Charles Nisard
Le Triumvirat littéraire.
Quand on descend de la Papauté au xive siècle, de l’altière figure de Boniface VIII et des grandes contentions du schisme d’Occident et du Concile de Constance1 au Triumvirat littéraire 2 de Charles Nisard, on manque d’air et il semble que tout se rapetisse. Cependant ce mot de triumvirat littéraire est un mot qui vous envoie à l’esprit de grandes imaginations. Le triumvirat littéraire, c’est dans la littérature quelque chose comme Auguste, Antoine et Lépide dans la politique. Vous le croyez, n’est-ce pas ?… Il n’en est rien pourtant. Il n’y a dans le triumvirat de Nisard que trois Lépide (Lepida capita), et on s’étonne du choix singulier qu’il a fait des trois hommes qu’il nous donne pour le triumvirat intellectuel de leur époque. Son livre, qui trompe par la majesté de son titre, trompe aussi par ce qu’il renferme ; car les trois biographies qu’il contient n’ont point de lien large et puissant qui les rattache ensemble et leur donne cette unité que les hommes qui ont plus que de petits détails dans la tête impriment naturellement à leurs œuvres. Ces trois biographies sont celles de Juste Lipse, de Scaliger et de Casaubon. Ils furent, il est vrai, les trois plus vigoureux hommes de peine que l’érudition et la philologie aient produits au xvie siècle ; mais est-ce assez, au xixe siècle, pour qu’on leur fasse une encadrure disproportionnée avec ce qu’ils furent en réalité et ce qu’ils sont aujourd’hui dans la mémoire des hommes ? En un siècle égoïste et pressé comme le nôtre, qui s’arrête à peine devant les grandes choses et devant les grands noms, était-ce bien la peine de faire poser devant nous la figure, ou plutôt la momie, de trois scholiastes comme eux ? Cela rappelle, malgré soi, la tirade de Molière :
Il semble à trois gredins que l’on relie en veau, etc.
Tout le monde sait le reste. Ce qu’on ne savait pas, c’était l’importance que trois pédants colossaux devaient retrouver, dans ce temps, aux yeux du moins de l’écrivain qui se dévouait à écrire leur vie oubliée. Il est de singulières vocations ! En histoire littéraire comme en histoire politique, les influences sont tout. Quelle fut l’influence profonde et que nous sentions sur nous, modernes, des travaux et de la personnalité intellectuelle de Juste Lipse, Scaliger et Casaubon ? On serait bien embarrassé de le dire, même en l’exagérant. Ils travaillèrent, et qui l’ignore ? à ces exhumations des langues anciennes qui furent la furie de la Renaissance. Mais à part ce mérite, partagé par tant de savants d’alors, de déterreurs d’une société finie et de langues mortes, quoi donc pourrait recommander, à l’attention et même à la curiosité, l’existence imperceptiblement domestique ou publique d’hommes perdus dans des études effrayantes sur des vocables latins ou grecs, et dont les travaux, utiles comme le mortier et les pierres qui ont servi à bâtir un monument, ne sont pas plus regardés que ce mortier et ces pierres, quand le monument est debout ? Avec un amour de cloporte pour la poussière, Nisard a remué celle des bibliothèques ; et ce n’a point été, comme on pourrait le croire, pour nous raconter et nous montrer le vaste mouvement littéraire du siècle auquel s’associèrent Juste Lipse, Scaliger et Casaubon, mais — ô piété de ce pieux Énée de l’annotation envers ses ancêtres ! — pour nous retracer simplement les petits mouvements de l’existence trotte-menu de chacun d’eux. Il s’est retiré dans les quelques pieds d’une biographie. Or, quelle biographie utile, enseignante et féconde, y avait-il de possible quand il s’agit d’hommes qui, hors leurs écrits, ont à peine vécu ?
Vue étroite, travail insignifiant, avec de la science pourtant, une science réelle ! Nisard, qui pourrait faire un bon glossaire, n’a écrit qu’un livre ennuyeux. Il a voulu toucher à des hommes au lieu de toucher à des mots, et quoique ces hommes soient de la même nature que lui, des jaugeurs de vocables, il n’a pas réussi. La sympathie n’a pas créé l’historien. Des trois hommes dont il s’est fait le biographe, un seul aurait pu intéresser le lecteur, au point de vue de la comédie. C’est Scaliger, qui la donna à son époque, à force d’exhilarante vanité. Il prétendait, comme on sait, descendre de Totila, roi des Goths, et se faisait appeler Altesse et duc de Vérone, avec un aplomb que rien dans sa vie ne déconcerta, ni les moqueurs, ni les ennemis, ni les incrédules. Tufière énorme, qui cachait sous les rides bilieuses du front de l’érudit l’orgueil d’une naissance chimérique, plus intraitable encore que son orgueil de savant, Joseph Scaliger, dans les mains d’un écrivain moraliste et d’une certaine vigueur de pinceau, serait une figure et un caractère. Seulement, pour détacher cette étrange physionomie, la creuser et la faire se mouvoir, il aurait fallu des qualités d’observateur et d’écrivain qui n’ont point été départies à la correcte, sèche et grammaticale nature de Charles Nisard.