Le symbolisme ésotérique
Au xviiie
                siècle, toute la France, prise d’une
          crise de sensiblerie, s’était mise à larmoyer avec Rousseau et ses petits poètes,
          fabricateurs d’idylles. Au xixe
                siècle, prise d’une crise
          de neurasthénie, elle se met à geindre avec Chateaubriand et les Romantiques. La
          mélancolie de René se fera plus âpre chez ses successeurs, sa misanthropie plus agressive.
          Sa plainte s’enfle à mesure, devient révolte chez Vigny, désespoir chez Musset, colère
          chez Baudelaire et aboutira, avec Léon Bloy, à une sorte de frénésie imprécatoire,
          j’allais écrire à une véritable attaque de delirium tremens. C’est ce
          même Léon Bloy qui signait Caïn Marchenoir, et que Barbey d’Aurevilly appelait
            « une gargouille de cathédrale déversant l’eau du ciel sur les bons et les
            méchants »
. Tant il est vrai que les révolutions sociales engendrent une
          épidémie de troubles nerveux. Cela provient d’une déchirure subite. La France de Voltaire
          souffrait d’être amputée de sa foi comme la Jeune France républicaine d’être amputée de
          ses rois. Il y a un vide à combler. Un affranchissement trop brusque laisse les esprits
          désemparés. On songe au morphinomane à qui la drogue indispensable vient à manquer
          soudain. L’esclave libéré n’acquiert pas du jour au lendemain les sentiments d’un homme
          libre. Sa liberté lui pèse. C’est un nouvel apprentissage à faire. Je ne sais si, comme le
            
prétendent certains, l’homme est né sujet et réclame un maître, mais, à voir
          ce qui se passe, on serait tenté de croire que l’homme, né religieux, n’arrivera jamais à
          se passer d’idoles. Il ne démolit les autels que pour en édifier d’autres. D’où vient cet
          appétit de merveilleux, ce fétichisme indéracinable des cœurs ? L’athéisme est un vain
          mot. Ceux qui en font profession adorent encore une entité : l’Art, la Science, la Patrie,
          l’Amour. Un besoin de dévouement et de sacrifice semble nous avertir que toute notre
          destinée ne se joue point ici-bas et qu’il y a pour nous, sur terre, autre chose à
          conquérir qu’une vaine satisfaction physique. Le paganisme même a connu l’amertume qui se
          lève de fonte leporum. La fréquence des suicides au sein de la fortune
          et des plaisirs est une démonstration évidente de cette vérité. Une soif d’Au-delà
          persiste malgré tout, et, de quelque côté que nous nous tournions, nous nous heurtons au
          Mystère, ce mystère dont la plupart des symbolistes, à la façon de Maeterlinck, ont fait
          leur spécial élément et où ils ont pris la révélation du « tragique quotidien ». Quand on
          écoute au ciel, dit Hugo, on croit entendre marcher quelqu’un. On a beau vouloir
          s’endormir sur l’oreiller d’une molle tranquillité, le doute revient plus angoissant que
          jamais, et quiconque a essayé de se réfugier dans l’indifférence, s’il mérite le nom
          d’homme, se surprend à murmurer avec Musset : « Je ne puis…, malgré moi l’infini me
            tourmente. »
            
* *
C’est pour retrouver la sécurité et l’équilibre perdu que tes esprits s’agitent. On veut
          échapper à la noire 
incertitude, au cauchemar du présent. Mais, tandis que la
          majorité voit luire l’âge d’or dans les brouillards de l’avenir, quelques-uns n’espèrent
          le salut que du retour au passé. Ces derniers, malgré tout, ont respiré l’air contagieux
          du temps. Quelque chose d’irréparable, la fêlure du cristal, s’est produite dans tes
          convictions anciennes. Les partisans du trône et de l’autel semblent moins les apôtres
          convaincus de leur foi que les avocats intéressés d’une cause retentissante. Dès la
          Restauration, leur loyalisme s’altère. Ils se détournent du plantureux Louis XVIII,
          positif et podagre, et lui opposent l’aventurier Naundorff. Celui-là, au moins, est
          pittoresque. Le Mystère l’auréole. L’imagination trotte autour de lui. Pensez donc ! un
          prince détrôné, renié par sa famille, exilé, traqué, toupie en dérision, qui erre en paria
          dans sa bonne ville de Paris et que la misère oblige à coucher sous les ponts. Quelle
          romanesque aventure ! Voilà matière à discours pathétiques et à morceaux d’éloquence !
          Voilà de quoi remuer les cœurs et bouleverser les âmes. Rappelez-vous ce conte de
          Villiers : Jules Favre, sommé par Bismarck d’apposer son cachet sur le traité de
          capitulation en 1870 et qui s’excuse, n’ayant à sa disposition, en l’absence du sceau
          officiel, que le cachet de la bague qu’il porte au doigt : « Qu’à cela ne tienne,
            dit Bismarck, ce cachet me suffira ! »
 Et Jules Favre s’exécute. Coïncidence
          étrange ? Cette bague, à fleurs de lys, lui vient du fils de Naundorff dont il a plaidé la
          cause et qui n’avait d’autre moyen d’acquitter le prix de ses services. Ainsi, le cachet
          des Bourbons, l’écusson royal de. Louis XVII consacre notre défaite, comme si Dieu 
avait choisi ce moyen d’inspirer à la France, athée et régicide, un retour
          salutaire et de lui faire expier son crime et ses erreurs. C’est, du moins, la thèse que
          soutient Villiers.
Ce fils de Naundorff est réduit pour vivre à se faire placier en vins. Ce prétendant
          déchu reçoit▶ les hommages de ses derniers féaux dans les plâtras d’une banlieue
            ordurière18. Cet héritier de cent rois est obligé,
          par intervalles, de s’arracher aux génuflexions, aux baise-mains, à l’étiquette de
          Versailles, installé dans une arrière-boutique de bistro, pour venir, les manches
          retroussées, servir à la clientèle interlope, filles en cheveux et rôdeurs en savates, le
          litre à douze. Cette aventure, tragique à la fois et ridicule, offre les éléments d’un
          drame shakespearien, d’un roman échappé à l’imagination d’un Balzac. Elle va susciter la
          verve vengeresse d’un Villiers de l’Isle-Adam, déchaîner l’emphase tonitruante et la
          fureur d’invectives d’un Léon Bloy. Mais j’ai bien peur qu’il n’y ait, de la part de ces
          derniers, qu’un souci d’originalité et le besoin 
de se séparer du troupeau ou,
          comme ils disent, des imbéciles. S’ils gardent à Marie-Antoinette, sanctifiée par ses
          malheurs, une sorte de vénération sacrée, s’ils se lamentent sur le sort du roi-martyr, ne
          peut-on pas douter de leur sincérité quand on lit sous la plume de Villiers de
          l’Isle-Adam : « Les rois même défunts ont une manière parfois bien dédaigneuse de
            châtier les farceurs qui osent s’octroyer l’hypocrite jouissance de les
            plaindre »
 ? Il est vrai que les rois vivants savent aussi emprunter, pour se
          défendre, le concours de la Providence. Le coup de fusil anonyme qui tuait le pamphlétaire
          Paul-Louis Courier et qui semblait venger de ses libelles l’usurpateur couronné, aurait pu
          fournir au même Villiers matière à exercer sa déconcertante ironie. Ces légitimistes
          intransigeants me semblent aussi mal à l’aise et dépaysés dans leurs convictions et leurs
          proclamations emphatiques que les roturiers enrichis parmi la splendeur armoriée des
          palais qu’ils se sont acquis à deniers comptants. Ce sont les mêmes qui veulent nous
          ramener à la foi ancestrale, sans prendre garde qu’ils ont perdu l’humilité chrétienne et
          le véritable sens de l’Écriture. Ils empruntent comme un porte-voix l’éloquence des Pères
          de l’Église, mais, en s’insinuant dans leur doctrine, ils me font songer à ce personnage
          d’opérette qui, glissé dans l’armure géante d’un paladin, pense nous effrayer à manœuvrer
          sa mécanique rouillée. Leur catholicisme farouche, violent et outré, pue l’hérésie à plein
          nez, et, s’ils eussent vécu au temps des papes Farnèse et Ghisléri, il n’eût pas été
          prudent de les envoyer faire un tour aux environs du Saint-Office. D’ailleurs, l’Église
          les a désavoués. Le 
premier en date de ces récurrents, Lamennais, a connu les
          foudres : de Grégoire XVI. Un seul ◀reçut▶ l’agrément pontifical (encore, était-ce avant la
          lettre). C’est Roselly de Lorgnes, qui fut chargé par Pie IX d’écrire l’histoire de
          Christophe Colomb en vue de sa canonisation. Mais quel autre de nos militants catholiques
          eût trouvé grâce devant un collège ecclésiastique ?
Ce n’est pas Raymond Brucker, romancier oublié, qui eut de la vogue entre 1830 et 1850,
          et qui mettait au service de la foi un bagout faubourien, un brio populacier dont un
          concile se fût à bon droit scandalisé. L’histoire de sa conversion est assez curieuse. Cet
          utopiste, qui avait professé la doctrine de Saint-Simon, de Fourier et s’était fait
          successivement l’adepte de toutes les religions fantaisistes qui pullulaient, comme des
          champignons, des ruines de l’ancienne, entend, un jour, par hasard, prêcher le célèbre
          Père de Ravignan. Incontinent, il décide d’aller le trouver pour lui démontrer ses
          erreurs. Le jésuite l’accueille sans façons, mais, aux premières objections :
          « Confessez-vous d’abord ! » lui intime-t-il d’un ton impérieux. L’autre obéit. Tandis
          qu’il s’agenouille, la grâce opère. Il sort bouleversé de cette entrevue. Le voilà
          enflammé d’une ferveur d’apôtre. Il recrute les ouvriers des faubourgs, les invite à boire
          et les moralise au comptoir, le verre en main. Ses sermons s’émaillent de sacrements et de
          jurements de rouliers. Il a pris sa doctrine à l’Église, mais non sa révérence, ni les
          fleurs du beau langage. « Quand un homme aimé de Dieu, se plaisait-il à dire à
            propos de lui-même, s’écarte du droit chemin, 
Dieu l’y ramène à grands coups
            de pied dans le cul. »
            
Ce n’est pas non plus Louis Veuillot qui eût pu se concilier la faveur œcuménique, encore
          qu’il montât la garde aux portes de l’Église comme un suisse « pour empêcher les
            chiens d’entrer »
. Et ce n’est pas non plus le satanique Baudelaire, ni
          davantage Villiers de l’Isle-Adam, que l’Église eût fait jadis brûler comme sorcier, et
          encore moins le névrosé Huysmans, chantre des messes noires, ou le vociférateur Léon Bloy.
          Ce n’est pas même Henri Lasserre. Ce publiciste, qui prônait Lourdes où il avait recouvré
          la vue et en affirmait les miracles, avait imaginé de traduire les Évangiles. Encouragé
          par le clergé de son diocèse, il demande l’appui de Rome. Il s’y croyait accrédité par les
          200 éditions de son Histoire de Lourdes. Mal lui en prit, une décision
          de l’Index désapprouve le livre et le condamne au pilon.
Comment l’Église eût-elle accueilli Joséphin Péladan, qui se disait issu des rois mages et qui, avec sa crinière d’astrakan, sa barbe cannelée, ses mandements au pape et sa phraséologie assyrienne, se plaisait à jouer le rôle d’épateur de peuples ? Elle répudiait même Ernest Hello cet homme de génie avec des éclairs de platitude, comme disait Léon Bloy.
* *
Né à Lorient, le 4 novembre 1828, Ernest Hello, fils d’un conseiller à la Cour de
          cassation, semblait, avec ses longs cheveux et ses allures bizarres, sorti d’un conte
          fantastique d’Hoffmann. Petit, voûté, les yeux 
vifs, d’un bleu d’acier pâle,
          ce Breton vivait, reclus, en compagnie de sa femme, dans son domaine de Kéroman, où il
          mourut le 14 juillet 1885, au moment même où s’épanouissait l’idée symboliste qui, pour
          une part, relève de lui. Il semblait avoir renoncé au monde et se nourrissait, comme un
          moine des temps anciens, d’extase, de solitude et de silence. Tous les matins, après avoir
          ouï la messe de sept heures et communié, il se réfugiait à l’extrémité de son parc
          ombragé, dans un pavillon ouvert sur l’Océan. C’est là qu’il attendait, loin du bruit et
          de la vaine agitation des hommes, l’avènement de. Dieu et son règne visible. Il
          l’attendait avec confiance. Il en était sûr. « La seule pensée de mourir auparavant
            le révoltait comme une injustice, tant il avait conçu dans un abîme de prières
            l’assurance d’être le créancier de cet événement »
 (Léon Bloy). Là, au bruit du
          vent et de la mer, l’esprit vibrant de l’écho des orgues sonores, il traduit Denys
          l’Aréopagite, qui pose les lois de la théologie mystique, et Jean Ruisbrœk l’admirable,
          qui les applique. C’est là qu’il transcrit les révélations qu’Angèle de Foligno dictait à
          son confesseur, le frère Arnaud, de l’ordre de Saint-François. Angèle de Foligno avait
          assisté en vision à la passion de Jésus-Christ. « Tout ce qu’on dit de cette
            passion, disait-elle, tout ce qu’on raconte n’est rien auprès de ce qu’a vu mon
            âme. »
 C’est là encore qu’Ernest Hello s’essaye à mettre de l’ordre dans les
          divagations apocalyptiques de Jeanne Chézard de Matel. C’est là qu’il compose la Physionomie des Saints et qu’il anathématise Renan et Voltaire. En
          écrivant l’histoire de Renan, il veut nous montrer jusqu’où peut aller chez un savant
          l’ignorance et chez un 
incroyant la crédulité. « Les dangers de
            l’ignorance, énonce-t-il, et de la crédulité sont plus grands qu’on ne le croit. Il est
            bon de les signaler »
, et il écrit de Voltaire : « Sa position vis-à-vis
            du christianisme est franche. Son aveuglement est complet. C’est la tranquillité qui
            vient de la stupidité absolue. N’entrevoyant rien, il évite jusqu’au trouble. D’ailleurs
            son cœur aide son esprit. Voltaire, pour le définir en passant, est un imbécile
              malpropre19. »
 Ernest Hello nous rappelle, comme Pascal, à
          notre néant et veut humilier notre orgueil, mais ce péché satanique d’orgueil, qu’il
          dénonce chez les autres, a pris, sans qu’il s’en doute, racine chez lui et il offre un
          magnifique exemple de la vanité contemporaine. S’il s’emporte avec tant d’indignation
          contre « l’homme médiocre »
, c’est parce que l’homme médiocre est un féroce
          ennemi du génie. Entendez du sien, car Hello ne se console pas d’être méconnu20.
Pourtant, il n’y a pas seulement chez les incroyants d’airs, comme semble le croire
          Hello, un parti pris d’indifférence religieuse, et peut-être sont-ils animés d’une ferveur
          aussi intrépide que la sienne, mais orientée à d’autres fins. En réalité, ces incroyants
          sont 
des prosélytes de la religion nouvelle. Ils sentent, aussi, disent-ils,
          passer sur eux le souffle de l’infini, mais ils ne veulent plus du Dieu local des Juifs,
          du Dieu limité de l’Évangile chrétien. La science a écarté les nuages d’un ciel dont notre
          ignorance avait fait une cloison. Elle a ouvert le gouffre illimité des mondes. Ils savent
          que la terre n’est plus le centre de l’univers, comme l’attestait, à tort, l’Écriture. Des
          milliards de globes, doués de vie comme elle, circulent à travers l’espace, aspirés par
          une force mystérieuse, plus puissante que celle du Jéhovah de la Bible, confiné à notre
          seul horizon. Ce Dieu-là, pour Charles Morice, « c’est la porte fermée sur
            l’Au-delà »
. Ce n’est pas le Dieu universel que cherchent les hommes
          nouveaux.
L’Église se méfie des poètes, qu’elle considère comme des insurgés. Les poètes, en
          retour, rejettent sa tutelle intolérante et son système d’entraves et de restrictions
          prudentes. Charles Morice a résumé leurs griefs dans son livre : La
            Littérature de tout à l’heure. Les poètes de 1885 ne veulent plus sentir peser sur
          leur allégresse ses malédictions ni sa liturgie funèbre. Wagner est venu annoncer que la
          synthèse de l’Art, c’était « le Rêve joyeux de la vérité belle »
. Puisque
          le poète a retrouvé sa patrie dans la formule de Wagner, la mélancolie n’est plus de
          saison et vraiment l’Église contemporaine est par trop dénuée de sens esthétique.
            « L’Art chrétien est mort le jour où un pape s’est avisé de voiler les nudités de
            Michel-Ange, dans le Jugement dernier. »
 Charles Morice, qui
          dit cela, ne peut souffrir l’imagerie ni les divinités en carton-pâte du style
          Saint-Sulpice.
Il écrit : « Pourquoi les merveilleuses basiliques du moyen âge
            sont-elles déshonorées par ces Sacrés Cœurs dignes de figurer aux enseignes des
            marchands de chair crue et par ces Madones qui font concurrence aux dames en cire des
            coiffeurs ? »
 Et il se demande encore : « Pourquoi la littérature
            catholique est-elle nulle, moins que nulle, négative, un objet de dégoût pour les moins
            sévères ? Pourquoi, si quelque vrai talent essaie de ranimer en elle l’inspiration qui
            jadis y attirait les artistes comme dans leur cité naturelle et natale, toute la
            catholicité officielle le repousse-t-elle, bruyamment si c’est M. Barbey d’Aurevilly
            silencieusement si c’est M. Paul Verlaine ? Est-ce bien cette même Église qui, au moyen
            âge, sauva, dans son sanctuaire, la littérature et tous les arts, et toutes les
            philosophies ? »
 Et Morice conclut : « Non, ce n’est plus la même
            Église ; les sources chrétiennes sont taries où se désaltérait jadis notre soif
            d’absolu. »
 Au même moment M. Édouard Schuré, un autre philosophe poète
          idéaliste, nous explique pourquoi il s’est détaché de l’Église. C’est qu’elle s’est
          endormie en route. Depuis qu’elle est devenue romaine, l’Église s’est employée à
          immobiliser les esprits au lieu de les conduire à la découverte. M. Schuré oppose au parti
          pris de stagnation de l’Église contemporaine la parole de Saint Thomas : « La foi
            est le courage de l’esprit qui s’élance en avant, sûr de trouver la vérité. »
 Il
          estime avec Charles Morice que l’ère des révélations n’est pas close et que, seuls, les
          poètes ont le privilège d’ouïr et d’interpréter les voix du Mystère. Ainsi ceux que ne
          satisfont point les conclusions matérialistes de la science officielle se voient astreints
            
à continuer leur recherche de la vérité en dehors de l’Église. C’est le
          départ à l’aventure. Les premiers pas sont toujours pénibles. On risque de s’égarer. Les
          obstacles et les ronces fourmillent. Les pieds s’écorchent. Les mains se blessent. La vue
          se brouille. Quelques-uns se découragent à la première déconvenue, et reviennent, comme à
          un pis-aller, à la doctrine de l’agnosticisme clérical. « C’est acheter la paix de
            sa conscience, dit M. Édouard Schuré, au prix d’une abdication. »
 Et que vaut
          cette foi utilitaire dont s’indigneraient les premiers Apôtres et les Pères de l’Église et
          qui n’a même plus le courage de proclamer : 
                  credo, quia
            absurdum
               
 ? Les autres poursuivent leur marche à l’étoile en s’adressant
          soit à la seule intuition, soit aux sciences hermétiques. La sorcellerie réapparaît. En
          cessant de croire à Dieu, tous n’ont pas cessé de croire au diable. On sait que le duc
          d’Orléans, devenu régent, et sa fille, la duchesse de Berry, qui se donnaient comme
          esprits forts, s’entouraient de sorciers et de nécromants, consultaient les tarots et ne
          reculaient pas d’aller se perdre la nuit dans les carrières de Montrouge pour évoquer
          Satan. À leur exemple, beaucoup de nos contemporains se mêlent de maléfices et de
          conjurations. La superstition fait tourner les tables et les têtes. On évoque les esprits.
          Il est plus d’une chambre d’étudiant au cinquième étage, plus d’un atelier d’artiste, sous
          les toits, où des initiés se rencontrent pour des sacrifices mystérieux, où l’on prononce
          les formules obsécratoires et les versets rituels de l’envoûtement. Le chat emprunté de la
          concierge symbolise dans ces cérémonies cabalistiques la puissance démoniaque. Pourtant, à
          travers tant de 
bouffonneries et d’enfantillages, un mouvement sérieux se
          dessine. S’évadant de la roulotte des charlatans, des somnambules extra lucides, des
          chiromanciennes et des arrière-boutiques spirites, l’occultisme va refleurir sous le
          contrôle de la science. « La philosophie de la nature, qui a servi de guide aux
            alchimistes, dit M. Berthelot, est fondée sur l’hypothèse de l’unité
            de la matière ; elle est aussi plausible, au fond, que les théories modernes les plus
            réputées. Les opinions auxquelles les savants tendent à revenir sur la constitution de
            la matière ne sont pas sans analogie avec les vues profondes des premiers
            alchimistes. »
 Une élite se prépare à la tâche. Stanislas de Guaita y
          aidera.
* *
Stanislas de Guaita, né en 1861 au château d’Alteville, dans le pays de Dieuze, était un Lorrain blond. Issu d’une vieille famille noble, d’origine germanique, introduite en Italie à la suite de Charlemagne et devenue française à l’époque du premier empire, il portait en lui une longue hérédité d’agitations, de fièvres, de rêves éthérés et de sang lourd. Avant que l’âge ne l’eût empâté et bouffi de graisse, il offrait l’image d’un adolescent aimable, au corps svelte moulé de complets ajustés. Sa diversité d’origine se marquait dans sa physionomie à la fois rêveuse et décidée. Pâle, la lèvre sensuelle ombragée d’une fine soie dorée, il ouvrait sur la vie un regard étonné que la lymphe humectait et voilait de mélancolie. Il fit ses études au lycée de Nancy. Il y fut le condisciple de Maurice Barrès. Sous le manteau des lettres s’établit entre eux l’une de ces amitiés solides qui ne se dénouent qu’avec la mort. Ils se visitaient au moment des vacances. L’auteur des Déracinés nous a raconté ces heures de foi et d’enthousiasme qu’il passait chez son ami, dans la campagne lorraine. Il nous a redit la chambre studieuse de Guaita, la table pliant sous le poids des livres, leurs soirées d’été, la fenêtre ouverte sur un ciel étoilé que zébraient les éclairs de chaleur.
Tous deux s’exaltaient, surtout, à la lecture de Baudelaire et nous touchons ici la
          puissance d’envoûtement de l’auteur des Fleurs du Mal sur les jeunes
          imaginations. « Combien de fois, écrit Barrès, nous sommes-nous récité l’Invitation au voyage ! C’était le coup d’archet des tziganes, un flot de
            parfums qui nous bouleversait le cœur et qui nous atteignait au point névralgique de
            l’âme. »
 En même temps que Baudelaire, les deux amis « découvraient le
            tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse21 »
. Ils lisaient fiévreusement jusqu’à une heure fort avancée
          die la nuit ; mais tandis que Barrès, épuisé par cette longue suite d’incantations
          lyriques, et cédant au poids de la fatigue, cherchait à recréer ses forces dans le
          sommeil, Stanislas de Guaita, « qui avait une santé magnifique et qui en abusait,
            allait voir les vapeurs se lever sur les collines qui entourent Nancy, et, quand il
            avait réveillé la nature, il venait réveiller son compagnon en lui récitant des vers de
            son invention ou quelque pièce fameuse rencontrée au hasard d’une lecture »
. En
          novembre 1882, tous deux viennent à 
Paris achever leurs études, sans rien
          abandonner de leurs ambitions littéraires.
Un courant contraire va les emporter. Stanislas de Guaita publie chez Lemerre deux
          volumes de vers : La Muse Noire (1883), Rosa Mystica
          (1885), vers jeunes et inexpérimentés de forme et où l’idée n’arrive pas à se dégager de
          l’empreinte baudelairienne. Il ne poursuivra pas d’ailleurs dans cette vole. Le Vice Suprême de Péladan lui tombe entre les mains et lui révèle sa
          vocation. Le voilà possédé du démon de l’occultisme. En l’abordant, il constate que cette
          science est dans un grand désordre. La vraie tradition s’est rompue depuis la fin du
              xviiie
                siècle avec la scission et les querelles des
          Martinistes et des Jacobins. L’enseignement officiel du jour et la poussée positiviste
          semblent lui avoir porté le coup de grâce. Il ne faut pas que ce qui reste de la doctrine
          s’égare aux mains des empiristes, Le plus pressé est de rétablir les textes, de créer le
          conservatoire ou, pour mieux dire, le Collège de France de l’occultisme.
          Guaita groupe les adeptes qui se pressent autour de lui et les invite à l’étude des
          classiques de l’hermétisme. Ainsi prit naissance l’Ordre cabalistique de la
            Rose-croix, qui avait ses aspirants, ses grades, ses trois chambres, son conseil
          suprême. Stanislas en fut élu le grand maître. Tout à son œuvre de reconstitution et de
          propagande, il constitue une bibliothèque d’occultisme. La librairie Chacornac réédite les
          textes anciens, publie des traductions françaises des vieux traités d’alchimie, remet en
          circulation les œuvres de Paracelse, d’Albert le Grand, de Roger Bacon, de Raymond Lulle,
          d’Arnauld de Villeneuve. Tandis que Péladan poursuit 
son Éthopée, que le poète Édouard Schuré trace, avec ses Grands
            initiés, l’esquisse de l’histoire secrète des religions qui paraîtra en 1889,
          tandis que Huysmans abjure la foi réaliste et retourne à Dieu où il se délecte, par haine
          de la banalité, comme à un vocable rare ou à une idée exceptionnelle et qu’il ébauche Là-bas, Stanislas de Guaita amasse les matériaux qui lui serviront à
          écrire l’histoire des Sciences maudites. Qu’on ne s’effraye pas. Il se couvre de
          l’autorité de Kunrath : 
                  Non scientia mali sed damnat.
               
          Dans son rez-de-chaussée de l’avenue Trudaine, bas et sombre, il vit seul, les rideaux
          tirés sur la lumière du jour, occupé à explorer les arcanes de la science spagirique. Il
          met en pratique l’adage gnostique : 
                  Lege, lege, lege et relege, labora
              et inventes.
               
 Il sue et pâlit sur les vieux grimoires, les parchemins
          noircis, les in-folios poussiéreux, mêlés de signes cryptographiques et de pentacles. On
          dit son appartement hanté, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Une femme y est morte
          mystérieusement aux mains du rebouteur qui y logeait précédemment. Elle y revient en
          esprit. Son ombre glisse à travers les meubles, le long des murs. Le jeudi soir, Guaita
          rompt sa solitude et ouvre la porte à ses amis. Aux adeptes se mêlent les poètes. Ils se
          réunissent autour de la table à thé, comme les anciens alchimistes autour de l’Athanor et
          de l’Aludel. On y rencontre tous les fidèles de la gnose : Saint-Yves d’Alveydre, Jules
          Lermina, le Dr Encausse, l’abbé Rocca, Joséphin Péladan, Lady
          Caithness, en qui s’était réincarné l’esprit de Marie Stuart et qui, dit Laurent Tailhade,
            « ne cessait de fulminer contre sa sœur Élisabeth et débobinait, à qui voulait
            l’entendre, 
son exécution, l’échafaud de Fotheringay »
. On y
          rencontrait aussi Paul Adam, le poète Albert Jhouney, l’auteur des Lys
            noirs, car tout est noir chez ces adeptes de la clarté, Édouard Dubus, Victor-Émile
          Michelet… Là on commente l’enseignement des maîtres et des Patriarches : Apollonius de
          Thyane, Nicolas Flamel, Swedenborg, la Table d’Émeraude, la Clavicule, le
            Trésor des trésors. Là, en pleine foire foraine de Montmartre, à deux pas du
          Moulin-Rouge où triomphent Grille-d’égout, la Goulue et Valentin-le-désossé, dont les
          entrechats suffisent à combler le vœu esthétique des foules, une élite de cœurs fervents
          s’emploie à retourner aux sources de la lumière et à cueillir le rameau de l’antique
          sagesse, et, comme si tout à coup le monde s’était reculé de milliers d’années, la voix
          d’Hermès trismégiste se met à retentir, fraîche comme au premier jour.
« Je dis la vérité. Tout est en tout. Tout vient d’un seul. Son père est le soleil. Sa mère est la lune. Le vent l’a porté dans son ventre. La terre est sa nourrice. C’est le Thélème de l’univers. Toi qui m’écoutes, sépare la terre du feu, l’esprit de la matière. Tu chasseras les ténèbres et toute la gloire du monde t’appartiendra. »
Guaita n’interrompt ses méditations dans le Paris d’hiver que pour les reprendre dans son
          domaine isolé d’Alteville où il va passer la belle saison, « au lieu le plus
            solitaire de la Lorraine allemande, parmi les vastes paysages de l’étang de
            Lindre »
. Il vit là, sous un ciel bas, un horizon immobile, dans le 
mystère d’un bois de chênes et d’un parc fermé dont le cri aigre des paons importune
          seul le silence.
* *
Dans le Serpent de la Genèse, œuvre divisée en trois septaines, Stanislas de Guaita étudie le drame de la chute originelle. Il ambitionnait de montrer au monde, afin de lui en inspirer l’horreur et de l’en délivrer à jamais, le fantôme du mal dans son épouvantable nudité. Mais la partie théorique ne lui suffit pas. Il veut y joindre la pratique indispensable, car, pense-t-il, si la tradition est l’une des colonnes du temple ésotérique, l’expérience en est l’autre. S’il est vrai que l’expérience seule peut conduire à sa ruine l’aventurier téméraire de l’arcane, il n’en est pas moins vrai que la science transmise resterait lettre morte sans l’expérience. Et le voilà parti à son tour à la conquête de la Toison d’or. Il veut, lui aussi, escalader le ciel. Sans souci de l’avertissement contenu à la fois dans le mythe hébraïque de la tour de Babel et dans le mythe hellénique qui commémore la déroute des Titans, il cède à la folie de renouveler une impossible aventure.
               « L’œuvre capitale de l’initiation, dit Guaita, se résume dans l’Art de devenir
            artificiellement un génie. »
 On peut, par elle, forcer l’inspiration et
          communiquer à son gré avec le grand Inconnu. L’occultisme est l’instrument des plus hautes
          capacités humaines, la synthèse de toutes les sciences et la clef de tous les mystères. Il
          fournit à l’homme le moyen de reculer à l’infini les bornes de la conscience et de la
          perception, 
de s’affranchir de l’espace et du temps, et de se réaliser dans
          l’unité en s’identifiant à Dieu. L’opération s’accomplit dans l’extase. Cet état
          d’extatique clairvoyance advient accidentellement à quelques natures privilégiées. Il est
          le signe du génie. On dit alors que Dieu descend chez l’homme et visite sa créature, mais
          le Mage entend monter vers Dieu à sa fantaisie et s’installer dans sa familiarité. Cette
          faculté ne se peut acquérir que par l’état de sainteté. La voie est longue et douloureuse.
          Les plus pressés ont recours aux narcotiques qui les délivrent artificiellement de leurs
          liens charnels. C’est à la morphine et à l’opium qu’ils demandent leur passeport et leur
          billet d’aller et retour pour ce voyage à travers l’infini. La tentation est forte.
          Stanislas de Guaita n’a pas su y résister. Il n’a pas même obtenu la permission d’achever
          son œuvre, ni de faire ses révélations suprêmes. L’Astral ne souffre pas l’atteinte des
          mains sacrilèges. L’ombre a gardé son secret. On n’achète pas l’extase. Il faut la
          mériter. Son exemple n’a point découragé les autres. Il est vrai que tous ne se confient
          point aux toxiques et ne s’en servent point pour cambrioler l’arcane. L’occultisme
          continue à fasciner les esprits. Tous les symbolistes s’en inspirent plus ou moins.
          Charles Morice qui veut être leur protagoniste écrit : « Les sciences
              occultes constituent un des principaux angles fondamentaux de l’Art. Tout vrai poète,
              est d’instinct un initié. La lecture des grimoires éveille en lui des secrets dont il
              avait eu toujours la connaissance virtuelle. »
 Il aurait pu ajouter en
          guise d’exemple, que les plus grands génies poétiques dont s’honore l’humanité, Lucrèce,
          Virgile, 
Dante, Shakespeare, Goethe, furent instruits de la gnose22.