(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame Sand ; Octave Feuillet »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame Sand ; Octave Feuillet »

Madame Sand ; Octave Feuillet40

I

Le croirez-vous ? pour l’honneur de l’esprit français ?… En ces douze mois qui viennent de s’écouler, non seulement les œuvres ont été rares, mais, dans ce petit nombre d’œuvres, aucun livre véritablement puissant et lumineux ne nous a splendidement vengés de la médiocrité des autres. Aucun jeune nom inconnu, l’espoir de ce qui nous reste de xixe  siècle à vivre, n’a jailli de l’obscurité et brillé, je ne dis pas comme une étoile, — je ne suis pas si ambitieux, — mais simplement comme une de ces bulles de lumière dont le destin est de tout à l’heure s’évanouir ! Comprenez-moi bien : il s’agit de 1863. Des réimpressions d’œuvres anciennes — comme, par exemple, le Théâtre complet d’Alexandre Dumas, qui se met en mesure avec la postérité parce qu’il se sent fini pour le temps présent, — ne sont pas des livres de 1863, quoiqu’elles en portent le millésime. Des œuvres posthumes comme celle de Maurice et d’Eugénie de Guérin, ces esprits enchanteurs dont j’ai appris le premier les noms au public, n’appartiennent pas davantage à la génération actuelle. Elles ne lui appartiennent ni par la date ni par l’inspiration, qui fut la grande inspiration du xixe  siècle, l’inspiration de 1830, désormais épuisée ; car l’Esprit qui renouvelle les littératures, et qui ne souffle qu’à son heure, varie ses manières de souffler et ne descend point sur deux têtes ou sur deux époques sons la même forme de langue de feu… Il nous faut donc laisser là les réimpressions d’œuvres anciennes et d’œuvres posthumes qui ont aussi leur ancienneté. La revue littéraire d’une année ne doit contenir que ce qui provient de la germination intellectuelle de l’année. Elle ne doit embrasser rien de plus.

Eh bien, je l’ai dit, cette germination a manqué de vigueur et d’abondance ! Elle n’a produit que des œuvres faibles, plus ou moins avortées ou plus ou moins mortes à quatre minutes de leur naissance. Pour mieux avoir la mesure des autres, prenez les plus fortes de ces œuvres, ou du moins celles-là que l’opinion surprise ou entraînée a mises, un moment, le plus haut. Certes ! je ne serai contredit par personne quand je dirai que des quelques livres qui ont fait le plus de cette fumée de bruit qui s’en va, comme l’autre fumée, le plus retentissant a été la Vie de Jésus, par Renan, et demandez-vous où elle en est déjà, cette Vie de Jésus ?… Des esprits attardés, les traînards des questions résolues, peuvent parler encore du livre, comme Jocrisse, dans la pièce, se met à battre les brigands quand il sait qu’ils sont des hommes de paille ; mais, pour tout ce qui n’a pas à l’esprit les pieds et sur l’esprit l’écaille de la tortue, la Vie de Jésus, qui a été les Misérables de 1863, aura le sort des Misérables, dont les flatteurs d’Hugo eux-mêmes n’osent plus parler !

La Vie de Jésus tombera prochainement dans le néant du même silence. Seulement, ne nous y trompons pas ! Victor Hugo est resté après les Misérables le Victor Hugo qu’il était avant, c’est-à-dire un homme très capable de nous donner un grand livre après un mauvais, comme il nous a donné la Légende des siècles après les Contemplations, tandis qu’Ernest Renan, qui n’est pas de cette taille de génie, a été tué net sur le livre qu’il a fait et qu’il lui est impossible de surpasser… Pour faire plus de bruit, Renan a crevé son tambour. Qu’il nous menace, tant qu’il voudra, maintenant, de sa critique contre les premiers temps du Christianisme, il ne trouvera jamais de sujet d’un scandale supérieur à la Vie de Jésus qu’il nous a donnée. Forcément il sera toujours, dans le mal qu’il veut continuer, au-dessous de ce qu’il a été. Et ce n’est pas là tout encore. Ce livre, — qu’il aurait été plus habile de traiter, quand il parut, avec le silencieux mépris qu’il méritait, mais sur lequel tout ce qui est chrétien s’est élancé comme sur une barricade, — éventré, démoli comme une barricade, a entraîné, dans sa démolition, son auteur.

Il a privé Renan, pour tous les livres qu’il écrira désormais, de la foi qu’on doit à la parole du maître et de l’autorité de l’enseignement. Le fossoyeur littéraire peut donc donner son coup de pioche également dans le livre et dans l’homme, — deux débris !

Or, ce qui est arrivé à un ouvrage qui ne soulevait rien moins que l’épouvantable question de l’honneur ou de l’infamie de Notre Seigneur-Jésus-Christ, — car la Vie de Jésus, par Renan, pose cette question sacrilège, — devait arriver encore plus vite, n’est-il pas vrai ? aux œuvres qui, minces de talent, n’avaient pas, pour passionner le public, la ressource de la monstrueuse visée de Renan. Si tant est, comme le croient les grands vaniteux, qui ressemblent beaucoup aux grands imbécilles, que le bruit soit le succès, Ernest Renan est assurément le plus grand succès de l’année ; car le tapage qu’il a fait a couvert tous les autres bruits. Et cependant il y a eu deux livres — tous les deux de simples romans — qui ont fait entendre leur petit bruit de guimbarde à côté du vaste mugissement de la Vie de Jésus. C’est la Sibylle 41 d’Octave Feuillet (qui n’est pas celle du Dominiquin !) et la Mademoiselle de la Quintinie 42 de madame Sand, — laquelle, d’ailleurs, n’est qu’une réplique à la Sibylle de Feuillet.

II

En baisse comme la littérature tout entière de cette année 1863, le roman de Sibylle est un des moins réussis que Feuillet ait publiés jusqu’à ce moment. Je n’ai jamais nié, pour ma part, le talent de Feuillet ; mais j’en connais le centre et la circonférence, et ce n’est pas ma faute si ce talent n’est pas plus grand. En supposant que la grâce pût être commune et rester la grâce, je dirais qu’Octave Feuillet en a souvent. Un jour, quelqu’un l’appela spirituellement « un cueilleur de muguet », et c’était un mot doux et juste… Mais aurait-on jamais pu croire que cet aimable cueilleur de muguet pour les jeunes personnes qu’il ne faut qu’honnêtement émouvoir, aurait l’incroyable ambition de protéger le catholicisme ?… Eh bien, c’est là ce qu’on a vu pourtant ! Quoique ignorant comme un carpillon des choses de l’Église, Octave Feuillet, ce jeune homme pauvre… en théologie, a eu l’extrême bonté de recommander le catholicisme aux petites dames dont il est le favori et pour lesquelles il fait des petites comédies, et de l’excuser, et de l’arranger, et de l’attifer, ce vieux colosse de catholicisme, de manière à le faire recevoir sur le pied d’une chose de très bonne compagnie dans les plus élégants salons du xixe  siècle… Or, voilà ce que madame Sand, cette prêcheuse de la Libre Pensée, qui ne veut pas, elle ! que le catholicisme soit reçu nulle part sur un pied quelconque, n’a pu supporter, et pourquoi, indignée, elle a lancé tout aussitôt sa Mademoiselle de la Quintinie à la tête de la Sibylle de Feuillet !

Dieu merci ! je suis bien obligé de dire que ce roman de Mademoiselle de la Quintinie, de madame George Sand, n’est pas de beaucoup supérieur dans son genre à celui d’Octave Feuillet dans le sien. Cela se vaut à peu près. Madame George Sand, dont le talent vieillit et prend des fanons de plus en plus tombants, a voulu — dans l’ordre des idées, bien entendu ! — donner une volée… de sa cravache d’amazone philosophique et littéraire à ce jeune missionnaire de salon qui se mêlait des affaires du catholicisme ; mais la main n’y est plus et la cravache n’a ni sifflé ni cinglé. Faux à son tour, mais d’une autre fausseté que celui de Feuillet, le roman polémique de madame George Sand, entrepris pour prouver que le catholicisme doit être définitivement vaincu et enfoncé sur toute la ligne, n’est, d’exécution, qu’un livre mou et déclamatoire. Le prêtre catholique que madame George Sand a peint plus d’une fois dans sa vie y est repris et peint une dernière… mais on ne reconnaît plus ici le pinceau qui fit passer devant nos yeux, dans Lélia, le prêtre Magnus et le cardinal Annibal. Dans le prêtre catholique de Mademoiselle de la Quintinie, il y a plus de haine, mais il y a moins de coloris… Et qu’importe pour le bruit, après tout ! Madame Sand a fait le sien comme Feuillet ; seulement ce bruit, qui ne vient pas du mérite intrinsèque des œuvres, s’est promptement dissipé, et quoique nous ne soyons pas très loin du moment où il s’est produit, il semble qu’il y ait longtemps déjà qu’on ne l’entend plus ! Après la Vie de Jésus par Renan, la Sibylle de Feuillet et Mademoiselle de la Quintinie de madame Sand sont donc les seules œuvres littéraires de l’année qui aient marqué sur l’opinion ; à vrai dire, pour s’y effacer presque aussitôt. Elles auront été les trois seuls livres qui, à distance, pourront donner une idée du mouvement littéraire de cette année et de son intensité !

III

Et il n’y en a pas un quatrième ! Je vois bien là, au compte de cette année, le volume d’histoire de Michelet qu’il a intitulé Régence, et qui flamboie des qualités inextinguibles de cet écrivain de jeunesse éternelle ; mais, hélas ! je trouve aussi dans ce livre tous les vices de la pensée d’un homme qui se déprave de plus en plus, et qui, à chaque nouveau volume, augmente l’embarras de la Critique la plus résolue, par un système historique que l’on ne peut résumer que par le mot dont il devrait bien faire son titre : « De la Porcherie dans l’Histoire ! » Hormis en quelques articles de journaux où l’on a touché de l’extrême bout de la plume et des doigts aux hors-d’œuvre de cette histoire de la Régence, et en évitant soigneusement le fond des choses, impossible à discuter, on n’a généralement rien dit de ce nouveau livre de Michelet, qui, de cette façon, a fait moins d’effet que les romans d’Octave Feuillet et de madame George Sand. Et c’est qu’on ne peut plus vraiment rien en dire. Même les ennemis religieux et politiques de l’auteur, qui n’auraient, pour perdre Michelet comme historien, qu’à citer les faits étrangement immondes dont son livre est plein, ne peuvent pas justement les citer !!! Chose inouïe ! qu’on n’avait jamais vue en histoire et qui doit, à force de la dégrader, tuer, un jour ou l’autre, l’œuvre de Michelet !

Ce livre de la Régence, qui est resté enseveli sous le silence de la honte, n’en est pas moins, si on ne regarde qu’au talent, le livre qui en a le plus de tous les livres de l’année. Que sont, en comparaison, et le dernier volume de l’Histoire de Thiers, cette glace sans tain, comme il l’a lui-méme appelée, et les Nouveaux Éloges de Mignet, et l’Italie des italiens de madame Colet, et tout le reste de la liste si vite épuisée des livres d’histoire de cette année ? Et que sont, en comparaison, même les autres livres, à quelque catégorie de la pensée qu’ils appartiennent, d’une année qui, en fait d’œuvres en prose, n’a produit que la Madelon d’About, la Thérèse d’Erckmann-Chatrian, la Madame de Warens d’Arsène Houssaye, la Fior d’Aliza de Lamartine, les Tristesses de madame de Gasparin, et, en fait d’œuvres en vers, ne nous a donné que la Diane au bois de Théodore de Banville et les Satires de Veuillot, — de Veuillot qui n’est pas encore un poète aujourd’hui, mais qui le sera peut-être demain, s’il peut s’arracher aux difficultés contre lesquelles il lutte et se débat, comme le lion de Milton contre les dernières fanges du chaos !

Et, en disant cela, je m’aperçois que j’ai presque inventorié toutes les œuvres de 1863. Si vous ajoutez, en effet, aux livres que je viens d’énumérer, le livre de

Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, le Victor Hugo chez lui par un passant… qui n’a pas assez vite passé ! les Miettes de l’Histoire par Vacquerie, — qui pourraient bien être l’histoire en miettes ! les Nouveaux Lundis de Sainte Beuve, la traduction de Eurêka d’Edgar Poe par Baudelaire, le Dictionnaire de Littré, cet attentat de la philosophie positive sur la langue française, le Capitaine Fracasse 43 de Théophile Gautier, et ces pauvres Mémoires, qui n’auront jamais le succès de ceux de Saint-Simon, du duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, qui ne se rappelle pas assez que devant son nom de Doudeauville il y a le nom de La Rochefoucauld, qui oblige à être spirituel, je crois bien que vous êtes au bout du budget littéraire de cette année que je m’obstine à trouver inféconde, même en voyant ce qu’elle a fait !