LXXXIVe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou Le
danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (2e partie)
I
Pour bien élucider mon sujet, et pour faire constater le livre par ses pairs, comme on dit quelquefois, je résolus d’opposer forçat à forçat ; je prêtai mon exemplaire à un forçat condamné à mort, et, quand il l’eut bien lu, bien ruminé, bien absorbé dans le solitaire confinement où il est encore, j’allai le trouver un jour de loisir, et je lui demandai de m’analyser en liberté ce qu’il avait éprouvé en lisant les Misérables. Mais, comme ces hommes simples sont aussi les plus impressionnables et les plus séductibles de tous les hommes, et en même temps les plus incapables d’analyser en masse un ouvrage de dix volumes, accumulés d’une main de géant pour mêler le vrai et le faux, le raisonnement et le sentiment dans un mouvement d’art inextricable, je lui proposai d’en causer à loisir, et de me permettre de l’interroger en notant ses réponses. Il se sentit soulagé de la confusion de ses idées et de l’incertitude de ses jugements par ce mode de dialogue ; et, bien qu’il soit resté sensible, et qu’il soit devenu homme d’esprit par la longueur de ses détentions, et par ses pensées retournées en dedans à force de rêveries, il fut heureux de n’avoir pas à faire lui-même le triage formidable de sensations et de raisonnements dont il avait eu peur à ma première proposition, et il me dit : « Parlez, Monsieur ; je ne saurais pas parler, mais je saurai peut-être répondre. »
« — Eh bien ! parlons », lui dis-je, et un dialogue de huit matinées commença entre nous. Le voici, à peu de chose près, littéral :
Moi.
Eh bien ! mon cher Baptistin, vous avez donc lu les Misérables ? Quelle impression ce livre vous a-t-il faite ?
Le forçat.
Ma foi ! Monsieur, la tête m’en a tourné. J’ai été comme ébloui ; j’ai cru sentir la voûte du ciel s’écrouler sur moi, le plancher manquer sous mes pieds, le soleil et la nuit se confondre et entrer pêle-mêle, comme sous un coup de marteau, dans ma tête ; je n’ai pas eu le temps de respirer, j’étais essoufflé, ou plutôt il m’a semblé que j’étais poussé par une main puissante à travers des espaces incommensurables, tantôt répugnants, tantôt délicieux, tantôt par force, tantôt par plaisir ; ici affreuse stérilité, là fécondité prodigieuse, hurlements affreux d’un côté, musique caressante de l’autre ; allant où je ne voulais pas aller, m’arrêtant où je ne voulais pas m’arrêter, mais allant toujours, comme si la poigne du Juif errant m’eût déraciné de terre pour me contraindre à le suivre jusqu’en enfer ; en un mot, Monsieur, ce livre m’a souvent révolté, toujours entraîné, et je suis arrivé au bout en maudissant la route ; mais, comme la roue précipitée sur une pente d’abîmes où il lui est impossible de s’arrêter, j’étais moulu quand j’ai été au fond.
Moi.
C’est là l’effet du talent de l’écrivain, mon ami. On se livre à lui malgré soi ; il s’empare de vous ; on ne croit que la moitié de ce qu’il dit, l’autre moitié vous fait peur ou horreur ; on voudrait raisonner contre lui, on n’en a pas le temps, on va, on va, on va ; c’est ce qu’on appelle la verve, la couleur, le feu du génie, le délire de la langue, la folie du mouvement. On se dit : « Allons toujours, je réfléchirai après. » Les peuples à grande imagination sont tous habitués à cet effet du grand style sur leur esprit.
C’est ainsi que les Grecs furent enivrés jadis par les rêveries d’un sublime rêveur appelé Platon, qui, dans un livre appelé sa République, leur écrivit des absurdités contre nature qu’un enfant réfuterait, mais qui font les délices du monde depuis plus de deux mille ans.
C’est ainsi qu’en Angleterre Thomas Morus écrivit un autre livre appelé Utopie, où l’homme était reconstruit, non pas sur la nature humaine, mais sur la fantasmagorie d’un être idéal.
C’est ainsi que Fénelon écrivit dans Télémaque son utopie de la législation de Salente, pour s’être trop grisé de platonisme et aussi de christianisme radical.
C’est ainsi que J.-J. Rousseau, presque de nos jours, écrivit de verve trois livres d’un style entraînant qui vous empêche de réfléchir : un livre chimérique sur l’éducation, appelé Émile ; un livre immoral et raisonneur sur l’amour, appelé Héloïse ; enfin un livre de fanatique, sur la législation des empires, appelé le Contrat social, livre où toutes les lois sont faites à l’inverse de l’homme, un livre qui exalte la liberté et finit par la plus atroce des tyrannies.
C’est ainsi qu’un autre homme du même talent, de la même honnêteté délicate que ces quatre ou cinq prophètes des peuples, a vu les misères de son siècle et de tous les siècles, a été touché du généreux désir de les pallier, a pris la plume et a écrit les Misérables, livre plus puissant et aussi inconséquent que les livres de ses devanciers sur la route des songes ; livre populaire, qui fera beaucoup de mal au peuple, en le dégoûtant d’être peuple, c’est-à-dire homme et non pas Dieu !
Mais enfin, poursuivis-je, que pensez-vous de son héros, Jean Valjean, le forçat philanthrope ?
Le forçat.
À présent que je suis de sang-froid, Monsieur, me répondit Baptistin, le forçat de l’amour, que sa cousine attendait à la geôle de sa maison de détention pour le récompenser de tant de malheur souffert pour elle, et qui achevait entre l’espérance et l’amour ses dernières semaines de captivité ; à présent que je suis de sang-froid, il me semble que le héros de M. Victor Hugo est bien mal choisi ou bien mal imaginé pour en faire l’objet d’un intérêt si tendre, et le modèle de si patientes vertus à l’œil de ses lecteurs.
Moi.
Et pourquoi le pensez-vous ?
Le forçat.
Parce que ce Valjean est au fond un très vilain homme, un homme si pervers, si incorrigible, que moi, qui ai fréquenté les bagnes, j’en ai vu bien peu d’aussi foncièrement scélérats, d’aussi dénaturés, soit par leur dépravation naturelle, soit par le défaut de bonne éducation dans leur famille, soit par la passion innée et organique du vol et du meurtre, passion qu’on dit héréditaire dans certaines races d’hommes, comme chez le renard, le loup ou le tigre.
C’est peut-être un préjugé, Monsieur, je n’ose pas le décider, mais il n’en est pas moins vrai que, même parmi nous, les plus pauvres, les plus ignorantes des familles du peuple, soit à la ville, soit à la campagne, un instinct, absurde peut-être, mais invincible, nous inspire partout et toujours une répugnance naturelle pour certaines familles entachées de crimes fameux dans quelques-uns de leurs membres, et capables, nous le supposons du moins, de retrouver cette capacité du crime de génération en génération ; nous nous en éloignons tant que nous pouvons, nous disons que cette race est mal famée, nous ne leur donnons pas nos filles, nous ne permettons pas à nos garçons de chercher des femmes parmi eux.
Encore une fois, c’est peut-être un tort, mais c’est un tort tellement irréfléchi, tellement naturel, que personne n’y échappe, et que cela ressemble terriblement à une révélation du ciel. Faut-il tout vous dire ? je doute fort que M. Victor Hugo, qui a, dit-on, une charmante épouse, des fils de talent, des filles de vertu dans sa famille, voulût accorder leur main aux fils ou aux filles de son héros Jean Valjean, si Jean Valjean, malgré son trésor dont le premier centime était l’argenterie de son évêque ou la pièce de quarante sous du pauvre enfant qui lui avait servi de guide, était de condition égale à la condition d’un honnête homme de génie.
Moi.
Je crois que vous avez raison, mon cher Baptistin, et que l’instinct, cette raison occulte, composée de mille raisons non raisonnées, raisonne mille fois mieux que le préjugé, contre lequel tout le génie de M. Hugo ne gagnera pas un pouce de terrain.
Amenez-lui un frère de Lacenaire, converti en un Jean Valjean philanthrope, et vous verrez s’il lui donnera sa fille, et s’il jouera ses enfants et le renom si pur de sa famille à ce croix ou pile du réformateur !
Le forçat.
Comment ? si j’ai raison, Monsieur ? Mais examinez donc, selon moi, la profondeur d’atrocité, et d’atrocité mêlée d’ingratitude et d’injustice, de ce brave homme auquel M. Hugo veut nous intéresser !
Voilà une espèce de brute, comme nous dit l’écrivain dans le commencement de son histoire, qui a une bonne pensée dans sa vie : celle de trouver à tout risque un morceau de pain pour sa belle-sœur et ses sept petits enfants.
Il fallait que la Brie et le village de Faverolles, où il travaillait à quinze sous par jour pour nourrir neuf personnes, fussent bien dépourvus de toute humanité, pour qu’en frappant dans cette extrémité à la première porte venue où il y avait du pain noir ou blanc dans la huche, riche ou pauvre, même mendiant, ne lui prêtât pas un peu de son superflu ou de son nécessaire pour sauver la vie d’un soir à ces pauvres petits affamés.
Jamais la charité en nature ne fut plus prodigue de ses secours que dans les pauvres chaumières exposées tour à tour à ces dénuements ; l’aumône est née partout de la misère : aujourd’hui à toi, demain à moi.
J’ai été paysan, Monsieur, et je n’ai jamais vu dans nos montagnes le pain, le maïs, la rave, le lait de la chèvre ou de la vache manquer à l’innocence des enfants ou à la pénurie des vieillards, à quelque porte que Dieu vînt y frapper par la main de ces privilégiés de sa Providence.
Qu’est-ce donc qu’on dit aux pauvres quand on leur dit : Frappez et on vous ouvrira ? N’y a-t-il pas une Providence derrière la porte ?
Moi.
C’est vrai, mon ami ! J’habite depuis soixante-dix ans les plus pauvres montagnes de France. J’ai vu des années où le blé était rare et cher, et où les châtaignes mêmes manquaient ; mais je dois déclarer en toute vérité que je n’ai jamais vu une famille indigente souffrir de froid et de faim pendant qu’il y avait une étable pour la réchauffer chez le voisin, des galettes sur la nappe écrue de la table, du lait dans l’écuelle des autres enfants !
Pour les villes et pour les palais des riches, je ne dis pas non : ils sont trop haut pour sentir ces misères, ils n’y croient pas. Ils n’ont pas les moyens de savoir si c’est le vagabondage qui veut les exploiter, ils craignent d’être trompés ; ils font l’aumône autrement, à grandes proportions, souvent par des mains indirectes. On peut mourir de faim à la porte des palais, jamais à la porte des chaumières.
Or le village de Faverolles n’était qu’un groupe de pauvres gens ; Valjean n’avait qu’à arrêter dans le sentier un camarade, un voisin, un homme aussi pauvre que lui, et lui dire : « On risque de mourir de faim cette nuit chez la veuve aux sept enfants », et le pain serait venu avec les larmes : voilà le peuple !
D’ailleurs, en admettant qu’un jury, sauvage appréciateur des circonstances, de l’urgence, de la pitié du misérable, l’eût condamné à cinq ans de travaux forcés pour cette bonne action d’un oncle devenu un moment fou de miséricorde pour sa famille, quand la loi de 1795 ne le condamnait qu’à un an de prison ; quand on l’aurait ensuite condamné à mort pour le vol d’une pièce de quarante sous à un enfant qui n’avait de témoin que ses larmes ; quand toutes ces pénalités romanesques seraient aussi vraies qu’elles sont heureusement fausses, y avait-il là quelque chose qui fût de nature à changer en bête féroce un pauvre homme injustement condamné, et à en faire un assassin d’occasion du seul homme de Dieu qu’il eût rencontré à son premier pas sur sa route, l’évêque de Digne ?
Le forçat.
Oh ! certainement non, Monsieur. Voyez donc le brigand ! Il se sauve du bagne pour la cinq ou sixième fois, au risque de tuer et en tuant peut-être ces malheureux soldats, gendarmes, gardes-chiourmes, très innocents à son égard, et chargés par la société de lui répondre des hommes criminels ou dangereux qu’ils surveillent innocemment par devoir.
Sa mauvaise mine et son air de loup parqué lui font fermer toutes les portes : c’est naturel ; à qui s’en prendrait-il ?
C’est le droit et l’instinct de tout le monde de suspecter les hommes suspects et de ne pas se lier avec les vagabonds de mauvaise renommée ; c’est triste, mais c’est fatal. C’est la force des choses, on ne peut en accuser que la prudence humaine.
J’ai été bien autrement victime moi-même d’une prévention et d’une erreur des hommes, quand, ayant eu le malheur d’atteindre le chef des gardes de notre forêt en croyant défendre ma cousine, mon oncle et ma tante audacieusement attaqués à coups de fusil, j’ai été jugé digne de mort et miraculeusement sauvé de la guillotine : eh bien ! cela m’a inspiré une douleur mortelle, une honte imméritée, une résignation religieuse▶, mais cela ne m’a donné aucune haine injuste et brutale contre les hommes. J’ai dit : « Ils sont hommes, ils se trompent, ils ne voient pas la vérité ; s’ils la voyaient, ils se garderaient bien de m’exécuter. » Voilà tout !
Mais voilà un homme qui a commis une faute plutôt qu’un crime, à bonne intention, et qui devrait être fier de son innocence foncière et des cinq ans de peine infligés à sa bonne action ; le voilà qui, après s’être nourri dix-neuf ans de son venin, s’échappe de ses fers et rentre dans le monde de la liberté. Il est recueilli par ce bon saint évêque, qui ne lui fait pas l’aumône du soir seulement, mais l’aumône de son honneur, l’aumône de sa dignité d’homme, qui l’appelle : « mon frère », qui le fait asseoir à sa table, pour le réhabiliter par cette égalité chrétienne de l’innocence constante avec l’innocence reconquise du repentir justifié, qui lui montre la confiance absolue du juste dans le repentant, qui le croit incapable même d’une mauvaise pensée, qui lui prépare son lit dans son antichambre, qui y laisse l’argenterie, son seul trésor, qui ne ferme pas même le loquet, et qui s’endort sans peur à côté du crime mal assoupi dans ce cœur inconnu !
Eh bien ! ce vagabond n’est ni ému, ni réconcilié avec lui-même et avec les hommes, par un tel miracle de bienfaisance et de vertu surhumaines : il se réveille avant l’aube, avec la première pensée de profiter de cette incrédulité au mal de son sauveur, pour lui voler le trésor des pauvres, son argenterie. Ce n’est rien, bien que ce soit aussi vil que contre nature ; il ôte ses souliers pour n’être pas entendu, il s’arme d’un levier de fer bien aiguisé qu’il tire de son sac, pouvant servir au triple usage, dit l’auteur, de forcer la porte de l’armoire où l’on a eu l’imprudence héroïque de serrer sous ses yeux l’argenterie, de percer le sein ou d’assommer le crâne de l’évêque. Il vole résolument son hôte ; il s’avance à pas de loup vers son lit, bien résolu de tuer le dormeur s’il ouvre les yeux au bruit ; il épie le réveil, il médite la mort, il regarde.
« Nul ne peut dire ce qui se passait en lui, pas même lui, dit M. Hugo ; pour essayer de s’en rendre compte, il faut rêver ce qu’il y a de plus violent en présence de ce qu’il y a de plus doux… Mais quelle était sa pensée, il eût été impossible de le deviner… La seule chose qui se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c’était une étrange indécision : il semblait près de briser ce crâne ou de baiser cette main ; sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche… »
Heureusement l’évêque dormait ; le forçat Valjean emporte résolument le panier d’argenterie, et se sauve en escaladant la fenêtre avec un trésor de plus et un crime (mais un crime inutile) de moins.
Et voilà le misérable avec lequel l’auteur veut qu’on sympathise pendant dix longs volumes ! Ah ! c’est impossible ! À force d’éloquence, il est vrai, l’auteur y parvient, quand il parvient à faire oublier cette horrible révélation d’une infernale nature ; mais il ne peut y parvenir dans ceux qui se souviennent en lisant de ces antécédents de tigre ; il veut vainement faire détester la société en la calomniant, il ne réussit véritablement en ceci qu’à calomnier le crime !
Jean Valjean peut gagner tous les millions qu’il voudra dans ses manufactures, il peut protéger les filles, doter les enfants, etc. ; maire de sa bourgade, il peut se relever à la sublimité vertueuse du repentir, se vouer lui-même à l’infamie pour écarter le soupçon de la tête d’un coupable : il ne sera jamais que le scélérat mille fois relaps, debout dans la nuit, sa massue à la main sur la tête de son bienfaiteur, indécis, comme dit l’écrivain, prêt à frapper s’il s’éveille, et finissant par ne pas frapper parce qu’un cadavre l’accuserait plus que l’hôte endormi !
Oh ! non, Monsieur, je ne pardonnerai jamais cela à ce Valjean : cela dépasse l’homme, cela dépasse le tigre, car le tigre qui ouvre ses griffes sur l’homme ne sait pas que cet homme lui voulait du bien : il l’étrangle comme ennemi, mais non comme bienfaiteur ! Je lis malgré cela, parce que le tableau est admirablement peint, mais je lis avec un remords : c’est de m’intéresser quelquefois à pire qu’un tigre.
Certes, la société avait eu tort de condamner Valjean aux galères : il était innocent du pain volé à Faverolles. Mais peut-on dire que la société fut mal inspirée en enfermant à vie le misérable, dans le sens criminel du mot, oui, le misérable qui, en récompense d’un jour de pardon, d’un dîner d’ami, d’une nuit de confiance, passe une heure ou une minute dans l’honorable indécision de cet assommeur ?
Moi.
J’ai senti tout ce que vous sentez, mon cher Baptistin, et c’est là, selon moi, le vice fondamental de cette étrange, morbide, sublime composition. Intéresser au crime quand le crime n’est que passion, c’est le chef-d’œuvre du paradoxe ; mais intéresser au crime quand le crime est atroce, comme l’assassinat du Christ par le Samaritain, c’est le crime du talent. Passons.
Et que dites-vous de ce brave évêque ?
Le forçat.
Ah ! que c’est bien commencer son livre, Monsieur, que de le commencer par ce qu’il y a de plus doux, de plus saint dans l’espèce humaine : la religion ! Je vous avoue que cette promenade pas à pas dans l’âme de l’évêque de Provence, quoique un peu longue, m’a fait beaucoup de bien au commencement, et que je ne l’ai pas trouvé aussi niais que l’on dit, parce qu’il est vraiment bon pour nous autres pauvres gens. Il m’a rappelé ce vieux frère quêteur du couvent de la montagne, auquel je dois le miracle de charité qui m’a sauvé et le bonheur de retrouver mon père, ma tante et ma cousine.
Qu’on dise des bons prêtres ce qu’on voudra : ils sont de la famille de ceux qui n’ont plus de famille ; ne faut-il pas que les misérables aient quelques parents sur la terre et un bout de patrimoine là-haut ?
Quant à la fin du chapitre, à l’endroit où l’évêque se laisse débiter un tas de choses inintelligibles par ce vieux terroriste qui va mourir, et qui déclame encore sur son lit de mort des énigmes au-dessus de ma portée en l’honneur de la guillotine, et qui font apostasier d’admiration le saint évêque, jusqu’au point de tomber à genoux et de demander sa bénédiction à cet entêté d’impénitent : franchement, vous devez comprendre cela, vous, Monsieur, c’est votre affaire ; mais, moi, je n’y ai rien compris du tout. Vous me ferez plaisir de me l’expliquer.
Moi.
Cette peinture évangélique de l’âme de l’évêque, âme chrétienne parce qu’elle est populaire, et populaire parce qu’elle est chrétienne, mon ami, est ce qu’on appelle un tableau de genre suspendu dans un vestibule pour prédisposer, par une bonne impression, les yeux, l’esprit, le cœur des lecteurs aux sentiments ◀religieux▶ et doux, qui sont l’édification de ce triste monde. L’auteur a senti que les religions bien entendues sont, comme étant à la fois divines dans leur objet, humaines dans leurs ministres, pleines de controverses, d’incrédulités et de crédulités populaires dans leurs dogmes, mais qu’en masse les religions sont des vases célestes transmis de générations en générations aux peuples, et dans lesquels les philosophes de tous les âges ont versé tour à tour, en les clarifiant, la plus pure morale, les plus saintes règles de vie, les plus admirables pratiques de charité et de fraternité qui aient honoré les siècles ; en sorte que, sans disputer sur leur nature révélée par la raison, lumière de Dieu, ou par Dieu lui-même, quand une religion se brise, toute la morale se répand, et le peuple risque de mourir de soif.
Il faut donc que les hommes bien intentionnés, comme l’auteur de ce livre, touchent avec une extrême prudence et un extrême respect à ces vases divins qui contiennent l’âme du peuple, même quand ils aspirent évidemment, comme lui, à verser le plus de raison possible dans les institutions ◀religieuses▶ et dans ces saintes croyances des nations.
Pour cela, il faut leur faire respecter, aimer et admirer ses ministres, comme l’évêque de Digne, en faisant de sa vie un tableau d’abnégation et de sainteté pratique qui ravisse les pauvres, les vieillards, les petits enfants, toute la partie souffrante de l’humanité dont Dieu est le seul héritage. C’est ce que M. Hugo a parfaitement compris, admirablement exécuté dans le portrait de son évêque M. Myriel, et, convenons-en, il l’a fait avec une généreuse intrépidité dans un moment où la littérature, disons le mot, une littérature médiocre, scolastique, sans feu, sans ailes, sans imagination, se retourne niaisement vers l’athéisme, cette bêtise sans fond, et croit avoir inventé quelque chose en inventant le néant !
Oui, toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise même, de l’évêque Myriel, de sa sœur, de sa dame de compagnie, la description de sa pauvreté volontaire, de son dévouement à Dieu et aux pauvres, ces privilégiés de la miséricorde, de son hôpital, de ses meubles, de son jardinet, de sa messe sur l’autel de bois, de ses visites pastorales parmi les pasteurs des Hautes-Alpes, tout cela a un charme, une vérité un peu exagérée, un peu ostentatoire, un peu déclamée, mais en réalité très touchante et fidèlement peinte par un peintre de premier ordre.
On croit voir des portraits de famille dans certaines figures du tableau, telles, par exemple, que la transparente sœur madame Baptistine et la vieille madame Magloire, sœur volontaire aussi plutôt que servante de la maison épiscopale ; on croit deviner que le poète, comme le peintre Rubens, mettant partout sa femme ou sa sœur dans ses tableaux, s’est souvenu de son heureuse enfance de la rue du Colombier, et a retracé le profil de sa mère ou la face réjouie de quelque bonne tante auxiliaire de sa mère, dans les figures de ces deux saintes femmes de l’Évangile, domestiques du saint évêque de Digne.
Jusque-là, je suis comme vous, je ne sais qu’admirer. La poésie ne déroge pas du tout en dessinant la sainteté et en coloriant la piété sous trois formes, le frère, la sœur et la servante : trio de candeur et de vertu qui psalmodie, chacun dans sa langue, le même hymne à Dieu dans le peuple !
II
Ce n’est pas que cette rencontre d’un évêque émigré avec ce féroce conventionnel, presque régicide, ne soit peinte aussi avec l’énergie du pinceau de l’écrivain.
« … Le conventionnel mourant, le buste droit, la voix vibrante, était, dit-il, un de ces grands octogénaires qui font l’élément du physiologiste ; la révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l’époque ; on sentait, dans ce vieillard, l’homme à l’épreuve ; si près de sa fin, il avait conservé tous les gestes de la santé ; il y avait dans son œil clair, dans son accent ferme, dans ses robustes mouvements d’épaules, de quoi déconcerter la mort. Azaël, l’ange mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin, et eût cru se tromper de porte…..
« Il semblait mourir parce qu’il le voulait ; il y avait de la liberté dans son agonie ; les jambes étaient immobiles, les ténèbres le tenaient par là, les pieds étaient morts et froids, la tête vivait de toute la puissance de la vie, et paraissait en pleine lumière. En ce moment il ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut, marbre par en bas.
« Une pierre était là, l’évêque s’y assit ; l’exorde fut ex abrupto . »
Les poètes seuls posent ainsi les figures : ce qu’on appelle poésie n’est que la reproduction vivante et colorée de la vérité. Les autres écrivent, les poètes peignent. La poésie, c’est la vie des choses, on ne sait si son pinceau est pinceau ou torche, tant il jette d’ombre et de lumière sur tous les contours de ce qu’il voit ou de ce qu’il veut faire voir.
Mais ici le poète cesse tout à coup de voir : son regard se trouble, sa vue s’obscurcit, le soleil de Dieu ne l’éclaire plus. Il veut suppléer à cette clarté qui tombe du ciel, des étoiles, de la conscience du cœur, par je ne sais quel jour faux qu’il emprunte à un système qui n’est pas même le sien, le système de la terreur justifié par le sophisme ; la beauté de l’homicide, l’innocence de la férocité, la vertu du crime, la sainteté de la guillotine politique, la légitimité de l’assassinat juridique de sang-froid, tout ce qui fait horreur aux hommes, tout ce qui fait resplendir d’une lueur sanglante, d’une tache de feu, les noms malheureux des hommes qui ont tué en masse ou en détail leurs frères innocents, il le comprend, il le justifie, il l’exalte, il le transfigure, il le divinise.
« — La révolution française est le sacre de l’humanité », dit le mourant.
L’évêque, atterré, ose murmurer seulement :
« — Et 93 ? »
Le conventionnel se dresse sur sa chaise avec une solennité presque lugubre, et, autant qu’un mourant peut s’écrier, il s’écrie :
« — Ah ! vous y voilà, 93 ! J’attendais ce mot-là. Un nuage fut formé pendant quinze cents ans ; au bout de quinze siècles il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre !”
« L’évêque sentit, sans se l’avouer peut-être, que quelque chose en lui était atteint ; pourtant il fit bonne contenance. Il répondit :
« — Le juge parle au nom de la justice, le prêtre parle au nom de la pitié, qui n’est autre chose qu’une justice plus élevée ; un coup de tonnerre ne doit pas se tromper.”
« Et il ajouta, en regardant fièrement le conventionnel :
« — Louis XVII ?”
« Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l’évêque :
« — Louis XVII ! Voyons ! sur qui pleurez vous ? Est-ce sur l’enfant innocent ? Alors soit, je pleure avec vous. Est-ce sur l’enfant royal ? Je demande à réfléchir ; pour moi, le frère de Cartouche, enfant innocent, pendu par les aisselles jusqu’à ce que mort s’ensuive, en place de Grève, pour le seul crime d’avoir été le frère de Cartouche, n’est pas moins douloureux que le petit-fils deLouis XV, enfant innocent martyrisé dans la tour du Temple, pour le seul crime d’avoir été le petit-fils de Louis XV… Cartouche, Louis XV, pour lequel des deux réclamez-vous ?”
« Il y eut un moment de silence. L’évêque regrettait presque d’être venu, et pourtant il se sentait vaguement, fortement ébranlé.
« Le conventionnel reprit :
« — Ah ! monsieur l’évêque, vous n’aimez pas les crudités du vrai ; Christ les aimait, lui ; il prenait une verge et il époussetait le temple. Son fouet, fait d’éclairs, était un rude diseur de vérités. Quand il s’écriait : Laissez venir à moi les petits enfants, il ne distinguait pas entre les petits enfants, il ne se fût pas gêné pour rapprocher le dauphin de Barrabas du dauphin d’Hérode ; l’innocence n’a que faire d’être altière, elle est aussi auguste déguenillée que fleurdelisée.
« — C’est vrai, dit l’évêque à voix basse.
« — J’insiste, continua le conventionnel ; vous m’avez nommé Louis XVII, entendons-nous. Pleurez-vous sur tous les innocents, sur tous les martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d’en bas comme sur ceux d’en haut ? j’en suis : mais alors, je vous l’ai dit, il faut remonter plus haut que 93, et c’est avant Louis XVII qu’il faut commencer nos larmes ; je pleurerai sur les enfants du roi avec vous, pourvu que vous pleuriez avec moi sur les petits du peuple.
« — Je pleure sur tous, dit l’évêque.
« — Également, insiste le conventionnel ; et, si la balance doit pencher, que ce soit du côté du peuple : il y a plus longtemps qu’il souffre !”
« Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit (car évidemment l’évêque, confondu, ne savait plus que dire) ; il se souleva sur un coude, présenta son pouce et son index replié un peu vers sa joue, comme on fait machinalement lorsqu’on interroge et qu’on juge (c’était donc maintenant le conventionnel qui, arrogamment, interrogeait et jugeait l’évêque ; le pénitent intervertissait les rôles, et jetait à ses pieds le confesseur au nom de ses doctrines glorifiées) ; il interpella l’évêque avec un regard plein de toutes les énergies de l’agonie. Ce fut presque une explosion.
« — Oui, Monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre ! Et puis, tenez, ce n’est pas tout cela : que venez-vous me questionner et me parler de Louis XVII ? je ne vous connais pas moi ! »
Puis, dans une longue digression, railleuse et écrasante pour l’évêque, il lui fait une longue satire, acerbe et méprisante de langage, qui ne s’applique en rien à ce pauvre mendiant volontaire et charitable d’évêque de Digne, qui vit d’humilité et de lait dans une masure, pour se mettre au-dessous de tout le monde, et pour donner la moitié de sa farine aux pauvres de son diocèse.
Par une sublime réticence, l’évêque se laisse accuser des fautes dont il est lavé par sa pureté et par son ascétisme.
« — Qu’est-ce que cela a de commun avec 93 ? dit-il simplement, et comment cela prouve-t-il que 93 ne fut pas inexorable ? »
(Il n’ose pas dire inique et atroce.)
« — Revenons à l’explication que vous me demandez, dit le conventionnel ; où en étions-nous ? Que me disiez-vous ? Que 93 a été inexorable ? »
(Remarquez que l’évêque, par charité, ne lui disait rien, ne lui demandait rien, et qu’il s’était contenté de jeter à voix basse un mot d’incrédule pitié, en réponse aux brutalités du terroriste malade.)
« — Oui, dit l’évêque, inexorable ; que pensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ?
« — Que pensez-vous de Bossuet chantant le Te Deum sur les dragonnades ?”
« La réponse était dure, mais allait au but avec la rigidité d’une pointe d’acier ; l’évêque en tressaillit ; il ne lui vint aucune riposte.
« — Disons encore quelques mots çà et là.
« — Je le veux bien, continua le conventionnel, rendu clément par la conviction de son triomphe de logique, et consentant à épargner un peu l’évêque, par politesse ; en dehors de la Révolution, qui est une immense affirmation humaine, 93 est une réplique.
« Vous la trouvez inexorable ? Mais toute la monarchie, Monsieur !… Je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine ; mais je plains aussi cette pauvre femme huguenote de 1685 qui, etc. »
Et là-dessus l’histoire, sans doute très vraie, d’une énormité infernale commise, au nom du roi Louis XIV, par quelque abominable soldatesque, trouvant moyen de raffiner sur les supplices de religion en suppliciant la nature !
Puis, revenant sur l’évêque avec l’orgueilleuse satisfaction d’un mauvais raisonneur qui a réduit son adversaire au silence :
« Monsieur, dit-il à l’évêque éperdu, retenez bien ceci : la Révolution française a eu ses raisons (peu s’en faut qu’il n’ait dit ses mystères) ; sa colère sera absoute par l’avenir. Son résultat, c’est le monde meilleur ; de ses coups les plus terribles il sort une caresse pour le genre humain. J’abrège ; … je m’arrête ; … j’ai trop beau jeu. D’ailleurs, je me meurs. »
La bonne excuse pour se taire !
« — Oui, continua-t-il cependant encore, tant il était plein de ses raisons, oui, les brutalités du progrès s’appellent révolutions. Quand elles sont finies, on reconnaît ceci : que le genre humain a été rudoyé, mais qu’il a marché. »
Le conventionnel, ajoute l’auteur, ne se doutait pas qu’il venait d’emporter l’un après l’autre tous les retranchements intérieurs de l’évêque ; celui-ci réclama cependant, timidement, indirectement, en faveur de Dieu.
Le vieux représentant du peuple voulut bien ne pas répondre cette fois. Il eut un tremblement, il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard.
Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il dit presque en bégayant, bas, et se parlant à lui-même, l’œil perdu dans les profondeurs :
« Ô toi ! ô idéal ! toi seul tu existes !
« L’infini est ; il est là ! continua-t-il en levant le doigt vers le ciel. Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa borne, il ne serait pas infini, en d’autres termes il ne serait pas ; or il est, donc il a un moi ; ce moi de l’infini, c’est Dieu ! »
Patmos est vaincu ; l’Apocalypse de la révolution finit là par l’idéal d’un faible ver de terre, divinisé et adoré. L’infini, c’est-à-dire l’œuvre inépuisable, perpétuelle, à mille aspects, bonne, mauvaise, intelligible et inintelligible du Créateur ; l’œuvre de l’univers, dont l’homme ne voit qu’un fil ; la bonté, la perversité ; le bien, le mal ; la nuit, le jour ; l’ordre et le chaos, confondus pêle-mêle, avec l’auteur de tout et le seul explicateur de tout, dans une unité sans liens : le panthéisme, enfin, dernier mot de l’absurde, est prononcé ! Voilà le Dieu qui fait pleurer de tendresse et d’admiration le conventionnel. On s’attend, sinon à une réclamation modeste, au moins à une réserve de conscience de l’évêque ; pas du tout.
« Le conventionnel avait prononcé ces dernières paroles d’une voix haute, et avec le frémissement de l’extase, comme s’il voyait quelqu’un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. L’effort l’avait épuisé : il était évident qu’il venait de vivre, en une minute, les quelques heures qui lui restaient. Ce qu’il venait de dire l’avait rapproché de celui qui est dans la mort (sans doute Dieu) ; l’instant suprême arrivait. »
« L’évêque, ajoute l’écrivain, le comprit ; le moment pressait ; c’était comme prêtre qu’il était venu ; de l’extrême froideur il était passé par degrés à l’émotion extrême, il regarda ces yeux fermés, il prit cette vieille main ridée et glacée, et se pencha vers le moribond.
« Cette heure est celle de Dieu ! dit-il ; ne trouvez-vous pas qu’il serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain ?”
« Le conventionnel rouvrit les yeux : une gravité où il y avait de l’ombre s’imprégnait sur son visage.
« Monsieur l’évêque, lui dit-il avec lenteur (en lui faisant la confession de toutes ses vertus patriotiques et de sa sobriété d’aliment et de vin, en opposition avec sa prodigalité de sang)… maintenant, j’ai quatre-vingt-six ans, je vais mourir ; qu’est-ce que vous venez me demander ?
« — Votre bénédiction, dit l’évêque, et il s’agenouilla (devant cette sainteté intacte de la révolution).
« Quand l’évêque releva la tête, la face du « conventionnel était devenue auguste. Il venait d’expirer. »
III
L’évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles pensées. Il passa toute la nuit en prières. Le lendemain, quelques braves curieux essayèrent de lui parler du conventionnel. Il se borna à montrer le ciel.
Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit spirituelle, lui adressa cette saillie :
« Monseigneur, on se demande quand Votre Grandeur mettra le bonnet rouge.
« — Oh ! oh ! voilà une grosse couleur, répondit l’évêque. Heureusement que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau. »
Saillie peu décente dans la bouche d’un évêque, assimilant par un jeu de mots le bonnet rouge du terroriste au chapeau du cardinal, d’un évêque, exaltant ce dont Robespierre et d’autres avaient rougi : le terroriste avait fait un digne prosélyte !
IV
Et maintenant, parlons sérieusement à notre tour ; prenons-nous corps à corps sur cette déification du terrorisme, et raisonnons après avoir raconté. Il serait trop douloureux de laisser au peuple des doctrines paradoxales écrites du style de Pascal ou de Bossuet. Heureusement, la vérité n’a pas besoin de style. Sa lumière luit d’elle-même ; se montrer, c’est se prouver ; ôtons-lui son voile et cachons-nous !
La révolution française est, comme toutes les choses humaines, mêlée de bien et de mal. J’ai essayé comme un autre, dans une de ces rares occasions nées d’elles-mêmes, de la continuer en l’innocentant, en lui ôtant son venin comme à la vipère, en lui arrachant sa dent malfaisante avant de la cacher dans mon sein comme le psylle d’Égypte ; j’ai proclamé toutes ses vérités sans lui concéder ni crime ni colère. Je ne suis donc pas suspect d’injustice ou de ressentiment à son égard, encore moins de complicité, quoi qu’en puissent dire les vieilles femmes qui n’ont pas lu l’Histoire des Girondins, où pas un accès de fureur et de terreur n’est raconté sans être flétri ; quoi qu’en puisse écrire M. Nettement, leur historiographe, qui, malgré les Girondins, malgré le drapeau rouge repoussé les armes à la main, malgré l’abolition de la guillotine, proposée et arrachée au peuple, pour premier acte de la résipiscence populaire, le 27 février 1848, n’en persiste pas moins à faire de moi un buveur de sang. Risum teneatis !
La belle image de M. Hugo en parlant du terrorisme : un nuage formé par quinze siècles, d’où sort un coup de tonnerre ; le coup de tonnerre qui ne doit pas se tromper, est une définition explicative, selon moi, mais nullement justificative, encore moins laudative : car le coup de tonnerre du terrorisme s’est dix mille fois trompé ; il a fait de la lueur, mais il a fait des cadavres, des victimes innombrables, pures, innocentes, augustes ; il a laissé dans toutes les âmes quelque chose de sinistre, pareil à une horreur chez les uns, à un remords chez les autres ; des noms abhorrés chez les bourreaux, des noms consacrés chez les victimes. Les événements innocents ne laissent rien de pareil. Ce remords national, cette horreur irréfléchie quoique générale, tout cela n’est au fond que le jugement non raisonné, mais infaillible, du genre humain, le dégoût instinctif qui se voile la face à l’aspect d’une mare de sang.
Je ne puis comprendre que Victor Hugo, qui prononce de si énergiques protestations contre cette machine à meurtre appelée guillotine, élevée sur nos places publiques contre une seule tête coupable dont la société veut se défaire pour prémunir ses membres innocents ; je ne puis comprendre, dis-je, qu’il innocente, qu’il excuse et qu’il exalte cette machine à dix mille coups, montée par la mort et pour la mort, pour faucher, comme une moissonneuse à la vapeur, des milliers d’innocents, de vieillards, de femmes, d’enfants de quinze ans, assez vaincus pour se laisser conduire, en charrettes pleines, à travers les places et les faubourgs de Paris, leur roi en tête, à guillotiner, désarmés et sans résistance ! Il pensait, certes, bien autrement quand il écrivait, dans sa verte et pure jeunesse, l’ode sur Louis XVII, ou celle sur les filles de Verdun ! C’est de lui que je m’arme aujourd’hui contre lui-même ; mais je m’arme pour le désarmer de la mauvaise arme qu’il a ramassée sur ce champ de carnage qu’il a pris pour un champ de bataille.
Un champ de bataille ? Non, la Révolution n’a gagné aucune de ses victoires sur la place de la Guillotine, ou sur la place d’Auray dans la Vendée, ou sur la place des Brotteaux dans les mitraillades de Lyon, ou sur les bords de la Loire dans les noyades de Nantes. Elle n’y a gagné que l’horreur qui suit le massacre des prisonniers vaincus dans tous les temps, dans toutes les causes, dans toutes les nations du monde ! Barbarie ne fut jamais vertu ! Fureur et lâcheté ne seront jamais excuse !
V
Et de quelles excuses ou plutôt de quelles glorifications le brave évêque se laisse-t-il payer, puis réduire au silence, puis fanatiser d’admiration par le terrorisme agonisant dans ce livre ?
Louis XVII, pauvre enfant d’un père tombé du trône, d’un père et d’une mère égorgés en cérémonie par tout un peuple, Louis XVII comparé au frère de Cartouche, innocent, supplicié en place de Grève ! Rapprochement de férocité, oui ; rapprochement de situation, non. La nature physique assimile les deux victimes, oui ; la nature morale, non. De tout temps, l’élévation du rang d’où l’on est précipité fait partie, sinon du supplice de sang, du moins du supplice de l’âme : les Romains, si féroces dans la guerre, ne pensaient pas que tomber dans un trou fut la même chose que tomber de la roche Tarpéienne sur le pavé du Capitole. Voir du même œil le même supplice dans la même chute, c’est une grave erreur : on plaint les deux victimes d’une égale pitié, on ne les plaint pas du même respect. Tomber du trône dans les mains meurtrières du savetier Simon jusqu’à ce que mort s’ensuive, ne fut jamais la même chose que tomber d’un mur de dix pieds sur le pavé de la rue. La nature se refuse à ces parallèles, parce qu’ils sont, non pas, comme ils en ont l’air, les audaces de la vérité, mais les paradoxes du radicalisme. Or le cœur humain est sympathique, mais il n’est jamais radical, parce qu’il pèse d’un juste poids, et non au poids seul de la chair et du sang, les innombrables différences du passé et du présent dont le même malheur se compose, pour le frère de Cartouche ou pour le fils de Louis XVI. Oublier ces différences, ce n’est pas seulement oublier le respect, c’est dénaturer la nature. Si l’auteur eût mieux réfléchi, il n’aurait jamais écrit ces deux noms sur la même ligne. Aussi, tout en gémissant sur le frère innocent et supplicié du fameux filou, quand on lit sous la même larme les deux noms accolés, on ne peut s’empêcher de faire un geste de tête en arrière, et de crier : « Oh ! » Ce cri est un jugement.
C’est le cri du scandale. Qui a jamais plaint Charles Ier
d’Angleterre, ou Marie Stuart d’Écosse, ou les enfants d’Édouard, ou Louis XVI décapité,
ou Marie-Antoinette immolée, ou sa jeune et pure belle-sœur, madame Élisabeth, sacrifiée
malgré son innocence ; qui est-ce qui les a jamais plaints de la pitié qu’on doit, au
même titre charnel, à tous les meurtres commis par tous les meurtriers ◀religieux▶, royaux
ou révolutionnaires de la terre ?
Sunt lacryma
rerum !
L’histoire, le trône, la dignité des victimes, ont leur
bienséance ; les suppliciés ont leur autorité ; les tombes
ont leurs
privilèges sous leurs cendres. Quand on a vidé les caveaux de Saint-Denis, on a fait
plus que quand on a vidé un cimetière banal de Saint-Eustache : ici on déplace des
ossements, là on profane des mémoires. Comment un écrivain d’un si sympathique caractère
que Victor Hugo a-t-il pu l’oublier ? Il a beau dire, plus on place haut le drame du
supplice sur l’échafaud, plus l’univers est attendri : le respect se joint à la
compassion ; ce sont deux douleurs !
Mais ceci n’est qu’affaire de prestige, de décence, de convenance entre la pitié publique et l’échafaud matériel ; que serait-ce si nous raisonnions le sentiment ?
VI
En quoi l’erreur, du le crime, ou la législation de la France sous Louis XV ou sous ses prédécesseurs, quand la QUESTION était un article stupide du code criminel du pays ; en quoi les immanités atroces de l’inquisition ; en quoi les crimes des rois, des prêtres, des sectes ◀religieuses▶ ; en quoi les souffrances du peuple de ces temps néfastes, ces souffrances aussi éternelles que la misère humaine, légitiment-elles les sévices que les prétendus vengeurs du peuple, en 1793, exercèrent contre d’autres classes de la société ? Comment Victor Hugo, qui est et se déclare radical, professe-t-il, comme le philosophe M. de Maistre, cette mystérieuse et absurde solidarité de la victime de 1793 et des scélérats du treizième siècle ? En quoi, parce que le peuple souffre depuis qu’il est peuple, le peuple est-il autorisé à se venger sur les innocents tant qu’il sera peuple ? Les souffrances iniques qu’il fait subir à ses victimes les plus pures seront donc l’éternelle récrimination des classes l’une contre l’autre ? Quelle justice ! quelle morale et quel progrès ! Le peuple a eu faim, soif, il a souffert des douleurs dans tous les âges, et, pour cela, le peuple sera innocenté, célébré, glorifié, canonisé dans ses bourreaux vengeurs en 1793 ou en 1862 ! Où finira ce droit de vengeance abstraite, cette justice du talion entre classes ? Et, d’ailleurs, le conventionnel y a-t-il réfléchi ? Celui qui était peuple dans un siècle n’est-il pas devenu, par la rotation des choses et des races, aristocrate dans un autre siècle ? victime dans un temps, oppresseur dans un autre ? Qui fera le triage dans cette chambre ardente des droits de vengeance d’une famille humaine contre une autre famille ? Où sera le droit de se venger, le droit de la colère, comme dit Victor Hugo, dans une nation qui a toute également ce droit de colère dans toutes ses classes tour à tour ? La société terroriste, toujours et partout, ne serait donc qu’une éternelle et réciproque extermination ?
Et quel droit donne au peuple de Paris de 1793 de supplicier, en la bafouant sur sa charrette, l’archiduchesse d’Autriche, reine de France, le supplice hideux et lamentable de cette pauvre femme des Cévennes de 1685 ? Où est la relation volontaire entre cette victime du peuple en 1793 et cette victime des prêtres en 1685 ? En quoi le sang de l’une lave-t-il le sang de l’autre ?
Le conventionnel a recours lui-même à cet épouvantable mystère de la criminalité abstraite pour justifier et légitimer ses doctrines.
« Monsieur, dit-il d’un ton doctoral à l’évêque confondu, retenez bien ceci : la révolution française a eu ses raisons ; sa colère sera absoute par l’avenir ; de ses coups les plus terribles il sort une caresse pour le genre humain. J’ai trop beau jeu. Je m’arrête. D’ailleurs, je me meurs !
« Le terroriste ne se doutait pas qu’il venait d’emporter successivement l’un après l’autre tous les retranchements de l’évêque » (qui n’avait pas même répliqué).
Il faut convenir que ce pauvre évêque avait peu de présence d’esprit contre les paradoxes du terrorisme, et l’on ne doit pas s’étonner qu’il tombe, comme saint Paul sur le chemin de Damas, atterré et sans paroles, aux genoux de celui qui daigne l’instruire des droits de la colère et de la sublimité des vengeances du peuple, pour adorer le révélateur du mystère de l’échafaud et pour montrer, le lendemain, le ciel comme le seul séjour digne de ce prophète du comité de salut public !
À quels excès d’aveuglement le génie même de la parole peut conduire ! La glorification du bourreau par M. de Maistre ne va pas si loin, car le philosophe de Chambéry fait du bourreau l’ ultima ratio du droit social dans les mains de la justice humaine, et il fait du supplice un vengeur de Dieu. Le terroriste crée le droit de la colère, la raison mystérieuse, la raison d’État du peuple en révolution dont il faut adorer, respecter, bénir la hache ; et l’évêque, en se taisant et en adorant, en montrant du doigt le terroriste dans le troisième ciel, donne à son tour raison à la vengeance.
N’est-ce pas là aduler le peuple dans ses plus mauvais instincts ? N’est-ce pas lui préparer pour l’avenir des justifications toutes faites pour d’autres crimes, que de lui dire d’avance : « Ne t’inquiète pas, Dieu est pour toi ; tu as tes raisons, tu as le droit de colère ; les consciences faibles, les esprits timides, la pitié même, autant que la justice, se soulèveront bêtement contre toi, incapables qu’ils sont de comprendre ta foudroyante divinité, ton coup de tonnerre formé des misères de tous les âges ! Mais les plus grands poètes et les plus éloquents écrivains des siècles qui suivront tes crimes en feront des vertus, et proclameront la sainteté du supplice infligé par toi à tes ennemis ! »
Telle est la leçon de démocrate ou d’autocrate, également sanguinaires, contenue en germe dans les paradoxes de M. de Maistre ou de M. Hugo. Ces grands écrivains, certes, ne pensaient pas à la conséquence de ces préceptes lorsque, comme l’évêque du roman, ils se sont donné une entorse de peur d’écraser une fourmi ; mais ils faucheront le genre humain en fanatisme ou en révolution avec leurs entorses à la logique !
VII
Mais, me direz-vous, l’évêque était cependant un bon chrétien, un disciple modèle de
Celui qui a dit : « Tu ne frapperas pas, même pour me défendre ! »
Bonhomme, oui ; bon chrétien, je n’en sais rien. Le fait est que, quand il a entendu le terrible évangile du terroriste qui lui confesse son patriotisme sans scrupule pour toute faute ou plutôt pour toute vertu, il tombe à ses pieds, et ne lui demande ni confession, ni repentir, ni sacrements : sa confession, c’est sa vertu mise au jour ; son repentir, c’est l’orgueil avec lequel il s’en va à Dieu, avec son bonnet rouge sur la tête et sa hache en main ; son viatique, c’est l’idéal, ce moi de l’infini !
Que voulez-vous dire à un pareil saint ? Aussi l’évêque se prosterne devant son
impénitence, l’adore, et montre le ciel à son troupeau. Cela peut être très charitable,
trop charitable, même pour les victimes du terroriste, mais cela n’est pas très
miséricordieux en détail. L’évêque est en gros, comme on le voit après son entretien
avec le terroriste, très large sur le sang répandu à flots par droit de colère du
peuple. Cela est peu conforme au christianisme, qui est économe en gros comme en détail
du sang des hommes, et qui dit :
Rendez à César ce qui est de
César !
À parler franchement, j’aimerais mieux que l’évêque fût franchement philosophe, accusation dont le défend M. Hugo ; car, si la franchise est une vertu nécessaire, c’est envers Dieu et à cause de Dieu envers les hommes, et à cause de soi-même envers soi-même. Or voici comment je raisonne.
Si l’évêque est un brave homme non croyant dans la divinité de son Maître, pourquoi, en conservant ses vertus, n’abandonne-t-il pas l’autel où il adore le Christ comme Dieu, quand il le vénère seulement comme le saint crucifié du monde ? En continuant son apostolat d’évêque sur la terre, il retient donc dans son cœur le dernier mot de sa foi ; il trompe donc pour le bien son troupeau : mais enfin tromper, même pour le bien, ce n’est pas d’un parfait honnête homme.
Ou l’évêque est chrétien selon la lettre et selon l’esprit, et alors pourquoi écoute-t-il avec complaisance et approbation les doctrines très peu chrétiennes du terroriste, et pourquoi, après l’avoir entendu se vanter du sang versé pour le peuple, ne lui propose-t-il aucune bénédiction de sa religion, et, au contraire, lui demande-t-il simplement la sienne ?
C’est très humble, mais très peu catholique. Entre le Christ-Dieu de l’évêque et l’idéal du terroriste, il y a l’infini, il y a le déisme.
VIII
Nous ne blâmons pas dans le terroriste, dans l’évêque, le déisme qui croit, qui adore et qui pratique ; c’est une religion autre, la religion de Cicéron, de Marc-Aurèle, des philosophes avant, pendant et après les religions révélées. Mais, si l’évêque n’est qu’un vertueux déiste, pourquoi ne le dit-il pas, et ne dépouille-t-il pas le vieux prêtre ? La réticence est la moitié de la tromperie. Cela n’est pas seulement peu chrétien, cela n’est pas très probe pour celui qui est chargé d’enseigner à Digne le catéchisme de Montpellier.
Voilà pour la religion de l’évêque. Elle laisse dans l’esprit un certain scrupule qui nuit beaucoup à l’édification.
Enfin, il y a l’économie politique, qui n’est pas son fort. La charité populaire a ses excès, qui sont des erreurs, et qui feraient simplement mourir de faim, dans un grand empire, d’abord dix ou douze millions d’ouvriers prolétaires de l’industrie, dont le travail est le seul patrimoine, et le salaire la seule Providence ; ensuite vingt ou trente millions de propriétaires, dont la consommation est la seule richesse, et qui laisseraient toute la terre inculte, si l’aisance, le luxe, le commerce, ne consommaient pas et ne payaient pas leurs produits.
Ces déclamations contre le luxe, c’est-à-dire contre l’usage de l’aisance, sont donc tout simplement des décrets contre la vie du peuple, ouvriers ou propriétaires, c’est le maximum terroriste contre ceux qui commandent le travail et contre ceux qui vivent du salaire. Cela ne soulèverait pas une minute de discussion entre hommes sérieux.
Il faut être juste, Victor Hugo le sent, le dit, et restreint aux prêtres sa condamnation radicale du luxe. Mais, si le prêtre n’a pas aussi un peu de superflu par son traitement, avec quoi fera-t-il la charité que tout le monde lui demande comme magistrat de la vertu ? La première vertu, aux yeux du pauvre peuple, n’est-elle pas la charité ? S’il est trop pauvre pour donner, le prêtre ne paraîtra pas assez vertueux, et, s’il est trop peu vertueux, il ne sera pas assez populaire.
IX
L’auteur est plus austère contre l’impôt. Il convient aussi de rectifier, aux yeux du peuple, les idées très faussement populaires sur l’impôt. On dirait, à entendre ces déclamations souverainement ignorantes sur l’impôt, que l’impôt est la dîme des pauvres au profit des riches : c’est le contraire qui est vrai, l’impôt est la dîme que le riche paye au pauvre pour égaliser, autant que possible, sans dépossession violente, le riche et le pauvre. Examinez bien ce qu’on appelle un budget de l’État ; voyez où vont les sommes perçues : presque toutes en salaires de l’État aux ouvriers et aux salariés de toutes espèces, et parmi ces salariés les gros traitements ou les gros salaires sont, aux petits traitements ou aux petits salaires, ce que un est à mille ! Ceci devrait éclairer l’économiste indigné de Victor Hugo sur l’impôt des fenêtres, contre lequel il gémit comme nous avons tous gémi en rhétorique.
Je ne veux pas dire qu’il ne fût pas plus sain de faire payer tant par toise du toit, ou tant par pouce carré de l’espace occupé par la maison du riche ; mais enfin c’est un impôt du riche payé exclusivement par le propriétaire : en cela c’est un impôt populaire payé au bénéfice du prolétaire, qui ne possède que sa place quand il l’a louée. Si la maison ne payait pas, il faudrait en forcer les portes pour loger les dix millions de prolétaires qui n’en ont pas, pour abriter leur famille, car c’est l’impôt payé par le propriétaire de murailles, de portes et de fenêtres, qui sert à salarier le travail du prolétaire, et qui lui permet de payer son loyer sans faire violence à personne. L’impôt, que vous condamnez par une exclamation irréfléchie, est donc presque en entier en faveur du pauvre. L’impôt est le grand répartiteur du superflu du riche entre les pauvres ; l’impôt, comme cela est juste, est supporté, en immense majorité, par celui qui possède pour celui qui n’a pas encore le bonheur de posséder : c’est la pompe sans cesse aspirante et foulante qui soutient tous les ans la richesse publique de l’épargne de chaque propriétaire, qui la condense en nuée dans les coffres de l’État, et qui la distribue ensuite en travail, en salaire, en services publics entre les mille mains et les mille bouches des travailleurs qui en vivent. Blasphémer contre l’impôt superflu des riches qui en gémissent, mais qui le payent, c’est tout simplement blasphémer contre le pauvre qui en vit !
L’économie politique de l’évêque est donc tout bonnement une irréflexion meurtrière du pauvre, qui périrait le jour où le propriétaire en serait déchargé. Ce meurtre, par fausse charité, ne serait pas moins cruel dans ses résultats que le meurtre par égoïsme. L’évêque sent juste, mais raisonne mal ; ce sont là des paradoxes qu’il est très dangereux de donner au peuple, car le peuple vit d’idées justes et non de rhétorique humanitaire. Les idées courtes de J.-J. Rousseau ont contribué à produire les meurtres juridiques de 1793 ; les idées fausses de l’évêque produiraient la disette, la suppression du travail, l’extinction des salaires, la colère contre les riches et la mort des peuples.
X
Rectifions-les partout où nous les rencontrons, même sur les lèvres d’un saint ; les bonnes intentions n’excusent que les incapables.
L’évêque pousse l’incapacité jusqu’à la disette du peuple en matière d’économie sociale, comme il la pousse jusqu’au crime en matière de démocratie. C’est un pauvre raisonneur à présenter comme modèle au peuple. Il s’exprime en démagogue saisi de la verve du terrorisme, et applaudissant aux fureurs de 1793 ; il s’exprime en ignorant socialiste, en déclamant charitablement contre l’impôt, en oubliant que l’impôt est le superflu du riche et le trésor du pauvre.
Mais il sent juste, et il s’exprime en style magique, quand il oublie ses sophismes pour méditer la nuit sur l’œuvre infinie du Créateur dans ses contemplations nocturnes devant les étoiles.
Relisez ces pages, aussi vastes et aussi profondes que la voûte du ciel :
XI
« Comme on l’a vu, la prière, la célébration des offices ◀religieux, l’aumône, la consolation aux affligés, la culture d’un coin de terre, la fraternité, la frugalité, l’hospitalité, le renoncement, la confiance, l’étude, le travail, remplissaient chacune des journées de sa vie. Remplissaient est bien le mot, et certes cette journée de l’évêque était bien pleine jusqu’aux bords de bonnes pensées, de bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n’était pas complète si le temps froid ou pluvieux l’empêchait d’aller passer, le soir, quand les deux femmes s’étaient retirées, une heure ou deux dans son jardin avant de s’endormir. Il semblait que ce fut une sorte de rite pour lui de se préparer au sommeil par la méditation en présence des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure assez avancée de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l’entendaient marcher lentement dans les allées. Il était là seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son cœur à la sérénité de l’éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui tombent de l’Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son cœur à l’heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du rayonnement universel de la création, il n’eût pu peut-être dire lui-même ce qui se passait dans son esprit ; il sentait quelque chose s’envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux échanges des gouffres de l’âme avec les gouffres de l’univers !
« Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu ; à l’éternité future, étrange mystère ; à l’éternité passée, mystère plus étrange encore ; à tous les infinis qui s’enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens ; et, sans chercher à comprendre l’incompréhensible, il le regardait. Il n’étudiait pas Dieu ; il s’en éblouissait. Il considérait ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les forces en les constatant, créent les individualités dans l’unité, les proportions dans l’étendue, l’innombrable dans l’infini, et par la lumière produisent la beauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse ; de là la vie et la mort.
« Il s’asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite ; il regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d’arpent si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait.
« Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la contemplation la nuit ?
« Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n’était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses œuvres les plus charmantes et dans ses œuvres les plus sublimes ? N’est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au-delà ? Un petit jardin pour se promener, et l’immensité pour rêver. À ses pieds ce qu’on peut cultiver et recueillir ; sur sa tête ce qu’on peut étudier et méditer : quelques fleurs sur la terre, et toutes les étoiles dans le ciel. »
XII
Nous venons de voir ce que c’est que le paradoxe en matière de sentiment sous la plume d’un écrivain de génie : une absolution de mauvais exemple chantée comme un Te Deum aux excès et aux forfaits de la démagogie de 1793 sur les lèvres d’un saint ; des maximes pernicieuses de fausse économie sociale dans la bouche d’un homme charitable égaré par sa passion de soulager le pauvre peuple. N’en parlons plus, et souvenons-nous tour à tour tantôt d’adoucir, tantôt de réprouver les étranges disparates de cette philosophie à tiroir.
Ceci est en effet un roman à tiroir, comme l’Émile de J.-J. Rousseau, comme la Nouvelle Héloïse, comme tout ce qui est beau dans l’art d’écrire. Ce livre, comme tous ces livres d’art supérieur, n’est évidemment pas son but à lui-même. C’est un cadre dans lequel l’écrivain, tour à tour philosophe, penseur, sophiste, poète, prend, comme l’aigle, son lecteur à terre, l’emporte avec lui çà et là dans l’irrésistible élan de son style, lui fait parcourir un pan de l’espace, lui donne le vertige, l’enthousiasme, le délire de son talent, puis ne se souvient plus ni de lui, ni de sa composition, ni de son sujet parcouru à grand vol, le dépose à terre sûr de le reprendre à son gré et lui dit de nouveau : « Allons ! » comme le cheval de Job ou comme l’hippogriffe de l’Arioste.
Ce ne sont pas les lois ordinaires du roman conçu, médité, écrit par un écrivain consciencieux et humain ; c’est le procédé d’un dieu de la plume, d’un possédé de la verve, qui se dit à soi-même : « À quoi bon composer du vraisemblable ? À quoi bon faire naître la curiosité, l’intérêt, le sentiment, et les nourrir pour attacher mes lecteurs ? Je n’ai pas besoin de ces procédés vulgaires : je suis moi, j’ai mon talisman en main, j’ai mes ailes au talon, je vais où je veux ; qui m’aime me suive ! »
XIII
Et on le suit, car, si on n’est pas attaché, on est entraîné, on est étonné, on est ébloui. D’ailleurs c’est le roman du peuple. Le peuple jusqu’ici n’avait pas de roman à lui, de roman tantôt crapuleux, tantôt sublime, tantôt rêveur, surtout utopiste, quelquefois dangereux, souvent héroïque, fait à son image.
Enfin Victor Hugo a senti le vide d’un livre où le prolétaire lit, où le démagogue pense, où l’ouvrier songe. Il s’est dit : « Je vais me jeter avec mon talent au milieu de tout cela, je vais me donner le vertige et le donnerai à cette foule sans savoir comment je la nourrirai ! »
Et il y a longtemps, bien longtemps avant la révolution de 1848, que cette idée lui est venue : car je me souviens parfaitement qu’avant 1848 il y pensait, il s’en occupait, il avait peut-être commencé à l’écrire.
Les misères humaines sont si vastes, si incurables, si diversifiées, si inhérentes à notre nature physique et morale, qu’il n’est aucun écrivain sympathique et réfléchi qui n’ait été tenté, depuis Job jusqu’à Hugo, d’écrire une des pages de ce livre de nos misères.
Misère du cœur qui s’attache et qui se brise en se sentant enlever ce qu’il aime plus que la vie ; misère du sage qui se dessèche et qui s’effeuille comme une racine de cyprès sur une tombe, et qui ne végète plus que par l’écorce ; misère de l’amour qui est séparé de l’amour par les impitoyables obstacles de la vie, qui meurt ou qui voit mourir tout ce qui fait passer l’homme sur la dure nécessité de vivre ; misère de la condition dans laquelle Dieu nous a fait naître, comme des mineurs dans l’onde humide et froide des puits de métal ou de charbon où il faut aller puiser le salaire, pain du soir ; misère du dénuement qui menace tous les jours de la faim du lendemain le salarié quelconque qui se sent gagné par la vieillesse ou l’infirmité, comme l’homme qui s’enfonce dans le sol du marécage qui va l’étouffer ; misère de l’inexorable maladie paralysant sur son grabat le jeune travailleur, qui ne peut répondre aux larmes de sa femme et aux cris affamés de ses petits enfants qu’en tordant ses bras désespérés et qu’en maudissant l’imprudence qui l’a poussé à devenir père ; misère de l’homme sans ressources, chassé par ses créanciers impitoyables du toit qui l’a vu naître, de l’ombre qu’il a plantée, pour aller errer sans asile, sans pain, sans tombeau et sans berceau sous des cieux inconnus !
Misères du cœur, de l’esprit, de l’âme et du corps, misères surtout qui frappent ce que vous aimez à cause de vous, et qui font un devoir de vivre pour d’autres encore après avoir perdu toute raison de vivre pour vous-même ! Désespoirs qui font mourir tous les jours et qui contraignent cependant à vivre comme si l’on espérait !
Misère qui cloue un infirme sur le matelas d’un hôpital, qui lui fait sentir la répugnance que les infirmités inspirent à ceux qui le servent par salaire ou par charité, et qui lui font implorer contre lui-même une mort qui s’annonce toujours comme une illusion et qui ne vient jamais !
Misère du suicidé qui s’est manqué et qu’on repêche du flot, humble, contraint, et méditant peut-être un deuxième suicide ! impossibilité de souffrir, impossibilité de vivre, impossibilité de mourir !
XIV
Qui n’a pas senti, souffert, pensé, songé, sur tant de misères ? Quel poète ne les a pas éprouvées toutes par la sympathique faculté de saisir tout ce que l’humanité souffre encore en lui ?
Qui n’a pas senti que le plus inépuisable et le plus lamentable des sujets est une de ces misères ? Et que serait-ce si c’était toutes à la fois ! Moi-même, à peu près vers le même temps où Hugo concevait son épopée des Misérables, ce retentissement du gémissement des choses humaines résonnait dans mon cœur, et j’écrivais aussi, non un livre entier, non un livre dogmatique, mais un épisode de toutes ces misères résumées en moi. Puis le besoin de venir en aide à mon pays, ce grand misérable, m’enlevait le loisir nécessaire à mon œuvre ; puis les calamités réelles de la misère relative m’atteignaient en me forçant à un travail de manœuvre arriéré pour que d’autres ne souffrissent pas par ma faute ; je fermais dans mon cœur la source de larmes sympathiques, et je travaillais saignant, comme je saigne encore, sous le fouet de la nécessité. Je comprends très bien que Victor Hugo, plus libre, plus plein de loisirs que moi, ait été tenté par ce seul sujet, véritablement digne de l’homme, par ce poème, terrible et touchant à l’invraisemblable, de la misère des êtres humains : seulement je ne comprends pas autant pourquoi il fait de cette souffrance universelle des êtres un sujet d’amertume, de critique acerbe, d’accusation contre la société.
Qui fait cela ? Est-ce la société qui a fait la vie ? est-ce elle qui a fait la mort ? est-ce elle, enfin, qui a fait l’inégalité, inexplicable mais organique, des natures et des conditions ? Non, c’est Dieu ; ce n’est pas elle. La plaindre, oui ; la conseiller, bien : mais l’accuser, non ; c’est irréfléchi et c’est barbare. Elle souffre assez de ces misères : ne la faites pas souffrir davantage de l’impuissance de les supprimer toutes ; adressez-vous à Dieu, qui a fait l’homme misérable, et n’ajoutez pas le supplice de haïr au malheur de vivre ensemble pour mourir si vite des mêmes supplices !
XV
Quoi qu’il en soit, les Misérables de Victor Hugo sont sortis, comme un coup de foudre contre la société mal faite, de cette préméditation de vingt ans, faisant maudire et haïr, au lieu d’en sortir comme une commisération secourable, faisant pleurer, plaindre et bénir, ainsi que j’avais de mon côté conçu mon triste sujet.
Le coup de foudre s’est trompé ! Il a aggravé la condition malade, au lieu de la consoler et de la guérir en ce qu’elle a de guérissable. La société n’en sera pas moins impuissante à corriger l’incorrigible, la misère n’en sera pas moins incurable dans ses infirmités organiques. Seulement il y aura une erreur de plus entre les hommes, l’idéal, exagéré par l’imagination, l’accusation réciproque des uns contre les autres, la haine aveugle résultant de la mauvaise volonté supposée de tous contre tous, par conséquent un surcroît de calamités incurables.
XVI
Belle œuvre d’imagination, mauvaise œuvre de raison. Semer l’idéal et l’impossible, c’est semer la fureur sacrée de la déception dans les masses.
Quand on a tant promis l’idéal, il faut détromper avec la réalité. Alors la fureur commence, et les poètes, comme André Chénier, portent leur tête sur l’échafaud.
Et remarquez déjà, chose étonnante dans ce poème des travailleurs illusionnés : c’est que personne n’y travaille, et que tous sortent du bagne ou sont dignes d’y être, à l’exception de l’évêque et de Marius, de la religion et de l’amour.
Les Misérables de Victor Hugo seraient beaucoup mieux intitulés les Coupables ; quelques-uns même les Scélérats, tels que Valjean.