(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Marie-Antoinette. (Notice du comte de La Marck.) » pp. 330-346
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Marie-Antoinette. (Notice du comte de La Marck.) » pp. 330-346

Marie-Antoinette.
(Notice du comte de La Marck.)

Parmi les écrits qui peuvent donner une juste idée de la reine Marie-Antoinette et de son caractère aux années de sa prospérité et de sa jeunesse, je n’en sais pas qui porte mieux la conviction dans l’esprit du lecteur que la simple Notice du comte de La Marck, insérée par M. de Bacourt dans l’Introduction de l’ouvrage récemment publié sur Mirabeau. Le comte de La Marck dessine l’intérieur de la reine en quelques pages d’une observation très nette. On y voit une Marie-Antoinette réelle et naturelle, non exagérée. On y pressent les fautes auxquelles ses alentours ne manqueront pas de la pousser, celles qu’on lui prêtera, et les armes qu’elle va fournir, sans y songer, à la malignité. On regrette qu’un observateur aussi impartial et aussi supérieur n’ait pas tracé un pareil portrait de la reine aux divers moments de son existence, jusqu’à l’heure où elle devient une grande victime, et où ses hautes qualités de cœur éclatent assez pour frapper et intéresser tout ce qui est humain.

Il est une manière d’envisager Marie-Antoinette qui me paraît la vraie, et que je voudrais bien définir, parce que c’est de ce côté que me paraît devoir être aussi le jugement définitif de l’histoire. On peut, dans un sentiment élevé de compassion, s’éprendre d’un intérêt idéal pour Marie-Antoinette, vouloir la défendre sur tous les points, se constituer son avocat, son chevalier envers et contre tous, s’indigner à la seule idée des taches et des faiblesses que d’autres croient découvrir dans sa vie : c’est là un rôle de défenseur qui est respectable s’il est sincère, qui se conçoit très bien chez ceux qui avaient le culte de l’ancienne royauté, mais qui me touche bien moins chez les nouveaux venus en qui ce ne serait qu’un parti pris. Un tel point de vue n’est pas le mien ; il saurait être difficilement celui des hommes qui n’ont été élevés à aucun degré dans la religion de l’ancienne monarchie, et c’est là, on n’en saurait disconvenir, le cas de l’immense majorité dans les générations actuelles et dans celles qui se préparent. Ce qui me paraît plus sûr et plus souhaitable pour cette touchante mémoire de Marie-Antoinette, c’est qu’il puisse se dégager, de la multitude d’écrits et de témoignages dont elle a été l’objet, une figure belle, noble, gracieuse, avec ses faiblesses, ses frivolités, ses fragilités peut-être, mais avec les qualités essentielles, conservées et retrouvées dans leur intégrité, de femme, de mère et par instants de reine, avec la bonté de tout temps généreuse, et finalement avec les mérites de résignation, de courage et de douceur qui couronnent les grandes infortunes. C’est par là qu’une fois établie historiquement dans cette mesure qui est belle encore, elle continuera d’intéresser à divers les âges tous ceux qui, de plus en plus indifférents aux formes politiques du passé, garderont les sentiments délicats et humains qui font partie de la civilisation comme de la nature, de tous ceux qui pleurent aux malheurs d’Hécube et d’Andromaque, et qui, en lisant le récit de malheurs pareils et plus grands encore, s’attendriront aux siens.

Mais il y a ici cette différence que la poésie seule s’est chargée de la tradition d’Andromaque et d’Hécube, et qu’on n’a pas les mémoires de la cour de Priam, au lieu qu’on a ceux de la cour de Louis XVI, et qu’il n’y a pas moyen de n’en pas tenir compte. Que disent ces mémoires sur Marie-Antoinette ? Je parle des mémoires véritables et non des libelles. Que dit le comte de La Marck, qui résume très bien l’esprit de cette première époque ? Arrivée à quinze ans en France, la jeune Dauphine n’en avait pas dix-neuf lorsqu’elle se trouva reine à côté de Louis XVI. Ce prince, muni d’une instruction solide et doué de toutes les qualités morales qu’on sait, mais faible, timide, brusque, rude, et particulièrement disgracieux auprès des femmes, n’avait rien de ce qu’il fallait pour diriger sa jeune épouse. Celle-ci, fille d’une mère illustre, n’avait pu être élevée par Marie-Thérèse trop occupée des affaires d’État, et sa première éducation à Vienne avait été très négligée. On ne lui avait jamais donné le goût ni l’idée d’une lecture sérieuse. Son esprit, assez juste et prompt, « saisissait et comprenait rapidement les choses dont on lui parlait », mais n’avait ni une grande étendue ni une grande portée, rien en un mot de ce qui répare le défaut d’éducation ou de ce qui supplée à l’expérience. Aimable, gaie et innocemment railleuse, elle avait avant tout « une grande bonté de cœur et un désir persévérant d’obliger les personnes qui s’adressaient à elle ». Elle avait un grand besoin d’amitié et d’intimité, et elle chercha aussitôt quelque personne avec qui elle pût se lier comme il n’est point d’usage à la Cour. Son idéal de bonheur évidemment (chacun a le sien) était, au sortir des scènes de cérémonie qui l’ennuyaient, de trouver un monde aimable, riant, dévoué, choisi, au sein duquel elle parût oublier qu’elle était reine, tout en s’en ressouvenant bien au fond. Elle aimait, si l’on peut dire, à se donner le plaisir de cet oubli, et à ne se rappeler tout à coup ce qu’elle était que pour répandre les bonnes grâces autour d’elle. On a vu, dans les opéras-comiques et dans les pastorales, de ces reines déguisées qui font ainsi la joie et le charme de ce qui les entoure. Marie-Antoinette avait cet idéal de vie heureuse qu’elle eût pu réaliser sans inconvénients si elle fût restée simple archiduchesse à Vienne, ou si elle eût simplement régné en quelque Toscane ou en quelque Lorraine. Mais, en France, elle ne put l’essayer de même impunément, et son Petit Trianon avec ses laiteries, ses bergeries et ses comédies, était trop près de Versailles. L’envie rôdait autour de ces lieux trop préférés, l’envie faisant signe à la bêtise et à la calomnie.

M. de La Marck a très bien montré les inconvénients qu’il y eut pour la reine à se restreindre d’abord si exclusivement dans le cercle de la comtesse Jules de Polignac, à donner à celle-ci, avec la qualité d’une amie, l’attitude d’une favorite, et à tous les hommes de cette coterie (les Vaudreuil, les Besenval, les Adhémar), des prétentions et des droits dont ils abusèrent si vite, chacun dans le sens de son humeur et de son ambition. Bien qu’elle ne vît jamais toute l’étendue de ces inconvénients, elle en aperçut pourtant quelque chose ; elle sentait que là où elle cherchait le repos et le délassement du rang suprême, elle retrouvait encore une obsession intéressée, et quand on lui faisait remarquer qu’elle témoignait souvent trop de préférence à des étrangers de distinction qui passaient en France, et que cela pouvait lui nuire auprès des Français : « Vous avez raison, répondait-elle avec tristesse, mais ceux-là du moins ne me demandent rien. »

Quelques-uns des hommes qui, admis dans cette intimité et cette faveur de la reine, étaient obligés à plus de reconnaissance et de respect, furent les premiers à parler d’elle avec légèreté, parce qu’ils ne la trouvaient pas assez docile à leurs vues. Comme elle parut, à un certain moment, s’éloigner un peu du cercle Polignac et s’habituer dans le salon de Mme d’Ossun, sa dame d’atour, « un habitué du salon Polignac (que M. de La Marck ne nomme pas, mais qui paraît avoir été un des plus considérables de ce cercle) fit contre la reine un couplet très méchant, et ce couplet, fondé sur un infâme mensonge, alla circuler dans Paris ». C’est ainsi que la Cour même et l’intimité de la reine fournissaient le premier levain qui allait se mêler aux grossièretés et aux infamies du dehors. Pour elle, elle ignorait tout cela, et ne se doutait pas de ce qui indisposait contre elle à Versailles, pas plus que de ce qui aliénait d’elle à Paris.

Aujourd’hui encore, lorsqu’on veut citer quelque témoignage qui donne à penser contre Marie-Antoinette, le témoignage de quelqu’un qui compte, c’est dans les Mémoires du baron de Besenval qu’on le va chercher. Mandé auprès d’elle en 1778, lors du duel du comte d’Artois et du duc de Bourbon, M. de Besenval est introduit par Campan (secrétaire du cabinet) dans une chambre particulière qu’il ne connaissait pas, « simplement, mais commodément meublée. — Je fus étonné, ajoute-t-il en passant, non pas que la reine eût désiré tant de facilités, mais qu’elle eût osé se les procurer. » Cette simple phrase, jetée en courant, est pleine d’insinuations, et les ennemis n’ont pas manqué de la relever.

Ici je n’affecterai pas plus de sous-entendus qu’il n’en faut, et je ne craindrai pas de toucher le point le plus délicat. Il est des personnes dont la préoccupation consiste à nier absolument toute légèreté et toute faiblesse de cœur de Marie-Antoinette (supposé qu’il s’en rencontre quelqu’une à cette époque de sa vie). Pour moi, je pense hardiment que l’intérêt qui s’attache à sa mémoire, que la pitié qu’excitent son malheur et la façon généreuse dont elle l’a porté, que, l’exécration que méritent ses juges et ses bourreaux, ne sauraient en rien dépendre de quelque découverte antérieure, tenant à une fragilité de femme, ni s’en trouver le moins du monde infirmés. Or, maintenant, dans l’état actuel des renseignements historiques sur Marie-Antoinette, en se rendant compte des vrais témoignages, et en se souvenant aussi de ce qu’on a ouï raconter à des contemporains assez bien informés, il est très permis de penser qu’en effet cette personne affectueuse et vive, tout entière à ses impressions, amie des manières élégantes et des formes chevaleresques, ayant besoin tout simplement aussi d’épanchement et de protection, a pu avoir durant ces quinze années de sa jeunesse quelque préférence de cœur : ce serait plutôt le contraire qui serait bien étrange. Beaucoup d’ambitieux, beaucoup de fats, cependant, furent sur les rangs et échouèrent ; il y eut des tentatives, des commencements sans nombre. Nous avons entendu Lauzun l’autre jour expliquer son aventure à sa manière : le fait est que, d’une manière ou d’une autre, il échoua. Le prince de Ligne en ce temps-là venait souvent en France, et c’était un de ces étrangers tout français et tout aimables avec lesquels se plaisait particulièrement la reine. Il avait l’honneur de l’accompagner le matin à la promenade :

C’était, dit-il, à de semblables promenades à cheval, tout seul avec la reine, quoiqu’entouré de son fastueux cortège royal, qu’elle m’apprenait mille anecdotes intéressantes qui la regardaient et tous les pièges qu’on lui avait tendus pour lui donner des amants. Tantôt c’était la maison de Noailles qui voulait qu’elle en prît le vicomte, tantôt la cabale Choiseul qui lui destinait Biron (Lauzun), qui, depuis !… mais alors il était vertueux. La duchesse de Duras, quand elle était de semaine, nous accompagnait à cheval ; mais nous la laissions avec les écuyers, et c’était une des étourderies de la reine et l’un de ses plus grands crimes, puisqu’elle n’en faisait point d’autre que de négligence à l’égard des ennuyeux et ennuyeuses, qui sont toujours implacables.

Ainsi voilà la contrepartie du récit de Lauzun et la version de la reine à son tour. Je ferai toutefois remarquer qu’il n’était nullement probable que Lauzun agît pour le compte de la cabale Choiseul, avec qui il était assez mal de tout temps ; mais les alentours de la reine avaient eu intérêt à le présenter sous ce jour pour le perdre définitivement.

C’est ce même prince de Ligne qui a dit d’elle ailleurs : « Sa prétendue galanterie ne fut jamais qu’un sentiment profond d’amitié, et peut-être distingué pour une ou deux personnes (je lui laisse son style de grand seigneur), et une coquetterie générale de femme et de reine pour plaire à tout le monde. » Cette impression ou cette conjecture, que je retrouve également chez d’autres bons observateurs qui ont approché de Marie-Antoinette, reste, je crois, la plus vraisemblable. Ces deux personnes qu’elle a particulièrement distinguées en des temps différents, paraissent avoir été le duc de Coigny d’abord, homme prudent et déjà mûr, et en dernier lieu M. de Fersen, celui-ci colonel du régiment Royal-Suédois au service de France, caractère élevé, chevaleresque, et qui, aux jours du malheur, ne s’est trahi que par son dévouement absolu.

Au reste, lorsqu’il s’agit de ces particularités intimes et secrètes sur lesquelles il est si aisé d’avoir maint propos et si difficile d’acquérir une certitude, je crois qu’il est bon de rappeler le mot si sensé que disait un jour Mme de Lassay (fille naturelle d’un Condé) à son mari qu’elle entendait discuter à fond et trancher sur la vertu de Mme de Maintenon : elle le regarda avec étonnement et lui dit, d’un sang-froid admirable : « Comment faites-vous, monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » Ce mot, qui est piquant, adressé par une femme à son mari qui se prétend sûr d’une vertu controversée, n’est pas moins vrai dans tous les sens, et peut s’adresser également à ceux qui se croient si sûrs de ces fautes d’autrui dont personne jamais n’est témoin44.

La beauté de la reine dans sa jeunesse a été fort célébrée. Ce n’était pas une beauté, à prendre chaque trait en détail : les yeux, bien qu’expressifs, n’étaient pas très beaux ; son nez aquilin semblait trop prononcé : « Je ne suis pas bien sûr que son nez fût celui de son visage », a dit un témoin spirituel. Sa lèvre inférieure était plus marquée et plus forte qu’on ne le demande à la bouche d’une jolie femme ; sa taille aussi était un peu pleine ; mais l’ensemble était d’un grand air et d’une souveraine noblesse. Même dans le négligé, c’était une beauté de reine plutôt que de femme du monde :

Aucune femme, a dit M. de Meilhan, ne portait mieux sa tête, qui était attachée de manière à ce que chacun de ses mouvements eût de la grâce et de la noblesse. Sa démarche était noble et légère, et rappelait cette expression de Virgile : Incessu patuit dea. Ce qu’il y avait de plus rare dans sa personne était l’union de la grâce et de la dignité la plus imposante.

Ajoutez un teint éblouissant de fraîcheur, des bras, des mains admirables, un charmant sourire, une parole appropriée, et qui s’inspirait moins de l’esprit que de l’âme, du désir d’être bonne et de plaire. Elle pouvait aimer comme elle faisait la liberté des entretiens et des jeux, la familiarité des intérieurs ; elle pouvait jouer à la vie de bergère ou de femme à la mode, il lui suffisait de se lever, de reprendre en un rien son air de tête : elle était reine.

Pendant longtemps cette gracieuse femme, pleine de confiance au prestige de la royauté et ne songeant qu’à le tempérer doucement autour d’elle, ne s’occupa point de politique, ou du moins elle ne le faisait que par accidents, et en quelque sorte poussée à bout par son cercle intime. Elle continuait sa vie de féerie et d’illusion, quand déjà les propos odieux, les couplets satiriques et les pamphlets infâmes couraient Paris, et lui imputaient une influence secrète et continue qu’elle n’avait pas. L’affaire du Collier fut le premier signal de ses malheurs, et le bandeau qui lui couvrait jusque-là les yeux se déchira, Elle commença à sortir de son hameau enchanté, et à découvrir le monde tel qu’il est quand il a intérêt à être méchant. Lorsqu’elle fut amenée à s’occuper habituellement des choses publiques et à avoir un avis sur les mesures et les événements extraordinaires qui, chaque jour, forçaient l’attention, elle y apporta les dispositions les moins politiques qui se peuvent imaginer, je veux dire l’indignation contre les lâchetés, des préventions personnelles dont son intérêt le plus évident ne parvenait point toujours à la faire triompher, un ressentiment des injures qui n’était pas le désir de la vengeance, mais bien la souffrance délicate et fière de la dignité blessée. Si Louis XVI avait été autre, et s’il avait offert quelque prise à une impulsion active énergique, il n’y a nul doute qu’à un moment ou à un autre, sous l’inspiration de la reine, il ne se fût tenté quelque entreprise qui aurait bien pu être un coup de tête, mais qui peut-être aussi aurait rétabli pour quelque temps l’ordre monarchique ébranlé. Il n’en fut point ainsi : cette âme de Louis XVI échappait et se dérobait à son rôle de roi par ses vertus mêmes ; sa nature, toute composée de piété et d’humanité, tendait perpétuellement au sacrifice, et de faiblesse en faiblesse il ne devait plus retrouver de grandeur qu’en devenant un martyr. La reine n’avait point en elle ce qu’il fallait pour triompher d’une incapacité et d’une inertie royale si absolues. Elle avait des élans, mais point de suite. C’est la plainte perpétuelle qui revient sous la plume du comte de La Marck dans la Correspondance secrète qu’on vient de publier :

La reine, écrivait-il au comte de Mercy-Argenteau (30 décembre 1790), la reine a certainement l’esprit et la fermeté qui peuvent suffire à de grandes choses ; mais il faut avouer, et vous avez pu le remarquer mieux que moi, que, soit dans les affaires, soit même simplement dans la conversation, elle n’apporte pas toujours ce degré d’attention et cette suite qui sont indispensables pour apprendre à fond ce qu’on doit savoir pour prévenir les erreurs et pour assurer le succès.

Et ailleurs, toujours du même au même (28 septembre 1791) :

Il faut trancher le mot, le roi est incapable de régner, et la reine, bien secondée, peut seule suppléer à cette incapacité. Cela même ne suffirait pas : il faudrait encore que la reine reconnût la nécessité de s’occuper des affaires avec méthode et suite ; il faudrait qu’elle se fit la loi de ne plus accorder une demi-confiance à beaucoup de gens, et qu’elle donnât en revanche sa confiance entière à celui qu’elle aurait choisi pour la seconder.

Et encore (10 octobre 1791) : « La reine, avec de l’esprit et un courage éprouvé, laisse cependant échapper toutes les occasions qui se présentent de s’emparer des rênes du gouvernement, et d’entourer le roi de gens fidèles, dévoués à la servir et à sauver l’État avec elle et par elle. » En effet, on ne revient pas d’une si longue et si habituelle légèreté en un jour ; ce n’eût pas été trop du génie d’une Catherine de Russie pour lutter contre les dangers si imprévus à celle qui n’avait jamais ouvert un livre d’histoire en sa vie, et qui avait rêvé une royauté de loisir et de village à Trianon : c’est assez que cette frivolité passée n’ait en rien entamé ni abaissé le cœur, et qu’il se soit trouvé dans l’épreuve aussi généreux, aussi fier, aussi royal et aussi pleinement doué qu’il pouvait l’être en sortant des mains de la nature.

Je ne discuterai pas, on le pense bien, la ligne de politique à laquelle Marie-Antoinette croyait bon de revenir quand elle était livrée à elle-même. Nous ne sommes pas ici des puristes constitutionnels : ce qu’elle voulait, ce n’était pas la Constitution de 91 assurément, c’était le salut du trône, celui de la France comme elle l’entendait, l’honneur du roi et le sien, et celui de sa noblesse, l’intégrité de l’héritage à léguer à ses enfants ; ne lui demandez pas autre chose. Les lettres qu’on a déjà publiées d’elle, d’autres qu’on publiera un jour, permettront d’établir cette portion de l’histoire avec certitude. Elle voulait le salut de l’État par son frère l’empereur, par les puissances étrangères, mais point par les émigrés. Son indignation ne se contenait point contre ceux-ci : « Les lâches, après nous avoir abandonnés, s’écriait-elle, veulent exiger que seuls nous nous exposions et seuls nous servions tous leurs intérêts ». Dans une très belle lettre, adressée au comte de Mercy-Argenteau, où on lit ces mots, elle disait encore, après avoir exposé un plan désespéré (août 1791) :

J’ai écouté, autant que je l’ai pu, des gens des deux côtés, et c’est de tous leurs avis que je me suis formé le mien ; je ne sais pas s’il sera suivi, vous connaissez la personne à laquelle j’ai affaire (le roi) : au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu’elle s’en doute ; c’est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Enfin, quoi qu’il arrive, conservez-moi votre amitié et votre attachement, j’en ai bien besoin, et croyez que, quel que soit le malheur qui me poursuit, je peux céder aux circonstances, mais jamais je ne consentirai à rien d’indigne de moi ; c’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est. Mon sang coule dans les veines de mon fils, et j’espère qu’un jour il se montrera digne petit-fils de Marie-Thérèse.

Son dernier éclair de joie et d’espérance avait été au voyage de Varennes. Au moment où ce voyage tant différé allait s’exécuter enfin, vers minuit, la reine, traversant le Carrousel à pied pour aller trouver la voiture préparée pour la famille royale par M. de Fersen, rencontra celle de M. de La Fayette qui passait : elle la remarqua, « et elle eut même la fantaisie, avec une badine qu’elle tenait à la main, de chercher à toucher les roues de la voiture ». C’était une innocente vengeance. Ce coup de badine fut comme sa dernière gaieté de jeune femme. À trois jours de là, que l’aspect était différent ! Au moment où Mme Campan la revit après le retour de Varennes, la reine ôta son bonnet, et lui dit de voir l’effet que la douleur avait produit sur ses cheveux : « en une seule nuit ils étaient devenus blancs comme ceux d’une femme de soixante-dix ans ». Elle en avait trente-six.

Les deux dernières années de la reine suffiraient pour racheter mille fois plus de fautes que n’en put commettre aux années légères cette personne de grâce et d’élégance, et pour consacrer dans la pitié des âges une semblable destinée. Prisonnière dans son intérieur, en proie à de continuelles angoisses, on la voit s’épurer à côté de cette sœur si sainte, Madame Élisabeth, se ranger et se fortifier de plus en plus dans ces sentiments de famille et de religion domestique qui ne consolent à ce degré que les âmes naturellement bonnes et non corrompues. Aux journées fatales, aux journées d’insurrection et d’émeute, quand sa demeure tout entière est envahie, elle est à son poste ; elle essuie l’outrage avec fierté, avec noblesse, avec clémence, en même temps qu’elle couvre de son corps ses enfants. Du milieu de ses propres dangers, elle est tout occupée, dans sa bonté, de ceux des autres, et elle se montre attentive à ne compromettre personne inutilement dans sa cause. Le dernier jour, le jour suprême de la royauté, au 10 août, elle essaie de donner à Louis XVI un élan qui l’eût fait mourir en roi, en fils de Louis XIV ; mais c’est en chrétien et en fils de saint Louis qu’il devait mourir. Elle entre à son tour elle-même dans cette voie d’un héroïsme tout de résignation et de patience. Une fois enfermée au Temple, elle fait de la tapisserie ; s’occupe de l’éducation de sa fille et de son fils, compose pour ses enfants une prière, et s’accoutume à boire le calice en silence. La tête de la princesse de Lamballe, présentée aux barreaux, lui avait donné le premier froid de la mort. Au moment où elle sortait du Temple pour être transférée à la Conciergerie, elle se frappa la tête au guichet, n’ayant point songé à se baisser ; on lui demanda si elle s’était fait du mal : « Oh ! non, dit-elle ; rien à présent ne peut me faire du mal. » Mais chaque heure de son agonie a été notée, et ce n’est pas à nous à le redire. Je ne crois pas qu’il puisse exister de monument d’une stupidité plus atroce, plus ignominieuse pour notre espèce, que le procès de Marie-Antoinette tel qu’on le peut lire officiellement reproduit au tome XXIXme de l’Histoire parlementaire de la Révolution française. La plupart des réponses qu’elle fit aux accusations sont tronquées ou supprimées ; mais, comme en tout procès inique, le texte seul des imputations dépose contre les assassins. Quand on pense qu’un siècle dit de lumières, et de la plus raffinée civilisation, aboutit à des actes publics de cette barbarie, on se prend à douter de la nature humaine et à s’épouvanter de la bête féroce, aussi bête que féroce en effet, qu’elle contient toujours en elle-même et qui ne demande qu’à sortir. Aussitôt après sa condamnation, ramenée du tribunal à la Conciergerie, Marie-Antoinette écrivit une lettre datée du 16 octobre, à quatre heures et demie du matin, et adressée à Madame Élisabeth. Dans cette lettre dont on vient de reproduire le fac-simile 45, et qui est d’une grande simplicité de ton, on lit :

C’est à vous, ma sœur, que j’écris pour la dernière fois. Je viens d’être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. Comme lui innocente, j’espère montrer la même fermeté que lui dans ces derniers moments. Je suis calme comme on l’est quand la conscience ne reproche rien ; j’ai un profond regret d’abandonner mes pauvres enfants. Vous savez que je n’existais que pour eux ; et vous, ma bonne et tendre sœur, vous qui avez par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse !…

Les sentiments les plus vrais de la mère, de l’amie, de la chrétienne soumise, respirent dans cette lettre testamentaire. On sait que Marie-Antoinette fit preuve, quelques heures après, de ce calme et de cette fermeté qu’elle espérait avoir au suprême moment, et le procès-verbal des bourreaux reconnaît lui-même qu’elle monta sur l’échafaud avec « assez de courage ».

Je ne crois pas qu’on ait encore tous les éléments pour écrire avec la simplicité qui convient la vie de Marie-Antoinette ; il existe d’elle des recueils manuscrits de lettres à son frère l’empereur Joseph, à l’empereur Léopold, et la Chancellerie de Vienne doit contenir en ce genre des trésors. Mais j’ose conjecturer que la publication de ces pièces confidentielles, si elle a lieu un jour, ne fera que confirmer l’idée que la réflexion et une lecture attentive des mémoires peuvent donner dès à présent. La noble mère de Marie-Antoinette, de qui elle tenait ce nez d’aigle et ce port de reine, lui imprima le cachet de sa race ; mais ce caractère impérial, qui reparaissait aux grands moments, n’était pas celui de l’habitude de son esprit, de son éducation et de son rêve ; elle ne se retrouvait la fille des Césars que par saillies. Elle était faite pour être l’héritière paisible et un peu bergère de l’Empire, plutôt que pour reconquérir elle-même son royaume ; avant tout, sous ce front auguste, elle était faite pour être femme aimable, amie constante et fidèle, mère tendre et dévouée. Elle avait toutes les qualités et les grâces, et quelques-unes aussi des faiblesses de la femme. L’adversité lui rendit des vertus ; l’élévation du cœur et la dignité du caractère se dessinèrent avec d’autant plus d’éclat qu’elles n’étaient point portées par un esprit tout à fait à la hauteur des circonstances. Telle qu’elle est, victime de la plus odieuse et de la plus brutale des immolations, exemple de la plus épouvantable des vicissitudes, elle n’a point besoin que le culte des vieilles races subsiste pour soulever un sentiment de sympathie et de pitié délicate chez tous ceux qui liront le récit et de ses brillantes années et de ses dernières tortures. Tout homme qui aura dans le cœur quelque chose de la générosité d’un Barnave, éprouvera la même impression et, s’il faut le dire, la même conversion que lui, en approchant de cette noble figure si outragée. Quant aux femmes, Mme de Staël leur a dès longtemps adressé le mot qui peut leur aller le plus au cœur, quand elle a dit, dans la défense qu’elle a donnée de Marie-Antoinette : « Je reviens à vous, femmes immolées toutes dans une mère si tendre, immolées toutes par l’attentat qui serait commis sur la faiblesse… ; c’en est fait de votre empire si la férocité règne. » Marie-Antoinette est mère encore plus que reine en effet. On sait ce premier mot qui lui échappa lorsque, n’étant que Dauphine, on blâmait devant elle une femme qui, pour obtenir le pardon de son fils compromis dans un duel, s’était adressée à Mme Du Barry elle-même : « À sa place, j’en aurais fait autant, et s’il l’avait fallu, je me serais jetée même aux pieds de Zamore » (le petit nègre de Mme Du Barry). Et l’on sait aussi ce dernier mot de Marie-Antoinette devant l’atroce tribunal, lorsque, interrogée sur d’affreuses imputations qui touchaient à l’innocence de son fils, elle s’écria pour toute réponse : « J’en appelle à toutes les mères ! » C’est là le cri suprême qui domine sa vie, le cri qui va aux entrailles et qui retentira pour elle dans l’avenir.

Un jour, au Temple, un projet d’évasion avait été concerté, et elle y avait consenti. Le lendemain, elle écrivit qu’elle ne pouvait s’y décider, puisqu’il fallait, en fuyant, se séparer de son fils : « Quelque bonheur que j’eusse éprouvé à être hors d’ici, écrivait-elle, je ne peux pas consentir à me séparer de lui… Je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même de regrets ». Ce sentiment, dira-t-on, est bien simple, et c’est pour cela précisément qu’il est beau.