(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « L’abbé Cadoret »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « L’abbé Cadoret »

L’abbé Cadoret14

On a beaucoup parlé de César dans ces derniers temps. Quoi d’étonnant ? Chaque époque de l’histoire a ses analogies, ses ressemblances de situation, d’événements, de caractères, et c’est de tout cela que l’imagination, frappée plus que la réflexion encore, fait une espèce de miroir dans lequel l’esprit d’un temps s’observe, se retrouve et s’admire. Comme on s’obstina bien longtemps dans la comparaison fatale entre la Restauration des Bourbons et la Restauration des Stuarts, et, plus tard, comme on voulut voir de mystérieuses identités entre la Révolution de 1830 et la Révolution de 1688, de même aujourd’hui la fin d’une République, l’ascendant dynastique d’un homme qui semble avoir absorbé si profondément dans sa gloire le nom de César que, quand on le prononce, c’est à Napoléon qu’on pense, aux qualités impériales retrouvées dans le neveu du César moderne de manière à rappeler involontairement le neveu du César ancien, toutes ces diverses circonstances ont introduit dans les esprits la préoccupation de la grande époque romaine et fait regarder beaucoup la nôtre à travers… Le titre du livre de l’abbé Cadoret semble tout d’abord rappeler cette préoccupation contemporaine. Il n’en est rien pourtant ! le prêtre n’est point descendu sur le terrain de la discussion politique que ses pieds bénis ne doivent pas loucher. Pour l’abbé Cadoret, César, c’est le nom donné par Jésus-Christ et par l’Église au pouvoir temporel, sous cette grande forme monarchique qui lui est propre, toute autre forme politique n’étant jamais qu’une dégradation ou un affaiblissement du pouvoir ; et c’est ce pouvoir temporel, dans sa généralité la plus haute et quels que soient ses instruments ou ses manifestations sur la terre, que Cadoret s’est donné la mission de défendre contre ses plus dangereux ennemis.

Ce ne sont pas les philosophes, du moins ceux-là qui, négateurs impitoyables de la vérité chrétienne, pourraient s’appeler les radicaux du rationalisme moderne. Ennemis du pouvoir, sans nul doute, et ennemis comme il n’en exista jamais peut-être, puisqu’ils prétendent le supprimer comme une inutilité ou une imperfection sociale, leur hostilité est si grande qu’elle nous révolte, et que, pour la comprendre, il faut déjà la partager. Or, tout le monde n’a pas le front ouvert à des doctrines si effroyablement absolues. Abreuvés de christianisme dès le berceau comme du lait de nos mères, nous retrouvons en nous l’influence chrétienne, même quand nous ne la méritons plus, et cette bienfaisante influence garde les instincts de nos cœurs contre les frénésies de l’orgueil et les froides audaces de la raison. Il faut bien le dire, malgré la propagande électrique du mal, tout le temps qu’une société ne sera pas complètement déchristianisée et recevra le baptême, des hommes comme Hegel et Proudhon resteront plus ou moins monstrueux. Mais, à côté de ces philosophes qui ont l’épouvantante netteté de l’erreur complète, il y en a d’autres, à lumières équivoques et troublantes, sur les lèvres de qui, par exemple, le respect du christianisme n’est pas effacé et qui se servent de la vérité même pour détruire la vérité. Sinon sans trahison, mais qui introduiraient l’ennemi au cœur de la place autant que s’ils étaient des traîtres, ces métis de la Philosophie et du Christianisme ne sont pas d’hier dans l’histoire. En 93, ils parlaient par la bouche de Camille Desmoulins du sans-culottisme de Jésus-Christ, et depuis ce temps-là ils ont continué de nous donner le Sauveur des hommes pour l’ennemi de ce pouvoir temporel qu’il est venu, au contraire, affermir en le purifiant.

Un homme que l’histoire nommera d’un nom que nous épargnerons à sa vieillesse, Lamennais, fut le premier de notre temps qui reprit, dans les Paroles d’un croyant, bien plus avec l’éclat de sa renommée qu’avec l’éclat d’un talent qui pâlissait et qui allait mourir, cette idée révolutionnaire et menteuse de l’hostilité de la religion et du pouvoir. Lui, l’homme incomparable longtemps, qui avait nourri son génie de la forte substance de la vérité, il eût dû savoir plus que personne combien l’idée qu’il soulevait était démentie par tous les faits et toutes les assertions de l’histoire. N’importe ! éperdu de sentiments qui entraînaient l’honneur de son passé et de sa vie, il passa outre, et la thèse qu’il soutint, il ne l’épuisa pas : elle fut continuée. Le socialisme de nos jours a ramassé l’erreur, tombée déjà de tant de mains ; mais, en cela plus heureux que le prêtre qui fit taire en lui les voix de la science, il l’a ramassée avec une avidité d’ignorance qui, du moins, sauve sa bonne foi.

C’est exclusivement à ce socialisme de bonne foi que l’abbé Cadoret a voulu répondre dans son livre du Droit de César 15, et sa réponse, il l’a marquée de ce caractère de supériorité modeste et tranquille qu’aura toujours l’œuvre d’un prêtre quand il s’agira d’histoire, de doctrine et de tradition. L’abbé Cadoret a bien compris ce que nous disions plus haut des ennemis du pouvoir : c’est que les plus dangereux sont ceux-là qui se réclament contre lui de l’autorité des idées religieuses, et il n’a pas voulu lui laisser de tels adversaires. Son livre, qui est l’exposé lucide, dans un style vif et pur, de la doctrine catholique sur les rapports éternels de deux puissances, — la puissance séculière et la puissance religieuse, — est divisé en deux parties. La première, intitulée Argument de l’autorité, renferme l’enseignement des Pères depuis Tertullien jusqu’à Saint-Thomas, et la seconde, qui porte le nom de Raison théologique, est l’examen rapide, mais concluant, des opinions qu’on atirées des livres saints contre le pouvoir temporel des rois. Cadoret réfute ces opinions avec une clarté de bon sens et une simplicité d’interprétation qui frapperont toutes les intelligences à tous les niveaux, et détermineront le succès d’un livre qui apprendra à ceux qui l’ignorent, ou rappellera à ceux qui l’oublient, combien l’Église catholique fut toujours gouvernementale, et comme, à toutes les époques de sa glorieuse durée, elle condamna la révolte et appuya ou respecta les pouvoirs constitués, pour les raisons les plus profondes, les plus politiques et les plus saintes. La seule observation que nous voulions risquer, quand il est question d’un écrivain qui, en publiant le livre du Droit de César, a cherché avant tout l’occasion d’être utile dans le sens le plus pratique et le plus évangélique du mot, c’est le regret de voir sa brochure affecter les formes d’une polémique personnelle. Quoique cette polémique soit animée de l’esprit de charité de son auteur, elle doit nuire cependant à l’effet d’un livre qui, s’il fût resté à cette hauteur de généralité et d’enseignement d’où tombent plus largement et avec plus de poids dans les esprits les idées justes et les connaissances approfondies, eût dissipé beaucoup d’erreurs courantes dans un milieu où les grands publicistes catholiques, comme Suarez et Bellarmin par exemple, ne pénètrent pas.