(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539
/ 2008
(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet75.

J’ai, pour écrire quelques pages sur Pascal, un désavantage, c’est d’avoir fait moi-même autrefois tout un gros volume dont il était presque uniquement le sujet. Je tâcherai, en parlant cette fois, devant tout le monde, d’un livre qui a rang parmi nos classiques, d’oublier ce que j’en ai écrit de trop particulier, et de me borner à ce qui peut intéresser la généralité des lecteurs. L’excellent travail que j’ai sous les yeux, et où M. Havet a tenu compte de tous les travaux antérieurs, m’y aidera.

Pascal était un grand esprit et un grand cœur, ce que ne sont pas toujours les grands esprits : et tout ce qu’il a fait dans l’ordre de l’esprit et dans l’ordre du cœur, porte un cachet d’invention et d’originalité qui atteste la force, la profondeur, une poursuite ardente et comme acharnée de la vérité. Né en 1623 d’une famille pleine d’intelligence et de vertu, élevé librement par un père qui était lui-même un homme supérieur, il avait reçu des dons admirables, un génie spécial pour les calculs et pour les concepts mathématiques, et une sensibilité morale exquise qui le rendait passionné pour le bien et contre le mal, avide de bonheur, mais d’un bonheur noble et infini. Ses découvertes dès l’enfance sont célèbres ; partout où il portait son regard, il cherchait et il trouvait quelque chose de nouveau ; il lui était plus facile de trouver pour son compte que d’étudier d’après les autres. Sa jeunesse échappa aux légèretés et aux dérèglements qui sont l’ordinaire écueil : sa nature, à lui, était très capable d’orages ; ces orages, il les eut, il les épuisa dans la sphère de la science, et surtout dans l’ordre des sentiments religieux. Son excès de travail intellectuel l’avait de bonne heure rendu sujet à une maladie nerveuse singulière qui développa encore sa sensibilité naturelle si vive. La rencontre qu’il fit de Messieurs de Port-Royal fournit un aliment à son activité morale, et leur doctrine, qui était quelque chose de neuf et de hardi, devint pour lui un point de départ d’où il s’élança avec son originalité propre pour toute une reconstruction du monde moral et religieux. Chrétien sincère et passionné, il conçut une apologie, une défense de la religion par une méthode et par des raisons que nul n’avait encore trouvées, et qui devait porter la défaite au cœur même de l’incrédule. Âgé de trente-cinq ans, il se tourna à cette œuvre avec le feu et la précision qu’il mettait à toute chose : de nouveaux désordres plus graves, qui survinrent dans sa santé, l’empêchèrent de l’exécuter avec suite, mais il y revenait à chaque instant dans l’intervalle de ses douleurs ; il jetait sur le papier ses idées, ses aperçus, ses éclairs. Mort à trente-neuf ans (1662), il ne put en ordonner l’ensemble, et ses Pensées sur la religion ne parurent que sept ou huit ans après (1670), par les soins de sa famille et de ses amis.

Qu’était cette première édition des Pensées, et que pouvait-elle être ? On le conçoit sans peine, même lorsqu’on n’en aurait pas la preuve d’après les originaux. Cette première édition ne contint pas tout ce qu’il avait laissé ; on n’y donna que les principaux morceaux, et, dans ce qu’on donna, des scrupules de diverse nature, soit de doctrine, soit même de grammaire, firent corriger, adoucir, expliquer certains endroits où la vivacité et l’impatience de l’auteur s’étaient marquées en traits trop brusques ou trop concis, et d’une façon décisive qui, en telle matière, pouvait être compromettante.

Au xviiie  siècle, Voltaire et Condorcet s’emparèrent de quelques-unes de ces Pensées de Pascal comme, à la guerre, on tâche de profiter de quelques mouvements trop avancés d’un général ennemi audacieux et téméraire. Pascal n’était qu’audacieux et non téméraire ; mais, puisque je l’ai comparé à un général, j’ajouterai que c’était un général qui avait été tué dans le moment même de son opération : elle était restée inachevée et en partie à découvert.

De nos jours, en restituant le vrai texte de Pascal, en donnant ses phrases dans toute leur simplicité, dans leur beauté ferme et précise, et aussi dans leur hardiesse de défi et leur familiarité parfois singulière, on est revenu à un point de vue plus juste et nullement hostile. M. Cousin le premier a provoqué ce travail de restitution complète de Pascal en 1843 ; M. Faugère a le mérite de l’avoir exécuté en 1844. Grâce à lui, on a maintenant les Pensées de Pascal conformément aux manuscrits mêmes. C’est ce texte qu’un jeune professeur très distingué, M. Havet, vient de publier à son tour, en l’environnant de tous les secours nécessaires, explications, rapprochements, commentaires ; il a donné une édition savante, et vraiment classique dans le meilleur sens du mot.

Ne pouvant entrer à fond dans l’examen de la méthode de Pascal, je voudrais ici insister, d’après M. Havet, sur un seul point, et montrer comment, malgré tous les changements survenus dans le monde et dans les idées, malgré la répugnance que causent de plus en plus certaines vues particulières à l’auteur des Pensées, nous sommes aujourd’hui dans une meilleure position pour sympathiser avec Pascal qu’on ne l’était du temps de Voltaire ; comment ce qui scandalisait Voltaire dans Pascal nous scandalise moins que les belles et cordiales parties, qui sont tout à côté, ne nous touchent et ne nous ravissent.

C’est que Pascal n’est pas seulement un raisonneur, un homme qui presse dans tous les sens son adversaire, qui lui porte mille défis sur tous les points qui sont d’ordinaire l’orgueil et la gloire de l’entendement ; Pascal est à la fois une âme qui souffre, qui a ressenti et qui exprime en lui la lutte et l’agonie.

Il y avait des incrédules du temps de Pascal ; le xvie  siècle en avait engendré un assez grand nombre, surtout parmi les classes lettrées ; c’étaient des païens, plus ou moins sceptiques, dont Montaigne est pour nous le type le plus gracieux, et dont nous voyons se continuer la race dans Charron, La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé. Mais ces hommes de doute et d’érudition, ou bien les libertins simplement gens d’esprit et du monde, comme Théophile ou Des Barreaux, prenaient les choses peu à cœur ; soit qu’ils persévérassent dans leur incrédulité ou qu’ils se convertissent à l’heure de la mort, on ne sent en aucun d’eux cette inquiétude profonde qui atteste une nature morale d’un ordre élevé et une nature intellectuelle marquée du sceau de l’archange ; ce ne sont pas, en un mot, des natures royales, pour parler comme Platon. Pascal, lui, est de cette race première et glorieuse ; il en a au cœur et au front plus d’un signe : c’est un des plus nobles mortels, mais malade, et il veut guérir. Le premier il a introduit dans la défense de la religion cette ardeur, cette angoisse et cette haute mélancolie que d’autres ont portée plus tard dans le scepticisme.

Je blâme également, dit-il, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

La méthode qu’il emploie dans ses Pensées pour combattre l’incrédule, et surtout pour exciter l’indifférent, pour lui mettre au cœur le désir, est pleine d’originalité et d’imprévu : On sait comment il débute. Il prend l’homme au milieu de la nature, au sein de l’infini ; le considérant tour à tour par rapport à l’immensité du ciel et par rapport à l’atome, il le montre alternativement grand et petit, suspendu entre deux infinis, entre deux abîmes. La langue française n’a pas de plus belles pages que les lignes simples et sévères de cet incomparable tableau. Poursuivant l’homme au-dedans comme il l’a fait au-dehors, Pascal s’attache à démontrer dans l’esprit même deux autres abîmes, d’une part une élévation vers Dieu, vers le beau moral, un mouvement de retour vers une illustre origine, et d’autre part un abaissement vers le mal et une sorte d’attraction criminelle du côté du vice. C’est là, sans doute, l’idée chrétienne de la corruption originelle et de la Chute ; mais, à la manière dont Pascal s’en empare, il la fait sienne en quelque sorte, tant il la pousse à bout et la mène loin : il fait de l’homme tout d’abord un monstre, une chimère, quelque chose d’incompréhensible. Il fait le nœud et le noue d’une manière insoluble, afin que plus tard il n’y ait qu’un Dieu tombant comme un glaive, qui puisse le trancher.

Je me suis donné, pour varier cette lecture de Pascal, la satisfaction de relire tout à côté quelques pages de Bossuet et de Fénelon. J’ai pris Fénelon dans le Traité de l’existence de Dieu, et Bossuet dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même ; et, sans chercher à approfondir la différence (s’il en est) de la doctrine, j’ai senti avant tout celle des caractères et des génies.

Fénelon, on le sait, commence par demander ses preuves de l’existence de Dieu à l’aspect général de l’univers, au spectacle des merveilles qui éclatent dans tous les ordres ; les astres, les éléments divers, la structure du corps humain, tout lui est un chemin pour s’élever de la contemplation de l’œuvre et de l’admiration de l’art à la connaissance de l’ouvrier. Il y a un plan et des lois, donc il y a un architecte et un législateur. Il y a des fins marquées, donc il y a une intention suprême. Après avoir accepté avec confiance ce mode d’interprétation par les choses extérieures et la démonstration de Dieu par la nature, Fénelon, dans la seconde partie de son Traité, aborde un autre ordre de preuves ; il admet le doute philosophique sur les choses du dehors et s’enferme en soi, pour arriver au même but par un autre chemin et pour démontrer Dieu par la seule nature de nos idées. Mais, en admettant ce doute universel des philosophes, il ne s’effraie pas de cet état ; il le décrit avec lenteur, presque avec complaisance ; il n’est ni pressé, ni impatient, ni souffrant comme Pascal ; il n’est pas ce que Pascal dans sa recherche nous paraît tout d’abord, ce voyageur égaré qui aspire au gîte, qui, perdu sans guide dans une forêt obscure, fait mainte fois fausse route, va, revient sur ses pas, se décourage, s’assied au carrefour de la forêt, pousse des cris sans que nul lui réponde, se remet en marche avec frénésie et douleur, s’égare encore, se jette à terre et veut mourir, et n’arrive enfin qu’après avoir passé par toutes les transes et avoir poussé sa sueur de sang.

Fénelon, dans sa marche facile, graduelle et mesurée, n’a rien de tel. Il est bien vrai qu’au moment où il se demande si la nature entière n’est pas un fantôme, une illusion des sens, et où, pour être logique, il se place dans cette supposition d’un doute absolu, il est bien vrai qu’il se dit : « Cet état de suspension m’étonne et m’effraie ; il me jette au-dedans de moi dans une solitude profonde et pleine d’horreur ; il me gêne, il me tient comme en l’air : il ne saurait durer, j’en conviens ; mais il est le seul état raisonnable. » Au moment où il dit cela, on sent très bien, à la manière même dont il parle et à la légèreté de l’expression, qu’il n’est pas sérieusement effrayé. Un peu plus loin, s’adressant à la raison et l’apostrophant, il lui demande : « Jusques à quand serai-je dans ce doute, qui est une espèce de tourment, et qui est pourtant le seul usage que je puisse faire de la raison ? » Ce doute, qui est une espèce de tourment pour Fénelon, n’est jamais admis en supposition gratuite par Pascal, et dans la réalité il lui paraît la plus cruelle torture, et qui est la plus antipathique, la plus révoltante à la nature même. Fénelon, en se plaçant dans cet état de doute à l’instar de Descartes, s’assure d’abord de sa propre existence et de la certitude de quelques idées premières. Il continue dans cette voie de déduction large, agréable et facile, mêlée çà et là de petits élans d’affection, mais sans orage. On croit sentir, en le lisant, une nature angélique et légère, qui n’a qu’à se laisser aller pour remonter d’elle-même à son principe céleste. Le tout se couronne par une prière adressée surtout au Dieu infini et bon, auquel il s’abandonne avec confiance si quelquefois la parole l’a trahi :

Pardonnez ces erreurs, ô Bonté qui n’êtes pas moins infinie que toutes les autres perfections de mon Dieu ; pardonnez les bégaiements d’une langue qui ne peut s’abstenir de vous louer, et les défaillances d’un esprit que vous n’avez fait que pour admirer votre perfection.

Rien ne ressemble moins à la méthode de Pascal que cette voie aplanie et aisée. On n’entend nulle part le cri de détresse, et Fénelon, en adorant la croix, ne s’y attache pas comme Pascal à un mât dans le naufrage.

Pascal, tout d’abord, commence par rejeter les preuves de l’existence de Dieu tirées de la nature : « J’admire, dit-il ironiquement, avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu, en adressant leurs discours aux impies. Leur premier chapitre est de prouver la Divinité par les ouvrages de la nature. » Et continuant de développer sa pensée, il prétend que ces discours, qui tendent à démontrer Dieu dans ses œuvres naturelles, n’ont véritablement leur effet que sur les fidèles et ceux qui adorent déjà. Quant aux autres, aux indifférents, à ceux qui sont destitués de foi vive et de grâce, « dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent, et qu’ils verront Dieu à découvert, et leur donner, pour toute preuve de ce grand et important sujet, le cours de la lune ou des planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles ; et je vois, par raison et par expérience, que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris ».

On peut juger nettement par ce passage à quel point Pascal négligeait et même rejetait avec dédain les demi-preuves ; et pourtant il se montrait ici plus difficile que l’Écriture elle-même, qui dit dans un psaume célèbre : Cœli enarrant gloriam Dei :

Les cieux instruisent la terre
À révérer leur Auteur, etc.

Il est curieux de remarquer que la phrase un peu méprisante de Pascal : « J’admire avec quelle hardiesse, etc. », avait d’abord été imprimée dans la première édition de ses Pensées, et la Bibliothèque nationale possède depuis peu un exemplaire unique, daté de 1669, où on lit textuellement cette phrase (page 150). Mais bientôt les amis, ou les examinateurs et approbateurs du livre, s’alarmèrent de voir cette façon exclusive de procéder, et qui se trouvait ici en contradiction avec les Livres saints ; ils firent faire un carton avant la mise en vente ; ils adoucirent la phrase, et présentèrent l’idée de Pascal d’un air de précaution que le vigoureux écrivain ne prend jamais, même à l’égard de ses amis et de ses auxiliaires. La seule remarque sur laquelle je veuille insister ici, c’est l’opposition ouverte de Pascal avec ce qui sera bientôt la méthode de Fénelon. Fénelon, serein, confiant et sans tourment, voit l’admirable ordonnance d’une nuit étoilée et se dit avec le mage ou le prophète, avec le pasteur de Chaldée : « Combien doit être puissant et sage celui qui fait des mondes aussi innombrables que les grains de sable qui couvrent le rivage des mers, et qui conduit sans peine, pendant tant de siècles, tous ces mondes errants, comme un berger conduit un troupeau ! » Pascal considère cette même nuit brillante, et il sent par-delà un vide que le géomètre en lui ne saurait combler ; il s’écrie : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Comme un aigle sublime et blessé, il vole par-delà le soleil visible, et, à travers ses rayons palis, il va chercher, sans l’atteindre, une nouvelle et éternelle aurore. Sa plainte et son effroi, c’est de ne rencontrer que silence et nuit.

Avec Bossuet, le contraste de la méthode ne serait pas moins frappant. Quand même, dans son Traité de la connaissance de Dieu, le grand prélat ne s’adresserait pas au jeune Dauphin, son élève, et quand il parlerait à un lecteur quelconque, il ne ferait pas autrement. Bossuet prend la plume, et il expose avec une haute tranquillité les points de doctrine, la double nature de l’homme ; la noble origine, l’excellence et l’immortalité du principe spirituel qui est en lui, et son lien direct avec Dieu. Bossuet professe comme le plus grand des évêques ; il est assis dans sa chaire, il y est appuyé. Ce n’est pas un inquiet ni un douloureux qui cherche, c’est un maître qui indique et confirme la voie. Il démontre et développe toute la suite de son discours et de sa conception sans lutte et sans effort : il ne souffre point pour prouver. Il ne fait en quelque sorte que promulguer et reconnaître les choses de l’esprit en homme sûr qui n’a pas combattu depuis longtemps les combats intérieurs ; c’est l’homme de toutes les autorités et de toutes les stabilités qui parle, et qui se plaît à considérer partout l’ordre ou à le rétablir aussitôt par sa parole. Pascal insiste sur le désaccord et sur le désordre inhérent, selon lui, à toute nature. Là où l’un étend et déploie l’auguste démarche de son enseignement, lui, il étale ses plaies et son sang, et, dans ce qu’il a de plus outré, il est plus semblable à nous, il nous touche encore.

Ce n’est pas que Pascal se mette complètement de pair avec celui qu’il ramène et qu’il dirige. Sans être évêque ni prêtre, il est lui-même sûr de son fait, il sait à l’avance son but, et laisse assez voir sa certitude, ses dédains, son impatience ; il gourmande, il raille, il malmène celui qui résiste et qui n’entend pas : mais tout d’un coup la charité ou le franc naturel l’emportent ; ses airs despotiques ont cessé ; il parle en son nom et au nom de tous, et il s’associe à l’âme en peine qui n’est plus que sa vive image et la nôtre aussi.

Bossuet ne repousse point les lueurs ni les secours de l’antique philosophie, il n’y insulte point ; selon lui, tout ce qui achemine à l’idée de la vie intellectuelle et spirituelle, tout ce qui aide à l’exercice et au développement de cette partie élevée de nous-mêmes, par laquelle nous sommes conformes au premier Être, tout cela est bon, et toutes les fois qu’une vérité illustre nous apparaît, nous avons un avant-goût de cette existence supérieure à laquelle la créature raisonnable est primitivement destinée. Dans son magnifique langage, Bossuet aime à associer, à unir les plus grands noms, et à tisser en quelque sorte la chaîne d’or par laquelle l’entendement humain atteint au plus haut sommet. Il faut citer ce passage d’une souveraine beauté :

Qui voit Pythagore ravi d’avoir trouvé les carrés des côtés d’un certain triangle, avec le carré de sa base, sacrifier une hécatombe en actions de grâces ; qui voit Archimède attentif à quelque nouvelle découverte, en oublier le boire et le manger ; qui voit Platon célébrer la félicité de ceux qui contemplent le beau et le bon, premièrement dans les arts, secondement dans la nature, et enfin dans leur source et dans leur principe, qui est Dieu ; qui voit Aristote louer ces heureux moments où l’âme n’est possédée que de l’intelligence de la vérité, et juger une telle vie seule digne d’être éternelle, et d’être la vie de Dieu ; mais (surtout) qui voit les saints tellement ravis de ce divin exercice de connaître, d’aimer et de louer Dieu, qu’ils ne le quittent jamais, et qu’ils éteignent, pour le continuer durant tout le cours de leur vie, tous les désirs sensuels : qui voit, dis-je, toutes ces choses, reconnaît dans les opérations intellectuelles un principe et un exercice de vie éternellement heureuse.

Ce qui porte Bossuet à Dieu, c’est plutôt le principe de la grandeur humaine que le sentiment de la misère. Il a une contemplation qui s’élève graduellement de vérité en vérité, et qui n’a pas à se pencher sans cesse d’abîme en abîme. Il vient de nous peindre cette jouissance spirituelle du premier ordre, qui commence par Pythagore et par Archimède, qui passe par Aristote, et qui arrive et monte jusqu’aux saints : il semble lui-même, en l’envisageant dans ce suprême exemple, n’avoir fait que monter un degré de plus à l’autel.

Pascal ne procède point ainsi : il tient à marquer davantage et d’une manière infranchissable la différence des sphères. Il méconnaît ce qu’il pouvait y avoir de graduel et d’acheminant au christianisme dans la philosophie ancienne. Le savant et modéré d’Aguesseau, dans un plan qu’il propose d’un ouvrage à faire d’après les Pensées, a pu dire :

Si l’on entreprenait de mettre en œuvre les Pensées de M. Pascal, il faudrait y rectifier en beaucoup d’endroits les idées imparfaites qu’il y donne de la philosophie du paganisme ; la véritable religion n’a pas besoin de supposer, dans ses adversaires ou dans ses émules, des défauts qui n’y sont pas.

Mis en regard de Bossuet, Pascal peut offrir au premier moment des duretés et des étroitesses de doctrine qui nous choquent. Non content de croire avec Bossuet et Fénelon, et avec tous les chrétiens, à un Dieu caché, il aime à insister sur les caractères mystérieux de cette obscurité ; il se plaît à déclarer expressément que Dieu « a voulu aveugler les uns et éclairer les autres ». Il va se heurter par moments, s’aheurter (c’est son mot) aux écueils qu’il est plus sage à la raison, et même à la foi, de tourner que de découvrir et de dénoncer à nu ; il dira, par exemple, des prophéties citées dans l’Évangile : « Vous croyez qu’elles sont rapportées pour vous faire croire. Non, c’est pour vous éloigner de croire. » Il dira des miracles : « Les miracles ne servent pas à convertir, mais, à condamner. » Comme un guide trop intrépide dans une course de montagnes, il côtoie exprès les escarpements et les précipices ; on croirait qu’il veut braver le vertige. Pascal, contrairement à Bossuet, se prend aussi d’affection pour les petites églises, pour les petits troupeaux réservés d’élus, ce qui mène à la secte : « J’aime, dit-il, les adorateurs inconnus au monde et aux prophètes mêmes. » Mais, à côté et au travers de ces duretés et de ces aspérités du chemin, que de paroles perçantes ! que de cris qui nous touchent ! que de vérités sensibles à tous ceux qui ont souffert, qui ont désiré, perdu, puis retrouvé la voie, et qui n’ont jamais voulu désespérer ! « Il est bon, s’écrie-t-il, d’être lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur. » On n’a jamais mieux fait sentir que lui ce que c’est que la foi ; la foi parfaite, c’est « Dieu sensible au cœur, non à la raison. — Qu’il y a loin, dit-il, de la connaissance de Dieu à l’aimer ! »

Ce côté affectueux de Pascal, se faisant jour à travers tout ce que sa doctrine et son procédé ont d’âpre et de sévère, a d’autant plus de charme et d’empire. La manière émue dont ce grand esprit souffrant et en prière nous parle de ce qu’il y a de plus particulier dans la religion, de Jésus-Christ en personne, est faite pour gagner tous les cœurs, pour leur inspirer je ne sais quoi de profond et leur imprimer à jamais un respect attendri. On peut rester incrédule après avoir lu Pascal, mais il n’est plus permis de railler ni de blasphémer ; et, en ce sens, il reste vrai qu’il a vaincu par un côté l’esprit du xviiie  siècle et de Voltaire.

Dans un morceau jusqu’alors inédit, et dont la publication est due à M. Faugère, Pascal médite sur l’agonie de Jésus-Christ, sur les tourments que cette âme parfaitement héroïque, et si ferme quand elle veut l’être, s’est infligés à elle-même au nom et à l’intention de tous les hommes : et ici, dans quelques versets de méditation tour à tour et d’oraison, Pascal pénètre dans le mystère de cette douleur avec une passion, une tendresse, une piété, auxquelles nulle âme humaine ne peut demeurer insensible. Il suppose tout d’un coup un dialogue où le divin agonisant prend la parole et s’adresse à son disciple, en lui disant :

Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. — Tu ne me chercherais pas, si tu ne me possédais ; ne t’inquiète donc pas.

Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi.

Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ?…

Il faut lire en entier et à sa place ce morceau. Jean-Jacques Rousseau n’aurait pu l’entendre, j’ose le croire, sans éclater en sanglots, et peut-être tomber à genoux. C’est par de telles pages, brûlantes, passionnées, et où respire dans l’amour divin la charité humaine, que Pascal a prise sur nous aujourd’hui plus qu’aucun apologiste de son temps. Il y a dans ce trouble, dans cette passion, dans cette ardeur, de quoi faire plus que racheter ses duretés et ses outrances de doctrine. Pascal est à la fois plus violent que Bossuet et plus sympathique pour nous ; il est plus notre contemporain par le sentiment. Le même jour où l’on a lu Childe-Harold ou Hamlet, René ou Werther, on lira Pascal, et il leur tiendra tête en nous, ou plutôt il nous fera comprendre et sentir un idéal moral et une beauté de cœur qui leur manque à tous, et qui, une fois entrevue, est un désespoir aussi. C’est déjà un honneur pour l’homme que d’avoir de tels désespoirs placés en de si hauts objets.

Quelques curieux et quelques érudits continueront d’étudier à fond tout Pascal ; mais le résultat qui paraît aujourd’hui bon et utile pour les esprits simplement sérieux et pour les cœurs droits, le conseil que je viens leur donner d’après une lecture faite dans cette dernière édition des Pensées, c’est de ne pas prétendre trop pénétrer dans le Pascal particulier et janséniste, de se contenter de le deviner par ce côté et de l’entendre en quelques articles essentiels, mais de se tenir avec lui au spectacle de la lutte morale, de l’orage et de cette passion qu’il ressent pour le bien et pour un digne bonheur. En le prenant de la sorte, on résistera suffisamment à sa logique quelque peu étroite, opiniâtre et absolue ; on s’ouvrira cependant à cette flamme, à cet essor, à tout ce qu’il y a de tendre et de généreux en lui ; on s’associera sans peine à cet idéal de perfection morale qu’il personnifie si ardemment en Jésus-Christ, et l’on sentira qu’on s’est élevé et purifié dans les heures qu’on aura passées en tête-à-tête avec cet athlète, ce martyr et ce héros du monde moral invisible : Pascal pour nous est tout cela.

Le monde marche ; il se développe de plus en plus dans les voies qui semblent le plus opposées à celles de Pascal, dans le sens des intérêts positifs, de la nature physique travaillée et soumise, et du triomphe humain par l’industrie. Il est bon qu’il y ait quelque part contrepoids ; que, dans quelques cabinets solitaires, sans prétendre protester contre le mouvement du siècle, des esprits fermes, généreux et non aigris, se disent ce qui lui manque et par où il se pourrait compléter et couronner. De tels réservoirs de hautes pensées sont nécessaires pour que l’habitude ne s’en perde point absolument, et que la pratique n’use pas tout l’homme. La société humaine, et pour prendre un exemple plus net, la société française m’apparaît quelquefois comme un voyageur infatigable, qui fait son chemin et poursuit sa voie sous plus d’un costume, et en changeant de nom et d’habit bien souvent. Depuis 89, nous sommes debout et nous marchons : où allons-nous ? qui le dira ? mais nous marchons sans cesse. Cette révolution, au moment où on la croyait arrêtée sous une forme, elle se relevait et se poursuivait sous une autre : tantôt sous l’uniforme militaire, tantôt sous l’habit noir de député ; hier en prolétaire, avant-hier en bourgeois. Aujourd’hui, elle est industrielle avant tout ; et c’est l’ingénieur qui a le pas et qui triomphe. Ne nous en plaignons point, mais rappelons-nous l’autre partie de nous-mêmes, et qui a fait si longtemps l’honneur le plus cher de l’humanité. Allons voir à Londres, allons visiter et admirer le Palais de cristal et ses merveilles, allons l’enrichir et l’enorgueillir de nos produits : oui, mais en chemin, mais au retour, que quelques-uns se redisent avec Pascal ces paroles qui devraient être gravées au frontispice :

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela est d’un ordre infiniment plus élevé.

De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité ; cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel.

Car c’est ainsi que s’exprime Pascal dans ces Pensées courtes et brèves, écrites pour lui seul, un peu saccadées, et sorties, comme par jet, de la source même.

Le présent éditeur, M. Havet, m’a traité avec tant d’indulgence en une page de son introduction, que j’ai quelque embarras, en finissant, à venir le louer à mon tour ; il me paraît, toutefois, s’être proposée et avoir atteint le but principal que j’indique, et son édition savante est un service rendu à tous. Le caractère philosophique et indépendant qu’il a tenu à y laisser n’en saurait altérer le prix, et il y ajoute plutôt à mes yeux. Le livre de Pascal, dans l’état où il nous est venu, et dans la hardiesse ou le décousu des restitutions récentes, ne saurait être pour personne un livre d’apologétique exact et complet : ce ne peut être qu’une lecture ennoblissante, et qui reporte l’âme dans la sphère morale et religieuse d’où trop d’intérêts vulgaires la font déchoir aisément. M. Havet a constamment visé à maintenir cette impression élevée, et à la débarrasser des questions de secte où la doctrine particulière de Pascal pouvait engager. Sa conclusion résume bien l’esprit même de tout son travail : « En général, dit M. Havet, nous autres, hommes d’aujourd’hui, nous sommes, dans notre façon d’entendre la vie, plus raisonnables que Pascal ; mais, si nous voulons pouvoir nous en vanter, il faut être en même temps, comme lui, purs, désintéressés, charitables. »