(1929) La société des grands esprits
/ 2008
(1929) La société des grands esprits

Avant-propos

« … La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec tous les honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées… » Marcel Proust, dans une préface à sa traduction de Sésame et les Lys, suppose que « Ruskin n’a peut-être pas connu celle pensée d’ailleurs un peu sèche du philosophe français ». Qu’en sait-il ? Pourquoi Ruskin n’aurait-il pas lu, comme tout le monde, le Discours de la Méthode ? Puis, Descartes n’est sec qu’en apparence. Exactement, il est abstrait. Une passion couve sous celle algèbre. En tous cas, Ruskin a célébré presque dans les mêmes termes « celle société qui nous est continuellement ouverte… si nombreuse et si douce… vaste comme le monde, la puissante, la choisie, de tous les lieux et de tous les temps ». Quel optimisme ! Celle société sublime n’est peut-être pas si abondante. Tous les temps et tous les lieux n’y sont pas représentés : bien des pays et bien des siècles restent stériles et muets. Mais je crois avec Ruskin que les plus grands hommes ont écrit. Entendez-le dans un sens large. Les arts plastiques écrivent sur la pierre ou la toile. Socrate mettait son empreinte sur ses auditeurs, dont l’un s’appelait Platon. Encore qu’Alexandre soit peut-être le plus grand de ceux qui n’écrivirent point, je méprise Disraëli parce qu’il eût mieux aimé être Alexandre qu’Homère.

Les grands poètes et les grands penseurs ont fait la civilisation : tout se résume dans ce mot, et nous leur devons tout. Pour nous, qui ne pouvons les égaler, mais qui pouvons les comprendre, ce n’est que grâce à eux qu’il vaut la peine de vivre.

Le critique subit la loi de l’actualité, mais quelle fête pour lui lorsqu’il trouve un prétexte à se détourner un instant des nouveautés éphémères et à se retremper aux sources éternelles ! Ce serait presque inutile de lire les contemporains, si l’on n’avait l’espoir de découvrir une fois par aventure un candidat sérieux à l’immortalité. La société des grands esprits se compose forcément de plus de morts que de vivants, sans exclure a priori ces derniers. Demeurée bien restreinte depuis quelques milliers d’années qu’il y a tant d’hommes, mais si peu qui pensent, et encore moins de génies, elle ne peut s’accroître qu’avec lenteur, mais ne demande qu’à recruter de nouveaux membres dignes d’elle. Il faut donc se tenir au courant, malgré tout et quoi qu’en dise l’Eleuthère de M. Julien Benda. La production moyenne maintient le calorique et fournit le terreau nécessaire il l’éclosion éventuelle des chefs-d’œuvre.

J’avoue que ma table des matières est très incomplète et composée au gré des circonstances. Le hasard joue toujours un certain rôle dans les relations sociales et dans les recueils d’essais ou de portraits littéraires. Il existe d’autres grands esprits, dont j’ai parlé ou je parlerai un autre jour. En voici seulement quelques-uns, que je vénère et que j’aime, ou à tout le moins que j’admire. On m’accordera, je l’espère, qu’ils méritent tous en effet quelque admiration et ne forment pas une société trop mêlée.

PAUL SOUDAY

Platon

On n’accusera pas notre époque de négliger Platon. Ce n’est pas que la plupart de nos hommes de lettres, absorbés par les prix littéraires, les enquêtes et tout ce qui s’ensuit, en fassent leur lecture habituelle. L’un d’eux s’étonnait de voir un critique rappeler ce fait élémentaire, que la philosophie de M. Bergson est le contre-pied de celle de Platon : l’innocent prenait l’auteur de l’Évolution créatrice pour un disciple direct de celui du Timée… Il faut louer les excellentes traductions du Banquel par M. Mario Meunier, de l’Ion, du Lysis, du Protagoras, du Phèdre et du Banquet encore, par M. E. Chambry. Une édition critique du Protagoras, texte et traduction, aura été l’un des derniers travaux du regretté Alfred Croiset ; ce Protagoras forme le troisième volume des œuvres de Platon dans la collection Budé, honneur et joie de la France humaniste et lettrée (ce sont deux synonymes, qu’il faut énoncer tous les deux, à cause de quelques modernistes).

On sait que la collection Budé publie le texte et la traduction en regard : c’est de beaucoup le meilleur système. Les hellénistes à qui le texte pourrait suffire ne sont pas fâchés de voir comment le traducteur se tire de difficultés qui souvent ne sont pas minces : χαλεπά τά καλύ. Ceux qui ne savent pas du tout le grec ne peuvent être beaucoup gênés par la présence de ce texte dont l’aspect matériel a déjà quelque chose d’élégant et de vénérable (d’autant plus qu’il est, ici, fort joliment imprimé). Mais la combinaison est particulièrement appréciée d’une catégorie de lecteurs fort sympathiques et assez nombreux : ceux qui ont bien su le grec entre quinze et vingt ans, qui l’ont un peu oublié faute de pratique, et qui ne pourraient plus le lire sans de fréquents recours au dictionnaire : on leur épargne cet ennui et on leur permet de se replonger dans le texte avec un plaisir sans mélange. C’est délicieux. On devrait bien appliquer ce système à tous les grands écrivains étrangers. Pour entendre la musique d’un poète et pénétrer les beautés de son style, il est indispensable d’avoir la sensation de l’original.

I

Walter Pater était un professeur de l’université d’Oxford, mort en 1894, affilié au mouvement esthète et préraphaélite. Il fut un des maîtres d’Oscar Wilde, qui a parlé de lui avec beaucoup d’éloges. On lira son Platon avec intérêt : mais je ne suis pas sûr que le sujet lui convint parfaitement. M. Edmond Gosse le présente comme « l’esprit le plus original et le plus philosophique » de son groupe. Je crains que la seconde de ces épithètes ne soit justifiée que par comparaison. J’en suis d’autant plus fâché que M. Gosse donne Pater pour soumis à l’influence française. Mais cela non plus ne me paraît exact que dans une certaine mesure.

Dans son roman, Marius l’Épicurien, je vois bien qu’il cite Michelet, Montaigne, Pascal, que telle scène fantastique et pittoresque de l’Ane d’or, d’Apulée, lui paraît « digne de Théophile Gautier », qu’il s’excite, comme Baudelaire, Huysmans (et plus tard Remy de Gourmont), sur le latin du moyen-âge. Il décerne à un de ses personnages le titre significatif de « lettré d’art ». Évidemment, il a beaucoup lu nos auteurs, et il a été séduit notamment par ceux de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, Flaubert, Renan, les Parnassiens. Et n’oublions pas Chateaubriand, puisque Marius l’Épicurien appartient au cycle des Martyrs. Mais on n’y trouve ni la magnificence de cette épopée en prose, ni la grâce et l’ironie d’Anatole France, ni même l’attrait romanesque, plus vulgaire, des Derniers jours de Pompéi, de Fabiola ou de Quo Vadis ? L’action est en Italie, surtout à Rome, sous Marc-Aurèle. Et l’on voit naturellement des chrétiens. Et il ne se passe rien, sinon que le jeune patricien Marius évolue du vieux traditionalisme romain à l’épicurisme, ensuite aux idées chrétiennes, dont l’ouvrage apporte une espèce d’apologie, d’ailleurs assez partiale et injuste pour l’antiquité. Mais des dissertations, des discussions, des descriptions archéologiques peuvent être assez instructives, elles ne font pas un vrai roman. Tout cela démontre seulement que Walter Pater était un professeur très érudit.

Son volume sur Platon et le platonisme prouve qu’il était fort peu philosophe. L’amusant est qu’il ne s’en cache pas, et que même il s’en vante. Il est cependant trop informé pour ne pas apercevoir l’opposition entre la philosophie de la mobilité, et celle du permanent ou de l’immuable, qui est celle de Platon. Il a quelques formules heureuses, par exemple quand il dit que pour Platon les idées ne sont pas des créations, mais des créatrices. M. Bergson, lui aussi philosophe de la mobilité, et contempteur de l’intelligence, poussera l’antiplatonisme à l’extrême, jusqu’à considérer les idées ou concepts comme des créations fausses et pernicieuses. Walter Pater n’est pas moins ennemi de l’intellectualisme, du concept et de l’abstraction. Mais c’est avec des visées moins philosophiques. Cela l’ennuie, à parler franc, parce qu’il n’y comprend pas grand’chose. Sa tournure d’esprit purement sensitif et artiste fait qu’il n’est à l’aise que dans le concret et le contingent, non pas du tout pour y chercher de pénétrantes intuitions métaphysiques (le bergsonisme l’ennuierait autant que le platonisme), mais pour en jouir naïvement, sans se poser de questions, comme on respire une fleur. Ce n’est pas telle ou telle philosophie qui le rebute, mais l’acte même de philosopher. Contrairement à Pascal, qui était, lui, un esprit philosophique, malgré son mysticisme, son mépris voulu de la science, et malgré tout, Walter Pater, qui croit fermement en Dieu, n’a dû être convaincu que par la preuve des merveilles de la nature ; et il est non moins nettement chrétien, mais sans nul doute aussi pour des motifs esthétiques, selon l’évangile de Chateaubriand. Ne célébrait-il pas, dans Marius l’Épicurien, le « voyant pour qui les formes et les couleurs constituent la révélation... » ?

Assez peu expert en ces matières subtiles, il préfère hautement « le sain scepticisme de Mill ou de Hume » — qui lui plaisent parce qu’ils n’admettent que les phénomènes — au scepticisme grec, où il distingue « un appel des affirmations des sens à l’autorité d’une raison à peine éveillée » ; car, pour lui, toute entreprise spéculative est essentiellement « malsaine ». Mais il s’embrouille, premièrement en se méprenant sur les vrais sceptiques grecs, précurseurs de ses chers David Hume et Stuart Mill, ainsi que l’a établi Victor Brochard ; secondement en considérant comme des sceptiques les Éléates, Xénophane, Parménide, Zénon, qui sont au contraire des dogmatiques rationalistes. Rien n’est plus caractéristique du tempérament de Walter Pater : nier les apparences, ne se fier qu’à la raison, voilà qui lui paraît un scepticisme insupportable, l’anarchie et la fin de tout.

Un homme ainsi fait ne pouvait mordre au platonisme, qui se rattache d’abord à l’école d’Élée. S’inspirant un peu de Louis Ménard, mais précisant l’argument avec maladresse, Pater accuse Platon de « sacrifier une bonne partie de ce charmant polythéisme qui fut, chez les Grecs, une anticipation de la dulie des saints et des anges de l’Église catholique », et ‘cela « au profit d’une divinité très abstraite, désintéressée, si l’on veut, mais certainement peu intéressante… ». De tout autre qu’un savant professeur d’Oxford, on se demanderait, après une pareille phrase, s’il a lu le Timée. La passion l’aura fait oublier à Walter Pater. Platon explique, dans ce dialogue, qu’il y a quatre espèces de vivants, ouvrages du Dieu suprême, dont la première se compose des dieux et enfants des dieux, Zeus, Héra, etc… Loin de supprimer les divinités païennes, il leur assigne, dans l’ordre du monde, un rang éminent, intermédiaire entre l’homme et l’Être absolu : et ce n’est pas l’ancien polythéisme, mais la théogonie du Timée qui a été l’anticipation, comme il dit, des anges et des saints du christianisme. « La philosophie, entre les mains de Platon, était, à sa manière, une délicieuse mythologie », a dit Renan1 qui a mieux compris que n’a fait Pater. Observez, d’autre part, comme celui-ci méprise la notion d’unité divine — lui, si chrétien et si bon anglican ! Pour accepter le monothéisme, il lui faut sans doute un Père Éternel avec une grosse voix, un tonnerre et une grande barbe !

Il insiste. Penser de cette façon abstraite à la divinité équivaut, pour lui, à n’y pas penser du tout, et il estime qu’un Être aussi pur est un pur néant. Toutefois, par une étrange contradiction, où l’on ne peut voir qu’un effet de sa partialité antigrecque et de sa manie biblique, il compare le Dieu de Platon et de Parménide au Dieu d’Israël. Il y a pourtant loin du grossier iahvéisme anthropomorphique au monothéisme épuré de Parménide et de Platon, qui garde si manifestement l’avantage et la priorité dans l’ordre rationnel. Il ne m’échappe pas que cet avantage est une infériorité pour Pater, qui a la nostalgie de l’arche d’alliance et du Sinaï ; mais quelles que soient ses prédilections, au moins, qu’il ne compare pas des Dieux si différents !

D’après lui, « la réflexion philosophique a rendu un mauvais service à ce monde grec, délicieusement superficiel », et « à partir de ce moment l’esprit européen ne recouvrera plus jamais son état de parfaite santé ». C’est toujours le point de vue ménardien, grossi et, pour ainsi dire, épaissi. Eh bien ! non. Si charmant que soit le monde homérique, l’humanité ne pouvait en rester là Indéfiniment ; elle avait besoin que les philosophes vinssent inventer la raison. Si ce monde d’Homère était proposé comme la perfection définitive, il faudrait dire que Platon proscrivait à bon droit le père des poètes et la poésie même. Ces pages de la République ont excité beaucoup d’étonnements et de longs commentaires, il me semble que la solution est simple. Évidemment, Platon ne pouvait être un philistin et un ennemi des Muses : toute la doctrine, toute l’œuvre de ce prince des prosateurs, qui lui-même est un poète, proteste contre une pareille hypothèse. Il n’en était pas moins fondé à combattre les précurseurs que Louis Ménard avait déjà de son temps, à dénoncer avant Lucrèce les superstitions funestes ou ridicules, la morale souvent moins que douteuse des héros et des dieux d’Homère. Le progrès de l’esprit et des mœurs l’exigeait impérieusement — sans que cela dût nécessairement entraîner la ruine de ce qu’il y avait de bon dans le paganisme et la civilisation antique. Mais le relativisme historique nous permet d’admirer artistiquement ces vieux poèmes, sans considérer ces naïves images des mœurs d’une époque comme des modèles de bonne conduite, de bienséances et de raisonnement pour les siècles futurs. C’est ce qu’a expliqué Frédéric-Auguste Wolf, contre ce nigaud de d’Aubignac, qui tenait Homère pour un rustre sans valeur littéraire. Croyez bien que Platon était parfaitement capable de faire les distinctions relativistes. Il n’annonce aucunement d’Aubignac ; il garde à Homère toute son admiration ; il le juge seulement dangereux pour la foule qui prend les choses à la lettre ; mais il pensait certainement à part lui et disait probablement dans son enseignement ésotérique, pour les initiés, ce que devait penser et dire deux mille ans plus tard notre critique moderne.

Faut-il noter encore l’humeur de Walter Pater contre ce qu’il appelle le « bruit d’os secs » de tous les traités philosophiques, contre le « dur et ambitieux intellectualisme » ou la « froideur » de ce Spinoza, ivre de Dieu, dont il juge aussi l’existence incolore et insipide : ô Colerus ! Aucun métaphysicien ne trouve grâce devant lui, ni Aristote, ni Thomas d’Aquin, ni Malebranche, ni Berkeley… Aussi passe-t-il autant que possible sous silence la métaphysique même de son auteur. Ne cherchez pas ce qu’il pense de l’interprétation panthéistique du platonisme ; ne lui demandez pas comment il explique le Parménide (j’entends le dialogue de Platon portant ce titre), qui l’a certainement assommé. Il se tire d’affaire en n’en soufflant mot. Il expose plus longuement les théories politiques, sans apporter rien de bien nouveau, et en présentant trop comme un pur conservateur ce penseur hardi jusqu’à l’utopie, dont l’idéal, par exemple, est le communisme, mais qui le réserve exclusivement aux classes aristocratiques. Et Pater laconise trop, plus que Platon lui-même. Notons d’abord que l’approbation de ce qu’il peut y avoir d’excellent à l’étranger est un signe de libéralisme ; c’est ainsi, et non comme une vue réactionnaire, qu’il faut comprendre les sympathies de Platon pour Lacédémone. L’exalter aux dépens d’Athènes, comme fait Pater et comme fera Barrès, mais comme ne faisait certainement pas Platon, c’est trop oublier la stérilité artistique et littéraire de cette Sparte, militariste et presque monastique. Le puritain reparaît quelquefois chez Pater, et réprime son esthétisme coutumier. Ne s’avise-t-il pas de dénigrer la sublime scène de la mort de Socrate, dans le Phédon, sous prétexte de détails familiers et vulgaires ! Le cant anglais rejoint la convention pseudo-classique.

Sauf cette exception, il rend pleine justice au génie d’écrivain qui est, en somme, la seule qualité qu’il goûte pleinement chez Platon. Il avoue sans détours que c’est là ce qui attire et tient sous le charme bien des lecteurs — dont il est — que les questions traitées n’intéressent aucunement. Sur la poésie de cet incomparable créateur de mythes, sur les dons plastiques de ce merveilleux visuel qui ne croyait qu’à l’invisible, sur le grand artiste qu’était ce grand philosophe, Pater a des pages jolies et délicates. Mais il aurait pu s’étendre davantage sur les raisons qui feront toujours de Platon le maître à la fois de l’idéalisme et de l’esprit critique — qui passent pour presque incompatibles, et qu’il a si parfaitement conciliés. Homme vraiment divin, type suprême de toutes les puissances, vertus et grâces intellectuelles, immortel patron des vrais serviteurs de l’esprit !

II

L’humanisme se défend. Il y a présentement une espèce de petite Renaissance, qui nous soustraira peut-être au nouveau moyen-âge de toutes parts menaçant. L’admirable collection Budé contribue puissamment à cette œuvre de salut, en ramenant l’attention du public lettré vers cette culture grecque et latine, source de toute sagesse et de toute raison.

Pour Platon, il est d’autant plus utile de se référer au texte que le vocabulaire philosophique n’est pas suffisamment fixé et laisse une grande latitude aux traducteurs. Tout en reconnaissant leurs droits et en comprenant le désir que chacun d’eux a d’apporter sa marque personnelle, je les supplierai de ne pas trop nous dérouter et de s’entendre un peu entre eux. Je ne m’explique pas bien la répugnance de M. Albert Rivaud à traduire δημιουργός par démiurge : le mot est complètement passé dans notre langue, et l’on s’étonne de ne pas le trouver dans une traduction du Timée. Si on lit le Parménide de la collection Budé avant la notice qui le précède, on est stupéfait de découvrir qu’εϊδος, εἴδη sont traduits par forme, les formes, et jamais par Idées, malgré l’usage universellement accepté. Lorsqu’on en vient à la préface (quant à moi je finis toujours par les préfaces), on découvre une note où l’éditeur et traducteur, M. le chanoine Diès, d’ailleurs esprit des plus distingués comme philologue et comme philosophe, s’explique en ces termes : « J’ai traduit constamment le mot εϊδος par forme. Nous avons malheureusement pris l’habitude de traduire les εἴδη d’Aristote par formes et celles de Platon par idées2. Or, cette traduction porte invinciblement le lecteur à préjuger que les εἴδη de Platon sont des concepts hypostasiés. » En aucune façon ! Et les craintes de M. le chanoine Diès sont d’autant plus chimériques en ce qui concerne le Parménide que précisément dans ce dialogue (132, B) Socrate suppose un instant que l’εϊδος pourrait n’être qu’un concept, une pensée (υόημα), mais entend réfuter aussitôt cette hypothèse et l’abandonne de bonne grâce. Donc, pas de confusion possible. Et tout le monde sait ce que c’est que la théorie des Idées de Platon : c’est sous ce nom que la désignent traditionnellement d’innombrables philosophes, historiens et commentateurs3. Tout le monde sait que Platon prend le mot dans un sens métaphysique qui lui est propre ; aussi a-t-on coutume, pour ce cas, d’écrire Idées avec une majuscule, ce qui suffit à prévenir toute équivoque. Mais personne n’a jamais entendu parler de la théorie des formes de Platon. La forme, c’est Aristote, comme le rappelle justement M. le chanoine Diès, et il est vrai qu’Aristote emploie le même mot grec εϊδος, mais nous avons bien raison de le traduire par un autre mot français, puisque Aristote combat la théorie de Platon et la remplace par une autre.

L’erreur de M. Diès consiste à supposer implicitement que la terminologie philosophique doit correspondre à des acceptions usuelles. En fait, c’est une langue conventionnelle, une algèbre, à laquelle il ne faut plus rien changer dès que la convention est admise, sous peine de tout embrouiller. Sous cette réserve, les traductions et les notices de M. Diès, qui s’est aussi chargé du Théétète et du Sophiste, sont fort-remarquables. Mais son innovation fait une dissonance dans l’ensemble. Car M. Albert Rivaud, à qui le Timée a été confié, revient naturellement à la tradition et nous parle des Idées, ajoutant seulement de loin en loin : « ou formes », sans doute pour être agréable à son confrère. Puis M. Léon Robin, à qui le Phédon est échu, ne parle plus que d’Idées, comme tout le monde, et laisse tomber purement et simplement les « formes » du bon chanoine Diès. Est-ce qu’un petit conseil, présidé par M. Croiset ou M. Mazon, ne pourrait pas obtenir des divers collaborateurs qu’ils accordent leurs lexiques ?

Le Parménide n’en reste pas moins quelque chose de prodigieusement divertissant et vraiment unique dans la littérature philosophique universelle. Le Sophiste aussi est fort plaisant, surtout dans sa première partie, mais le Parménide est le chef-d’œuvre d’un humour tout spécial qui produit des effets désopilants en jonglant avec les notions les plus abstraites. La conclusion est celle-ci : que l’Un soit ou qu’il ne soit pas, il en résulte également que l’Un lui-même et que les Autres, pris en soi ou dans leurs rapports réciproques, sont absolument tout et ne sont rien, le paraissent et ne le paraissent pas. Il y a, chemin faisant, des détails particulièrement exquis ; ainsi le cas où l’Un non seulement sera semblable et dissemblable aux Autres, ce qui est déjà beaucoup à la fois, mais en outre sera semblable en tant que différent, et dissemblable en tant qu’identique. Cet Un est un as ! D’ailleurs, ce prestigieux exercice de virtuosité dialectique, où Platon manifestement s’amuse, sert à éclaicir la théorie des Idées et nous achemine à des vérités sérieuses. L’une d’elles ressemble encore un peu à une plaisanterie, puisqu’elle consiste à reconnaître une certaine existence au non-être. Au fond, c’est un calembour. Cela veut dire que ce qui possède une qualité ne possède pas la qualité contraire, ou qu’un individu, un objet, étant lui-même, n’est donc pas un autre. Ces raisonnements étaient, paraît-il, nécessaires pour démontrer la possibilité de l’erreur et clore le bec aux sophistes.

M. Abel Hermant ne s’aventure pas dans ces subtilités, dont je conviens au surplus qu’elles peuvent ne dérider que quelques spécialistes. Le Platon du grand public n’est pas là, et c’est au grand public que vise M. Abel Hermant dans ce délicieux volume qui inaugure une nouvelle collection, dite des « Heures antiques ». MM. Jean Bever et Paul Vinson, qui la dirigent, ont pensé qu’à côté de la collection Budé, qui présente un caractère scientifique et n’élude pas l’austérité nécessaire, il y avait lieu de donner aux lecteurs de bonne volonté, mais plus profanes, des ouvrages légers et attrayants sur ces illustres Anciens dont on réédite les écrits. C’est, si l’on veut, de la grande vulgarisation, ou mieux de la littérature vivante et moderne sur des sujets antiques et savants, qui ne peuvent être réservés aux techniciens et intéresseront tous les esprits ouverts et sensibles.

Nul n’était mieux désigné que M. Abel Hermant, ancien normalien, devenu chroniqueur et romancier, toujours resté éminemment classique et attique, pour parler dignement de ce Platon, qui est le maître de ses prédilections, son « divin maître », comme il dit, et l’on sait que, pareille à une épithète homérique, celle de divin s’attache depuis longtemps au nom de Platon : La Fontaine le notait déjà dans la préface, d’ailleurs assez faible, qu’il écrivit pour une traduction de quelques-uns des dialogues par son ami Maucroix. Il n’est point aisé de bien parler de Platon, à moins de se placer au point de vue de la pure philosophie. Et encore ! Il s’en faut que tous les philosophes y aient réussi.

M. Abel Hermant s’est résolument interdit la métaphysique, et il n’a pas eu à prendre parti pour l’Idée contre la forme, ou pour la forme contre l’Idée (mais cette dernière supposition n’est qu’une politesse pour M. Diès, et je suis bien sûr de la fidélité de M. Abel Hermant à une tradition si vénérable : il faut être chanoine pour avoir de telles audaces, que certains qualifieraient d’impiétés). Après un joli « prélude », où il proclame son juste amour pour Platon et se vante, comme Socrate, de ne savoir qu’aimer (et c’est, comme chez Socrate, une façon de parler), M. Abel Hermant raconte le plus agréablement du monde la vie de Platon et ses voyages, décrit son caractère, ses mœurs, et son génie, qui était évidemment celui d’un grand philosophe, mais aussi d’un grand poète et d’un dramaturge exquis. D’après M. Abel Hermant, Platon est le véritable créateur du théâtre d’idées, et ses dialogues forment, comme les fables de La Fontaine, une ample comédie en cent actes divers, qui nous a conservé le tableau le plus exact de la vie athénienne. Dans sa simplicité et sa bonhomie, la famille grecque annonçait en somme la famille française, sans rien de la terrible discipline romaine, et les gynécées d’Athènes ne différaient guère de nos intérieurs bourgeois. Quant aux jeunes gens dont Socrate aimait à s’entourer, ils étaient si aimables qu’ils ont séduit jusqu’au sévère Taine, qui leur a consacré un de ses Essais de critique et d’histoire. Ces adolescents avaient la passion de la science et des beaux discours, mais (et c’est, dit M. Abel Hermant, un des miracles grecs) ils étaient aussi gais que graves. Socrate lui-même, et Platon, son interprète, on ne sait presque jamais s’ils parlent tout à fait sérieusement ou cum grano salis. C’est un des côtés — il y en a même quelques autres — par où notre Renan leur ressemble. Je sais gré à M. Abel Hermant de ce rapprochement si juste, en faveur duquel je lui pardonnerai quelques traits plus discutables contre Stendhal et contre le romantisme, qu’on ne s’attendait pas à voir malmener à ce propos, car enfin il ne serait pas impossible de trouver des éléments préromantiques chez Platon, ni de montrer que certains de nos romantiques du dernier siècle s’en sont aperçus.

Les dialogues que M. Abel Hermant analyse avec une clarté magistrale, en donnant de parfaites traductions nouvelles de plusieurs passages fameux, sont surtout ceux qui ont directement trait à la mort de Socrate et qu’il appelle les quatre évangiles (Apologie, Euthyphron, Criton, Phédon) ; puis le Phèdre, le Banquet et la République qui sont les trois plus beaux, les plus poétiques et les plus lus. C’est ce que M. Abel Hermant appelle une « charmante promenade parmi les lauriers roses, les myrtes, les mythes et les idées ». On ne risquera que de la trouver trop courte.

Il se trouve que la plupart des Études de philosophie ancienne et moderne de Victor Brochard, dont une nouvelle édition vient de paraître fort opportunément, sont consacrées à Platon. Victor Brochard, l’auteur des Sceptiques grecs, était, lui, un spécialiste, et des plus éminents, professeur à la Sorbonne, etc… Il s’adresse à un public également spécialisé qui seul se hasardera sans danger dans certaines de ces profondes et lumineuses études, par exemple sur le Devenir dans la philosophie de Platon 4 ou sur la Théorie platonicienne de la participation, point essentiel de la théorie des Idées (bien entendu, Brochard dit les Idées). D’autres, sur le Banquet, sur les Mythes de Platon, ou sur sa Morale, sont plus accessibles. Le tout est de premier ordre, et indispensable à tout platonisant.

J’en retiendrai deux points principaux. Premièrement, à l’encontre de saint Thomas, de Fouillée, de Gomperz5 et de quelques autres, Victor Brochard établit que le Démiurge ou le Dieu du Timée n’est pas plus l’Être suprême qu’il n’est créateur au sens judéo-chrétien ; il n’est que l’intermédiaire entre le monde supérieur et transcendant des Idées, sur lesquelles il a les yeux fixés comme sur des modèles, et l’univers proprement dit, qu’il ordonne, façonne et organise, mais ne tire pas du néant. Le Dieu de Platon, ou Démiurge, n’est donc pas « le lieu des Idées », et les Idées ne sont pas simplement les pensées de Dieu. J’ajouterai que ce Démiurge constitue un rouage presque inutile, et qu’en le supprimant, en ne conservant que les Idées et le cosmos, on aboutirait à une interprétation panthéistique de Platon, qui ne fausserait peut-être pas beaucoup sa pensée essentielle. En tout cas, sa conception et toute conception grecque de la divinité (y compris celle d’Aristote) offre beaucoup plus d’analogies avec le « Divin » selon Renan qu’avec la théodicée orthodoxe. La différence est que l’Idéal de Renan se fait peu à peu, tandis que les Idées de Platon préexistent, éternelles et immuables.

D’autre part, on a récemment discuté, à propos du second volume de la Jeunesse de Renan de M. Pierre Lasserre, pour savoir si Platon et Aristote étaient des mystiques. Je l’ai nié énergiquement. Je ne connaissais pas alors le livre de Victor Brochard, dont la première édition était introuvable. J’ai eu le plaisir d’y découvrir les lignes suivantes : « La contemplation purement intellectuelle est toujours aux yeux de Platon la forme la plus parfaite de la vie… (Selon lui) le sentiment n’est qu’un moyen pour s’élever à la pensée : il ne la remplace ni ne l’égale. Platon demeure un pur intellectualiste… (D’après lui) c’est la pensée toute seule qui atteint l’absolu… Le platonisme ne fait nulle part au mysticisme, il reste un pur intellectualisme. » Et plus loin : « … Il s’agit bien ici (Rép. VI, 497, C) de la vie contemplative, mais elle n’a rien de commun avec le mysticisme ou l’ascétisme. C’est au contraire l’action intellectuelle la plus haute, la culture scientifique la plus complète qu’un être humain puisse connaître. Aristote ne l’entend pas autrement, et ce philosophe, qui ramène toute la réalité à l’énergie ou à l’acte, ne conçoit pas d’énergie plus intense que la pensée. Son Dieu est une pensée pure, et l’homme lui ressemble d’autant plus qu’il pense davantage. Ici encore l’accord est complet entre le maître et le disciple. » C’est clair.

Mais Platon n’est certes pas un rationaliste sec. Il place la raison au-dessus de tout et lui accorde le privilège de pouvoir seule contempler les Idées éternelles. Mais, dans le mythe du Phèdre, on voit que l’enthousiasme, le délire sacré, l’amour donnent à l’urne des ailes pour l’ascension des sphères célestes. N’est-ce pas ainsi que les romantiques ont conçu le noble et bel amour ? L’autre, qui n’est que bassesse ou maladie, ne l’ont-ils pas dénoncé ? N’y a-t-il pas Othello, et Werther, et les femmes fatales ? Quant au principat de la raison, les faux et mauvais romantiques l’ont contesté, non les vrais et les grands. C’est de ceux-ci que Platon est l’ancêtre. Cette éclatante union de la poésie et de la pensée a été la suprême ambition des meilleurs d’entre eux, en dépit de Boileau. Les mythes de Platon sont célèbres. La théorie des Idées, à la bien prendre, n’est pas autre chose. Personne n’y croit littéralement. Mais elle nous donne encore le frisson du sublime. Cela ne l’empêche pas de représenter la solide notion d’une vérité et d’une beauté rationnelles et objectives. En d’autres termes, elle symbolise à la fois le culte de la science et tout ce qui peut subsister d’émotion religieuse chez ceux qui n’ont pas d’autre religion.

Les ruines de Delphes.

On s’embarque au Pirée sur un petit vapeur grec, qui n’offre peut-être pas tout le confort des grands paquebots, mais dont les passagers n’ont pas la banalité des publics cosmopolites. Je me souviens d’y avoir entendu, sur le pont, un orateur improvisé qui prêchait avec une fougueuse éloquence les droits de l’hellénisme et la marche sur Constantinople. C’était en septembre 1911. À déjeuner, un voisin très aimable me demanda ce que je pensais de M. Venizelos. J’avoue qu’en 1911 j’aurais préféré être interrogé sur Périclès, ou sur Thémistocle, qui me semblait plus actuel en cet instant ; car nous longions précisément la côte de Salamine. Bientôt le petit vapeur franchissait lentement l’isthme de Corinthe, entre deux falaises, et nous entrions dans le golfe, dont la rive péloponnésienne, que j’avais parcourue un peu auparavant par le chemin de fer de Patras, ressemble à notre littoral de Provence, mais avec une douceur et une vénusté idylliques qui passent toute comparaison. Vers le soir je débarquais sur la rive septentrionale à l’échelle d’Itéa, d’où une guimbarde préhistorique, attelée de deux haridelles efflanquées, me transportait à Delphes. Le golfe de Corinthe n’est pas bien large, mais d’un bord à l’autre le contraste est complet. Le petit port d’Itéa paraît pauvre, et la plaine de Phocide, bornée par les montagnes, n’est pas d’un caractère joyeux. La nuit tombait lorsque nous commencions à gravir des pentes abruptes, par des chemins étroits qui côtoient des précipices, un peu inquiétants en tel équipage. Le village de Krissa, niché dans ces hauteurs, est d’aspect primitif et aussi sauvage que la solitude. Enfin, après trois heures de course cahotante, on arrive à Delphes, et l’on descend à l’hôtel d’Apollon Pythien, à qui l’on sait gré de son nom et de son enseigne en français. Et l’on se dit que ces impressions de voyage sont une bonne préparation à la visite du lendemain. Si dans l’antiquité les théories athéniennes venaient par terre, à travers la Béotie, beaucoup de pélerins suivaient la voie du golfe et de Krissa, dont les habitants avaient même, paraît-il, l’habitude de les rançonner.

En plein jour le site est admirable, mais d’une beauté grandiose et tragique. Le champ de ruines, qui fut le sanctuaire d’Apollon, s’étage au flanc de la montagne, dans une sorte de cirque naturel, formé par les contreforts du Parnasse. Deux vastes roches à pic, les Phédriades, hautes d’environ trois cents mètres, le surplombent au nord et au nord-est ; à l’ouest l’arête rocheuse de Saint-Elie le sépare du village moderne. Au sud passe la route actuelle, d’où l’on a vue sur le profond ravin de Pleistos et sur le mont Kirphis. Ce paysage rocheux, violent et farouche, oppose un démenti tout net à quiconque se représente la Grèce comme un jardin de gaieté douce et d’agrément tempéré. La vérité est qu’en un espace restreint, la nature se montre en Grèce sous les figures les plus diverses. Et pareillement, c’est méconnaître le génie hellénique que de le résumer dans la finesse, la grâce, le sourire, et de n’en point apercevoir la puissance et la grandeur.

Les deux Phédriades, ou Resplendissantes, dont l’une s’appelle Rhodini et l’autre Phlemboukos, méritent leurs noms par le flamboiement fauve et pourpre qu’y allume le soleil, dont elles renvoient comme des réflecteurs la chaleur et la lumière sur les archéologues et les touristes qui explorent les ruines. C’est bien le royaume d’Apollon : il règne dans toute sa force redoutable, dans toute sa rayonnante majesté. Mais si tourmenté, si poignant que soit un paysage grec, il ne saurait avoir l’horreur totale, la morne désolation, qui restent l’apanage des pays de brumes et de ténèbres. Ce nid d’aigles est imposant, angoissant même, si l’on veut, mais non pas triste. La clarté y est trop magnifique. Et puis, quelques oasis toutes proches nuancent opportunément cette splendeur et la sauvent d’une monotonie qui serait accablante. Dans la gorge qui sépare Rhodini de Phlemboukos coule la fontaine de Castalie, où des paysannes lavent leur linge et où s’abreuvent des ânes qui sont peut-être poètes, mais ne le montrent pas. Des platanes ombragent ce coin de fraîcheur, tout près duquel se trouvent, en contre-bas de la route et en bordure du ravin, les temples du faubourg de Marmaria, dont les marbres blancs rient parmi la verdure. La tristesse ne se dégage réellement que des ruines. Il est toujours douloureux de constater l’écroulement d’un grand effort du génie humain. À Delphes, l’œuvre de destruction est imputable pour une part à la nature, aux tremblements de terre, aux glissements de terrain, aux éboulements de rocs, qui ont encore pulvérisé, il y a très peu d’années, à Marmaria, plusieurs colonnes du temple d’Athéna Erganè. Bien entendu, les hommes ont aussi exercé leurs ravages. Delphes a été maintes fois pillé, notamment par Néron qui enleva cinq cents statues d’un coup ; mais il en restait encore trois mille du temps de Pline. Constantin pratiqua des razzias terribles. Théodose proscrivit le paganisme. Les temples, fermés par la volonté impériale, furent démolis en quantité par le fanatisme des masses. Pour renverser celui d’Apollon à Delphes, les convulsions volcaniques auraient suffi ; mais il ne s’est pas seulement effondré ; il a été manifestement victime d’un travail d’anéantissement systématique qu’on ne peut attribuer qu’à des convulsions religieuses. Malgré tout, malgré toutes les catastrophes d’origine physique et morale qui nous ont laissé tant de regrets, le sanctuaire de Delphes fournit encore un spectacle passionnant, et nos archéologues y ont fait de merveilleuses trouvailles.

Dans son beau livre sur les Ruines de Delphes, M. Émile Bourguet, maître de conférences à la Sorbonne, ancien membre de l’École d’Athènes, donne avec une indiscutable compétence et une remarquable lucidité le dernier état de la science, et toutes les explications qui permettront à de simples curieux de s’orienter sur les lieux mêmes ou de s’y transporter par l’imagination aussi bien que les spécialistes. Nul n’était mieux qualifié que M. Émile Bourguet pour composer cet ouvrage, où la plus éminente érudition technique s’allie au sentiment artistique le plus délicat. On sait sans doute, même en France, que les fouilles de Delphes sont une œuvre entièrement française et l’une des plus glorieuses qui aient été accomplies en ce genre. Quelques lointains précurseurs, Laurent, Otfried Muller, notamment, avaient en quelque sorte subodoré Delphes. Notre École d’Athènes entra sérieusement en campagne dès 1860 avec Foucart, puis en 1880 avec Haussoullier. Mais c’est en 1891 que furent prises les mesures décisives. Il était temps, car la concurrence étrangère devenait menaçante. Heureusement, un ministre ami des lettres, M. Léon Bourgeois, fit voter par les Chambres un crédit de cinq cent mille francs et signer par le président Carnot avec le gouvernement du roi Georges la convention qui nous concédait le privilège des recherches archéologiques à Delphes.

M. Homolle, directeur de l’École d’Athènes, consulté par Léon Bourgeois, lui avait garanti le succès. Il tint parole. Les difficultés n’étaient pas minces, puisqu’il fallut d’abord exproprier tout le village moderne, bâti sur le terrain même où le sanctuaire était enseveli, pour le reconstruire plus à l’ouest, de l’autre côté de l’éperon de Saint-Elie, là où il est aujourd’hui. On trouvera tous les détails de cette histoire dans le volume de M. Georges Radet sur l’École d’Athènes. M. Émile Bourguet, membre de l’École, fut l’un des principaux artisans de cette grande entreprise. C’est lui notamment qui, du 28 avril au 7 mai 1896, avec son camarade Fournier, découvrit dans la partie nord-ouest du sanctuaire, en contre-bas du théâtre, l’admirable statue de bronze universellement connue depuis sous le nom de l’Aurige et qui est encore la perle du musée de Delphes.

Depuis que les fouilles sont entièrement achevées, que tout ce qui subsiste a été mis au jour, M. Émile Bourguet, infatigable, retourne fréquemment à Delphes, où il étudie sur place les questions restées douteuses, déchiffre et relève les inscriptions qui ne sont pas au nombre de moins de cinq mille, élabore des mémoires pour les revues savantes, et au besoin déjoue les tentatives de rivaux qui ne demanderaient pas mieux que de nous supplanter.

J’ai eu la bonne fortune de rencontrer M. Émile Bourguet, à l’hôtel d’Apollon Pythien, dont il est de beaucoup le client le plus assidu. Il dînait avec l’éphore des antiquités, et même en dînant n’oubliait pas sa mission.

Dès les premières pages, M. Émile Bourguet indique avec une lumineuse précision le caractère de ce sanctuaire antique, qui n’a pas d’analogue dans la vie moderne. « Imaginez un terrain enclos de murs, qui est propriété divine, dont tous les revenus sont gérés par des hommes au nom d’un dieu. Ce dieu manifeste la volonté de son père, le maître souverain des hommes et des dieux, et prédit l’avenir ; ses oracles règlent la destinée des États, des familles et des individus. » Cet enclos est en forme de quadrilatère ; il a environ deux cents mètres de longueur, du sud au nord, et cent vingt mètres de largeur. Le temple proprement dit n’occupait qu’une faible portion de ce vaste emplacement : tout le reste était rempli par des monuments votifs, des statues, de petits édifices, dont les principaux sont placés en bordure de la Voie Sacrée, laquelle part de l’extrémité sud-est et monte la pente en lacet, suivant une courbe qui ressemble à un S renversé. Ce qui dans notre monde actuel pourrait donner une image approximative du sanctuaire de Delphes, ce serait un cimetière, ou du moins les pierres et les allées d’un cimetière où il n’y aurait point de tombes, mais beaucoup de chefs-d’œuvre d’architecture et de sculpture.

En outre, il faut se représenter que Delphes était un lieu de pèlerinage, quelque chose comme une Lorette ou une Lourdes antique (non point, il est vrai, à l’usage des malades). Les habitants vivaient pour la plupart des industries destinées aux pèlerins. Devant l’entrée principale du sanctuaire il y avait une place où s’installaient des boutiques d’objets de piété, dont on peut seulement supposer qu’ils étaient plus jolis que ceux de notre style Saint-Sulpice. Les Grecs restaient artistes en toute occasion : c’est une de leurs supériorités sur les multitudes contemporaines. M. Émile Bourguet croit même que « les différences qui séparent n’importe quel Européen, vivant à cette heure, d’un Grec du cinquième ou du quatrième siècle avant Jésus-Christ sont irréductibles ». Peut-être ; mais il y a bien aussi quelques traits communs. Sous prétexte que la Grèce a inventé la raison et produit une féconde lignée de philosophes et de sceptiques, depuis Anaxagore et Thalès de Milet jusqu’à Épicure et Lucien de Samosate, il ne faut pas perdre de vue que les Grecs étaient en majorité très religieux et même un peu crédules.

Ce qu’un Pausanias, qui avait des prétentions à passer pour ce que nous appellerions un intellectuel, peut répéter de contes de bonne femme avec un parfait sérieux, je ne le croirais si je ne venais de relire ses chapitres relatifs à Delphes. Et Pausanias n’est pas un homme du vieux temps comme Hérodote : il est du deuxième siècle après Jésus-Christ, c’est-à-dire d’un siècle éminemment philosophique, du siècle des Antonins. Il a une confiance entière dans les oracles de la Pythie et dans une foule de légendes naïves. Son contemporain Plutarque était même investi de fonctions sacerdotales qui l’obligeaient à venir fréquemment de Chéronée à Delphes. Aux sixième, cinquième, et quatrième siècles, la ferveur devait être extraordinaire. Rien ne le prouve mieux que la magnificence des « offrandes » et des « trésors » que les villes grecques, des tyrans d’Asie ou même de simples particuliers faisaient construire dans l’enceinte sacrée et dont l’objet essentiel était de conquérir la bienveillance d’Apollon. Il y avait bien aussi le désir de s’éclipser les uns les autres : chaque cité commémorait à son tour les victoires qu’elle avait remportées sur ses rivales. En face des statues de Phidias, offertes par Athènes pour célébrer Marathon, Sparte dressait une somptueuse loggia en l’honneur de Lysandre et de la bataille d’Aegos-Potamos où il avait déconfit la flotte athénienne. Mais à leur tour Argos ou Thèbes perpétueront par le marbre ou le bronze le souvenir des défaites infligées aux Lacédémoniens. Dans ces luttes, Apollon et son sanctuaire avaient seuls la certitude de gagner à tous les coups.

Les Grecs étaient d’ailleurs bien capables d’en faire eux-mêmes la remarque et de continuer quand même. Louis Ménard, si chaud partisan de la religion polythéiste, si mortel ennemi de la philosophie et du scepticisme, approuve les Grecs d’avoir consulté les oracles, mais les félicite aussi de ne les avoir point écoutés servilement. Démosthène ne se gêne-pas pour reprocher à la Pythie de « philippiser. » Il était permis d’interpréter assez librement les oracles ou même de leur tenir tête et de réclamer une autre réponse, si la première paraissait injuste ou trop désespérante. Les Grecs croyaient à leurs dieux, mais leur obédience se conciliait avec une indépendance marquée. Ils demandaient aux oracles non pas des ordres, mais des conseils. « Les dieux étaient des magistrats régulateurs de la république de l’univers ; l’homme apportait son concours à l’œuvre sociale de l’harmonie des choses, mais il n’abdiquait jamais son droit. »

Du reste, s’il y avait en Grèce un clergé, il se composait de citoyens pareils aux autres, qui ne constituaient point une caste et n’avaient pas d’influence spéciale : leur rôle était de réaliser les rites traditionnels ; ils n’enseignaient pas la doctrine. Cette doctrine même n’avait rien de dogmatique ; il n’y avait pas de bible, pas de livres sacrés, ni de credo ; c’étaient les poètes qui conservaient les croyances populaires en les interprétant librement, et ils pouvaient les modifier. Aucune orthodoxie n’était obligatoire : on était tenu seulement de ne pas outrager les dieux de la cité. Quelle latitude pour d’innombrables compromis entre les deux extrêmes de la foi du charbonnier et de la négation radicale ! Ces esprits si souples et si nuancés n’étaient guère enclins à l’intransigeance, ni aux partis-pris rigides, ni aux rêveries lugubres.

M. Émile Bourguet n’a pas été accablé par le paysage delphique. Si le sens de la joie apparaît moins que celui de la beauté autour de la demeure du dieu qui révèle l’avenir, il ne faut pas non plus, dit-il, se le représenter comme semblable au « dieu jaloux et féroce d’autres religions ». Apollon est parfois terrible, mais il appartient à cette race divine qui a institué le régime de la justice, et il a appris aux hommes à se purifier du meurtre. Devant l’immense effort déployé pour rendre le domaine digne du dieu qui l’habite, pour l’entourer d’une ville de temples et d’un peuple de statues, pour enrichir l’art plastique, qui est, selon le mot de Louis Ménard, « l’expression naturelle du culte », M. Émile Bourguet constate avec raison que « l’impression dernière, malgré toutes les tristesses, ne peut être celle du découragement. » Un voyage en Grèce, dont Delphes marque l’une des plus importantes étapes, après Athènes, est toujours aussi salubre et tonique que délicieux pour un esprit sain.

Démosthène et Clemenceau

La critique littéraire ne peut ignorer le Démosthène de M. Clemenceau, bien que ce petit livre soit avant tout un acte politique. Il serait sans doute puéril d’entrer dans des détails d’école, et telle réserve qu’on pourrait faire sur le style de M. Clemenceau, par exemple sur sa culture intensive du génitif, n’aurait évidemment aucune importance. Cependant, Démosthène lui-même n’appartient pas seulement à l’histoire proprement dite, mais aussi à celle de la littérature, encore que plus étroitement spécialisé dans l’action que M. Clemenceau, qui en mainte occasion a bel et bien fait œuvre d’homme de lettres. S’est-il diminué, ce faisant ? Je ne le crois pas. C’est plutôt la spécialisation de Démosthène qui m’étonne et, oserai-je le dire ? qui me refroidit un peu. Le voici doublement d’actualité, et le moment est deux fois propice pour le relire, puisque M. Maurice Croiset commence d’en donner une édition critique, texte et traduction, dans la magistrale collection Budé.

Si l’on excepte quelques plaidoyers civils, Démosthène aura été le type de l’orateur politique pur, qui n’a pris la parole que pour agir, et dont toute l’action n’a visé qu’à un but unique : la lutte contre le roi de Macédoine. C’est précisément ce que M. Clemenceau admire en lui, allant jusqu’à faire bon marché de son art, qui est pourtant la première source de sa gloire, après avoir été le principal instrument de son rôle historique. C’est parce que Démosthène est un très grand orateur, le plus grand assurément des orateurs attiques, qu’il a tenu plus de place que Lycurgue ou Hégésippe dans Athènes et dans la politique athénienne, et c’est encore une des raisons capitales que nous avons de nous intéresser toujours à lui, après vingt-trois siècles. Tels sont le pouvoir et le prestige de l’esprit, même dans les affaires d’ordre positif et qui pourraient en somme être expédiées par de simples praticiens. Les hommes d’État les plus utiles à leur pays ne sont pas toujours les plus éloquents, ni ceux qui possèdent les plus hautes qualités intellectuelles. Ces précieux serviteurs n’en restent pas moins au second plan, même pour les contemporains, et c’est à peine si leurs noms passent à la postérité. Celui de Démosthène est immortel grâce à son éloquence.

M. Clemenceau ne veut prendre en considération que le côté moral, qui certes a bien son prix, et d’où l’illustre président du Conseil de 1918 tire, avec une autorité exceptionnelle, des enseignements salutaires en tout temps. Ce n’est certes pas là-dessus que l’on songe à discuter. On admettra même les applications à notre époque et à notre pays. Le peuple français, entre les modernes, est certainement celui qui ressemble le plus au peuple athénien, par sa vive intelligence, mais aussi par cette frivolité qui a perdu la cité de Pallas et nous a souvent mis en grand péril. Écoutons M. Clemenceau, lorsqu’il nous prêche le sérieux, la vigilance et la persévérance, sous couleur de blâmer les Athéniens qui en furent trop dépourvus et à qui leurs aimables défauts coûtèrent la liberté. Il nous conte « le drame d’une vie dépensée dans l’unique effort de sauver de lui-même le peuple le plus idéaliste, par la légèreté duquel le plus bel idéal de lumière humaine allait affreusement succomber ». Les Athéniens n’étaient pas incapables d’héroïsme et l’avaient magnifiquement prouvé dans les guerres médiques. Ce qui leur manquait, c’était l’esprit de suite, la ténacité, et aussi la prévoyance, le courage moins brillant qui prépare la défense pendant la paix et poursuit sans se rebuter l’accomplissement obscur des tâches nécessaires. Tout cela est vrai, sans conteste ; approuvons et instruisons-nous !

Que Démosthène soit un héros du patriotisme, nul ne songe davantage à en douter, ni qu’il eût sauvé sa patrie, si elle avait consenti d’être sauvée. Bien qu’affaiblie par la guerre du Péloponnèse, l’Athènes du quatrième siècle restait puissante et prospère. Elle aurait résisté victorieusement à Philippe, peut-être même à Alexandre, si elle avait suivi les conseils de Démosthène et ne s’était pas bornée nonchalamment à des demi-mesures tardives, ou à des velléités désastreuses. Soit ! On l’admet. Toutefois, c’est aller un peu loin que de dire aux Athéniens : « Il (Démosthène) prétendit vous hausser aux énergies de son âme, de sa volonté, qui vous auraient mis au premier rang des annales humaines. » Car bien que battus à Chéronée, à Crannon, et soumis à l’hégémonie macédonienne, ils y sont demeurés, à ce premier rang, et l’on n’imagine même pas qu’ils puissent en être délogés. Pourquoi ? Encore et toujours par la souveraineté de l’esprit.

On est même tenté de plaider un peu pour eux sur le chef d’accusation développé par M. Clemenceau. Prenons pour exemple un trait qu’il relève dans les harangues mêmes de Démosthène, et qui paraît d’abord le plus accablant pour le peuple athénien. Une loi, rédigée par Eubule, interdisait, sous une peine très grave, de proposer qu’on employât pour aucun autre usage l’argent destiné aux fêtes publiques. Quoi ? même pas pour la guerre nationale et le salut de la patrie ? Non, en principe, et Démosthène n’arriva qu’à grand peine, après s’être longtemps contenté de timides allusions, à obtenir l’abrogation de la loi d’Eubule. Eh ! assurément, cela n’indique pas un grand penchant à l’austérité ni à l’abnégation civique. Mais songez à ce qu’étaient ces Panathénées et ces Dionysies ! Rappelez-vous la belle description de Taine, dans la Philosophie de l’art (la Sculpture en Grèce). Qu’un peuple passionnément amoureux du beau ne voulût sous aucun prétexte renoncer à ces splendeurs, cet autre point de vue était bien légitime aussi, puisque c’est précisément pour ce culte agissant et fécond de la beauté qu’Athènes est la ville sainte de la civilisation. Son cas me fait penser à celui du prince de Danemark qui dit, dans Shakespeare :

The time is out of joint. O cursed spite
That ever I was born to set it right  !6

Les Athéniens sont des Hamlets plus gais, et qui avaient mieux prouvé leurs droits à une situation privilégiée. Il est intolérable à un être supérieur, qui se sent fait, pour les hauts travaux de la pensée, d’être réduit à redresser les torts, à batailler et à se défendre lui-même contre la sottise et la barbarie. Si le doux prince shakespearien se croit autorisé à émettre cette doléance, combien est-elle plus juste chez ces Athéniens qui avaient alors donné au monde Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Platon, Phidias, κτῇμα εἴς άεί, joy for ever, trésor éternel de l’esprit humain, le plus riche et le plus enivrant qui fut jamais ! C’est ce peuple producteur de merveilleux génies et d’incomparables chefs-d’œuvre, que l’on prétendait détourner de sa mission sublime pour le traîner à des besognes auxquelles suffisaient le Spartiate coriace et l’épais Thébain, et où le Macédonien à demi barbare allait bientôt exceller ! Notez que cette déchéance intellectuelle ne garantit rien, et que Sparte, uniquement tendue vers la guerre, qui n’a produit ni un écrivain, ni un artiste, n’a pas mieux réussi finalement qu’Athènes, si durement traitée par « l’infâme Lysandre ». Cette « maîtresse d’erreur sombre » est restée stérile sur toute la ligne et ne s’est pas sauvée davantage, bien qu’elle n’ait aucunement enrichi l’humanité. La honte de l’histoire ancienne est que les peuples querelleurs n’aient pas mieux respecté les titres d’Athènes à une sorte d’immunité divine et d’olympienne sécurité. Elle eût été fondée à refuser de se commettre et à signifier dédaigneusement au monde qu’il perdrait plus qu’elle-même à sa ruine. Le scandale de l’histoire universelle est le triomphe périodique de la force brutale et l’écrasement sans cesse renouvelé des grandeurs spirituelles. Calamités toujours provisoires, toujours suivies de renaissances, mais que de dégâts, d’angoisses et de retardements !

Un des points les plus curieux du petit livre de M. Clemenceau, c’est ce que j’appellerai son « uchronie », d’un mot emprunté à Renouvier. D’après M. Clemenceau, nous ne cessons d’expier les fautes qui ont détruit la puissance athénienne. « Combien de beaux élans se sont trouvés courts en chemin ! Sous la dure loi de Rome, la Grèce pillée, pressurée, dévastée, eut à subir le brigandage méthodique d’une soldatesque sans frein, en attendant la pieuse dévastation des chrétiens… Sauvée, la patrie hellénique, en gestation du plus haut idéal d’humanité pensante, eût peut-être affranchi notre histoire de siècles de misères où la culture humaine a failli succomber. » Pas de moyen-âge, ni peut-être de christianisme, si la raison grecque était restée assez forte, appuyée sur un terrain assez solide, pour résister aux inspirations de l’Orient sémitique. Et plus loin : « Maîtresse de ses destinées, jamais la Grèce ne se fût lancée dans l’Inde, où rien ne l’appelait. Les Gaules l’attendaient, d’esprit mieux préparé pour les développements d’énergie mentale dont l’Hellade se trouvait l’initiatrice supérieure. L’hellénisation directe nous aurait certainement fourni des constructions d’entendement fort différentes de celles qui sont venues de l’hétérogénie gréco-romaine pour aboutir au double effondrement de Rome et de Byzance, jusqu’à ce que la Renaissance eût renoué les grands chaînons de la culture humaine. C’est ce qui nous donne le droit de dire qu’avec le triomphe de Démosthène le sort du monde était changé, puisque la civilisation suivait un autre cours. » Pourquoi pas ? Mais on n’en sait rien. Lorsque l’imagination se met à refaire l’histoire, toutes les hypothèses sont possibles. Celle de M. Clemenceau est infiniment séduisante. Toutefois il n’est guère vraisemblable que, même victorieuse de la Macédoine, Athènes eût disposé d’assez de ressources pour conquérir les Gaules, qui furent un gros morceau même pour Jules César, ni seulement qu’elle y eût songé, malgré les colonies grecques de Provence, nombreuses mais attachées au rivage méditerranéen.

D’autre part, M. Clemenceau prétend que les conquêtes d’Alexandre furent sans résultat ni « profit pour quiconque ». C’est bien vite dit. Alexandre n’a pas non plus hellénisé les Gaules, et nous le regrettons amèrement, mais il a hellénisé l’Orient, et c’est bien quelque chose. Toute une école, représentée notamment par Droysen, auteur d’une grande Histoire de l’hellénisme traduite par Bouché-Leclercq, soutient que si Démosthène fut assurément un noble cœur, il commit la plus grave erreur politique, et qu’Athènes n’ayant pas les reins assez forts pour opérer ces mêmes conquêtes, la suprématie macédonienne était exigée par l’intérêt supérieur de la civilisation. Droysen paraîtra peut-être suspect, comme Allemand et impéraliste. Mais le sage Alfred Croiset, tout grand admirateur qu’il est de Démosthène, accorde qu’en effet, « les intérêts généraux de la civilisation ont gagné quelque chose à la victoire de la Macédoine », à savoir l’intronisation de la culture grecque en Orient, et que « jamais une cité grecque n’aurait possédé cette force d’expansion ».

En tout cas, les discours et plaidoyers politiques de Démosthène ne le montrent guère préoccupé de décider le sort du monde. Non seulement il n’a souci que d’Athènes, mais il ne tiendrait pas un langage très différent s’il était citoyen d’Olynthe ou de Mégare. Il lui arrive bien d’invoquer les gloires athéniennes, mais lesquelles ? Toujours celles de l’ordre politique ou militaire : Miltiade, Cimon, Thémistocle. Il parlerait avec le même orgueil d’Epaminondas ou de Pélopidas s’il était né dans une autre ville, et on ne le voit pas prendre un extrême intérêt à la primauté littéraire et artistique de la sienne. Il faut bien dire que c’est ce qui nous importe avant tout, et que le sort d’une Athènes inculte nous laisserait un peu calmes après deux millénaires et demi. Nous jugeons les événements historiques surtout au point de vue de leurs conséquences intellectuelles. Le patriote pur, tel que Démosthène, jette feu et flamme pour sa patrie, parce que c’est elle, parce que c’est lui, et ne s’échaufferait pas moins pour une terre natale parfaitement obscure ou grossière et inutile au progrès humain. Rien de plus respectable en soi, ni de plus indifférent à la postérité.

Le même manque d’intellectualité supérieure et désintéressée caractérise toute son œuvre, toute sa carrière, et en explique l’unité prodigieusement spécialisée dont je m’étonnais en commençant. Comment M. Clemenceau peut-il le considérer comme l’homme le plus complètement homme qui fut jamais ? Il n’en est pas de plus limité, même parmi les orateurs. Je veux qu’en cette qualité il l’emporte sur Cicéron, comme Fénelon l’établit finement dans sa Lettre à l’Académie, et même sur les plus grands des modernes. Bossuet n’a pas sa dialectique pressante et véhémente. On la trouverait plutôt dans les Provinciales, suivant la remarque de Sainte-Beuve qui préférait néanmoins les Philippiques. Préjugé, d’après Brunetière, qui cette fois a raison. Pascal et Bossuet dépassent Démosthène par la portée philosophique et humaine des sujets qu’ils abordent, même s’ils sont tenus un peu en lisière par leur dogmatisme. Cicéron lui-même, moins parfait dans ses harangues, se rattrape sur l’ensemble, comme on dit, et reste un esprit plus fertile, plus varié, auteur de tant de traités divers et délicieux épistolier.

On conçoit enfin le parti adopté par Démosthène. On est un peu surpris qu’il regarde tous ses contradicteurs comme des traîtres, ce que n’étaient ni un Phocion, ni un Isocrate. Celui-ci a pu croire sincèrement à la chance d’une entente acceptable avec Philippe contre le roi de Perse. Démosthène fonce en avant, sans rien entendre ni discuter de sang-froid. Il a été très calomnié. Il y prêtait un peu, car après tout il recevait les subsides du grand roi, non sans doute pour son luxe personnel, mais au moins pour sa propagande. Et il injurie, lui aussi, ses adversaires, voire leurs proches, avec une fureur et une trivialité incroyables. Que n’a-t-il pas vomi contre la mère d’Eschine ? Ce grand homme d’action avait toutes les rudesses de l’emploi. Le premier orateur politique de tous les temps n’était ni poète, ni philosophe, ni moralement ou socialement très raffiné. Et à tous égards, même pour la beauté du style, à plus forte raison pour la valeur de la pensée, il est bien au-dessous d’un Platon.

Les sceptiques grecs

Victor Brochard a laissé un cher souvenir à tous les étudiants et auditeurs qui l’ont connu à la Sorbonne, où il professait la philosophie ancienne. La plus vaste érudition, le sens critique le plus aiguisé, la sincérité entière, l’unique culte de la vérité caractérisaient son enseignement et inspiraient non seulement l’admiration, mais l’estime et la confiance. Sa parole, élégante et claire, ne visait pas à briller, à empaumer l’auditoire par une éloquence apprêtée ou des prestiges artificiels. Le psychologue Ribot comparait, peut-être injustement, un de ses collègues à un violoniste. Victor Brochard ne prêtait à aucune satire de cette sorte et ni même au soupçon de convoiter le succès. C’était l’esprit le plus noblement désintéressé, le plus pur serviteur du vrai. On se rend à la Sorbonne dans de bien frivoles dispositions si l’on y cherche un orateur ou un virtuose ; il est plus légitime d’y chercher un professeur, mais il y a plus et mieux, et en Brochard on trouvait un homme. Les vertus intellectuelles se complétaient chez lui par la force morale, et rien n’était plus émouvant dans les dernières années que de le voir surmonter si courageusement des infirmités cruelles, qui n’altéraient en rien la lucidité ni la sérénité de sa pensée. À tous égards, Victor Brochard a été un maître et n’a donné que de grands exemples.

On a bien fait de réimprimer les Sceptiques Grecs, une de ses œuvres capitales, qui avait obtenu en 1884 le prix Victor Cousin à l’Académie des Sciences morales et politiques et qui fut longtemps introuvable en librairie. Brochard était un excellent écrivain et de ceux qui croient que la philosophie n’a pas besoin d’un jargon barbare, mais seulement d’un vocabulaire facile à comprendre, n’excluant ni la correction ni la limpidité, ni même l’agrément du style. Platon ne reste-t-il pas sans doute le plus grand prosateur de tous les temps ? Descartes et Malebranche n’illustrent-ils pas la langue, presque autant que la philosophie française ? Humaniste consommé, Brochard maintenait cette salutaire tradition. Il faut que la culture philosophique soit accessible et supportable aux simples lettrés, et non pas réservée à quelques spécialistes que ne rebutent ni l’aridité, ni le pédantisme, ni le galimatias. Si les Sceptiques Grecs ne s’avalent pas comme un roman d’aventures, aussi en retire-t-on plus de profit, et rien n’y arrête le lecteur tant soit peu instruit, pas même les nombreuses citations grecques ou latines, toutes suffisamment expliquées et paraphrasées, sinon traduites mot à mot ; et les bacheliers sciences-langues pourraient eux-mêmes en venir à bout.

Victor Brochard, impartial et hardi, n’hésite pas à se moquer de Royer-Collard et de son oracle célèbre : « On ne fait pas au scepticisme sa part », qu’il déclare philosophiquement sans valeur. Il admire hautement ces sceptiques grecs, chez qui il aperçoit les marques du subtil et profond génie hellénique. Le scepticisme ne pouvait naître qu’en Grèce, parce que c’est la Grèce, comme l’a dit Renan, qui a inventé la raison, laquelle débute logiquement par examiner ses propres titres et se contrôler elle-même. La Grèce a réveillé l’humanité du sommeil dogmatique, bien des siècles avant que le même bon office fût rendu à Kant par David Hume, en qui Brochard montre un lointain continuateur d’Ænésidème. L’instinct primitif du sens commun est la crédulité naïve ; mais le doute, même simplement provisoire et méthodique comme chez Descartes, est le commencement de la philosophie. Ce qu’on appelle la critique de la connaissance en demeure la base ou le nœud.

Le scepticisme a eu des ancêtres dans les écoles présocratiques, notamment chez les Eléates, pourtant dogmatiques et rationalistes en fin de cause, mais qui concluaient à la raison après avoir démontré que les sens nous trompent (et tel est le sens de la fameuse argumentation de Zénon d’Elée pour établir l’impossibilité du mouvement) ; puis chez les sophistes, et l’on pourrait dire que Protagoras avait résumé toutes les objections essentielles contre l’impossibilité d’une certitude objective dans sa formule célèbre : « L’homme est la mesure de toutes choses ».

En d’autres termes, nous ne connaissons les choses que telles qu’elles nous apparaissent, mais rien ne prouve qu’elles nous apparaissent telles qu’elles sont. Il est même certain que nos sensations déforment la réalité et n’ont qu’une valeur subjective : la raison le démontre ; et peut-être n’est-elle pas moins partielle ou déformante dans son domaine ; mais nous n’avons pas d’autre lumière pour en décider. Montaigne, qui semble d’abord n’avoir pas compris Protagoras et l’avoir regardé comme un dogmatiste anthropocentrique (« Protagoras nous la baille belle... ») a retrouvé la signification véritable de son aphorisme dans le passage suivant de l’Apologie de Raimond Sebond : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration un instrument ; nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant eux-mêmes pleins d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusqu’à l’infini. »

Malgré ces lointains précurseurs, et après l’éclatant dogmatisme de Platon et d’Aristote, le scepticisme proprement dit ne commence qu’avec Pyrrhon d’Elis (365-275 avant J.-C.), qui lui a laissé son nom. Cependant c’était moins un dialecticien qu’un moraliste, qui enseignait la résignation et le renoncement. Rien n’est vrai, rien n’est faux, rien n’est juste ni injuste ; le sage doute de tout et de son doute même ; il n’aspire qu’à l’ataraxie et à l’adiaphorie ou indifférence. Tout est vanité, la vie n’est qu’un néant. Pyrrhon avait connu les gymnosophistes indiens. C’était un ascète, une sorte de saint qui fut vénéré à l’égal de Socrate. En son honneur, ses, concitoyens exemptèrent les philosophes de tout impôt : je signale ce trait si judicieux à la commission du budget. Son principe de suspendre son jugement avait pour corollaire la règle de suivre la coutume, sur laquelle Montaigne a tant insisté ; aussi Pyrrhon fut-il grand prêtre ! Cet ascétisme, qui ne s’appuie sur aucune espérance, aucune croyance ni aucun idéal, fait de Pyrrhon, d’après Brochard, un type d’homme qui, en un sens, dépasse Marc-Aurèle et Spinoza. Mais cette démission de la pensée, c’est en quelque sorte le refroidissement de la planète et la fin de tout. Brochard ne dissimule pas ce qu’il y a de déprimant dans le pyrrhonisme radical, et il l’explique historiquement par l’humiliation morale de la Grèce sous les successeurs d’Alexandre : « Toutes les idées les plus chères à des esprits grecs reçurent des événements les plus cruels démentis. Jamais peuple n’avait été jusque-là plus profondément attaché à la liberté : Platon, l’aristocrate, Aristote, l’ami d’Alexandre, ne parlent de la tyrannie qu’avec dédain ou ironie ; tous les Grecs, d’un commun accord, la regardent comme le plus abject des gouvernements. C’est la tyrannie pourtant qui triomphe partout… » D’où la tendance des philosophes écœurés à se replier sur eux-mêmes et à se détacher d’un monde devenu odieux. L’ascétisme est virtuellement éternel, et non le privilège d’une époque ou d’une religion ; c’est une ressource, mais toujours l’aveu d’une défaite, comme l’a bien vu Nietzsche.

Brochard fait très justement une place dans son livre à la Nouvelle Académie, à Arcésilas et surtout à Carnéade, qui sont bien dans une large mesure des sceptiques, quoiqu’ils prétendent se rattacher à Platon. Ils s’y rattachent en effet par le brillant usage de la dialectique, et par leurs luttes contre les stoïciens, dont le dogmatisme matérialiste eût tant déplu à l’idéaliste Platon, qui eût même fait ses réserves sur leur austère morale. Arcésilas était aussi peu stoïcien que possible dans ses mœurs : Carnéade se contentait de ne pas l’être dans sa doctrine. Il vivait très retiré et refusait toute invitation à dîner, pour vouer tout son temps à l’étude. D’après Brochard, c’est le plus grand philosophe qui ait paru en Grèce entre Aristote et Plotin.

Sa philosophie n’est pas le scepticisme pur et simple, mais le probabilisme. Point de critérium absolu de la vérité, mais des groupes de représentations bien liées et une connaissance relative suffisante (on a imprimé insuffisante : c’est une faute manifeste) pour la vie pratique et même pour la science. C’est ce qu’admettait implicitement l’axiome de Protagoras. Carnéade ne se désarmait pas comme Pyrrhon. Il combattit la divination et les dieux. C’était une sorte de Voltaire ou de Lucien, Il s’attaqua au théisme même, demandant comment l’infini pouvait être une personne. Il estimait aussi que le monde n’était peut-être pas construit par un démiurge, mais lentement formé par la nature. Il a entrevu l’association des idées ; c’était donc un psychologue, et à bien des égards un annonciateur. Il eut une assez mauvaise presse due à l’état d’esprit formulé par Royer-Collard : pour Brochard, c’est un grand calomnié. La doctrine néo-académique entendue dans son vrai sens est la plus libérale et la plus favorable au progrès des sciences. « Le dogmatisme semble être la condition même de l’esprit scientifique : en réalité, il le tue. En effet, si nous possédons d’ores et déjà la vérité, à quoi bon la chercher ? Le pur dogmatisme est une doctrine d’immobilité, il y en a des preuves dans l’histoire... » Allusion évidente à la scolastique, et les efforts qu’on fait actuellement pour la restaurer n’auraient guère agréé à Brochard, qui poursuit ainsi : « Reconnaissons au contraire que jamais nous ne pouvons qu’approcher de la vérité sans être sûrs de l’atteindre tout entière, et la recherche aura sa raison d’être ; le progrès sera possible… En fait, il n’y a guère eu d’esprits plus ouverts, plus curieux des progrès de la science humaine que les philosophes de la Nouvelle Académie ». Au sujet de son ambassade à Rome et de son fameux discours sur la justice, déclaré corrupteur par Cicéron, Carnéade avait déjà été réhabilité par Constant Martha. Brochard ajoute : « Aimerait-on mieux qu’il eût fait comme Cicéron, qui disait en public le contraire de ce qu’il pensait, qui ne croyait pas aux dieux et faisait le dévot par politique, qui raillait la divination et était augure ? De Cicéron ou de Carnéade, lequel est le plus estimable ? » Mais il y aura longtemps encore des Carnéades et des Cicérons.

Avec Ænésidème (premier siècle avant J.-C.) nous revenons au scepticisme proprement dit, mais à la différence de Pyrrhon, c’est un dialecticien. Point de vérité, point de causes, point de signes autorisant une démonstration. Brochard reconnaît que ses subtils arguments sont très forts, et qu’on ne s’en tire que par le phénoménisme relativiste à la façon de David Hume et de Stuart Mill. Nous n’atteignons pas la vérité en soi, ni la chose en soi, ni les causes, mais seulement les phénomènes et leurs successions constantes : encore ces lois que nous discernons sont-elles peut-être contingentes et précaires, ou limitées à notre monde. Par la suite Ænésidème s’orienta vers l’héraclitisme, qui est un dogmatisme, mais aussi une justification métaphysique du scepticisme, puisque rien ne se conçoit mieux que l’incertitude de la pensée, si les contraires coexistent dans l’absolu comme l’enseignait Héraclite.

Les cinq « tropes » d’Agrippa, que Brochard déclare irrésistibles, nous réduisent encore, en dernière analyse, au relativisme. Ménodote et Sextus Empiricus font enfin apparaître la partie constructive du scepticisme : sur la ruine de l’ancienne métaphysique, c’est-à-dire de la recherche des causes et des substances, ils fondent la méthode expérimentale, le positivisme, la science moderne. Sextus était médecin, et un lointain devanciers de notre Claude Bernard...

Voilà pour ce scepticisme antique des états de service assez glorieux. On peut dire qu’il s’est enseveli dans son triomphe, que le scepticisme intégral serait désormais ridicule, que la science positive s’est prouvée elle-même en se constituant comme on prouve le mouvement en marchant. Il ne faut pas se dissimuler non plus qu’elle reste affectée d’un coefficient théorique d’incertitude, ni surtout qu’elle décrit l’univers plutôt qu’elle ne l’explique. Avides de tout comprendre à fond, les Grecs lui auraient refusé le nom de science, qu’ils réservaient à l’intellection de l’être même, du pourquoi des choses, et à la déduction a priori, bref à la métaphysique, réduite pour nous à des rêveries plus ou moins vraisemblables et approximatives. Félix Ravaisson, dans son rapport à l’Académie des Sciences Morales sur ce concours Victor Cousin, prend la défense de la métaphysique, qu’il fonde sur l’intuition. Mais sur quoi l’intuition se fonde-t-elle ? Si jamais l’argument fondamental du scepticisme est invincible, c’est assurément dans ce cas.

Le nouvel Anacharsis

Un troisième Anacharsis fait son entrée dans l’histoire littéraire. Le premier, et le seul qui passe pour avoir existé réellement, est ce Scythe philosophe qui visita la Grèce à la fin du septième ou au début du sixième siècle av. J.-C. et y connut notamment le législateur des Athéniens. Hérodote l’a mentionné. Plutarque en parle dans sa Vie de Solon et dans divers passages des Moralia. Il y a un dialogue d’Anacharsis et de Solon, sur la gymnastique, par Lucien. Le second a été inventé par l’abbé Barthélémy comme une sorte de compère de revue très sérieuse : le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (au troisième siècle av. J.-C.) est un excellent ouvrage de vulgarisation qu’on peut lire encore avec plaisir et avec fruit. Je ne nomme que pour mémoire Anacharsis Clootz, brave Allemand du bon temps qui s’affublait, modestement de ce prénom par courtoisie analogique envers la France, sous la Révolution, laquelle d’ailleurs le guillotina. Robespierre n’avait pas la fibre athénienne. Mais cet Anacharsis adventice n’appartient pas à la série actuellement en question. Au contraire, le Nouvel Anacharsis de M. Abel Hermant se flatte de compter parmi ses ancêtres directs l’ami de Solon, et joue le même rôle que le personnage de l’abbé Barthélemy, mais non à la même époque. Lui aussi, c’est un Scythe, et même, comme a dit Maurice Donnay, un Scythe pittoresque, en sa qualité de Russe du quinzième siècle, cousin du grand prince de Moscovie et allié, par les femmes, à la famille impériale de Byzance. Il pourrait, étant page de son souverain, figurer dans un opéra de Moussorgsky. Il ne dissimule pas que Moscou était alors barbare (elle l’est autrement, mais non pas moins aujourd’hui). Cependant, en souvenir de son lointain aïeul et en raison de ses augustes parentés byzantines, on lui a fait apprendre le grec. Il avait pour précepteur le célèbre Michel Apostolios, qui est, lui, un personnage historique, un érudit et un polémiste, auteur de nombreux ouvrages savants, entre autres d’une apologie de Platon, injurieuse pour Aristote, qui lui valut une réprimande du cardinal Bessarion, impartial admirateur de ces deux grands philosophes7. Le bon cardinal avait raison, et nous sommes maintenant de son avis, mais les scolastiques avaient terriblement compromis Aristote, qui leur eût refusé son patronage et se fût plus tard déclaré cartésien. C’est le thomisme sorbonique, bien plus qu’Aristote lui-même, que combattaient à cette date les platoniciens comme Michel Apostolios et l’illustre Gémiste Pléthon, que M. Abel Hermant ne manquera pas d’introduire dans son histoire, ainsi que disait Mallarmé.

Michel Apostolios enseigne au nouvel Anacharsis que la langue grecque n’a pas subi la moindre altération depuis plus de vingt siècles. L’écolier a des doutes en ce qui concerne la prononciation à cause de l’iotacisme (en quoi il n’a pas tort), et en ce qui touche les règles grammaticales à propos de certaines formes — par exemple le plus-que-parfait avec simple redoublement, sans augment — usitées par son professeur, et non par les classiques. Michel invoque l’exemple de Psellos8, qui florissait à Byzance au onzième siècle, et, pour le surplus, avoue. Je crois que ce plus-que-parfait tronqué date de bien plus loin, mais peu importe. Par allusion à notre temps, M. Abel Hermant se moque à bon droit des jeunes fats qui ne savent pas la grammaire et des grammairiens qui la trahissent. Anacharsis, qui avait cru jusque-là que rien ne changeait à travers les âges, conçoit alors la notion de progrès et surtout celle de décadence, (lui lui paraît mieux caractériser son époque.

Or, en 1448, Constantin Dragash succède à Jean VIII Paléologue. L’anacharside, âgé de seize ans, fait partie de l’ambassade extraordinaire que le potentat moscovite envoie au couronnement de l’autocrate. N’attendez pas beaucoup de détails sur son voyage. « J’ai idée, écrit-il, que si jamais il est une littérature russe (mais, Dieu ! quelle apparence ?) les auteurs de fictions ne se résigneront jamais à rien taire, disposeront tout sur le même plan, feront des livres confus, interminables… » Ce jeune devin prévoyait Tolstoï et Dostoïevski. Son éducation, sans doute, lui fait trouver barbare le génie de sa race. Ne tombe-t-il pas dans un autre excès et, pour ainsi dire, dans un luxe de sobriété ? Il condamne l’entreprise de « peindre avec des mots qui ne s’adressent qu’à l’oreille ou à l’esprit les objets qui ne parlent qu’aux yeux ». Mais si l’on abuse aujourd’hui et depuis quelque cent cinquante ans du style descriptif et impressionniste, il n’en est pas moins vrai que les mots peuvent peindre et que tout langage peut tout exprimer parce que tout objet parle à l’esprit. Enfin, Anacharsis n’aime pas les descriptions, et nous n’exigeons pas qu’il nous en fasse une de Constantinople, puisque ce n’est pas son goût, encore qu’il y soit venu surtout afin de s’instruire et de bien voir.

Il est recommandé à Constantin Lascaris, qui lui donne l’hospitalité dans son palais du Phanar. C’était alors un vieillard selon M. Abel Hermant, et un tout jeune homme suivant Émile Legrand9 qui le fait naître vers 1434 et mourir vers 1501, après une laborieuse carrière en Italie, où il enseigna le grec à Milan, à Naples, à Messine, et rédigea une grammaire grecque (la première qui ait paru en Occident), imprimée après sa mort chez Alde, à Venise. Le jeune André ou Jean Lascaris, fils de Constantin pour M. Abel Hermant et de Théodore pour Émile Legrand, aurait été du même âge que le nouvel Anacharsis d’après le premier et ne serait né qu’en 1445 d’après le second de ces auteurs. Villemain, qui a publié en 1825 un Lascaris, longtemps célèbre, aujourd’hui bien oublié, partageait plutôt, je crois, l’avis de M. Abel Hermant. Au surplus, cette chronologie importe peu dans un ouvrage qui est un roman, somme toute, avec la liberté et les agréments du genre.

Les deux adolescents étudient ensemble, avec passion, la littérature grecque, sous la direction de Constantin Lascaris, qui leur fait un cours sommaire, mais élégant et juste, comme on peut s’y attendre, puisqu’il est transcrit par M. Abel Hermant. Celui-ci use des droits du romancier pour attribuer à ses jeunes hellénistes des doutes sur l’existence d’Homère qui n’apparaîtront qu’au siècle suivant chez Jules-César Scaliger. Mais ils ne s’y arrêtent pas, et l’on comprend qu’ils ne soient pas wolfiens, en 1450 : c’est déjà très joli qu’ils prévoient le wolfisme, même pour le réfuter. Constantin Lascaris le réfute même un peu trop en décidant qu’Homère « n’a rien d’un poète primitif ». Il faut s’entendre, et il y a des degrés. Si on le compare à un barde sauvage, Homère est certes raffiné : il est naïf et populaire en regard de Virgile ou du Tasse. Les différences qui faisaient sottement mépriser les poèmes homériques par l’abbé d’Aubignac, et que Frédéric-Auguste Wolf a si bien expliquées à leur honneur par le relativisme historique, existent sans nul doute et fondent solidement l’opposition établie entre l’épopée primitive et l’épopée savante. Même si l’unité de composition de ces poèmes homériques était admise — et elle se heurte à des objections dirimantes — l’auteur unique ne s’en distinguerait pas moins, par l’inspiration et l’atmosphère morale, de ses émules des âges classiques.

On ne peut qu’approuver ce que Constantin Lascaris dit si joliment des lyriques (sauf qu’on doute que les Byzantins aient connu les neuf livres de Sappho, dont nous n’avons que les bribes), et aussi du théâtre, tragédie et comédie (excepté que ce bon vieillard conseille un peu imprudemment à ses jeunes auditeurs de lire Ménandre, dont nous possédons même un long morceau, récemment retrouvé en Égypte, qui leur manquait comme presque tout le reste, selon les vraisemblances). Mais quel excellent triptyque d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ! Pour ce dernier, Constantin avoue un faible, mais, ajoute-t-il bien finement, une prédilection n’est pas une préférence. S’il accepte la même nuance de réserve, on lui passera son faible et sa prédilection pour la prose. Certes la prose a ses beautés, dont Platon reste le plus merveilleux exemple, et sa nécessité ne fait pas question. Malgré des tours de force comme celui de Lucrèce, la philosophie, la science, tout le didactisme appelle le sermo pedestris. La supériorité de la poésie consiste à en élaguer l’appareil ou le bagage dialectique pour en exprimer souverainement l’essence et la pure Idée. Mais au moins chez quelques grands écrivains grecs, latins et français, la prose atteint facilement à une éminente valeur esthétique, qui d’ailleurs échappe également à la majorité des lecteurs. On comprend que Constantin Lascaris ne soit pas de ceux-là. Mais il dit qu’en vieillissant on s’attache davantage à la prose. Apparemment je rajeunis, car n’étaient Platon et une demi-douzaine d’autres, je n’aimerais vraiment plus que les vers.

Il faut louer franchement le parallèle d’Hérodote et de Thucydide, qui sans rabaisser le second rend enfin toute justice au premier. Voilà qui ravira M. Bracke-Desrousseaux et qui eût réjoui son maître Édouard Tournier, comme lui grand admirateur d’Hérodote. Ici certains passages sur les inconvénients d’un art trop apparent et d’une concision trop tendue rappellent — ou annoncent — la Lettre à l’Académie de Fénelon. Pour les orateurs, Constantin Lascaris considère surtout Isocrate et, naturellement, Démosthène. Le nouvel Anacharsis ne refuse pas d’admirer Démosthène, mais se demande si son nationalisme tenait assez compte des intérêts de la civilisation, et si l’alliance avec Philippe, préconisée par Isocrate, n’aurait pas mieux valu. Car enfin les Macédoniens étaient des Grecs, et Alexandre a hellénisé l’Orient. Je me suis posé des questions analogues à propos du Démosthène de M. Clemenceau. N’oublions pas cependant que Philippe voulait l’hégémonie, c’est-à-dire la fin de l’indépendance d’Athènes. Or Athènes indépendante avait produit le plus grand nombre de génies en tout genre qu’on ait jamais vu en si peu de temps et d’espace : elle n’en produisit plus dès qu’elle eut perdu sa liberté politique. Voilà un grave argument en faveur de Démosthène. D’autre part, il est vrai que l’Italie morcelée, soumise au joug étranger ou à des tyrans locaux, n’en a pas moins été le foyer de la Renaissance. Ces problèmes d’histoire intellectuelle sont bien difficiles et peut-être insolubles.

N’est-il pas étrange que la prise de Constantinople par les Turcs marque la fin du moyen-âge et que cette glorieuse Renaissance résulte d’une victoire de la barbarie ? Il y avait déjà d’heureux symptômes, mais le mouvement a été déterminé en grande partie par l’afflux des savants byzantins fuyant devant l’envahisseur avec leurs bibliothèques et emportant l’hellénisme en Occident. C’est ce que firent les deux Lascaris. Le plus jeune, qui adopta le prénom de Janus, passa du Péloponnèse et de Grèce à Florence, où il se mit à éditer et enseigner. On lui dut notamment des éditions de l’Anthologie, de Callimaque, de quatre tragédies d’Euripide. Il fut inquiété par les fureurs du fanatique Savonarole, grand ennemi des lettres grecques, comme devaient l’être les Joseph de Maistre et les Brunetière. Le stupéfiant est que nos politiciens radicaux suivent de pareils docteurs. Janus Lascaris passa au service du roi de France, vint à Paris, se lia avec l’illustre Guillaume Budé, puis retourna à Rome sous Léon X, et rendit partout de beaux services à la haute culture.

Le dernier chapitre de M. Abel Hermant nous le montre, avec son ami Anacharsis, à Mistra, près de Sparte, où Constantin les a envoyés suivre les leçons du platonicien Gémiste Pléthon. Un peu tard, celui-ci étant presque centenaire. Mais dans une scène émouvante il proclame la perte de Byzance, qu’il aperçoit comme en songe au moment même où elle se réalise, et il prophétise avec enthousiasme la Renaissance qui s’ensuivra, ne craignant pas de s’écrier que le grand Pan n’est pas mort, que le paganisme est immortel et que le miracle grec est le seul miracle auquel il croie. On pense inévitablement à Renan et à la Prière sur l’Acropole. D’ailleurs, le Gémiste Pléthon authentique a eu réellement ces audaces. M. Abel Hermant n’a nullement altéré ni forcé les traits de cette noble figure. Il l’a fait revivre en de très belles pages, digne conclusion d’un ouvrage que goûteront tous ceux qui ont l’amour des lettres et d’abord, par conséquent, du grec.

Rodin et les cathédrales

Une vive curiosité s’attache au premier volume de l’illustre sculpteur Rodin. Il est vrai que ce n’est point un recueil de poésies, comme celui que nous a laissé Michel-Ange et dont on devrait bien, soit dit en passant, nous donner une traduction française exacte. Les plus éminents artistes contemporains n’ont pas cette étonnante universalité des maîtres de la Renaissance, d’un Vinci ou d’un Buonarotti, qui cultivaient presque tous les arts à la fois, sans oublier la science. D’ailleurs, c’est peut-être un peu la faute du public, entêté de spécialisation. Qui sait si Rodin n’eût pas été capable de renouveler la fresque, ou même l’architecture, qui en a grand besoin ? Nul n’a songé à lui en offrir l’occasion. S’il n’est pas poète, au sens précis du mot, du moins domine-t-il la spécialité où il s’est acquis une gloire impérissable, de deux façons : par la profondeur du sentiment poétique et par l’aisance avec laquelle il s’élève aux idées générales. De cette supériorité intellectuelle de Rodin, on avait déjà un précieux gage dans un ouvrage intitulé l’Art, qui se composait d’entretiens recueillis par M. Paul Gsell. Entre autres preuves de son aptitude à corriger par le sens de la vérité humaine l’étroitesse de certains points de vue techniques, on y voyait cette justification de Raphaël, qui révélait aussi un beau mépris de la mode et du snobisme. « La couleur du Sanzio est tout autre que celle de Rembrandt, mais elle est précisément celle que réclame son inspiration. Elle est claire et émaillée. Elle offre des tonalités fraîches, fleuries et joyeuses. Elle a la jeunesse éternelle de Raphaël lui-même. Elle semble imaginaire, mais c’est que la vérité observée par le peintre d’Urbino n’est point celle des choses purement matérielles ; c’est le domaine des sentiments, c’est une région où les formes et les couleurs sont transfigurées par la lumière de l’amour. Sans doute, un réalisme intransigeant pourrait juger cette coloration inexacte ; mais les poètes la trouvent juste ». Et comme Rodin protestait contre la thèse d’après laquelle l’intelligence serait inutile aux vrais artistes, qui pourraient se contenter d’être d’habiles ouvriers ! L’exemple de Rodin ne fournit certes point d’argument en faveur de cette théorie.

Pour les Cathédrales de France, Rodin n’a pas eu recours aux offices d’un truchement. Charles Morice, qui aurait pu jouer ce rôle, s’est borné à écrire une introduction. Le mouvement instinctif du lecteur est de courir d’abord au texte de Rodin. Celui-ci est, il faut l’avouer, un peu décousu. C’est moins un livre qu’un carnet de notes. Le grand statuaire n’a pas entrepris de traiter méthodiquement son sujet. Il ne fait pas un cours d’histoire de l’art ou d’esthétique comparée. Il conte ses impressions, à bâtons rompus. Mais les impressions de Rodin devant les cathédrales, c’est précisément ce que nous cherchions dans ces pages, qui n’avaient pas à recommencer les ouvrages spéciaux et si remarquables de M. André Michel ou de M. Émile Mâle.

Rodin ne parle pas en érudit, mais en pur artiste. Il donne à tout ce qu’il écrit un accent personnel, primesautier, souvent lyrique. Le style est sobre, concis, incisif, mais tout frais de spontanéité juvénile, tout frémissant d’enthousiasme. D’incurables sceptiques le soupçonnent encore de n’avoir pas tenu la plume lui-même : c’est alors qu’il aurait dicté. En tout cas, cela porte bien sa marque.

Ce qui fait d’abord la valeur documentaire du volume, c’est que Rodin apporte aux cathédrales son témoignage, dont l’autorité de nos jours ne pouvait être égalée. « J’ai vu souvent, dit-il, la foule hésiter devant ces masses énormes de l’architecture gothique, se demandant si elles sont vraiment belles. Qu’elle daigne m’agréer pour garant, avec Ruskin et tant d’autres maîtres, quand nous affirmons que cette architecture est d’une beauté sublime ». C’est net, et tout l’ouvrage est un long hymne d’admiration et d’amour. Mais vraiment les cathédrales sont-elles encore discutées ? Il semble que chacun s’accorde maintenant pour leur rendre hommage. Ainsi, dans les discussions parlementaires, l’auteur de la Grande pitié des églises de France convenait lui-même que les plus enragés anticléricaux n’ont jamais nié que l’État dût veiller à la conservation des cathédrales. Il semblait bien que leur beauté fût, au moins en principe, universellement reconnue. Et l’on se demandera peut-être : « A qui donc Rodin en a-t-il ? »

En premier lieu, à supposer que l’accord soit fait réellement, c’est depuis si peu de temps qu’on peut juger expédient de l’affermir et de prévenir un nouveau retour d’opinion. Charles Morice a rappelé avec plus de détails que ne l’a fait Rodin cette mélancolique histoire des cathédrales, méprisées pendant trois siècles, à peu près indifférentes à Montaigne, considérées comme des vestiges de la barbarie par un Molière, un Racine, un La Bruyère, un Montesquieu, un Voltaire, un Jean-Jacques Rousseau. On s’étonne seulement que l’erreur de Jean-Jacques cause à Charles Morice une déception particulière, attendu que de tous ces grands écrivains, l’auteur de l’Héloïse n’était sans doute pas le moindre, mais celui de tous qui avait le goût le moins sûr. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle, grâce aux romantiques, surtout à Chateaubriand et à Victor Hugo, à qui Charles Morice ne rend peut-être pas une justice suffisante, que les cathédrales sont rentrées en faveur. Encore y a-t-il eu nombre de contestations et de tiraillements, dont on trouvera mention notamment dans les articles de Sainte-Beuve sur Viollet-le-Duc et à un autre point de vue dans l’introduction de la Renaissance de Michelet. L’Institut résistait : Raoul Rochette lançait l’anathème au gothique. La politique et les dissensions religieuses s’en mêlaient. D’ailleurs les excès des gothicistes justifiaient certaines oppositions : ils en soulèveront peut-être de nouvelles. Qu’il est donc difficile de garder la juste mesure et que d’excellentes causes sont gâtées par d’imprudents avocats ! Est-il vraiment nécessaire, pour réhabiliter le gothique, de jeter la Renaissance et l’art classique aux gémonies ? Viollet-le-Duc et Courajod ont donné dans ce travers. Charles Morice aussi, surtout peut-être pour des raisons philosophiques. Mais on a plaisir à constater que Rodin en est exempt. Il adore la Renaissance française à l’égal du gothique, dont elle dérive au moins dans sa première période. Il aime tout l’art français jusqu’à Louis XVI inclusivement. Il ne renie pas non plus Brunelleschi ni Michel-Ange. Il évite toute étroitesse de jugement et ne verse jamais dans la sombre septentriomanie des contempteurs du génie latin. Il peut arriver à Rodin de se laisser emporter un peu loin dans l’admiration, jamais de prononcer une condamnation injuste. C’est un polyphile comme La Fontaine.

En second lieu, Rodin élève la voix en faveur des cathédrales, parce que si on ne les attaque plus ouvertement, on les honore peu et mal. Il a été frappé de leur solitude, de l’indifférence des populations, n’ayant guère rencontré dans ses pèlerinages assidus que de vagues étrangers qui vérifiaient leur Baedeker. Il voudrait provoquer un mouvement efficace, une dévotion plus pratiquante. Ces chefs-d’œuvre ne valent-ils pas d’être étudiés de près ? Surtout, Rodin tient à les défendre contre leurs faux amis. Il mène contre les restaurateurs une campagne virulente qui a dû réjouir M. André Hallays. Pour Rodin les restaurateurs sont encore plus redoutables que les vandales. Une autre manie, qui irrite Rodin à bon droit, consiste à vouloir restituer artificiellement l’unité de style dans un monument ancien. Est-ce que ces furieux ne voulaient point, à Blois, démolir l’aile de Gaston d’Orléans ! Écoutez Rodin qui vient de Nevers : « Louis XIV avait ajouté à cette église des grilles d’une magnifique élégance qui s’harmonisait avec l’ensemble de l’édifice. C’est que le style de Louis XIV est une déclinaison du gothique. C’était beau. On a substitué aux grilles Louis XIV une nouvelle grille, caricature du gothique. C’est laid. C’est la lettre mais non l’esprit du gothique, et ce n’est donc point gothique en réalité, car ce qui est laid n’appartient à aucun style ». Les conseils généraux et municipaux, les architectes départementaux ou diocésains devraient tous être tenus de lire et de méditer le livre de Rodin. Ils y verraient incidemment pages 13 et 14 un passage tout à fait actuel : « L’homme qui construit les affreuses maisons nouvelles ne peut que détester les belles maisons anciennes : il les a marquées, condamnées, il les démolira. Ô belles maisons, attendez la pioche ! ».

La troisième raison qu’avait Rodin d’exprimer son culte pour les cathédrales, c’était le désir d’en préciser les motifs. Certains les apprécient pour leur caractère de religiosité mystique, qu’ils trouvent seul vraiment chrétien, et qu’ils opposent au paganisme des basiliques italiennes. Quelques-uns s’attachent à en déchiffrer laborieusement le symbolisme : c’est ce qu’a fait Huysmans, et aussi M. Émile Mâle, mais ce dernier nous met judicieusement en garde contre les abus de l’interprétation symbolique, qui n’explique pas tout. Quant à Rodin, il n’en a cure. Il admire d’abord les cathédrales pour l’harmonie et l’équilibre de leurs masses, et pour la maîtrise avec laquelle les plans y sont adaptés aux jeux des lumières et des ombres. Il les admire, comme Ruskin, parce que ces vieux architectes y ont fait largement entrer la nature, « les jardins, les vergers, les espaliers après la forêt et les rochers, et tous les légumes amis de la chaumière, et toutes les légendes aimées des pauvres, et tous les plus délicats détails comme les plus sublimes épisodes de la vie ». On sait par l’album fameux de Villard de Honnecourt que les imagiers gothiques copiaient d’après nature la faune et la flore qui foisonnent dans leurs œuvres ; comme l’a dit M. Émile Mâle, le moyen âge contemple avec admiration le moindre brin d’herbe, ce qui fait un singulier contraste avec les abstractions de la philosophie scolastique alors régnante. Et Rodin admire les cathédrales, création vraiment nationale — opus francigenum — parce qu’elles synthétisent ce pays et la nature française dont elles sont nées. Pour nous en convaincre, il esquisse de délicieux paysages de Seine et de Loire, où il retrouve toute la douce majesté des cathédrales. Et quelles ravissantes silhouettes de jeunes filles ou de jeunes femmes ! « Une petite française vue à l’église (à Beaugency)… Un petit muguet fleuri, dans une robe neuve… La volupté est encore étrangère à ces lignes adolescentes. Quelle grâce modeste ! Si cette jeune fille savait regarder et voir, elle reconnaitrait son portrait dans tous les portails de nos églises gothiques, car elle est l’incarnation de notre style, de notre art, de notre France… » Et Rodin va, enivré d’une émotion sacrée, de Nevers au Mans, d’Amiens à Reims, de Laon à Chartres, — Chartres, la merveille des merveilles ! — définissant les beautés propres à chacune de ces églises, découvrant dans toutes de nouvelles sources d’apaisement et d’allégresse.

Enfin, s’il a pris la parole, c’est pour placer les cathédrales à leur rang. Elles ont des admirateurs, qui ne les admirent point assez, suivant lui. « Même aujourd’hui, dit-il, les esprits les plus hardis, ceux qui se vantent de comprendre l’art gothique, font encore des réserves. » Point de réserves ! Rodin n’en admet pas. Oserai-je le dire ? Si cette exaltation d’un grand artiste devant une forme du beau est en soi quelque chose de parfaitement sympathique et noble, ici pourtant Rodin me semble un peu enclin à l’hyperbole. « Ah ! Renan, vous êtes parti de Bretagne pour aller vous prosterner devant le Parthénon ! Le sculpteur élevé par les Grecs vient du Parthénon et va à Chartres adorer la cathédrale. » Dans cette apostrophe à Renan, me trompé-je si j’aperçois une influence de Charles Morice sur son illustre ami ? Renan était la bête noire de Charles Morice : on n’aurait pas cru qu’il irritât Rodin à ce point. Observons d’ailleurs que certains purs adorateurs de l’Hellade reprochent au contraire à la Prière sur l’Acropole d’être un peu tiède ou du moins trop conciliante. D’après Rodin, grâce au gothique, nous n’avons rien à envier à la Grèce. C’est plutôt la Grèce qui devrait nous envier. « L’esprit qui créa le Parthénon est le même esprit qui créa la cathédrale. Divine beauté ! Il y a seulement ici plus de finesse… » Ici c’est Nevers. Les figures du porche du Mans « n’ont de rivales qu’à Chartres et à Athènes. » Chartres est notre Acropole : « Glorieux auteurs du Parthénon, reconnaissez ici l’œuvre de vos frères, de vos égaux. De la grande science du plein air sculptural, les gothiques savaient autant que vous… »

En vérité, est-ce que Rodin n’exagère pas ? Si belles que soient les cathédrales, n’ont-elles point, par rapport aux chefs-d’œuvre grecs, quelques infériorités ? Elles n’ont que six ou sept cents ans, et il faut les réparer continuellement ; le Parthénon a deux mille trois cents ans et serait encore debout dans sa radieuse intégrité s’il n’avait eu à subir la méchanceté et la sottise destructrice des hommes. En architecture, il est bon de savoir construire. Rodin multiplie les images ingénieuses pour justifier les contreforts et les arcs-boutants : ce sont les rames de la nef, les ailes de l’oiseau, les amis qui se pressent pour soutenir Moïse en prière. Ce sont surtout des béquilles, selon le mot de Michelet. Une architecture rationnelle est celle qui peut s’en passer : Mole sua stat, comme un homme sain. Si séduisante que soit la parure des cathédrales, elle est surchargée. Ce fouillis de festons et de dentelles de pierre évoque les coffrets chinois ; cela manque d’atticisme, même avant l’effervescence du flamboyant. Si charmantes dans leur naïveté que soient les sculptures gothiques, elles ont presque toutes une rigidité gauche, un archaïsme manifeste. Rodin lui-même dit de ses chères figures du Mans qu’elles ont « l’aspect archaïque grec dans toute sa force et sa simplicité ». Ce n’est donc pas l’aspect classique et purement grec.

D’autre part, est-il croyable qu’un art parfait et comparable à celui de Phidias ait fleuri en des siècles qu’on a trop dénigrés, peut-être, mais qui enfin restent médiocres ou stériles dans tous les autres ordres d’activité intellectuelle ? Rien ne démontre rigoureusement que ce soit impossible, mais ce serait un phénomène unique dans l’histoire et vraiment prodigieux : car raffinement général du goût et de la culture, indispensable à l’éclosion d’œuvres parfaites dans quel genre que ce soit, devrait se faire sentir au moins dans plusieurs autres genres, sinon dans tous. Phidias était le contemporain de Sophocle et d’Euripide, de Socrate et de Platon… Mais que sont la philosophie, la science et la littérature de la période gothique ?… Enfin, il est très avantageux de se récrier sur l’aveuglement des trois siècles pour qui gothique fut synonyme de barbare. Évidemment nous sommes beaucoup plus intelligents que Racine, Molière, La Bruyère, Voltaire, Montesquieu et même Jean-Jacques Rousseau. Ils ont eu tort, complètement tort, c’est entendu. Mais s’il est bon de comprendre le gothique, il ne serait pas mauvais non plus de comprendre pourquoi nos pères ne l’ont pas compris. C’est peut-être que sa beauté — réelle, certaine, incontestable — ne s’imposait pas avec la même évidence que la beauté grecque, faute d’avoir possédé les mêmes qualités rationnelles, et exigeant ainsi pour être pénétrée un sens du relativisme historique qui est en effet une innovation du siècle dernier, inconnue des trois siècles précédents. Et l’on devrait peut-être admirer très vivement les cathédrales, mais saluer d’abord la beauté universellement humaine et par conséquent respecter la préséance du Parthénon.

Charles Morice, lui, trouve dans l’esprit unitaire du moyen âge son idéal social et religieux. On conçoit donc sa prédilection pour l’art de cet âge d’or. C’est une doctrine discutable, mais qui se tient. Rodin, au contraire, a beau multiplier les déclarations sur la nécessité des certitudes de la foi pour engendrer celles de l’art. « Quand la religion se perd, l’art est perdu… Tous les chefs-d’œuvre sont religieux… Nous avons perdu le sens de notre race et de notre religion… On n’est pas incrédule, on n’est qu’infidèle… » etc.. Nous flairons dans ces belles maximes quelque complaisance pour les principes de son préfacier et nous savons bien qu’il n’a pas rompu avec l’esprit de la Renaissance, qui a précisément affranchi l’art de toute religion, excepté évidemment celle de la Nature et du Beau. Rodin nous avait exposé, dans ses entretiens avec M. Paul Gsell (pages 233-251), que son esprit critique et sa raison ne lui permettaient d’appartenir qu’à cette religion-là, qui élève l’âme vers l’infini, mais dont le premier commandement pour ceux qui veulent la pratiquer est de savoir bien modeler un bras ou un torse. La foi religieuse est une chose, l’art en est une autre. On a des exemples de leur union : on en a au moins autant de leur séparation ou même de leur antagonisme. Barrès nous a rappelé que, pour les catholiques, « entre tous les éléments qui composent les églises, les pierres ne sont pas les plus importantes… » Et Charles Morice estime que les jésuites ont été « les pires ennemis des cathédrales ». Se serait-il figuré par hasard, comme Auguste Comte, que les bons pères ne croyaient pas en Dieu ?

Le sixième centenaire de Dante

On a commémoré solennellement, et un peu partout, le sixième centenaire de la mort de Dante (14 septembre 1321). Mais ce n’est pas la sixième fois que l’on célèbre ce centenaire, c’est la première fois. Et la naissance du grand poète n’avait pas été fêtée par un jubilé avant 1865. On aura beau rappeler que la Divine Comédie a été traduite en français dès la fin du seizième siècle, et que Louis XVI la lisait dans sa prison : Dante n’était pas tout à fait aussi inconnu pendant l’âge classique que Shakespeare, dont les œuvres figuraient d’ailleurs dans la bibliothèque de Louis XIV, mais n’ont commencé d’être lues que quand Voltaire s’en est mêlé ; il n’en est pas moins vrai que Dante, comme Shakespeare, n’a été compris et mis à son rang que par l’époque romantique et grâce au romantisme, qui n’a pas moins renouvelé la critique que la poésie. En Italie même il y a eu au dix-neuvième siècle une renaissance des études dantesques, après une période de demi-éclipse qui avait suivi la gloire du début.

Pour nous borner à la France, l’histoire de la renommée de Dante a été sommairement mais définitivement indiquée par Sainte-Beuve dans une Causerie du Lundi de 1854. Si Voltaire a traité Dante un peu légèrement, c’est qu’il parlait en pur disciple de Boileau. On sait que novateur en philosophie et en politique, Voltaire ne l’était guère en littérature ; et Sainte-Beuve reconnaît qu’il représentait alors l’opinion de tous les gens de goût, pleinement partagée et même aggravée, pour ce qui concerne Dante, par le président de Brosses. Rivarol traduit l’Enfer, tant bien que mal, vers la fin du siècle. Chateaubriand le mentionne et le loue naturellement, non sans quelques réserves encore, et Lamartine en fera davantage ; romantiques pour leur compte, ces deux-là subissaient encore un peu dans leurs jugements l’influence de l’éducation classique. Mais Victor Hugo exalte Dante en termes magnifiques et n’hésite pas à le placer dans son Olympe des grands poètes, égaux entre eux et supérieurs à tous les autres.

Et l’érudition romantique travaille solidement à cette apothéose, d’abord avec Fauriel, ensuite avec Ozanam. La cause est gagnée. L’apport de Fauriel importe plus que celui d’Ozanam, d’abord comme antérieur, puis comme plus impartial. Fauriel se rattachait par ses opinions philosophiques aux encyclopédistes. Mais il avait, comme l’a dit Sainte-Beuve, le « génie des origines », qui a été la grande nouveauté et l’éminente conquête de la critique romantique, depuis Herder et F.-A. Wolf jusqu’à Renan.

Il y a donc bien eu une « résurrection de Dante », constatée même par Henri Cochin, et dont la querelle que celui-ci fait à Sainte-Beuve achève de préciser les raisons. Rien de ce que dit Sainte-Beuve sur Dante n’est positivement faux, et il l’admire, certes, mais on avouera (lue le ton manque un peu d’élan et de ferveur. C’est que Sainte-Beuve, bien qu’un instant le compagnon d’armes des poètes de 1830, est toujours resté classique au fond, et l’homme des coteaux modérés. Les catholiques ont enfin compris le parti qu’ils pouvaient tirer de Dante, mais il a fallu que cette révélation leur vînt d’un Fauriel et d’un Hugo, habiles à concevoir différentes formes de beauté, tandis que le classicisme n’en admettait qu’une seule. Le dogmatisme esthétique a été remplacé par le point de vue historique et relativiste, grâce à des informations plus sûres et à une imagination plus vive : c’est l’essentiel du romantisme et de la révolution du goût.

Faute d’assister aux fêtes de Ravenne, où Dante mourut, et de Florence, où il naquit, tout lettré a du moins pu le relire, ce qui est après tout la meilleure manière de l’honorer. On a droit, si l’on n’est qu’un italianisant novice, de recourir à une traduction ; mais le texte s’impose, comme pour tous les grands poètes, et c’est surtout à cause d’eux qu’il faut savoir un peu les langues, sans compter le latin qui permet d’abord d’apprendre le français. Un poète est avant tout un artiste du verbe : on ne le connaît pas réellement si l’on n’entend pas sa musique. Dante a été souvent traduit, et souvent d’une manière assez imparfaite ‘ ; mais le genre ne comporte pas la perfection. Pour l’Enfer il y a une traduction récente, celle de Mme Espinasse-Mongenet, parfois un peu verbeuse et abondante en paraphrases, mais fidèle et claire, donc très utile, puisqu’on doit simplement s’en servir comme d’un lexique plus portatif et que le texte est imprimé en regard. Pour les trois cantiques, je recommande Lamennais, plus littéraire peut-être, en tout cas plus bref, et chez qui l’on sent la griffe d’un véritable écrivain ; mais il abuse des inversions, et ne se rend pas toujours limpide ; c’est même parfois le texte, reproduit au bas des pages en caractères malheureusement trop petits, qui aide à comprendre sa traduction. Enfin nous en avons une nouvelle, de M. Pératé, qui est excellente, mais non accompagnée de l’indispensable texte.

Or se’ tu quel Virgilio, e quella fonte
Che spande di parlar si largo fiume ?

Rien ne fait davantage l’éloge de Dante et ne lui concilie mieux nos sympathies que cet enthousiasme, qui s’épanche aussi dès le début de la Divine Comédie en un si large fleuve de poésie.

Tu duca, tu signore e tu maestro.

Dante ne tarit pas sur Virgile, et pendant tout le voyage il lui prodiguera les témoignages de vénération et de piété filiale. Il ne s’est pas trompé en espérant qu’on lui tiendrait compte de ce culte, si noblement exprimé. On peut cependant s’étonner qu’il ait pris un poète païen, si grand fût-il, pour guide dans cette exploration de l’au-delà chrétien. Tel bon catholique, quoique bon lettré aussi, est choqué de ce mélange perpétuel de paganisme et de christianisme. Car le choix de Virgile ne fait que donner le ton dès le premier chant, et cet ambigu se retrouve d’un bout à l’autre. Dante et Virgile rencontrent Homère, le poeta sovrano, avec Lucain, Ovide, Aristote, Socrate, Platon, Démocrite, Empédocle, Averroés, etc… Passe encore ! Ce n’est que dans les limbes. Mais Minos est juge des enfers, chez Dante comme dans la mythologie antique. Charon y est nocher, l’Achéron et le Styx y coulent ; on y trouve les Erinnyes et les Harpies, Pasiphaé, le Minotaure, les Centaures, Cerbère, Géryon, Cacus, le devin Tirésias, les Titans, ennemis de Jupiter, avec les géants de la tour de Babel ; et des trois traîtres, damnés particulièrement infâmes, que Lucifer tient dans ses trois gueules, l’un est Judas Iscariote, les deux autres Brutus et Cassius, meurtriers de César. Le deuxième cantique commence par une invocation aux Muses, notamment à Calliope. L’entrée du Purgatoire est gardée par Caton d’Utique. Jésus-Christ devient le souverain Jupiter crucifié pour nous :

… O sommo Giove
Che fosti in terra per noi crocifisso.

Athènes obtient le titre de cité d’où rayonne toute science ; et sans doute il ne s’agit que de science humaine. Mais Jérusalem est ici un peu oubliée, ou tout au moins sous-entendue. L’Hélicon, les Muses, et nommément Uranie, reviennent au chant XXIX du Purgatoire. Le Paradis contient, dès le cinquième tercet, une invocation à Phœbus Apollon, avec allusion sympathique à la galante poursuite de Daphné. Au troisième tercet du deuxième chant, voici Minerve qui « inspire » Dante, Apollon derechef, qui le « conduit » et encore les Muses, qui lui montrent l’Ourse. Au tercet suivant le poète nous sert le « pain des anges », peut-être mieux en situation. En outre, il tient à loger au paradis non seulement Trajan, sauvé par l’intercession de saint Grégoire, d’après une légende, mais le Troyen Riphée, qui figure dans l’Enéide et reste cher à Dante parce que Rome est une colonie de Troie, comme nous le savons par Virgile. Pour la même raison le Grec qui introduisit dans Ilion le fameux cheval se trouvait tout à l’heure impitoyablement damné. Quelle salade ! dirait un maraud coutumier d’irrévérence.

À Dante, sincèrement catholique, délibérément orthodoxe, l’idée de mettre les deux mythologies sur le même pied et d’abord de les considérer toutes les deux comme telles eût cependant paru impie. A-t-il cherché des ornements ou des « machines » poétiques ? Le merveilleux chrétien l’en fournissait suffisamment. Le plus vraisemblable est qu’il croyait aussi à l’existence des dieux antiques ; en quoi il s’accordait avec les premiers chrétiens et ses contemporains, ou avec beaucoup d’entre eux ; mais ceux-ci regardaient ces divinités païennes comme des démons. Dante se montre plus libéral. Son orthodoxie de principe ne l’empêche pas d’annoncer à sa manière, alors assez hardie, l’esprit de la Renaissance et des temps modernes, qui aiment et honorent, sans y croire au sens littéral, ce paganisme que l’intolérance avait longtemps calomnié. Dante n’en est plus à l’apologétique de Tertullien, qui restera celle de Polyeucte. Homme du moyen-âge assurément, il échappe pourtant un peu à son époque, grâce à son génie et à son instinct de poète.

Un des traits les plus frappants de la Divine Comédie, c’est la virulence et l’opiniâtreté de la satire. Dans l’Enfer, on est prévenu : le sujet l’exige. Et comme on sait que Dante a participé activement aux luttes politiques, qu’il a été proscrit, condamné à mort par contumace, qu’il a éprouvé par expérience combien le pain de l’étranger est amer et combien rude l’escalier d’autrui, on ne s’étonne pas qu’il ait damné et vitupéré ses adversaires. Il était devenu gibelin ; et Boniface VIII avait envoyé à Florence Charles de Valois, lequel renversa la faction des Blancs, celle de Dante, et détermina son exil. Sa haine des guelfes, de la France et des papes s’explique par ses passions de partisan, et par ses rancunes de vaincu. Sans compter que plus d’un pape et d’un prince ou d’un factieux prêtait alors le flanc à l’invective même impartiale.

Que Nicolas III, Clément V et Boniface VIII subissent des tortures comme démoniaques, qu’une foule de comparses, dont les noms ne nous disent plus rien, endurent pour raisons politiques des supplices variés, que Pistoia, Pise, Gênes et Florence écopent, si l’on ose dire, et que la corde d’airain vibre avec une splendide fureur, cela semble tout naturel dans le premier cantique. Tout au plus regrette-t-on un peu que Dante ne cède qu’une seule fois à un mouvement de pitié, d’ailleurs vite réprimé, pour ceux qui ont le visage tordu et tourné vers le dos, châtiment d’ailleurs plus ridicule que douloureux et qui frappe les sorciers ou faux devins avec lesquels il n’a pas eu spécialement maille à partir. Mais il paraît qu’on n’a pas le droit de plaindre les coupables punis par la justice divine : il le dit, et c’est confirmé par un texte assez jésuitique (déjà !) de Saint Thomas d’Aquin, cité en note par Mme Espinasse-Mongenet.

Lorsqu’on arrive au Purgatoire, et à plus forte raison au Paradis, on s’attend que Dante en aura fini de la diatribe et que sa muse va devenir sereine. On est loin de compte, et rien n’aura plus que la sérénité manqué à ce grand homme. Rien ne peut le radoucir. Au chant XIV du Purgatoire, une petite leçon de géographie sur le cours de l’Arno lui sert à flétrir toutes les populations riveraines. Au chant XVI, nous apprenons que la Rome papale se vautre dans la fange. Au chant XX, voici Hugues Capet et le réquisitoire forcené contre la mala pianta, contre l’exécrable race des Louis et des Philippe, sans exception même pour saint Louis. Nous ne pouvons-nous dissimuler la gallophobie de Dante. La France autonome et grandissante opposait le principal obstacle à son rêve de rétablissement de l’empire romain, auquel il tenait si fort qu’il s’accommodait d’un empereur germanique, sans faire grand cas des Allemands (Tedeschi lurchi). Nous ne saurions lui en vouloir beaucoup. Comment eût-il épargné la France ? Il n’épargne personne, et réserve pour ses concitoyens ses meilleures injures. Il n’en demeurait pas moins ardemment, frénétiquement patriote :

Ahi, serva Italia, di dolore ostello...

Ce chant VI du Purgatoire, où il lamente les malheurs de sa patrie bien-aimée, est un des plus sublimes de la Divine Comédie.

Même dans le Paradis, Dante ne désarme pas. Çà et là les fureurs reprennent contre ses têtes de Turc, Boniface et autres. Il y a l’admirable épisode de son aïeul Cacciaguida, qui fustige la ville du lys rouge pendant trois chants de suite, avec une extraordinaire éloquence. Toutes les nations du globe, ou peu s’en faut, sont maudites dans une énumération épique vers la fin du chant XIX. Plus loin, saint Benoit dénonce les couvents, devenus des cavernes ; saint Pierre Damien insulte les cardinaux ; le prince des apôtres, le grand saint Pierre, fulmine à son tour contre le cloaque papalin et la porcherie romaine. Il n’est pas jusqu’à la douce et tutélaire Béatrice qui ne fasse sa partie dans ce concert tonnant. Dante est infatigable. Facit indignatio versus. Chez un si grand poète, c’est souvent très beau. Toutefois il s’attarde et s’acharne vraiment trop sur des personnages alors d’actualité, mais entièrement disparus de l’horizon et qui nous laissent aujourd’hui bien indifférents. Nous ne saurions maintenant arbitrer ces vieilles querelles où les questions n’étaient pas si simples ni, probablement, tous les torts du même côté.

Voilà une des faiblesses de ce chef-d’œuvre. Une autre réside dans l’abus de la théologie et de la scolastique, vaines et arides chez Dante lui-même, parce qu’il ne pouvait en être autrement. Malgré la beauté de la forme dont il l’a revêtue, cette conception de Dieu et du monde reste assez pauvre ; que de génie dépensé pour nous montrer un enfer d’Orcagna et un paradis de Fra Angelico ! Dante possédait une intelligence et une science remarquables pour son temps, mais ce temps souffrait d’indigence intellectuelle, et comme penseur il ne l’a guère dépassé.

Tout au plus, en politique, combat-il nettement et radicalement le pouvoir temporel. En philosophie, ou pour mieux dire en théologie — ancilla theologiæ— il suit l’Ecole, sans la devancer ni l’amender en rien d’essentiel. Il construit un palais, avec les matériaux qu’on lui procure et suivant les règles en vigueur ; il n’en change pas le plan, ni l’esprit, et ne projette pas de lumière imprévue. Il résume magnifiquement, mais n’innove point.

Il reste un prodigieux poète, par la splendeur du style le plus concis, le plus dense et le plus radieux : un style de diamant, au-dessus duquel il n’y a rien. Et aussi par la puissance de sa grande âme toujours farouche et orageuse, qui ne s’apaise jamais tout à fait, mais s’humanise parfois, pour condescendre à goûter le charme de la nature et les douceurs épisodiques de la vie. On ne peut trop admirer Dante. On peut néanmoins regretter qu’il n’ait pas vécu cent ou deux cents ans plus tard. On peut, non pas précisément placer plus haut que lui, mais préférer Shakespeare, Hugo, et deux ou trois anciens.

La Renaissance et Walter Pater

Walter Pater, qui pensait être d’origine française et descendre du célèbre peintre Jean-Baptiste Pater, de Valenciennes, concitoyen et disciple de Watteau, est un des écrivains les plus marquants de l’Angleterre contemporaine. Né en 1839, il mourut en 1894, presque obscur, mais depuis lors, a dit sir Edmond Gosse, sa renommée et son influence n’ont fait que s’élever par sauts et par bonds. Il avait fait ses études à Cantorbéry, puis à Oxford, où il devint en 1862 fellow du collège de Brasenose et passa toute sa vie.

C’est un amoureux d’art et de littérature, un esthète, (si l’on peut retirer à ce mot toute intention ironique et péjorative), qui se rattache à Ruskin et à l’école préraphaélite d’une part, de l’autre à nos parnassiens et à nos symbolistes. Il aimait notre pays et notre langue, connaissait bien nos écrivains, sans en excepter les plus anciens, et avait beaucoup de goûts ou de principes communs avec les plus modernes. C’était avant tout un critique, et un styliste.

Oscar Wilde raconte qu’étant étudiant à Oxford, il rencontra un jour Walter Pater qui lui dit : « Pourquoi écrivez-vous toujours des vers ? Pourquoi n’écrivez-vous pas en prose ? La prose est bien autrement difficile. » Wilde avoue que cette parole le surprit d’abord. Tandis que la prose française est depuis bien des siècles une forme d’art merveilleusement riche, souple et susceptible de perfections variées, en Angleterre la poésie se réservait presque exclusivement la beauté proprement littéraire et la prose se contentait en général de dire ce qu’elle avait à dire, sans souci particulier de l’élégance ou de l’éclat du style. Un artiste de la prose, c’était une nouveauté. Qu’il pût y avoir un art d’écrire en prose anglaise, que cet art pût être admirable et conscient de lui-même, c’est Walter Pater qui l’a révélé à Wilde. Celui-ci écrit : « L’orageuse rhétorique de Carlyle, l’éloquence ailée et passionnée de Ruskin, m’avaient paru jaillir de l’enthousiasme plutôt que de l’art. La prose du temps de Jacques 1er, je la trouvais exubérante ; la prose du temps de la reine Anne me paraissait d’une calvitie terrible, d’une raison irritante. Mais les essais de Pater devinrent pour moi le livre d’or de l’esprit, du bon sens, l’écriture sainte de la beauté ».

Ces lignes sont tirées des Derniers essais de littérature et d’esthétique (traduction Savine). Dans les Intentions, Wilde déclare que Walter Pater est « le meilleur maître de la prose anglaise actuelle », dont l’exemple prouve que la critique peut aussi être une œuvre d’art, et, d’ailleurs revêtir les formes les plus diverses, y compris celle de la fiction narrative et romanesque. Car les Portraits imaginaires de Pater ne sont pas au fond autre chose que de la critique. Ce sont, si l’on veut, des récits inventés, des nouvelles, mais surtout des études sur Watteau, sur l’esprit spinoziste, d’ailleurs interprété aussi faussement que possible, sur l’influence française et la philosophie des lumières, l’Aufklaerung, dans l’Allemagne du XVIIIe siècle.

Le volume sur la Renaissance relève de la critique directe. Ce n’est pas un tableau historique d’ensemble, mais une série d’articles, nourris d’idées et de connaissances et d’une lecture tout à fait attrayante. La traduction de M. F. Roger-Cornaz se distingue avantageusement de beaucoup d’autres par la clarté, la pureté et l’agrément. Il a su respecter le charme du texte et nous épargner cet aspect hérissé que détermine souvent un scrupule excessif de fidélité littérale, comme si c’était traduire fidèlement que de défigurer et de ridiculiser son auteur. Si l’on note que l’ouvrage commence par un chapitre sur Deux vieilles histoires françaises, à savoir : Amis et Amile et Aucassin et Nicolette, qui sont du xiiie  siècle, puis, en passant par Pic de la Mirandole, Botticelli, Luca della Robbia, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Giorgione et Joachim du Bellay, aboutit à Winckelmann, qui est du xviiie , on s’apercevra tout de suite, rien que par cette table des matières, que Walter Pater prend la Renaissance dans une acception plus large et moins chronologique qu’il n’est d’usage. Ceux qui se servirent d’abord de ce mot, explique-t-il dans sa préface, ont désigné par là seulement le retour à l’antiquité classique au xve  siècle (et au xvie ). « Mais ce retour à l’antiquité ne fut qu’un des nombreux résultats d’un grand mouvement de l’esprit humain qui… se marque déjà fort avant dans le moyen âge même, clairement reconnaissable à plusieurs caractères, le goût de la beauté physique, l’adoration du corps, la destruction de ces bornes étroites que la religion du moyen-âge imposait au cœur et à l’imagination. »

Il y a du vrai. C’est aussi l’avis de Michelet qui s’écrie : « Que de fois le moyen-âge a fini avant de finir ! » et celui de Fauriel : « Le xiie  siècle est une aurore. Le xive est un couchant. » La philosophie d’Abélard, la poésie des troubadours, les recherches de savants parisiens qui ont entrevu dès le xiiie  siècle le système de Copernic, les cathédrales mêmes, autant de mouvements précurseurs de la Renaissance ! Mais ce n’était pas encore la Renaissance véritable et le couvercle de plomb ne tardait pas à retomber. Pourquoi ? Parce que cette jeune et vigoureuse sève, qui florissait si magnifiquement dès qu’elle voyait jour à se développer, était refoulée et stérilisée sur les points essentiels par la force de compression religieuse, et parce que l’esprit qui s’agitait ne rencontrait pas la base solide et le puissant appui dont il avait besoin pour mûrir et pour vaincre toutes les résistances. Ce secours lui fut fourni par la rentrée en scène de l’antiquité, c’est-à-dire non seulement de la beauté, mais de la raison antique.

Walter Pater a tort de prétendre que ce réveil de la tradition grecque et latine fut un résultat : ce fut une cause, et la plus efficace. On comprend mal que, plus loin, il distingue encore au xve  siècle deux courants : la Renaissance proprement dite, ou retour à l’antique, et l’esprit moderne naissant, ou retour à la nature. Ces deux courants n’en font qu’un ; le retour à la nature ne fut possible, dans sa plénitude féconde, que par la réapparition de la liberté rationnelle enseignée par les anciens. Le moyen-âge avait été essentiellement une époque a-critique (a privatif) selon la définition de Renan. Il avait formé une longue parenthèse, après laquelle le monde affranchi reprenait sa vie normale interrompue pendant dix siècles.

Dans son désir de signaler tous les symptômes annonciateurs de cette résurrection, Walter Pater attribue ce caractère au vieux poème d’Amis et Amile qui est une légende miraculeuse profondément médiévale. Il insiste sur les Albigeois et ne semble pas se souvenir qu’ils furent impitoyablement anéantis. Il estime que dans la Renaissance il n’y a pas de partis adverses, d’antagonismes irréductibles, comme dans la Réforme et la Révolution française. Mais il avoue que Pic de la Mirandole, qui n’était ni un démagogue ni un hérésiarque, fut condamné par la cour de Rome et dut battre prudemment en retraite. Pater reconnaît également que le moyen-âge considérait les dieux païens comme des démons, et que toute tentative de réhabilitation de ces divinités charmantes était une dangereuse audace. Il ajoute que le sentiment de la dignité humaine, si remarquable chez Pic de la Mirandole, s’accompagnait d’une cosmologie anthropocentriste et inexacte, mais n’en était pas moins opportun et salutaire, comme réaction contre « la tendance, sans cesse croissante au moyen-âge, de dénigrer notre nature, d’en sacrifier tel ou tel élément, de la faire rougir d’elle-même, d’en mettre toujours en évidence les nécessités dégradantes ou douloureuses ». C’est très bien vu, mais n’est-ce pas là une opposition singulièrement tranchée ?

Les pages de Walter Pater sur Botticelli, qui n’était pas encore à la mode de son temps, sur Luca della Robbia, Michel-Ange, Léonard, Giorgione, sont délicieuses de fraîcheur et de sympathie compréhensive, avec quelques erreurs de fait auxquelles Wilde déclarait déjà qu’il ne fallait attacher aucune importance. On peut accorder qu’elles ne détruisent pas ce qu’il y a de personnel et d’essentiel dans ces études, plus suggestives que documentaires. Les morceaux sur les madones de Botticelli et sur la Joconde sont célèbres. Ce sont de petits poèmes en prose, très imaginatifs et évocateurs. Du reste, est-il bien certain, comme on l’a objecté, que Léonard n’ait pas eu d’intention symbolique en peignant le sourire de Monna Lisa ? Il ne faudrait pas non plus, selon l’expression de Joséphin Péladan, traiter Léonard de Vinci comme un simple Vélasquez. Non certes que celui-ci ne soit pas un grand peintre, mais il n’est guère que cela, tandis que Léonard est un génie universel, et peut-être le plus prodigieux qu’on ait encore vu parmi les hommes. Pater discerne très bien les deux grandes forces qui l’animaient : l’infinie curiosité, et l’amour passionné du beau, qui en s’unissant créaient le désir de l’inaccessible et parfois entraient en conflit au détriment de l’artiste, primé par le savant et le chercheur. Mais faut-il en conclure que pour un artiste trop de science soit un danger, comme le croit Walter Pater ? C’est un danger peu fréquent, en tout cas. Et si l’œuvre artistique de Léonard a été pour ce motif moins abondante, moins durable ou moins parfaite, n’est-ce pas à cette complexité que nous devons ce qu’elle a d’absolument original et d’unique, ce qui fait que si d’autres sont aussi belles ou même plus belles, aucune n’a cette espèce de magie et ce pouvoir de fascination, très justement analysé par Walter Pater ?

À propos de Giorgione et de son école, il expose une théorie subtile et discutable de l’art pour l’art. Tant qu’il s’agit de l’art autonome et n’ayant d’autre objet que le beau, en dehors de tout didactisme, de toute vulgarisation morale ou politique, on ne songe point à y contredire. Pater s’avance davantage. Sous prétexte que chaque art a ses moyens particuliers, sa beauté propre, qu’il doit cultiver d’abord et avant tout, ce qui est incontestable et s’oppose utilement, par exemple, à la peinture philosophique ou littéraire, Pater veut que cette beauté propre et ces moyens particuliers constituent le tout de la création artistique et que la forme et la matière se confondent radicalement. Autrement dit, la peinture ne serait que dessin et couleur, la musique que sonorité savante et agréable, la poésie résiderait uniquement dans le rythme et l’arrangement euphonique des mots. En outre, comme la musique facilite le mieux cette identification de la forme et de la matière (ou du fond), il en résulterait que la musique est le premier et le plus parfait des arts, celui dont tous les autres doivent s’efforcer de réaliser les conditions, érigées en type de perfection absolue. Ces théories ont été plus ou moins professées et appliquées chez nous et ailleurs par des écoles dites d’avant-garde. Elles n’en sont pas moins fausses, lorsqu’on les pousse à cet excès. Oui, la musique doit être avant tout musicale, la peinture avant tout picturale, et les vers doivent d’abord être de bons vers. Une grande idée et de nobles intentions ne rachètent pas une exécution défectueuse. Bien ! Mais est-il possible qu’une œuvre d’art ne signifie rien qu’elle-même ? Même pour la musique pure, cela ne va pas loin. Pour la peinture, cela s’admet encore moins, car enfin il faut bien qu’un tableau représente quelque chose. Pour la poésie, c’est absurde. Les mots les plus harmonieux et les strophes les mieux cadencées n’ont aucun intérêt s’ils ne veulent rien dire. D’où il suit que, contrairement à l’opinion de Pater, le premier des arts n’est pas la musique, mais la poésie. Ainsi concluait son disciple Wilde, qui se séparait de lui sur ce point. La poésie a ou peut avoir sa forme, sa couleur, sa musique propre. En outre elle dispose du verbe, sans lequel tout le reste est forcément un peu vague, mais qui ajoute à toutes les autres qualités la lumière de l’esprit et la splendeur du vrai10.

Sur Joachim du Bellay, Pater écrit de jolies choses, et n’est pas injuste pour lui, mais il l’est un peu pour Ronsard, à qui il refuse toute force et toute gravité. Il n’aura lu que les odelettes et les folâtries qui, d’ailleurs, ne manquent ni de vigueur ni d’éclat.

Sur Winckelmann, il est très intéressant. Il montre que Winckelmann est un dernier rejeton de l’esprit de la Renaissance, dans un pays qui n’avait pas eu de Renaissance : il rappelle l’influence exercée par Winckelmann sur Goethe ; il expose très bien d’après ces maîtres comment la sculpture grecque s’attachait à l’essentiel et au permanent, non à l’homme accidentel, mais au dieu qu’il porte en lui. Et il examine l’application de cet idéal grec à la pensée moderne. Parfois seulement le ruskinien reparaît en Pater et lui inspire quelques théories contestables. Mais d’un bout à l’autre, son livre évoque des images enchanteresses et des sujets de méditation presque infinis.

La statue de Rabelais

Le septième centenaire de l’université de Montpellier a été marqué par l’inauguration d’une statue du plus célèbre de ses étudiants, François Rabelais, qui y prit les grades de bachelier et de docteur en médecine. Chacun de nous a pu s’associer au juste hommage qui lui était rendu en relisant ses œuvres. À ce propos quelques-uns ont dit qu’on ne lisait plus Rabelais. Je ne sais trop sur quel indice ils se fondent. De nouvelles éditions paraissent fréquemment et j’en vois encore deux en cours de publication : celle de la Sirène, fort élégante et ornée de gravures du temps ; et la grande édition critique de M. Abel Lefranc, à laquelle collaborent MM. Jacques Boulenger, Henri Clouzot, Paul Dorveaux, Jean Plattard et Lazare Sainéan (chez Champion). Il y a une Société des études rabelaisiennes, lesquelles semblent très florissantes. Dira-t-on que cela regarde seulement quelques centaines d’érudits et d’amateurs ? Il y a aussi nombre d’éditions populaires. La plus connue, celle de Louis Moland, coûtait avant la guerre 1 franc 75, et l’éditeur n’avait pu couvrir ses frais que moyennant un tirage considérable, même sans impôt sur le domaine public, attendu que ce Rabelais complet formait un volume de huit cents pages en texte serré. Pourquoi ne lirait-on plus Maître François ? Ce serait nouveau depuis le temps où il s’en vendait plus en deux mois que de Bibles en neuf ans. On allègue la difficulté de le comprendre, qui jusqu’à un certain point n’est pas niable, mais qu’il ne faudrait pas exagérer. Il est vrai que la langue a un peu vieilli, et qu’elle a toujours été fort savante, merveilleusement copieuse et diverse, donc un peu ardue pour les lecteurs qui ne possèdent qu’un vocabulaire restreint. Évidemment, cela ne se lit pas comme du Dumas père, ou du Pierre Benoît. Mais ce n’est qu’un jeu pour tout véritable lettré, j’entends qui a fait ses humanités, et même les autres en doivent venir aisément à bout, en s’aidant un peu d’un glossaire. Cela vaut bien un léger effort, et il n’y a point d’autre obstacle, car ce chef-d’œuvre si riche de « substantifique moelle » n’en est pas moins parfaitement clair et accessible à tous.

On peut d’abord le prendre comme un simple roman d’aventures fantastiques et plaisantes, pour s’en divertir comme les enfants d’un Gulliver expurgé. A-t-on publié des Rabelais expurgés ? Il ne m’en est jamais tombé sous la main, et je ne connais à l’usage de la jeunesse que de courts « morceaux choisis ». M. Pierre-Paul Plan, auteur d’une fameuse Bibliographie rabelaisienne, nous dirait si l’entreprise a été tentée ; elle n’est certes pas impossible. On a remarqué que les deux premiers livres rappelaient un peu l’Iliade, les suivants l’Odyssée, et Victor Hugo dans la préface de Cromwell qualifie Rabelais un « Homère bouffon » ; or, les poèmes homériques, ce sont d’abord, comme l’a dit Taine, des contes de nourrice. Ces grands coups d’épée et ces grands voyages charment même des imaginations enfantines, qui n’en peuvent encore saisir tout le sens ni toute la beauté. Pareillement, les exploits de Gargantua, de Pantagruel, de frère Jean des Entommeures, les farces et méfaits de Panurge, les disgrâces des Andouilles ou des Chicanous, peuvent fort bien amuser et même déjà instruire un peu les petits, dans une version suffisamment fidèle et simplement émondée à leur intention. À plus forte raison ne voit-on pas pourquoi Rabelais aurait cessé d’être populaire parmi les adultes, à commencer par ceux qui ne cherchent qu’à s’égayer, et à qui le texte intégral réserve les occasions de gaîté supplémentaire que vous savez. Mais que ce soit pour des motifs plus ou moins purs, Rabelais est certainement toujours très lu, quoi qu’on en dise, et il faut s’en réjouir dans tous les cas, car ceux-là mêmes qui lui demanderaient d’abord des distractions un peu simples ou un peu grosses finiraient bien par en tirer profit.

Il y a beaucoup à dire sur ce sujet, et sur le passage de La Bruyère : « Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits… Rabelais surtout est incompréhensible ; son livre est une énigme… C’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire ; c’est le charme de la canaille. Où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent ; il peut être le mets des plus délicats ». Je crois que La Bruyère n’y a rien compris, et que d’abord il n’y a pas de corruption, ni rien de mauvais dans Rabelais. Immoral, il ne l’est pas du tout, ni dangereux le moins du monde : il ne rend pas le vice aimable, il ne séduira point les âmes romanesques et sentimentales, à qui il est précisément en horreur. Pour l’ordure, oui, il y en a, souvent par monceaux, et il se peut que la canaille en soit charmée, mais les plus délicats sont également autorisés à y trouver quelque plaisir, à un double titre : premièrement, parce que ces thèmes grossiers et scatologiques sont traités par Rabelais d’un style admirable, dont la truculence fait songer aux tableaux des Téniers et des Jordaëns, que des détails analogues n’empêchent pas de compter dans l’histoire de la peinture ; ensuite parce que ces choses ne sont pas mises là simplement pour dérider la dite canaille, mais parce qu’elles ont un sens philosophique, qui a complètement échappé à La Bruyère.

Elles défient volontairement l’honnêteté bourgeoise et les bienséances officielles, parce que Rabelais entend précisément s’en moquer et instaurer les droits de la vérité contre les préjugés et les conventions. Surtout, elles bravent intrépidement certain spiritualisme factice et même, pour tout dire, l’ascétisme chrétien. À tous ceux, clercs et laïcs, qui prétendent considérer l’homme comme un pur esprit et lui imposer une morale d’austérité arbitraire, Rabelais rappelle constamment avec une joie maligne l’existence de la matière et de ses fonctions, sans en excepter les plus basses, et sa joviale goguenardise s’ébaudit moins des faits mêmes que du béjaune de ceux qui les ont méconnus au détriment de la nature humaine. En quoi il se montre bien à plein l’homme de la Renaissance et des temps nouveaux, dont la protestation devait être particulièrement vive et haute en couleur contre les macérations encore toutes récentes du moyen âge.

L’obscénité de Rabelais a exactement la même signification que son ardeur à dénoncer le « servage de l’ignorance ». Et la clef de sa philosophie est dans la page illustre du trente-deuxième chapitre du quart livre, où il faut bien remarquer que c’est Pantagruel lui-même qui parle.

« Physis (c’est nature) en sa première portée enfanta Beauté et Harmonie sans copulation charnelle, comme de soi-même est grandement féconde et fertile. Antiphysie, laquelle de tout temps est partie adverse de nature, incontinent eut envie sus cestuy tant beau et honorable enfantement : et au rebours enfanta Amodunt et Discorde par copulation de Tellumon. Ils avaient la teste sphérique et ronde, entièrement comme un ballon, non doucement comprimée des deux coustés, comme est la forme humaine… Et cheminoient sur les testes, continuellement faisant la roue, cul sur teste, les pieds contremont. Et (comme vous sçavez que es singesses semblent leurs petits singes plus beaux que chose du monde), Antiphysie louoit et s’efforçoit prouver que la forme de ses enfants plus celle estoit et advenante que des enfants de Physis… Ainsi tiroit tous les folz et insensés en sa sentence et estoit en admiration à toutes gens escervelés et desguarniz de jugement et sens commun. Depuis elle engendra les matagots, cagots, et papelars ; les maniacles pistolets ; les démoniacles Calvins, imposteurs de Genève ; les enraigés Putherbes, Briffaulx, Caphars, Chattemittes, Canibales et aultres monstres difformes et contrefaits en despit de nature ».

C’est catégorique, et il n’y a pas à s’y tromper. Brunetière en convient, et Michelet l’avait dit avant lui. Rabelais c’est la Renaissance totale, c’est-à-dire non pas seulement le retour à la connaissance et à l’admiration de l’antiquité, ni même à cette liberté critique qui a déterminé la Réforme, mais au génie antique et au paganisme pur, aussi opposé à la Réforme qu’à l’Église établie et au principe même du christianisme, sauvé par Luther et Calvin selon l’observation de Nietzsche. Les Réformés l’ont bien vu, et l’auteur même de l’Institution chrétienne, les Théodore de Bèze, les Henri Estienne, n’ont pas moins violemment attaqué Rabelais que ne faisaient de leur côté les Sorbonagres et Sorbonicoles.

Ce qui est vrai, c’est que visant de préférence les plus puissants, Rabelais, dans son : livre, a combattu surtout les docteurs scolastiques, les moines et les Papimanes, qu’il raille beaucoup plus cruellement que les Pape-figues. Mais il n’y a pas trace chez lui d’esprit protestant, et je n’en vois même pas dans le cinquième livre, que d’aucuns ont regardé comme un pamphlet huguenot. On sait que l’authenticité de ce cinquième livre posthume a été contestée ; mais M. Abel Lefranc y croit, et j’y crois aussi par simple impression de lecteur, que le moindre soupçon de calvinisme aurait contredite et changée du tout au tout. Libéral et tolérant, Rabelais était d’abord hostile à toute oppression, et aurait pris au besoin la défense des persécutés, mais sans partager aucunement leurs doctrines.

C’était bien ce qu’on nomme aujourd’hui un libre-penseur radical, bien qu’il n’ait pas professé publiquement la libre-pensée, par souci de son repos et de sa sûreté, en un temps où le pouvoir ecclésiastique ne badinait pas et où le fagot n’était pas une métaphore. Athée ? Non sans doute, encore qu’il soit difficile de toujours démêler ses idées de derrière la tête sur les points brûlants et qu’il nous ait lui-même avertis avec insistance qu’il ne les expliquait ou maintenait que « jusques au feu exclusivement ». Il parle de Dieu à maintes reprises avec un accent de sincérité, mais d’un Dieu un peu vague, qui tient du Dieu des bonnes gens et de la catégorie de l’idéal. Quant à ses brocards contre les dogmes théologiques et les disciplines religieuses, ils sont innombrables et si acérés qu’il dut lui-même, par prudence, en supprimer ou en atténuer beaucoup dans de nouvelles éditions. On peut dire que Rabelais est le premier voltairien, et Voltaire le continue en tout, jusque dans ses plaisanteries cyniques, qui ont chez l’auteur de Candide précisément les mêmes intentions et la même portée que chez celui de Pantagruel.

Un humaniste fervent, qui faillit être un martyr de l’amour du grec, puisqu’il fut persécuté par les moines de son premier couvent pour cause d’hellénisme et défendu de ce chef par Guillaume Budé ; un esprit assoiffé de connaissances encyclopédiques, aussi curieux de mathématiques, d’astronomie, d’anatomie, de botanique, que de philologie, et qui pratiqua la dissection vingt ans avant Vésale, mais qui savait observer les hiérarchies ; car, prodigieusement polyglotte quant à lui, il ne met pas les langues hébraïque ou chaldaïque sur le même rang que la grecque, « sans laquelle c’est honte que personne se die sçavant » ; un adorateur de la nature, mais de l’esprit encore plus que de la chair, qui reproche surtout aux moines de n’étudier jamais et de proscrire l’étude ; un intellectualiste-type ; et aussi un humanitaire, ennemi des guerres et des violences, dont le Grandgousier et le Gargantua sont aussi généraux et cléments que l’Auguste de Corneille ; et déjà, dans la mesure où c’était possible de son temps, un démocrate ou du moins un égalitaire, « for nature hath made us equal… » (ii, 9), et Panurge a des traits qui annoncent déjà Figaro (comment d’ailleurs un intellectuel reconnaîtrait-il entre les hommes d’autre différence que celle des talents et s’accommoderait-il d’un régime qui brime l’intelligence ou la met au bas bout de la table ?) ; un artiste, épris du beau, quoi qu’on en ait dit, et on l’a vu dans le chapitre de Physis et d’Antiphysie, que confirme tel autre passage vraiment platonicien, où Cupido est détourné de ses préoccupations habituelles par l’enchantement où le mettent les chants et propos des Muses ; enfin, un prodigieux virtuose du verbe, d’une abondance intarissable et d’un éclat lyrique, à qui l’on ne peut comparer sur cet article que Victor Hugo ; voilà Rabelais en raccourci et l’on ne saurait le placer trop haut dans l’histoire de la littérature et de la pensée françaises.

Son influence a été considérable. Méconnu par Montaigne et par Ronsard, peut-être jaloux tous deux, mais ayant eu tout de suite une vogue prodigieuse et protégé par de grands seigneurs, des cardinaux et même des rois ; puis le maître direct de Molière, de La Fontaine et de Voltaire, il a été de nos jours exalté par l’auteur de William Shakespeare, qui le place dans l’empyrée des génies de premier ordre, à côté de Cervantès ; par Michelet, par Flaubert, qui en raffolait et le relisait sans cesse. Et bien entendu, quelques critiques ont tenté de le diminuer, de le trouver superficiel et insignifiant : Faguet, par exemple. Malgré les quelques opposants, la postérité a fixé son opinion. Rabelais est à tout le moins le plus grand écrivain et le plus grand esprit de notre seizième siècle.

Montaigne

Henry Roujon appelait le docteur Armaingaud « le légat de Montaigne sur la planète ». Depuis combien de temps exerce-t-il ces hautes fonctions ? Je ne le sais pas au juste, mais voilà soixante-quatorze ans qu’il cultive Montaigne, ayant commencé dès l’âge de sept ans. Il tient cela de famille. « Mon père, qui avait un véritable culte pour Montaigne, m’avait appris à lire l’écriture manuscrite sur un cahier composé de morceaux choisis des Essais, traduits par lui en français moderne. » Le docteur Armaingaud a bien profité des enseignements paternels. Dans le cours d’une longue et laborieuse carrière de médecin et de philanthrope, il est toujours demeuré fidèle à son auteur de prédilection ; il lui a consacré déjà de nombreux ouvrages, il l’a servi et défendu en toute occasion ; il a fondé la Société des amis de Montaigne ; enfin, ce vigoureux octogénaire publie une édition des œuvres complètes de son maître favori, résumé de ses travaux et couronnement de sa vie, dont le premier volume vient de paraître et qui en aura douze. Passe encore de bâtir, mais éditer à cet âge ! Il faut avertir ceux qui ne connaissent pas le docteur Armaingaud qu’à le voir on ne le soupçonnerait pas d’avoir plus de quatre-vingts ans. Il soutient que la lecture assidue de Montaigne et la pratique de sa philosophie délivrent des brevets de longévité ; il a même fait une communication en ce sens à l’Académie de médecine ; et son propre exemple apporte certes le meilleur argument en faveur de sa thèse. Au surplus, même si l’ordonnance n’avait pas la garantie de la Faculté, elle serait du moins facile et agréable à suivre.

L’édition Armaingaud est naturellement une édition critique, ce qui n’en diminue pas l’élégance, ni la commodité. Les lecteurs frivoles peuvent aisément lire le texte seul, très joliment imprimé, sans s’arrêter à l’appareil critique ; un système très clair de notes et d’indications marginales donne toute satisfaction aux curieux. Vous n’ignorez pas qu’il y a eu du vivant de Montaigne, quatre éditions (1580, 1582, 1587, 1588), dont les trois premières n’avaient que deux livres ; la quatrième en eut trois. Pour chaque édition nouvelle, Montaigne faisait des remaniements (sauf pour celle de 1587, identique à la précédente). Mais à sa mort (1592) il laissa un exemplaire de 1588, couvert de corrections et d’additions de sa main ; et l’on a longtemps cru que Mlle de Gournay les avait fidèlement reproduites dans l’édition de 1595. Il n’en était rien, et l’édition de 1635, souvent suivie dans de nombreuses réimpressions, est encore plus altérée. Heureusement, l’exemplaire corrigé et augmenté par Montaigne appartient, depuis l’époque de la Révolution, à la ville de Bordeaux. C’est naturellement ce texte que donne le docteur Armaingaud, avec toutes les variantes, anthumes et posthumes, leur chronologie, et toutes les explications ou discriminations possibles11.

La préface du docteur Armaingaud remplit à elle seule près de trois cents pages. C’est l’étude la plus substantielle et la plus solide qui ait encore été consacrée à Montaigne. C’est aussi l’une des plus militantes. Le docteur Armaingaud redresse assez vertement quelques erreurs d’interprétation, et reste le ferme champion de cette gloire pour laquelle il a si souvent combattu, par la plume ou la parole. Il nous raconte deux de ses brillantes campagnes. En 1875, il rencontra M. Thiers, à Arcachon, et fut assez heureux pour le faire revenir sur un jugement qu’ils considéraient tous deux comme défavorable à Montaigne. Celui-ci était rangé par M. Thiers parmi les esprits purement méditatifs et théoriques, ce qui constitue, paraît-il, une grave infériorité. Pour ma part, je conviens seulement que c’en serait une pour M. Thiers de s’être borné à écrire l’Histoire de la Révolution, du Consulat et de l’Empire, qui n’est pas en effet le fondement le plus sûr de sa grande et légitime renommée. Mais Montaigne écrivait tellement mieux que, même uniquement théorique et méditatif, son livre pourrait suffire à la sienne. Quoi qu’il en soit, le docteur Armaingaud grandit Montaigne dans l’opinion de M. Thiers en lui démontrant que c’était un esprit actif et même un homme d’action. Peut-être M. Thiers voulut-il bien à partir de ce jour regarder Montaigne comme son égal dans le monde des lettres.

Le docteur Armaingaud n’a pas eu moins de bonheur avec Maurice Barrès. Il s’était ému d’une note de la première édition du Greco, où, à propos des « grands intellectuels d’Israël » qui, à Tolède, « critiquaient les idées des chrétiens, et, parce qu’elles contrarient leur façon héréditaire de sentir, enseignaient qu’elles contredisent la raison », Barrès s’exprimait en ces termes (que je reproduis pour les lecteurs qui n’ont pas cette première rédaction, supprimée à la demande du docteur Armaingaud) : « On ne saurait trop méditer ce fait que la mère de Montaigne, Antoinette de Pouppes, ou Antoinette Popez, pouvait descendre de ces grands juifs tolédans. Elle est certainement une juive portugaise, et les juifs portugais se tiennent pour une aristocratie parce qu’ils sont expulsés d’Espagne. Le mépris évident que professe Montaigne des mœurs chrétiennes, son infatuation du nihilisme, son acharnement contre toute forme de l’héroïsme, son manque de verecundia, par exemple quand, maire de Bordeaux, il s’enfuit devant la peste, tout cela trahit un étranger qui n’a pas nos préjugés. Avec une éducation plus solide et une formation aristocratique, Montaigne, c’est au fond le tempérament d’Henri Heine. » Aussi injuste pour le grand poète que pour le grand essayiste ! Le docteur Armaingaud intervint auprès de Barrès et eut la joie de lire dans la seconde édition les lignes suivantes : « Après réflexion j’efface une note que j’avais mise ici… Toutes ces affirmations sont trop aventureuses. Il y a là un problème que je ne suis pas en droit de résoudre contre un grand écrivain français. » Et ce scrupule fait grand honneur à Barrès.

Dans sa préface, le docteur Armaingaud confirme que la mère de Montaigne, Antoinette Lopez ou Louppe, était bien d’origine juive, et convertie non pas au catholicisme, mais à la religion prétendue réformée, comme dira Bossuet. Ce n’est pas là ce qui gênait notre montagniste dans la première note de Barrès, non plus peut-être que le commentaire moral, ni que la comparaison avec Henri Heine, qui peut passer pour élogieuse. Mais l’accusation de lâcheté, lors de la peste de Bordeaux, l’indigne profondément. Il la réfute aujourd’hui par des faits précis. Il montre qu’elle ne s’est produite que trois cents ans après coup ; qu’à l’époque nul n’a fait de reproche à Montaigne ; que la peste ne sévissait pas encore à Bordeaux lorsqu’il quitta la ville avec sa famille ; qu’il n’avait pas à y rentrer, et que ni les jurats ni la population ne l’en prièrent, la lutte contre l’épidémie n’étant pas dans ses attributions, à telles enseignes que, le fléau persistant lorsque son mandat prit fin, on lui donna pour successeur le maréchal de Matignon, que ses autres fonctions obligeaient à s’absenter fréquemment, etc… Bref, rien ne subsiste de cette légende calomnieuse. Au contraire, le docteur Armaingaud cite maints exemples du courage de Montaigne. Son ami La Boëtie mourut d’une maladie contagieuse, qui était probablement la peste : Montaigne brava la contagion pour l’assister dans ses derniers jours. Comme maire, il affronta un péril plus terrible encore, en réprimant les infractions des jésuites à un contrat qui les chargeait de recueillir et de soigner les enfants trouvés. Dans tout son ouvrage, il soutient des propositions fort dangereuses de son temps. Il signe une dédicace publique à Michel de l’Hôpital disgracié. Il ne craint pas de flétrir la conduite du roi Henri III. La Ligue le fourre à la Bastille, d’où il est vrai que Catherine de Médicis le fait bientôt sortir. Il aide le maréchal de Matignon dans sa résistance aux Ligueurs, etc… Non, Montaigne n’était pas un poltron.

On exploite contre lui le spirituel et célèbre mot : « Je suivrai le bon parti jusques au feu, mais exclusivement si je puis. » Le docteur Armaingaud remarque d’abord qu’on a coutume d’oublier le si je puis, et ce qui suit : « Que Montaigne s’engouffre quant et la ruine publique, si besoin est ; mais s’il n’est pas besoin, je saurai bon gré à la fortune qu’il se sauve. » D’où résulte, malgré le ton badin, qu’il sacrifierait sa maison pour son pays s’il le fallait : peut-on lui en vouloir de souhaiter que ce ne soit pas nécessaire ?… Sans doute Montaigne a pris des précautions pour protéger sa tranquillité et ne pas se faire brûler comme Etienne Dolet, Anne Dubourg et tant d’autres. C’était bien son droit, et si l’on tient à lui imputer un manque de franchise, que la honte en retombe sur le fanatisme qui l’y contraignait sous peine de la vie ! Le docteur Armaingaud ajoute que c’était presque son devoir, en tant que condition indispensable pour qu’il pût exercer une influence efficace.

Il est incontestable que Montaigne faisait profession de catholicisme, et qu’il se pare à maintes reprises dans son livre de cette religion où il déclare qu’il est né et qu’il mourra. Il n’est pas moins certain qu’il n’y croyait aucunement. Mais il n’avait pas seulement à s’assurer la paix et la vie sauve ; il devait se présenter comme bon catholique, pour faire écouter ses leçons de tolérance, qui eussent été trop suspectes venant d’un huguenot ou d’un incrédule. Cette observation du docteur Armaingaud paraît extrêmement juste. D’ailleurs, Montaigne était catholique, quoique mécréant, en ce sens qu’il n’aimait pas la Réforme, parce qu’il y voyait une recrudescence d’exaltation religieuse, réveillant et surexcitant par réaction la virulence de l’autre parti : et c’était déjà, trois cents ans plus tôt, le point de vue de Nietzsche. Ce défaut de sympathie pour le protestantisme a pu lui valoir des indulgences catholiques, bien que son livre ait été de son vivant censuré par Rome, puis définitivement mis à l’Index en 1676 et interdit en France pendant tout le reste du règne de Louis XIV. Mais il a écrit, après la Saint-Barthélemy, que cette cause (protestante) l’a « parfois concilié à soi, pour la voir misérable et accablée ». Précurseur des Bayle et des Voltaire, il a été l’apôtre de la liberté de conscience et de la paix religieuse. Le meilleur de son activité politique s’est dépensé au service d’Henri de Navarre (Henri IV), et l’édit de Nantes, promulgué après sa mort, a réalisé sa pensée.

Il a dénoncé de même la torture judiciaire, les autodafés de sorciers, alors si fréquents, en montrant que même ceux qui avouaient leurs relations avec le diable n’étaient que de malheureux hallucinés. Montaigne niait déjà les miracles et tout le surnaturel comme devait le faire Renan, à qui il ressemble à bien d’autres égards. L’Apologie de Raimond Sebond, où Pascal a vu du pyrrhonisme absolu, n’est qu’une insinuante et ironique machine de guerre contre les religions, où Montaigne ne voit que des créations de l’homme et de simples phénomènes historiques. En quoi, d’autre part, il procède de Lucrèce et d’Épicure. Que Montaigne soit épicurien, le docteur Armaingaud l’établit victorieusement en rappelant à juste titre que la vraie morale épicurienne est aussi pure, quoique plus humaine, que celle de Zénon et d’Epictète. Faire de Montaigne un stoïcien, ou un chrétien, ce sont d’étranges erreurs, qui n’auront plus cours après les démonstrations du docteur Armaingaud. Montaigne ne croyait même pas à l’immortalité de l’âme ! Une analogie entre lui et Renan, c’est qu’il y avait deux hommes en lui, et que le sérieux alterne dans son œuvre avec le plaisant ; soit par prudence, mais il nous en avertit (« joint qu’à l’aventure ai-je quelque obligation particulière à ne dire qu’à demi, à dire confusément, à dire discordemment » — III, ix« Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt » (ibid.), etc...) ; soit par simple goût de se détendre et de se divertir lui-même, en amusant son lecteur, avec l’arrière-pensée qu’il ne faut pas être dupe et que le monde n’est peut-être qu’une comédie. De là tant de boutades et de contradictions. Mais le docteur Armaingaud prouve que sur les questions essentielles Montaigne n’est ni sceptique, ni ondoyant et divers, mais agnostique, positiviste, rationaliste, très énergiquement et très constamment libéral. Peut-être le docteur Armaingaud, qui insiste à bon droit sur les qualités élevées et presque sévères de Montaigne, glisse-t-il un peu rapidement sur ses gaillardises et folâtreries. Mais ce n’est qu’une nuance : en somme, il a raison, et son argumentation me semble décisive.

Descartes

On réimprime le Discours de la Méthode, qui n’est pas un ouvrage très inconnu, ni positivement introuvable. Mais la nouvelle édition est jolie et précédée d’une Étude sur Descartes par Alain. Et l’on a beaucoup écrit sur Descartes, mais Alain est capable sinon de renouveler le sujet — ambition à la mode et bien dangereuse, qui déchaîne les pires paradoxes, — au moins de nous le faire mieux comprendre. Cette étude est d’abord sympathique par une extrême ferveur d’admiration. Évidemment, il eût été plus inédit de peindre Descartes comme un homme de la dernière médiocrité, et certain jeune — très jeune — littérateur se distinguait de façon plus voyante en s’apitoyant sur une petitesse et une pauvreté telle que le Cogito… Il y a aussi le fameux prédicateur d’Augier, innovant à ce point sur l’aumône, qu’on demandait : « A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire ? » Au risque de paraître moins original, Alain appelle Descartes « Prince de l’Entendement… Roi de l’Esprit… Le plus puissant maître à penser qu’on eût jamais vu… », etc. J’affronte à mon tour la plus triste banalité, et j’avoue que c’est aussi mon sentiment.

Alain dit encore qu’il ne connaît que deux penseurs à qui l’on puisse toujours se fier : Platon et Descartes. Ce n’est pas à dire, sans doute, qu’on ne les puisse pas discuter, mais on trouve toujours chez eux un fond solide et fertile : et s’il leur arrive de se tromper, ils se trompent comme il faut, dit encore Alain à propos de Descartes, c’est-à-dire dans la bonne direction, qu’ils ont au moins entrevue, si les moyens de l’époque ne leur ont pas permis d’atteindre le but. Ceux dont disposait Platon étaient encore bien rudimentaires, comme on le voit notamment dans le Timée, où l’on voit aussi qu’il connaissait toute la science de son temps : c’était peu de chose, mais il ne négligeait rien et concevait comme Descartes lui-même le devoir d’un philosophe : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Ce qui ne l’empêchait pas d’être un merveilleux artiste et le plus grand des poètes en prose. Sur un seul point il me semble qu’Alain se laisse trop emporter par son enthousiasme, si juste en soi, pour Descartes. C’est quand, à propos des Méditations, il dit : « … Cela surpasse toute notre prose et même nos poètes. » J’admire certes la belle prose de Descartes, si grave et si mâle ; je crois que ce grand philosophe est aussi un grand écrivain. Mais enfin, à ce point de vue purement littéraire, Pascal et Bossuet, pour ne citer que deux prosateurs de son siècle, ont des agréments qui lui manquent. Et rien ne vaut la poésie.

Descartes reprend l’avantage sur Platon par la puissance de son génie scientifique, d’ailleurs mieux servi par les circonstances, étant venu après Copernic et contemporain de Galilée. Et dans la préface des Principes, il n’hésite pas à dire : « La plupart de ceux de ces derniers siècles qui ont voulu être philosophes ont suivi aveuglément Aristote, en sorte qu’ils ont souvent corrompu le sens de ses écrits, en lui attribuant diverses opinions qu’il ne reconnaîtrait pas être siennes, s’il revenait en ce monde. » C’est-à-dire, sans doute, que non seulement on a souvent altéré les opinions exprimées par Aristote, mais qu’il en aurait soutenu de tout autres s’il était né vers l’an 1600. D’ailleurs Descartes préfère Platon, condamne le dogmatisme d’Aristote et le soupçonne même de n’être pas entièrement sincère. Cependant le grand destructeur de la physique d’Aristote ne laisse pas, on l’a vu, de lui rendre une certaine justice en refusant de le confondre avec ses infidèles disciples, les scolastiques.

En Descartes, Alain admire aussi l’homme, et il a bien raison. « L’homme, dit-il, est d’une belle époque, et qui n’a pas encore appris l’obéissance. L’ordre n’est pas fait… Tout homme est d’épée et d’entreprise, et choisit son maître… Il faut prendre parti. » Mettons tout gentilhomme, mais par chance Descartes l’était. Sa condition lui permit heureusement l’indépendance que réclamait son caractère. On sait qu’il mena d’abord une vie d’action. Une fois, passant en Frise sur un bateau avec un seul domestique, il éventa un complot des bateliers, tira l’épée et les tint en respect. Il avait lui-même raconté le fait dans un opuscule, Expérimenta, que nous ne connaissons que par la traduction de son biographe Baillet. Un autre jour, il se battit en duel avec un rival, pour une dame. « Juvenis fui, et nunc adlhuc homo sum, nec unquam castitatis volum feci… », devait-il écrire plus tard au cours d’une polémique en Hollande. On sait qu’il eut une fille naturelle, Francine, qu’il perdit âgée de cinq ans, et que ce fut le plus grand chagrin de sa vie. On a peu de renseignements sur la mère, une certaine Hélène, qui paraît avoir été de condition plus modeste que celle de Ronsard. Mais Descartes était plus philosophe. Notons qu’il apporte un argument à la thèse soutenue par M. Julien Benda, d’après qui les philosophes ne doivent pas se marier. Descartes connut l’amour, mais évita le mariage. Lorsqu’un de ses amis devenait veuf, il lui adressait des consolations qui n’auraient guère flatté la défunte, si elle avait pu ressusciter pour les lire, et qui ne permettent pas de compter Descartes parmi les plus ardents champions du féminisme.

Je m’étonne un peu qu’Alain semble attacher une importance au triple rêve de 1619, rapporté par Descartes dans un autre document, Olympica, perdu aussi et traduit également, avec plus ou moins d’exactitude, par le digne Baillet. Un grand vent, un coup de tonnerre, des étincelles de feu dans la chambre, un personnage indéterminé qui lui fait lire des vers d’Ausone (que Descartes connaissait fort bien) engageant à l’étude de la philosophie : ce n’était pas assez pour que Descartes crût sérieusement à une vision surnaturelle. Les fragments retrouvés dans la bibliothèque de Leibniz indiquent le contraire. Descartes y signale en français qu’on peut faire passer dans une chambre des langues de feu par de certains miroirs ; en latin, que l’enthousiasme des poètes l’emporte parfois sur la raison des philosophes, en faisant jaillir de nous les germes de science comme les étincelles d’un caillou (ce qui est bien un phénomène naturel). Il emploie le mot olympica au sens de choses spirituelles, mais non mystérieuses, dans une autre note sur quelques métaphores : le vent représente l’esprit ; le mouvement, la vie ; la lumière, la connaissance ; la chaleur, l’amour. Nulle révélation d’en haut dans cette observation simple ; tant s’en faut qu’Anatole France, l’appuyant sur les étymologies, en a tiré des conclusions contre la métaphysique même dans un célèbre dialogue (le Jardin d’Épicure). Enfin, dans ce dossier copié et authentifié par Leibniz, on constate que Descartes avait résolu de se rendre à Lorette : Laurenium petam… Mais il ne dit même pas, comme le lui fait dire Baillet, que ce soit un vœu. (Œuvres complètes de Descartes, édition Adam-Tannery, tome X.) Montaigne n’était-il pas allé aussi à Lorette ? Et moi-même, j’y fus, non par vœu, mais par curiosité. La basilique déçoit, mais, depuis Ancône, la promenade en voiture est charmante. Descartes était curieux. Il assista aussi au couronnement de l’empereur Ferdinand, à Francfort, et aux fêtes du jubilé, à Rome. D’ailleurs, élevé au collège des jésuites de la Flèche, il put en garder dans sa jeunesse des sentiments pieux, qu’attestent quelques mots du même fonds Leibniz. En 1619, il n’avait que vingt-trois ans. Mais cette piété n’était pas superstitieuse, ni exaltée jusqu’à le faire croire à des visions. Pour d’autres raisons que M. Dimier, j’admets avec lui que Charles Adam a eu tort de parler à ce propos d’accès de mysticisme. Je ne crois pas que Descartes ait jamais été mystique le moins du monde, même par accès.

On ne peut esquiver la question de sa sincérité en matière religieuse. M. Louis Dimier la juge entière et indiscutable. Ce qu’on ne contestera pas, c’est qu’il a toujours fait profession de catholicisme. D’après Alain, il n’y mettait nulle hypocrisie, mais il y avait bien dans sa philosophie une irréligion foncière dont les théologiens devaient s’inquiéter. Si je suis bien Alain, qui aime à s’exprimer d’une façon sibylline, Descartes s’accorderait avec les fidèles, mais dans un sens subtil, et il serait catholique « non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière », comme à propos d’autre chose dira Pascal, qui l’était, lui, comme le peuple, absolument et sans réserves. Or, le gros mot d’hypocrisie désobligerait en effet, appliqué à un Descartes. Mais l’appliquera-t-on à Galilée pour sa rétractation évidemment fallacieuse ? La responsabilité de certaines feintes retombe sur les oppresseurs.

On se rappelle les maximes de morale provisoire, énoncées dans le troisième chapitre du Discours de la Méthode : « La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dans mon enfance… » C’est la règle de Montaigne : obéir à la coutume, et la religion établie en fait partie intégrante au premier chef. D’ailleurs, ce n’est pas seulement une attitude prise pour assurer sa tranquillité. Descartes pouvait très bien considérer cette tradition religieuse comme excellente pour le grand nombre : Spinoza lui-même conseillait aux gens de garder leur foi et leur Église. À un réformé hollandais qui voulait le convertir, Descartes répondit qu’il s’en tenait à la religion de son roi et de sa nourrice. L’ironie est patente. Il entre peut-être dans ce système de conservation politique et religieuse un peu de mépris, comme l’insinue Alain. Le sage accepte le train du monde, ou s’en arrange, il n’est pas tenu de l’admirer. Descartes entreprenait de le réformer profondément, mais par un autre biais.

M. Louis Dimier, dont l’ouvrage12 serait un modèle de biographie instructive et captivante à la fois s’il n’était si tendancieux, a parfois des raisonnements imprévus. Descartes dit un jour à Mlle de Schurmann que « lui-même ayant appris l’hébreu pour s’instruire dans le récit de Moïse de la nature du monde par la création, il s’était aperçu que le texte ne contient rien à cet égard qui soit exprimé de façon claire et distincte… En conséquence, il s’étonnait qu’elle employât son temps à une recherche inutile ». M. Louis Dimier en infère que la philologie n’était pas un objet dont Descartes se mît fort en peine, et que « pas plus que Bossuet, il semble qu’il n’ajoutait d’importance à l’exégèse ». En tout cas, c’était pour d’autres raisons. Bossuet croyait à la vérité littérale de la Bible, et interdisait l’exégèse comme pernicieuse et hérétique. Descartes, au contraire, jugeait inutile de s’y attarder, parce qu’il avait aperçu tout de suite que les façons de parler dont l’Ecriture se sert ordinairement « sont accommodées à la capacité du vulgaire », comme il le dira dans les Réponses aux secondes objections contre les Méditations. C’est ce que démontrera longuement Spinoza (sans compter l’inauthenticité de bien des textes) dans le Traclatus theologico-politicus. Bref Descartes et Bossuet pensent de même, sauf cette différence que Bossuet croit, et que Descartes ne croit pas.

Dans le même chapitre du Discours de la Méthode il donne à sa morale provisoire cette conclusion, qu’il ne pouvait mieux faire que d’employer toute sa vie à cultiver sa raison et à s’avancer dans la connaissance de la vérité ; ce qui implique qu’il ne la considérait pas comme acquise, tandis que Bossuet s’en pénètre, l’enseigne et la défend, mais ne pense plus avoir à la découvrir. Dira-t-on qu’il n’est pas question de religion dans ce passage ? Elle n’est pas nommée, ni exceptée non plus. Les audaces de Descartes s’enveloppent toujours de précautions. Larvatus prodeo (je m’avance masqué) : c’est lui-même qui l’a dit dans ses Cogitationes privatae (édition Adam-Tannery, tome X). Il le fallait bien pour sa propre sûreté, et dans l’intérêt de sa philosophie. Ce qui est vrai, c’est qu’il fut plus persécuté par les théologiens protestants de Hollande que par ceux de Rome ou de Paris. M. Louis Dimier y insiste avec complaisance, et ce n’est certes pas moi qui plaiderai pour Voëtius. Mais Jordan Brun, comme on disait alors, avait été brûlé vif à Rome en 1600 ; Vanini, à Toulouse en 1619 ; Théophile avait été condamné à Paris en 1625, etc… La prudence s’imposait. C’est surtout pour fuir les importuns et travailler dans la retraite que Descartes se fixa en Hollande et y vécut vingt ans, mais en somme il y était mieux à l’abri, malgré les fureurs de quelques ministres réformés, dont le bras séculier n’exécutait guère les décisions. Le stathouder protégea Descartes, et l’ambassadeur de France intervint même en sa faveur, comme il convenait pour un sujet français à l’étranger, encore qu’on l’eût peut-être inquiété dans le royaume. M. Dimier, qui qualifie Giordano Bruno et Vanini de « fanatiques » — c’est une trouvaille — prétend que la condamnation de Galilée (1633) ne pouvait émouvoir Descartes, parce que les décrets de l’Inquisition n’étaient pas valables en France. Il oublie que Richelieu fit ratifier la sentence par la Sorbonne. On ne peut douter, puisque Descartes l’indique clairement lui-même dans le Discours de la Méthode, que la disgrâce de Galilée l’ait empêché de publier son Traité du monde, dans lequel il professait le mouvement de la terre.

Il en a repris l’essentiel dans les Principia philosophiae, avec cette nuance qu’il déclare n’y point soutenir que la terre se meuve, en ce sens qu’elle est simplement emportée dans le mouvement de son atmosphère, par rapport à laquelle elle ne se meut point. Se moque-t-il ? demande Charles Adam. Oui et non. Car s’il subtilise pour dérouter les gardiens de l’orthodoxie, son prodigieux génie a certainement devancé Henri Poincaré et Einstein, en concevant qu’il n’y a pas de mouvement absolu, mais seulement des relations entre un corps et les corps voisins. C’est un point que souligne très bien Alain, et tout son chapitre sur le Morceau de cire, où il analyse jusqu’au tréfonds l’idée que se faisait Descartes de l’étendue et du mécanisme, est vraiment admirable. Il conclut que « notre physique est toute cartésienne ». Assurément, y compris la relativité d’Einstein.

Mais tout le cartésianisme est libre pensée, comme l’ont vu Condorcet, Charles Adam et Fouillée entre autres, quoi qu’en dise M. Dimier. Dans sa Jeunesse de Renan, M. Pierre Lasserre a lumineusement démontré l’accord du dogme catholique avec le thomisme et son incompatibilité avec le cartésianisme, notamment en ce qui concerne l’Eucharistie. Le grand Arnauld et d’autres théologiens l’avaient tout de suite flairé. M. Dimier lui-même avoue que Descartes n’a pas satisfait à ces difficultés… Descartes admet que les vérités éternelles, logiques et mathématiques, dépendent de la volonté de Dieu, ce qui n’est peut-être encore qu’un relativisme transcendantal. Mais ces vérités étant fixées une fois pour toutes, le monde s’ensuit et se construit sans qu’il y ait place pour le miracle. Descartes emploie le mot de création. Mais son Dieu ressemble fort à celui de Spinoza, qui a tiré toutes les conséquences du système de son maître.

Pour Descartes la vie même n’est que mécanisme. Il a détruit toutes les formes substantielles et les qualités occultes des scolastiques, y compris la vis pulsifica d’Harvey (voir la cinquième partie du Discours de la Méthode) et la force vitale que prônera encore Pasteur. M. Louis Dimier renvoie spirituellement les néothomistes à Thomas Diafoirus… Descartes, lui-même savant et inventeur de génie, est par sa philosophie le fondateur de la science moderne. On s’explique que Brunetière ne l’aimât point. M. Dimier a grandement raison de l’aimer. Il faut pourtant convenir que la position de Brunetière et de M. Jacques Maritain, tous deux ennemis déclarés de Descartes, paraît plus cohérente. Je crains qu’à son insu, et malgré sa polémique d’apologiste, M. Dimier ne sente le fagot.

Il va de soi que Descartes n’est pas matérialiste, malgré sa théorie mécanique de la vie. Idéaliste non plus, puisqu’il maintient au monde extérieur une certaine réalité, encore qu’aussi différente que possible de celle que lui attribue le sens commun. Mais enfin nul n’a cru davantage à la valeur éminente et au pouvoir de la pensée, en quoi consiste notre liberté. Avant tout, il est intellectualiste, et je déplore qu’Alain s’évertue à le maquiller en philosophe de la volonté. Alain, dont l’étude est par ailleurs si remarquable et si aiguë, a subi ici l’influence de Lagneau, peut-être aussi celle de Fouillée, qui donne un peu dans ce moralisme et risquait aussi des rapprochements avec Pascal. Or la doctrine de Descartes et celle de Pascal sont en opposition absolue. Et M. Bergson l’a nettement constaté, lui qui se rattache plutôt à la lignée pascalienne. Mais les cartésiens, dont je suis, lui en sauront toujours gré.

Le troisième centenaire de Pascal

I

Pascal est né le 19 juin 1623, à Clermont-Ferrand. Le hasard des dates a voulu que son troisième centenaire coïncidât avec le premier centenaire de Renan, et de siècle en siècle il faudra toujours commémorer ces deux grands hommes dans la même année. C’est un rapprochement bien philosophique. Certes, ils diffèrent profondément l’un de l’autre, encore qu’il ne soit pas interdit de supposer que Renan aurait peut-être eu à peu près les opinions de Pascal, s’il était né dans la première partie du dix-septième siècle, et Pascal celles de Renan s’il avait vécu au dix-neuvième. Resterait l’extrême différence des tempéraments. Renan eût plutôt ressemblé à Fénelon, à Richard Simon, ou à Malebranche ; et l’on ne voit pas trop aujourd’hui à qui ressemblerait Pascal, aucun de nos contemporains ne pouvant lui être comparé. Certains se réclament de lui, qui n’y auraient aucun droit dans notre hypothèse : à savoir, les champions de la philosophie de l’intuition et du sentiment. Qu’ils relisent le début de son Art de persuader : ils y verront qu’il y a bien deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, mais que la seule digne d’un homme et conforme à la nature est la voie de l’entendement, et que l’autre est « basse, indigne et étrangère », attendu qu’on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées. Sans doute, Pascal déclare aussitôt qu’il « ne parle pas des vérités divines », qu’il sait que Dieu « a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance de raisonnement », etc. Mais ce n’est qu’en tant que croyant qu’il fait cette exception ; il ne la ferait pas s’il avait cessé de croire. De nos jours, Pascal serait donc vraisemblablement intellectualiste, et le plus puissant soutien de la raison. Les pragmatistes, sauf leur respect, n’en mèneraient pas large, s’il leur assenait les coups qu’il réserva de son temps pour les jésuites. Laissons cette uchronie, comme disait Renouvier.

Ce que personne ne semble avoir sérieusement contesté, c’est que Pascal fut un homme d’un, ou plutôt de deux génies extraordinaires, par un cumul dont on ne connaît pas d’autre exemple à ce degré. Il y a eu, surtout à la Renaissance, des esprits encore plus universels (car Pascal est étranger aux arts), mais qui n’ont pas poussé aussi loin dans tous les sens. Malgré les prodigieuses indications de ses notes hiéroglyphiques, Léonard, comme producteur, demeure surtout un peintre ; Goethe s’est intéressé à tout, excepté, de son propre aveu, aux questions religieuses qu’il dédaignait, mais son œuvre scientifique n’est pas comparable à celle de Pascal. Je m’en rapporte sur ce dernier point aux juges compétents : Joseph Bertrand, d’ailleurs assez malveillant, reconnait, en son chapitre sur « Pascal géomètre et physicien », que dans l’ordre des sciences ce génie « n’eut pas de supérieur ». Il n’en n’a pas davantage dans l’ordre des lettres. Tout le monde convient qu’il n’y a pas dans notre langue de plus grand prosateur. Nisard et Brunetière le préfèrent même à Bossuet, pour qui l’on sait qu’ils ont tous deux un culte. Madame de Sévigné raconte une conversation où Boileau « soutint les anciens à la réserve d’un seul moderne qui surpassait, à son goût, et les vieux et les nouveaux ». Cet unique moderne, c’était Pascal. Voltaire s’incline devant son génie tout en combattant ses idées. Ce titre « d’écrivain de génie » ne lui est même pas refusé par le plus furieux ennemi qu’il ait eu parmi les laïcs, Joseph de Maistre. Et pourtant, cette gloire sans négateurs ne repose, en dehors de quelques lettres et opuscules, que sur deux volumes, dont l’un est un ouvrage de circonstance, l’autre un simple recueil posthume de notes éparses et de fragments inachevés. Tout est prodigieux dans la carrière de cet admirable et malheureux Pascal, qui mourut à trente-neuf ans, après avoir souffert presque constamment d’infirmités qui auraient suffi à lui rendre le travail difficile, quand il n’en eût pas été détourné par un ascétisme absolu.

On sait que la libido sciendi est la seconde — et non la moins pernicieuse, paraît-il — des trois concupiscences condamnées par l’apôtre Jean, l’Imitation de Jésus-Christ, Bossuet et tous les Pères de l’Église. C’est pourquoi Pascal renonça aux mathématiques et à la physique, afin de se consacrer exclusivement au souci de l’éternité ; et il eût encore moins songé à faire œuvre littéraire s’il n’y avait été engagé par le service de Dieu. Mais si peu de temps qu’il ait donné à la vanité des sciences, cela lui a suffi pour faire de merveilleuses découvertes ; et dès l’instant qu’il prenait la plume, son incroyable esprit de renoncement ne pouvait plus l’empêcher d’être un grand écrivain. Dans le Mystère de Jésus il se fait dire par le Christ : « Tu ne chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé ». C’est bien au contraire sans l’avoir cherché qu’il a trouvé le moyen de composer deux chefs-d’œuvre de notre littérature.

Il n’a entrepris d’écrire les Provinciales, en 1656, que par zèle pour la bonne doctrine, ou qu’il croyait telle, opprimée par les molinistes et la Sorbonne. Mais il avait la grâce suffisante, actuelle, efficace, toutes les grâces nécessaires, et le pouvoir prochain de rendre ses « petites lettres » immortelles. Ce n’étaient pourtant que des articles d’actualité, qui paraissaient en pauvres feuilles séparées, qu’on vendait deux sous, et qui auraient paru dans un journal, s’il y avait eu alors des journaux. Mais oui ! l’auteur des Provinciales est un journaliste. Et Voltaire en est un autre. Nous avons ainsi quelques confrères qui font assez d’honneur à la profession.

Le talent qu’elle exige avant tout est celui de rendre vivantes et attrayantes pour le public les questions du jour, même lorsqu’elles ne présentent pas en soi un extrême intérêt. S’il y en eut jamais de particulièrement aride, c’est bien cette sempiternelle controverse de la grâce, qui a mis aux prises pendant des siècles tant de Pères et de docteurs, et causé tant d’hérésies, sans qu’on soit jamais arrivé à une solution, peut-être parce qu’elle est insoluble. Si nous ne pouvons éviter le péché sans la grâce de Dieu, c’est donc que nous ne sommes pas libres. Si nous le sommes, la grâce et la Rédemption sont inutiles. Il a toujours été malaisé de concilier la toute-puissance divine et la liberté humaine. Les théologiens ont entassé à ce propos les subtilités les plus rebutantes, et je ne dirai pas que Pascal lui-même ait rendu la question limpide, mais il l’a rendue amusante, même pour nous profanes du xxe  siècle ; et il a réussi à divertir non seulement ses premiers lecteurs, qui au moins, connaissaient ces gens-là, mais ceux d’aujourd’hui, après plus de deux cent cinquante ans, avec la querelle des jésuites et du grand Arnauld, que nous continuons d’appeler grand par tradition, mais que personne ne lit plus, et qui nous est devenu prodigieusement indifférent. Peu de choses, sans contredit, nous importent moins que de savoir si les cinq propositions attribuées à Jansénius et condamnées par Rome se trouvaient effectivement dans le livre de cet évêque d’Ypres, intitulé l’Augustinus, que Sainte-Beuve a été sans doute le seul de son siècle à ouvrir ; et cela nous semble bien le comble de la curiosité. Mais nous rions encore de ces batailles dans les nuées, et Jansénius, que nous fuirions avec terreur s’il ressuscitait pour nous menacer d’un sermon, devient un personnage sympathique parce que Pascal en a décidé ainsi… La presse n’a pas souvent remporté de pareils succès.

Quoi de plus gai que ce pouvoir prochain, sur lequel jésuites et dominicains se sont mis d’accord, quoique avec lui, suivant les premiers, on puisse tout faire, et rien d’après les seconds ? Et cette grâce suffisante, qui suffit ou ne suffit pas, selon qu’elle est enseignée par les dominicains ou les jésuites ? Et cette censure de M. Arnauld, pour laquelle, en Sorbonne, il a été plus aisé de trouver des moines que des raisons ! Cela nous est bien égal, mais c’est impayable. « Ce ne sont pas, dit Pascal, les sentiments de M. Arnauld qui sont hérétiques : ce n’est que sa personne. C’est une hérésie personnelle. Il n’est pas hérétique pour ce qu’il a dit ou écrit, mais pour ce qu’il est M. Arnauld. C’est tout ce que l’on trouve à redire en lui. Quoi qu’il fasse, s’il ne cesse d’être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la véritable tant qu’il la défendra. Elle le deviendrait s’il venait à la combattre… » Nous ne savons pas au juste quelle était la thèse de M. Arnauld, et nous ne tenons pas à le savoir. Mais, pour le coup, voilà qui n’est pas seulement très spirituel et très bien dit : c’est, en outre, admirablement observé, et d’une vérité éternelle. N’a-t-on pas vu de tout temps, ne voit-on pas encore, dans bien d’autres domaines, en politique, en littérature ou ailleurs, des infortunés qui partagent cette disgrâce suffisante de M. Arnauld, laquelle suffit à leur faire tout imputer à crime, quoi qu’ils disent et quoi qu’ils fassent ? Voilà le procédé de Pascal et son privilège : il a beau traiter le plus mince sujet et de l’intérêt le plus éphémère, il le relève, l’agrandit, par des idées de la portée la plus générale, et fait ainsi entrer sa feuille volante dans le trésor de l’esprit humain. Le premier chroniqueur venu peut en faire autant : il ne lui manque rien pour cela, que d’être Pascal.

Cela est encore bien plus sensible dans la cinquième lettre et les suivantes. Il laisse de côté la grâce et ce qui s’ensuit, pour n’y revenir que dans la dix-septième et la dix-huitième qui sont les deux dernières. Et dans les douze autres il continue sa polémique, en redoublant de verve, mais en la transportant sur des points de morale éternelle, qui ne cesseraient pas de passionner les hommes civilisés, quand un jour viendrait où il n’y aurait plus de jésuites, ni même de chrétiens. C’est qu’il a découvert les casuistes, dont il se trouve que la plupart appartenaient alors à la Société de Jésus ; mais cela n’a pas d’importance, parce qu’il y aura toujours des sophistes en morale, sous un habit ou sous un autre, et qu’il sera toujours nécessaire de défendre contre eux les principes d’une conscience honnête et d’une logique saine. On lira de moins en moins Escobar, Sanchez, Vasquez, Suarez, dont on oublierait même les noms, n’étaient les Provinciales. Mais leurs erreurs étaient de conséquence, et Pascal avait si évidemment raison en droit que les mots de jésuitisme et d’escobarderie sont passés dans la langue, depuis les Provinciales, pour flétrir les vilenies qui y étaient dénoncées, quels que soient d’ailleurs l’état, le parti et la confession des coupables. Il peut y en avoir partout.

Une diabolique invention de ces casuistes était ce qu’ils appelaient les « opinions probables ». Toute opinion devenait suffisamment probable, qui avait été avancée par quelques « docteurs graves », ou même par un seul, encore que des opinions contraires et beaucoup plus probables fussent soutenues par d’autres, y compris les Pères et les Saints. D’où il suit qu’on avait le choix, toutes les opinions ayant trouvé quelque partisan, et que par exemple on était probablement engagé à obéir à ses supérieurs, mais probablement dégagé de l’obéissance, et qu’on pouvait donc prendre l’une ou l’autre décision, à sa fantaisie et sans le moindre péché. Tout l’effort des casuistes tendait à rendre la morale facile et la dévotion aisée, afin de ne décourager personne, l’essentiel étant d’accomplir les devoirs extérieurs de la religion, d’en pratiquer les rites, d’en porter les insignes, de se déclarer fils soumis de l’Église en général, et fidèle ami de la compagnie de Jésus en particulier. Il y a, d’ailleurs, bien d’autres confréries où il peut suffire de prononcer le schibboleth sans adhérer de cœur. Toutes les critiques de Pascal dépassent l’espèce dont il s’occupait, et pourront avoir à s’appliquer en tous temps et en tous lieux. Ce qu’il maintient essentiellement, c’est la distinction du bien et du mal et l’élémentaire devoir de la sincérité. De là vient que son livre n’a pas une simple valeur historique, mais humaine.

Cependant, c’est d’abord de l’histoire, et de la sorte la plus réjouissante. Cela commence par la dispense du jeûne : « Celui qui s’est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, ad insequendam amicam, est-il obligé de jeûner ? Nullement. Mais s’il s’est fatigué exprès pour être par là dispensé du jeûne, y sera-t-il tenu ? Encore qu’il ait eu ce dessein formé, il n’y sera point obligé. » Là-dessus on a chipoté, et Sainte-Beuve lui-même déclare la citation non précisément inexacte, mais incomplète et tendancieuse. M. Fortunat Strowski, peu suspect de partialité en la matière, a donné le texte latin, que Pascal résume. Pascal a omis simplement ce détail, que Filiutius blâme la faute d’où résulte la fatigue ; mais Pascal n’a pas dit que Filiutius l’approuvât, et il n’eût plus manqué que cela ! Filiutius n’en n’a pas moins supprimé le jeûne : « excusaretur a jejunio ». Et M. Strowski, après avoir étudié toute cette affaire à la loupe, conclut que « Pascal n’a jamais falsifié, altéré ou détourné le sens d’un passage » (Pascal et son temps, III, page 106.) Déjà les curés de Paris et de Rouen avaient, à l’époque de l’apparition des Provinciales, vérifié les citations et les avaient reconnues exactes. Continuons.

Un moine qui quitte son habit religieux est excommunié. Oui, mais à moins que ce ne soit pour filouter ou aller dans des lieux de débauche (ut furetur occulte, vel fornicetur). La simonie ? Oui, il y a simonie si l’on donne une somme d’argent comme prix d’une charge ecclésiastique ; non, si l’on donne la même somme pour se concilier la bienveillance de celui qui dispose de cette charge. Un valet qui sert les vices de son maître pèche s’il veut favoriser le mal, non, s’il n’a en vue que le gain. C’est ce qu’on appelle la direction d’intention, chère au Tartuffe de Molière. Un fils peut désirer la mort de son père, pourvu que ce ne soit point par haine, mais seulement pour l’héritage. L’homicide est permis dans bien des cas. Ce n’est pas trahison que de tuer son ennemi même en embûche et par derrière : il devait se tenir sur ses gardes.

Il en est de la corruption de fonctionnaire comme de la simonie, et c’est même encore mieux. Un magistrat ne peut vendre la justice, mais il peut recevoir des présents destinés à se concilier ses sympathies. Il n’aura jamais à restituer, surtout s’il a rendu un jugement injuste, parce que rien ne l’obligeait à l’injustice, et son argent est donc plus légitimement gagné que s’il avait rendu un jugement juste, comme il y était tenu par son devoir. Les biens acquis par des voies honteuses, assassinat, adultère, etc., n’en sont pas moins légitimement acquis, parce que toute peine mérite salaire ; et le pretium stupri est dû à la vierge, à la femme mariée ou à la religieuse, à plus forte raison qu’à la fille publique. D’ailleurs le confesseur peut absoudre le pécheur, même sans espoir de repentir ni d’amendement ; et l’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu. On peut mentir et faire de faux serments sans péché, à l’aide de la restriction mentale : par exemple, on dit : « je jure que je n’ai pas fait cela », et l’on ajoute mentalement, « aujourd’hui », l’ayant fait hier. Et les promesses, les paroles qu’on donne, n’engagent à rien, si l’on n’a pas eu l’intention de les tenir. Quant à la calomnie, elle est de droit, et même d’obligation, pour un bon religieux, contre les ennemis de son ordre, qu’il lui est permis, voire recommandé, de tuer au besoin. Mais la calomnie, bien maniée, suffit généralement. (Voyez Basile). C’est dans ses lettres XV et XVI, sur la calomnie, qu’à propos de celles qui avaient été répandues contre les religieuses de Port-Royal Pascal lance la célèbre apostrophe : « Cruels et lâches persécuteurs… », et passe de la comédie la plus hilarante à la foudroyante éloquence. Mais la calomnie n’a pas disparu de la face du monde.

Quelques amateurs de paradoxe13 ont pris la défense des casuistes, sans nier les textes, parce que cette morale facile leur paraît plus conforme à la nature que le rigorisme janséniste, ils ont même dit plus païenne. Ils diffament le paganisme, qui autorise certaines libertés, mais ouvertement, sans bassesse d’aucune sorte. Ce qui dégoûte les honnêtes gens dans le système des casuistes, c’est d’abord l’hypocrisie, qui couvre tous les vices et même les crimes du manteau d’une religion notoirement austère, voire ascétique en son point de perfection. Et cette tartufferie n’est pas la moindre de ces « ordures des casuistes », que Bossuet n’a pas craint de flétrir solennellement, en 1700, à l’Assemblée du clergé de France...

II

D’Alembert préférait les Provinciales aux Pensées. C’est une opinion probable, et même soutenable. D’abord, toute la partie morale des Provinciales est d’une solidité définitive et ne se discute plus sérieusement : on n’en peut dire autant des principales thèses des Pensées. Puis, bien que simple recueil de lettres ou d’articles, les Provinciales ont une certaine unité : c’est un livre, ou presque un livre. Les Pensées ne sont qu’un amas de notes et de brouillons, que tous les éditeurs se sont évertués à classer, sans qu’aucun d’eux ait trouvé un ordre satisfaisant, parce que c’est impossible. La plupart de ces fragments étaient des matériaux pour une Apologie de la religion chrétienne ; mais un assez grand nombre ne se rapporte nullement à ce dessein ; beaucoup d’autres, qui s’y rattachaient dans l’intention de l’auteur, peuvent néanmoins être considérés à part : ce ne sont pas les moins remarquables. Dans tout cela, il y a de sublimes beautés, et aussi des redites, des choses obscures ou informes. Par la faute des circonstances, ou par manque de vocation, le grand Pascal ne laisse pas un seul ouvrage strictement composé ; et peut-être les dons de synthèse, d’ordonnance, d’architecture intellectuelle, n’étaient-ils pas ceux qu’il possédait au plus haut degré. Plutôt que par vastes constructions ou larges vues d’ensemble, son génie — même dans le domaine scientifique — procédait par intuitions fulgurantes et par poussées sur tel ou tel point, en profondeur. C’est en quoi il se distingue de Descartes.

On sait pourtant par son neveu Etienne Périer, qui rédigea la préface de l’édition édulcorée de Port Royal, et par Filleau de La Chaise, qu’il avait conçu un plan pour son Apologie ; et ses deux commentateurs, sensiblement d’accord, nous en donnent les grandes lignes, d’après une conversation que Pascal aurait eue en 1658 avec quelques amis port-royalistes. Mais l’enchaînement en est-il bien rigoureux ? On ne voit pas toujours où aurait pris place tel ou tel morceau, et les éditeurs sont restés dans l’embarras. Il paraît du moins établi que l’ouvrage eût commencé par une étude de la nature humaine. Pascal était aussi hostile que Descartes à la scolastique et à sa méthode. Il désapprouve nommément saint Thomas d’Aquin ; il n’entend pas déduire une théologie abstraite et a priori. Il n’a pas davantage confiance dans la métaphysique, même cartésienne. Il dit : « Les preuves métaphysiques de Dieu sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu… » Il déclare qu’il ne se sentirait pas assez fort pour trouver par ce moyen de quoi convaincre des athées endurcis. « S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible… Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est ». Au besoin, il eût lui-même ruiné les preuves classiques de l’existence de Dieu, comme le fera radicalement l’auteur de la Critique de la Raison pure. Il ne se fie qu’aux preuves morales et historiques, et à « certains sentiments qui viennent de la nature et de l’expérience ». (Filleau de La Chaise). À quelques égards, il est très moderne. Il se rattrapera par ailleurs.

Son étude de l’homme est en soi magnifique, indépendamment des conclusions qu’il en voudra tirer. C’est par là qu’il s’élève au premier rang des grands moralistes et des grands poètes qui ont médité sur notre destinée. Qui ne se rappelle ces traits, ces apostrophes, ces élans lyriques ? L’homme entre les deux infinis : le « petit cachot, où il se trouve logé, j’entends l’univers », simple point dans l’immensité, et les inondes qui tiennent dans un ciron, dans un « raccourci d’atome » ? Et le fameux « roseau pensant » ? etc… Le thème général est le contraste entre notre grandeur et notre misère. Pascal n’hésite pas devant les plus violentes antithèses : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Juge de toute chose, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers ». Les maîtres du romantisme ne feront pas mieux.

N’exagère-t-il pas ? C’était l’avis de Voltaire, que partagera tout critique de sang froid. « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature… » Ce n’est pas vrai du tout. L’homme a, comme on dit, de la défense : il supplée par son intelligence à sa faiblesse physique, jusqu’à dominer la nature en lui arrachant ses secrets. Pascal avoue que toute notre dignité consiste dans la pensée : elle fait aussi notre force. Il note que tous les hommes aspirent au bonheur, et croit que nul n’y arrive. « On mourra seul… Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ». C’est presque du Shakespeare. Et ce destin est en effet tragique, si l’on veut. D’autres en prennent leur parti comme La Fontaine, et sortent de la vie ainsi que d’un festin, remerciant leur hôte… Ou bien, suivant d’instinct le précepte de Spinoza, ils n’y songent pas. D’ailleurs, Buffon les rassurerait : « Pourquoi craindre la mort si l’on a assez bien vécu pour n’en pas craindre les suites ?… La plupart des hommes meurent sans le savoir… Dans l’instant de la mort naturelle, le corps est plus faible que jamais ; il ne peut donc éprouver qu’une très petite douleur si même il en éprouve aucune ». Cette insouciance de la plupart des hommes indigne Pascal : elle est pourtant un des bienfaits de la nature clémente, et d’ailleurs la condition même de la vie.

Il veut nous démontrer néanmoins qu’il n’y a rien de plus insensé. Car nous sommes placés dans l’alternative d’être anéantis ou de comparaître devant un Dieu irrité et d’être éternellement malheureux. C’est sur ce dilemme qu’il fonde sa théorie du pari. Vous êtes embarqués : il faut parier : croix ou pile. Si vous pariez pour Dieu et qu’il ne soit pas, vous ne perdez rien, ne renonçant qu’aux vains plaisirs d’ici-bas pour la pénitence et la dévotion. Si vous pariez contre Dieu et que Dieu soit, vous perdez tout et subissez une éternité de supplices… » Mais (sauf dans l’hypothèse du péché originel) rien ne prouve, si Dieu existe, que ce Dieu soit irrité contre d’honnêtes gens qui se seront trompés de bonne foi. Et le raisonnement de Pascal ne vaudrait tout au plus que pour les criminels et les pervers, ainsi que l’a remarqué Locke. Car s’il y a un Dieu, il châtiera sans doute le crime et le vice, mais non pas des opinions même erronées, mais sincères et inoffensives.

Pascal était de tempérament sombre et pessimiste. Ce n’était pas sa faute, mais celle de sa mauvaise santé. Cette disposition lui a fourni des pages admirables, mais on n’est pas obligé de le suivre lorsqu’il l’érigé en règle. Il ne peut approuver que « ceux qui cherchent en gémissant ». Pourquoi gémir ? D’après Vigny, c’est lâche. En tout cas c’est inutile et même gênant pour bien chercher ; la lucidité exige le calme. « Qui se considère de la sorte s’effrayera de soi-même… Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment… Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye. » Tout cela est magnifique d’expression. Mais cette célèbre angoisse de Pascal est-elle raisonnable ? Pourquoi le silence des espaces infinis inspirerait-il de la terreur, depuis que nous en connaissons suffisamment les lois ? La science et la philosophie nous ont affranchis de ces paniques des premiers âges. Lucrèce et Virgile chantaient déjà, et superbement aussi, cette libération. Félix qui potuit… Pour l’au-delà, nous venons de voir la réponse. S’il y a un Dieu, il est juste, et les justes n’ont rien à redouter de lui. Ils peuvent donc, au lieu de trembler, dire avec Kant : « Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au dedans ».

Poursuivant son analyse de la nature humaine, Pascal s’acharne à nous montrer les absurdités de nos mœurs et la débilité de notre raison. C’est encore une partie des Pensées qui, pas plus que l’antithèse de la grandeur et de la misère, ne dépend nécessairement du projet d’Apologie, et qui a un intérêt en soi. Intérêt extrême, par la vigueur de l’idée et la verdeur du style, malgré beaucoup d’emprunts à Montaigne. Mais c’est peut-être lorsqu’il puise dans Montaigne qu’on mesure mieux la supériorité de Pascal. L’auteur des Essais est pourtant, lui aussi, un grand écrivain : il a même des qualités de grâce et de charme qui manquent à l’auteur des Pensées. Mais celui-ci manie le glaive ou la foudre. Par exemple, le premier avait dit : « Quelle bonté est-ce que je voyais hier en crédit, et demain ne l’être plus, et que le trajet d’une rivière fait crime… Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au-delà ? » Pascal s’écrie : « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! » C’est la même chose, mais qui ne voit la différence ? D’ailleurs, toute cette satire est-elle décisive ? Pascal conclut que pour l’homme livré à ses propres lumières, il n’y a ni justice, ni vérité, C’est aller un peu vite. De ce qu’elles sont souvent méconnues ou travesties, selon les temps et les milieux, il ne résulte point qu’elles perdent leurs droits, ni l’espoir de les faire triompher. Des progrès appréciables ont été réalisés en ce sens, et se compléteront peu à peu. Ces erreurs, ces variations, ces abus, sont réformables, ou même déjà réformés. C’est, bien entendu, par ironie, pour prouver la vanité et la sottise humaines, que Pascal veut qu’on salue l’homme qui a quatre laquais et vous ferait donner les étrivières ; qu’il approuve le droit de naissance et la succession par hérédité ; qu’il enseigne l’obéissance à la coutume et aux lois, même iniques et ridicules ; qu’il observe que ne pouvant faire que la justice fût forte, on a fait que la force fût juste, afin de faire régner la paix qui est le souverain bien. Sa fameuse « pensée de derrière » c’est si l’on veut, comme chrétien, que Dieu a réglé les choses ainsi ; mais c’est comme philosophe que l’homme est incapable de faire mieux. Or voici qu’il fait mieux déjà, depuis Pascal ; que l’homme aux quatre laquais n’est plus qu’un citoyen dont les autres passants sont les égaux et obtiendraient réparation devant les tribunaux pour toute offense prévue par le code ; que les compétitions n’empêchent pas de discerner le mérite et de le préférer à la naissance ; que l’on s’efforce, non sans succès, de remplacer les lois et coutumes absurdes par d’autres plus sages, et que l’on n’est plus réduit à l’apothéose de la force pure même pour assurer la paix. Et peut-être ne pourra-t-on pas éternellement dire : « Pourquoi me tuez-vous ? — Eh quoi ? ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ?… » Car déjà les peuples civilisés n’admettent plus que la guerre juste et défensive.

Certains arguments de Pascal contre la raison semblent presque puérils. « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, etc… L’esprit de ce souverain juge du monde (l’homme) n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre… » etc. Autant vaudrait dire qu’il n’y a pas de musique véritable, parce qu’un violoniste même excellent fait une fausse note si on lui pousse le coude, ou qu’il n’y a pas de balances exactes, parce qu’un gamin peut les bousculer d’un coup de pied. Mais Pascal est pyrrhonien en bloc. « Le pyrrhonisme est le vrai… » Pourquoi ? Parce que « le pyrrhonisme sert à la religion » parce qu’il « rabattra cette vanité ». Tout est là. « Humiliez-vous, raison impuissante, taisez-vous, nature imbécile. Écoutez Dieu ! »

Les philosophies étant donc incapables, selon Pascal, d’expliquer l’énigme (réelle ou prétendue) de notre nature, (d’ailleurs c’est faux, ce mélange de bon et de mauvais s’explique fort bien par l’évolution, et déjà dans Lucrèce), restent les religions : « une foison de religions ». Mais la seule qui l’explique est la religion chrétienne, par le péché originel. Dieu nous avait créés à son image, d’où notre grandeur. Notre corruption vient de la chute de notre père Adam. Et le christianisme apporte non seulement l’explication, mais le remède qui est la rédemption. Tels sont pour Pascal les deux dogmes essentiels et tout le fonds chrétien. Voltaire objecte qu’il ne suffit pas qu’une religion explique l’homme ; qu’il faut encore prouver qu’elle est vraie et vraiment révélée. Il a raison. Mais Pascal entend bien démontrer la révélation par les prophéties et les miracles. Toutefois cette partie des Pensées est de beaucoup la moins originale et la moins intéressante aujourd’hui. Pascal n’avait pas les moindres notions de critique historique ni d’exégèse. Il tombe à chaque page dans des bévues et des naïvetés qui nous paraissent énormes. Les questions d’authenticité ne se posent pas pour lui, du moins quand il s’agit de la Bible. Il se rattrape sur Homère, et nie la réalité de la guerre de Troie. Il est curieux, et un peu attristant, de voir jusqu’où l’ignorance peut égarer le génie. Était-ce inévitable à cette époque ? Peut-être. Cependant, le Tractatus theologico-politicus de Spinoza paraîtra en 1670, la même année que la première édition des Pensées.

On se demande, du reste, pourquoi Pascal se donne tant de peine, puisqu’il répète sans cesse que la grâce seule peut donner la foi. On a la grâce ou on ne l’a pas : on n’y peut rien ; cela ne dépend que de Dieu. Ce principe lui permet de reconnaître sans inconvénient que « la religion n’est pas certaine », que les preuves n’en sont pas absolument convaincantes. Qu’importe ? Dieu fera le reste, s’il le juge bon ; et nulle certitude ne serait valable ou efficace sans son intervention nécessaire et suffisante. Alors ?

Strictement et exclusivement chrétien, Pascal repousse le Dieu des philosophes et des savants. On ne connaît Dieu que par Jésus-Christ. Le Dieu des chrétiens n’est pas seulement l’auteur des vérités géométriques et de l’ordre du monde, mais un Dieu vivant qui remplit le cœur et l’âme. Pour des motifs apparemment mystérieux, puisque étant tout-puissant, il aurait pu faire l’autre choix, ce n’est pas sur la raison qu’il agit pour nous incliner à croire, mais sur le cœur. On voit bien que pour Pascal la raison est superbe et corrompue : pourquoi le cœur échappe-t-il à cette corruption résultant de la chute ? Pascal ne le dit pas. Mais on sait assez que la raison, qui discute, a toujours déplu aux mystiques, tandis que le cœur est plus accommodant. On lui fait dire ce qu’on veut ; il accorde à ses impressions intimes une valeur objective, aisément et sans contrôle. Les mystiques prétendent que ces impressions constituent une connaissance directe et intuitive. C’est une affirmation gratuite. Le cœur ne s’y oppose point...

De là les fameuses formules : « Le cœur a ses raisons… Dieu sensible au cœur » etc… Du reste, il est un peu difficile de savoir quel sens le mot prend dans Pascal. Il professe que c’est le cœur qui aperçoit les premiers principes et les axiomes géométriques, etc… Cela a bien l’air de l’intuition rationnelle, dont parle Descartes dans les Règles pour la direction de l’esprit. En d’autres passages, le cœur pour Pascal, c’est l’affectivité, l’amour, ou, selon son expression fort orthodoxe, la charité.

Et l’on se rappelle sa célèbre théorie sur l’ordre de la charité, infiniment plus supérieur à l’ordre de l’esprit que celui-ci ne l’est à l’ordre de la matière. Théorie obscurantiste et parfaitement fausse ! Niée par Pascal lui-même lorsqu’il disait avec les Grecs : « Toute notre dignité consiste en la pensée ! » Comment aimer sans connaître du tout ? La félicité du paradis consistera non pas seulement à aimer Dieu, mais à le voir. Dès ce monde ce sont les plus grands esprits qui ont la plus haute notion et le culte le plus pur du divin.

Humainement, c’est le génie qui accomplit les œuvres les plus bienfaisantes, et toute la charité de mille saint Vincent de Paul ne sauverait pas autant de vies humaines que la puissance intellectuelle d’un Pasteur. Mais Pascal méprise la science, pour laquelle il était si merveilleusement doué. Il trouve bon qu’on n’approfondisse pas Copernic ; il trouve Descartes inutile ; il écrit à Fermat qu’il ne ferait pas deux pas pour la géométrie ; il n’estime pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. Et l’on comprend la douleur de M. Paul Valéry devant ce grand homme, « qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c’était l’heure de donner à la France la gloire du calcul de l’infini… » Pascal, dans ses travaux sur la roulette ou cycloïde, faillit en effet devancer Leibnitz et Newton. Terrible exemple de stérilisation du génie par l’ascétisme !

III

Les publications relatives à Pascal abondent, pour cause d’actualité. On ne peut citer tous ces volumes, articles et discours, mais relever seulement quelques traits saillants. M. Paul Bourget a donné dans l’Illustration un bel exemple d’impartialité en louant la « savante édition » d’Ernest Havet, dont les opinions sont aux antipodes des siennes. Cette édition des Pensées, grâce au commentaire critique, si documenté, reste fondamentale, malgré l’importance de la grande édition des œuvres complètes en quatorze volumes (Brunschvicg). Sainte-Beuve avait déjà loué Havet. Renan aussi, dans une lettre du 6 juillet 186214.

Dans un numéro spécial de la Revue hebdomadaire, M. François Mauriac déclare que Pascal a d’avance ruiné Renan. Comment cela ? C’est que, d’après M. Mauriac, Pascal, pur mystique, ne nie pas sans doute les miracles, ni les prophéties, mais leur « accorde peu d’importance pour la foi »… Il leur accorde si peu d’importance qu’il a écrit : « Je ne serais pas chrétien sans les miracles. » (Pensées, II, 169, édit. Havet.) C’est pour lui la condition nécessaire, sinon suffisante. M. André Suarès montre fort bien dans un petit volume intitulé Puissances de Pascal, que Pascal, fort exigeant en fait de preuves, apportant partout le plus puissant esprit scientifique (dans la mesure de ses connaissances positives) n’était pas homme à se payer de mots, comme un Bossuet ou un Massillon, contre un Spinoza, et qu’il eût été certainement retourné par le Tractatus theologico-politicus, qui parut en 1670, huit ans après sa mort, et la même année que les Pensées. S’il avait vécu seulement dix ou quinze ans de plus, Pascal eût probablement jeté au feu la partie purement apologétique des Pensées. Il n’a pas connu Spinoza, ni sa critique biblique ; mais qu’est-ce qui autorise M. Léon Chestov à dire que Spinoza n’a pas connu Pascal ? Tout porte à croire le contraire. Et Spinoza eût probablement ébranlé Pascal, tandis que Pascal ne pouvait rien sur Spinoza. M. Jacques Maritain, catholique thomiste, indique très justement que c’est seulement devant la foi et la grâce que Pascal abaissait la raison : la foi ôtée, il redevenait rationaliste et cartésien, non point du tout intuitionniste, pragmatiste, etc… Rauh souligne également, dans la Revue de métaphysique, ce qu’il reste de cartésianisme dans l’esprit, la méthode et le style de Pascal, amoureux de précision et de clarté, même dans le procès de la clarté, selon l’expression de M. Julien Benda. Il a été mystique et irrationaliste, parce qu’il a cru que la raison l’y autorisait : il l’a cru, en savant mal informé, mais qui usait de la bonne méthode, s’appuyant sur les témoignages historiques, qui étaient alors fort mai connus. C’est pourquoi Schérer a conclu que l’apologétique de Pascal avait entièrement vieilli.

M. Lucien Fabre a très bien élucidé la différence entre le tour d’esprit de Pascal et celui de Descartes en mathématiques : Pascal tout concret, Descartes abstrait ; Pascal ennemi de l’analyse, dont Descartes avait prouvé l’admirable fécondité ; et le procédé de Pascal ne valait que pour un homme de ce génie… À la fameuse phrase sur le silence éternel des espaces infinis, M. Paul Valéry oppose l’« harmonie des sphères » de Pythagore et le Cœli enarrant gloriam Dei de la Bible. Au cœur, la contemplation de la voûte céleste suggère l’idée de Dieu ; à l’esprit, la science. Pourquoi cet acharnement de Pascal à déprimer l’homme, cette lamentation de bête traquée, qui se traque elle-même ? M. Paul Valéry va jusqu’à y soupçonner de l’arbitraire et du convenu. Artifice d’apologiste à système ! « Pascal avait trouvé, mais sans doute parce qu’il ne cherchait plus… » M. Maurice Blondel, catholique moderniste, explique, dans la Revue de métaphysique, que Pascal n’était janséniste qu’assez peu. Qu’était-il donc ? Il était blondelliste… Quant à M. Fernand Vandérem, il avoue, dans la Revue de France, que dans les Provinciales, c’est tout le temps la même chose, et que les Pensées se composent principalement de truismes et de banalités. Bref, il traite l’œuvre de Pascal comme un simple manuel. Peut-être cette opinion n’est-elle pas la plus solide, mais c’est sûrement la plus originale.

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Certains commentateurs de Pascal usent pour l’accabler, ou même pour le défendre, de subtilités qu’il eût trouvées bien étranges. Voyez par exemple la réponse d’un rédacteur anonyme de la Renaissance aux réflexions de M. Paul Valéry sur la pensée fameuse : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye ». M. Paul Valéry avait aperçu un système concerté dans l’abaissement excessif de la nature humaine, qui est une des thèses essentielles de Pascal, le point de départ et la base de son apologétique. « Je vois trop la main de Pascal », avait dit M. Paul Valéry. Cette formule s’applique à tout un ensemble d’idées bien enchaînées et caractéristiques. Le collaborateur de la Renaissance feint de croire qu’elle ne vise que la phrase sur le silence des espaces infinis, et il écrit : « Ô métaphore ! La main de Pascal ! Cette pensée ne nous est point parvenue autographe ; nous l’avons par une copie. Nous ne savons pas si ce n’est point une citation. Nous ne savons pas si Pascal ne la conservait pas comme un monument de sottise déclamatoire. Nous ne savons pas si Pascal ne la prêtait point à un correspondant imaginaire, à un provincial avec qui il voulait débattre les preuves de la religion chrétienne. Bref, nous ne savons rien de ce silence et de ces espaces, sinon que ce n’est pas de la main de Pascal. Belle chose, la rhétorique ! »

On croit rêver… Il est vrai que cette pensée ne nous est point parvenue autographe, mais de combien d’autres ne peut-on en dire autant ? Le manuscrit dit autographe abonde en pensées qui ne sont pas autographes non plus, ou qui ne le sont qu’en partie ; souvent Pascal dictait ; quelquefois il faisait lui-même au texte dicté des corrections de sa main. Et tous les pascalisants savent qu’il existe deux copies des Pensées, faites à l’époque et en vue de la première édition, provenant de la famille de Pascal, aujourd’hui déposées à la Bibliothèque nationale et plus complètes que le manuscrit, dont plusieurs feuilles ont été perdues. La pensée sur le silence éternel figure non dans une copie, mais dans ces deux copies qui offrent toutes garanties d’authenticité. Elle est profondément, essentiellement pascalienne. On retrouve une expression analogue : l’univers muet, dans une autre pensée qui figure à la fois dans les deux copies, dans le manuscrit original et même dans l’édition de Port-Royal, qui avait supprimé celle du silence éternel, parce que cette hardiesse et cette puissance lapidaire étaient ce qui effrayait le plus ces premiers éditeurs timorés à tout point de vue, même au point de vue littéraire, et grands partisans de la grisaille académique. Que Pascal seul ait pu écrire cette phrase illustre, c’est l’évidence pour quiconque a le sentiment du style. Il est incroyable qu’on puisse la considérer comme une citation ou une sottise que Pascal se serait proposé de réfuter. Il aurait dû pour cela s’infliger le démenti le plus radical ; et autant aurait valu pour lui tout jeter au feu.

Combien cette hypothèse de la citation, ou de l’objection notée pour y répondre, s’applique mieux à cette autre pensée dont certains font grand bruit : « S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des contraires, c’est quand on reproche qu’on en omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites en ont mieux fait profession des deux ». Cela est absolument unique et isolé dans les Pensées et en contradiction avec toute l’œuvre et toute la vie de Pascal. Peut-être y a-t-il tout simplement un lapsus, une interversion par inadvertance, et faut-il lire : « … mais les jésuites plus, car les jansénistes ont mieux », etc. En tout cas il faut un singulier parti pris pour s’appuyer sur un petit fragment que rien ne corrobore dans le contexte et que tout détruit. Le cas est exactement le contraire de celui du silence éternel, que rien ne contredit et que tout confirme.

Il en va de même du récit de Beurrier, curé de Saint-Etienne-du-Mont, d’après qui Pascal aurait abjuré tout jansénisme sur son lit de mort. Il est vrai que Beurrier s’est rétracté ; en effet il n’avait pas compris ; et dans son différend de la fin de sa vie avec Port-Royal à propos du formulaire, ce que Pascal reprochait à ses amis n’était pas un excès de jansénisme, mais une capitulation. M. Jacques Chevalier conteste l’authenticité de la rétractation du curé : traiter les jansénistes et la famille Périer de faussaires, c’est pourtant un peu fort. Beurrier avoue d’ailleurs que Pascal restait l’ennemi de la morale relâchée, c’est-à-dire des casuistes ; on sait qu’il a dit devant sa nièce que s’il avait à refaire les Provinciales, il les ferait encore plus fortes. Quant à la déclaration de Beurrier, que Pascal se proclamait attaché à l’Église, qu’il était humble et soumis comme un entant, c’est entendu, mais il séparait l’Église même de qui la gouvernait mal ; et il était humble et soumis devant Dieu, non devant les jésuites ni même devant le Pape. Les textes abondent sur ceux qui sont excommuniés de l’Église et sauvent néanmoins l’Église ; sur saint Athanase qui fut accusé et condamné ; sur le Pape, qui n’est qu’une partie de l’Église, qui hait et craint les savants qui ne lui sont pas soumis par vœu ; sur le concile qui est au-dessus du Pape, lequel est « très aisé à être surpris à cause de ses affaires et de la créance qu’il a aux jésuites » ; sur l’étrange miracle que serait l’infaillibilité ; sur les saints qui ne se sont jamais tus, et le devoir de crier d’autant plus haut qu’on est censuré plus injustement. Et enfin la célèbre phrase qui résume tout : « Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel : Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello ». Que pèsent à côté de tout cela les naïvetés du curé Beurrier et les conclusions tendancieuses qu’on en prétend tirer ?

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Me, me, adsum qui feci ! s’écrie M. Fortunat Strowski. C’est lui l’auteur de l’écho anonyme de la Renaissance sur M. Paul Valéry et la « main de Pascal », qui à propos du « silence infini » ne pouvait être qu’une métaphore. Soit ! mais tout à fait légitime et indiquée : on peut aussi fort bien apercevoir la main de Tacite ou celle d’Aristophane, on peut même dire qu’on l’aperçoit trop, si l’on trouve leurs raisonnements un peu forcés, encore qu’on ne possède pas leurs manuscrits autographes. Les explications de M. Fortunat Strowski ne sont guère moins étonnantes que ses premières conjectures.

« Vous me répondez, dit-il, que la phrase est authentique. Qu’en savez-vous ?… Nous n’en avons qu’une copie de second ordre. » Mais non ! Nous en avons deux copies, et de premier ordre : les deux copies contemporaines, venant des deux bénédictins Jean et Pierre Guerrier, dont la première au moins avait été remise à Jean Guerrier avec toute la bibliothèque de Pascal par Marguerite Périer, nièce du grand écrivain. Ces deux copies conservées à la Bibliothèque nationale ont une authenticité égale à celle du manuscrit dit autographe, qui ne l’est qu’en partie ; tous les éditeurs en avaient jusqu’à présent jugé ainsi, et ils avaient bien jugé ; et il y a une bonne centaine de Pensées, dont quelques-unes des plus longues et des plus belles, dont nous n’avons le texte que par ces deux copies, l’original ayant été perdu. Quant à l’hypothèse d’une objection notée par Pascal pour la réfuter, elle tombe d’elle-même, par l’accord évident du « silence éternel » avec l’ensemble des idées de Pascal. M. Strowski s’appuie sur une autre pensée, où Pascal trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : voilà, dit-il, le vrai Pascal, et nous sommes bien de son avis. Mais, loin de s’opposer, ces deux pensées s’accordent et s’enchaînent avec une logique parfaite. C’est parce qu’il croit au silence des espaces qu’il juge vain d’approfondir Copernic : car Copernic n’arracherait pas leur secret à ces espaces muets et ne nous apprendrait rien sur Dieu, qui seul importe. On sait — il l’a assez répété — que Pascal n’avait aucune confiance dans les preuves de l’existence de Dieu métaphysiques ou cosmologiques, tirées de la nature ou de la raison : d’après lui nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, et sans Jésus-Christ on ne peut absolument prouver Dieu. Voilà pour le silence, et quant à l’effroi, c’est un des leitmotivs de Pascal, dont l’apologétique vise d’abord à tirer les libertins de leur indifférence en les terrorisant par la perspective d’un affreux destin. Donc, M. Paul Valéry avait raison, et le savant pascalisant Strowski, dont les trois volumes sur Pascal et son temps sont d’un intérêt si précieux, aurait tort de s’acharner à défendre dogmatiquement ce qui n’était d’abord qu’une amusante plaisanterie d’érudit.

M. Jacques Chevalier veut se disculper d’avoir, en contestant l’authenticité de la rétractation du curé Beurrier, traité les jansénistes et la famille Périer de faussaires. « L’expression me paraît un peu forte, écrit-il, et elle dépasserait singulièrement ma pensée : les appréciations de la sincérité des gens demandent à être plus nuancées. » Bien, mais sur l’inexactitude des déclarations du curé Beurrier à l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, d’après lesquelles Pascal aurait abjuré le jansénisme dans les derniers temps de sa vie, il n’y a pas seulement les témoignages écrits et concordants de sa famille et de ses amis jansénistes qui l’ont visité dans sa dernière maladie : Arnauld, Nicole, Sainte-Marthe, le duc de Roannez ; il y a, en outre, deux lettres de Beurrier lui-même à Mme Périer, sœur de Pascal, et à Etienne Périer, son neveu, dans la première desquelles on lit ces mots, signés de Beurrier : « J’ai bien reconnu que ses paroles pouvaient avoir un autre sens que celui que je leur avais donné ; comme aussi je crois qu’elles l’avaient, puisque le sujet de leur contestation était tout différent de ce que j’avais imaginé. » Pascal avait parlé à Beurrier de son différend avec les messieurs de Port-Royal à propos du formulaire : le bon curé avait cru qu’il les trouvait trop jansénistes, alors qu’il leur reprochait de ne l’être point assez. Or, si ces lettres de Beurrier ne sont pas authentiques, il faut que la famille Périer ou les jansénistes les aient fabriquées, et soient donc des faussaires Qui le croira ? M. Jacques Chevalier s’appuie sur les Mémoires de Beurrier, que M. Ernest Jovy a retrouvés. Le texte a été reproduit par M. Brunschvicg et par Gazier. Il ne prouve rien. « Plusieurs me dirent, raconte Beurrier, que j’avais mal pris sa pensée (de Pascal) en me priant de ne pas trouver mauvais s’ils l’expliquaient d’une autre manière. Je leur répondis, qu’ils le pouvaient faire, et que je me contentais d’avoir écrit ce que j’avais écrit. Quod scripsi, scripsi… » Comment eût-il répondu qu’ils le pouvaient faire, s’il avait été sûr que ce fût une erreur et qu’il avait bien compris ce que lui avait dit Pascal ? Quod scripsi, scripsi… Cela signifie que l’essentiel de la réponse de Beurrier à l’archevêque n’était pas ce point, mais l’affirmation que Pascal était mort en bon chrétien, et non pas sans sacrements ainsi que le prétendaient les jésuites. Au surplus, Beurrier, qui ne semble pas avoir jamais été fort intelligent, était très vieux et affaibli lorsqu’il rédigea ou dicta ses Mémoires (dont nous n’avons qu’une copie, et non l’autographe). Bref, la découverte de M. Jovy n’a convaincu ni Gazier (qui a publié une réfutation décisive de cette légende dans un opuscule sur les Derniers jours de Pascal), ni M. Brunschvicg, ni personne, en dehors de quelques sermonnaires. Quant à une dernière partie de sa lettre, où M. Chevalier conteste le jansénisme de Pascal, nous le renvoyons au thomiste Jacques Maritain, qui dans un article de la Revue universelle marque une fois de plus l’influence de la théorie janséniste sur ce grand homme : il dépassait les autres jansénistes par son génie, mais pour l’essentiel il était bien avec eux.

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Il avait été réservé à un critique d’aujourd’hui de nier la grandeur de Pascal, reconnue jusqu’ici par les plus déterminés adversaires de ses idées, Voltaire compris. Il y a bien aussi un abbé Calvet, d’après qui Pascal est « surfait ». Cet abbé Calvet est l’auteur du seul manuel de littérature qui ait trouvé grâce devant M. Vandérem. Mais ce dernier va plus loin que lui. Car ce n’est qu’au point de vue religieux que Pascal est surfait, d’après M. l’abbé Calvet, qui continue, comme tout le monde, à le tenir pour un grand écrivain. Et c’est bien au seul M. Vandérem qu’appartient la découverte d’un Pascal simple rabâcheur de lieux communs. Allez-vous étonner, après cela, que M. Clément Vautel refuse tout talent à Baudelaire et à Stendhal, ou que d’autres s’extasient devant le génie de M. Pierre Benoit !

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On a vu M. Fortunat Strowski douter que la phrase du silence éternel fût authentique. Le plus drôle, c’est que M. Strowski lui-même en faisait état quelques jours auparavant, dans un article qui nous avait échappé d’abord et que nous avons retrouvé par un heureux hasard, en classant des papiers. Dans l’Éclair du mardi 19 juin 1923, trois-centième anniversaire de la naissance, M. Strowski sous ce titre : Pascal 1623-1662 : le premier des romantiques, publiait une chronique où, recherchant les principaux traits de ce romantisme pascalien, il écrivait : « Lorsque Vigny roule sur la colline la maison du berger, encore a-t-il avec lui la présence d’Éva, soit femme, soit esprit pur ! Mais Pascal est seul avec sa pensée : le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye. » Ainsi l’authenticité de cette pensée illustre paraissait évidente à M. Strowski, en juin, et propre à étayer ses propres raisonnements, mais plus que douteuse, en juillet, lorsqu’il a voulu contredire M. Paul Valéry. D’un mois à l’autre, avait-il retrouvé un document ou un indice quelconque qui justifiât sa volte-face ? Aucun. Il faut avouer que cet aimable et distingué professeur en Sorbonne apporte à la critique des textes une certaine fantaisie.

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M. Jacques Chevalier s’obstine à vouloir que Pascal ait abjuré le jansénisme sur son lit de mort. Nous le renvoyons une fois de plus à la lumineuse et décisive brochure de Gazier sur les Derniers jours de Pascal. Gazier répond très bien notamment à une objection de M. Chevalier : pourquoi les lettres de Beurrier à Mme Périer et à Etienne Périer, où Beurrier avoue qu’il s’était trompé, n’ont-elles été publiées que plusieurs années après la mort du curé de Saint-Étienne ? C’est que les jésuites eux-mêmes avaient renoncé à répandre cette légende. M. Chevalier, d’après la dernière lettre qu’il nous adresse, n’accuse pas les Périer ou les jansénistes d’avoir entièrement fabriqué les deux lettres de Beurrier, mais seulement d’y avoir « introduit quelque glose » Ce n’en serait pas moins une falsification, et personne ne croira que la sœur, le neveu ou les intimes amis de Pascal soient des faussaires. M. Chevalier nous parle de « faussaires de bonne foi, qui ne croyaient pas faire de faux, tant ils étaient convaincus de la vérité de leur thèse ». Nous connaissons ces théories sur le faux patriotique, ou le faux qui n’est pas un faux, mais elles n’ont pas été imaginées par des jansénistes, et l’on devine ce qu’en eussent pensé l’auteur des Provinciales et son groupe. Comme nous avions dit que les Mémoires incohérents et cacographiques de Beurrier, édités par M. Ernest Jovy, n’avaient convaincu personne, hors « quelques sermonnaires », M. Chevalier nous demande si nous rangeons parmi ces « sermonnaires » non seulement l’abbé Bremond, mais M. Fortunat Strowski. Assurément ! Et M. Chevalier lui-même, sans vouloir l’offenser. Enfin, M. Chevalier maintient, même contre le thomiste Jacques Maritain, que Pascal n’était pas janséniste, ou l’était assez peu. Libre à lui, et nous renonçons à le persuader, bien qu’on voie l’abîme entre la doctrine du péché originel et de la grâce selon Jansénius et Pascal, d’une part, et de l’autre le semi-pélagianisme visiblement adopté par les derniers théologiens orthodoxes, pour qui le péché originel n’a plus aucune importance. (Mais alors la rédemption non plus). Nous voudrions que M. Chevalier ne se méprît pas sur notre point de vue. Nous lui avions accordé que Pascal dépasse les autres jansénistes par son génie, en ajoutant que pour l’essentiel il est avec eux. Mais n’est-ce pas le génie qui est l’essentiel ? nous demande M. Chevalier. En littérature, oui, certes ! En théologie, non ! Et le génial auteur des Pensées n’en est pas moins, pour l’essentiel de la doctrine, avec ces jansénistes un peu ternes et ennuyeux qu’il domine littérairement de cent coudées.

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M. Roberty, l’éminent pasteur de l’Oratoire, à qui notre intellectualisme semble un peu radical, nous reproche d’oublier cette formule de Pascal : « Il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer. » Mais alors qu’on ne peut seulement voir un beau tableau ou une jolie femme sans les admirer, comment pourrait-on connaître sans l’aimer l’absolue perfection divine ? La béatitude céleste consistera à voir Dieu : l’amour ira de soi, et les textes sacrés ne le mentionnent même pas : ce serait un pléonasme. Cette phrase de Pascal, citée par M. Roberty, nous ferait, chez tout autre, l’effet d’un affreux blasphème. Elle ne s’explique chez lui que par son idée fixe de la profonde corruption de l’homme, c’est-à-dire par son irréductible jansénisme.

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Un bon pince-sans-rire, c’est M. Gaston Picard. Dans ses petites considérations sur les qualités d’un enquêteur, il n’a pas mentionné l’art de soutirer à quelques contemporains des énormités réjouissantes. Mais il pratique cet art à merveille, et son dernier questionnaire était trouvé. Le voici :

1 ° Par votre œuvre, par votre caractère, par votre pensée, vous sentez-vous proche ou de Pascal ou de Renan ?

2° Le sentiment d’admiration, et peut-on dire, d’adhésion, que vous portez spécialement à l’un des deux, vous défend-il de tenir l’autre pour un génie égal en puissance ?

3° Croyez-vous que le rôle de l’écrivain soit de travailler à l’écart de tout débat d’ordre spirituel et de rester, par un souci d’art, en marge d’un Pascal ou d’un Renan ?

La Revue mondiale publie un certain nombre de réponses dont la plupart ne manquent pas de saveur. M. Brieux s’excuse : il n’est qu’auteur dramatique. M. Henri Duvernois estime qu’un écrivain n’est pas « tenu à ces débats d’ordre spirituel » et a le droit de « rester à sa place ». Pascal, Renan ! En quoi cela concerne-t-il les hommes de lettres, les vrais, au goût du jour ? Ces deux là ont-ils écrit le moindre roman psychologique, ou d’aventures, ou de mœurs parisiennes ? Ni Pascal, ni Renan ne sont des « créateurs ». Cela les place en évidente infériorité par rapport aux disciples de Paul Féval ou de Ponson du Terrail, qui ont bien le droit de dédaigner cette littérature de seconde main pour vaquer à leurs puissantes créations. Ils ne s’en laisseront pas distraire par la petite facétie du calendrier, qui réunit dans cette même année 1923 le premier centenaire de la naissance de Renan et le troisième de celle de Pascal.

M. Maurice de Faramond a le mérite de la franchise : « Quant à Pascal, écrit-il, je ne le connais pas. Chaque fois que je l’ai abordé, il m’a terrassé tout aussitôt d’ennui. Et j’ai dû remettre à plus tard notre entretien. Ah ! il est jalousement gardé… par lui-même » Quel besoin M. Maurice de Faramond aurait-il de connaître Pascal ? D’autres en parlent avec assurance, qui ne le connaissent pas davantage.

Ce que nous en disons n’est pas pour M. Jean de Bonnefon, qui, n’étant pas un créateur, n’a pu se dispenser d’être un lettré. À la différence de quelques autres correspondants de Gaston Picard, M. Jean de Bonnefon a lu Pascal et même Renan. Mais, comme disait Jean de Mitty, il est d’Église. Il a cru devoir assumer la succession de Barbey d’Aurevilly et s’approprier son genre de critique tintamarresque et fracassant : « Mesurez, écrit M. de Bonnefon, l’indécence de votre double question. Elle semble créer un projet de parallèle entre Pascal, cette immensité, et M. Renan, ce gratte-saints périmé. De plus en plus, Pascal nous domine et nous efface ; de jour en jour, l’autre est dominé par la critique honnête et effacé par la science probe… Je vous en prie, ne demandez pas aux grands élèves que sont les gens de lettres : Faites un parallèle entre Louis XIV et Jules Grévy. » Allons ! Barbey aurait un sourire d’approbation, dans son jabot de dentelle, et Léon Bloy lui-même ne serait pas mécontent. « Pascal est vaste, mais ne me fixe pas », dit Mme Aurel. Renan non plus. Elle préfère « les saints » Tel romancier profite de l’occasion pour citer ses principaux romans, parus ou à paraître. Cet autre traite Renan de « baladin » et porte aux nues Pascal, mais conclut que l’essentiel de la sagesse humaine est dans la parole de Socrate, telle que la perpétuent les dialogues de Platon, sans s’apercevoir que Renan ressemble beaucoup plus que Pascal à Platon et à Socrate. Un troisième place Pascal au-dessus de Renan, « à ne considérer que la puissance de cerveau du penseur et que les mérites architecturaux de l’œuvre ». Voilà le mot qu’il fallait trouver ! Les mérites architecturaux sont en effet ce qui distingue les Pensées, telles que nous les possédons, à l’état de fragments épars !

Dans l’ensemble, Pascal est le grand triomphateur de cette enquête. Il n’est pas jusqu’à M. Fernand Gregh qui, faisant son examen de conscience, ne croie que son caractère se rapproche plutôt de Pascal. Tout cela est plaisant. Pascal est un ascète terrible, atteint de terreur de l’au-delà et de frénésie religieuse, qui s’est retiré dans une Thébaïde pour y vivre de pénitence et de macérations, qui a tout immolé à l’unique souci de son salut éternel, jetant par-dessus bord l’art et la science, nous privant des découvertes qu’on pouvait attendre de lui, comme l’y obligeait la stricte logique chrétienne. Grand homme, grand écrivain, c’est entendu. Mais ces « enquêtés » de M. Gaston Picard ont-ils renoncé au monde et à toute ambition terrestre, méprisent-ils les sciences et les arts, se donnent-ils la discipline, couchent-ils sur un grabat, en ne pensant qu’au Rédempteur et en s’écriant ; « Joie ! pleurs de joie ! » Ressentent-ils seulement la fameuse angoisse métaphysique et lui sacrifieraient-ils leur génie, s’ils en avaient ?

P. S. — À propos du curieux texte de Pascal sur les contraires que j’ai cité plus haut (page 147), un éminent philologue, M. Desrousseaux, juge l’hypothèse du double lapsus peu vraisemblable. Il suppose que Pascal, sans préférer les jésuites au fond, les a trouvés pratiquement plus habiles dans certaines controverses sur la liberté et la grâce. Ce serait là une indication pour sa propre apologétique, qui n’en devait pas moins rester janséniste quant à l’essentiel. Fas est et ab hoste doceri.

Le 250e anniversaire de Spinoza

On célèbre à la Haye le 250e anniversaire de la mort de Spinoza, qui a succombé dans cette ville le 21 février 1677, âgé de quarante-cinq ans...

En 1877, aux fêtes du deuxième centenaire, c’est Renan qui représentait la France. Son éloquent discours a été recueilli dans ses Nouvelles études d’histoire religieuse. Le prince consort des Pays-Bas était présent. Spinoza est devenu une sommité officielle, un grand Européen, et, pour la Hollande, une gloire nationale. Bien que ce fût d’origine un juif portugais, la Hollande a, en quelque sorte, mérité Spinoza. Né à Amsterdam, il ne quitta cette ville que pour la Haye, où il est mort, et ce pays, où se réfugièrent tant de philosophes trop audacieux pour être en sûreté ailleurs, depuis Descartes jusqu’à Pierre Bayle, était alors le seul où il pût penser hardiment sans mettre sa liberté et sa vie en péril. Le grand pensionnaire Jean de Witt était même son protecteur et son ami. Il menait une existence modeste et frugale, et, pour vivre, il polissait des verres de lunettes. C’est peut-être cet exemple qui a fait dire à Renan que s’il lui avait fallu un autre métier que de parler et d’écrire, il l’eût préféré manuel, pour pouvoir suivre ses pensées en expédiant sa besogne. Spinoza refusa une chaire de philosophie à Heidelberg, parce que cela l’eût empêché de travailler. Il déclina aussi une pension de Louis XIV, peut-être mal informé de ses opinions, ou à qui cela était égal dans sa période libertine, quand il protégeait Molière. Le grand Condé, assez esprit fort, désira voir Spinoza. On ne sait pas si l’entrevue put avoir lieu. Leibniz correspondit avec lui.

Bien que l’Ethique n’ait paru qu’après sa mort, Spinoza fut donc célèbre de son vivant, mais terriblement houspillé par la plupart de ses contemporains. La synagogue l’avait excommunié comme hérétique. Tout lui fut synagogue. L’honnête Saisset, qui le combat au nom du spiritualisme cousinien, s’étonne de ces anathèmes où catholiques et protestants, luthériens et calvinistes, gomaristes et arminiens s’accordent pour l’accabler. De toutes parts, on le traite d’imposteur, d’athée, d’impie, de renégat. C’est une peste, un suppôt de l’enfer. Bien qu’il fût cartésien, les cartésiens ne l’épargnèrent pas, et Malebranche s’oublia jusqu’à le traiter de « misérable ». Renan a rappelé cette épithète, mais n’a pas dit qu’elle était de Malebranche : il a eu honte pour lui. C’est, d’ailleurs, très désagréable pour Leibniz, à qui l’on risque de l’attribuer. Leibniz a été plus modéré. Il a simplement qualifié le spinozisme de « mauvaise doctrine, propre tout au plus à éblouir le vulgaire, insoutenable et même extravagante ». Il n’est pas jusqu’à Pierre Bayle — et c’est un peu scandaleux — qui n’ait fait sa partie dans ce concert de malédictions.

Le dix-huitième siècle répara cette injustice. À vrai dire Voltaire fait bon marché de sa métaphysique, comme de toute métaphysique en somme, et se borne à en rire. Vous vous souvenez, dans les Systèmes, des propos que Spinoza tient à Dieu :

Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tout bas,
Mais je pense, entre nous, que vous n’existez pas.

Voltaire défend la personne de Spinoza contre les calomnies de ses adversaires, qui voulaient absolument que ce « prince des athées » fût un méchant homme. Il déclare les critiques de Bayle excessives. Surtout, il admire le Tractatus theologico-politicus : « Cet ouvrage est très profond et le meilleur qu’il ait fait… On y trouve beaucoup d’exactitude dans la chronologie, une grande science de l’histoire, du langage et des mœurs de son ancienne patrie ; plus de méthode et de raisonnement que dans tous les rabbins ensemble » 15. On entend bien que rabbins désigne ici les théologiens de toutes les orthodoxies. Voltaire sait gré à Spinoza de n’avoir cru ni aux prophéties, ni aux miracles, et d’avoir démontré le premier que le Pentateuque n’a pas été écrit par Moïse, ni le livre de Josué par Josué. Il a beaucoup profité lui-même de cet ouvrage capital, où Spinoza se révéla l’initiateur de la critique moderne. Mais l’influence de Spinoza ne fut enfin complète que sur Lessing, Fichte, Schelling, Hegel, Goethe… On l’a étudiée au point de vue philosophique : il reste à faire la même étude au point de vue littéraire. Goethe, en particulier, est imprégné de Spinoza. En France, au dix-neuvième siècle, Renan et Taine l’ont beaucoup admiré et pratiqué. Il est devenu quasiment populaire chez nos intellectuels. On connaît le sonnet de Sully Prudhomme :

C’était un homme doux, Baruch de Spinoza.

M. Paul Bourget, dans sa première période, l’invoquait souvent et citait sa fameuse biographie par Colerus. Il n’existe pas en France d’édition du texte original latin de Spinoza : celle que je possède a été faite en Hollande (Van Vloten et Land) ; je crois qu’il y en a aussi en Allemagne. Mais Saisset a donné dès 1840 une traduction française, depuis longtemps épuisée. M. Appuhn en a entrepris une des œuvres complètes, dont deux volumes ont paru (chez Garnier). M. Raoul Lantzenberg a traduit l’Éthique pour une série de vulgarisation (chez Flammarion). Un grand public le lit. De nombreux ouvrages lui ont été consacrés chez nous. Les plus récemment publiés sont Spinoza et ses contemporains, de M. Léon Brunschvicg, et le Benoît de Spinoza, de M. Paul-Louis Couchoud, dans la collection des Grands philosophes (tous deux chez Alcan). M. Léon Brunschvicg reconnaît à la pensée de Spinoza une valeur durable et qui persiste même après Kant. M. Paul-Louis Couchoud, dans son livre moins abstrait et plus vivant, d’ailleurs très élogieux, imite un peu ce Masson-Forestier, qui descendait vaguement de Racine, ou s’en flattait, et qui voulait faire de cet ancêtre un sacripant, pour le grandir dans l’opinion ; mais après avoir cherché dans le caractère de Spinoza des défauts propres à le mieux glorifier, M. Paul-Louis Couchoud termine par ces mots sur son enterrement : « Quelques gens du peuple s’y trouvaient aussi qui disaient : — Sûrement celui-là est au ciel. » Un bienheureux laïque, un saint de la libre pensée, voilà désormais Spinoza, pour tout le monde ; et ce n’en est pas moins la vérité.

Maintenant, que reste-t-il d’actuel et d’efficace dans son œuvre, ou, comme disent les Anglais, quel est pour nous son message ? On ne peut soutenir que nous croyions beaucoup à son système métaphysique. Croyons-nous encore à un système quelconque, ou même à la possibilité d’en édifier un qui nous persuade ? Après le kantisme et le comtisme, nous sommes devenus fort sceptiques sur ce chapitre. Au fond, nous ne souscrivons plus réellement qu’à la science positive. Au dix-septième siècle, elle débutait à peine. Les mathématiques et l’astronomie avaient seules réalisé des conquêtes sérieuses. Les plus puissants esprits de cette époque, et Descartes lui-même, qui a terrassé le thomisme, étaient encore tout près du moyen-âge. Le génie individuel, si merveilleux soit-il, ne peut tout faire à lui seul et d’un seul coup. On ne s’étonne donc pas de trouver dans l’Éthique, surtout dans la première partie : De Dieu, des traits qui rappellent la scolastique, du moins pour nous. C’est une série de déductions purement abstraites et a priori, où il est démontré que l’essence de Dieu implique l’existence, etc… Nous suivons avec curiosité, avec un applaudissement pour la virtuosité du dialecticien : nous conservons des doutes, et nous concluons, avec notre gros bon sens de positivistes, que si cette essence de Dieu n’était par hasard qu’une conception de notre fantaisie, elle n’impliquerait également l’existence qu’en rêve, et rien du tout dans la réalité objective. De même pour la substance unique et infinie, avec son infinité d’attributs (dont nous ne connaissons que deux, l’étendue et la pensée), se manifestant chacun par une infinité de modes, etc… C’est une belle construction idéologique, un magnifique palais d’idées, et d’ailleurs tous ceux d’entre nous qui ont l’instinct philosophique tendent à ne concevoir l’univers que comme unité et ses lois comme générales et nécessaires ; mais enfin tout cela nous paraît relever de l’hypothèse, et les preuves de Spinoza ne sont plus de celles qui nous convainquent sans réplique.

Quant à l’imputation, ou, pour mieux dire, à la qualification d’athéisme — car, enfin, ce système a le droit de se produire tout comme un autre, — elle n’est certainement point exacte, quoi qu’en aient dit les contemporains de Spinoza, et malgré les piquantes plaisanteries de Voltaire. Le véritable athée, c’est Lucrèce, du reste grand penseur, lui aussi, et grand poète par-dessus le marché. Pour Lucrèce, le monde est le produit du hasard. Pour Spinoza, le monde procède nécessairement de la perfection infinie, immuable, éternelle et nécessaire. Autrement dit, Dieu n’est pas distinct de l’univers, mais l’univers est tout divin et, selon le mot de Novalis, le panthéiste Spinoza est ivre de Dieu. Peut-on avouer qu’il l’est peut-être un peu trop pour nous ?

Nous lui accordons que Dieu ne doit pas être conçu à l’image de l’homme, ni d’un roi gouvernant selon son bon plaisir, qu’on puisse se concilier par des soumissions et des présents ; nous admettons que Dieu n’agit pas en vue d’une fin, que tout n’est pas fait ici-bas à notre usage comme se le figurent les finalistes candides, etc… Contre l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme, nous lui donnons gain de cause, et c’est un de ses apports considérables. Mais si nous admirons avec lui ce Dieu ou cette Nature splendide, il nous est plus difficile de l’aimer comme il nous y engage. Rappelez-vous la réponse de Taine sur son lit de mort à Mgr d’Hulst, qui lui demandait : « Ne sentez-vous pas dans l’univers une intention bienveillante ? »« Non, répondit Taine. Je vois la Nature comme une femme belle et magnifiquement parée qui s’avance sans s’inquiéter des fourmis qu’elle écrase. Je suis une de ces fourmis, je vais être écrasé. » La philosophie de Spinoza est, de ce chef, un peu écrasante. Comprendre la nécessité est une cause de résignation, et un plaisir de l’esprit, sans doute, non une source d’amour, quand cette nécessité nous est fatale. Le bien et le mal ne sont que des impressions subjectives, relatives à nous, qui ne comptent pas dans l’univers et n’altèrent pas sa perfection intrinsèque ? C’est bien possible, mais notre destin n’en est pas amélioré. Dans cette conception, la sérénité sied peut-être au sage, l’enthousiasme ne paraît pas obligatoire, et l’on hésite un peu devant les effusions, d’ailleurs superbes par la seule force du sentiment et sans lyrisme verbal, qui évoquent, chez Spinoza, les psaumes ou les cantiques de la Bible. C’est en ce point seulement que se retrouve chez lui l’empreinte ethnique.

Pour le surplus, il est tout grec. Cet amour un peu bien gratuit au premier abord qu’il ressent et prêche pour l’être universel, notez qu’il l’appelle lui-même, avec insistance, amour intellectuel de Dieu (amor Dei intellectualis). Il ne s’agit point de tendresse, de gratitude, ni de rien qui ressemble aux inclinations et aux émotions du cœur humain devant ses semblables. Cette analogie n’est possible que chez les adorateurs d’un Dieu personnel et anthropomorphique. En somme, pour Spinoza, il n’est effectivement question que de comprendre, et c’est moi qui, il n’y a qu’un instant, cédais au préjugé vulgaire en objectant que ce n’était pas forcément un motif d’aimer, mais tout au plus un plaisir de l’esprit. Ce plaisir est pour Spinoza si puissant, si profond, que c’est bien là ce qu’il nomme amour. Il n’y a rien, selon lui, qui soit au-dessus de l’intellection, et en elle réside à ses yeux, lorsqu’elle est complète, la suprême béatitude. Vénérons ce grand maître et ce saint de l’intellectualisme intégral. Tous tant que nous sommes, nous autres, qui nous croyons des intellectualistes, rentrons en nous-mêmes et confessons, devant un tel exemple, notre tiédeur et notre indignité.

C’est bien la Grèce qui a inventé la raison, mais Spinoza l’a poussée jusqu’à l’héroïsme. Il est en cela plus grec que Platon, qui plaçait au faîte de son édifice l’Idée du Bien, où nous avions une part de bénéfice, et qu’Aristote, pour qui Dieu était tout finalité. Deux mille ans plus tard, l’amor Dei intellectualis apparaît comme le plus haut épanouissement du génie hellénique. Après ce trait souverain, faut-il appuyer sur les autres applications ? Spinoza est un logicien, qui ne se dément jamais. Par le même principe, il enseigne que la volonté n’est pas une faculté distincte de l’entendement, ou plutôt que la volition ne se distingue pas de l’idée (car il n’existe pas de facultés et ce ne sont que des entités scolastiques, ainsi que Taine le professera aussi). L’homme n’est donc pas libre au sens où il l’imagine, ni pareil à un empire dans un empire, mais soumis lui aussi au déterminisme, car rationnellement tout s’enchaîne et rien n’est discontinu. Mais c’est précisément ce qui permet à l’homme de commander à ses passions par le ministère de l’entendement et de la connaissance, en quoi consistent toute force et toute félicité.

La morale de Spinoza est donc intellectualiste comme sa métaphysique. Par conséquent, dans la pratique, il repousse l’ascétisme qu’il juge absurde et inutile. Qui pourrait se réjouir de mes souffrances ? Non pas Dieu, assurément, mais tout au plus quelque envieux. La joie est bonne, comme passage à une plus grande perfection ; la tristesse est mauvaise, comme passage à une perfection moindre. La première accroît et la seconde diminue notre puissance de penser, de laquelle tout dépend. L’humilité et le repentir ne sont pas des vertus. La pitié, pas davantage. Non certes qu’il faille être impudent ou inhumain, mais on ne doit agir en tout que par raison. Cependant Spinoza connaît la faiblesse du vulgaire, et admet que le repentir, l’humilité, la douleur, la superstition même lui soient utiles pour réprimer ses excès ou ses mauvais instincts. Mais ce sont là des pis-aller, à l’usage des esclaves, qui n’obéissent qu’à la crainte. Spinoza élève au-dessus de cette morale servile la morale des hommes libres : Nietzsche dira des maîtres, et l’on voit tout de suite la différence. Nietzsche ne souhaite pas et juge impossible d’arracher les esclaves à leur esclavage. Spinoza espère augmenter par l’éducation rationnelle le nombre des hommes libres, et n’exclut personne.

Nietzsche est aristocrate, Spinoza démocrate, libéral et républicain. Nietzsche est un intellectualiste aussi, mais surtout du genre artiste ou constructif. L’art et l’aptitude esthétique sont le privilège d’une élite, dont tout ce qu’on peut dire du point de vue libéral est qu’elle ne se confond pas avec l’aristocratie de caste ou d’argent. Spinoza est le rationaliste pur, qui aperçoit dans la raison un bien commun à tous les hommes, au moins virtuellement. Aussi l’homme libre et vertueux, c’est-à-dire qui se gouverne uniquement par la raison, désire-t-il partager son trésor avec les autres hommes, qui sans doute n’égaleront pas un Spinoza dans l’œuvre de la connaissance, mais y pourront participer suffisamment pour s’affranchir. Et l’État doit assurer l’ordre matériel, mais respecter la pensée, qui est le moyen de cet affranchissement. La politique de Spinoza convient à tout son système et s’en déduit avec sa logique habituelle. Le régime moderne a voulu suivre les vues de ce grand homme, et les a réalisées au moins en partie. Notre jeunesse actuelle, qui méprise l’intelligence, gagnerait à s’en inspirer.

Voltaire démiurge

Les « mélanges » de Voltaire

Un grand écrivain se laisse difficilement résumer dans une formule, et Voltaire y résiste plus que tout autre, à première vue. À tous égards, son œuvre est immense. Elle remplit soixante-dix in-octavo de cinq ou six cents pages chacun, dans l’édition Beuchot, où la Correspondance n’est pas complète à beaucoup près, parce qu’on ne cesse de retrouver des lettres inédites. Il est aussi varié qu’abondant, et il a, sans relâche, abordé tous les genres, même en poésie.

Poète épique (la Henriade), héroï-comique (la Pucelle), philosophique (les Discours sur l’homme, le Poème sur le désastre de Lisbonne, la Loi naturelle), tragique, comique, satirique, épigrammatique et badin, il fut, par ses contemporains, égalé ou même préféré à Homère, à Virgile, à Horace, à l’Arioste, à Euripide et à Racine. Il ne fut réellement supérieur que dans la poésie légère. Ce n’est pas un grand poète, et son génie est ailleurs. Cette renommée excessive lui a même nui, en lui attirant l’admiration compromettante des pseudo-classiques attardés et l’animosité littéraire des romantiques à qui on l’opposait injustement. Au fond, et malgré les apparences, il était plus près d’eux que de ses prétendus partisans, et il doit compter parmi les initiateurs du pré-romantisme. Du reste, c’est bien quelque chose d’avoir été sans nul doute le premier poète et le premier homme de théâtre de son siècle. N’oublions pas que Goethe étudiait ses tragédies, et en a même traduit deux : Tancrède et Mahomet. Rien de tout cela n’est méprisable ni indifférent, même aujourd’hui. Certains de ses détracteurs exploitent le déchet subi par cette partie de son œuvre et voudraient nous insinuer qu’elle est tout entière surfaite. Mais sa prose reste merveilleuse et indestructible.

Là encore, il est universel : historien, et qui a fondé la conception moderne de l’histoire, avec le Siècle de Louis XIV et surtout l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ; romancier et conteur incomparable (Candide, Micromégas, l’Ingénu, la Princesse de Babylone, etc...) ; le plus grand épistolier de tous les temps ; philosophe, géomètre et physicien, esthéticien, biographe, publiciste politique, économiste, exégète, polémiste infatigable, le maître des Encyclopédistes, et génie vraiment encyclopédique, véritable Don Juan de la connaissance, dont la vaste érudition et l’insatiable appétit de conquête intellectuelle n’altéreront jamais l’aisance fringante et la fantaisie ailée.

En daigne-t-on convenir ? Oui, dans une certaine mesure. On a rendu les armes à la Correspondance, aux Romans et contes ; on les lit, on les admire, on les réédite, on les imite même au besoin. C’est excellent. Cependant, même pour Voltaire prosateur, l’injustice continue. Depuis un siècle, il est le plus dénigré, le plus diffamé des grands écrivains. Nul n’a soulevé plus de haines, qui s’assouvissent par tous les moyens. Contre lui, tout est bon. Ainsi on ne se résigne à vanter ses Lettres et ses Contes que pour se donner un air d’impartialité et lui porter plus sûrement des coups de Jarnac. On chicane et on essaye de rabaisser son grand Essai historique. Surtout, on traite froidement par prétérition cette prodigieuse série d’opuscules, courts par l’étendue, mais d’importance capitale par la pensée, qui n’occupent pas moins de quatorze volumes de l’édition Beuchot, sous le titre générique et sans prestige de Mélanges. Jamais plus modeste pavillon ne couvrit plus éclatante marchandise.

C’est une suite de petits et grands chefs-d’œuvre, aussi substantiels qu’étincelants, une prodigieuse flotte de combat, croiseurs rapides ou simples brûlots, mais toujours irrésistibles et foudroyants. Les ennemis de Voltaire, je veux dire le fanatisme et la sottise, se défendent comme ils peuvent. Leur trouvaille, c’est d’organiser la conspiration du silence. Quoi ! est-ce possible, contre un auteur si fameux, qui figure en bonne place, et bon gré mal gré, dans tous les manuels de littérature française ? C’est pourtant la vérité. Il faut bien accorder à Voltaire son chapitre, raconter sa vie et sa gloire : on s’étend sur Zaïre et Mérope, sur le Siècle de Louis XIV, on flétrit la Pucelle, on mentionne Candide. Mais les Mélanges, on se garde bien de les réimprimer et d’en parler ; on n’en cite même pas les titres ; on fait comme s’ils n’existaient pas. On spécule sur l’ignorance des nouvelles générations, sur la pauvreté des bibliothèques privées qui ne peuvent toutes posséder les œuvres complètes, sur la docilité instinctive de ceux mêmes qui les possèdent et qu’on espère bien détourner ainsi de cette lecture, en leur insinuant par omission qu’elle est inutile. Horrible danger de la lecture ! Celle-là est dangereuse entre toutes, suivant les héritiers du Grand mouphti, dont la race ne semble pas en voie de s’éteindre. Combien de fois, achevant de parcourir des études sur Voltaire, parues séparément ou dans des ouvrages d’ensemble, n’ai-je pas griffonné en marge : « Naturellement rien sur les Mélanges ! »

Le procédé, peu loyal, est malheureusement efficace. Il y a aussi un horrible danger pour les auteurs, même les plus illustres ; c’est qu’on a de moins en moins le temps et peut-être le goût de tout lire. Les hommes d’aujourd’hui ont trop à faire, ils ont trop pris l’habitude d’aller vite ; et la production nouvelle monte toujours, submergeant les ouvrages anciens. Bien entendu, on n’effacera pas le nom de Voltaire, et le monde saura éternellement que c’était quelqu’un de considérable. Mais il n’est pas si difficile pratiquement de reléguer toute une part du meilleur Voltaire aux oubliettes. C’est à quoi s’emploient une foule d’émules de ce pauvre Faguet, qui avait beaucoup d’intelligence et de verve, mais qui prit Voltaire en grippe par amour de la contradiction, à une époque où l’Ecole Normale, l’Université et la majorité de l’opinion publique étaient ouvertement voltairiennes. L’influence du milieu s’exerce parfois à rebrousse-poil.

Néanmoins les Mélanges trouveront toujours des lecteurs contre vents et marées. Car d’abord, c’est extraordinairement amusant, et l’on n’a que trop d’occasions de s’ennuyer, par exemple en feuilletant les romans nouveaux et les prêches des doctrinaires bien pensants, pour ne pas saisir avec joie celle de rire un peu, tout en s’instruisant beaucoup. Cette gaieté a diminué Voltaire aux yeux des pontifes et des jocrisses. Ne m’adressant ni aux uns, ni aux autres, je recommande les morceaux les plus gais, qui me paraissent aussi les plus sérieux.

Voltaire et Frédéric

Les Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire (et pour nuire à celle de Frédéric) sont, d’après Macaulay, « le pamphlet le plus mordant qui ait jamais été écrit ». Cependant les faits y sont abrégés, mais non point altérés. Sainte-Beuve, dans sa période réactionnaire, en 1850, a traité ces Mémoires de « spirituel, mais misérable libelle, et peu digne de confiance », mais il n’apporte aucune preuve. Gustave Desnoiresterres, dont le grand ouvrage sur Voltaire et la société du xviiie  siècle fait autorité, conclut au contraire à la véracité du mémorialiste sur tous les points essentiels. M. Pierre Calmettes, dans son livre sur Choiseul et Voltaire, a démontré cette véracité quant au rôle d’intermédiaire joué par le philosophe entre Frédéric II et le ministre de Louis XV. Ce que Voltaire raconte, avec une crudité caustique, des mœurs de Sa Majesté prussienne est confirmé par tous les témoignages de l’époque. Frédéric ayant commis une ode contre la France et son « faible monarque » qu’il qualifiait de Céladon, d’esclave et de jouet de la Pompadour, Palissot riposta par une autre ode articulant des reproches très différents :

Jusque-là, censeur moins sauvage,
Souffre l’innocent badinage
De la nature et des amours.
Peux-tu condamner la tendresse,
Toi qui n’en as connu l’ivresse
Que dans les bras de tes tambours ?

Michelet juge difficile de croire les ennemis de Frédéric en ce qu’ils ont dit de ses vices, parce qu’« il n’aurait pas gardé cette âme forte et ce nerf d’acier ». L’argument dénote plus de candeur qu’on n’en attendait chez un historien, même vertueux et adorateur résolu de l’éternel féminin. Quant à Voltaire, il usait largement de certaines feintes dans son escrime pratique, désavouait sans barguigner des ouvrages dont il était parfaitement l’auteur, ne reculait devant aucune comédie afin de pourvoir à sa sécurité ou de mystifier les sots, et en rejetait à bon droit la responsabilité sur ses persécuteurs. Mais il a toujours eu le souci du vrai dans ses ouvrages d’histoire ou même de polémique, d’abord parce que c’est beaucoup plus intéressant et qu’établir la vérité est le plus vif des plaisirs de l’esprit (les menteurs ne sont certes pas intellectuellement des raffinés), ensuite parce qu’un polémiste qui s’expose à être convaincu de mensonge ou d’erreur matérielle est un niais qui ne sait pas son métier — et ce n’est pas le cas — ou un subalterne qui travaille pour un public grossièrement crédule, et de pareils suffrages peuvent suffire à d’autres, mais Voltaire était trop aristocrate pour s’en contenter. Il a voulu se venger du roi de Prusse, c’est entendu, mais la vengeance est un plat qu’il faut cuisiner avec art, c’est-à-dire en l’espèce, avec exactitude. Ces Mémoires, composés en 1759, n’ont été imprimés qu’après la mort de Voltaire, mais avant celle de Frédéric. Celui-ci se tint coi. Il n’aurait pas affecté tant d’indifférence, s’il avait eu les éléments d’une réplique décisive.

L’admiration et les flatteries réciproques n’empêchaient pas une incompatibilité d’humeur, qui se révéla dès la seconde entrevue, en novembre 1740. Frédéric convient que Voltaire est charmant, mais ajoute qu’il est cher. Le poète n’avait aucune raison de prendre à sa charge un voyage demandé par le roi. Le roi paye la note de frais, mais déclare que « jamais bouffon de grand seigneur n’eut de pareils gages ». La plainte ne sent pas beaucoup son grand seigneur, et Frédéric-Guillaume avait eu bien tort de craindre que son héritier ne ruinât la dynastie. Frédéric II a le front d’écrire : « Je me flatte que la séduction de Berlin aura assez de pouvoir pour l’y faire revenir bientôt, d’autant plus que la bourse de la marquise ne se trouve pas toujours aussi bien fournie que la mienne. » Pure calomnie, attendu que Voltaire était riche et ne vivait nullement aux crochets de Mme du Châtelet : c’était plutôt le contraire. Ils s’aimèrent d’amour, puis d’amitié, même après l’incident Saint-Lambert, par la faute duquel la divine Émilie mourut en couches. Ce n’est qu’après cette mort que Voltaire accepta de se fixer à la cour du roi de Prusse, où il restera trois ans (1750-1753).

Il eût bien préféré celle de Versailles, mais s’il devint gentilhomme de la chambre et historiographe de France, sa faveur n’y dura point. Frédéric fut un pis-aller, assez agréable encore. Son insistance à capter Voltaire est évidemment plus intelligente que la superbe de Louis XV qui le dédaigna. Le Bien-Aimé n’avait qu’un goût des plus modérés pour les choses de l’esprit ; il était timide et ne brillait pas dans la conversation ; il avait au plus haut degré le préjugé de la naissance, et le fils du bonhomme Arouet, simple notaire à Paris, n’était pour lui qu’un croquant. Enfin, il n’était libertin que selon la tradition royale et dans l’un des deux sens du mot, non pas celui qui prévalait au grand siècle : il avait de nombreuses maîtresses, mais restait attaché à l’union du trône et de l’autel, et détestait les esprits forts. Ce n’était pas du tout un intellectuel.

Frédéric en était un, et d’une belle envergure, philosophe aussi affranchi que Voltaire, et l’un de ses meilleurs disciples, passionné pour les lettres et les sciences, lui-même poète et surtout prosateur du plus rare mérite, dont les lettres ne sont pas indignes de son illustre correspondant, et qui devrait compter dans les histoires de notre littérature comme un des meilleurs écrivains français de son temps, puisqu’il n’écrivait que dans notre langue. Grand capitaine, il le fut, à la vérité, en un temps où les grands capitaines n’abondaient pas. Ses débuts à Molwitz, malignement rapportés par Voltaire, ne furent pas brillants. Par la suite il fit preuve de bravoure, et il serait ridicule de discuter ses talents militaires, reconnus par Napoléon (qui ne lui a pourtant pas ménagé les critiques). Sans prétendre à aucune compétence spéciale, on peut remarquer que Frédéric a eu de la chance. Il n’eut pas à combattre Maurice de Saxe, le dernier de nos bons généraux avant la Révolution, mais des incapables qui avaient fait leur carrière dans les antichambres, comme l’ineffable Soubise, ou des adversaires qui se jalousaient et cherchaient moins à le vaincre qu’à se jouer mutuellement de mauvais tours. La France, la Russie et l’Autriche luttèrent ensemble contre la Prusse dans la guerre de Sept ans (1756-1763), mais jamais coalition ne fut moins unie. D’ailleurs Voltaire n’aimait pas la guerre, ni les guerriers. Mais il aimait l’esprit. Il faut bien convenir que le grand Frédéric en avait beaucoup, et d’abord assez pour comprendre celui de Voltaire, que Louis XV n’appréciait pas.

Avant de partir pour Potsdam, où il arriva en juillet 1750, Voltaire avait passé par Compiègne afin de « demander au plus grand roi du Midi la permission d’aller se mettre aux pieds du plus grand roi du Nord ». Mais tandis que le plus grand roi du Nord lui avait prodigué pendant des années les plus flatteuses avances, le plus grand roi du Midi lui répondit sèchement qu’« il pouvait partir quand il voudrait » et lui tourna le dos. Lui donner ainsi son congé, après l’avoir fatigué d’injustices et de rebuffades, était certainement une faute. « S’il est vrai qu’il ait tout de bon dit adieu à la France, écrivait lord Chesterfield, il vous donnera bientôt des pièces bien hardies. La Bastille a jusqu’ici fort gêné ses vers et sa prose. » Un sourire de Louis XV l’eût retenu : Frédéric lui-même n’en doutait point. Mais Mme de Pompadour elle-même l’abandonna, se lassant de protéger un homme si mal vu.

« Ma destinée était de courir de roi en roi, a-t-il dit, bien que j’aimasse ma liberté avec idolâtrie ». Ce gentilhomme ordinaire de la chambre de Louis XV, qui allait devenir chambellan de Frédéric II, avait longuement séjourné entre temps à Lunéville, chez le roi Stanislas, dans le palais duquel mourut Mme du Châtelet. Il fut à maintes reprises reçu, hébergé, cajolé chez divers princes souverains d’Allemagne, et il entretint une correspondance assidue avec les deux impératrices de Russie, Élisabeth et Catherine, sans parler du pape Benoît XIV avec qui il échangea des coquetteries épistolaires. Grand voyageur pour l’époque, et cosmopolite éminent, on croit pourtant qu’ayant toujours rêvé d’un voyage en Italie, il y renonça par peur du Saint-Office. D’où venait ce penchant de Voltaire pour les têtes couronnées ? De sa vanité ? Sans doute. On a vu qu’il en convenait et s’en raillait tout le premier. Le cas est véniel, et bien d’autres, sans y avoir les mêmes droits, ont cultivé les belles relations. Du reste, il ne s’imposait pas : c’étaient ces souverains qui se l’arrachaient. L’honneur était pour lui, aux yeux de ses contemporains : devant la postérité, il est pour eux. Autant que le permettaient les anciens régimes, ce prince de l’esprit sut traiter d’égal à égal avec ceux de la terre.

On admet donc que Voltaire n’était pas détaché du monde. Ce grand homme était philosophe, mais non point Scythe, ni stoïcien. Infiniment sociable, éblouissant causeur, il recherchait naturellement la bonne compagnie, le mouvement et les réunions brillantes. Rappelez-vous, dans la Princesse de Babylone, la description lyrique du plaisir de dîner en ville et de causer avec des gens aimables, à Paris. « Il (Amazan) sentit son cœur s’amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement à un feu modéré et s’exhalent en parfums délicieux. » Après tout, personne n’est tenu d’habiter la tour d’ivoire de Vigny, encore moins le tonneau de Diogène. D’ailleurs, Voltaire ne cherchait pas seulement chez les grands des distractions légitimes, mais une protection et une influence. Il connaissait trop bien l’humanité pour ignorer que, pauvre et solitaire, il eût risqué davantage d’être écrasé par ses ennemis et dédaigné des masses. Le prestige qu’il tirait de ses amitiés royales servait son œuvre et sa doctrine. Il espérait inculquer celle-ci à ces potentats, et la faire régner effectivement par leur intermédiaire. Faguet l’accuse d’avoir voulu abolir tout pouvoir spirituel : il voulait en réalité établir le sien, qui valait mieux que celui du Grand Inquisiteur. Il devait donc frayer avec les puissances et se faire son propre nonce ou légat. Sa sûreté même exigeait qu’il eût de solides appuis et des refuges préparés.

Certes il eût été ravi de donner la préférence à Louis XV, et ce n’est pas de gaieté de cœur que ce Parisien vécut si longtemps loin de Versailles et de Paris. À qui la faute si, quoi qu’en ait dit Louis XV, il n’obtint pas l’aide et la bienveillance que Louis XIV en son bon temps avait accordées non seulement à Racine et à Boileau, mais à l’auteur de Tartuffe, et si le roi de France était alors un des monarques d’Europe qui admiraient le moins ses mérites et redoutaient le plus ses idées ? Quel homme éclairé n’eût souhaité d’entrer en rapports avec Voltaire ? Les autres princes profitaient des facilités que leur rang leur donnait pour être sûrement bienvenus de lui. Il est juste de constater que Frédéric II se distinguait entre tous par l’ardeur de ses affectueuses protestations et de ses dithyrambes.

Quels motifs Voltaire aurait-il pu avoir de n’y point céder ? On a parlé de patriotisme. Il faut que le sens historique ait fait bien peu de progrès et que les haines de parti soient bien fortes, puisqu’il se trouve encore des critiques pour incriminer le patriotisme de Voltaire et l’insulter à ce propos. Apparemment ces censeurs ne font pas la différence entre la Prusse de 1750 et celle de 1870 ou de 1914, ni entre le grand Frédéric et Guillaume Ier ou Guillaume II. Le grand Frédéric ne parlait que français, n’écrivait qu’en français, savait à peine l’allemand et le méprisait de toutes ses forces. Voltaire mandait de Berlin à sa nièce, Mme Denis : « La langue qu’on parle le moins à la cour, c’est l’allemand. Je n’en ai pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos belles-lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. » Et de Potsdam au marquis de Thibouville : « Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue. L’allemand est pour les soldats et pour les chevaux : il n’est nécessaire que pour la route. En qualité de bon patriote, je suis un peu flatté de voir ce petit hommage qu’on rend à notre patrie, à trois cents lieues de Paris. » Avouez que Voltaire ne pouvait prévoir le pangermanisme et la gallophobie. La Prusse n’était alors qu’un maigre royaume de trois ou quatre millions d’habitants, et presque constamment allié de la France, dont c’était la politique depuis Louis XIII et Richelieu de soutenir les petits Etats allemands du nord contre l’Autriche. Le fameux renversement des alliances — nullement motivé par de profondes raisons politiques, mais par des rancunes personnelles et des intrigues de femmes — n’eut lieu que pour la guerre de Sept ans, qui ne commença qu’environ trois ans après que Voltaire avait quitté Berlin. Il est faux que les philosophes en aient été les seuls ou les principaux adversaires. L’opinion publique y était généralement hostile. Voltaire fut au contraire favorable à l’alliance autrichienne, et souhaita que Frédéric reçût une bonne leçon, qui l’eût vengé.

Il ne souhaita pas, il est vrai, son écrasement total. Il eut pitié de lui lorsqu’il le vit vaincu, désespéré, presque résolu au suicide, et il essaya de lui faire obtenir, par l’entremise du maréchal de Richelieu, une paix qui n’eût pas été moins utile à la France. Soudain Frédéric, qui s’était cru perdu, rétablit sa fortune par le coup d’éclat de Rosbach. Et nos censeurs d’accabler Voltaire à cause des petits vers fameux sur « les derrières des guerriers du roi très-chrétien », lesquels ont été écrits deux ans après l’événement. Paris n’avait pas attendu si longtemps pour chansonner Soubise. La vérité est que cette victoire de Frédéric désola Voltaire, dont c’est précisément le chagrin qui s’exhale en sarcasmes contre l’impéritie de Soubise et la ridicule débandade qui en résulta. « Nous sommes consternés de la dernière aventure », écrit-il en novembre 1757 à Thibouville. Et quelques jours après à d’Argental : « Je ne m’intéresse à aucun événement que comme Français. Je n’ai d’autre intérêt et d’autre sentiment que ceux que la France m’inspire. J’ai en France mon bien et mon cœur. »

Cependant, il a plaisanté ? Mais il faut comprendre que chacun parle sa langue et s’exprime selon son tour d’esprit. La plaisanterie était le langage naturel de Voltaire, qui ne lui servait pas seulement à exprimer la gaieté, mais aussi la colère et l’indignation. C’est ce que n’a pas compris, par exemple, Mme de Staël, lui reprochant de manquer d’entrailles, parce qu’il bouffonne dans Candide à propos des misères de l’humanité. Eh ! c’est sa manière de les mettre en relief, et ces bouffonneries ironiques lui sont au contraire inspirées par une profonde pitié, puisqu’elles ont pour objet de tourner en dérision non pas du tout les souffrances humaines, mais les folies et les tyrannies qui les déterminent, ainsi que l’optimisme béat et vraiment féroce que ces affreux spectacles n’émeuvent point. Il est vrai que les femmes comprennent rarement l’ironie. Michelet, génial, mais un peu femmelin, s’y est pareillement trompé. Tout le monde ne peut employer — ce n’est pas pour Michelet que je dis cela — un ton prud’hommesque, pontifiant et larmoyant. Cette méprise sur Candide nous stupéfie, mais celle que l’on commet au sujet des versiculets concernant Rosbach n’est guère moins énorme, si elle est de bonne foi. En réalité, c’est l’inepte Soubise et le gouvernement responsable de ce choix que visent les traits de Voltaire, et peu de Français ont ressenti aussi profondément que lui l’amertume de cette défaite, dont ses voyages à l’étranger lui avaient mieux permis de mesurer le fâcheux effet.

Les Parisiens se bornèrent aux chansons, et pour le surplus restèrent assez indifférents, si même ils n’applaudirent. Le maréchal de Belle-Isle le constate avec regret. Voltaire, toujours bien renseigné, écrit : « On se moque bien de tout cela dans votre Paris, et pourvu que les rentes de l’Hôtel de Ville soient payées et qu’on ait quelques spectacles, on se soucie fort peu que les armées périssent. » C’est que personne ne s’imaginait alors que la Prusse pût jamais constituer un danger sérieux pour la France. Ces guerres lointaines, où ne figuraient que des soldats de métier, semblaient de vaines querelles entre souverains rivaux, n’engageant en rien l’honneur et à peine l’intérêt national ; et la popularité de Frédéric était, pour nos pères frivoles et frondeurs, une forme d’opposition contre Louis XV, ses ministres, ses généraux et ses maîtresses. Certains, plus réfléchis, mais regardant aussi la Prusse comme inoffensive pour nous, estimaient que sa victoire assurait un contrepoids à la puissance autrichienne et un asile à la liberté de conscience. Les émigrés de la révocation de l’édit de Nantes avaient peuplé Berlin. Voltaire n’était pas inaccessible à ces considérations, qui dans l’Europe de 1757 étaient plausibles et le parurent à de bons Français fort longtemps après, puisque Michelet proclame que « la pensée vainquit à Rosbach », et puisque la Prusse dut encore à la réputation de libéralisme que lui avaient procurée ses premiers rois de voir une bonne partie de notre presse se réjouir de Sadowa. Ce qui devint au xixe  siècle une erreur de jugement — mais non point, même alors, un manquement volontaire au patriotisme — était une vérité, ou du moins une forte vraisemblance au xviiie . Louis XV et sa Pompadour ne furent pas plus perspicaces et ne prévirent nullement l’extraordinaire avenir de la Prusse ; ils s’allièrent à l’Autriche pour exercer des représailles contre Frédéric, qui les avait bafoués en prose et en vers, et pour reconnaître les politesses de Marie-Thérèse, qui flagornait diligemment la favorite.

On pourrait insister, citer encore d’autres textes décisifs, par exemple la lettre du 21 décembre 1751 où, révolté de certaines clabauderies, Voltaire déclarait hautement : « Je ne suis point naturalisé Vandale et j’ose croire que ceux qui liront le Siècle de Louis XIV verront bien que je suis Français. » Pour quiconque y regarde d’un peu près et n’obéit pas à un mot d’ordre, la cause est entendue. Le patriotisme de Voltaire est non seulement très réel et très vif, mais très analogue au nôtre. Nos soldats de 1914-1918 étaient fiers, en combattant pour la patrie, de combattre en même temps pour la civilisation. La valeur capitale de la civilisation et son élévation au rôle de critérium, c’est une des idées maîtresses de Voltaire. L’a-t-il inventée ? Il est presque toujours difficile de savoir qui a inventé une idée, à rigoureusement parler. En tous cas, il l’a faite sienne. Nul n’en avait encore montré systématiquement toute l’importance. Ce n’est qu’après lui et grâce à lui qu’elle est entrée dans le domaine public — au moins en principe, étant encore bien souvent méconnue dans la pratique. Comment un Français du dix-huitième siècle, ayant ce culte de la civilisation, n’aurait-il pas aimé son pays, qui la représentait de façon assez éminente pour s’imposer au roi de Prusse et à quiconque pensait en Europe ?

Voltaire s’installa donc à Potsdam en juillet 1750, et les premiers temps de son séjour furent enchanteurs. Rien à faire, que de souper avec le roi, et de lui corriger ses ouvrages. « Je suis son grammairien, écrivait-il à sa nièce, et point son chambellan. » C’était trop beau. Ils finirent par se brouiller. Des deux qui eut tort et qui eut raison ? La plupart des historiens allemands accablent Voltaire, cela va de soi, et certains Français font chorus. Cependant, David Strauss, quoique très partialement frédéricien, déclare que les torts furent partagés. Les plus graves de beaucoup furent du côté de Frédéric, d’après l’impartial et attentif Desnoiresterres, et c’est bien la conclusion qui se dégage de l’examen des faits. Il y eut l’incident Baculard d’Arnaud : ce Baculard se conduisit de façon si odieuse envers Voltaire que Frédéric consentit à le disgracier, mais pour en faire bientôt grief à Voltaire. Il y eut le procès avec le juif Hirsch ou Hirschell. Un peu légèrement, Voltaire l’employait pour une spéculation interdite par le roi, mais couramment pratiquée. Hirsch abusa de la situation pour escroquer Voltaire, croyant le faire chanter. Le poète ne chanta point, gagna son procès, mais perdit les bonnes grâces du roi, qui le rabroua en termes grossiers et offensants. Il y eut les potins : La Mettrie rapporta à Voltaire que le roi aurait dit : « Laissez faire, on presse l’orange, et on jette l’écorce quand on a avalé le jus. » En revanche, on raconta au roi que Voltaire se serait écrié, à propos des manuscrits que Frédéric lui soumettait : « Le roi m’envoie son linge à blanchir. » Il y eut enfin l’incident Maupertuis, qui amena la rupture.

Maupertuis, natif de Saint-Malo, avait été appelé par Frédéric à la présidence de l’Académie de Berlin. Ce n’était pas un savant sans mérite : son expédition géodésique en Laponie avait démontré que la terre n’est pas une sphère parfaite, et s’aplatit légèrement au pôle. Mais c’était un envieux et un autocrate. Dans son différend avec Koenig, qui lui avait opposé une lettre de Leibniz, il fut absurde et révoltant. Alors que Koenig lui avait témoigné les plus grands égards, il osa l’accuser de faux. Or tous les leibniziens reconnaissaient l’authenticité de la lettre de Leibniz, bien que l’original en fût perdu, Maupertuis eut le front de faire disqualifier Koenig par l’Académie de Berlin, dont presque tous les membres étaient incompétents et dont aucun ne pouvait voter contre le président, qui tenait leur situation dans ses mains. Voltaire avait d’excellentes raisons de partir en guerre. Les intérêts de la liberté scientifique étaient réellement enjeu. Maupertuis venait de publier un volume de Lettres sur divers sujets où il y avait des lueurs, des embryons de théories qui devaient faire leur chemin, mais beaucoup de paradoxes burlesques. Voltaire entreprit de l’exécuter, et il y réussit à merveille dans sa Diatribe du Docteur Akakia, qui reste amusante, bien que Maupertuis, ses thèses cocasses et ses projets baroques soient profondément oubliés.

En quoi cette controverse concernait-elle Frédéric ? Qu’est-ce qui l’obligeait à prendre parti ? Une attaque contre le président de son académie lui parut une atteinte à sa propre autorité. Il écrivit lui-même un libelle contre Voltaire et fit brûler la Diatribe du Docteur Akakia sur la place publique ; par la main du bourreau. Acte étrange d’un protecteur de la liberté de penser !

Voltaire avait peu à peu découvert à ses dépens que ce roi libre-penseur était, religion à part, un despote « plus absolu que le Grand Turc ». Il avait coutume de rudoyer ses commensaux et de les prendre pour plastrons. « Il est difficile, prononce Macaulay, d’imaginer aucune raison, à moins que ce ne fût la rage même de la faim, qui ait pu décider aucun homme à cette misère d’être le compagnon du grand roi. » Le critique anglais ajoute que « le plus pauvre auteur de l’époque, vivant à Londres, couchant sur un grabat, dînant dans une cave, se faisant une cravate de papier et n’ayant qu’une épingle pour tout bijou, était plus heureux qu’aucun des hôtes littéraires de la cour de Frédéric. » Pour ce qui touche particulièrement Voltaire, le roi souffrait, en outre, d’une jalousie inavouée. Il était homme de lettres dans l’âme. Il disait à d’Alembert qu’il aimerait mieux avoir fait Athalie que toutes ses guerres, en quoi il avait raison, car la tragédie de Racine est immortelle et la Prusse de Frédéric a mal tourné. Il craignit certainement qu’on n’attribuât à Voltaire une trop grande part de collaboration dans ses ouvrages. La situation devenait intenable. C’était effrayant, de dépendre à ce point d’un confrère. Même aujourd’hui je ne m’y exposerais pas. Voltaire partit, avec un congé aussi sec que l’avait été celui de Louis XV. Tous les rois sont les mêmes.

Après l’équipée de Francfort, et une longue rancune, assez justifiée, de Voltaire, la correspondance reprit, mais ils ne se revirent jamais. Les vingt dernières années du patriarche de Ferney, enfin libre et son seul maître, seront les plus heureuses et les plus fécondes de sa vie. Presque tous les Mélanges et les Contes datent de cette époque. Candide est de la même année que les Mémoires (1759). Il avait alors soixante-cinq ans. « M. de Voltaire retourne en jeunesse », dira Mme du Deffand. Est-il rien de plus gai que la Relation du Jésuite Berthier et de frère Garassise (1759 aussi), que le Plaidoyer de Ramponeau (1760) ou que la Seconde anecdote sur Bélisaire (1767), dont le milieu et le ton se retrouveront dans la Rôtisserie de la Reine Pédauque ? La juvénilité de Voltaire n’était pas seulement allègre, elle devenait furieusement combative. Mais il bataillait dans la joie, en riant et plaisantant, d’une verve incoercible, à la vieille mode française.

La démiurgie de l’esprit

« Je n’ai pas de sceptre, a-t-il dit, mais j’ai une plume. » Sa plume valait mieux. Grâce à elle, il fut roi lui-même, par le droit du génie. Ses campagnes dépassèrent en importance celles du grand Frédéric, et même bien d’autres. Il écrivait, dans les Lettres philosophiques : « Il n’y a pas longtemps qu’on discutait dans une compagnie cette question usée et frivole, quel était le plus grand homme, de César, d’Alexandre, de Tamerlan, de Cromwell, etc. Quelqu’un répondit que c’était sans contredit Isaac Newton… C’est à celui qui domine sur les esprits par la force de la vérité, non à ceux qui font des esclaves par la violence, que nous devons le respect. » Nul n’a plus victorieusement exercé cette domination que l’intrépide philosophe. Il s’est un jour rendu justice : « J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin. » En cela, il ne s’est pas trompé, car il n’a pas fondé une autre foi, mais la raison. Il n’a pas changé le vieux joug pour un neuf, mais a vraiment ôté le poids de nos épaules. Il nous a tirés du cachot et nous a ramenés à la lumière. Joie ! Joie ! Rires de joie ! Grâce à Voltaire, on respire, on vit.

Il avait toujours été incroyant, sans attendre de connaître les free thinkers anglais. L’Épître à Uranie (ou le Pour et le Contre) est de 1722, donc bien antérieure au voyage d’Angleterre. La tradition de notre Renaissance, de Rabelais et de Montaigne, des libertins du grand siècle et de Pierre Bayle, suffisait à le mettre sur la voie, sans parler de ses propres réflexions. Mais quoique son opinion fût faite depuis longtemps, il avait été absorbé par d’autres travaux, par la poésie et le théâtre, aussi par la science positive à l’époque de Mme du Châtelet, des Éléments de la philosophie de Newton et de l’Essai sur la nature du feu (dont Dubois, Reymond et Saigey ont attesté la valeur scientifique). C’est dans sa dernière période qu’il mena une lutte ouverte et méthodique contre le christianisme. Le Sermon des Cinquante (1762) est sa première grande offensive ; les Questions de Zapata (1767), une des plus irrésistiblement plaisantes. Pendant un quart de siècle, ce fut une salve continuelle de pamphlets étourdissants, et la plupart de ses lettres aux disciples et amis se terminaient par la fameuse formule : Ecr. l’inf. (Écrasons l’infâme.)

Ce qui caractérise cette controverse de Voltaire, c’est qu’aux arguments purement rationnels il joint l’érudition et la critique des textes, en servant le tout par la polémique la plus amusante et la plus acérée. Le rationalisme est de tous les temps, la polémique spirituelle était spécialement française, après avoir été grecque avec Lucien ; la philologie était entrée en scène avec le terrible Tractatus theologico-politicus (1670). Voltaire réunit en lui seul Lucrèce, Celse, Lucien, Saint-Evremond et Spinoza. Quoi qu’on en ait pu dire, l’effet a été foudroyant et durable. Il écrit, en 1767 : « Pardieu ! le temps de la raison est venu. Ô nature ! Grâces immortelles vous en soient rendues ! » Et il se réjouit « du mépris où l’infâme est tombée chez tous les honnêtes gens de l’Europe. » C’était un fait rigoureusement exact. Sous l’influence prépondérante de Voltaire, l’irréligion se répandit partout, dans les classes cultivées et aristocratiques, et Louis XVIII lui-même devait rester jusqu’au bout un parfait voltairien. Que reprochait Voltaire au christianisme ? Avant tout d’être faux, de reposer sur des textes inauthentiques, puis d’avoir été funeste par le développement d’un fanatisme obscurantiste et féroce, qui n’existait pas dans l’antiquité et qui a fait périr en dix-sept cents ans près de dix millions d’hommes.

À Voltaire on oppose quelquefois Renan, et Renan lui-même, au début de sa carrière, se piqua de marquer surtout les différences. Mais il reconnut ensuite que pour l’essentiel ils étaient d’accord, que lui-même continuait Voltaire beaucoup plus qu’il ne le rectifiait, et il a dit, dans son Marc-Aurèle : « Lucien fut la première apparition de cette forme du génie humain dont Voltaire a été la complète incarnation et qui, à beaucoup d’égards, est la vérité. » Depuis Voltaire, les apologistes ont dû généralement se réfugier dans le fidéisme, le traditionalisme, ou le poétisme à la Chateaubriand. Renan concilie, si l’on veut, Chateaubriand et Voltaire. Il est sensible à la poésie du christianisme, mais n’en conteste pas la nocivité et n’en souhaite pas la conservation. Il est moins agressif et plus attendri : question de pure forme, et licence que lui permettait le progrès acquis grâce à Voltaire. Au dix-huitième siècle, Renan eût milité comme lui. D’ailleurs, voyez Goethe, qui avoue dans une de ses Épigrammes que malgré son humeur accommodante il ne peut supporter quatre choses : la fumée de tabac, l’ail, les punaises et le crucifix. Cela ne l’a pas empêché de dégager objectivement la poésie du mysticisme chrétien, dans le finale du second Faust. Pour peu qu’on ait le sens historique, tout cela s’arrange à merveille, et les remarques de Voltaire subsistent. On lui a reproché d’expliquer les religions exclusivement par l’imposture des chefs et la sottise des foules. Il a noté au contraire le rôle indispensable de l’enthousiasme. Mais ce sont assez souvent les inspirés et les croyants les plus sincères qui, précisément par conviction et ardeur d’apostolat, usent de ces « fraudes pieuses », dont Renan a relevé l’intervention jusque dans la période évangélique. Il n’est pas facile de prendre Voltaire en défaut.

Il ne croit pas beaucoup plus à la métaphysique qu’à la religion et la juge aussi illusoire, quoique moins dangereuse. Il doute fort de l’immortalité de l’âme et de son existence distincte. Il ne tient qu’à Dieu. Il est déiste, avec des tendances au spinozisme. Il voit de l’intelligence et de l’ordre dans la nature. Cet ordre et cette intelligence, on peut les appeler Dieu pour la commodité du discours et Renan ne s’y refusait pas non plus.

Mais surtout Voltaire a travaillé à en mettre dans l’humanité, que le Créateur a un peu négligée et moins bien traitée que le cours des astres. C’est ici le grand œuvre du patriarche. Esprit positif, le premier et le plus grand de tous, il a entrepris de réformer et de refondre la société qui de son temps n’était plus habitable. Il a pourfendu infatigablement tous les abus, en commençant par le fanatisme, qui était le plus grave et le plus mortel. Le défenseur des Calas, des Sirven et des La Barre avait la fièvre à tous les anniversaires de la Saint-Barthélemy. Il a émancipé l’esprit humain et l’homme même, dans la théorie et dans la pratique.

Son principe, c’est l’intérêt de la civilisation. En quoi il se sépare de Rousseau, à trois points de vue : il défend la raison, commune à tous les hommes et qui les unit, en même temps qu’elle les rend maîtres de la nature, tandis que Rousseau s’appuie sur le sentiment, qui varie d’un homme à l’autre, d’un peuple à l’autre, fomente les divisions et ne bâtit que sur les nuées. Car lorsque la raison s’égare, c’est qu’elle est troublée par l’intrusion du sentiment : seule et libre, elle est sûre. En second lieu, Jean-Jacques veut nous ramener au prétendu état de nature, qu’il croit une idylle et qui n’est qu’une barbarie. Voltaire veut le progrès de la culture intellectuelle, des sciences et des arts, du confort et même du luxe.

Enfin, Jean-Jacques prend la simple qualité d’homme pour base de ses revendications sociales, et risque par ce biais encore de nous ramener à un état barbare. Voltaire, comme les Grecs, veut régir, subordonner, améliorer les hommes d’après les besoins de la vie civilisée, et pour lui, comme le dira Renan, la raison seule est de droit divin. Les droits de l’État et ceux du peuple ne viennent qu’ensuite. L’État n’est qu’un moyen. Le peuple, il faut l’aimer, assurer son bien-être et l’instruire, mais n’en pas faire une idole, ni un Moloch. Dans le Sermon des Cinquante et ailleurs, Voltaire déclare nettement qu’il n’est pas si incapable, et qu’on peut l’éclairer même en matière religieuse. Mais la lumière vient de l’élite, et descend dans les masses peu à peu. Nietzsche a dit de Voltaire, dans Humain, trop humain, qu’« il fut le dernier grand écrivain qui, dans le maniement de la langue, eut l’oreille d’un Grec, la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et l’agrément d’un Grec ; comme encore il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d’esprit et une disposition absolument non-révolutionnaire. » On dirait plus exactement non-démagogique. Et ce sont les Grecs qui ont inventé la raison, mais c’est Voltaire qui en a fait une réalité efficiente et la base d’une ère nouvelle.

Si l’on avait écouté Voltaire en tout, la violence eût été évitée : Robespierre était un jean-jacquiste. Si on l’écoutait à fond, la paix européenne serait garantie. Jamais Goethe, lui aussi esprit libre et non-démagogue, n’a plus fidèlement exprimé la pensée de Voltaire que lorsque il a déclaré au bon Eckermann : « Je ne pouvais haïr une nation (la France) qui a tant contribué à la civilisation et à mon propre développement. » Goethe, Gibbon, Byron, Stendhal, Victor Hugo, Henri Heine, Flaubert, Renan, Nietzsche, Anatole France, Paul Valéry, voilà quelques-uns de ceux sur qui l’influence intellectuelle de Voltaire s’est le plus puissamment exercée. La Révolution française (moins la Terreur), les droits de l’homme selon la déclaration de 1789, c’est-à-dire l’égalité des droits et la distinction des mérites, la liberté de penser, la liberté de la presse, la liberté des cultes, l’État laïque, tout l’essentiel de la structure et de la vie sociales depuis un siècle et demi est la réalisation des idées de Voltaire et le produit de son immense action. Le monde moderne, le monde où nous vivons, et dont certains d’entre nous dédaignent les bienfaits parce qu’ils n’ont pas connu les bûchers ni les Bastilles, est un monde sorti du cerveau de Voltaire, qui n’a créé et gouverné que par l’esprit. Voltaire est plus qu’un grand écrivain, c’est un démiurge.

La religion de Jean-Jacques Rousseau

On sait que le lieutenant Pierre-Maurice Masson est mort au champ d’honneur ; qu’avant la mobilisation, il était professeur de littérature française à l’université de Fribourg en Suisse ; qu’il put corriger, dans les pauvres heures de loisir du cantonnement, les épreuves de cette vaste thèse de doctorat sur la Religion de J. J. Rousseau, mais fut proclamé docteur par la Sorbonne sans avoir paru à la soutenance, ayant péri un peu avant le jour fixé. On ne saurait trop admirer le courage de Pierre-Maurice Masson, ni le sang-froid qui lui permettait de poursuivre ses travaux jusque sous le feu de l’ennemi. Mais ce serait manquer de respect à ce grand travailleur que de décerner à son ouvrage un éloge banal. L’intérêt en est assez vif et la valeur assez sérieuse pour qu’on puisse le louer sans complaisance, mais on ne doit pas éviter non plus la libre discussion que Masson eût souhaitée et qui est seule digne de lui.

C’est un grand érudit par goût et par système, un fouilleur de manuscrits et de livres rares, un dénicheur de textes oubliés ou inédits, un partisan de l’histoire littéraire objective et documentée, traitée par des méthodes autant que possible scientifiques et, en tout cas, dans l’esprit de la science. Je n’ai aucune objection de principe contre l’érudition, que j’ai toujours considérée comme salutaire en soi et comme indispensable à la critique. On ne saurait employer de moyens trop précis ni se donner trop de peine pour découvrir la vérité, et l’on a certes plus de chance d’y arriver en se renseignant qu’en faisant des phrases. Mais si la nouvelle école a tout à fait raison en général et, d’ailleurs, renoue une tradition ancienne, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait aussi ses manies et ses défauts. D’abord, pour bien affirmer leur juste mépris de la rhétorique, ces doctes chercheurs se croient autorisés et presque obligés à mal écrire ; et Pierre-Maurice Masson, qui aurait naturellement un style assez agréable, le gâte par de fréquentes négligences et incorrections. Qui donc écrira purement, si les docteurs-ès-lettres, les professeurs de faculté, donnent le mauvais exemple ? Il n’y a pas de plus alarmant symptôme de la crise du français. Par contre, un des attraits de ces travaux modernes, c’est la précision des références et l’abondance des bibliographies. Un livre d’histoire ou d’histoire littéraire sans bibliographie ni références est désormais intolérable : le lecteur veut connaître les sources où a puisé l’auteur et pouvoir au besoin vérifier ses citations.

Pierre-Maurice Masson est un excellent bibliographe : la liste d’environ 700 ouvrages relatifs à son sujet, donnée à la fin de son troisième volume, contient des indications précieuses et sera très utile à tous ceux qui veulent étudier Jean-Jacques Rousseau ; rien que pour ce répertoire, la thèse de Masson aurait sa place marquée dans les bibliothèques. Mais à côté de véritables trouvailles, il y a d’étranges lacunes. À force de donner la chasse aux raretés, ces érudits oublient des œuvres qui, pour être connues ou supposées connues de tout le monde, n’en gardent pas moins une importance capitale. C’est ainsi que dans cette bibliographie si copieuse qu’on a le droit de penser qu’il l’a voulue complète, Pierre-Maurice Masson n’inscrit pas Michelet, dont le nom ne paraît pas une seule fois dans ses trois volumes. Cependant, il y a dans l’Histoire de France de Michelet (XIX, 4) tout un chapitre sur Rousseau, et traitant précisément le même sujet que Pierre-Maurice Masson. Et Michelet blâme ce que Masson approuve, mais ils sont d’accord sur le point de fait. C’est, je crois, la plus étonnante de ces lacunes : ce n’est pas la seule.

Je me suis demandé longtemps, en lisant Masson, s’il n’y en aurait point une autre, encore plus grave, et si Masson s’abstiendrait jusqu’au bout de citer le fameux passage de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, où Diderot a formulé, sur le rôle de Rousseau, les vues que Michelet et bien d’autres (parmi lesquels Remy de Gourmont16 qui n’est pas cité non plus) devaient reprendre par la suite avant Masson. Cette citation si nécessaire, qui n’eût pas été déplacée dans la préface, arrive enfin à la page 170 du troisième volume, mais écourtée et rabaissée ; dans l’Index, où les chiffres gras renvoient aux passages les plus importants, ce passage est indiqué en chiffres maigres ! Il n’en contient pas moins l’idée essentielle de la thèse de Masson. Les pages de Carlyle, qui dans les Héros (chapitre du Héros comme homme de lettres), qualifie Rousseau de prophète, ne sont pas citées davantage, ni celles de M. Pierre Lasserre qui, dans son Romantisme français, le présente comme un simulateur. Lequel a raison ? Ou, par hasard, n’auraient-ils pas un peu raison tous les deux ? Car, après tout, ces deux opinions ne sont pas forcément contradictoires. Masson a bien donné la sienne, qui est plus conforme à celle de Carlyle qu’à celle de M. Lasserre, mais sans examiner directement ni avoir l’air de connaître les propos de ces deux critiques ; et sans doute a-t-il réellement oublié ou ignoré au moins ceux de Carlyle puisqu’il semble attribuer à un troisième critique17 la paternité de cette comparaison de Rousseau à un prophète, dont Carlyle lui-même n’a peut-être pas eu l’invention, mais qu’en tout cas, il avait énoncée un bon demi-siècle auparavant.

Comme bibliographe, Masson a des caprices parfois incommodes. Chaque fois qu’il cite Jean-Jacques, il renvoie à l’édition Hachette en 13 volumes, édition fort répandue il est vrai, et très bon marché, mais imprimée en caractères excessivement fins et redoutée à ce titre de beaucoup de lecteurs. Et il ne donne que le volume et la page de cette citation, jamais le chapitre de l’ouvrage. Dans son langage, Confessions, VIII ; ou Rêveries, IX, ne signifient pas que le passage se trouve dans le huitième livre des Confessions, ou la neuvième Promenade des Rêveries d’un promeneur solitaire, mais dans le volume huitième ou neuvième de l’édition Hachette : tant pis pour vous qui ne possèdez qu’une édition Petitain, Werdet-Lequien, Dalibon, ou peut-être, si vous êtes bibliophile, une édition de l’époque. Dans d’autres cas Masson procède tout différemment. Il existe une édition moderne et complète de Diderot, et une seule : l’édition Assézat, que tous les lettrés ont dans leur bibliothèque. Masson y renvoie quelquefois, mais pas toujours ; il lui arrive de renvoyer aux éditions princeps, sans l’ombre d’un motif apparent et sans autre résultat que de vous faire courir.

Les références sont, en général, scrupuleusement notées. On s’étonne pourtant de lire, chez Masson, que « toute renaissance religieuse, en France surtout, profite d’abord au catholicisme » 18 sans rien (lui rappelle que cette pensée appartient d’abord et surtout à Renan19. Divers autres détails de cette imposante documentation révèlent une critique insuffisamment serrée. Comme preuve de la sincérité des convictions catholiques de Mme de Warens, femme charmante, mais peut-être un peu fantaisiste, Pierre-Maurice Masson retient ce fait : « Quand elle fondera une compagnie pour l’exploitation des mines de houille d’Harache, ne la placera-t-elle pas sous les auspices de la Très-Sainte-Vierge20 » ? Masson ne soupçonne pas que la sémillante nouvelle convertie, à qui sa conversion avait valu une pension sur la cassette du roi de Sardaigne, pût viser simplement à se concilier certains protecteurs et commanditaires.

Plus loin, Masson cite une des prières rédigées par Jean-Jacques vers l’âge de vingt-quatre ou vingt-huit ans et récemment publiées par M. Th. Dufour ; et non seulement il s’extasie sur la beauté de ce morceau, qui n’est qu’une amplification d’écolier, mais il admire particulièrement l’ampleur des « images », dans ce fragment où il n’y en a pas une seule21. D’autres jugements littéraires sont également contestables. Certains, qui concernent Voltaire, Diderot, et les encyclopédistes, ne semblent pas dus à un excès de bienveillance. Par exemple, dans la Promenade du sceptique, de Diderot, Masson ne voit qu’ironies « niaises » et « fastidieuse bouffonnerie »22. L’allégorie y est peut-être un peu prolongée, mais il faut être bien prévenu pour n’y découvrir que de la niaiserie et s’y ennuyer tant. Ailleurs23 Masson interprète très inexactement un petit poème de Jean-Jacques, l’Allée de Sylvie : ce n’est qu’un lieu commun de morale tempérée et juste milieu ; le mot de « philosophie » y est employé dans le sens le plus large, et il est impossible d’y voir la moindre pointe contre le parti des philosophes. N’anticipons pas ! Nous ne sommes encore qu’en 1736.

C’est interpréter faussement encore la préface de Narcisse (1753) que d’y vouloir trouver une charge à fond contre ce même parti et de s’étonner que la rupture entre Jean-Jacques et les philosophes n’ait pas été dès ce moment un fait accompli24. En réalité, si cette préface insiste fortement sur les dangers de la fausse philosophie ou même, si l’on veut, de la philosophie en général, elle fait les exceptions convenables et affirme qu’« il nous reste de vrais philosophes ardents à rappeler dans nos cœurs les lois de l’humanité et de la vertu » ; elle est surtout destinée à calmer tous les gens de lettres et amis des lettres en expliquant que le premier Discours contre les arts et les sciences a été mal compris et que les sciences et les arts n’ont pas de plus ferme défenseur que Jean-Jacques Rousseau. C’est aussi dans cette préface de Narcisse que s’affiche le plus radical égalitarisme qu’on eût encore jamais connu : « Dans un État bien constitué, tous les citoyens sont si bien égaux que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile, mais tout au plus comme le meilleur : encore cette dernière distinction est-elle souvent dangereuse ; car elle fait des fourbes et des hypocrites. » Défense à chacun d’avoir plus de talent ou de vertu que les autres : c’est blessant pour les camarades.

Il est, d’ailleurs, évident que Jean-Jacques n’en pense pas un mot ; qu’il a sincèrement haï les supériorités qui lui manquaient, mais estimé très haut celles dont il était pourvu ; qu’il avait nettement conscience de son génie d’écrivain, qu’il ne s’en est pas caché, et qu’il avait l’étrange prétention d’être « le meilleur des hommes » ; que, par conséquent, dans ce passage de la préface du Narcisse, il se moquait impudemment du lecteur ; qu’ayant eu le front d’écrire, dans cette même préface, et de répéter à maintes reprises, que la sincérité fait défaut à la plupart des philosophes et que le goût des lettres naît du simple désir de se distinguer, il aurait dû prévoir qu’on lui ferait légitimement l’application de ses propres principes et qu’on le considérerait à bon droit, suivant le mot de M. Lasserre, comme un simulateur, un laborieux artisan de paradoxes, ne cherchant qu’à faire retourner les passants et invariablement réduit à leur remontrer ensuite qu’il ne fallait pas prendre ses doctrines au sérieux.

Mais ne nous égarons pas, et revenons à Pierre-Maurice Masson. Vraiment, il n’hésite guère à solliciter les textes. Par exemple, il déclare25 que Diderot donne raison, en fait, à Jean-Jacques contre les défenseurs de la civilisation et lui reprocherait plutôt d’avoir été trop faible dans l’attaque. Masson s’appuie ici sur un texte de la Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé l’Homme 26. Diderot commence effectivement en ces termes : « Je trouve que Jean-Jacques a bien faiblement attaqué l’état social... » Mais il n’y a qu’à lire dix lignes plus avant pour s’apercevoir que Diderot n’a parlé ainsi que par ironie. Évidemment, ajoute-t-il, il se commet plus de crimes dans l’état social que dans l’état sauvage : Jean-Jacques aurait pu le crier encore plus haut. Comment y aurait-il beaucoup de crimes dans un état où l’homme vit isolé ? On ne peut voler et assassiner qu’à condition de vivre ensemble. Mais en le constatant, Jean-Jacques n’a formulé qu’un truisme : il a passé à côté de la question. Résulte-t-il de cela que l’état sauvage soit réellement préférable à l’état policé ? Quittant enfin l’ironie pour le style direct, Diderot conclut : « Je le nie. Il ne suffit pas de m’avoir démontré qu’il y a plus de crimes, il faudrait encore me démontrer qu’il y a moins de bonheur ».

De ce même Diderot, Masson prend pour argent comptant27 comme « une inconséquence sentimentale à la Jean-Jacques », le fameux morceau sur la Procession de la Fête-Dieu28, déjà cité par Chateaubriand dans les notes du Génie du Christianisme ; et il se demande si Diderot, dans le cas où il serait allé comme Jean-Jacques chez les ermites du Mont-Valérien, n’y aurait pas ressenti la même émotion : on se souvient du récit de cette visite, par Bernardin de Saint-Pierre. Mais si l’on veut bien relire cet extrait des Salons de Diderot, on y trouvera une impression purement esthétique, sans mélange de cette sensibilité ou sensiblerie religieuse qui tenait au contraire une place prépondérante chez Rousseau.

Dans la même sympathique intention de tirer les gens à lui et à son parti, qu’il croit naturellement le bon, Masson reproduit à satiété une phrase de Montesquieu, que Chateaubriand avait mise comme épigraphe aux premières éditions du Génie du christianisme, mais qu’il supprima par la suite, sans doute dès qu’il l’eut mieux comprise. Cette phrase est ainsi conçue : « Chose admirable ! La religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité dans l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. » Elle est tirée de l’Esprit des lois, livre XXIV, chapitre 3. Si l’on veut bien relire ce XXIVe livre, on verra qu’il débute en ces termes : « Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds, aussi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société… » On y trouvera aussi d’insistantes et complaisantes mentions des théories de Bayle, un grand éloge du stoïcisme, des Antonins, de l’empereur Julien même : « Non, il n’y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes. » On se convaincra aisément que l’incrédulité de Montesquieu, pour être moins agressive que dans les Lettres persanes où il déclare que le christianisme n’en a plus que pour cinq cents ans, est restée aussi manifeste, et qu’il y a une ironie profonde dans la phrase chère à Chateaubriand et à Pierre-Maurice Masson. Celui-ci déclare que toute une apologétique en est sortie29. Eh bien, voilà une apologétique qui n’est pas fière !

Enfin, Pierre-Maurice Masson, grand partisan de la sainte ignorance et de la foi du charbonnier, croit que Beati pauperes spiritu veut dire : Bienheureux les pauvres d’esprit ! Il est depuis longtemps établi que le véritable sens est : Bienheureux les pauvres en esprit, c’est-à-dire ceux qui ont l’esprit de pauvreté, ceux qui ne sont pas trop enfoncés dans la matière et trop attachés aux biens de ce monde. Il est possible que le mépris de la science, tel qu’il s’affirmera chez beaucoup de saints et de pieux auteurs, notamment chez celui de l’Imitation (un des livres favoris de Jean-Jacques) soit conforme au véritable esprit évangélique ; mais il n’est pas expressément prêché dans le Sermon sur la montagne...

Et l’on pourrait relever encore d’autres détails contestables dans la thèse de Pierre-Maurice Masson. Cela n’empêche pas cette thèse d’être exacte dans ses grandes lignes ; elle consiste à considérer Jean-Jacques Rousseau comme l’initiateur de la réaction contre la philosophie du dix-huitième siècle, le restaurateur de l’esprit religieux, de l’esprit chrétien, et singulièrement du catholicisme en France. Ce n’est pas une révélation. Mais Pierre-Maurice Masson apporte une quantité de faits, de témoignages, d’arguments nouveaux, de preuves circonstanciées. Bien que très systématique et insuffisamment nuancé — d’ailleurs trop long, mal composé et chargé de redites, — son ouvrage éclaire utilement divers points de la vie et de la pensée de Rousseau.

*

Le dimanche 14 Mars 1728, âgé d’un peu moins de seize ans, Jean-Jacques Rousseau s’attarda dans la campagne, et lorsqu’il voulut rentrer à Genève, trouva les portes fermées. Plutôt que de subir le lendemain matin la correction qui l’attendait, le jeune apprenti préféra jouer les Coriolan et s’expatrier. Cette évasion, qui semble un caprice d’enfant mutiné, correspond à une incompatibilité d’humeur entre la théocratie genevoise de cette époque et les aspirations de Jean-Jacques à la libre joie de vivre. Il étouffait dans la petite cité puritaine, où les croyances et les mœurs privées étaient soumises à une inquisition tracassière, où les manquements à l’orthodoxie et à l’austérité obligatoire étaient réprimés de la façon la plus humiliante. Il voulait secouer ce joug, respirer à l’aise et jouir de son printemps. C’est bien un goût de folâtrerie, d’ailleurs assez légitime et à peu près inévitable, avec cette nature de poète, qui le conduisit au catholicisme. Les curés des environs de Genève, habiles politiques, avaient coutume de bien traiter les jeunes fils de Calvin qui passaient à leur portée, de sorte que Jean-Jacques, comme il le dit dans les Confessions, n’envisageait alors « le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise ».

Pierre-Maurice Masson veut que Jean-Jacques ait essayé d’atténuer l’importance et la signification de ses apostasies. Il semble au contraire que ces raisons, auxquelles il faut joindre la nécessité de trouver du pain, qu’il avoue aussi, aient été les véritables et qu’elles ne soient pas si insignifiantes. Le moralisme tyrannique reparaîtra plus tard chez Jean-Jacques : l’empreinte de son éducation première ne s’effacera jamais complétement. Mais l’horreur de la contrainte et l’individualisme émancipateur ont toujours coexisté chez lui avec l’autre élément. Le hasard du voisinage aidant, c’est bien l’amour de la liberté qui le rendit catholique : Jean-Jacques prit de bonne heure l’habitude du paradoxe et ne la perdit jamais. Il n’a pas dissimulé que tel fut le premier mobile de cette aventure. Il n’a pas caché non plus qu’une fois embarqué dans sa religion nouvelle, il la pratiqua sincèrement et même avec ferveur : n’était-il pas déjà un homme sensible ? Cependant Pierre-Maurice Masson rectifie utilement quelques détails. On sait que M. de Pontverre, curé de Confignon, envoya Jean-Jacques chez Mme de Warens, qui l’expédia à Turin, à l’hospice du Spirito Santo, où il n’eut pas à se louer de ses rapports avec certain catéchumène trop entreprenant, et où il abjura : mais il prétend y avoir passé deux mois et avoir fait une belle défense contre les catéchistes. Or, son entrée au Spirito Santo est du 12 avril 1728, et son abjuration du 21 avril 1728 : il n’y fallut que neuf jours ! Pierre-Maurice Masson a relevé les dates sur les registres de l’hospice, qu’on a conservés. Évidemment, Jean-Jacques fut, plus tard, un peu honteux de cette facilité, qui ne dénote certes pas un esprit solide ni une volonté ferme.

Mais cette inconsistance ne saurait nous étonner chez le futur ennemi de l’intellectualisme, dont la sensibilité trouvait son compte aux jolies cérémonies catholiques, ni chez le futur théiste latitudinaire, qui professera que « toutes les religions sont bonnes » en ce qu’elles ont de commun et fausses ou sans intérêt dans ce que chacune a de particulier. Certes, la théorie de la religion naturelle, seule vraie, seule fondamentale, et pouvant se concilier avec la pratique — absolument indifférente — de n’importe quelle religion établie, cette théorie, qui sera celle du Vicaire savoyard, n’est pas encore formulée dans la conscience du jeune fugitif de seize ans. Mais telle y couvait déjà, pour ainsi dire ; elle y existait à l’état implicite ; il l’appliquait instinctivement avant de l’exprimer et même de la concevoir d’une façon distincte. Cet épisode catholique de sa jeunesse ne contredit pas, mais réalise déjà et confirme en un sens la doctrine de toute sa vie.

Sa foi s’éteignit à Paris, après 1741, au contact de ces philosophes qu’il finit par trahir et diffamer, non sans avoir subi profondément aussi leur ascendant. Même au plus fort de sa religiosité, il gardera toujours d’invincibles principes de rationalisme ; même lorsqu’il protégera les religions positives, il n’y croira jamais, et rejettera tous les dogmes pour n’admettre que l’hommage sentimental à une divinité mal définie. Il n’était plus qu’un simple théiste, lorsqu’en 1754, âgé de quarante-deux ans, déjà célèbre, il revint à Genève dans un mouvement d’« enthousiasme républicain », et rentra, par une autre demi-volte qui le ramenait à son point de départ, dans le giron de l’Église calviniste. Il avait été officiellement catholique pendant vingt-six ans. Puisque toutes les églises se valaient, il était plus naturel qu’il ralliât celle de son enfance ; mais au point de vue théologique, d’après son système, cela ne l’engageait à rien. On a connu en France des athées molinistes et des athées jansénistes : catholique ou protestant, Jean-Jacques était toujours libre-penseur. Un peu trop désireux de le tirer à lui, le très catholique Masson n’a vraiment pas assez insisté sur ce point, sans lequel l’histoire de Jean-Jacques lui-même, de sa renommée et de son influence, deviendrait à bien des égards inintelligible. Là encore, il y avait en lui deux tendances contradictoires, ce qui explique qu’il ait eu deux lignées divergentes et voire ennemies.

D’après Pierre-Maurice Masson, « si Jean-Jacques a été à Genève un émancipateur (à cause des Lettres de la Montagne), il a été en France un restaurateur ». C’est bien notre chance ! Mais ce n’est exact qu’à demi. Oui, après le fracas de l’Émile et le déluge d’anathèmes qui s’ensuivit, les dévots jugèrent qu’il serait plus profitable d’exploiter « le bon Jean-Jacques », comme disait Fréron, que de l’excommunier. N’avait-il pas rompu avec la secte encyclopédiste ? Ne portait-il point les plus venimeuses accusations contre ses anciens amis ? Ne fournissait-il pas d’arguments les Pompignan, les Chaumeix et les Nonotte ? Ne déclarait-il pas qu’on ne peut être vertueux sans religion ? Ne haïssait-il point Voltaire ? Ne voyait-on pas — suivant un très juste aveu de Pierre-Maurice Masson — que de ces deux hommes, le plus conservateur n’est pas celui qu’on pense ? Jean-Jacques n’avait-il pas refusé de s’associer à la campagne en faveur de Calas ? Ne professait-il pas qu’aucune religion nouvelle ne peut s’introduire dans un Etat sans la permission du souverain, et que par conséquent les rois de France avaient été dans leur droit en persécutant les huguenots ? Ne dissuadait-il pas les Carondelet, les Séguier de Saint-Brisson et autres de jeter le froc aux orties et de rompre avec leur religion, bien qu’ils eussent cessé d’y croire ? Ne proclamait-il pas qu’il n’y a pas de plus belle carrière que celle de curé, que chacun doit rester dans la religion où il est né, que si lui-même était né catholique, il serait demeuré catholique, et que cette église « met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine » ?30 De son vivant même, toute une apologétique s’inspira des doctrines de Jean-Jacques ; de pieux compilateurs tirèrent de ses œuvres des manuels d’édification ; il ramena plus d’un jeune homme hésitant au pied des autels et réveilla la foi jusque dans le clergé catholique, dont une partie au moins en avait grand besoin. Et son action s’exercera manifestement sur les Ballanche, les Joubert, les Chateaubriand : le Génie du Christianisme et le Concordat de 1802 sont deux éclatantes réalisations de sa pensée. Oui, cela est vrai ; oui, il a sauvé la religion, c’est-à-dire en France le catholicisme, qui semblait en grand péril vers les années 1750-1760.

Et pourtant ! « C’est pourtant lui qui est cause de la Révolution ! » disait Bonaparte, et il avait raison, encore que Voltaire et les autres philosophes y eussent bien travaillé aussi. Mais on peut admettre que Rousseau ait plus violemment remué certaines passions, plus directement touché les points sensibles de la masse. Voltaire et Rousseau ! Ces deux noms furent inséparables pendant toute la Révolution, et ils le sont restés depuis, soit dans la louange ou dans l’invective. Il y a consentement à peu près universel en faveur de cette réconciliation posthume. C’est l’avis de presque tous les critiques ; c’est également celui de la voix populaire. On se rappelle l’ironique chanson de Gavroche :

Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire !
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rousseau !

M. Homais — Pierre-Maurice Masson oublie M. Homais, dont le témoignage a son poids — se donne pour un fidèle disciple de Socrate, de Franklin, de Voltaire, de Béranger, et du Vicaire savoyard. Il y a des disciples de Jean-Jacques dans tous les camps. Quoi de plus compréhensible ? Il est divisé contre lui-même. Mais s’il répugne à conclure, ses conclusions s’imposent malgré lui. Son conservatisme et son traditionalisme, qui indignaient tant Edgar Quinet, et qui réjouissent tant Masson, ne sont qu’une manifestation de timidité nerveuse, analogue à l’agoraphobie. La logique de sa doctrine opère automatiquement : la mèche qu’il avait allumée continue de brûler, quoi qu’il en ait, et aboutit à l’explosion. Qu’importe qu’il ait eu l’horreur des révolutions et qu’il ait taxé d’imprudente folie l’idée de toucher aux institutions séculaires d’un grand royaume comme la France ? Ces réticences sont inopérantes. La contribution de Jean-Jacques au travail rénovateur du dix-huitième siècle occupe, après tout, la première place dans son œuvre, même dans ses écrits religieux, et le Vicaire Savoyard a fait en fin de compte plus d’incrédules que de croyants. Jean-Jacques doit donc être maintenu à côté de Voltaire parmi les maîtres de la Révolution française et de la pensée moderne. Mais on a le droit de préférer Voltaire. Le point faible de Rousseau, c’est sa méthode. Même lorsqu’on se range à son opinion, l’on souhaiterait le plus souvent d’y arriver par un autre chemin.

Son rationalisme, très réel, mais incomplet, ne joue guère qu’un rôle négatif ou éliminateur. Pour la partie affirmative de ses thèses, il fait appel au sentiment. Il est le grand précurseur de l’anti-intellectualisme, du pragmatisme et du subjectivisme. Certains le regardent comme le trait d’union entre Pascal et M. Bergson : celui-ci semble accepter cette filiation… Le vocabulaire philosophique de Rousseau est si imprécis et si instable, qu’il est souvent malaisé de savoir ce qu’il a voulu dire au juste. Par exemple que signifie pour lui le mot sentiment ? Tantôt, il s’agit de la sensibilité usuelle, du vulgaire besoin d’être heureux : alors Rousseau repousse les « désolantes doctrines » des athées ou des panthéistes, parce que sa conception du bonheur exige l’existence d’un Dieu personnel et l’immortalité de l’âme. Il ne fait pas cette réflexion très simple qu’un désir n’est pas une preuve, et que d’autres peuvent avoir des sentiments contraires : Lucrèce considérait Épicure comme le bienfaiteur de l’humanité, parce qu’il l’affranchissait des terreurs de l’au-delà, et d’autre part les bouddhistes aspirent au néant, comme au souverain bien. Mais, dans d’autres cas, Rousseau paraît employer le mot sentiment avec le sens d’intuition, non pas à la mode de M. Bergson, mais à celle de Descartes, pour qui l’intuition est un acte intellectuel, une vision directe de l’intelligence.

Quant à Pascal, il flotte aussi, tantôt cartésien, tantôt simplement sentimental. C’était une autre tête philosophique que Rousseau, et un autre écrivain en philosophie ; mais il n’a pas eu le temps de préciser. En matière d’apologétique, il restait beaucoup plus intellectualiste que Rousseau, Chateaubriand et Pierre-Maurice Masson : montrer que la religion est aimable ne lui suffisait pas, il aurait voulu prouver qu’elle était vraie.31

Ses boutades contre la raison et la science ont d’abord l’avantage d’être d’un homme qui sait de quoi il parle ; et jamais il ne tombe dans l’obscurantisme simplet et primaire de Rousseau, qui avoue naïvement son ignorance, son incompétence, la peine qu’il éprouve à lier des idées.

Lorsque Rousseau écrit : « … L’état de réflexion est un état contre nature, et l’homme qui médite est un animal dépravé », il a bien la figure (si l’on ose dire) du renard à la queue coupée. Lorsqu’il fulmine contre l’orgueil scientifique ou l’orgueilleuse philosophie, on s’émerveille de son impudeur : car c’est par le caprice de ses impressions et de ses rêveries à lui qu’il veut remplacer la science et la raison. Or la modestie est évidemment du côté de ceux qui s’inclinent devant des démonstrations objectives, et le fol orgueil du côté de celui qui érige sa fantaisie individuelle en critérium unique de certitude. Bernardin de Saint-Pierre, élève de Jean-Jacques, a tranquillement affirmé que la raison variait selon les temps et les climats, tandis que le sentiment était partout identique. C’est précisément le contraire. Il n’y a qu’une physique et une géométrie. La science, œuvre de la raison, est la même pour tous les pays et tous les siècles, tandis que les arts, étant en partie l’œuvre de la sensibilité, changent selon les milieux et d’un artiste à l’autre ; si l’on se comprend néanmoins, c’est que les arts sont cependant pour une part soumis à la raison.

Dira-t-on que Jean-Jacques s’élevait jusqu’à l’idée d’une religion libérée de tout credo et d’une connaissance affranchie de tout concept ? Il semble, en certains passages, ne compter en effet que sur le sens intérieur. Mais que lui apporte ce sens intérieur et a-conceptuel ? Les concepts archiconnus du plus banal spiritualisme ! Si Rousseau est un précurseur de Chateaubriand, il l’est aussi, et surtout, de Victor Cousin ! En dehors de la religion et de la philosophie proprement dites, son subjectivisme a exercé une action néfaste en déchaînant les abus du nationalisme et de l’égotisme littéraire. S’il n’y a plus de raison universelle ni de beauté parfaite, chaque race et bientôt chaque individu se fait centre. Des romantiques d’Allemagne et même d’ailleurs ont nié la supériorité de l’art hellénique, qui offusquait leurs prétentions ou ne convenait pas à leurs besoins… Le pauvre Rousseau a eu parfois d’étranges héritiers. Il en a eu aussi d’assez ingrats… Malgré les lueurs qu’on peut distinguer avec un peu de complaisance dans sa métaphysique, son génie n’est pas là : il est dans sa poésie et dans son style. La fraîcheur juvénile, le charme romanesque et la saveur de nature des six premiers livres des Confessions, la passion brûlante ou rêveuse des meilleures pages de l’Héloïse, voilà qui était tout à fait neuf et qui reste admirable. Comme penseur, il est peu original en somme, paradoxal néanmoins, et fort incohérent. Mais il est vraiment grand comme écrivain.

Goethe et Schiller

Nous n’avions jusqu’ici en français qu’une traduction très incomplète de la Correspondance entre Goethe et Schiller, par la baronne de Carlowitz : deux volumes seulement, dont une bonne partie était remplie par les intarissables préfaces, postfaces et commentaire perpétuel de Saint-René Taillandier. M. Lucien Herr en donne enfin une traduction intégrale, en quatre volumes serrés, avec un minimum de notes et une introduction assez courte. C’est une acquisition extrêmement précieuse, et voilà au premier chef ce qu’on appelle un ouvrage de bibliothèque. C’est-à-dire qu’il faut l’avoir, et j’ajouterai qu’il faut le lire, bien que certains n’attachent à ce terme que la première des deux significations. J’accorderai seulement que l’arrangement de Mme de Carlowitz et de Saint-René Taillandier, plus maniable, plus accessible, ne perd pas toute raison d’être et convenait peut-être mieux aux lecteurs qui veulent bien s’instruire accessoirement, mais à condition de s’amuser d’abord et de ne pas s’imposer un grand effort d’attention. Les quatre volumes complets intéresseront surtout les lettrés, étudiants et amateurs sérieux. Il faut avouer que la lecture en est parfois un peu laborieuse, et je ne crois pas qu’il y ait de la faute du traducteur. Mais ces deux illustres Allemands, avec tout leur savoir et tout leur génie, ne possédaient pas au plus haut degré ce don de tourner agréablement une lettre, don très français au contraire, qu’on trouve chez de simples femmelettes, admirées pour cela de Paul-Louis Courier. À plus forte raison ne peut-on les comparer en ce genre à Voltaire, le plus grand et le plus ensorcelant des épistoliers. Leur correspondance, souvent un peu lourde et empêtrée, n’en reste pas moins très attachante en raison de leur personnalité et très importante pour l’histoire littéraire.

La préface de M. Lucien Herr, très substantielle et très creusée, soulève pourtant quelques objections de fond, sans compter que, trop plein de son sujet, il l’a écrite d’un style encore tout germanique. Ce qui frappe et qui étonne, c’est l’évidente partialité de M. Lucien Herr en faveur de Schiller et sa violente animosité contre Goethe. J’avoue que je suis d’un avis opposé, et que, tout en ne refusant ni mon admiration ni ma sympathie à Schiller, je crois Goethe bien supérieur à tous égards.

On sait qu’avant de se connaître personnellement, et ne se jugeant encore que d’après leurs œuvres et leur vie publique, ces deux futurs amis ne s’aimaient guère. Selon M. Lucien Herr, la « répugnance défiante » que laissait voir Goethe « ne pouvait apparaître à Schiller que comme la malveillance inquiète et jalouse d’un rival ». Pourquoi cela ? L’esprit des premiers ouvrages de Schiller, les Brigands, la Conjuration de Fiesque, juvénilement révolutionnaires et déréglés, ne pouvait, tout au contraire, que choquer Goethe pour des raisons purement esthétiques et philosophiques. Il s’en est expliqué maintes fois, notamment dans ses Annales. Tout démontre qu’il est sincère, et d’ailleurs sa gloire dominait assez celle de ce jeune rival pour l’exempter de toute jalousie. C’est Schiller qui est jaloux, presque bassement injuste, et peu intelligent en l’occasion, lorsqu’il écrit à Caroline de Langefeld : « Cet homme est en travers de ma route et ne cesse de me remettre en mémoire la dureté de ma destinée. Alors que tout lui sourit, j’en suis réduit à lutter éperdument et sans trêve… C’est un égoïste… je le déteste… » Et que pensez-vous de ceci, que M. Lucien Herr ne cite pas : « Tandis que Goethe peint en Italie, les Voigt et les Schmidt doivent s’exténuer pour lui comme des bêtes de somme. Il mange en Italie, à ne rien faire, un traitement de dix-huit cents thalers M ? À ne rien faire ! C’est un comble, et le pire philistin ne s’exprimerait pas autrement.

J’admets volontiers que ce ne furent là que des boutades dont l’expression ne répondait pas à la véritable pensée de Schiller. Il était noble et généreux, mais emporté et sujet à des accès d’humeur. « Un homme de lettres dans toute l’acception du terme, impressionnable, impatient, irritable… Une âme d’artiste, aux vives réactions féminines, entièrement dominée par ses mouvements intérieurs, par les influences du dehors, par les suggestions de toute nature qui viennent traverser ou aider ses desseins » : voilà, semble-t-il, un portrait de Schiller, assez exact. On tombe des nues en découvrant que M. Lucien Herr croit faire celui de Goethe.

D’après M. Lucien Herr, « le protagoniste », celui qui mène le combat, qui parle avec autorité, qui exerce l’influence capitale et profitable, c’est Schiller. Goethe, qui a « plus d’amour-propre encore que d’orgueil », la subit en maugréant un peu ; mais avec son intelligence « réaliste et lucide jusqu’au cynisme », s’il se plie à une tyrannie pareille, c’est qu’il y trouve son compte. Schiller, lui, est l’esprit vaste et ferme en ses desseins, qu’on ne dévie pas aisément de sa route, et à qui cette amitié rend seulement le service de lui donner confiance dans son propre génie. Il en va différemment de Goethe, dont la veine poétique était tarie, qui se sentait désemparé, qui était en quête d’une direction, et se trouve trop heureux d’accepter et de répéter, « en écolier soumis), les leçons doctrinales de Schiller, lui révélant le kantisme, l’idéalisme et tout ce qui s’ensuit !

On croit rêver. Cette image de Goethe retournant à l’école et subissant docilement la férule de Schiller a quelque chose d’irrésistiblement comique. Notez d’abord qu’en 1794, au début de leur liaison, Goethe avait quarante-cinq ans, Schiller trente-cinq. Après l’éclatante période de ses débuts romantiques, de Werther, de Gœtz de Berlichingen, de la première ébauche de Faust, Goethe avait fait son voyage en Italie (1786-1788), et traversé sa crise décisive, en se détournant de « l’Allemagne sans forme, sans contours arrêtés », pour évoluer vers le classicisme antique. Il en avait rapporté les Élégies romaines, Iphigénie, Torquato Tasso. Il arrivait enfin à l’époque de sa pleine maturité intellectuelle, tandis que Schiller tâtonnait encore. La veine poétique de Goethe n’était pas tarie, mais provisoirement interrompue, et toute sa vie, même au fort de son amitié avec Schiller, il eut de ces temps d’arrêt ; il lui écrit, par exemple, en mai 1798 : « Voilà un an que je n’ai rien fait. » Il attendit toujours l’inspiration, et ne la força jamais. Son insatiable et universelle curiosité l’avait poussé vers les études scientifiques : il les continua, et ne cessa d’entretenir Schiller de ses travaux sur la théorie des couleurs et sur la métamorphose des plantes et des insectes. Ce goût pour l’observation de la nature et pour la science expérimentale contrastait avec le fameux idéalisme de Schiller : Goethe n’y renonça nullement.

On l’a souvent dit : il avait l’esprit éminemment objectif, son nouvel ami l’avait essentiellement subjectif32. Des deux, c’est Schiller qui modifia le plus son point de vue. Goethe écoute avec intérêt, mais reste inébranlable. Considérez les œuvres antérieures de chacun d’eux et celles qu’ils composèrent pendant leur liaison qui dura onze ans, jusqu’à la mort de Schiller en 1805. Il y a certes beaucoup plus loin des Brigands à Wallenstein, à Marie Stuart, à la Pucelle d’Orléans, que d’Iphigénie à la Fiancée de Corinthe ou à Hermann et Dorothée. Schiller se tourne vers un objectivisme historique, plus impartial et plus serein. Goethe reste fidèle à l’antiquité, à son paganisme homérique, à son émulation avec les beaux-arts, à toutes ses conquêtes d’Italie. Il reprend son Faust, mais il l’avait commencé dès sa première jeunesse : Schiller n’y est pour rien, il avoue même sa surprise, et les conseils qu’il risque à ce propos sont assez naïfs. Il découvre que le poème devra atteindre au symbole et à l’universalité : Goethe ne l’avait pas attendu pour s’orienter dans cette direction.

D’ailleurs, ouvrons cette Correspondance. Nous y verrons que Schiller, montrant plus de tact que M. Lucien Herr ne lui en prête, s’exprime avec toute la déférence qui convenait. Dès sa seconde lettre — la première se bornant à solliciter la collaboration de Goethe pour sa revue, les Heures — il loue ce génie « d’essence hellénique », ce « regard observateur », cette intuition qui saisit avec une parfaite justesse tout ce que l’analyse poursuit péniblement, et il ajoute que les esprits de cette sorte, qui pénètrent en profondeur sous la conduite secrète, mais sûre, de la pure raison, n’ont pas besoin d’emprunter à la philosophie, qui peut, au contraire, s’instruire à leur école. C’est ainsi que le philosophisme de Schiller prétend régenter Goethe ! Celui-ci s’intéressa sans doute à Kant, mais il resta spinoziste, apprécia dans Schelling ce qui s’accordait avec Spinoza, estima le « vieux de Kœnigsberg » sans le suivre ; et loin que Schiller le gagnât au kantisme, c’est peut-être Goethe qui mit Schiller en garde contre l’égotisme de Fichte. Curieux de philosophie comme de toute chose, mais pas plus, Goethe se méfiait de ces penseurs occupés à « remâcher leur moi » et « des nuits cimmériennes de la spéculation » : il préférait l’art, la poésie, la création effective. Il reconnut aussi le haut mérite de Hegel. Mais il se raillait des métaphysiciens qui prétendent déduire les lois naturelles de principes a priori : il pratiquait l’expérience, l’empirisme rationnel, la véritable méthode positive.

On dit — et il l’a dit lui-même gentiment — que Schiller l’avait ramené à la poésie. Il a surtout protégé Schiller contre la manie de l’abstraction, et cela, il l’a déclaré aussi, dans les Entretiens avec Eckermann, en nommant les deux bases solides de sa doctrine : l’esprit de la science et celui des arts plastiques. Tout cela était nouveau pour Schiller, et lui fut extrêmement utile. Quant au vrai service que Schiller rendit à Goethe, ce fut bien une « stimulation intellectuelle », ou, suivant la poétique phrase des Annales, l’éclosion d’un « nouveau printemps » ; mais dans quelle mesure et dans quel sens ? Schiller n’apprit réellement rien à Goethe, ne lui suggéra aucune idée considérable ; mais il lui donna un ami, capable de le comprendre, de l’encourager, de l’arracher à la solitude, de le tenir en joie et en confiance. Il lui fournit l’atmosphère, le climat moral. C’est bien quelque chose, et de très précieux, mais enfin ce n’est pas assez pour qu’on attribue à Schiller l’honneur d’avoir été pour Goethe un maître ou seulement un inspirateur. Avant de se connaître, ils représentaient les « antipodes intellectuels » ; s’ils se sont rapprochés, c’est Schiller qui a fait le chemin ; d’ailleurs, leurs natures sont restées différentes, mais ils s’intéressaient aux mêmes choses, ils parlaient la même langue et se soutenaient ainsi mutuellement contre la sottise ou l’indifférence de leur milieu. Goethe a expliqué cela, d’une façon très précise et manifestement vraie, et tout en rendant hommage aux grandes qualités de Schiller, qu’il appelle une « créature magnifique », il n’a pas dissimulé ses défauts, sa manie de ratiociner à perte de vue, son indécision, sa mobilité...

C’est Goethe qui le presse de finir, et sans qui Wallenstein n’eût peut-être jamais été achevé. Schiller, qui sollicite indéfiniment des consultations, en donne parfois beaucoup plus qu’on ne lui en demande. Goethe lui avait, il est vrai, communiqué le manuscrit ou les épreuves de Wilhelm Meister ; Schiller admire, mais discute et propose une foule de corrections et de remaniements. Goethe répond courtoisement que ces remarques sont du plus haut intérêt : après quoi, il n’en tient aucun compte. Pour Hermann et Dorothée, il travaille en secret et ne fait lire à Schiller qu’un texte définitif. Lorsqu’il s’agit de représenter Iphigénie, publiée depuis quelque années, Schiller réclame une foule de coupures et de changements : cette œuvre sublime lui paraît froide ; Goethe laisse dire et ne fait rien. Quand il traduit le Mahomet de Voltaire, Schiller lui conseille de le tripatouiller de fond en comble ; Goethe maintient son texte. Telle est l’action prépondérante de Schiller sur l’œuvre de celui que M. Lucien Herr regarde comme son élève.

Pour les jugements sur divers auteurs classiques ou contemporains, c’est Schiller qui se fourvoie souvent, et Goethe qui rectifie, ou parfois se tait, mais sans jamais approuver ses erreurs. Par exemple, charge à fond de Schiller contre Corneille : silence de Goethe. Même réserve significative, lorsque Schiller montre par ce qu’il dit du Paradis de Dante, qu’il ne l’a pas lu. Invectives fréquentes de Schiller contre les Schlegel : Goethe n’en est pas fou, mais objecte qu’ils servent utilement les lettres contre une foule de sots, de médiocres et de pieds-plats. Schiller condamne Mme de Staël, avant de l’avoir vue, d’après une lecture : Goethe répond que ses romans sont étranges, mais d’une « intellectualité passionnée ».

Il traduit l’Essai sur les fictions, et fait à maintes reprises le plus chaleureux éloge de cette femme remarquable. Il l’honorait, en outre, comme une personnification de la « France renouvelée ». On sait que lorsqu’elle vint à Weimar les deux amis la trouvèrent un peu bavarde et envahissante. Goethe s’en explique plus tard dans les Annales, mais rend justice à son livre de l’Allemagne. Bref, en toute occasion, c’est la maîtrise et la supériorité de Goethe qui s’affirment. Il l’emporte par la culture, la raison, la hauteur de vues et le vrai libéralisme intellectuel, non moins que par le génie créateur. Des deux célèbres amis, c’est lui le grand homme authentique.

Le germanisme et l’esprit humain

Cette brochure de M. Pierre Lasserre est, en soi, tout à fait intéressante. Elle renouvelle un sujet dont l’importance intrinsèque n’empêcherait peut-être point que l’on commençât à s’en lasser un peu, si la guerre ne le maintenait de force au premier plan de l’actualité. M. Pierre Lasserre expose des idées dont les unes sont évidemment justes, les autres moins immédiatement persuasives ; mais avec une clarté remarquable et souvent méritoire en des matières assez abstraites, avec un tour agréable, ingénieux et spirituel, de la bonne marque française, il apporte dans toute cette étude un esprit de haute impartialité qui se réclame également de nos meilleures traditions, bien qu’il n’ait pas toujours réglé les plus récentes controverses. Alors même qu’on n’est pas de l’avis de M. Pierre Lasserre, on a plaisir à constater qu’il ne s’écarte pas dans la discussion du ton élevé qui convient à un philosophe et à un historien.

Ces qualités sont d’autant plus appréciables qu’on ne les a pas toujours rencontrées chez les polémistes du parti de M. Pierre Lasserre, qui est monarchiste, mais n’a point abdiqué l’indépendance de son jugement et n’hésite pas à se séparer de son groupe lorsque la vérité l’y oblige. « La vérité ne perd jamais ses droits et je sais d’irréprochables patriotes qui, en vertu de cet adage, ont l’esprit agacé par les représailles qu’une partie de notre presse et de nos écrivains exerce, depuis le 2 août 1914, contre les grands noms philosophiques, scientifiques, artistiques et littéraires de l’Allemagne. Ce n’est pas Goethe, disent-ils, ni Kant, ni Fichte, ni Hegel, ni Heine, ni Schopenhauer, ni Frédéric Nietzsche, qui ont violé la neutralité belge, brûlé Louvain, etc… En principe et en droit, j’admets une telle protestation. Elle s’inspire de la probité de l’intelligence, du souci de la culture ». Ainsi commence M. Pierre Lasserre et l’on n’est pas fâché de trouver sous sa plume une observation qui paraissait élémentaire et n’en a pas moins été dénoncée par quelques-uns de ses amis comme un crime et un péril public. Une des causes fâcheuses de ces violences, c’est l’empressement du béotisme à saisir une bonne occasion de persécuter ce qu’il ne comprend pas. M. Pierre Lasserre ne s’y est pas trompé, puisqu’il écrit : « Quand j’observe telle tentative pour créer ou forger à Goethe sa part de responsabilité dans les atrocités allemandes en lui attribuant à lui-même des maximes cyniques prises dans la bouche des personnages de son théâtre, le jeu m’apparaît fort déplaisant ; et si je comprends trop le genre de satisfaction que certains peuvent trouver à profiter des circonstances actuelles pour déshonorer l’esprit de Goethe, je comprends également que cette satisfaction n’a rien à voir avec les sentiments du patriotisme). Et il y a d’autres grands noms à propos desquels on pourrait en dire autant. Si la haine de la littérature est assez répandue, selon le mot de Flaubert, on sait que la musique excite bien autrement les passions.

Maintenant, M. Pierre Lasserre introduit une distinction dont le principe au moins ne peut être sérieusement contesté. Il faut être impartial, mais il ne faut pas être dupe. Parmi les écrivains et penseurs allemands, les uns ont sincèrement recherché la vérité pour elle-même et se rattachent au grand courant de la civilisation européenne. Ce sont ceux-là qu’il est absurde et inique de proscrire à cause de leur naissance. D’autres ont été imbus d’un esprit spécifiquement germanique, insurgé contre la culture de l’Occident, et ont mis leur pensée au service d’un intérêt national auquel ils ont tout sacrifié. Fustel de Coulanges faisait déjà ce reproche aux historiens allemands, il y a un demi-siècle. M. Pierre Lasserre a bien raison. Il serait fou d’accueillir comme une honnête philosophie, dans le patrimoine commun, telle doctrine qui ne vise qu’à fomenter l’orgueil allemand et à promouvoir la puissance allemande. Et non moins judicieusement M. Lasserre rappelle que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, l’Allemagne intellectuelle opéra, sous prétexte de s’émanciper, une véritable sécession. Ces Teutons ne veulent pas être des élèves qui, à force d’avoir étudié les maîtres, se seraient rendus capables d’être maîtres à leur tour. Ils rejettent tout l’héritage séculaire du labeur humain, ils prétendent constituer une humanité séparée, non seulement supérieure, mais substantiellement différente ; ils s’attribuent la mission d’élaborer une vérité nouvelle, inaccessible aux autres peuples, et dont le titre essentiel n’est pas d’être vraie, mais d’être allemande.

M. Pierre Lasserre ne craint pas d’observer, à ce propos, que le nationalisme intellectuel est un système qui vient d’Allemagne. « Du moment que les Allemands rattachaient à leur nationalité un génie spécial, les autres nationalités ne voulurent pas demeurer en reste… » Mais cette « nationalisation de l’esprit » eût paru monstrueuse à un Français du dix-septième siècle, formé à l’école de Descartes. « On n’ignorait pas, sans doute, que chaque groupement humain a dans sa manière de sentir, dans sa constitution morale, des particularités qui se marquent dans la physionomie de ses œuvres intellectuelles et leur communiquent une certaine saveur distincte. Mais l’attention ne se portait que de façon très secondaire sur cet élément aussi précieux qu’obscur et l’on ne recherchait pas tant ce qu’un ouvrage ou un génie français ou anglais avaient de français ou d’anglais que ce qu’ils avaient d’universel. »

L’universalité, c’est la véritable tradition et la qualité maîtresse de l’esprit français. L’idée d’une « philosophie française », fabriquée en vase clos et réservée à notre usage exclusif, paraît souverainement ridicule à M. Pierre Lasserre. « … Comme si la gloire de la France n’était pas d’avoir produit avec Montaigne, Pascal, Descartes, Voltaire, une philosophie qui doit être également entendue partout où il y a intelligence et expérience humaines ».

Il s’agit de faire le départ entre les Allemands bons Européens et les Allemands atteints de nationalisme éliminatoire. Dans le groupe des élus, M. Lasserre range naturellement Goethe, puis Henri Heine, Schopenhauer, et ce Nietzsche dont les admirateurs ont été accusés de trahison, simplement. M. Pierre Lasserre n’a certainement pas cru trahir son pays en écrivant : « Il y a en lui (Nietzsche) un moraliste qui ne le cède point à Schopenhauer, un merveilleux critique de littérature et de musique, qui a entendu les lettres françaises avec une finesse dont aucun autre Allemand, depuis Goethe, n’avait donné l’exemple et dont nous pouvons tous tirer bien des lumières… Le patriotisme n’est pas intéressé — au contraire ! — à ce que nous accablions d’insultes l’homme qui a un goût passionné pour la civilisation de la France… » etc. Et, bien entendu, M. Lasserre nomme, en première ligne, Leibniz, pour lequel il considère que la question ne se pose même pas. Le fait est que personne n’a condamné Leibniz, ces temps-ci, même parmi nos plus virulents zélateurs du nationalisme philosophique. C’est au point qu’on en arrive à se demander pourquoi Leibniz bénéficie d’une immunité si exceptionnelle. Car enfin ce Leibniz a bien quelques peccadilles sur la conscience. Il a dit des choses très flatteuses à Louis XIV, pendant un temps, et serait volontiers entré à son service ; mais Louis XIV n’ayant rien voulu entendre, ce qui est assurément une faute, Leibniz lança contre le grand roi de fort venimeux pamphlets où la France même n’est pas épargnée. D’autre part, s’il a généralement écrit en français ou en latin, ce fut par intérêt personnel, pour avoir un public, mais tant au commencement qu’à la fin de sa carrière il a exalté la langue allemande par-dessus toutes les autres, en termes qui annoncent Fichte et Houston Stewart Chamberlain. Malgré son éducation classique, malgré les liens étroits de sa philosophie avec celles d’Aristote et de Descartes qu’il a voulu concilier, malgré son cosmopolisme ostensible et son désir de paix perpétuelle, il semble y avoir en Leibniz des germes inquiétants de teutomanie. Le traitement de faveur qui lui est fait pourrait bien être motivé moins par son génie incontestable que par ses complaisances pour la théologie. Leibniz est le dernier grand philosophe qui ait accordé toute satisfaction aux gens bien pensants. Cela vaut bien une indulgence plénière.

Parmi les réprouvés, M. Pierre Lasserre, place Kant, Fichte, Schelling et Hegel. (Il ne s’occupe que des grands personnages et ne daigne point flétrir nommément la canaille pangermaniste). En ce qui concerne Kant, M. Pierre Lasserre, notons-le, ne lui impute aucune responsabilité directe dans le torpillage de la Lusitania ; il rend hommage à son caractère et à ses intentions. Si une certaine façon injurieuse et cavalière de dénigrer Kant, et d’ailleurs tout homme éminent, est insupportable à quiconque a le respect de la pensée, il ne s’ensuit point que Kant soit infaillible, ni même que ceux qui le défendent contre des attaques de cette sorte soient nécessairement des kantiens. La critique que M. Lasserre fait du kantisme, parfaitement modérée et décente dans la forme, n’est pas sans valeur sur certains points. Après Victor Brochard, dont il rappelle un article fameux, M. Pierre Lasserre montre l’étrangeté de cette conception du devoir, qui n’est ni un acte d’adhésion à la volonté divine ou à la loi du monde, ni un moyen de réaliser la plus grande richesse et la plus grande beauté de notre nature, ni l’expression des nécessités ou des convenances sociales, la condition de notre intérêt bien entendu et l’instrument de notre véritable bonheur. Toutes les autres morales, depuis les plus religieusement mystiques jusqu’aux plus prosaïquement utilitaires, ont un trait commun ; elles prétendent dériver de données objectives et avoir pour raison de réaliser un bien. Pour Kant, on ne doit pas faire le bien parce que c’est le bien, mais parce que c’est le devoir ; le devoir ne dépend de rien, il se suffit. « Il est souverain et absolu. Il se révèle à nous par un décret catégorique qui n’a de fondement et de raison qu’en lui-même ; c’est là le propre des décrets divins. La conscience est Dieu ». J’avoue que si cette conception de Kant est belle en soi, elle n’en est pas moins arbitraire. Une telle morale peut être sublime, mais elle manque de base rationnelle. Elle est à la fois fragile et exorbitante. Si important que soit le rôle de la morale dans la philosophie et dans la vie, Kant abuse en lui accordant une situation à ce point privilégiée ; et ce pivot de tout son système reste, pour ainsi dire, en l’air. On peut, certes, articuler de tels griefs et d’autres de ce genre.

Mais M. Pierre Lasserre n’y ajoute-t-il point un procès de tendance trop artificiel lorsqu’il accuse Kant, qui a divinisé un fait humain, d’avoir ainsi ouvert la voie à la divinisation de n’importe quel autre fait humain : du moi, avec Fichte ; puis de n’importe quelle manifestation du moi, droits de la passion, par exemple, avec les romantiques ; ou enfin, avec les teutomanes, des qualités spécifiquement allemandes du moi allemand. M. Lasserre cite, sur ce dernier article, Fichte encore, et Schleiermacher, qui, dans ses Discours sur la religion à l’adresse de ses contempteurs (Berlin, 1831) enseigne que la vraie religion ne peut être entendue et sentie que par les seuls Allemands, qu’elle est notamment fermée aux Anglais, à cause de leur cupidité, et aux Français, à cause de leur immoralité. « De telles propositions à celle qui présenterait l’Allemagne elle-même comme l’objet de la religion, je demande, dit M. Lasserre, où est la distance. Le pangermanisme des intellectuels est né de là. » Des doctrines de Fichte et de Schleiermacher, oui, certainement ; mais de celles de Kant, non pas, ou du moins, malgré les arguments de M. Lasserre, je crois que ce ne pourrait être que moyennant un contre-sens radical. Que certains pangermanistes l’aient commis, c’est possible ; mais la responsabilité leur en incombe, et non à Kant. En effet, un des traits essentiels de la morale de Kant est que, s’il en aperçoit la loi dans la conscience, et non ailleurs, il considère cette conscience individuelle non point dans ceux de ses éléments qui varient d’un individu à l’autre, mais dans ceux qui sont identiques chez tous les individus. Pour lui, le devoir est inscrit dans tous les cœurs, et l’on reconnaît ce qu’il ordonne à ce signe que l’on pourra ériger sa maxime en règle universelle. L’individualisme de Kant a donc un sens purement philosophique, purement technique, en quelque sorte, et ne saurait être confondu avec les fantaisies romantiques ou pangermanistes, qui ont le tort d’être unilatérales, autrement dit de ne valoir que pour certains groupes ou certaines personnalités. Qu’on accepte ou non le fondement théorique de la morale de Kant, il faut convenir qu’elle est parfaitement noble et pure dans l’application, qu’elle exclut toute inégalité et s’adresse à l’humanité tout entière.

Même pour ce qui touche Fichte, M. Lasserre tombe dans la même équivoque : le moi dont parle Fichte n’est pas le moi de chacun de nous, avec ses particularités et ses caprices, mais le moi universel, le moi humain. Il n’est pas nécessaire de charger ce philosophe, dont les torts réels sont assez lourds. M. Victor Basch a esquissé un subtil plaidoyer pour Fichte dans le dernier numéro de la Revue de métaphysique ; il ne m’a pas convaincu. J’abandonne Fichte à la vindicte de M. Lasserre : je confesse que je n’ai jamais pu lire sans colère les Discours à la nation allemande, où l’infatuation germanique et le mépris de l’étranger, c’est-à-dire de la France, s’étalent avec une impudence qui, pour l’essentiel, n’a pas été dépassée. Il se peut que Fichte lui-même eût reculé devant certaines conséquences des théories qu’il formule dans ces exécrables Discours, mais les pangermanistes qui les ont déduites n’ont point manqué à la logique. Cependant, je ne vois pas le lien nécessaire entre la politique outrageusement nationaliste de Fichte et sa métaphysique, qui est un idéalisme plus ou moins solide, mais n’impliquant aucune considération de nationalités.

Enfin le mépris profond et sans nuances de M. Lasserre pour Hegel m’étonne un peu. Comment un philosophe nul à ce point aurait-il été admiré par un Taine, un Renan, un Scherer et par combien d’autres ? M. Lasserre a vu l’objection, tant pour Hegel que pour Kant, qu’il juge très supérieur à Hegel, mais surfait, lui aussi. Il y répond que Kant a cherché un remède à la crise religieuse déterminée par le dix-huitième siècle et qu’on lui en a su gré, encore que le remède fût pire que le mal. Mais cette religiosité de Kant, après avoir contribué à son succès, le discréditera plutôt, au moins en ce qui concerne la Raison pratique, auprès des penseurs très libres qui maintiennent toute leur admiration à sa Critique de la Raison pure. Et le cas de Hegel est différent. Il se rattache moins à Kant qu’à Spinoza. Son éclatante renommée doit s’expliquer par une autre raison. La seule que découvre M. Lasserre, c’est que la philosophie répond à un besoin et qu’on s’est contenté de celle de Hegel, un moment, parce qu’il n’y en avait pas d’autre. Mais on aurait pu s’y intéresser plus modérément, et ce n’est pas d’un philosophe qui n’eût été qu’un pis-aller et un bouche-trou que Taine eût fait sa lecture quotidienne, pendant toute une année, même en province.

Byron

On connaissait depuis longtemps des Lettres de Byron, qui avaient été traduites pour la plupart, en 1911, par J. Delachaume, et qui ont valu à l’auteur une réputation légitime de grand épistolier : encore une ressemblance avec Voltaire ! D’autres étaient restées inédites et n’ont été publiées qu’en 1922 par M. John Murray, descendant de l’éditeur du poète. M. (ou Mme) F. Laroche en donne une traduction, assez fautive, mais suffisamment intelligible, dont les deux premiers volumes viennent de paraître. On attendait avec une curiosité particulière la correspondance avec lady Melbourne, dans l’espoir qu’elle éclaircirait définitivement le fameux problème des amours incestueuses de Byron et de sa sœur Augusta Leigh. M. John Murray, dans sa préface, déclare que rien ne les prouve ; qu’il est seulement prouvé que ce soupçon ne fut pour rien dans la séparation de lord et lady Byron en 1816, après un an de mariage et la naissance de leur fille Ada. Sur ce second point, on sera entièrement de son avis. Sur le premier, cependant, il écrit : « Quelle que soit l’opinion qu’on ait à ce sujet… » Les derniers biographes sont, de même, assez évasifs… J’avoue que, s’il n’y a pas, en effet, de preuve décisive, l’hypothèse de la faute n’est pas invraisemblable, et le paraît encore moins après qu’on a lu les présentes lettres à lady Melbourne. À cette vieille amie, belle-mère de Caroline Lamb, la terrible femme-crampon qui l’obséda, et tante de miss Annabella Milbanke, qu’il allait épouser, Byron parle à cœur ouvert et ne cache rien de ses fantaisies. On pourrait même le trouver assez indiscret, s’il ne se croyait sûr d’elle. Or, le 30 avril 1814, il lui écrit : « Vous, ou plutôt moi, nous avons commis une grande injustice à l’égard de mon A… (sa sœur Augusta). L’expression dont vous devez vous souvenir comme étant répréhensible, voulait seulement dire aimer dans le sens le moins sensuel de ce mot élastique, et j’ai dû commettre quelque stupidité égoïste en racontant mon histoire. (Nous n’avons ni la lettre, ni le récit de la conversation, si c’en était une, où il la racontait...) Elle ne méritait pas la millième partie du blâme qui retombe sur moi. Elle ignorait jusqu’à ce qu’il fut trop tard le danger qu’elle courait ; aussi ne m’expliqué-je son abandon subséquent que par une observation qui, je crois, n’est pas fausse : c’est que si on traite les femmes avec affection et honorablement, elles s’attachent beaucoup plus que les hommes. » Et plus loin : « Quant à mon A..., mes sentiments pour elle sont un mélange de bien et de mal. Je ne connais guère de passion qui ne participe des deux ; mais je m’arrête. » En mai 1814, il parle de « notre unique énorme faute »... Il écrit : « Vous dites que les lettres vous attristent. C’est vraiment une affaire triste et extraordinaire ; ce qu’il adviendra de nous, je l’ignore et ne veux pas y penser. » Le 4 octobre, le mariage avec Annabella étant décidé : « A… (sa sœur Augusta) n’a jamais mis de bâton dans les roues, au contraire… Elle désirait beaucoup me voir marié, parce que c’était la seule chance qu’avaient deux personnes de trouver leur salut… »

On avait déjà les lettres de Byron à sa sœur, assez inquiétantes. En juin 1817, il lui disait : « C’est à cause de toi surtout que j’ai cédé (aux exigences de sa femme), car j’ai craint de t’entraîner dans l’affaire, bien qu’ils n’eussent rien à voir à ce qui s’est passé avant mon mariage. » En mai 1819 : « Dante est moins cruel, car il ne sépare pas ses amants malheureux, Paolo et Francesca, dont le cas n’est pas aussi grave que le nôtre : s’ils souffrent, c’est ensemble… En toute circonstance, en tout lieu, je n’ai jamais cessé d’être à toi de cœur… »

À l’extrême rigueur, tout cela ne démontre pas qu’ils aient pleinement commis le péché, mais ils l’ont côtoyé de près, à tout le moins. Augusta souhaita d’y échapper. Quant à Byron, cette idée le hanta, et il en a rempli son œuvre. Dans la Fiancée d’Abydos, Suleïka aime Sélim, qu’elle croit son frère : elle découvre, à la vérité, qu’il n’est que son cousin germain. (Notons à ce propos, qu’Augusta n’était que la demi-sœur de Byron : leur père s’était marié deux fois ; Augusta était du premier lit, Byron du second, et qui sait s’il n’avait pas des doutes sur la première de ces paternités, bien que rien n’en ait transparu ?). Manfred a aimé sa sœur Astarté, dont il s’accuse d’avoir fait le malheur et causé la mort ; mais il l’aime toujours. Plus significatif encore est le passage de Caïn où Adah, sa sœur et sa femme, avoue qu’elle l’aime plus que leurs père et mère, et demande : « Est-ce là aussi un péché ? » Lucifer répond : « Non, pas encore, ce n’en sera un quelque jour que pour vos enfants. » Et Adah s’écrie : « Quel est donc ce péché qui n’en est pas un en lui-même ? Les circonstances peuvent-elles faire un péché de la vertu ? » Et réciproquement. Il est certain que si toute l’espèce humaine est sortie d’un premier couple, seul directement créé par Dieu, les fils et les filles d’Adam et d’Ève ont bien dû se marier ensemble. Alors ? D’autre part, Byron contait ceci à lady Melbourne : « Il est étrange que j’aie toujours eu un pressentiment : je me rappelle que, quand j’étais enfant, je demandai un jour à ma mère, en lisant l’histoire romaine, à propos de mariage, pourquoi je n’épouserais pas X… » X, c’est évidemment sa sœur. Ce passage fait sans doute allusion à Cléopâtre et aux Ptolémées, chez qui le mariage de la sœur et du frère était une règle absolue et la condition de l’avènement au trône, parce qu’ainsi seulement on assurait la pureté et l’unité de la dynastie. Le même amour se retrouve à l’origine de toutes les mythologies, chez les dieux et les héros. La chronique scandaleuse veut qu’il n’ait pas été sans exemple chez les grands hommes. Il ne l’est pas en littérature, et René a précédé Manfred. L’expérience montre que, sauf exception, l’inceste est désastreux pour la race, qui, en général, a besoin du croisement : d’où la salutaire maxime qui en fait une espèce de sacrilège et d’abomination de la désolation. Mais un Byron comprend les raisons des choses. Même à supposer que l’aventure fût véritable, il n’aurait pas cru pour cela mériter le feu du ciel. En tout cas, d’après les textes, l’égarement aurait été passager. Lady Melbourne n’y attachait pas non plus tant d’importance, puisqu’elle n’en a pas moins persisté à vouloir marier sa nièce avec Byron, qui lui dit que ce mariage fut son œuvre. Lady Byron elle-même continua d’entretenir des relations cordiales avec Augusta, lui écrivant en 1818 et 1819, deux ou trois ans après la séparation : « Désireuse comme je le suis de vous soutenir et de vous réconforter dans la voie retrouvée de la vertu..., je me sens justifiée à me départir de la ligne de conduite que j’avais adoptée en vous assurant que, connaissant votre crime passé, nos relations resteraient restreintes. » Et elle l’appelait : « Ma chère… »

La rupture entre lord et lady Byron fut causée surtout par la pruderie et la bigoterie d’Annabella, qui partageait pleinement les préjugés anglais contre les opinions subversives de son mari, et qui ne voulait pas souffrir de l’hostilité publique. Les bruits relatifs à l’inceste avaient été d’abord propagés par la « vipère » Caroline Lamb. Lady Byron ne les autorisa que bien longtemps après son veuvage. On publiait une nouvelle édition des œuvres de Byron, dangereuses pour les principes religieux et politiques qu’elle professait ; elle résolut donc de ruiner définitivement la réputation morale de l’auteur. Elle fit ses confidences à Mrs. Beecher-Stowe, qui les publia, en 1869, sous le titre de Lady Byron vengée. En 1905, le propre petit-fils de Byron, lord Lovelace, jugeant expédient de déshonorer son grand-père, les confirma dans un volume intitulé Astarté. On peut croire que le fanatisme a poussé ces membres de la famille à noircir le grand homme dont ils rougissaient. Le silence leur eût certes mieux convenu.

 

Les nouvelles biographies de Byron publiées par M. Emmanuel Rodocanachi et M. Roger Boutet de Monvel sont intéressantes : comment ne le seraient-elles pas ? Celle de M. Rodocanachi est la plus impartiale des deux. Pourtant, dès la première page, il traite Byron d’orgueilleux et d’égoïste. Mais il y a un orgueil noble, auquel ce grand poète avait bien droit. On lui reproche d’avoir été entiché de son nom et de son titre : on raille ces préjugés aristocratiques chez un si ardent partisan de la liberté. Mais quoi ? Il était Anglais. Les hommes supérieurs n’échappent pas entièrement à l’influence du milieu. Puis, persécuté et honni par tous les pharisiens, il avait besoin d’un porte-respect. Sa pairie était pour lui une défense. Enfin, il a dit, dans son Don Juan, qu’il n’adulait pas non plus le peuple, et n’accepterait pas plus la tyrannie démagogique que celle des princes. Ajoutons qu’on le reconnaît exempt de la vanité et des jalousies d’auteur. Quant à son prétendu égoïsme, où le prend-on ? Il avouait à lady Melbourne : « Je ne saurais exister sans aimer quelqu’un. » Tout le monde accorde qu’il était extrêmement généreux ; il distribuait en grand seigneur des secours et des largesses ; il était très aimé du menu peuple et de ses domestiques ; il dépensa des sommes considérables au service de la Grèce, pour laquelle il est mort. Drôle d’égoïste !

M. Rodocanachi note trois discours de lui à la Chambre des lords : l’un contre la peine de mort qu’on voulait appliquer à des ouvriers qui avaient brisé des machines ; le deuxième en faveur de la liberté de conscience pour les catholiques (il était né anglican et devenu incroyant) ; le troisième pour protester contre une arrestation arbitraire. Osons dire que ces trois interventions lui font honneur. M. Rodocanachi pense qu’on pouvait douter de sa sincérité, parce qu’à un collègue qui lui demandait pourquoi il s’échauffait si fort à propos de l’arrestation arbitraire, il répliqua qu’il n’en savait rien ! L’ironie est rarement comprise.

M. Roger Boutet de Monvel déclare que Byron est une espèce d’anarchiste, un utopiste dans le sens le plus niais (sic) du terme, qu’il passe de Jupiter à Scapin (sic), qu’il est une « victime des préjugés de son temps » ; et cette dernière observation vous semble plus raisonnable, parce que vous pensez aux persécutions qu’il eut à subir ; mais M. Boutet de Monvel ne fait pas allusion à la haine dont l’accablèrent les gens bien pensants : il veut parler du libéralisme de Byron, simple préjugé, d’après lui ; en tout cas, ce n’était pas celui qui dominait en Angleterre, ni même sur le continent, à l’époque de la Sainte-Alliance. M. Boutet de Monvel prend la défense de l’Autriche : pourquoi Byron dénonçait-il sa tyrannie ? Ni lui, ni l’Italie n’en souffraient, d’après M. Boutet de Monvel, qui avoue pourtant la censure, la police secrète et le cabinet noir. Mais l’idée de la liberté des peuples, des droits de l’homme et du citoyen, lui paraît une sottise et une folie, condamnée par les faits. Il accuse Byron de « balourdise » à ce sujet, tout en le trouvant plus intelligent, sans comparaison, que les Hugo et les Michelet. Il lui impute en outre une basse envie contre des hommes plus grands que lui, tels que lord Castlereagh ! Et il fait l’apologie du pouvoir temporel des papes, combattu à Ravenne par Byron.

M. de Monvel est vraiment l’historien introuvable. Mais sans compter qu’il applique un peu inconsidérément au génie des épithètes qui en pareil cas se retournent contre l’auteur, ce jeune disciple des Maistre et des Loriquet oublie que les faits n’ont pas condamné le moins du monde, mais pleinement justifié la politique de Byron. Celui-ci voulait libérer l’Italie et la Grèce : elles sont libres. Il haïssait l’Autriche : elle n’existe plus. Il voulait l’Irlande autonome : elle l’est ; la liberté de conscience pour les catholiques : ils l’ont. Il réclamait des mesures d’humanité pour les ouvriers : c’est fait. Les prétendues « chimères » du grand poète se sont toutes réalisées. Ce qui distingue les poètes, disait Moréas, c’est le bon sens. Notons que c’était uniquement par principe que Byron défendait les catholiques. M. de Monvel croit qu’il se serait peut-être converti au catholicisme : c’est peu probable. C’était un parfait mécréant, peut-être déiste tout au plus à la façon de Voltaire et de Rousseau, souvent négateur plus radical encore, pessimiste athée dans Caïn, panthéiste comme son ami Shelley dans tel passage de Don Juan : « Mes autels sont les montagnes et les océans, tout ce qui dérive du Grand Tout, qui a créé l’âme et la recevra dans son sein. » Manfred repousse l’abbé de Saint-Maurice et meurt fièrement sans avoir fléchi. Si Byron mit sa fille naturelle Allegra dans un couvent, c’était pour embêter les Anglais et notamment la mère, l’insupportable Jane Clairmont.

Si passionnante que soit sa vie, son œuvre l’est davantage encore, en dépit de M. Abel Bonnard, empressé comme M. Boutet de Monvel à diminuer ce grand poète. Je ne crois pas qu’il n’y ait que de l’éloquence dans cette œuvre, quoi qu’en dise M. Jacques Boulenger, critique très fin, mais qui prend trop à la lettre les théories de Verlaine. On finirait par ne plus voir d’autres vrais poètes que Verlaine lui-même et Mallarmé. La limite est un peu vague et souvent imperceptible entre l’éloquence et la poésie, qui a droit aussi à la magnificence et à la grandeur. M. Elie Halévy, fervent admirateur de Byron, dit là-dessus des choses très justes. Taine accusait nos classiques d’être purement oratoires : il exagérait. Nos néo-classiques, qui détestent Hugo et Byron pour d’autres raisons, leur lancent maintenant ce grief. Éloquents, ils le sont lorsqu’il le faut et que le sujet le comporte. Mais ils le sont en poètes : ils sont lyriques, ils chantent, ils déchaînent les grandes orgues, qu’on peut préférer à d’éternels petits airs de flûte ou de guitare en sourdine. Le Don Juan de Byron est éblouissant. Son Manfred, son Caïn, les meilleurs passages de son Childe-Harold sont sublimes. Si ce n’est pas là de la poésie, et de la plus haute, c’est que les mots ont changé de sens, et Shakespeare non plus, ni Dante, ni Virgile, ni Sophocle, ne sont des poètes.

Berlioz écrivain

Berlioz appartient à la littérature par une partie de son œuvre, qui, sans doute, n’est pas la principale, en dépit des faiseurs d’épigrammes faciles, mais qui ne laisse pas d’avoir son importance. Sainte-Beuve a consacré tout un « lundi » à l’œuvre littéraire de Fromental Halévy. Il aurait peut-être mieux fait d’accorder cet honneur à Berlioz, dont il a pu lire plusieurs volumes et d’innombrables articles, s’il n’a pas connu la Correspondance ni sans doute les Mémoires, imprimés du vivant de Berlioz, mais mis dans le commerce seulement après sa mort, qui ne précéda que d’un an celle de Sainte-Beuve. Celui-ci le nomme, dans son article nécrologique sur Halévy, parmi ceux qui pourraient à la rigueur succéder à l’auteur de la Juive comme secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, mais il ne se prononce pas pour lui. Il le désigne en ces termes : « Berlioz, artiste et penseur élevé, mais solitaire et un peu sombre ». C’est le plus qu’il en ait jamais dit ; ce n’est pas inexact, mais c’est un peu court.

Berlioz est, je crois, le plus littéraire des musiciens pour plusieurs raisons et à divers points de vue. D’abord, au point de vue quantitatif. Il a beaucoup écrit. On a de lui neuf volumes fort substantiels, sans compter des centaines de feuilletons et de chroniques qui n’avaient qu’un intérêt d’actualité et resteront enfouis dans des collections de journaux, et sans parler des livrets qu’il a composés à son propre usage en tout ou en partie. Il ne s’est pas plaint de ce dernier labeur, et n’était point assez abandonné du ciel et des hommes pour ne pas trouver de librettiste à l’époque des Troyens aussi bien qu’à celle de Benvenuto Cellini. En revanche, sa besogne de feuilletoniste musical lui a toute sa vie arraché des gémissements ou des cris de rage. « Fatalité ! Je deviens critique ». C’est en ces termes qu’il annonce ses débuts dans cette carrière, à la Revue Européenne, sous les auspices de son ami Humbert Ferrand : il n’avait pas vingt-cinq ans, et n’avait pas encore obtenu le prix de Rome. Plus tard, en 1835, il entra au Journal des Débats et y collabora pendant trente ans, bien à contre-cœur. Il explique qu’il peut sans fatigue passer des heures et des nuits entières à composer de la musique, mais s’il s’agit d’écrire de la prose, ce n’est pas sans effort qu’il se décide à commencer, et dès la dixième ligne, il se lève, marche dans sa chambre, regarde dans la rue, s’agite, rature, barbouille et met ordinairement deux jours à terminer un feuilleton. C’est une torture. Il songe au suicide : « Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux ronds : je les considérai très longtemps. Puis j’en vins à me bosseler le crâne à grands coups de poings ». Une entrée de son fils, âgé de six ans, fait heureusement diversion et lui sauve peut-être la vie. « Le lendemain, je parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne sais qui… Il y a quinze ans de cela ! Et mon supplice dure encore ! Extermination ! ».

Enfin, en 1864, après les Troyens à Carthage, qui n’ont eu que vingt et une représentations, mais lui ont rapporté un peu d’argent, il donne sa démission de critique. « Enfin, enfin, enfin, s’écrie-t-il, après trente ans d’esclavage, me voilà libre ! Je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâche complaisances. Je suis libre ! Je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargotes musicales ! » Pour lui, comme pour Théophile Gautier, le feuilleton est un boulet de forçat. Au fond, il est bien probable que ces deux maîtres apportaient dans leurs doléances quelque exagération romantique. Il est plus agréable d’écrire un chef-d’œuvre de poésie ou de musique, si l’on a du génie, ou simplement d’aller se promener, si l’on est un homme ordinaire, que de rédiger un feuilleton. Mais il y a des supplices plus tragiques.

Notons que Berlioz mêle des récriminations assez différentes. Il prétend n’écrire qu’avec une extrême difficulté : ce n’était point son métier, et on pourrait le croire. On est pourtant un peu surpris, car ses articles ne portent pas les traces d’enfantements si laborieux ; ils sont toujours vifs, alertes, et semblent venus au jour sans aucune peine. Peut-être, selon le mot fameux, faisait-il difficilement de la prose facile. Mais Théophile Gautier, de son état homme de lettres, et qui de notoriété publique écrivait au courant de la plume sans délibération préalable et sans une rature, ne se déclarait pas moins crucifié. D’où pouvait bien venir l’horreur vraiment excessive de ces deux hommes illustres pour une tâche apparemment supportable, sinon enchanteresse ?

Berlioz, comme on vient de voir qu’il l’indiquait lui-même, était tenu à certains ménagements. Sa musique faisait à ce compositeur assez d’ennemis, il ne pouvait employer son feuilleton à se mettre à dos le reste du monde. Cependant, il dit aussi qu’à travers ses politesses et ses circonlocutions, la vérité suinte : c’est généralement vrai. N’éprouvait-il donc aucun plaisir à la laisser au moins transparaître, et souvent à la proclamer tout net ? Lui, si fervent adorateur du beau, n’était-il pas heureux de servir son dieu ? Ce grand artiste ne pensait-il pas qu’il fût utile de pourfendre les ennemis de l’art, les tripatouilleurs de chefs-d’œuvre, les chanteurs, chanteuses et virtuoses atteints de « personnalisme » envahissant, les chefs d’orchestre incompétents ou perfides et les divers philistins qui outragent les maîtres, les estropient, ou simplement n’y comprennent rien et préfèrent de misérables camelotes ? ‘ N’en doutons pas, Berlioz a souvent ressenti de ces joies. On en trouve les preuves dans sa correspondance — « Lisez mon article… Avez-vous lu mon article ? » — et dans ces feuilletons mêmes dont vous savourez encore aujourd’hui la verve vengeresse. Il y met trop d’ardeur et de passion pour n’avoir pas trouvé quelque agrément à les écrire. L’ennui dont il se plaint, ou se vante, n’y a certes pas laissé son empreinte. Au fond, il y a dans ces gémissements un peu de convention, disons le mot, un peu de pose. La critique passait, en ces temps, pour inutile ou nuisible ; il faut avouer, d’ailleurs, que l’étroitesse et l’iniquité d’un Nisard ou d’un Gustave Planche, d’un Fétis ou d’un Scudo, expliquaient un peu les rancunes des romantiques. Pour un poète, un artiste, le feuilleton semblait une déchéance. On consent qu’il leur soit un peu plus pénible qu’à d’autres — encore que ce ne soit délicieux pour personne — de travailler à jour fixe, et d’avoir à parler de nombreuses productions radicalement insignifiantes. « Le malheureux feuilletonniste, dit Berlioz, n’a bien souvent aucune opinion au sujet des choses sur lesquelles il est forcé d’écrire : ces choses-là n’excitent ni sa colère, ni son admiration, elles ne sont pas. Et pourtant il faut qu’il ait l’air de croire à leur existence, l’air d’avoir une raison pour leur accorder son attention, l’air de prendre parti pour ou contre… » C’est spirituel, et très juste. Ajoutons qu’un artiste producteur, ne s’intéressant d’habitude qu’à son œuvre ou à son esthétique et à ce qui s’y rapporte, souffre de cette indifférence olympienne un peu plus souvent que le simple critique. Un Sainte-Beuve trouvera matière à des réflexions infinies et à un essai de premier ordre chez des auteurs du second ordre ou du dixième.

Littéraire, Berlioz le fut de bonne heure et, tout enfant, il lisait déjà Virgile avec transport33. « Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l’Enéide, n’ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s’altérer et se briser ! » Des deux poètes qu’il préféra toujours à tous les autres, Virgile fut l’un, et l’autre Shakespeare. Il découvrit celui-ci à l’occasion des représentations d’Hamlet, où Ophélie était Henriette Smithson, qu’il devait épouser. « Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l’improviste, me foudroya. Son éclair, en m’ouvrant le ciel de l’art avec un fracas sublime, m’en illumina les plus lointaines profondeurs ». Il allait encore être foudroyé par Goethe : la lecture de Faust, dans la traduction de Gérard de Nerval, fut un des événements de sa vie. Fougueux romantique, il rendait pleine justice à ses contemporains et concitoyens, rangeait Lamartine très haut et Victor Hugo plus haut encore. Ce fanatique de Gluck, de Beethoven et de Weber, ne plaçait pas trop mal non plus ses admirations littéraires. On a cru y voir une contradiction fondamentale et funeste. On s’est demandé : « Comment pouvait-il admirer à la fois Virgile et Shakespeare ? » Et l’on a pensé que ce culte pour « deux divinités ennemies » était l’origine des incertitudes et des incohérences où se débattait son imagination inquiète. Ces observations sont d’un critique habituellement très clairvoyant et très fin, M. André Hallays34. Par la volonté de quelques docteurs et polémistes, qui avaient pris la suite de Nisard et de Brunetière, le romantisme était devenu pour une partie du public, il y a quelque vingt ans, une sorte de chimère cornue et de monstre diabolique, semant la terreur et la folie. De bons lettrés avaient été impressionnés par cette thèse ou, pour mieux dire, par ce mythe, qui touche à son déclin. Dès aujourd’hui, l’on croit rêver, lorsqu’un bon humaniste, classant Virgile comme classique, et Shakespeare comme romantique, les juge ennemis et pense qu’il faut choisir entre eux. C’est, au contraire, parce qu’on ne peut faire autrement que de les adorer tous les deux, si l’on est sensible à la poésie et non aveuglé par l’esprit de système, que cette fameuse opposition du classicisme et du romantisme n’a qu’une portée assez faible, conformément aux conclusions suprêmes de Moréas, et à l’avis invariable de M. Barrès, qui vient encore de rapprocher très raisonnablement du nom de Virgile celui de Victor Hugo.

« Quand Berlioz part pour Rome, dit encore M. André Hallays, le poison est déjà dans ses veines : c’est Byron qu’il lit au Colisée… Égaré par les prestiges romantiques, il n’est plus capable d’écouter la leçon des ruines et du ciel ». Mais, est-ce que Byron lui-même n’a pas chanté les ruines et le ciel d’Italie ? Et Chateaubriand n’a-t-il pas merveilleusement rendu la majesté de la campagne romaine ? Pourquoi M. André Hallays insiste-t-il sur les fées, les sorciers et les dieux du Nord ? N’y a-t-il pas, avec Chateaubriand, Byron, d’autres encore, et dans toute une partie de l’œuvre de Shakespeare lui-même, un romantisme méditerranéen ? Il est vrai que Berlioz n’a pas goûté sans réserve le séjour de Rome, mais le romantisme n’y était pour rien. Malgré la discipline paternelle d’Horace Vernet, la villa Médicis lui paraissait une caserne. Surtout, la musique n’existait alors à Rome ni dans les théâtres, ni dans les églises : c’était le dernier terme de l’abaissement et de la misère artistique. Privation cruelle pour Berlioz, qui en était presque arrivé à ne plus pouvoir composer. D’autre part, la beauté plastique ne le laissait pas complétement froid, ce qui eût été un étrange paradoxe chez un musicien si coloriste, mais il manquait de préparation et d’éducation spéciale ; il ignorait l’histoire de l’art et de l’archéologie. En revanche, sa sensibilité native lui suffit pour comprendre et aimer la nature. Il y a dans ses Mémoires des chapitres ravissants sur ses excursions à Tivoli, à Subiaco et dans les Abruzzes. À l’Italie artiste, il préfère de beaucoup ce qu’il appelle l’Italie sauvage. Considérant ce qu’était alors l’Italie musicale, il n’avait pas tort, et en tout cas il a profondément senti le charme poétique de cette terre bénie, que malgré tout il ne quitta pas sans regret.

Littéraire, on a voulu que Berlioz le fût essentiellement, exclusivement, et l’on a même forcé la note, dans l’intention d’insinuer qu’il n’était pas très musicien. Il est, en effet, l’inventeur de ce qu’on appelle la musique à programme, par opposition à la musique pure. Ses symphonies décrivent des sentiments ou même des paysages, et racontent une histoire. Il avait eu, peut-être, quelques précurseurs, notamment l’auteur de la Symphonie Pastorale. Au point de vue dramatique, il est gluckiste, et l’on sait que Gluck subordonnait étroitement la musique aux paroles. Mais il y a souvent un peu de confusion dans ces controverses. On peut dénoncer quelques excès dans les théories de Gluck et de Grétry : la musique doit s’accorder avec les paroles lorsqu’il y en a, mais elle ne doit pas s’y asservir et elle peut se passer de texte ou de programme. Berlioz ne le nie point. Il déclare expressément que « la musique existe par elle-même ». Toutefois quand elle cultive trop égoïstement son autonomie, elle verse bientôt dans cette frivolité sensuelle dont les exemples, en apparence très différents, mais tout pareils au fond, ont été fournis par l’ancienne musique italienne et par certain impressionnisme actuellement à la mode. En fait, avec ou sans paroles, la musique exprime toujours quelque chose, ne serait-ce que cette sensualité et ces raffinements un peu vains. Tantôt elle se sert d’un livret ou d’un programme comme d’un intermédiaire, tantôt elle exprime directement le verbe intérieur. La pensée humaine est une et les formes artistiques ne sont que ses divers langages. Mais il est vrai que Berlioz est au premier rang de ceux qui ont traité la musique comme une sœur de la poésie, et que toute une époque, toute l’âme romantique, revit dans ses compositions, aussi chargées de sens et aussi expressives que les poèmes d’Hugo, de Lamartine ou de Musset. C’est ce que je faisais timidement observer à un farouche tenant de la nouvelle école, pendant un des derniers concerts du Châtelet, où M. Gabriel Pierné dirigeait la Symphonie Fantastique. Le terrible contempteur de Berlioz me répliqua avec mépris que c’étaient là des considérations extramusicales. J’avoue qu’il ne m’a pas convaincu...

Le cinquantenaire de Michelet

Le cinquantenaire de la mort de Michelet a été célébré aussi discrètement que possible. Il y a eu, paraît-il, une cérémonie, mais très modeste, sans ministres ni membres de l’Institut35, à Hyères, où le grand historien a succombé le 9 février 1874, âgé de soixante-seize ans. On nous a même inspiré des doutes sur la réalité de cette commémoration en ajoutant qu’elle s’était faite sur sa tombe, attendu qu’il est enterré au Père-Lachaise, selon ses dernières volontés : Parisien de Paris, il est resté fidèle à sa ville natale. Mais il peut se passer des pompes officielles, qui ne lui avaient pas manqué en 1898, pour le centenaire de sa naissance. Ce qui importe davantage, c’est que sa mémoire et son œuvre demeurent vivantes dans les esprits. Plusieurs ouvrages ont paru à cette occasion : notamment la Vie et la pensée de Jules Michelet, deux gros volumes de Gabriel Monod. Tous les journaux ont parlé de Michelet, presque tous dans les termes les plus élogieux. Les passions de parti lui avaient fait et lui font même encore une guerre presque aussi acharnée qu’à Victor Hugo ; on pouvait craindre que sa renommée n’eût fini par en souffrir. Heureusement, il n’en est rien. Même les conservateurs et les nationalistes, avec quelques réserves de principe, lui ont rendu de magnifiques hommages36. La période d’épreuve est passée.

Les lettrés sont unanimes à louer son génie d’écrivain. Depuis quand ? Depuis les articles de Taine sur la Renaissance, la Réforme et l’Oiseau (1855-1856), recueillis dans les Essais de critique et d’histoire. Que Michelet fût un grand écrivain, Victor Hugo s’en était aperçu tout de suite et le lui avait dit ; mais c’est Taine qui l’a classé définitivement aux yeux du public, comme il l’avait fait pour Balzac et pour Stendhal. La critique a parfois du bon. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que l’ancien poète et romancier Sainte-Beuve a été peu favorable à Michelet, comme à la plupart de ses contemporains. Il a longtemps gardé le silence, et en 1862, se décidant à prendre la parole, il a parlé de Louis XIV et du duc de Bourgogne beaucoup plus que de Michelet lui-même (Nouveaux Lundis, II). Taine avait trouvé le mot juste : Michelet est un poète. Il a l’imagination, la sensibilité, le lyrisme, le don de la vie. Il a conçu l’histoire comme une résurrection, et c’est bien ainsi qu’il l’a pratiquée. Je ne connais guère d’auteur plus captivant, plus ensorcelant. Lorsqu’on se met à lire du Michelet le soir, on a bien des chances de ne s’endormir qu’au petit jour. Une sorte d’électricité, de crépitement d’étincelles, se dégage de ses livres et s’empare des nerfs du lecteur. C’est un émerveillement perpétuel que ce style de Michelet, beaucoup moins chargé d’étrangetés d’expression ou de syntaxe qu’on ne l’a prétendu autrefois, et qui nous paraît presque simple, à nous qui en avons vu bien d’autres ; mais prodigieusement souple, sensitif, impressionniste au vrai sens du terme, c’est-à-dire modelé sur la pensée et l’émotion, toujours frémissant, aisé et en même temps aigu, fluide mais non pas comme l’eau (ce serait George Sand), fluide comme la flamme insinuante et subtile, qui anime, échauffe et par moments éclate.

Bien peu de romans ont un tel pouvoir de séduction. Ce n’est pas à dire que Michelet ne soit qu’un romancier, ainsi qu’on l’a parfois soutenu avec un grain de malice, ou même avec une franche malveillance. On connaît l’hostilité professionnelle des purs érudits contre le talent. En outre, tout est bon à ceux que gênent les jugements de Michelet pour le récuser et le ruiner dans l’opinion. Mais, comme il l’a indiqué lui-même, il y a les faits et il y a l’interprétation des faits : les théories sont sujettes à controverse, mais n’empêchent pas l’exactitude. Michelet n’est aucunement l’historien fantaisiste que l’on a voulu discréditer. N’a-t-on pas également, et pour les mêmes raisons, accusé Renan de ne pas savoir l’hébreu ? L’érudition de Michelet est immense et scrupuleuse. Il a été le premier en date de nos historiens à ne pas se contenter des documents imprimés, mais à rechercher l’inédit, les manuscrits, les pièces d’archives. Il a été chef de la section historique aux Archives nationales pendant une vingtaine d’années ; il a dépouillé soigneusement le trésor dont il avait la garde, et pour la Révolution les actes de la Commune, conservés à l’Hôtel de Ville et brûlés depuis, en 1871. M. Camille Jullian, dans les Nouvelles littéraires, lui fait honneur d’avoir posé quelques-unes des règles de la méthode historique véritable, et reconnaît sa valeur de savant, la « grandeur de son édifice scientifique ». Le même M. Camille Jullian, disciple de Fustel, ajoute : « Non, je ne puis séparer Michelet et Fustel de Coulanges. » La mode s’est pourtant établie dans un certain camp de les opposer, pour accabler Michelet. Ce dernier n’aimait pas moins que l’autre les textes précis, et ne les recueillait pas avec moins de zèle.

On prétend écraser Michelet sous cette déclaration de Fustel : « Le véritable patriotisme n’est pas l’amour du sol. C’est l’amour du passé, c’est le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu’à les maudire et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française et s’imaginent qu’il reste un patriotisme français. Ils vont répétant que l’étranger vaut mieux que la France. » Pas un mot de ce passage ne s’applique à Michelet.

Remarquons d’abord que Fustel a voulu dire sans doute que le véritable patriotisme n’est pas seulement l’amour du sol : car cet amour du sol en fait bien partie intégrante ; s’il le fallait, nous en appellerions sur ce point à Barrès et à sa fameuse devise : « La terre et les morts ! » Barrès admirait beaucoup Michelet et a subi en partie son influence ; Péguy aussi. Pensez au Tableau de la France (dans le deuxième volume de l’Histoire de France, après les Carlovingiens). Il est vrai que Michelet conclut pour la centralisation et le déracinement, parce que l’esprit l’emporte sur la matière et la liberté sur les fatalités naturelles ; parce que c’est pour les barbares que rien n’existe que de local et de matériel ; parce que le mollusque aussi a une vie locale bien autonome, tandis qu’à mesure qu’un animal monte dans l’échelle des êtres, la centralisation devient chez lui plus complète. L’homme s’affranchit, se développe par lui-même : il est son propre Prométhée. L’Allemagne est encore une race ; l’Angleterre n’est qu’un empire ; la France est une personne. Néanmoins, pour Michelet lui-même, l’histoire est d’abord toute géographie, et l’étude du sol, l’amour du sol, demeure une base solide de la vie nationale. D’où ce Tableau de la France, si juste, si pieux, alors si nouveau, et que Barrès a certainement médité.

Quant à l’amour du passé, où prend-on que Michelet ne le ressentît point ? On joue d’une équivoque. Le passé n’est un bloc pour personne, pas même pour les plus enragés traditionalistes. Dans l’histoire d’une nation très vivante et très active à tous égards, il y a eu forcément des divisions et des antagonismes, du bon et du moins bon, des gloires et des fautes, ou même des crimes. Il faut bien faire un choix. On ne peut crier « Vive le roi ! Vive la Ligue ! », comme la chauve-souris de La Fontaine. Michelet choisit, c’est entendu. Ses plus aigres contradicteurs également S’il brise la tradition française en flétrissant la Saint-Barthélemy et la révocation de l’édit de Nantes, ne la rompent-ils pas en condamnant la Révolution ? Il est vrai que Michelet a écrit : « L’ennemi, c’est le passé… » Mais voilà une formule dont le sens est très clair : il entend par là ce qu’il y a de mauvais dans le passé, le despotisme, la persécution religieuse ; et il ajoute que l’ami, c’est l’avenir, parce qu’il l’espère meilleur, plus libéral et plus humain. Cet homme de convictions ardentes et militantes n’en a pas moins rendu justice à tout ce qu’il a rencontré de beau dans les siècles révolus. Il a magnifiquement chanté les cathédrales, où l’esprit « gonflait les voûtes et soufflait les tours vers le ciel ». Il a eu des tendresses, des faiblesses même pour le moyen-âge, quoique moins graves qu’on ne le croit souvent parce qu’il s’est rétracté et qu’on le prend au mot. Il n’a jamais aimé la doctrine du moyen-âge, sa théologie, sa féodalité ; mais il a aimé ce peuple souffrant et uni dans un même élan ; il a même vu de bons côtés aux croisades. Il a eu plus tard des préférences très nettes pour l’architecture rationnelle et sans béquilles ; mais Lamartine aussi ne dit-il pas adieu au gothique, lorsqu’il découvre le Parthénon ? Et les gothicistes intransigeants qui n’admettent que le moyen-âge, qui méprisent la Renaissance et l’art classique, ne sont-ils pas plus exclusifs que Michelet, et ne mutilent-ils pas plus dangereusement notre tradition ?

Est-ce que cet anticlérical n’a pas écrit des pages admirables à la louange de Jeanne d’Arc, que les mieux pensants des historiens négligeaient singulièrement avant lui ? Dans son Abrégé d’histoire de France à l’usage du Dauphin, Bossuet ne consacre à la Pucelle que trois lignes dédaigneuses. Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, avait exprimé une profonde pitié pour cette victime et proclamé qu’en d’autres temps on lui eût dressé des autels. C’est Michelet le premier qui s’en est chargé… Même lorsqu’il se montre sévère et un peu dur, il s’efforce de rester juste. Il ne refuse pas à Louis XIV des qualités sérieuses, une certaine grandeur, une brillante période au début. « Avant la fistule et après la fistule » : cette façon de partager le règne implique une appréciation au moins en partie favorable, et de même pour François Ier : « Avant l’abcès et après l’abcès ». Parfois violent, Michelet n’est jamais tout d’une pièce. Sur le dix-septième siècle, il professe qu’on ne doit, pas oublier ce que la société et la civilisation d’alors ont eu de beau et de grand : que dans cette fantasmagorie, tout ne fut pas illusion ; il admet une harmonie, une grandeur au moins relative. Voulait-on qu’il applaudit à la Révocation ? Il accorde du moins à Louis XIV des circonstances atténuantes : le roi en est responsable, mais non pas seul, puisque les évêques la réclamaient dans toutes les assemblées du clergé depuis vingt-cinq ans, et que non seulement un Bossuet, mais un Fénelon et une Sévigné l’approuvaient. Et la misère du peuple n’est-elle pas constatée par Sainte-Beuve lui-même, dans ces articles où il reproche à Michelet d’avoir été injuste pour Louis XIV ?

Nul parti pris pour ni contre les hommes, chez cet écrivain si ferme dans ses idées générales, politiques et philosophiques. Il a tout au contraire le souci des nuances. Quelquefois il en met presque trop, dans un sens ou dans l’autre. Il s’emballe sur le mysticisme d’un Joachim de Flore, sur le prétendu libéralisme d’un Savonarole iconoclaste et ennemi des arts, qui a fait brûler quelques toiles, même de Botticelli, et aurait détruit tous les chefs-d’œuvre de Florence. En revanche, il n’aime pas Montaigne, qui est pourtant de son bord pour l’essentiel, comme l’a définitivement démontré le docteur Armaingaud. Même il Rabelais et à Molière, qu’il exalte à juste titre, il reproche de borner leur idéal à l’honnête homme, de ne pas former des héros ni des citoyens. Il ne comprend pas le Don Juan de Molière, ni le Candide de ce Voltaire que pourtant il adore. Mais il y a dans le génie de Michelet quelque chose de féminin : les femmes ne comprennent pas l’ironie. Mme de Staël non plus n’a pas compris Candide. Et cette admiratrice de l’Allemagne faisait des réserves sur Goethe. On en trouverait également dans Michelet. Cela, c’est le côté vraiment faible du grand historien. Mais quoi de plus curieux, de plus touchant et finalement de plus vrai que ses points de vue divers sur Jean-Jacques, ses retouches au portrait qu’il en trace, ou plutôt ces portraits successifs selon l’heure et la lumière, comme dans une série de Claude Monet ? Bien avant Pierre-Maurice Masson, il a vu combien Jean-Jacques a trahi les philosophes et favorisé la renaissance du christianisme, du catholicisme même, Chateaubriand, le premier Lamennais et ce qui s’ensuit. Il l’a dit, et rudement. Il n’oublie pourtant pas que Jean-Jacques reste, avec Voltaire, l’artisan direct de la Révolution. Et c’est également certain. Avant Bergson, Michelet a noté la parenté de Jean-Jacques et de Pascal. Un rationaliste subsiste pourtant chez ce Jean-Jacques, virtuose de la « mélodie du cœur ». Dans l’Histoire de la Révolution, Michelet, révolutionnaire et démocrate jusqu’aux moelles, n’en continue pas moins de juger impartialement. Il déteste la violence et l’effusion du sang. Il s’indigne des massacres de septembre comme d’un carnage de Vaudois, et n’abomine pas moins la Terreur que l’Inquisition (en remarquant seulement que celle-ci a duré beaucoup plus longtemps et fait beaucoup plus de martyrs). Il aime les Girondins et Danton ; il ne dissimule pas leurs erreurs. Il déteste Robespierre, et pour ma part je lui donne pleinement raison ; il l’appelle un tyran, un tartuffe politique, etc..., mais reconnaît les vertus de ce médiocre esprit, et pleure sur sa mort comme sur celle de ses victimes. Il établit que Louis XVI était coupable, qu’il avait trahi, qu’il a été justement condamné ; mais il lui accorde le bénéfice de la bonne foi ; Louis XVI croyait avoir le droit de faire ce qu’il a fait ; Michelet lui aurait épargné l’échafaud. Certaine page de Michelet sur la férocité des cœurs sensibles a peut-être inspiré les Dieux ont soif.

Quant à ceux qui « vont répétant que l’étranger vaut mieux que la France », assurément Michelet n’en est pas. Qui a davantage aimé, exalté, idolâtré la France ? Combien de fois ne l’a-t-il pas placée bien au-dessus de toutes les autres nations, pour sa douceur, sa lumière, sa générosité ! Les textes abondent dans tous ses ouvrages. Il a préféré Frédéric à Louis XV ? Mais d’abord, si l’on considère les deux hommes, il n’avait pas tort. Et à ses yeux Frédéric est un Français, le roi de la pensée. D’ailleurs, il ne le surfait pas tant que cela. Chez lui, dit-il, rien pour le cœur. Cette Allemagne, qu’il a beaucoup admirée, l’Allemagne des idéalistes, il ne l’en déclare pas moins étrangère à la grande tradition du monde grec et latin, que la France représente pleinement dans les temps modernes. Comme Fustel, il considère que dans la formation française, l’élément germanique est imperceptible. Fervent patriote, il appelle la patrie « une grande amitié », et cela aussi, c’est déjà presque du Barrès. Mais, objectera-t-on peut-être, s’il aime la France, il la sert mal, il la désarme par sa manie humanitaire, etc… Lui ? Allons donc ! Ne te fie qu’à la France, non à l’Europe ; en Prusse, en Angleterre, partout la France a des ennemis ; la barrière des nationalités n’est pas près de s’abaisser ; l’étranger nous guette ; n’attendons pas la crise, soyons prêts ; rejetons ce faux humanitarisme qui serait mortel pour la patrie, etc… Voilà du Michelet, et non pas de celui d’après 1870, qu’une triste expérience aurait fait revenir de ses chimères ; non, tout cela se lit tout au long dans son livre du Peuple, qui est de 1846. Ce grand ami du genre humain était un bon, et sage, et prudent Français ; et son grand cœur n’excluait pas le bon sens.

Le centenaire de Gustave Flaubert

Flaubert a été extrêmement méconnu ; peut-être l’est-il toujours. Sans doute il eut l’air d’entrer du premier coup dans la gloire, avec l’immense succès de Madame Bovary, parue en 1856 dans la Revue de Paris de Laurent-Pichat et Maxime du Camp, l’année suivante en librairie, chez Michel Lévy. Mais il ne faut pas se dissimuler que ce fut surtout un succès de scandale. La valeur littéraire de l’ouvrage n’y était ‘pour rien, ou presque rien. Tout le mérite de ce lancement revient au parquet, qui intenta des poursuites pour outrage à la religion et aux bonnes mœurs. Il est vrai que Flaubert fut acquitté, et le procureur général d’aujourd’hui, M. Lescouvé, a désavoué le réquisitoire d’Ernest Pinard en se faisant inscrire au comité du monument Flaubert. Mais le coup avait porté et assura une vente considérable à Madame Bovary qui, sans cette bonne fortune, serait peut-être restée chez l’éditeur. D’ailleurs, Flaubert ne sut aucun gré à la justice de cette réclame inespérée, qui n’aurait pas déplu à d’autres. Et il fut justement outré des jugements de la presse.

Pour ceux qui aiment cet exercice, il y a là une splendide occasion de dauber la critique. Elle ne l’aura pas volé, je l’avoue. Observons cependant qu’il se publie et se joue presque quotidiennement des romans ineptes et des pièces insoutenables, sans que personne en tire une condamnation de principe contre l’art du roman ou celui du théâtre. On ne généralise que contre la critique, qui est un art aussi, avec les mêmes risques et les mêmes inégalités. Certes, les bons critiques sont rares, et les mauvais pullulent : c’est-à-dire : qu’il en va tout de même que des dramaturges, des poètes et des romanciers. Mais enfin il est vrai que Madame Bovary fut généralement très mal accueillie et très peu comprise.

Duranty ouvrit le feu, sans même attendre le volume (ou plutôt les volumes : la première édition en comportait deux). Dans ‘sa revue le Réalisme, il déclarait : « Ce roman est un de ceux ‘qui rappellent le dessin linéaire, tant il est fait au compas, avec minutie, calculé, travaillé, tout à angles droits, en définitive sec et aride… Il n’y a ni émotion, ni sentiment, ni vie dans ce roman, mais une grande force d’arithméticien… Ce livre est une application littéraire du calcul des probabilités… Le style a des allures inégales, comme chez tout homme qui écrit artistiquement sans sentir, tantôt des pastiches, tantôt du lyrisme, rien de personnel. Je le répète, toujours description matérielle et jamais impression. Il me paraît inutile d’entrer dans le point de vue même de l’œuvre, auquel les défauts précédents enlèvent tout intérêt ». Que veut-il dire avec son dessin linéaire, son arithmétique et son calcul des probabilités ? Ce Duranty ne manquait pas de talent comme romancier, et M. Félix Fénéon n’a pas tort de vouloir le réhabiliter de ce chef. Mais je crains qu’il ne fût pas très intelligent, et l’on voit par son exemple que la critique des producteurs ne l’emporte pas toujours sur celle des spécialistes.

Ceux-ci, d’ailleurs, ne furent point en reste. Charles de Mazade, qui fut de l’Académie française, écrivait dans la Revue des Deux Mondes : « L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune, etc… ». On le voit est assez gai. Mais voilà ce qu’y avait vu Charles de Mazade. Un certain Dumesnil, dans la Chronique, juge Madame Bovary « un des livres les plus immoraux qu’il connaisse ». Il en connaissait peut-être moins qu’il ne croyait, même les ayant lus. Cuvillier-Fleury, des Débats, se plaint que « les scènes d’une crudité révoltante abondent dans l’ouvrage de M. Flaubert », dont le style même ne trouve pas grâce devant lui. Au Correspondant, Pontmartin voit le roman français « descendre à Germaine, tomber à Madame Bovary, et la décadence lui semble manifeste… Madame Bovary, ajoute-t-il, c’est l’exaltation maladive des sens et de l’imagination dans la démocratie mécontente… » Un nommé Léon Aubineau, dans l’Univers, mettant en cause Victor Hugo, Georges Sand et Balzac, qui « a travaillé efficacement à la démoralisation de son siècle », aperçoit dans la Bovary un nouveau « signe d’une décadence rapide et d’une corruption de plus en plus accentuée ». C’est, d’après lui, une « œuvre laborieuse, vulgaire et coupable », dont il est impossible de donner seulement une analyse. « L’art cesse du moment qu’il est envahi par l’ordure… » Un rédacteur du Figaro, du nom de Habans, fait cette réserve : « Le faible du livre, c’est que M. Flaubert n’est pas un écrivain. » Le bon Tony Révillon prend Flaubert pour un viveur de province, amateur de littérature par désœuvrement, et il trouve que c’est dommage, car il ne lui conteste pas certains dons naturels gâtés par la paresse et l’improvisation : « Pauvre, il eût travaillé ! » Granier de Cassagnac, du Réveil, parle de « gros tas de fumier », d’« amas d’obscénités et d’impertinences », qu’il affronte bravement, « quitte à se laver les mains au bas de la page ». Gustave Merlet, que nous avons connu professeur de rhétorique à Louis-le-Grand, ne découvre dans ce roman « ni cœur, ni conscience ». Hippolyte Rigault compare Flaubert à Ernest Feydeau, et regrette que tous deux « décrivent pour décrire, comme de bons élèves de Delille, qui cependant pousseraient la recherche du vrai jusqu’aux dernières limites du faux ». De tout autre que d’un universitaire et docteur-ès-Lettres, on se demanderait s’il a lu Delille : pour Rigault, ce n’est pas douteux ; il n’a donc pas d’excuse.

Il n’y eut d’articles franchement élogieux et vraiment satisfaisants que ceux de Barbey d’Aurevilly et de Baudelaire. Sainte-Beuve avait été convenable, mais avec des réticences, et n’enchanta pas Flaubert, qui écrivait à son ami Jules Duplan : « L’article de Sainte-Beuve a été bien bon pour les bourgeois. Il a fait à Rouen grand effet, m’a-t-on dit. » Paulin Limayrac — « Si Limayrac devenait fleur… » — n’en fut pas moins indigné des complaisances du lundiste pour cet « art qui s’enfonce dans la réalité jusqu’au cou et n’en veut pas sortir ». Le sieur Aubineau, de l’Univers, incita charitablement le Moniteur à se priver des services de ce Sainte-Beuve, qui s’était aliéné sans retour « les esprits droits et les cœurs attachés à la morale ».

Et Madame Bovary est le seul livre de Flaubert qui ait réussi en son temps. Après cet unique succès, si ballotté, et pendant les vingt-trois ans qui lui restaient à vivre, jusqu’au 8 mai 1880, il n’eut plus que ce qu’en argot de théâtre on appelle des fours. Salammbô (1863) fut presque unanimement proclamée ennuyeuse et généralement tournée en dérision. Les trois fameux lundis de Sainte-Beuve témoignent encore de son estime pour Flaubert, qui les considéra philosophiquement comme (f trois grands saluts », mais n’articulent guère que des griefs.

Théophile Gautier loua ce « poème épique ». Berlioz cria son enthousiasme dans une lettre à l’auteur et jusque dans son feuilleton musical des Débats : il conçut même le projet, qui ne devait être réalisé que par Ernest Reyer de mettre Salammbô en opéra. Mais Berlioz et Gautier furent à peu près les seuls admirateurs du roman ; et il est vrai que la qualité remplace la quantité, mais seulement jusqu’à un certain point. En librairie, Salammbô avait encore profité du tapage fait autour de Madame Bovary. L’Éducation Sentimentale (1869) fut un désastre : mauvaise presse, et mévente complète. Et la Tentation de Saint Antoine (1874) ne fut pas mieux traitée par le public, ni en somme par la critique, malgré quelques beaux articles comme celui de Renan (recueilli dans les Feuilles détachées).

La Tentation était l’œuvre préférée de Flaubert, l’œuvre de toute sa vie. Dès 1848 et 1849, en quinze ou dix-huit mois, avec une rapidité et une joie qu’il ne devait plus retrouver, il en avait écrit une première version, si bouillonnante de sève et d’une imagination si éclatante, qu’on peut la préférer à celles qui suivirent : il en donna lecture à Maxime du Camp et à Louis Bouilhet, qui lui conseillèrent de jeter le manuscrit au feu. Il ne le jeta heureusement que dans un tiroir, mais nous n’en avons eu la révélation qu’il y a peu d’années, par l’édition Conard. Ainsi, encore inédit, Flaubert était déjà méconnu, et par ses amis les plus intimes. Il devait se dégoûter de Maxime du Camp, mais maintint à Bouilhet toute son affection et toute sa confiance. En 1856, la Bovary terminée, il revient à Saint Antoine, et en élabore une seconde version, qui a été exhumée il y a quinze ans environ par M. Louis Bertrand. Mais le procès de Madame Bovary l’inquiète : par crainte de nouveaux démêlés avec la correctionnelle, il renonce, et c’est seulement en 1874 qu’il publiera la version définitive. Ajoutez les Trois Contes, qui furent reçus assez froidement, et c’est tout. Bouvard et Pécuchet, œuvre inachevée et posthume, commença par sombrer dans la même indifférence. Et Zola note dans un article de souvenirs que le convoi funèbre de Flaubert, traversant toute la ville de Rouen, ne fut pas suivi par deux cents Rouennais et ne fit pas plus d’impression dans la ville que celui du premier venu.

Presque toute la critique universitaire, avant et depuis sa mort, lui a été hostile. Parmi ses représentants, un des plus favorables, malgré la légende, aura été J.-J. Weiss, dont le fameux essai sur la Littérature brutale apporte nombre d’objections, mais aussi de grandes louanges, et qui présente ailleurs Madame Bovary comme « l’œuvre maîtresse de la seconde partie du xixe  siècle37 ». Mais c’est le seul ouvrage de Flaubert qui compte pour Faguet, lequel dans son volume de la collection des Grands Écrivains déclare ensuite tous les autres fastidieux et manqués ; et pareillement pour Brunetière, allant d’autre part jusqu’à écrire : « Cette grande haine de la bêtise humaine, cette haine qui l’a si bien servi dans Madame Bovary, mais si mal, en revanche, dans l’Education Sentimentale, n’était rien de plus que la projection de sa propre sottise, à lui, sur les choses qu’il ne pouvait comprendre… » Et plus loin : « Pécuchet tout pur et Bouvard tout craché !38 » De son vivant, en dehors d’amis de lettres comme Georges Sand, Théophile Gautier, Renan, Taine, auxquels je ne joins pas les Goncourt, (lui avaient de l’amitié pour l’homme, mais n’ont guère que dénigré son œuvre, Flaubert eut des élèves et se vit ériger en chef d’école, mais n’en éprouva pas un plaisir sans mélange. Zola voulait absolument qu’il eût, après Balzac, d’une façon plus nette et plus directe, fondé le naturalisme. Flaubert se souciait du naturalisme comme d’une guigne, et finissait par prendre en grippe la Bovary, son Vase brisé, qui lui valait cette réputation. Il traitait fort cordialement ses soi-disant disciples, et ses relations avec Alphonse Daudet notamment furent toujours des plus affectueuses, mais il n’était pas d’accord avec ces générations nouvelles, et il disait : « Je recherche surtout la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d’admiration ou d’horreur. Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires… ». À la fin, il ne se sentait plus en communion d’idées littéraires qu’avec Victor Hugo, qui lui montra toujours la plus chaude sympathie.

Cependant, sa gloire n’a cessé de grandir, malgré ces traverses. Il y a bien encore quelques opposants, dans les milieux académiques ou néo-classiques. Le secrétaire perpétuel de l’Académie française39 a refusé de s’associer aux fêtes du centenaire. M. Léon Daudet, reprenant le mot de Melchior de Vogüé à M. Maurice Barrès sur Stendhal, appelle Flaubert un « mauvais maître ». Henri Vaugeois le traitait simplement d’« imbécile ». Pierre Gilbert, jeune critique tué à l’ennemi, dont on a recueilli les chroniques sous le titre de la Forêt des Cippes, et qui avait beaucoup de talent, avec une intrépidité toute juvénile, entrevoit une énigme : « C’est la faveur de ce livre fignolé mais mal écrit, qui pas une seule fois ne prend le lecteur aux entrailles… » Il s’agit de Madame Bovary, pour laquelle Pierre Gilbert n’accepte même plus l’indulgente exception de Brunetière et de Faguet, et qu’il qualifie de « faux chef-d’œuvre ». Il ajoute que « ce livre le fait bâiller » ; il n’y trouve pas la nécessaire et classique « unité de ton et d’Inspiration » ; et un peu étonné d’avoir fait retourner les passants, ou feignant la surprise, il s’écrie : « Je croyais mon temps redevenu assez civilisé pour professer envers cet art de Flaubert le mépris commandé à tout honnête homme. » Les querelles d’école sont inépuisables ; mais il y a aussi les faits. Lorsque Pierre Gilbert avoue que la Bovary le fait bâiller, et prétend qu’elle ne prend pas une seule fois le lecteur aux entrailles, j’ai le droit de lui répondre tout bonnement que je ne m’en lasse point, et que je n’ai jamais lu le récit de la détresse finale et de la mort d’Emma sans avoir les larmes aux yeux, à défaut de ce goût d’arsenic que Flaubert avait dans la bouche en l’écrivant, comme Taine l’a rapporté dans son livre de l’Intelligence.

Par contre, M. Paul Bourget, l’un des chefs du groupe auquel appartenait Pierre Gilbert, a consacré à Flaubert une belle et fervente étude dans ses Essais de psychologie contemporaine. Les symbolistes, si acerbes pour la plupart de leurs aînés, ont été en général respectueux et admiratifs : et ils ne doivent certainement pas moins à la Tentation de Saint Antoine que les naturalistes à Madame Bovary et à l’Education Sentimentale. Remy de Gourmont adorait Flaubert. M. Louis Bertrand l’exalte dans un éloquent volume. M. Jules de Gaultier tire de son œuvre une philosophie, le bovarysme, et proclame dans un autre ouvrage, dont c’est le titre, le « Génie » de Flaubert, qu’il n’hésite pas de comparer à Goethe. Qu’importent les iniquités révolues et les quelques dissidences qui s’obstinent ? C’est, direz-vous peut-être, une singulière façon de fêter un auteur que de rappeler longuement, comme je viens de le faire, les négations et les injures de ses innombrables détracteurs. Mais les plus récentes, qui se raréfient, montrent combien il reste vivant, puisqu’il est encore si furieusement discuté. Et cet amas d’injustices permet de mesurer son ascension. Car c’est chose faite et définitive. À force de lui jeter des pierres, on lui en a composé un piédestal. Flaubert triomphe, et n’a plus rien à craindre.

*

C’est le moment de nous interroger sur les raisons essentielles de cette admiration, qui pour beaucoup d’entre nous est un culte. La première et la plus évidente est de l’ordre moral. Nous vénérons Flaubert parce qu’il a été le type et le modèle du véritable homme de lettres, uniquement voué à son art, dédaigneux de toute intrigue et de toute concession, incapable non seulement d’une bassesse, mais d’une habileté intéressée, un bénédictin laïque, cloîtré dans un labeur incessant, un bourreau de lecture, d’une érudition énorme et d’une curiosité insatiable, un écrivain d’une conscience poussée jusqu’au scrupule, torturé d’un infini désir de perfection, crucifié par les « affres du style », bref une sorte de saint de la littérature. Ces vertus ont été rabaissées et contestées dans leur principe. Tous les bousilleurs et gâcheurs d’encre ont objecté qu’il était absurde de se donner tant de peine pour limer ses phrases, que la forme n’était pas de si grande conséquence, et que l’inspiration suffisait. Mais celle dont ils se contentent pour eux-mêmes ne suffit peut-être pas à ceux de leurs lecteurs qui sont des lettrés. En ces temps d’arrivisme, d’industrialisme littéraire et de crise du français, le grand exemple de Flaubert demeure plus que jamais salutaire et réconfortant.

D’autres, comme Henry Roujon dans une vieille chronique de la Revue bleue, ont blâmé et raillé cette existence quasi sacerdotale et monastique, cette dévotion intransigeante à un seul idéal, cette adoration exclusive des lettres pures, ce mépris superbe de tout autre but d’activité, de toute vie moyenne et normale, de tous les intérêts pratiques et de ceux qui s’y adonnent, que Flaubert appelle les « bourgeois ». N’y a-t-il point autre chose dans la vie que la littérature, et d’abord la vie elle-même ? Flaubert a-t-il réellement vécu ? Ou n’aurait-il pas été dupe d’un mirage pédantesque et d’une illusion de cuistre ? Ne serait-ce pas ces fameux bourgeois, si assidûment bafoués, qui ont choisi la meilleure part et peuvent se moquer de lui ? Ainsi raisonnait le philistin académique Henry Roujon, champion de la bourgeoisie et de la Vie. Un autre nigaud a dit qu’en se retirant ainsi du champ de l’action, Flaubert avait bien prouvé qu’il était un faible et un malade.

Il a certainement, au contraire, dépensé plus d’énergie dans son labeur effréné que la plupart des commerçants, ingénieurs, financiers et hommes politiques. Si c’est une faiblesse, elle est assez peu banale, et pour mieux dire surhumaine. On n’a pas à redouter qu’elle trouve un trop grand nombre d’imitateurs. D’autre part, assurément, il y a autre chose ici-bas que la littérature, et il n’est certes pas à souhaiter que tout le monde en fasse : le ciel nous en préserve ! Les vraies vocations sont rares, et les autres, désastreuses. Il n’en reste pas moins que si le monde évolue dans le sens annoncé par Hegel et Renan, c’est dans l’humanité, et dans ses tâches les plus hautes, c’est-à-dire dans la science et dans l’art, donc surtout dans la littérature, à la fois art et science, qu’il prend cette conscience de plus en plus claire de lui-même. Sans renanisme ni hégélianisme, tout être un peu décrassé a de tout temps reconnu que l’esprit était supérieur à la matière, et que les hommes livrés par nécessité aux soins matériels s’élevaient en dignité dans la mesure où ils participaient aux spirituels. Tout le monde ne peut pas avoir du génie, ni du talent, ni être artiste, homme de lettres ou savant de profession ; mais tout le monde peut aimer et comprendre jusqu’à un certain point les sciences, les lettres et les arts. Flaubert ne flétrissait du nom de « bourgeois » que ceux qui « pensent bassement », c’est-à-dire se complaisent dans l’ignorance, ne cherchent que l’argent ou le plaisir vulgaire, se détournent des grandes œuvres et méprisent l’effort de la pensée.

Il avait la haine et l’horreur des imbéciles, ainsi que le rappelait Brunetière dans le passage que je citais tout à l’heure. Et tout le monde l’a constaté, mais l’on s’est parfois trompé dans l’application. Vous avez vu précisément Brunetière avec son « Pécuchet tout pur et Bouvard tout craché ! » Il les considère de toute évidence comme de parfaits idiots, et il entend bien assener à Flaubert une ruade mortelle en l’assimilant à ses deux bonshommes. D’abord Flaubert n’a pas voulu en faire des esprits supérieurs, et il leur a donné des ridicules dont il était bien exempt, entre autres celui d’appliquer la théorie à la pratique usuelle, et de chercher dans les traités scientifiques ou manuels spéciaux des méthodes d’agriculture ou de fabrication des conserves. Flaubert n’a jamais cultivé que son cerveau, ni fabriqué que des livres. Mais en dehors de ces manies, Bouvard et Pécuchet ne sont pas toujours si sots : ils ont assez de bon sens et de sens critique pour discerner l’incohérence des faits et des doctrines, l’incertitude de l’histoire et autres sciences conjecturales, l’insondable niaiserie des faiseurs de poétiques, de rhétoriques et d’esthétiques, les divergences des grammairiens, les contradictions des théologiens et de l’Écriture, la fragilité des métaphysiques et des religions, et la bassesse des réactionnaires. C’est la seconde fois qu’il raconte et juge la Révolution de 1848, déjà traitée au cours de l’Éducation Sentimentale, et toujours dans le même sens. Il n’aime point les démagogues, se gausse des utopistes, déplore l’indifférence et la platitude des ouvriers et des paysans, qui ne songent qu’à leur ventre ou à leur bas de laine, mais il flétrit avant tout l’hypocrisie, l’égoïsme et la servilité insolente, selon Tacite — Omnia serviliter pro dominatione — du « grand parti de l’ordre » et du « parti-prêtre », dont il s’égayait d’être la tête de turc, au moment des diatribes de l’Univers.

Là-dessus, Flaubert s’accorde en effet avec les deux bonshommes, de même qu’avec Frédéric Moreau, et aussi avec d’innombrables honnêtes gens qui ne sont pas des philistins. Et le sujet de Bouvard et Pécuchet, ce n’est pas la peinture de deux crétins monomanes, mais de deux hommes d’intelligence moyenne, voire dépassant un peu la moyenne, remarquables par leur bonne volonté et leur appétit de savoir, mais qui, entreprenant avec courage le tour complet des connaissances humaines, découvrent partout, même chez les autorités traditionnelles et consacrées, le dogmatisme en l’air, le sophisme éhonté, l’erreur grossière et l’épaisse sottise. Il ne fallait pas être si bête soi-même, ni si illettré, pour s’apercevoir, bien avant Pierre-Maurice Masson, que Jean-Jacques avait favorisé la restauration du catholicisme, et pour dénicher dans le Cinquième avertissement aux protestants l’apologie de l’esclavage par Bossuet.

Un autre type célèbre, popularisé et pris à rebours par la polémique courante, c’est M. Homais. Il est désormais d’usage, parmi les journalistes et orateurs bien pensants, d’infliger ce nom, comme un bonnet d’âne, à tout républicain, libéral, anticlérical, et autres adversaires incommodes. Or, il est très vrai que M. Homais fulmine contre « Messieurs de Loyola » et contre la « calotte », mais aussi, vivant sous Louis-Philippe, il est royaliste et boit au « monarque ». Ensuite il n’est pas incapable d’une certaine clairvoyance sur des sujets neutres, par exemple sur l’emploi des engrais et sur l’alcoolisme. Enfin, Flaubert n’était pas plus clérical que lui et ne lui donnait pas plus tort sur ce point que Renan, qui a écrit : « C’est M. Homais qui a raison. Sans lui, nous serions tous brûlés vifs ». (Souvenirs d’enfance et de jeunesse.) Ceux qui utilisent comme je l’ai dit le nom de M. Homais n’ont donc pas le droit de se donner pour fidèles interprètes de la pensée de Flaubert, et ne seraient au contraire logiques qu’en le qualifiant lui-même comme le faisait Vaugeois. Cependant, Homais est bien pour Flaubert un personnage grotesque ? Oui, sans aucun doute, mais beaucoup moins pour le fond de ses opinions que pour sa façon sommaire, déjetée et prudhommesque de les exprimer. Notez d’ailleurs que le curé Bournisien ne l’est pas moins, ni M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, et quant à Emma Bovary elle-même, Flaubert ne condamne pas ses aspirations poétiques et romanesques, qu’il partage (« la Bovary, c’est moi »), mais seulement leur déformation dans son esprit et sa piteuse façon de les réaliser.

C’est là une des vues maîtresses et profondes de Flaubert, et la clef de son prétendu pessimisme. Oui, il a dit : « Nous ne souffrons que d’un seul mal, la bêtise, mais il est formidable. » Oui, presque toute son œuvre étale impitoyablement cette vertigineuse et presque universelle infirmité. Mais s’il constate tantôt avec colère, tantôt avec pitié, cette impuissance de la majorité des hommes, et cet aspect de niaiserie que leur pauvre cervelle et leur langage disgracié impriment aux plus nobles idées, il continue pourtant de croire à ces idées mêmes, d’en proclamer l’inappréciable valeur, et de considérer qu’elles suffisent à justifier le monde comme les dix justes auraient suffi à sauver Sodome. Si nul ne s’emporta plus violemment que Flaubert contre la pambéotie et le panmuflisme, nul n’adora plus pieusement les grandes œuvres et les grands génies. Avec quelle ferveur il parle d’un Shakespeare, d’un Rabelais, d’un Voltaire, d’un Goethe, d’un Victor Hugo ! Quelle promptitude et quelle fougue à les défendre contre toute agression ! Quelle capacité d’enthousiasme chez ce dédaigneux ! Comme ce misanthrope s’inclinait devant les grands hommes ! Et comme ce pessimiste s’agenouilla devant ces véritables incarnations du divin !

Nous n’admirons plus avant tout Flaubert pour avoir donné « la formule du roman moderne » et le « code de l’art nouveau », qui est déjà passé, si on l’entend au sens où le prenait Zola. Il le prenait dans un sens beaucoup trop étroit. Le réalisme n’est qu’un cas et un corollaire du romantisme, qui avait rétabli les droits de l’imagination et de l’observation, du sensible, du concret, du burlesque et du trivial même, contre l’abstraction et l’exclusivisme classique (ou pseudo-classique). Flaubert n’est un réaliste que par occasion. Essentiellement, c’est un romantique, c’est-à-dire un imaginatif, un artiste, un poète, et un Don Juan de la connaissance, avide et conquérant, un escaladeur de ciels, un intellectualiste prométhéen, sans peur, restriction ni fatigue, un grand généralisateur et constructeur de synthèses à la manière de Goethe, un contemplatif enivré comme un Spinoza. Il est bien possible que Madame Bovary soit son chef-d’œuvre, c’est-à-dire son œuvre la plus pleinement réussie et la plus achevée. Mais que Salammbô est amusant ! Quelle orgie de couleurs et de sonorités ! Quelle étude des décevantes expériences du cœur que l’Éducation Sentimentale ! Et si Émile Montégut a comparé avec raison la Bovary à Don Quichotte, Jules de Gaultier et Remy de Gourmont ont très justement dit que la Tentation de Saint Antoine était ce que nous possédions de plus analogue à Faust. Quant à Bouvard et Pécuchet, c’est le même sujet en somme, mais sans symbole ni transposition, dans un milieu moderne et réaliste, et une œuvre sans analogue ni précédent, peut-être la plus originale et la plus audacieuse de Flaubert, qui n’a malheureusement pas eu le temps d’y mettre la dernière main.

Je ne reviendrai pas sur son style, dont on a si copieusement parlé en sens divers depuis un an ou deux. Il résulte, je crois, de ces controverses que, malgré quelques défaillances, généralement des provincialismes, d’ailleurs fort rares et sans gravité, Flaubert reste un des maîtres de la langue et du style, un des plus grands écrivains français, de l’aveu de Faguet lui-même, qui ne péchait pas envers lui par excès de bienveillance. Et c’est un des plus libres, des plus puissants esprits de son temps, voire de tous les temps, non pas seulement un très grand artiste, mais un héros de la pensée. Je ne dirai pas que cela vaut encore mieux, mais cela va merveilleusement ensemble, et compose une des figures les plus hautes et les plus complètes qui aient honoré l’esprit humain.

La science française

Notre ministère de l’instruction publique a pris part à l’exposition universelle de San-Francisco. Il a exposé une bibliothèque. Cette fois, les plus enragés des germano-américains auront dû renoncer aux tirades habituelles sur la frivolité française. Les ouvrages anciens et nouveaux composant cette collection étaient ceux où sont consignés les principaux apports de la France au progrès scientifique depuis quatre siècles. En outre, une série de brochures résumait les résultats obtenus par notre pays dans chaque spécialité. Ce sont ces notices qui viennent d’être recueillies en deux volumes. Il n’est pas de lecture plus attachante. En feuilletant ces sept ou huit cents pages, on fait le tour des connaissances humaines. Dans toutes les branches, le travail français a eu son rôle utile, et brillant ; et nombreuses sont celles où les créations du génie français ont été décisives. Au plaisir intellectuel s’ajoute une fierté patriotique, d’autant plus légitime que l’Allemagne a impudemment contesté nos titres de gloire, ainsi d’ailleurs que ceux des autres peuples, et a prétendu s’attribuer le monopole de la science, ceux de la haute poésie, de la pure morale et de l’artillerie lourde. Déjà notre Académie des sciences a rappelé que les civilisations latine et anglo-saxonne sont celles qui ont produit depuis trois siècles la plupart des grands créateurs dans les sciences mathématiques, physiques et naturelles.

Il ne s’agit pas pour nous de rabaisser les mérites d’un Leibniz, d’un Gauss ou d’un Helmholtz, mais de ne pas permettre que Lavoisier ne figure pas dans l’histoire de la chimie, ni Pasteur dans celle de la bactériologie. Parcourons rapidement quelques-uns de ces chapitres, tous substantiels et attrayants, en dépit de quelques lacunes et de quelques faiblesses de détail. Il est inévitable qu’un répertoire si vaste soulève, de cà, de là, une objection.

Il n’y a qu’à louer dans l’introduction aimable et fine de M. Lucien Poincaré. Avec raison il a réfuté certains propos hypocrites dont nos détracteurs sont coutumiers. Ceux-ci vantent assez volontiers la limpidité, la simplicité, l’élégance de la pensée française ; mais c’est pour mieux lui refuser l’originalité et la profondeur, dont on n’ignore pas que la Germanie a le secret. M. Lucien Poincaré répond que « sur le terrain scientifique comme sur d’autres, la France a été la plus révolutionnaire des nations ». Il explique en outre, que c’est le vague et l’obscurité qui dénotent un travail insuffisant, tandis qu’on n’arrive que par une étude approfondie à la clarté parfaite. Descartes, qui n’admettait que les idées claires et distinctes, n’était pas précisément un esprit débile ni superficiel, et l’on sait quelles colères excita l’audacieuse nouveauté de sa philosophie. Ce grand homme représente éminemment les meilleures qualités françaises.

M. Henri Bergson lui apporte un juste et magnifique hommage en proclamant que « toute la philosophie moderne dérive de Descartes ». Ce n’est pas à dire que toutes les doctrines subséquentes se rattachent directement au cartésianisme et puissent se couvrir à bon droit de ce patronage. On a fait observer que l’intuition selon Descartes, dont M. Bergson semble vouloir se réclamer, est d’ordre intellectuel et diffère donc essentiellement de l’intuition bergsonienne. « J’entends par intuition… la conception ferme qui naît, dans un esprit sain et attentif, des seules lumières de la raison ». Ainsi s’exprime Descartes dans les Règles pour la direction de l’esprit. On sait que ce n’est pas dans les lumières de la raison que M. Bergson a placé sa confiance, mais dans la « poussée vitale » et le « pur vouloir ». Descartes professe l’intellectualisme, et M. Bergson la thèse précisément contraire. Mais si ce dernier a un peu cédé au désir de tirer à lui d’illustres prédécesseurs, c’est un petit travers assez répandu parmi les philosophes ; Renouvier n’en était certes pas exempt. On peut bien discuter certains traits de l’article de M. Bergson, par exemple le pragmatisme qu’il prête à Claude Bernard. Je ne comprends pas non plus pourquoi il attribue à Taine la volonté de borner l’horizon de la métaphysique à l’homme et aux choses humaines (Taine conçoit la métaphysique comme la recherche d’une loi suprême, génératrice de toutes celles qui régissent le monde) ; ni pourquoi le positivisme est considéré par M. Bergson comme une conception anthropocentrique de l’univers, attendu que le véritable anthropocentrisme est le dogme finaliste d’après lequel tout serait destiné au service de l’homme, roi de la création, tandis que le positivisme s’abstient modestement de dogmatisme, de métaphysique, d’hypothèse sur le but ou le sens de l’univers et ne l’envisage relativement à l’homme que parce qu’il croit à l’impossibilité d’atteindre l’absolu. Enfin, il est permis de ne pas goûter très vivement des métaphores comme celles-ci : « La pensée humaine, au lieu de rétrécir la réalité à la dimension d’une de ses idées, devra se dilater elle-même au point de coïncider avec une portion de plus en plus vaste de la réalité ». La pensée, étant immatérielle et non étendue, n’a point de dimensions et ne peut se dilater comme un ballon de baudruche ou un tube de caoutchouc.

Il serait long d’expliquer comment le dédain de M. Bergson pour l’intelligence et pour l’abstraction, qui est l’opération intellectuelle fondamentale, le réduit à user d’images aussi chimériques, sous peine de nier radicalement toute possibilité de science et de philosophie. La précision des termes ne serait peut-être point, d’ailleurs, la marque principale de son beau talent, même si elle ne lui était pas souvent interdite par sa doctrine. Mais ces observations ne diminuent point les mérites essentiels de sa notice, qui est exacte dans l’ensemble, frappante et persuasive pour tous les lecteurs, enfin d’une impartialité remarquable chez un esprit si original et si personnel. M. Bergson rend justice aux représentants des conceptions les plus contraires aux siennes, sans excepter Auguste Comte ni Renouvier. Il s’est bien gardé de cet exclusivisme scolastique qui n’accorde qu’aux spécialistes hérissés le titre de philosophe. Les vues philosophiques les plus importantes sont parfois dues à des savants ou à des littérateurs. M. Bergson a fait leur place à ceux que le public, plus équitable que certains techniciens, a toujours appelés les philosophes français du dix-huitième siècle, non pas à Voltaire, il est vrai, et l’on s’en étonne, mais à Montesquieu, à Diderot, à Turgot, à Condorcet, à Jean-Jacques Rousseau, et pareillement à Lamarck et à Claude Bernard, à Taine et à Renan. Il est rare qu’un homme à système soit capable d’une critique aussi compréhensive. Ce tableau de la philosophie française, initiatrice et féconde, aura utilement servi le prestige de notre pays, en même temps que la simple vérité.

Le chapitre de la philosophie a en quelque sorte pour appendices ceux qui concernent la sociologie et la science de l’éducation. M. Durkheim, non moins objectif que M. Bergson, expose que la sociologie est née en France ; il paye un juste tribut d’admiration à Saint-Simon, à Auguste Comte, qui a vraiment constitué cette science et lui a même trouvé son nom ; il définit clairement ses propres recherches et celles de son groupe, qui procèdent des principes comtistes, mais en ouvrant l’ère de l’analyse et des spécialités ; il parle avec beaucoup d’estime de Gabriel Tarde, qui semble représenter un principe différent. En réalité, pour le dire en passant, le point de vue relativement individualiste de Tarde ne sape pas nécessairement les bases de la science sociologique. Pour lui, les initiatives partent des individus supérieurs (et vraiment il me paraît bien difficile de n’être pas de son avis) ; mais les réalisations sociales sont ensuite soumises à des lois collectives, qu’il appelle les lois de l’imitation. Le déterminisme subsiste donc, et, par conséquent, la sociologie aussi ; mais les impulsions premières viennent d’ailleurs et relèvent de certaines autres sciences, notamment de la psychologie. Le milieu social, comme le milieu physique, est le produit non pas d’un seul déterminisme homogène, mais de divers déterminismes qui s’entrecroisent dans une vaste et mouvante complexité.

M. Paul Lapie a excellement décrit d’une part l’ancienne pédagogie des scolastiques, des jésuites et des ignorantins, d’inspiration pessimiste, fondée sur l’autorité, l’émulation et la crainte ; de l’autre, la pédagogie libérale et vraiment française, qui fait appel aux bons instincts, à la dignité, à la saine curiosité de l’enfant, et dont la tradition ininterrompue va de Rabelais et de Montaigne par Descartes, les jansénistes, Fénelon, Condillac, Jean-Jacques Rousseau et la Convention, jusqu’aux lois et aux réformes qui sont l’honneur de la troisième République. « Pour la première fois dans l’histoire, dit M. Lapie, un peuple renonce à l’apparent appui de la religion et ne s’adresse, pour faire l’éducation des jeunes générations, qu’à l’expérience et à la raison ». On ne saurait trop approuver ces pages magistrales. Sur un seul point, j’aurai à faire une réserve. Il s’agit des plus récents programmes de l’enseignement secondaire. « Si l’on a banni le vers latin, dit M. Lapie, ce n’est pas parce qu’il était latin, mais parce qu’il n’imposait aux jeunes gens qu’un travail artificiel et stérile ». Eh ! l’on a banni bien d’autres choses que les vers latins ! J’avoue que j’en ai fait dans ma première jeunesse : j’en ai gardé un souvenir charmant. Afin de s’épargner l’ennui de feuilleter le Thesaurus, on savait Virgile par cœur et l’on trouvait dans sa mémoire l’exemple d’un beau vers pour fixer la quantité de toute syllabe douteuse. On gagnait à ces menus travaux le sens du rythme, de la mesure, des différences essentielles qui séparent la poésie de la prose et qui sont d’ordre musical. Si la poésie moderne tend à n’être plus qu’une prose tumultueuse, cela vient peut-être de ce que les nouveaux poètes n’ont pas fait de vers latins. « Les exercices qui n’exigent qu’une sorte d’habileté verbale et de mécanisme mnémonique doivent, dit encore M. Lapie, céder la place il ceux qui suscitent la curiosité intellectuelle ». Mais n’est-il pas aussi curieux et instructif d’étudier la facture d’une belle strophe que l’élégante démonstration d’un théorème ? L’habileté verbale toute pure n’est qu’un mythe ; ou bien c’est une fausse habileté, un verbiage dont il est bon d’apprendre à n’être pas dupe. La vraie habileté verbale suppose des beautés de pensée ou de sentiment et implique une signification profonde,

Car le mot, c’est le verbe, et le verbe, c’est Dieu.

M. Lapie se félicite de l’accroissement du temps consacré aux manipulations de physique et de chimie et à la lecture des écrivains. On s’est proposé, explique-t-il, de « mettre les jeunes gens en contact direct avec la vérité scientifique et la beauté littéraire ». De tels contacts ne seront jamais trop directs en effet. Mais comment réaliser la seconde partie de ce plan, si, faute de savoir désormais le grec et le latin, les élèves ne peuvent plus lire les textes ? Reconnaissons que si l’organisation de l’enseignement primaire a été menée à bien par Jules Ferry, ses collaborateurs et ses successeurs, si l’enseignement supérieur a été efficacement restauré, la question des humanités classiques reste encore pendante.

Je passe sur les notices passionnantes, mais trop éloignées de mon ressort, qui concernent les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, la minéralogie, la géologie, la paléo-botanique, la paléontologie-zoologique, la biologie, la médecine et la géographie. La simple énumération de tant de géniales découvertes est un émerveillement. On conçoit des espérances infinies. On se prend à douter de tous les criticismes, qui peuvent être éliminés définitivement, quelque jour, par des lumières nouvelles ; et l’on se redit la phrase admirable de Taine : « Je vois les limites de mon esprit, je ne vois pas celles de l’esprit humain ».

Le second volume est consacré aux sciences historiques et philologiques, que Renan appelait les sciences de l’humanité par opposition à celles de la nature. Elles ne comportent pas le même degré de certitude, du moins dans l’affirmation : on est sûr d’écarter les erreurs, non d’arriver à la vérité complète. Cette infériorité est largement compensée par l’intérêt artistique et presque romanesque de ces études, qui emplissent l’imagination en évoquant la vie des époques disparues et l’enchainement millénaire des efforts de notre espèce vers la connaissance et le bonheur. La science de l’esprit humain, disait encore Renan, c’est l’histoire des produits de l’esprit humain. La France a puissamment contribué à l’édifier. M. Maspero note que l’égyptologie est française, qu’elle a été fondée par Champollion. M. Émile Mâle, que l’archéologie du moyen âge est également une création française, comme l’avait été l’architecture gothique elle-même. M. Collignon nous parle d’Oppert, qui trouva la vraie méthode pour lire le cunéiforme, du P. Scheil et de la stèle d’Hammourabi, de Clermont-Ganneau et de la stèle du roi Mésa, de M. et Mme Dieulafoy, de Morgan, d’Edmond Pottier, de Georges Perrot et de nos innombrables Athéniens ; M. Meillet, de Bréal, de F. de Saussure, de James et d’Arsène Darmesteter ; M. Silvain Lévy, d’Eugène Burnouf, de Barth et d’Abel Bergaigne, etc., etc… L’espace me manque pour analyser ces 19 articles touchant l’égyptologie, l’archéologie classique, l’histoire, l’histoire de l’art, la linguistique, l’indianisme, la sinologie, l’hellénisme, la philologie latine, les études sur la langue française, les études sur la littérature française du moyen-âge, les études sur la littérature française moderne, les études italiennes, hispaniques, anglaises, germaniques, les sciences juridiques et politiques, les sciences économiques. On est surpris de ne pas trouver dans cette liste la philologie sémitique, où s’illustrèrent les Silvestre de Sacy et les Renan.

Plusieurs des auteurs de ces notices, notamment MM. Charles V. Langlois, Alfred Croiset, René Dussaud, Alfred Jeanroy, ont insisté avec raison sur les admirables travaux de nos grands érudits du seizième et du dix-septième siècle, dont les Allemands ont été les disciples et les continuateurs. La révocation de l’édit de Nantes avait porté un coup fatal à l’hébraïsme et à l’hellénisme, jusque-là florissants dans notre pays. Ceux de nos érudits contemporains qui sont allés à l’école de l’Allemagne y ont retrouvé un héritage français. La question de l’érudition a fait couler des flots d’encre. Elle est pourtant bien simple, malgré les sophismes de quelques beaux esprits. L’érudition ne suffit pas à tout, mais elle est extrêmement utile et souvent indispensable. Elle a ouvert des horizons nouveaux. Même dans les domaines plus explorés, elle a son prix. La Sorbonne a raison d’inculquer à ses étudiants le respect des faits, le souci de la précision, l’esprit critique et scientifique, qui, en aidant à comprendre, développe l’émotion esthétique ou tout au moins ne la diminue pas. Rien de plus ridicule qu’une certaine prétention très répandue aujourd’hui à écrire d’inspiration, et à tout savoir sans avoir rien appris. Il faut étudier un sujet avant de le traiter : c’est à quoi se résume cet enseignement tant diffamé de la nouvelle Sorbonne. M. Lanson et Gabriel Monod en sont convenus tous deux, avec bonhomie40. M. Charles V. Langlois inclinerait plutôt à s’exagérer les mystères de cette méthode historique, dont les règles, d’après Monod, sont de simple bon sens. Il traite Renan d’« autodidacte », ce qui est assez plaisant, si l’on songe que Renan fut, comme orientaliste, élève de Le Hir et de Burnouf, et conquit ses grades universitaires jusques et y compris l’agrégation et le doctorat. Il y a quelque étroitesse chez M. Ch. V. Langlois. Il condamne non seulement les erreurs de Michelet, qui ne sont pas si graves, mais « ses pauvretés et ses tares ». Quelles tares ? Et de ces pauvretés combien d’autres s’enrichiraient ! Il trouve Fustel de Coulanges fragile, accable Taine d’un mépris sans nuances et ne nomme même pas Guizot. Pour M. Ch. V. Langlois, il n’y a pas eu d’historien sérieux en France avant l’année 1866, date de l’apparition de l’Histoire des Chevaliers romains de G. Belot. Il affecte d’ignorer que l’idée de travailler sur pièces d’archives n’est pas si récente et qu’Augustin Thierry, qu’il accuse de raconter sans preuves, était devenu aveugle à force de s’y user les yeux. D’ailleurs cet intrépide chartiste, si pointilleux en matière d’exactitude littérale, se permet de petites négligences qu’il réprimerait durement chez ses confrères : il estropie un titre d’ouvrage de Renan (Histoire du peuple juif, pour Histoire du peuple d’Israël) et qualifie d’« opuscule » l’Avenir de la Science, qui a plus de cinq cents pages in-8°.

Dans la notice de M. Lanson, d’esprit heureusement plus libéral, on est pourtant surpris de rencontrer certains noms et d’en chercher vainement certains autres ; et la bibliographie qui suit mentionne les Essais de critique générale de Renouvier, qui ne sont pas du tout des essais de critique littéraire, mais de philosophie pure ; en revanche, pas trace de la Philosophie analytique de l’histoire, du même Renouvier, où sont déjà nettement posées les thèses capitales de la critique néo-classique et antiromantique. M. Martinenche montre que la France a beaucoup plus contribué que l’Allemagne à la diffusion de la littérature espagnole, contrairement à un préjugé assez accrédité en Espagne même. M. Hauvette a tort de se déclarer stupéfait que Voltaire ait « osé » s’occuper de Dante. Voltaire a dit : « Il y a (dans la Divine Comédie) des vers si heureux et si naïfs qu’ils n’ont pas vieilli depuis quatre cents ans et qu’ils ne vieilliront jamais). Ce n’est pas si mal, pour l’époque. M. Legouis a tort de dédaigner la participation de Chateaubriand et de Victor Hugo aux études anglaises. M. Charles Andler a tort de trouver un talent « rayonnant » mais une théorie peu admissible dans le gros livre de M. Reynaud sur l’Influence française en Allemagne, qui est mal composé, faiblement écrit, mais très documenté et assez probant. Il a tort aussi de croire Mme de Staël impartiale ; elle était au contraire fort prévenue en faveur de la Germanie… Mais ces taches sont légères et cet ouvrage sur la Science Française l’honore par sa valeur propre, qui, en général, n’est pas indigne de ce grand sujet...

Le centenaire de Berthelot

S’il faut être initié aux hautes disciplines scientifiques pour étudier la Synthèse chimique, la Chimie organique fondée sur la synthèse, les Carbures d’hydrogène, l’Essai de mécanique chimique, etc., tout le monde peut lire avec plaisir et profit ces recueils d’articles et de discours sur divers sujets plus accessibles, ces mélanges, comme on disait naguère : Science et philosophie, Science et morale, Science et libre pensée, Science et éducation, sans compter, bien entendu, la Correspondance avec Renan. On a récemment publié un volume de Pages choisies de Marcellin Berthelot, avec des notices anonymes, très élogieuses et très instructives, auxquelles sont joints divers documents, par exemple des extraits du Journal des Goncourt et la réponse de Jules Lemaître au discours de réception à l’Académie française, où Berthelot succédait à Joseph Bertrand. (On n’avait pas voulu de lui comme successeur de Renan, parce que la droite académique ne se souciait pas d’un éloge trop chaleureux : avec Challemel-Lacour, elle fut servie).

Faute de compétence, je ne dirai rien des découvertes de Berthelot sur la synthèse organique, la thermochimie, les explosifs et la chimie agricole, qui sont les quatre parties principales de ses travaux spéciaux. Je me permets de signaler un article où Henri Poincaré a résumé en une dizaine de pages cette féconde carrière scientifique.

C’est dans un recueil de mélanges encore, Savants et écrivains, un peu moins connu que Science et méthode et les autres célèbres volumes de la collection rouge. Et je citerai quelques lignes de ce morceau d’Henri Poincaré, qui me paraissent un modèle de lucidité et de concision :

Avant Berthelot, on distinguait deux domaines absolument étrangers l’un à l’autre, celui de la chimie minérale et celui de la chimie organique. Entre les deux une barrière infranchissable : il existe, croyait-on, certains corps que la vie peut seule créer. Tels sont les sucres et les alcools. Tout ce que le chimiste peut faire, c’est de les extraire des végétaux ou des cadavres des animaux. Berthelot ne voulut pas s’arrêter devant cette barrière, et il parvint à la renverser. Il part des éléments, du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène. Grâce à l’effluve électrique, il combine le carbone à l’hydrogène, et il obtient l’acétylène ; de l’acétylène, il passe à la benzine ; puis il produit d’autres carbures et même de l’alcool… Il est le premier qui ait entrepris systématiquement la construction des corps organiques en partant des éléments. Ce n’était pas encore créer la vie, et il ne semble pas que nous soyons près d’un semblable résultat : c’était seulement créer sans la vie ce qu’on croyait que la vie seule pouvait faire. C’était cependant briser l’une des cloisons par lesquelles l’ignorance voulait diviser le monde en compartiments étanches ; l’univers semblait faire un pas vers l’unité...

Une des qualités admirables de Berthelot, comme d’Henri Poincaré et de Claude Bernard, c’est que ces grands savants furent aussi philosophes. Voyez au contraire Pasteur : certes nul n’a jamais eu plus de génie ni réalisé de découvertes plus merveilleuses, et plus utiles à l’humanité. On ne rendra jamais trop d’hommages à Pasteur. Mais, si génial qu’il fût dans la science, c’était un spécialiste, sans esprit philosophique. Je tiens du docteur Armaingaud que Pasteur lui fit bonnement confidence de la difficulté qu’il éprouvait à lire les ouvrages philosophiques de son prédécesseur à l’Académie française, Littré, — lesquels ne sont pourtant pas bien difficiles ; et qu’eût-ce été si Pasteur s’était attaqué à Kant, à Hegel, ou à ce Parménide dont M. de La Fouchardière croit que nul ne parle que de confiance, sans en connaître un mot ? Aussi lorsque Pasteur prit séance sous la Coupole, son discours fut-il écrasé par celui de Renan. Mais lorsque Renan publia sa fameuse Lettre à M. Berthelot (les sciences de la nature et les sciences historiques), Berthelot répondit par une autre lettre sur la Science positive et la science idéale 41, où il se tient au niveau de son illustre correspondant et n’est nullement éclipsé. Je pourrais citer d’autres exemples de spécialistes, que leurs pairs proclament éminents dans leur partie, et qui errent ou disent des banalités dès qu’ils traitent des sujets dont les honnêtes gens au sens du dix-septième siècle peuvent juger. Ceux-là ont leur place marquée dans d’autres classes de l’Institut, mais ne devraient pas pénétrer à l’Académie française, temple et bientôt peut-être dernier rempart de la culture générale. Un Berthelot, un Claude Bernard, un Henri Poincaré y entrent de droit, et au premier rang, à côté des plus glorieux écrivains.

Au dix-huitième siècle, les savants étaient considérés comme citoyens de la République des lettres, et les littérateurs cultivaient volontiers la science. Voltaire faisait de la géométrie avec Mme du Châtelet et composait les Éléments de la philosophie de Newton. L’Académie des sciences eut Fontenelle pour secrétaire perpétuel, et l’Académie française d’Alembert. La séparation des deux grands domaines de l’esprit humain est un abus moderne et désastreux. Sans culture scientifique, on tombe aisément dans le mysticisme ou le psittacisme ; sans culture littéraire, dans le technicisme béotien et le rationalisme sec. Les deux lacunes exposent également aux préjugés et à la crédulité. Beaucoup de scientifiques spécialisés sont tout le contraire de libres esprits, et s’attachent à des traditions périmées. Voyez le vitalisme opiniâtre du grand Pasteur lui-même ! Berthelot ne donnait pas dans cette mystérieuse force vitale, ni dans aucune chimère scolastique. Il n’était pas de l’école de la Vie. C’était un chimiste de tout premier ordre, mais aussi un philosophe, un historien, un humaniste, un érudit. Que n’était-il pas ? Qui ne connaît au moins de réputation ses études sur les Origines de l’alchimie, les Anciens alchimistes grecs, la Chimie au moyen-âge (alchimie syriaque et arabe) ? Comme le fait observer Henri Poincaré déjà nommé, « ces vieux textes, dont les auteurs ne se sont pas toujours souciés d’être clairs, n’exigent pas seulement pour être compris des connaissances philologiques ; ils ne sont accessibles qu’à un savant ; les traductions que nous en ont données des profanes ne sont pas plus intelligibles que l’original ; un homme comme Berthelot, à la fois chimiste et grécisant, pouvait seul résoudre ces problèmes ». Berthelot avait fait au lycée Henri-IV des études classiques complètes et remporta le prix d’honneur de philosophie, avec une dissertation latine, au concours général. Il n’oublia jamais son latin ni son grec, et revenait avec amour aux maîtres antiques. Il lisait Platon et Aristote dans le texte. Il se nourrissait de Lucrèce, de Virgile et de Tacite. Parmi les modernes, il goûtait surtout Hugo, Lamartine et son ami Renan.

On conçoit que le mathématicien Darboux, parlant de Berthelot, ait célébré « les avantages que peuvent donner à un esprit, d’ailleurs puissant, les études littéraires et philosophiques ». Ne craignons pas d’affirmer qu’elles sont nécessaires pour s’élever très haut même dans la science, parce qu’elles seules procurent cette largeur de vues, cet esprit critique, faute de quoi le savant, lui non plus, ne domine pas son sujet et s’endort dans la routine ou se fourvoie. Un enseignement purement scientifique et soi-disant moderne arrêterait l’avancement de la science pour ne former que de vulgaires techniciens. On n’aurait bientôt plus que ce nouveau moyen-âge un peu mieux outillé, dont la menace effrayait tant Anatole France. Mais Michelet écrivait à Berthelot, en 1860 : « Vous avez un prodigieux don de lumière. » Nous savons pourquoi, et ce n’est pas Michelet qui nous contredirait, lui qui a fait un si magnifique éloge des humanités anciennes dans son volume Nos fils. Les maîtres de l’enseignement primaire, et tous ceux qui s’élèvent contre le grec et le latin au nom d’un faux esprit démocratique, récuseront-ils Michelet ?

Berthelot a toujours soutenu vigoureusement la cause de la raison contre les dogmatismes religieux. Il présidait des sociétés, des congrès ou des banquets de libre-pensée, et foudroya deux fois Brunetière, dans un article de la Revue de Paris, puis dans un discours à Saint-Mandé, lorsque après une visite au Vatican le directeur de la Revue des Deux Mondes, futur cardinal vert, dénonça la prétendue faillite de la science. Celui-ci aurait volontiers assimilé Berthelot à M. Homais, à Bouvard et à Pécuchet. La plaisanterie, un peu forte, n’avait aucune chance de réussir. Il est bon que des hommes d’une incontestable supériorité intellectuelle aient le courage de s’exposer aux criailleries. Berthelot a lumineusement établi contre Brunetière que les progrès de la civilisation et de la morale sont dus à la science, qui n’a d’ailleurs jamais fait payer ses bienfaits par l’oppression et la violence. Mais bien qu’il considérât les religions comme inutiles ou nuisibles, Berthelot ne versait pas dans un autre fanatisme, ne comptait que sur la persuasion, et prêcha toujours la tolérance, le respect des consciences, la liberté pour tous.

Quoique profondément sérieux, et même exempt des accès de scepticisme humoristique auxquels Renan était parfois sujet, Berthelot n’avait pas davantage l’esprit étroit, ni pontifiant. La raison, c’est notre seule boussole, notre seule ressource solide, les deux amis en tombaient d’accord. Et tous deux admiraient le grand œuvre rationnel du génie humain. Cependant, il arrivait à Renan de dire que la vie n’était peut-être qu’une moisissure à la surface d’un coin de l’univers. Berthelot, qui constatait le progrès depuis les origines de l’espèce, comme un fait d’expérience, ne se portait pas garant que ce progrès dût être indéfini ; il admettait que les sociétés humaines pourraient atteindre un maximum indépassable, comme les sociétés animales, et ne le fixait même pas très haut. Il se préoccupait beaucoup des limites de nos facultés, à commencer par notre mémoire et notre capacité de lecture qui risquait à ses yeux de succomber sous le faix de la production toujours croissante, de sorte que nul ne pourrait bientôt plus se tenir au courant, ni par conséquent aller plus loin. Ce cerveau encyclopédique craignait de n’avoir pas d’héritiers, par impossibilité matérielle, et par l’indifférence égoïste lorsque la science aurait assuré à tous un bien-être suffisant. Ce rationaliste résolu, cet émancipateur, cet humanitaire, n’était certes pas un optimiste béat. Il se faisait même moins d’illusions que Renan, dont la ferveur était l’état normal, malgré certains retours, et dans leurs deux lettres fameuses on observe que l’un aurait souscrit la phrase de Taine : « Je vois les limites de mon esprit, je ne vois pas celles de l’esprit humain », tandis que l’autre, Berthelot, demeurait beaucoup plus réservé.

S’il prophétisa, ce ne fut que pour l’assez courte échéance de l’an 2000. « Dans ce temps-là, disait-il, il n’y aura plus ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs… Il n’y aura plus de mines de charbon, ni par conséquent de grèves de mineurs… Il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux… Chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre… » Et pour rassurer les gastronomes, il ajoute que ces produits de la synthèse chimique seront plus sapides, plus parfumés, que les aliments naturels, en même temps que plus sains ; pour calmer les artistes, il promet que la terre en deviendra plus belle, transformée en un vaste jardin. À vrai dire, la perspective ne laisse pas d’inquiéter un peu. Jusqu’à présent, la margarine ne vaut pas le beurre, ni l’alcool industriel un bon cognac. Quoi ! Plus de vignobles, même en Bourgogne et dans le Bordelais ! Plus de laboureurs ni de pâtres, ô Virgile ! Les fermes seront remplacées par des usines ! Mais les usines sont affreuses… Le règne de la chimie n’amènera pas sans doute celui de la poésie ni de l’esthétique. Il est vrai qu’ici Berthelot s’amuse, encore qu’il y ait certes un fond de vrai et que l’industrialisme ne cesse de conquérir — et d’enlaidir — le monde. Ruskin n’a pas complètement tort. Cette évolution n’en paraît pas moins fatale, et elle apporte quelques compensations, moins complètes cependant que Berthelot n’affecte de le prévoir. Où l’on discerne sa pointe d’ironie, c’est lorsqu’il ajoute : « Plus de douanes, ni de protectionnisme, ni de guerres… pourvu que l’on réussisse à découvrir une chimie spirituelle qui change la nature morale de l’homme aussi profondément… » Oh ! sans doute, il l’espère. Ne le prenons pas non plus pour un sceptique ni un pessimiste. Il a foi, il veut avoir foi dans l’avenir, il se comporte en homme dont la confiance est entière. C’est son principe de pensée et d’action. Mais par nature, ce grand intellectuel est un sentimental, un inquiet, un anxieux.

On sait qu’après quarante-cinq ans de mariage, et âgé de quatre-vingts ans, il ne put survivre à sa femme. Les foules romanesques et les poètes s’intéressent de préférence aux amours jeunes et coupables, ou au moins traversées. Mais la vie conjugale et la mort de Berthelot révèlent un amour plus profond et plus touchant, si l’on y réfléchit, que ceux de Tristan et Yseult ou de Roméo et Juliette… Il était en outre, le plus tendre et le plus fidèle des amis, mais aussi le plus ombrageux. Sa Correspondance abonde en plaintes amères, parce que Renan n’écrit pas, voyage en trop lointain pays, prolonge une absence douloureuse pour ceux qui l’aiment, etc… On croirait entendre par instants la fable des Deux pigeons. Les réponses où Renan se défend sont extrêmement affectueuses, mais topiques, et c’est lui qui a raison. Il n’est pas allé en Orient par caprice, mais pour faire son œuvre. S’il avait écouté Berthelot, nous n’aurions ni la Vie de Jésus, ni la Prière sur l’Acropole. On s’explique les doléances d’Henriette, qui accuse sottement son frère de préférer ses ambitions à ses affections — comme s’il s’agissait d’ambitions vulgaires — et s’étonne qu’en Phénicie il passe moins de temps avec elle qu’avec le général et le pacha — comme s’il n’avait pas une mission à remplir et des fouilles à diriger. Mais Henriette est une femme. Comment un Berthelot ne s’incline-t-il pas devant les nécessités du travail et la primauté de l’esprit ? Le pur intellectuel, ici, c’est Renan.

Mais la grande figure de Berthelot n’en est peut-être que plus originale et plus attachante. L’exigence du cœur poussée à ce point absorbe d’ordinaire toutes les forces. Ce qu’il y a de plus extraordinaire psychologiquement dans Berthelot, c’est qu’il ait trouvé assez de loisir et d’énergie pour tant d’activités si différentes. Car son œuvre est immense, et il a été par-dessus le marché homme politique, sénateur, deux fois ministre, d’abord de l’instruction publique, puis des affaires étrangères. Et que de commissions en tous genres n’a-t-il pas présidées ? Berthelot m’apparaît comme un docteur Faust, qui aurait su parcourir le monde et connaître toutes les formes de la vie, sans recourir aux offices de Méphisto, ni jamais renoncer à son laboratoire. C’est prodigieux. Si éminent comme chimiste, il étonne davantage encore par son universelle compétence, son inépuisable richesse morale, et son ubiquité. On admire à bon droit l’universalité de certains hommes de la Renaissance, dont Léonard de Vinci est le type ; mais il lui fallait moins de labeur, et le génie lui suffisait. Berthelot avait dû inventer pour son usage la machine à multiplier le temps. Il n’a pas pris de brevet : il n’en prenait jamais. C’est pourtant bien dommage qu’il n’ait pu nous léguer cette invention-là !

Émile Meyerson

Tous les lecteurs du Pélerin passionné se rappellent l’églogue à l’Æmilius :

Alors que j’étais, ô Æmilius, le nouveau
Temps, alors que la feuille de primerole...

Mais tous ne savent pas que cet IEmilius n’est autre que M. Émile Meyerson, qui fut un des plus chers amis de Moréas. L’amitié de ces deux compagnons de jeunesse symbolisait celle de la poésie et de la philosophie, si naturelle, en dépit de M. l’abbé Bremond. Un des premiers écrits de Moréas avait été un article sur Schopenhauer, inséré à la Revue indépendante. Je ne crois pas que M. Émile Meyerson ait jamais composé de vers, et encore n’en jurerais-je pas. C’est un homme universel. Son savoir encyclopédique était déjà fameux, il y a une trentaine d’années, au quartier latin. Un soir, au café Vachette, la conversation étant venue incidemment sur je ne sais quel point de droit des gens, M. Meyerson dit à son interlocuteur, du ton le plus simple : « Vous n’avez donc pas lu Puffendorff ? » — comme il lui eût demandé : « Vous n’avez pas vu la Dernière heure du Temps ? » Cela lui semblait élémentaire. Le mot eut du succès, et il fut acquis que M. Meyerson avait tout lu. À cette époque, il était traducteur à l’agence Havas, et fort à l’aise dans cet emploi, sachant sept ou huit langues. En outre, il est pourvu d’une instruction scientifique complète ; il avait été précédemment chimiste de profession et avait travaillé dans le laboratoire de Bunsen, à Heidelberg.

Cette vaste culture désignait M. Émile Meyerson pour le genre qu’il a définitivement adopté, et qui est l’épistémologie, ou philosophie des sciences. Il faut d’abord les posséder toutes dans leur dernier état, puis en connaître l’histoire depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, se reporter aux textes, anciens et modernes, suivre également dans le texte les nouveaux travaux qui surgissent en tous pays, se tenir au courant de tout ; bref, être à la fois homme de science soi-même, philologue, polyglotte, et, bien entendu, philosophe, dressé à la critique philosophique, pour débrouiller ces énormes matériaux. Toutes ces qualités se trouvent à un degré éminent dans les trois ouvrages publiés jusqu’ici par M. Émile Meyerson, et qui ont eu un grand retentissement dans le monde savant : Identité et réalité, De l’explication dans les sciences, et le plus récemment paru, la Déduction relativiste.

À ces mérites, ajoutez-en un autre qui ne sait pas toujours se manifester dans les œuvres de cette espèce, souvent un peu mornes et arides. Il y a, au contraire, chez M. Émile Meyerson une prodigieuse ardeur intellectuelle, qui s’exprime avec un mouvement et une verve infatigables. Une de ses thèses favorites est que la science n’a pas seulement pour objet l’action pratique, l’utilité, mais avant tout la connaissance désintéressée. Cette passion — car c’en est une, relativement rare, mais toute-puissante chez ceux qui l’éprouvent, — il la célèbre avec cette même ferveur qu’on a si justement admirée dans tel passage d’Henri Poincaré. Je crois même que M. Émile Meyerson y met encore plus d’alacrité et d’allégresse. Il y a véritablement du lyrisme dans une page de l’Explication dans les sciences, sur un sujet qui n’excite pas habituellement de pareils transports : le théorème pythagoricien du carré de l’hypoténuse.

L’ayant pris pour exemple dans une de ses dissertations, M. Émile Meyerson entonne soudain une sorte de chant sacré, où l’enthousiasme se nuance d’attendrissement :

...Figure vénérable entre toutes, non seulement par le rôle que le théorème et sa démonstration ont joué dans le développement de la géométrie grecque, mère de toutes les sciences dont s’honore l’esprit humain, mais encore, mais surtout par ce fait que, depuis plus de deux millénaires, toutes les intelligences qui se sont ouvertes à la compréhension scientifique du monde ont dû commencer par là leur ascension : rappelant ainsi à chacun de nous que, quelque immense que soit l’acquis de la civilisation accumulé par le génie des grands hommes, par le labeur de générations innombrables, nous ne pouvons cependant en profiter réellement que si nous nous en rendons dignes par notre labeur individuel, en obéissant à ces mots de Goethe : — Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder.

Et ce bel essor pindarique n’empêche pas M. Meyerson de poursuivre l’analyse la plus fine, pour établir que les propositions mathématiques ne sont que des jugements analytiques ou d’identité, mais non point pour cela des tautologies, attendu qu’il en ressort une identité foncière que nous n’apercevions pas, dissimulée qu’elle est par mille traits indifférents et apparences contraires. D’où il suit que le vrai nom du raisonnement mathématique est identification.

Pour quiconque s’intéresse un peu à ces questions, la lecture des livres de M. Émile Meyerson est véritablement empoignante. Ayant ouvert un soir le volume de la Déduction relativiste, je ne l’ai point lâché avant l’aube, alors que n’importe quel roman, ou bien peu s’en faut, m’eût depuis longtemps endormi. Il est vrai aussi que M. Émile Meyerson écrit beaucoup mieux, avec beaucoup plus de correction, de clarté et d’élégance, que la plupart des romanciers contemporains. Et l’on a constamment l’impression qu’il domine son sujet, qu’il sait où il va, qu’il suit une direction nette et qu’il gouverne vigoureusement sur cet océan de faits et de théories où d’autres seraient ballottés en tous sens, bref que cet homme, si merveilleusement informé de tout ce qu’ont enseigné les autres, a lui-même sa doctrine, et qu’il est un maître.

Cela dit, j’avoue qu’il n’est pas très facile de résumer cette doctrine en langage usuel, et que l’épistémologie n’apparaît pas au simple homme de lettres comme une rubrique de tout repos. Je ne puis qu’esquisser en quelques lignes déplorablement vagues et superficielles les idées que M. Émile Meyerson développe avec une abondance, une précision et une profondeur admirables.

En somme, le titre de son premier volume : Identité et réalité, résumait déjà l’essentiel de sa pensée, qui présente deux points de vue également fondamentaux, mais antinomiques. Premièrement, M. Meyerson établit que la science n’est pas ce qu’un vain positivisme pense et ne peut se borner, ne s’est jamais bornée, à l’observation des phénomènes et à la constatation des lois. La science véritable est et a toujours été considérée comme une explication véritable, c’est-à-dire une image et une rationalisation du réel : autrement dit, une ontologie et une déduction, ramenant le divers à l’identité. Car l’esprit humain n’a jamais été satisfait qu’en découvrant l’identique sous le changeant, et en réintégrant l’autre dans le même, suivant la terminologie de Platon. C’est pourquoi la mathématique est le type de la science, le but que la science se propose est la mathématisation, et son idéal est le panmathématisme. Chaque science est plus ou moins avancée, suivant qu’elle s’en rapproche plus ou moins. Et c’est bien la réalité qu’elle veut et croit atteindre, la réalité objective, la réalité en soi, non point le mirage phénoméniste où le positivisme prétend la cantonner. L’homme est métaphysicien par instinct : tout le monde fait de la métaphysique sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, puisque spontanément tout le monde croit à la réalité du monde extérieur. À cette représentation naïve du sens commun, la science en substitue une autre, non moins réaliste (au sens philosophique du terme), et plus susceptible d’être unifiée, mathématisée, rationalisée, c’est-à-dire purement spatiale et quantitative.

Telle est bien l’éternelle ambition des savants, depuis Parménide, Démocrite et Lucrèce, jusqu’à Descartes et Einstein. M. Meyerson le démontre avec une érudition et une pénétration sans réplique. Mais, d’autre part, il prouve d’une façon tout aussi décisive que ces entreprises perpétuelles et sans cesse renaissantes d’explication et de déduction totales se heurtent inévitablement à la résistance de la réalité, qui ne se laisse rationaliser qu’en partie. Des éléments irrationnels subsistent et demeurent irréductibles. Au point de vue scientifique, parmi les plus frappants se trouvent le principe d’irréversibilité ou de dégradation de l’énergie (principe de Carnot), et la discontinuité constatée dans les atomes et électrons ou photons (théorie des quanta). À un point de vue plus généralement philosophique, la sensation, la qualité, le concret ne se laissent pas réduire (ainsi que l’observait déjà Aristote) ; et l’existence même est une donnée première, uniquement fournie par l’expérience, rebelle à toute déduction a priori. En ruinant la preuve ontologique de l’existence de Dieu, Kant détruisait par avance la tentative hégélienne de fonder l’être sur une nécessité rationnelle, sur l’absurdité logique qu’il y aurait à ce qu’il ne fût pas. C’est pourquoi M. Meyerson a résumé sa pensée dans cette formule d’aspect paradoxal, mais parfaitement justifiée : « Le seul fait que le monde existe prouve qu’il est inexplicable ».

Ainsi la science, étant foncièrement antinomique, aboutit à une impasse. Cependant, elle ne se décourage jamais, et elle n’accomplira pas tout son programme, puisque c’est impossible, mais elle avance toujours. Einstein a recommencé l’effort de Descartes (M. Meyerson considère l’auteur du Discours sur la méthode comme le plus puissant génie peut-être qui ait vécu), et, grâce aux progrès accomplis depuis Descartes dans les mathématiques et dans l’observation, le nouvel essai de déduction totale de l’univers physique que constitue la relativité généralisée l’emporte sur celui qu’avait édifié le grand philosophe du dix-septième siècle. Mais les deux théories sont du même ordre, et M. Einstein, restaurant contre le dynamisme de Newton un nouveau mécanisme, est même nettement cartésien, ainsi que l’avait déjà observé M. Bergson. Vous savez que, contrairement à ce que pourrait faire croire le nom de la relativité, la théorie d’Einstein est une objectivation du réel, établissant l’invariance absolue des lois de la nature, bien loin qu’elle les soumette à nos côtes subjectives. Qu’adviendra-t-il de l’einsteinisme, de sa courbure d’espace et de son espace-temps, ou univers à quatre dimensions ? M. Émile Meyerson, qui admire extrêmement Einstein, et qui ne regarde pas comme probable un retour en arrière vers le temps et l’espace traditionnels, ne le juge cependant pas impossible. Ces grandes théories explicatives ne sont pas immortelles, ou du moins ne le sont que dans la mémoire des hommes ; celle de Descartes a passé, celle d’Einstein peut tomber aussi à son tour. N’étant pas un monstre dans la science, comme certains adversaires l’ont cru, se conformant, au contraire, à la constante tradition scientifique, comme le montre M. Meyerson, elle risque assurément de subir le destin de ses devancières. Elle n’en aura pas moins été glorieuse et féconde. Son sort dépend avant tout des constatations expérimentales qui viendront la corroborer ou l’infirmer. En tout cas, elle ne disparaîtra que pour être remplacée par une autre. Jamais la science ne renoncera à l’explication dans toute la force du mot, et ne se cantonnera dans l’empirisme, malgré les objurgations positivistes.

J’y consens, et je n’entamerai pas de controverse contre M. Meyerson. Toutefois, il me semble que la constance d’un phénomène, même constatée empiriquement et sans connaissance de ses causes, apporte déjà à l’esprit une satisfaction, dont la plupart des gens se contentent fort bien. Par exemple, ils s’inquiètent lorsqu’il leur arrive quelque chose qui leur paraît exceptionnel, et se rassurent dès qu’on leur dit que cela arrive à tout le monde, sans exiger de savoir pourquoi… Il me souvient aussi d’un chapitre des Sceptiques grecs où Victor Brochard présente Ménodote et Sextus Empiricus comme les précurseurs du positivisme. C’est contre la science des causes et des substances que sont dirigés les arguments de ces sceptiques, mais ils admettaient parfaitement l’observation, l’expérience et les lois expérimentales. Cependant ils ne parlaient que d’art et de pratique, parce que, pour les anciens, il ne pouvait y avoir de science là où il n’y a que des phénomènes : « Ils se faisaient de la science une trop haute idée pour admettre un instant qu’elle pût avoir affaire à une autre chose qu’à l’absolu, qu’à l’immuable ».

Ils s’en faisaient donc la même idée que M. Meyerson, et que, d’après lui, tous les grands savants, qui visent toujours à l’absolu, même inconsciemment, et même se croyant imbus de positivisme. Cependant ce positivisme n’a pas complétement tort, et M. Meyerson n’a garde de l’en accuser. C’est au fond un scepticisme, assez fondé, de l’aveu de M. Meyerson, pour qui il y a tant d’irrationnel dans le monde (à commencer par son existence même). Et notre épistémologiste, tout en maintenant l’utilité des théories d’explication et de déduction totales, ne conteste pas que la méthode expérimentale ne joue un rôle de premier ordre et ne décide de tout.

Je note, pour prévenir une équivoque possible, que M. Meyerson est foncièrement rationaliste, bien qu’il croie à l’irrationnel, c’est-à-dire qu’il ne compte que sur la raison pour obtenir le maximum possible de connaissance. Et j’ajoute que même si le monde était complètement impensable — ce qu’il n’est qu’en partie, — et, qu’on me passe cette expression de pessimisme familier, s’il était radicalement infumable, ce n’est encore que sur la raison qu’il faudrait compter pour nous construire, en le narguant, un art et une civilisation, suivant les conseils de Nietzsche.