avec Fénelon, et quand la querelle du quiétisme brouilla les deux prélats, il resta neutre entre ses deux amis, pour ne pas perdre l’un en prenant parti pour l’autre.

C’est de ce fonds d’études fécondes au sein des deux antiquités, c’est de ce commerce avec de grands esprits et de grands cœurs que sortit un livre excellent, tout savoir, tout esprit, le premier dans cet ordre d’idées, si Rollin n’avait écrit le sien.

Quoique très bon, le livre de Fleury en faisait désirer un meilleur. Il ne tient pas ce qu’il promet. Il annonce une histoire des études, et il ne donne que le tableau un peu vague des connaissances qui, chez les anciens et les modernes, ont formé la matière des études. On s’attendait à des préceptes sur l’objet et l’utilité des exercices ; le livre n’offre que des distinctions générales sur les études, divisées en nécessaires, utiles, curieuses, superflues.

Tout, d’ailleurs, dans ces distinctions est loin d’être de la même justesse. Les pédants ne seraient pas les seuls surpris d’y voir le grec relégué parmi les études de pure curiosité, et le latin réduit à n’être « qu’utile. » Le monde moderne, grâce à Dieu, n’est pas près de penser comme Fleury. En France, du moins, le latin passe pour nécessaire, et la maxime qu’on n’apprend finement le français qu’à l’aide du latin, n’est contestée que de ceux qui ne savent ni l’un ni l’autre.

On y croit encore que le grec est tout au moins utile pour savoir à fond le latin, et que l’union de ces trois langues, liées d’une parenté si étroite, et qui ont exprimé en perfection toutes les vérités de la religion, de la morale et de l’art, est l’inattaquable fondement de toute éducation libérale.

Ce n’est pas non plus une médiocre erreur de Fleury d’avoir cru que, pour goûter l’éloquence de Démosthène et de Cicéron, les traductions suffisent. Ainsi le pensait Perrault, et, après lui, Lamotte-Houdard, pour Homère. S’ils s’en sont bien trouvés, on l’a vu à la façon dont tous les deux ont jugé l’Iliade, et dont le second l’a traduite. La traduction n’éteint pas seulement les beautés des mots, elle ôte de la vie aux choses. Nous sommes par tant de côtés étrangers aux sujets de l’éloquence antique, qu’à moins de nous rendre l’orateur présent par la connaissance de sa langue, de nous placer sous son souffle, le plus médiocre livre qui nous parle de notre temps nous intéressera plus que les harangues de Démosthène et de Cicéron. Quel roman ne vaut pas mieux que Virgile lu dans une traduction ?

C’est par Virgile mal expliqué que les romans s’introduisent dans nos écoles. Faites-moi toucher sous les mots ce tendre cœur d’où s’est épanchée cette poésie si expressive ; rendez-moi plus étroite, par la difficulté même de la langue, l’intimité avec le divin poète, et si je ne suis pas guéri de l’envie de lire de mauvais romans, me voilà capable au moins de les lire sans péril.

Il y a plus d’une autre trace du chimérique dans ce livre, où l’ami de Fénelon semble par moments rêver un plan d’études pour les écoles de Salente.

Mais Fénelon lui-même a inspiré et sa main aurait pu écrire certaines pages où Fleury donne aux maîtres, sur la façon dont il faut en user avec les enfants, des conseils renouvelés de Montaigne, avec la subtilité de moins et l’onction de plus.

Ces pages exquises, vrais modèles de littérature chrétienne, où la finesse qui découvre nos imperfections n’est que l’auxiliaire de la charité qui les pardonne, n’ont pourtant pas réussi à rendre le livre de Fleury populaire. Tour à tour trop général ou trop particulier, il disperse notre attention sur trop d’objets, et il nous éblouit par l’abondance même de ses lumières. C’est une ingénieuse spéculation sur les études ; un traité des études restait à faire.

Ce fut l’œuvre de Rollin.

Il n’y a dans son livre rien de spéculatif : c’est l’explication de ce qui se faisait, avec plus ou moins de lacunes, dans les écoles publiques de son temps.

Il n’entend pas donner un nouveau plan d’études, ni proposer de nouvelles règles ; il veut seulement marquer ce qui s’observait de son temps dans l’Université de Paris. Pour ses doctrines, il ne les présente ni comme neuves ni comme de lui. Il pouvait être tenté, dit-il, de fondre dans son ouvrage les pensées des anciens, « en cachant soigneusement la trace de ses vols » ; mais, ayant à donner des préceptes, il devait s’appuyer sur des autorités. Il s’est donc contenté de recueillir et de mettre en ordre les maximes des autres.

Il n’est pas indifférent de rapprocher de ces humbles déclarations le témoignage, si près de l’apologie, que se rend Quintilien au début de son Institution de l’orateur. Ses amis, nous dit-il, l’ont invité à composer un traité de l’art oratoire. Il n’a voulu d’abord que déférer à leur invitation ; puis le plan s’étendant à mesure qu’il y pensait, il a fini par s’imposer une tâche plus lourde, « pour n’avoir pas, dans un sentier si battu, à se traîner stérilement sur les traces d’autrui. » Non content de donner son plan comme très différent de ce qu’ont fait ses devanciers, il annonce qu’il se distinguera d’eux par son style, et « qu’il rendra les gens éloquents par sa façon de leur enseigner l’éloquence. » Le maître qui apprenait à son élève à ne baisser les yeux devant personne ne pouvait guère connaître pour son compte la modestie.

Si le livre de Rollin n’est pas original par un plan d’études nouveau, il l’est par l’explication de celui que Rollin a vu pratiquer, qu’il a pratiqué lui-même ; il l’est par sa méthode, la meilleure qu’on ait imaginée pour cultiver, par les deux antiquités, l’homme et le chrétien. Je sais que Rollin n’en a pas eu l’ambition. S’il y a pensé, comme toutes ses pages le disent, il était trop modeste pour en annoncer le dessein. Mais c’est là que mène tout ce détail sur les exercices de classe où il s’étend en homme du métier, sans en demander pardon, comme Quintilien, aux gens frivoles, sans soupçonner que ce soient de petites choses, ni qu’il puisse s’abaisser en en parlant.

La description de tous ces instruments de culture, grammaire, explication d’auteurs, thèmes, vers latins, discours, qui sont comme autant de labours donnés aux jeunes esprits, me rappelle les descriptions des Géorgiques. Chaque précepte est pratique ; chaque règle pourvoit à un besoin ou satisfait à une convenance de l’esprit. Après le plus humble de ces exercices, tout enfant bien doué sent qu’il a fait un pas en avant ; il n’est pas de maître éclairé qui ne soit en état de l’en avertir et de lui en donner la joie encourageante.

Rollin a deux manières de s’approprier ce qu’il appelle les maximes des anciens : le commentaire et la traduction. Par le commentaire il prête aux textes qu’il cite presque autant d’autorité qu’il en reçoit, et il fait sien le précepte commun. Sa traduction s’adresse à l’esprit, non aux yeux ni aux oreilles ; il tient plus à faire rassortir la leçon du maître que la physionomie de l’auteur. S’il y faut quelque infidélité légère, il ne se la refuse pas, par respect même pour ceux dont il s’autorise. Il croit être encore leur interprète, quand il met son âme où ils n’ont mis que leur esprit.

Les infidélités de Rollin sont dans l’accent du précepte, dans le sentiment ; c’est le précepte rendu plus pénétrant, échauffé par l’esprit de charité, christianisé, si cela peut se dire. Où Quintilien, parlant de l’affection que le maître doit porter à ses élèves, dit : « Qu’il prenne avant tout des sentiments de père pour ses disciples, et qu’il se regarde comme tenant la place de ceux qui lui ont confié leurs enfants31 », Rollin traduit : « Qu’il prenne avant tout et par-dessus tout la place de père », substituant le père aux personnes innommées de Quintilien, et ajoutant les mots par-dessus tout, qui transforment le conseil en un appel de cœur.

Et il continue, croyant traduire encore : « Dont par conséquent il doit emprunter la douceur, la patience et les entrailles de bonté et de tendresse qui lui sont naturelles. » Ailleurs Quintilien, sur un autre devoir du maître, dit avec la même netteté un peu sèche : « Qu’il réponde volontiers à leurs questions ; et s’ils n’en font point, qu’il les y provoque32. » Sous la plume du traducteur, la prescription technique a l’onction d’une exhortation touchante. « Qu’il se fasse un plaisir, dit Rollin, de répondre à toutes les questions qu’ils lui font ; qu’il aille même au devant et qu’il les interroge lui-même, s’ils ne lui en font point. » Comme la traduction est plus tendre et plus pressante que le texte ! Rollin voit les enfants, il est au milieu d’eux ; il va au-devant d’eux. C’est à toutes les questions, entendez vous ? qu’il faut répondre, à toutes ; ne manquez pas une occasion d’éclairer, d’aider, d’encourager un jeune esprit. J’aime jusqu’à cette fin de phrase, quoique traînante : « S’ils ne lui en font point. » C’est plus et autre chose qu’ultro, et si cela déborde, c’est du cœur.

C’est ainsi que Rollin reste lui-même tout en suivant les anciens comme à la trace. Mais où ce maître des maîtres est unique, c’est quand il traite des devoirs du maître. On l’a très bien dit, ce sont là proprement les mémoires de Rollin. Il a pratiqué toutes ses maximes. Ce qu’il recommande à l’instituteur, maître, régent ou principal, il en a éprouvé les bons effets et donné l’exemple. De tous les devoirs propres à chacun, de tous les traits qui les caractérisent il résulte comme un idéal du maître dans les temps modernes et dans une société chrétienne.

Cet idéal est sans chimère. J’ai grand’peur que, pour former son élève imaginaire, Quintilien n’ait créé qu’un maître chimérique. Je vois trop souvent un rhéteur honnête occupé à parer de toutes les perfections un fantôme. L’idéal du maître dans Rollin est un homme de bon sens et de bien, comme il s’en rencontre plus d’un, Dieu merci, qui, par des moyens appropriés et des vertus accessibles à tous ceux qui ont la bonne volonté, forme des élèves, non pour atteindre une vertu impossible, mais pour apprendre, par le bon emploi de leur jeunesse, à bien user du reste de leur vie. Non que Rollin n’exige beaucoup du maître ; il semble même, à compter les devoirs dont il le charge, que Quintilien ait plus ménagé le sien. Mais il n’en est aucun qui ne soit commandé par les besoins de l’élève, ni qui soit au-dessus des forces du maître. Rien, dans ces descriptions, ne sent la vaine fertilité du lieu commun, si familier aux spéculatifs anciens. Rollin, père par adoption, attentif et tendre comme les meilleurs pères par la nature, semble avoir appris des enfants eux-mêmes l’art de les élever. Il connaît toutes leurs faiblesses : il a observé leurs qualités et leurs défauts d’un œil plus clairvoyant que celui de leurs parents, lesquels s’exagèrent les qualités par la même vanité qui leur cache les défauts.

C’est assez dire qu’il ne sépare point l’éducation de l’instruction. Il n’eût pas fait cette singulière distinction qui, de nos jours, a paru à tant de gens une nouveauté et un progrès. Il n’y a pour lui qu’un seul nom et une seule chose, l’éducation. Ce n’est pas lui qui aurait imaginé, même par supposition, un maître assez mal instruit de son devoir pour omettre l’âme dans la culture de l’esprit. Le Traité des études ne laisse rien à inventer dans l’art de tirer l’éducation de l’instruction. Rien de plus efficace que ces leçons de morale semées à travers tous les exercices, d’autant plus goûtées qu’elles arrivent comme par hasard, quoique à propos, qu’elles ne s’imposent pas sous la forme de règles, et qu’aucune prétention ne les rend suspectes. C’est l’instant où l’homme se montre dans le maître, et où les enfants se sentent aimés de celui qui les instruit. Au lieu de se figurer l’éducation et l’instruction comme deux modes de culture incompatibles, et comme deux influences ennemies, que n’apprend-on dans Rollin comment elles sont inséparables ? L’éducation administrée à part ferait haïr jusqu’à la morale. Il y a quelqu’un qui n’est guère plus aimable que le pédant, c’est le pédagogue.

De ce mélange de maximes empruntées aux anciens ou tirées de son fonds, s’est formé comme le miel de ce doux livre, qui a fait dire à Montesquieu parlant de Rollin : « C’est l’abeille de la France. »

Mot charmant et profond, où l’on sent à la fois l’affection et le jugement, vraie saillie de cœur à propos d’un homme dont le cœur est tout le génie. Nous voilà bien avertis qu’il ne faut pas lire de tels livres avec l’esprit tout seul.

L’image d’une abeille est la seule en effet qui caractérise l’aimable génie de Rollin. Quand nous pensons au travail de l’abeille, nous avons d’abord l’idée d’un choix fait, parmi toutes les fleurs, de celles qui donnent le miel ; puis l’idée d’un travail dont le profit est pour les autres. Pourquoi Jupiter donna-t-il aux abeilles une parcelle de l’âme divine ? Enfant, elles l’avaient nourri dans l’antre de Dircé33. Choix sans méprise, travail désintéressé, ces deux idées sont inséparables de l’idée d’abeille.

C’est tout le Traité des études. Comme l’abeille, Rollin va droit aux plus belles fleurs de l’art. Comme elle, il travaille pour les autres. Mais, à la différence de l’abeille, il le sait ; et s’il met tant de soin à composer son trésor, c’est qu’il aime ceux auxquels il le destine.

Il faudrait inventer un nom particulier pour le Traité des études. Dans les choses d’éducation, c’est le livre unique, ou, mieux encore, c’est le livre. Rollin n’a sans doute ni l’éloquence de Cicéron ni la pointe de Quintilien ; il n’est ni si animé que le premier ni si ingénieux que le second ; mais tandis que tous les deux se passionnent pour leurs idées, Rollin se passionne pour ses nourrissons. Comparé aux maîtres modernes, il est loin d’être aussi pénétrant que Fénelon et d’un détail aussi fin. Mais il n’effraye pas les enfants de leur propre profondeur ; il n’introduit pas la crainte dans le devoir de se connaître ; il est pressant et n’est pas impérieux ; il ne demande aux enfants que des efforts proportionnés, et sa main encourageante les y aide.

Quand il lui faut arriver à l’article des châtiments, comme il sait être doux et ferme tout ensemble ! Mais quoi ? Rollin va-t-il approuver l’emploi des verges ? Son embarras est touchant. Il existait sur ce point une tradition, un usage, et Rollin n’est pas un novateur. De plus, il y a un texte sacré, et l’on sait si Rollin est orthodoxe. Volontiers il n’y verrait qu’une figure ; car quelle apparence, dit-il, que « l’Écriture, si remplie de charité et de douceur, si pleine de compassion pour les faiblesses même d’un âge plus avancé, veuille qu’on traite durement des enfants dont les fautes souvent viennent plutôt de légèreté que de méchanceté ? » Dans le doute, il n’ira donc pas jusqu’à proposer la suppression des verges ; mais s’il consent à ce que l’usage en soit maintenu, sa bonté se dédommage par les conditions qu’il y met.

Il semble que le dix-septième siècle ait tenu en réserve quelques-unes des plus aimables qualités de sa langue pour des vérités qu’il laissait à exprimer à son dernier-né. Si Rollin, comme il en fut tenté d’abord, eût écrit le Traité des études en latin, nous aurions, dans le style de Lebeau ou du père Porée, un livre estimable que personne ne lirait. On ne met de son cœur que dans un livre où l’on parle la langue de sa mère. Mais qui songe à la langue, au style en lisant le Traité des études ? Ce serait y avoir bien peu profité que de se demander si Rollin écrit bien, ou si d’autres ont mieux écrit que lui. On voit à toutes les pages un écrivain qui ne dit que ce qu’il veut dire et rien qui ne doive être dit. On sent partout la raison douce, la bonté, le père qui cache le maître, l’homme qui cache l’auteur. Il reste, à quiconque lit Rollin avec candeur, non des impressions de style, mais une amitié de toute la vie pour l’homme.

On ne changera rien utilement au plan d’études de Rollin ; ou si l’on y change, ce doit être avec la réserve qu’il met lui-même à proposer les réformes. Lui aussi voulait le progrès ; qui donc ne le veut pas ? On lui fit même le reproche de trop étendre le cercle des études, d’y réclamer une place pour l’histoire, d’y faire plus grande celle du grec, d’y introduire l’enseignement critique des lettres françaises. Mais il faut voir dans quelle proportion il entend qu’on innove ; c’est la proportion recommandée par Vaugelas pour l’introduction des mots nouveaux dans la langue : peu, et dans l’esprit de ce qui est établi.

Le Traité des études n’est pas seulement le meilleur guide des études dans une société civilisée et chrétienne ; c’est aussi un traité de morale, et je n’en sais pas de plus pratique.

La définition que Rollin y donne du goût est toute une morale. C’est une de ces vérités dont l’esprit ne peut pas être instruit sans que le cœur soit touché. « Le goût, dit-il, est un discernement délicat, vif, net et précis de toute la beauté, la vérité et la justesse des pensées et des expressions qui entrent dans un discours. »

N’est-ce que cela ? pourront dire les partisans du vrai orné de Bouhours et des bonnes viandes bien apprêtées de l’abbé Trublet. Oui, ce n’est que cela ; hors de cela, il n’y a que les goûts particuliers, aussi divers que les humeurs, il n’y a que la mode.

Il n’était pas si aisé qu’il y paraît de penser si simplement et si sainement, au beau moment du précieux ressuscité, à la veille de toutes les définitions capricieuses que le dix-huitième siècle allait donner du goût. Dès 172634, Montesquieu avait écrit que « le goût n’est que l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir qu’une chose doit donner aux hommes. » Définition qui en demanderait plus d’une autre, et que Montesquieu n’éclaircit guère par sa division des plaisirs en plaisirs de l’âme, plaisirs qui résultent de son union avec le corps, plaisirs fondés sur les préjugés ou la malignité. Voltaire, quelques années plus tard, définissait le goût « un discernement prompt comme celui de la langue et du palais, comme lui sensible et voluptueux à l’égard du bon, et rejetant comme lui le mauvais avec soulèvement. » C’est plus près du vrai que les subtilités de Montesquieu ; mais Voltaire ne fait-il pas tort au goût en le louant dans la langue du licencié Sedillo savourant les plats fins que lui sert Gil Blas ? Sans compter que Voltaire s’est plus d’une fois trompé à la qualité des plats, par exemple, quand son sens voluptueux préfère le Tasse à Homère, et qu’il se soulève devant « la mesquinerie des draperies dans Raphaël. »

D’Alembert, à son tour, du droit que s’était arrogé l’esprit philosophique d’analyser tous nos plaisirs, décidait vers le même temps que le goût est proprement « le talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et ce qui doit les blesser », comme si nous ne savions pas bien que les âmes sensibles d’alors ne sont que les auteurs et les lecteurs de l’Encyclopédie !

Vient enfin Marmontel, définisseur par profession, qui voit dans le goût « un sentiment vif et prompt des finesses de l’art, de ses délicatesses, de ses beautés les plus exquises, et de même, de ses défauts les plus imperceptibles et les plus séduisants. » C’est bien raffiné pour être un sentiment, et le raffinement est trompeur : témoin Marmontel, qui, pour en avoir trop mis dans ses jugements littéraires, en vint à dire du mal de Boileau, et, qui pis est, à le dire en vers, prouvant, contre sa propre théorie, qu’il ne savait voir ni les beautés chez les autres, ni les défauts chez lui.

Le trait commun à toutes ces définitions, c’est que le vrai n’y est pas nommé. Le neuf, le pensé, l’avaient fait oublier. Un homme d’esprit de la fin du siècle a dit le mot de l’époque : « Je ne suis point touché de ce qui est vrai, mais de ce qui est neuf35. »

En revanche, si ces définitions omettent le vrai, elles nomment ou contiennent implicitement le plaisir. Boit, si c’est le plaisir auquel songeaient Boileau et ses illustres amis, quand ils faisaient à l’écrivain un devoir de plaire par le vrai aimable. Mais le plaisir au dix-huitième siècle, c’est l’ingénieux qui amuse.

Le dix-septième siècle avait dit :

Bien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

La devise du dix-huitième est : Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux ; maxime qui mènera loin, qui fera craindre à l’auteur de l’Esprit des lois d’être trop sérieux, à Buffon d’être trop savant ; qui persuadera à bon nombre de gens que tout ce qui les amuse est bon, et que le genre de Pascal et de Bossuet n’est pas bon, puisqu’ils s’y ennuient.

On en revient avec soulagement à la définition de Rollin. Tandis que les philosophes du dix-huitième siècle, en mettant le vrai hors du goût, mettent le goût hors de l’homme, la définition de Rollin met tout le goût dans le discernement du vrai, et le restitue à l’homme devenu juge des beautés des lettres, par la même sorte de raison perfectionnée qui discerne le bien du mal dans les choses de la conduite. Vérité, justesse, beauté, autant de choses qu’on ne peut juger sans les sentir, ni sentir sans que la conscience soit de moitié avec l’esprit. Le livre de Rollin développe sa définition, si c’est là une définition, et non pas plutôt le sentiment qui fait appel au sentiment. Dans ces pages, où les mêmes choses servent à l’instruction et à l’éducation, toutes les raisons littéraires sont par quelque côté des vérités morales. On ne peut pas lire le Traité des études sans se mieux connaître, ni s’y rendre plus capable de goûter les beautés des lettres sans devenir plus homme de bien.

C’est là cette première morale du Traité des études dont je parlais tout à l’heure. Il y en a une autre plus directe, qui s’applique à tous les devoirs particuliers de l’éducation publique. Le code en est complet. Mais ce mot de code n’est-il pas trop sec pour des prescriptions données sur le ton des conseils paternels ? La morale, dans le livre de Rollin, est une sagesse proportionnée, à la portée de toutes les mains, dont personne n’est incapable. Tous n’y arrivent pourtant pas, et le doux maître sait bien quels défauts y font obstacle ; mais, au lieu d’en tracer des peintures satiriques, plus propres à y opiniâtrer les gens qu’à les en corriger, c’est par d’aimables descriptions des qualités qu’il critique les défauts, et par la beauté des devoirs qu’il fait honte à ceux qui les négligent.

Quelle bonne grâce aurais-je à ne pas compter parmi les mérites de ce livre le bien que j’en ai reçu ? Je n’en lis pas une page sans retrouver avec reconnaissance les conseils que j’ai suivis dans ma jeunesse, avec regret ceux que j’aurais dû suivre. Dans ces peintures si simples et si souriantes des mœurs des écoliers, je reconnais, pour avoir passé par là, leur tendresse à la louange et à la réprimande. Je sens de nouveau les joies et les peines fécondes de l’émulation, et ces naissantes admirations pour les beautés des lettres, auxquelles m’invitait une parole respectée, et qui sont jusqu’à la fin de la vie des voluptés pour l’esprit et des forces pour l’âme.

Dans le même livre, où il me remet sous les yeux ma jeunesse d’écolier, il m’instruit de mes devoirs de père et de maître. Cet homme qui ne se maria point et ne connut la paternité que par la charité, nous apprend à aimer nos enfants pour eux-mêmes, et par quelle illusion notre tendresse même s’y trompe. S’agit-il de mes devoirs de maître, quand je considère dans Rollin tout ce que la parole d’un maître doit avoir de gravité douce, son esprit de justesse, son savoir de solidité, sa conscience de scrupules, sa vie de bons exemples, je m’effraye de me trouver si au-dessous de la tâche ! Mais cette crainte même est encore un des bienfaits du livre ; elle excite le courage en ôtant la vanité. On ne s’avise pas de se croire arrivé à cette perfection ; mais on sent qu’elle est humaine, qu’on y peut faire des progrès jusqu’à la fin, et qu’à la condition d’y marcher en tenant la main du guide vénéré, il est de douces satisfactions même dans le sentiment de ce qui nous manque pour y atteindre.