(1761) Salon de 1761 « Peinture —  Doyen  » pp. 153-155
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(1761) Salon de 1761 « Peinture —  Doyen  » pp. 153-155

Doyen

Il est de 15 pieds, 9 pouces de largeur, sur 14 de hauteur.

Mais voici une des plus grandes compositions du Salon. C’est le Combat de Diomede et d’Enée, sujet tiré du cinquième livre de l’Iliade d’Homere. J’ai relu à l’occasion du tableau de Doyen cet endroit du poète. Ah, mon ami, il y a là soixante vers à décourager l’homme le mieux appelé à la poésie. C’est un enchaînement de situations terribles et délicates, et toujours la couleur et l’harmonie qui conviennent.

Voici, si j’avais été peintre, le tableau qu’Homere m’eût inspiré. On aurait vu Enée renversé aux pieds de Diomede. Venus serait accourue pour le secourir. Elle eût laissé tomber une gaze qui eût dérobé son fils à la fureur du héros grec. Au-dessus de la gaze qu’elle aurait tenue suspendue de ses doigts délicats, se serait montrée la tête divine de la déesse, sa gorge d’albâtre, ses beaux bras, et le reste de son corps mollement balancé dans les airs. J’aurais élevé Diomede sur un amas de cadavres. Le sang eût coulé sous ses pieds. Terrible dans son aspect et son attitude, il eût menacé la déesse de son javelot. Cependant les Grecs et les Troyens se seraient entr’égorgés autour de lui. On aurait vu le char d’Enée fracassé, et l’écuyer de Diomede saisissant ses chevaux fougueux. Pallas aurait plané sur la tête de Diomede. Apollon aurait secoué à ses yeux sa terrible égide. Mars, enveloppé d’une nue obscure se serait repu de ce spectacle terrible. On n’aurait vu que sa tête effrayante, le bout de sa pique, et le nez de ses chevaux. Iris aurait déployé l’arc-en-ciel au loin. J’aurais choisi, comme vous voyez le moment qui eût précédé la blessure de Venus ; Mr Doyen au contraire a préféré le moment qui suit.

Il a élevé son Diomede sur un tas de cadavres. Il est terrible. Effacé sur un de ses côtés, il porte le fer de son javelot en arrière. Il insulte à Venus qu’on voit au loin renversée entre les bras d’Iris. Le sang coule de sa main blessée le long de son bras. Pallas plane sur la tête de Diomede. Apollon, enveloppé d’une nuée, se jette entre le héros grec et Enée qu’on voit renversé. Le dieu l’effraye de son regard et de son égide. Cependant on se massacre et le sang coule de tous côtés. À droite le Scamandre et ses nymphes se sauvent d’effroi. À gauche des chevaux sont abattus ; un guerrier renversé sur le visage a l’épaule traversée d’un javelot qui s’est rompu dans la blessure ; le sang ruisselle sur le cadavre, et sur la crinière blanche d’un cheval, et dégoutte de cette crinière dans les eaux du fleuve qui en sont ensanglantées.

Cette composition est toute d’effroi. Le moment qui précédait la blessure eût offert le contraste du terrible et du délicat ; Venus, la déesse de la volupté, toute nue, au milieu du sang et des armes, secourant son fils contre un homme terrible qui l’eût menacée de sa lance.

Quoi qu’il en soit, le tableau de Mr Doyen produit un grand effet. Il est plein de feu, de grandeur, de mouvement et de poésie. Son fleuve est beau. Ses nymphes sont belles. La tête de son Apollon est d’un beau caractère. Cet homme traversé du javelot rompu dont le sang va mouiller la crinière blanche du cheval abattu et teindre les eaux, donne de la terreur. L’attitude de son héros est fière, et son regard méprisant et féroce. On aurait pu lui donner plus de noblesse dans le visage ; rendre ces cadavres fraîchement égorgés moins livides ; écarter la confusion, du groupe d’Enée, d’Apollon, du nuage et des cadavres, en y conservant le désordre, et éviter quelques autres défauts qui échappent dans la chaleur de la composition et qui tiennent à la jeunesse de l’artiste. Mais le génie y est, et le jugement viendra sûrement. Ce peintre sait ordonner, et imaginer. Sa machine est grande. Ses figures se remuent. Il ne craint pas le travail.

On reproche à ses dieux de n’être qu’esquissés ; c’est qu’on n’a pas encore saisi l’esprit de sa composition. Dans son tableau les dieux sont d’une taille commune et les hommes sont gigantesques. Les premiers ne sont que des génies tutélaires. Il a voulu que ces figures fussent aériennes ; et cette imagination me paraît de génie. Seulement il ne l’a pas assez fait sentir. Il fallait pour cela leur donner encore plus de transparence, plus de légèreté, moins de corps et de solidité ; mais en revanche leur chercher un caractère divin, et les mettre dans une activité incroyable ; comme on les voit dans le morceau de Bouchardon où Ulisse évoque l’ombre de Tiresias, et où cette foule de démons étranges accourent à son sacrifice. Voilà dans ces démons à peu près le caractère que Doyen devait donner à ses divinités. Alors plus sa Venus aurait été aérienne ; plus sa Pallas et son Apollon auraient eu de cette nature, plus on aurait été satisfait.

Le peintre a fait sagement de s’écarter ici du poète. Dans l’Iliade les hommes sont plus grands que nature ; mais les dieux sont d’une stature immense. Imaginez qu’Apollon fait en quatre pas le tour de l’horizon, enjambant de montagne en montagne. Si le peintre eût gardé cette proportion entre ses figures, les hommes auraient été des pygmées, et l’ouvrage aurait perdu son intérêt et son effet. C’eût été la querelle des dieux et non celle des hommes. Mais ayant à donner l’avantage de la grandeur à ses héros sur ses dieux, que vouliez-vous que le peintre fît de ceux-ci, sinon des génies, des ombres, des démons. Ce n’est pas l’idée qui a péché. C’est l’exécution. Il fallait racheter la légèreté, la transparence et la fluidité de ces figures, par une énergie, une étrangeté, et une vie toute extraordinaire. En un mot, c’étaient des démons qu’il fallait faire.

Encore un mot, mon ami, sur ce morceau. C’est que dans l’instant choisi par Doyen, il a fallu donner l’air de la douleur à la déesse du plaisir ; c’est que les chevaux d’Enée d’origine céleste étaient une proie importante, et qu’il ne fallait pas oublier que Diomede avait recommandé à son écuyer de s’en emparer, s’il sortait victorieux du combat ; c’est qu’après la blessure de Venus, Diomede est tranquille ; c’est que Venus est hors de la scène. etc…

Avec tout cela ; excepté Deshays, je ne crois pas qu’il y ait un peintre à l’Académie en état de faire ce tableau.

La Jeune Indienne de Tangiaor est un portrait dans le costume et avec les ornements du pays.

Mais en voilà bien assez sur Doyen. Je vous fais grâce de trois autres tableaux. Une Jeune personne occupée à lire une brochure avec un chien sur ses genoux ; l’Harmonie sous la forme d’une Venus ailée qui joue de la harpe et l’Espérance qui nourrit l’Amour. Je me rappelle vaguement ce dernier qui m’a paru médiocre.