(1910) Variations sur la vie et les livres pp. 5-314
/ 1825
(1910) Variations sur la vie et les livres pp. 5-314

Mme de La Fayette

Au cours de sa vie, comme en écrivant, Mme de La Fayette sut mettre de l’eau dans son vin. Ainsi faisaient les Athéniens et le grand Sophocle, selon Nietzsche qui estime cette conduite fort sage.

De là, chez Mme de La Fayette, cet art discret, mesuré et si puissant encore, sans avoir besoin de contorsions ou de secousses. Quel air subtil, quelle lumière tranquille baignent la passion dans la Princesse de Clèves !

Gautier et ses émules emploient pour décrire toutes sortes de moyens extra-littéraires. Ils barbouillent assez brillamment, et il n’y a rien de net en leur peinture.

Simplement, brièvement, Mme de La Fayette fait parler ses portraits aux yeux comme à l’esprit, et voilà aussi ses décors bien en place !

C’est la manière de Racine.

Vous que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée…

dit Achille à Agamemnon, et ce seul vers évoque plus que tout le fatras caparaçonné des romantiques.

Dans la prose, plus que dans la poésie peut-être, la convenance entre le style et les matières traitées est indispensable.

Flaubert s’est appliqué avec une haute conscience dans Madame Bovary. Nous y goûtons le nombre et l’harmonie de la phrase, sans doute. Mais quelle gageure ! Talent à part, ce sont là pièces rapportées et qui font penser : à quoi bon ! Il est plus simple, en pareils sujets, d’écrire à la diable, comme l’abbé Prévost par exemple.

Rabelais était autrement doué, autrement habile que Flaubert. C’est merveille de voir ses périodes faire le saut périlleux pour retomber avec grâce. Malgré cela, le style de Rabelais, d’une splendeur adventice en quelque sorte, rebute à la fin le lecteur rassis que les mots n’affolent plus suffisamment.

Et Chateaubriand ? Nous savons qu’il faisait du plaqué avec génie…

Oui, le génie sera toujours le génie, en dépit de la mauvaise occurrence. Mais le génie d’un Racine, d’un La Fontaine ou d’une Mme de La Fayette, à son rang bien entendu, s’est trouvé d’accord avec les bons principes, avec les seuls principes et c’est tant mieux, ma foi.

 

Boileau se moquait des faiseurs de romans qui prêtaient à Horatius Coclès ou à Mucius Scévola le langage de la galanterie. Et quant à Mme de La Fayette, il la tenait pour la femme de France qui avait le plus d’esprit, et il admirait sa façon d’écrire.

Avec peu de mots sous sa plume, Mme de La Fayette a les tours les plus divers.

En ce temps-là, l’admiration du public allait encore à l’emphase copieuse de Mlle Scudéry ou de Gomberville. Le parler galant et amphigourique des Cyrus, des Clélies et des Polexandres, était alors fort goûté, comme chez nos contemporains, il y a quelques années, l’argot des assommoirs naturalistes.

Mme de Sévigné prit longtemps la défense de La Calprenède et de ses héros. Sa fille n’aimait pas ces sortes de lectures. Vous avez bien réussi, lui disait Mme de Sévigné, moi, je les aimais, et je n’ai pas trop mal couru ma carrière. Elle ajoutait que lorsqu’on a l’esprit bien fait, on n’est pas aisé à gâter, et que c’était l’essentiel : Tout est sain aux sains. Pour les autres, ils trouveront toujours le moyen de prendre les choses de travers.

Mme de La Fayette avait lu aussi les romans à la mode, et ne les avait point détestés tout d’abord.

A-t-elle été détournée du chemin littéraire que sa nature lui frayait ?

Tout au contraire, l’abondance fastidieuse de ses devanciers semble avoir accru chez elle le goût du concis. Et ce fut peut-être l’excès d’enfantillage et d’invraisemblance des autres, qui la mena si droitement à la simple réalité, à l’action véritable.

Les récits de Mme de La Fayette sont pleins de traits justes où la modération n’ôte rien à la force. La terreur et la pitié y prennent leur source dans la constitution même des faits, comme le voulait Aristote. Ces récits nous montrent des peintures fidèles, exécutées vivement, des caractères au naturel, un pathétique vrai où la passion parle toujours son propre langage.

Segrais, qui venait d’être mis à la porte par Mademoiselle, en même temps que le médecin Guilloire, entra dans la confidence des travaux littéraires de Mme de La Fayette. Le petit roman de Zaïde parut sous son nom. Il n’en avait cependant disposé que le plan. « La Princesse de Clèves est de Mme de La Fayette, raconte Segrais ; Zaïde, qui a paru sous mon nom, est aussi d’elle : il est vrai que j’y ai eu quelque part pour la disposition du roman, où les règles de l’art sont observées avec une plus grande exactitude. » Ainsi, lorsque Segrais disait, comme on le rapporte, ma Zaïde, c’était une façon de parler.

Huet, plus tard évêque d’Avranches, celui qui reçut de La Fontaine des vers sublimes, avait vu Mme de La Fayette travailler à Zaïde. Cet ouvrage lui avait été communiqué en manuscrit, avant d’être rendu public.

Sans doute, Zaïde rappelle encore çà et là l’esprit de l’hôtel de Rambouillet. Mais, pour la qualité des fils de la trame, c’est quand même au-dessus de Segrais.

J’ai lu autrefois avec plaisir les propres Nouvelles de cet auteur. L’une d’elles traite de manière émouvante les péripéties mêmes du Bajazet de Racine. Segrais, versificateur pittoresque et faible, écrivait solidement en prose, mais sans cette allure dégagée qui n’empêchait point Mme de La Fayette de creuser en profondeur.

Il y eut, à propos de la Princesse de Clèves, un violent débat entre Valincour, qui attaquait, et l’abbé de Charnes qui se déclarait pour l’auteur.

Bussy-Rabutin admirait la première partie de l’ouvrage. À son avis, tout y était agréable, naturel et soutenu. Dans la partie suivante, l’aveu de Mme de Clèves à son mari lui semblait extravagant.

Il admettait cela dans une histoire véritable, et il trouvait absurde de prêter à un personnage de roman une conduite aussi extraordinaire.

Cette remarque de Rabutin est peut-être piquante.

Sa cousine, la pincée Mme de Sévigné, l’approuvait fort. Elle prétendait même ajouter à ses critiques deux ou trois petites bagatelles . C’est que son premier sentiment, en faveur de la Princesse de Clèves, n’avait été qu’un feu de paille.

 

Mme de La Fayette a laissé une Histoire d’Henriette d’Angleterre aussi importante, par le style et par l’émotion, que ses romans.

Malgré une sensible différence d’âge — Mme de La Fayette avait dix ans de plus que la princesse, — elles se plurent au point de vivre dans une grande familiarité. Et lorsque Henriette se maria avec le frère du Roi, son amie eut ses entrées particulières chez elle.

La princesse prenait plaisir à faire des confidences à Mme de La Fayette.

— Ne trouvez-vous pas, lui dit-elle un jour, que si tout ce qui m’est arrivé et les choses qui y ont relation était écrit, cela composerait une jolie histoire ? Vous écrivez bien ; écrivez, je vous fournirai de bons mémoires.

La confidente écrivit donc. Elle le fit avec plaisir, et quelquefois non sans peine : lorsque par exemple il lui fallut toucher à ce jeune comte de Guiche, beau et bien fait, qui paya de l’exil son amour insensé.

Les dernières pages de cette Histoire d’Henriette d’Angleterre, restée inachevée, relatent la mort mystérieuse de la princesse.

Mme de La Fayette en parle en témoin.

La nuit même de sa mort, Henriette s’était couchée un instant sur des carreaux, la tête contre les genoux de son amie.

Peu après, sa dame d’atour lui présente un verre d’eau de chicorée. Elle boit, et tout à coup elle se prend le côté en gémissant. On la soutient, on la délace, on la porte au lit.

Un médecin arrive, puis un autre. Ils ordonnent des remèdes inutiles.

Elle souffrait cruellement. Son mari vint près d’elle.

— Hélas ! monsieur, fait-elle, vous ne m’aimez plus il y a longtemps ; mais cela est injuste : je ne vous ai jamais manqué.

Ses douleurs redoublaient. Elle veut changer de lit ; on lui en fait un petit dans sa ruelle. À cette place elle a les bougies au visage qui paraît effrayant.

Elle avait des faiblesses qui attaquaient le cœur. Elle diminuait à vue d’œil.

Presque au moment d’expirer, elle appelle son amie et lui dit :

— Madame de La Fayette, mon nez s’est déjà retiré.

Voilà le tragique familier !

***

Mme de La Fayette était fille d’Aymard de La Vergne, maréchal de camp et gouverneur du Havre-de-Grâce. Elle avait à peine quinze ans lorsque son père mourut. Sa mère, Marie de Pena, d’une ancienne famille de Provence, ne tarda point à se remarier. Renaud de Sévigné qui était chevalier de Malte, se fit relever de ses vœux pour l’épouser.

D’après quelques vers de la Muse historique de Loret, Mlle de La Vergne en voulut un instant à sa mère de lui avoir donné un beau-père. Elle suivit cependant le ménage en Anjou, lorsque le chevalier de Sévigné s’y retira pour nouer plus secrètement ses intrigues contre l’autorité royale.

C’est vers cette époque que le cardinal de Retz rencontra Mme de La Vergne qui était jolie et fort aimable. Elle lui plut beaucoup, et il ne parvint point à l’émouvoir.

Il pensait que sa réputation d’amoureux volage l’avait mise en garde. Il se consola donc vite de sa rigueur, avec la facilité qui lui était assez naturelle , disait-il.

Mlle de La Vergne fut présentée à Mme de Rambouillet qui lui prodigua ses conseils.

Riche, affable et spirituelle, Catherine de Vivonne, qui avait épousé, en 1600, Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet, sut s’entourer de poètes et de savants. On venait chez elle, chaque jour, lire les ouvrages nouveaux et deviser finement, sans craindre l’afféterie ou l’extravagance même.

Le rude Malherbe se laissait amadouer par l’incomparable Catherine, et ne trouvant pas ce nom assez poétique, il courut longtemps d’anagramme en anagramme. Il consulta Racan : ils balancèrent entre Arthénice, Éracinthe et Carinthée. Enfin, on choisit Arthénice, et Mme de Rambouillet adopta ce nom.

Bientôt, la célèbre Julie d’Angennes, fille de Mme de Rambouillet, parut dans les doctes réunions présidées par sa mère, dans tout l’éclat de sa beauté et de son esprit. Julie aimait la louange, et l’encens de l’adoration lui était agréable sans lui causer le moindre trouble. Elle haïssait le mariage. Le marquis de Montausier n’obtint sa main qu’après une cour assidue de quatorze ans, et la soumission la plus entière. Elle frisait alors la quarantaine.

L’Académie française, qui venait de se former, choisit ses membres parmi les familiers de l’hôtel de Rambouillet. C’est là que Chapelain avait discouru contre l’amour, que Desmarets avait traité de l’amour des esprits, et que M. de Boissat s’était montré assez audacieux pour soutenir, au grand scandale des assistants, que l’amour des corps ne devait pas être tenu pour moins divin que celui des esprits.

Corneille lut un jour Polyeucte à l’hôtel de Rambouillet. On l’applaudit par bienséance. Mais peu de temps après, Voiture alla trouver Corneille pour lui faire comprendre doucement que Polyeucte n’avait pas été approuvé autant qu’il pensait. Corneille douta de son ouvrage et voulut empêcher les comédiens de le représenter. Cependant, quelqu’un de la troupe le fit revenir sur sa détermination. C’était un pauvre diable qui ne jouait point dans la pièce, à cause de son peu de talent.

La future Mme de La Fayette se rencontrait à l’hôtel de Rambouillet avec les femmes les plus brillantes de la Cour. On y remarquait Mlle du Vigean, dont le prince de Condé s’était épris follement ; la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu ; Mme Aubry : la gentille Mlle Paulet, qui coûta tant de rimes à Voiture ; Μme Cornuel et d’autres. Mme de Sévigné y venait également, mais en protestant contre les affectations et les manies du cénacle.

Cependant, la vogue de l’hôtel de Rambouillet durait toujours parmi les lettrés les plus illustres. Vaugelas et Pélisson employaient volontiers le jargon à la mode dans leurs propos familiers, sinon dans leurs livres.

Quant à Ménage qui avait déjà publié une sorte de pamphlet : la Requête des Dictionnaires, il dit à Chapelain, après la première des Précieuses Ridicules :

— Monsieur, nous approuvions vous et moi toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, croyez-moi, pour me servir des paroles de Saint-Remi à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé

Ce pédant de Ménage tombait tout de suite amoureux de ses belles élèves. Mme de La Fayette le trouvait importun. Et elle disait :

— La probité est rare parmi les savants.

Ménage et le père Rapin s’étaient chargés de lui apprendre le latin. Après trois mois de leçons, elle en savait plus que ses maîtres. Un jour qu’ils se disputaient sur un texte, Mme de La Fayette leur dit :

— Vous n’y entendez rien ni l’un ni l’autre.

Et elle donna la véritable explication du passage.

Elle lisait surtout Virgile et Horace, et elle en faisait son profit.

À l’âge de vingt-deux ans, Mlle de La Vergne épousa François Mortier, comte de La Fayette, seigneur de Nades, et frère de Louise de La Fayette, fille d’honneur d’Anne d’Autriche, que Louis XIII avait aimée après sa brouille avec Mme d’Hautefort. Le cardinal de Richelieu força plus tard MIle de La Fayette à se retirer dans le couvent des Filles de Sainte-Marie de Chaillot, dont elle devint supérieure. Elle y mourut en 1665.

Ce malheureux comte de La Fayette fut chansonné à propos de son mariage, et traité de benêt. Il n’eut point d’autre histoire.

 

On connaît la fameuse liaison, si longue et si constante, de Mme de La Fayette avec le duc de La Rochefoucauld. Ce fut sans doute une noble amitié pleine de tendresse. Mme de La Fayette n’était plus dans sa première fleur, et quant à l’auteur des Maximes, l’âge l’avait mûri. Mais qui pourrait affirmer sans hésitation que tous les deux s’écriaient, comme dans les vers de Ronsard :

Amour, je ne veux plus de feu.
Je ne veux plus que de la cendre !…

Enfin le duc de La Rochefoucauld guidait le jugement de Mme de La Fayette, qu’elle avait naturellement bon.

— Il m’a donné de l’esprit, disait-elle, mais j’ai réformé son cœur.

Au commencement de leur amitié, Mme de La Fayette reçut la visite du comte de Saint-Paul, fils de Mme de Longueville et probablement aussi de La Rochefoucauld, disaient les mauvaises langues.

Le jeune homme, qui avait terriblement de l’esprit , remarque Mme de La Fayette, parla de façon à laisser voir qu’il n’ignorait point certains bruits .

Là-dessus, moitié fâchée, moitié rieuse, Mme de La Fayette écrit à Mme de Sablé :

« Je vous prie de lui en parler comme il faut, pour lui mettre dans la tête que ce n’est autre chose qu’une plaisanterie… Je hais comme la mort que les gens de son âge puissent croire que j’ai des galanteries. Il leur semble qu’on leur paraît cent ans dès qu’on est plus vieille qu’eux… »

N’est-ce point charmant de pudeur, et peut-être de coquetterie ?

La mort de La Rochefoucauld accabla Mme de La Fayette. Elle était infirme ; et toujours enfermée dans sa chambre, elle pleurait son amitié perdue.

Cela faisait dire à Mme de Sévigné :

« Le temps, qui est bon aux autres, augmentera sa tristesse. »

Elle ne songeait qu’à se rendre bête, à s’exempter de tout.

Elle disait :

— C’est assez d’être.

Mme de La Fayette survécut treize ans à La Rochefoucauld. Elle mourut en 1695, résignée et ayant satisfait à la piété la plus austère.

La Vallée-aux-Loups

Une tendre lumière poudroie ; et voici déjà l’automne qui se pose sur les vergers et sur les bois.

Je viens de passer un après-midi dans la Vallée-aux-Loups, non loin de Verrières.

À l’auberge, dans une sorte de kiosque aérien, établi sur quatre marronniers, je me suis fait servir un léger repas de fromage et de fruits, avec une cruche de vin suret.

Un escalier à la rampe de bois tordu mène à ce kiosque d’où la vue embrasse d’un côté la plaine, et de l’autre de hautes futaies.

Le ciel était pur, à peine taché de petits nuages. Des oiseaux passaient en poussant un cri faible.

Un chien jappait au loin. La voix des ouvriers cultivateurs montait par intervalles.

Un souffle remuait soudain les branches et les rameaux qui soupiraient longuement.

Le jour déclina. Je cueillis à la balustrade du kiosque trois feuilles de vigne vierge, pourprées et dorées précocement, et je descendis à l’auberge, où l’aimable propriétaire, M. Charles Pageon, me parla de Sully-Prudhomme, qui fut son voisin et son ami.

M. Pageon me montra les ouvrages du poète, ornés d’une affectueuse dédicace, — et une de ses cartes portant quelques lignes de compliment, tracées d’une main ferme.

Or, c’est là sans doute le dernier écrit de Sully-Prudhomme ; car il mourut le lendemain.

***

Presque en face de l’auberge tenue par M. Pageon, se trouve la maison habitée à la Vallée-aux-Loups par Chateaubriand.

À travers la grille neuve, on aperçoit les vieux arbres que l’auteur d’Atala avait plantés.

Leur cime s’élève haut à présent. En 1811, ils étaient si petits que Chateaubriand pouvait dire : « Je leur donne de l’ombre quand je me place entre eux et le soleil. » Et il ajoutait : « Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j’ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l’ai pu des divers climats où j’ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon cœur d’autres illusions. »

Ces pins, ces sapins, ces mélèzes, ces cèdres, Chateaubriand les soignait de ses propres mains en les délivrant du ver attaché à leur racine, de la chenille collée à leurs feuilles. Ces arbres, il les connaissait tous par leurs noms et ils étaient sa famille.

 

Thahaut de Latouche, ou simplement Delatouche, comme écrit George Sand, sa payse, fut le voisin de campagne de Chateaubriand.

Il habitait ce modeste toit que j’ai vu tout festonné de lierre sombre. C’est là aussi que Sully-Prudhomme mourut.

Lorsque, en 1824, Chateaubriand sortit du ministère, Delatouche lui adressa une Épître équivoque dont voici un passage :

Assez, dans les ennuis d’un si stérile honneur,
Ton nom s’est obscurci du nom de Monseigneur,
Reviens du Val d’Aulnay visiter la chapelle ;
Ton belliqueux ami, Montmorency, t’appelle
Acquéreur du manoir et non son successeur ;
Avec moins d’appareil et de feinte douceur
Qu’il n’a laissé tomber le royal portefeuille,
Il te rendra tes bois parés de chèvrefeuille,
L’ombrage un peu grandi de ton naissant jardin,
Et, dans un flacon pur, ses ondes du Jourdain,
Relique aventureuse et saintement gardée,
Inépuisable honneur des sources de Judée,
De qui le flot toujours emplit l’heureux cristal,
Bien qu’épanché deux fois sur un berceau royal.
Accours : et ces jasmins qui pour nos monts sauvages
Ont du Mançanarès oublié les rivages,
Et des rocs du Liban à ta voix descendus,
Ces cèdres voyageurs, ils te seront rendus ;
Et jusqu’à ces créneaux si récemment gothiques,
Restaurés tour à tour de tes mains politiques.
Reviens, comme le sage à qui doit ton pays
Le contrat immortel de ses droits envahis,
Contraindre l’avenir de son pieux hommage
À visiter le toit de cet autre hermitage ;
Qu’il associe un jour en des nœuds éternels
Votre double mémoire et vos noms fraternels,
Et qu’ensemble admirés, Paris immortalise
Les bois de Velléda, les vallons d’Héloïse.

Tels sont les vers de Delatouche, et Sainte-Beuve les comparait justement aux tronçons coupés du serpent, qui brillent et palpitent sous le soleil, qui se tordent, mais sans pouvoir se rejoindre.

Delatouche est bien oublié comme écrivain ; et si, depuis quelque temps, on rappelle son ombre dédaignée, c’est à propos de ses amours, prétendues ou réelles, avec la poétesse Marceline Desbordes-Valmore.

Il avait pourtant furieusement écrit, et dans tous les genres.

Enfin, c’est lui qui édita les poésies d’André Chénier. Il s’est permis, dit-on, des altérations dont il eut même le mauvais goût de se vanter.

N’importe ! cette publication lui sera toujours comptée.

Cet homme aigu aimait à raconter ceci :

Fort jeune, il avait été fonctionnaire, et il arrivait assez tard à son bureau.

Son chef le mande un jour dans son cabinet :

— Eh bien, monsieur, on dit que vous ne venez qu’à deux heures à votre bureau…

— Il est vrai, monsieur, j’arrive un peu tard ; la rue Sainte-Avoie est si loin du faubourg Saint-Honoré où je demeure !

— Mais, monsieur, on part une heure plus tôt.

— C’est ce que je fais, monsieur ; mais ces boulevards, avec les caricatures, vous arrêtent à chaque pas ; une heure est bientôt passée : j’arrive devant le café Hardi, mes amis me font signe ; il faut bien déjeuner.

— Mais enfin, en deux heures, monsieur, on a raison de tout cela ; et, parti à neuf heures de chez vous, vous pourriez encore être rendu à onze.

— Oui, monsieur, mais, au boulevard du Temple, on rencontre les parades, les marionnettes.

— Les marionnettes ! Comment, monsieur, vous vous arrêtez aux marionnettes…

— Hélas ! oui, monsieur…

— Eh ! mais, comment cela se fait-il ? je ne vous y ai jamais rencontré

L’historiette est plaisante, et peut-être un peu arrangée.

Delatouche a passé sa vie à faire des malices qui n’étaient pas toujours de ces petits tours de gaieté.

Ses contemporains ont bien vu que les tortures de son caractère passaient dans son style et qu’il arrivait à son esprit de s’émousser de ses propres finesses.

Sentant et ses mérites et leur vanité, il se nourrissait de fiel. Il attaquait sans hauteur et il ne savait que gauchir.

— Son talent, disait Sainte-Beuve, même quand il fait de l’épigramme, ne va qu’une lanterne sourde à la main.

Delatouche s’était brouillé avec la Muse Française, publication fondée par Émile Deschamps, Guiraud, Soumet, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Saint-Valry et Desjardins. C’est alors qu’il publia son fameux pamphlet sur la Camaraderie littéraire. Les jeunes romantiques y étaient tournés en dérision, et accusés de complaisance réciproque.

On lit dans une riposte de Victor Hugo ces lignes :

« On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus accoutumés qu’aux jalousies littéraires : notre âge envieux se raille de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublié l’exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans la gloire ; et il accueillerait d’un rire dédaigneux l’allocution touchante qu’Horace adressait au vaisseau de Virgile. »

Comme romancier, Delatouche a donné plusieurs ouvrages. Il choisissait des sujets scabreux et les traitait sans mesure et avec prétention.

Il piquait bien parfois la curiosité, mais l’intérêt ne se soutenait guère. Alors les romans de Delatouche tombaient à plat et la rancune envahissait l’âme de l’auteur.

Dans la conversation, Delatouche exposait à merveille le plan d’un livre futur ; il en présentait des scènes qui paraissaient vives et colorées. C’était un de ces causeurs qui surprennent encore, même lorsque l’on sait depuis longtemps quelle est leur misère la plume à la main.

Delatouche avait en parlant des vues pleines de finesse, de plaisanteries ingénieuses. Puis tout cela sombrait dans son style inerte et diffus.

Là-dessus les témoignages abondent : il racontait d’une voix séduisante des choses adorables ; mais dans le livre paru, on cherchait en vain le charme promis. Son talent d’écrivain le servait mal, et il était le premier à en souffrir.

On a dit de Delatouche qu’il était une incarnation du diable. Et véritablement il apparaît comme une sorte de damné.

« L’exemple de M. de Latouche, tance Sainte-Beuve, nous fournit par contraste quelques enseignements qu’il n’est pas inutile de dégager. Il nous apprend ce qu’il y a de profitable et de salutaire à être parfaitement simple, à être parfaitement droit, à se contenter de la condition et de la proportion de talent qui nous est échue, à la compléter peu à peu, à la perfectionner tant que nous le pouvons, à l’apprécier, à remercier l’Auteur des dons naturels de ce qu’il nous a accordé de distingué, même quand ce distingué, ne serait que secondaire. Il nous apprend à ne point accueillir, à ne point entretenir dans notre cœur ces passions amères qui, une fois qu’elles s’y sont logées, y deviennent maîtresses, y sévissent en furieuses et y corrompent ce qu’il y a de plus doux et de plus consolant au monde, et qui est recommandé par les sages comme le remède souverain des maux, je veux dire le sincère amour des Lettres et le charme innocent des Muses. »

Hélas ! Sainte-Beuve a donné plus d’une fois dans les mêmes travers que Delatouche ; et s’il nous est possible aujourd’hui de l’excuser, ce n’est peut-être qu’à cause de son talent supérieur.

 

Se sentant vieillir, Delatouche se désolait ; et il répétait avec une grimace :

— On n’a jamais cinquante ans ; on a deux fois vingt-cinq ans.

Il n’était pas beau, et il était presque borgne. Mais il avait la main fine, de l’esprit et une certaine grâce. Il prenait grand soin de sa personne. Il désirait plaire et y parvenait, dit-on.

George Sand alla le voir à ses débuts. Delatouche était Berrichon comme elle.

Un jour ils se brouillèrent, et Mme Sand écrit dans ses Mémoires :

« Quand j’ai cherché plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m’a dit qu’il était amoureux de moi, jaloux sans en convenir et blessé de n’avoir jamais été deviné. »

George Sand faisait semblant de ne pas y croire ; mais je suppose qu’elle avait compris !

Enfin, ce Delatouche, a-t-il été le séducteur et l’élu de la plaintive Marceline Desbordes ?

Ceux qui ont pénétré toute cette histoire l’affirment. MM. Léon Séché et Jacques Boulenger entre autres.

Mais disons quelques mots sur le génie de Marceline, en citant ses vers si tendres.

***

J’ai feuilleté l’autre jour une vieille édition, en trois petits volumes, des œuvres de Marceline Desbordes-Valmore. Le premier volume s’orne d’un pauvre frontispice touchant, qui représente une jeune femme accoudée sous un ombrage.

Au bas, on lit ces deux vers :

Dans le demi-sommeil où je tombe rêveuse
Je te crains, je t’espère et je te sens venir…

Voilà toute la vie, innocente et coupable, de Marceline qui pouvait s’écrier :

L’âme doit courir
Comme une eau limpide ;
L’âme doit courir,
Aimer et mourir !

Paul Verlaine admirait Mme Desbordes-Valmore, et il s’avouait volontiers son élève.

En vérité, quelques rythmes légers des Romances sans paroles partent de là.

Et la contrition de Sagesse ne se trouve-t-elle pas en germe dans ces Sanglots ?

Ah ! l’enfer est ici ! l’autre me fait moins peur.
Pourtant le purgatoire inquiète mon cœur.

On m’en a trop parlé pour que ce nom funeste
Sur un si faible cœur ne serpente et ne reste.

Et quand le flot du jour me défait fleur à fleur,
Je vois le purgatoire au fond de ma pâleur.

S’ils ont dit vrai, c’est là qu’il faut aller s’éteindre,
Ô Dieu de toute vie, avant de vous atteindre !

C’est là qu’il faut descendre, sans lune et sans jour,
Sous le poids de la crainte et la croix de l’amour.

Pour entendre gémir les âmes condamnées,
Sans pouvoir dire : allez ! vous êtes pardonnées ;

Sans pouvoir les tarir, ô douleur des douleurs !
Sentir filtrer partout les sanglots et les pleurs ;

Se heurter dans la nuit des cages cellulaires
Que nulle aube ne teint de ses prunelles claires ;

Ne savoir où crier au Sauveur méconnu :
« Hélas ! mon doux Sauveur, n’êtes-vous pas venu ? »

Ah ! j’ai peur d’avoir peur, d’avoir froid, je me cache
Comme un oiseau tombé qui tremble qu’on l’attache.

Je rouvre tristement mes bras au souvenir…
Mais c’est le purgatoire et je le sens venir.

C’est là que je me rêve après la mort menée
Comme une esclave en faute au bout de sa journée,

Cachant sous ses deux mains son front pâle et flétri
Et marchant sur son cœur par la terre meurtri.

C’est là que je m’en vais au-devant de moi-même
N’osant y souhaiter rien de tout ce que j’aime.

Je n’aurais donc plus rien de charmant dans le cœur
Que le lointain écho de leur vivant bonheur.

                          Ciel, où m’en irais-je
                          Sans pieds pour courir ?
                          Ciel, où frapperai-je
                          Sans clef pour ouvrir ?

Sous l’arrêt éternel repoussant ma prière
Jamais plus le soleil n’atteindra ma paupière

Pour l’essuyer du monde et des tableaux affreux
Qui font baisser partout mes regards douloureux.

Plus de soleil ! Pourquoi ? Cette lumière aimée
Aux méchants de la terre est pourtant allumée ;

Sur un pauvre coupable à l’échafaud conduit
Comme un doux « viens à moi » l’orbe s’épanche et luit.

Plus de feu nulle part ! Plus d’oiseaux dans l’espace !
Plus d’Ave Maria dans la brise qui passe !

Au bord des lacs taris plus un oiseau mouvant !
Plus d’air pour soutenir un atome vivant !

Ces fruits que tout ingrat sent fondre sur sa lèvre
Ne feront plus couler leurs fraîcheurs dans ma fièvre ;

Et de mon cœur absent qui vient là m’oppresser
J’amasserai les pleurs sans pouvoir les verser…

En lisant de tels vers, Paul Verlaine sentait ses yeux se mouiller de douces larmes, et il comparait Marceline à Sapho et à sainte Thérèse.

Lorsque j’ai connu Verlaine, à son retour d’Angleterre, il y a environ vingt-sept ans, il me parlait souvent de Mme Desbordes-Valmore ; et il lui arrivait, au cabaret, de poser sur la table, d’un geste brusque, son verre d’alcool, pour me réciter quelques strophes de la poétesse. Celles-ci par exemple :

… Les fleurs sont pour l’enfant, le sel est pour la femme :
Faites-en l’innocence et trempez-y mes jours.
Seigneur, quand tout ce sel aura lavé mon âme,
Vous me rendrez un cœur pour vous aimer toujours.

Tous mes étonnements sont finis sur la terre,
Tous mes adieux sont faits, l’âme est prête à jaillir
Pour atteindre à ces fruits protégés de mystère
Que la pudique mort a seule osé cueillir.

Ô Sauveur ! Soyez tendre au moins à d’autres mères
Par amour pour la vôtre et par pitié pour nous.
Baptisez leurs enfants de nos larmes amères
Et relevez les miens tombés à vos genoux.

— Comme cette tristesse, — disait Verlaine, — surpasse celle d’Olympio et d’à Olympio, quelque beaux que soient ces deux poèmes orgueilleux !

Dans son pimpant opuscule : Les poètes maudits, Verlaine consacre une notice à Mme Desbordes-Valmore.

C’est, je crois, cette notice qui a éveillé toutes ces curiosités, ces enthousiasmes contemporains.

Certes, pendant sa vie, et immédiatement après sa mort, Marceline occupa et les amis des beaux vers et la critique sérieuse. Cependant, depuis la substantielle étude que Sainte-Beuve publia sur Mme Desbordes-Valmore, la nonchalance, sinon l’oubli, gagnait la mémoire de la poétesse.

Il est donc permis de prétendre que c’est un peu Verlaine qui, dans le cas, a dissipé les ombres.

Paul Verlaine se flattait d’être du Nord cru ; et il proclamait, avec cette petite moue, si drôle, de sa lèvre : que Mme Desbordes-Valmore était non seulement du Nord cru, mais du Nord bien. Quant au Midi, Verlaine le trouvait trop cuit, et d’un mieux ennemi peut-être du bien vrai.

Pourtant, Marceline avait parfaitement compris et senti son Nord : où vinrent s’asseoir les ferventes Espagnes . Mais, ricanait Verlaine, l’Espagne n’a-t-elle pas un flegme, une morgue, plus froids que même tout britannisme ?

Il célébrait la droiture et la bonne foi de l’inspiration de la poétesse, et il s’écriait :

— Comme c’est chaud, ces romances de la jeunesse, ces souvenirs de l’âge de femme, ces tremblements maternels ! Et doux et sincère, et tout ! Quels paysages, quel amour des paysages ! Et cette passion si chaste, si discrète, si forte et émouvante néanmoins !

J’ai cité les vers de Mme Desbordes-Valmore admirés par Paul Verlaine.

Je choisis maintenant dans un recueil de la poétesse, ce morceau intitulé : Le bouquet sous la Croix :

D’où vient-il ce bouquet oublié sur la pierre ?
Dans l’ombre, humide encor de rosée ou de pleurs,
Ce soir, est-il tombé des mains de la prière ?
Un enfant du village a-t-il perdu ces fleurs ?

Ce soir, fut-il laissé par quelque âme plaintive
Sous la croix où s’arrête un pauvre voyageur ?
Est-ce d’un fils errant la mémoire naïve
Qui d’une pâle rose y cacha la blancheur ?

De nos mères, partout, nous suit l’ombre légère ;
Partout l’amitié prie et rêve à l’amitié ;
Son pèlerin souffrant sur la route étrangère
Offre à Dieu ce symbole et croit en sa pitié.

Solitaire bouquet, ta tristesse charmante
Semble avec tes parfums exhaler un regret.
Peut-être es-tu promis au songe d’une amante :
Souvent dans une fleur l’amour a son secret.

Et moi j’ai rafraîchi les pieds de la Madone
De lilas blancs, si chers à mon destin rêveur ;
Et la Vierge sait bien pour qui je les lui donne :
Elle entend la pensée au fond de notre cœur !

Il s’agit sans doute d’un de ces tragiques calvaires, comme celui que j’ai vu dans les Cévennes : il étirait ses bras sur le ciel morne, à l’orée des bois.

 

Nous savons que Verlaine comparait Marceline à Sapho et à sainte Thérèse.

Verlaine oubliait Louise Labé, la belle cordière de Lyon.

Mais Marceline s’était souvenue de cette sœur, et elle lui avait adressé des vers :

Et tu chantas l’Amour ! ce fut ta destinée,
Femme et belle et naïve, et du monde étonnée…

Oui, Marceline a raison ! Amour avait pris la docte et tendre Lyonnaise, sans débats, sans défense. Et penchant son front rêveur sur le beau fleuve de sa cité, elle chanta ses ardeurs, comme une nymphe au milieu des roseaux.

***

Dans ce jardin de la Vallée-aux-Loups, les fouilles embaumaient ; des guêpes aux beaux corselets volaient dans l’air calme. Et j’évoquais les rapides fantômes de Louise et de Marceline.

Ainsi André Chénier, dans ses promenades poétiques, regardait passer au fond des clairières les belles mortes des romans d’amour.

Sur Corneille

On entend dire, à propos d’un méchant ouvrage : Eh quoi ! ces vers suffisent au théâtre !

Cependant, Paris vient de fêter Corneille dont la gloire perdurable devrait donner à réfléchir. Comme tous les grands poètes, Corneille a triomphé du temps par le style.

J’appelle style, une façon haute de concevoir et d’exprimer simultanément et avec force, — non quelque tour de main capable d’éblouir les demi-connaisseurs.

 

La Comédie-Française a joué Nicomède, qui ne s’y joue pas souvent, et qui ne fut repris au xviiie  siècle, qu’après avoir été oublié pendant plus de quatre-vingts ans.

Qu’importe ! Nicomède s’est réveillé, cette fois encore, le teint frais ; il a toujours de l’entrain.

La pièce a été mise en scène par Silvain, c’est-à-dire avec science, à propos, ordre et amour. Les protagonistes de la troupe y déployèrent leurs plus rares talents, et il était visible qu’un zèle enchanté les faisait parler et se mouvoir.

Dudlay-Arsinoé sut faire sentir à merveille toute la violence retenue que le rôle comporte.

Weber-Laodice, inflexible et tendre à la fois, fut le rythme même.

Lambert-Nicomède charme les yeux, l’ouïe, les cœurs et l’esprit.

Fenoux-Attale et Ravet-Flaminius montrèrent beaucoup d’autorité et de mesure.

Quant à Silvain, il a composé le personnage de Prusias comme il sait le faire.

Diderot a tracé d’avance le portrait même de Silvain, en parlant d’un comédien capable d’embrasser toute l’étendue d’un rôle, de ménager les clairs et les obscurs, les durs et les faibles, de se montrer égal et dans les endroits calmes, et dans les endroits agités, d’être varié dans le détail et dans l’ensemble…

J’ajouterai que le jeu de Silvain, sûr, combiné solidement, riche en nuances, n’exclut point pour cela la spontanéité et les belles hardiesses. Ce jeu part d’une illumination délibérée, comme disait Carlyle. C’est le comble de l’art.

Silvain, qui est aussi professeur hors de pair, ne pouvait pas manquer de donner l’essor, par ses conseils, aux dons naturels de sa jeune femme. Pendant la Semaine de Corneille, Mme Louise Silvain joua le rôle d’Émilie, dans Cinna. Son élan, sa chaleur, sa déclamation soutenue, lui valurent un succès indubitable. Mme Silvain a le masque, la voix, et ses progrès sont rapides. Le théâtre peut compter désormais sur cette comédienne, belle, intelligente et tenace.

 

… Pendant cette reprise de Nicomède les acclamations du public marquèrent et son plaisir et son étonnement.

Son étonnement de ne trouver cela ni figé, ni sec, ni languissant. Pourquoi donc ?

C’est que, depuis longtemps, le poncif de l’ignorance tient, sur le grand art dramatique du xviie  siècle, les propos les plus saugrenus et les plus plats.

Nous devrions savoir, à la fin, que Corneille et Racine ont réalisé l’unique forme d’art véritable depuis l’antiquité ! et c’est une honte de l’avoir laissé dire à Nietzsche.

Certes, Nicomède n’a pas l’importance de Cinna et d’Horace. C’est une comédie héroïque, une tragi-comédie ; genre charmant que Rotrou sema, en son insouciance, de grâce et de verve.

Ce genre, le génie de Corneille l’a modifié. Il lui ôte un peu de son laisser-aller, qui était agréable ; mais, en retour, il le hausse et le fixe, pour ainsi dire.

C’est en lisant Justin que Corneille eut l’idée de Nicomède. Il changea néanmoins le cours des événements, et il introduisit dans l’action de nouvelles figures.

Il suivit en cela le vieil Aristote lui-même. Celui-ci veut, en effet, que l’historien parle de ce qui est arrivé, et, le poète de ce qui aurait pu arriver. Car la poésie doit s’occuper plutôt de généralités, et l’histoire de détails particuliers.

***

Je viens de parcourir ce que j’appellerai le dossier du Cid. Toutes ces mauvaises diatribes, qui s’acharnent contre un chef-d’œuvre, provoquent le dégoût, sinon l’étonnement.

Aujourd’hui, nous nous croyons plus de bienséance, de politesse et de scrupule. C’est peut-être une illusion.

Quoi qu’il en soit, du temps de Corneille, les auteurs parlaient comme le feraient des gens de la lie du peuple dans un lieu suspect.

Et ce n’était point l’antique Elenchus, ce dieu de la vérité et de la franchise, qui menait le branle, mais bien plutôt l’Envie écumante et difforme.

Contre Scudéry ou Mairet, Corneille aurait pu répéter les vers dont Ronsard cingla son détracteur Mellin :

… Lorsqu’un blasmeur avec ses rôles,
Pleins de mes plus braves paroles
Et des vers qui sont plus les miens,
Grinçait la dent envenimée
Et aboyait ma renommée
Comme au soir la lune et des chiens…

… Mais il lui feist veoir que l’envie
Etoit le tyran de sa vie,
Qui le suit d’un pas éternel,
Qui tousjours, tousjours l’accompaigne
Comme une furie campaigne
Le dos d’un pâle criminel…

Lorsque Corneille donna la Veuve, charmante comédie, mais qui ne pouvait, ni par son mérite, ni par son succès, humilier les rivaux, ceux-ci ne laissèrent point d’entonner d’une voix unanime les louanges de l’auteur.

Le tendre et harmonieux Rotrou fit aussi son compliment :

Pour te rendre justice autant que pour te plaire
Je veux parler, Corneille, et ne me puis plus taire…

L’auteur de Venceslas ne cessa jamais de témoigner à Corneille une amitié enthousiaste, tandis que les autres anciens louangeurs formèrent bientôt une cabale honteuse contre le Cid.

En effet, lorsque le triomphe du Cid survint, Scudéry, Claveret et Mairet lui-même, s’en estomaquèrent, si j’ose dire.

Ce triomphe avait éclaté foudroyant. Tout Paris acclamait le Cid et il paraissait si beau, qu’il donnait de l’amour aux dames les plus continentes.

Certes, des ouvrages fort médiocres, plus brillantés que brillants, s’attirent facilement une pareille vogue ; mais, quand d’aventure elle s’attache à un vrai chef-d’œuvre, c’est une grande joie.

Hélas ! cette joie est gâtée incontinent par les attaques de la sottise et de l’envie.

Corneille avait affronté à découvert la cabale sifflante des ignorants et des envieux. Mais le cœur se brise à la fin, et d’étranges dégoûts vous surmontent.

L’académicien Chapelain, qui avait rédigé les Sentiments sur le Cid, disait dans une lettre en parlant de Corneille : « Il ne fait plus rien, et Scudéry a, du moins, gagné cela en le querellant, qu’il l’a rebuté du métier et lui a tari sa veine. »

Cet affaissement dura peu chez Corneille, comme vous savez.

 

… Racine parla de son rival avec justice et noblesse. Je n’oublie point qu’il y eut de la pique entre eux.

Mais l’auteur d’Athalie aurait pu dire à Segrais ou à Fontenelle qui s’extasiaient sur Corneille à tort et à travers :

— Lorsque vous l’exaltez et que je médis de lui, c’est encore moi qui fais l’éloge du grand Corneille.

Une nouvelle traduction de la « Divine Comédie »

Lorsque l’abbé Cancellerie avança que Dante avait peut-être imité certains passages de la Vision du moine Albéric, les admirateurs du grand poète poussèrent des cris d’orfraie.

Cependant Dante suivait sans doute l’exemple d’Homère. Il mettait simplement en œuvre, avec génie, une matière confuse encore.

Le 1er mai 1304 une troupe donna sur le pont de l’Arno la représentation d’une sorte de mystère intitulé les Âmes damnées ; on y voyait des démons et tous les tourments de l’Enfer. Ce pont, qui était de bois, s’est rompu à la fin du spectacle et le fleuve a englouti les acteurs.

On a prétendu que cette représentation des Âmes damnées avait fourni à Dante l’idée de son poème. Mais voilà que l’on objecte qu’une grande partie de l’Enfer était déjà composée et que, même, la pièce du pont de l’Arno pourrait bien devoir quelques choses à Dante. Ce sont questions oiseuses. Le grand poète et les obscurs auteurs de la pièce traitaient là un sujet répandu depuis longtemps dans tout le moyen âge.

Il y a aussi une autre querelle. Dans un de ses ouvrages Brunetto Latini s’égare au fond d’une forêt, et il rencontre Ovide qui lui sert de guide. Eh bien ! un critique dit gravement : « On est étonné de la ressemblance du plan de Latini et de celui de Dante. »

Un autre critique affirme : « Dante a imité Latini. » Puis viennent ceux qui s’indignent du soupçon.

Pour nous, font-ils, qui avons eu le courage de lire l’œuvre de Brunetto Latini, nous ne pouvons y voir qu’une triste et froide série de leçons morales, enchâssée dans une allégorie sans but et sans charme. Imagination, sensibilité, invention, énergie, art, tout y fait défaut, c’est un essai barbare, exécuté à la grosse brosse, comme le dit justement l’Académie della Crusca ; les obscurités et les trivialités y abondent. De quelle utilité ce long sermon a-t-il pu être à l’auteur de la Divine Comédie ?…

Ces vaines constatations découlent de la folie de ceux que j’appellerai : dénicheurs de plagiats.

Une anecdote me revient.

Quelqu’un, qui faisait métier d’annoter les grands écrivains des xviiie et xviie  siècles, s’attristait un jour de ce que Molière avait dérobé Cyrano de Bergerac. Et l’on voyait bien que le brave homme se disait qu’avec moins de scrupules, il eût pu, lui aussi, s’illustrer à la façon de l’auteur des Fourberies de Scapin.

La vérité est que le sujet et les autres accessoires n’y font rien. Et par exemple, si Dante dépasse tellement les autres poètes du moyen âge, c’est qu’il a une sublime élocution et la plus heureuse cadence.

***

L’historien Ozanam écrivit sur Dante un de ces ouvrages qui veulent être complets, et qui ont besoin d’un commencement, d’un milieu, de toutes sortes de conclusions. Et il y a, hélas ! si peu de choses à dire, même sur les sujets les plus importants.

Mais Ozanam a raison de soutenir que Dante n’est pas amoindri lorsqu’on trouve que son génie repose sur la tradition. Car, le trait principal du génie n’est pas d’être neuf, c’est bien plutôt d’être antique. Le grand art demande autre chose que l’imprévu :

« L’art ne veut donner ses peines qu’à une matière qui les vaille. Il la lui faut durable, éprouvée, ancienne par conséquent. »

Un grand poète comme Dante touche à la foule par les matériaux qu’il emprunte, et il s’en écarte par la qualité de son travail et de son inspiration.

***

Je disais que le fond de la Divine Comédie n’est nullement exceptionnel au Moyen Âge.

Outre la Vision d’Albéric, nous avons, dans toutes les langues, un grand nombre d’écrits où il est question de l’autre monde.

On peut citer : le Jongleur qui va en Enfer, le Salut d’Enfer, la Cour du Paradis, le Vilain qui gagna le Paradis par plaid, la Voye de Paradis de Rutebœuf, poète vigoureux, et le plaisant Songe de l’Enfer de Raoul de Houdan, etc., etc.

Le Voyage de Saint Brendan est très ancien dans sa forme latine ; il a été traduit dans la plupart des langues européennes. Ayant quitté l’île d’Erin, le saint moine erre sur les mers. Il arrive au paradis des oiseaux ; puis il aborde au pied d’une montagne qui est celle de l’Enfer. Des forgerons au visage noirci y battent les enclumes où se tordent les réprouvés.

Divers auteurs rapportent la légende du Purgatoire de Saint Patrice. Pour expier ses péchés, un chevalier anglais part en pèlerin à la recherche du purgatoire. Il arrive dans l’île où s’ouvre la caverne miraculeuse de Saint Patrice. Après avoir jeûné longtemps et prié avec ferveur, il ose s’engager dans la route souterraine. Les démons le menacent sans l’intimider. Il va toujours et il rencontre des damnés qui souffrent les tourments les plus divers. Ils sont couchés sur le sol et crucifiés, des serpents les enserrent et les dévorent, la bise glace leurs membres nus, ils sont suspendus par les pieds sur des bûchers toujours ardents, des roues les font tourner sans répit, un métal en fusion les baigne dans une fosse, la rafale les enlève et les précipite dans un torrent où les crocs de fer des démons les happent. Le chevalier reconnaît parmi ces damnés plusieurs de ses compagnons d’armes ; sa valeur l’abandonne et il gagne en défaillant un pont sur l’abîme. Ce pont, fort étroit, s’élargit tout à coup sous les pas du chevalier et le mène, pour ainsi dire, devant une porte d’où l’on aperçoit de riches jardins. C’est l’Eden où séjournent les justes avant de monter au ciel. Une procession vient recevoir le nouvel arrivant dont les regards sont bientôt éblouis par la gloire céleste. Le chevalier se sent purifié…

Dans un fabliau du xiiie  siècle, plein d’une force naïve, l’archange saint Michel va réveiller saint Paul et lui dit :

— Viens et suis-moi sans crainte. Dieu veut que je t’emmène en Enfer pour voir les tourments et la tristesse que souffrent là-bas les pécheurs.

Saint Michel va devant, et saint Paul le suit en disant des psaumes.

Au seuil de la porte infernale, il voit un arbre tout en feu d’où pendent ceux qui, durant leur vie, ne songèrent qu’à amasser en trompant les gens. Les uns pendent par les reins, les autres par les jambes, par la tête ou par le cou. Saint Paul voit aussi une fournaise, puis un fleuve impétueux, où les diables vont nageant comme des poissons, mais leur figure est celle d’un lion. Sur le fleuve, il y a un pont haut et étroit. Ceux qui n’ont rien à se reprocher passent facilement sur le pont, et les autres tombent dans l’eau, au pouvoir des diables.

Saint Paul, très ému, demande à l’ange de lui dire quels sont ces damnés.

— Ami, lui répond saint Michel, ceux qui sont plongés dans le fleuve jusqu’au genou furent des envieux médisants ; ceux qui le sont jusqu’au nombril étaient des adultères et poursuivaient la femme d’autrui. L’eau presse de tous côtés les félons qui tramaient contre l’Église.

Plus loin, les mains et les jambes liées, des usuriers étaient tourmentés durement.

Puis saint Paul vit des pucelles vêtues d’un noir vêtement. Des dragons et des serpents mettaient en pièces leur chair.

Et l’ange dit :

— Elles ne gardaient point leur chasteté, et pour cacher leur faute, elles étranglaient leurs enfants et les donnaient à dévorer aux porcs.

Les juges, qui avaient fait tort aux veuves et aux orphelins, brûlaient comme sarment et gelaient tout ensemble.

Sans les épargner un instant, de nombreux démons mettaient des chaînes au cou de ceux qui avaient été sur la terre des prêtres, et qui avaient mal gardé la loi de Dieu.

— Tu verras des châtiments plus terribles, dit l’ange à saint Paul.

Il lui montre un puits scellé des sept sceaux.

— Ici sont enfermés, fait-il, ceux qui ne croyaient pas que Dieu avait daigné souffrir et mourir sur la terre.

D’autres damnés étaient dans une fosse, tout nus et se roulant les uns sur les autres. La vermine les dévorait.

Un diable, qui menait grande joie, vola en l’air. Il portait l’âme d’un pécheur mort le jour même. Puis vinrent d’autres diables qui empoignèrent l’âme malheureuse en ricanant :

— Fi ! chétive. Tu reniais le Seigneur-Dieu et tu t’approchais de nous.

L’horreur étreignait saint Paul. Mais il vit tout à coup deux anges voler. Ils portaient l’âme d’un homme juste qu’ils menaient au Paradis.

Et l’on entendait chanter : Sois la bienvenue, âme douce.

En ce moment, tous les damnés se mirent à pleurer, en suppliant saint Michel et saint Paul d’intercéder pour eux auprès du Créateur.

Tant de misère angoisseuse toucha saint Paul et saint Michel, et ils s’agenouillèrent en priant Dieu.

Les damnés gémissaient toujours :

— Hélas ! Jésus, le fils de Marie, daigne nous écouter. Par ta sainte rédemption, reçois notre prière. Prends pitié des pécheurs.

Dieu, dans sa miséricorde, les exauça, et ils eurent trêve à leurs maux, chaque semaine, au jour du Seigneur.

***

La traduction que le poète Brizeux a donnée de la Divine Comédie est souvent harmonieuse ; quant à celle de Fiorentino, elle prétend, je crois, à l’exactitude.

Mais c’est la façon dont Lamennais a rendu le texte de Dante qui mérite vraiment d’arrêter l’attention.

Cette traduction fut publiée après la mort de Lamennais : il avait affronté une entreprise si rude déjà vieillard.

Nous voyons néanmoins qu’il lui restait encore assez de force et de flamme pour lutter courageusement avec le haut style et le rythme emporté de son modèle.

Certes, la plus parfaite traduction en prose ne rendra jamais la suavité ou la véhémence, enfin ce plaisir entier qu’un beau poème distille.

Il est seulement possible de faire saisir l’ensemble de l’œuvre au lecteur ignorant de la langue qui donna vie à cette œuvre ; il est possible de conduire, sans le rebuter, celui qui en déchiffre déjà le texte. Mettons aussi que l’on procure à tel autre lecteur, très versé dans la langue de l’original, la docte jouissance d’une comparaison curieuse ! Serait-ce point assez pour l’ambition du traducteur ?

Lamennais, souple quoique têtu dans son talent, n’était pas au-dessous d’une pareille tâche.

En tête de sa traduction de la Divine Comédie, Lamennais mit une étude, copieuse et un peu chaotique, sur Dante, sa vie et ses doctrines, comme philosophe et comme citoyen.

Pour ce qui regarde la poésie et les lettres au Moyen Âge, Lamennais semble croire qu’elles commencèrent à refleurir en Italie, et que la France ne connut ce renouveau que bien après. Plus d’un adopte encore cette opinion. Elle est cependant erronée.

Dès le xie  siècle la France a été la plus riche en poésie, au Nord comme au Midi. Le xiiie  siècle français a fourni des modèles poétiques à toutes les autres nations. Le bon Vauquelin de La Fresnaye a pu dire :

De notre catalane ou langue provençale
La langue d’Italie et d’Espagne est vassale,
Et ce qui fit priser Pétrarque le mignon,
Fut la grâce des vers qu’il prit en Avignon.

Dante aussi admirait les troubadours, et il étudiait la versification dans les ouvrages d’un Arnaud Daniel.

Il arriva que des Génois, des Milanais, des Mantouans et d’autres Italiens choisirent la langue d’oc pour composer leurs chansons courtoises.

Le savant Tiraboschi parle d’un jongleur de Ferrare, qui brilla dans la cour du marquis d’Este, parce qu’il s’entendait à versifier en provençal mieux qu’aucun homme en Lombardie .

La langue d’oïl fut également en honneur parmi les étrangers. Brunetto Latini, le maître de Dante, écrivit son Trésor dans cette langue, et il disait qu’elle était la plus délectable et la plus commune à toutes gens.

Au xiiie  siècle Paris consacrait déjà les gloires européennes. La Sorbonne était fameuse partout. Albert le Grand vint enseigner à l’Université de Paris où il eut pour élève saint Thomas, né dans la ville d’Aquino en Italie. Le moine anglais Roger Bacon vécut à Paris plusieurs années studieuses.

 

Si les chansons de Thibaut, comte de Champagne, sont fort délicieuses, l’art des sonnets de Pétrarque est si rigoureux ! Dante, par ses dons personnels, laisse loin derrière lui les trouvères du moyen âge. Mais il ne s’agit point de cela.

Songez que le génie poétique français n’a donné toute sa mesure qu’au xviie  siècle. Et alors Racine et La Fontaine ne le cèdent peut-être qu’à l’antiquité.

***

La nouvelle traduction de la Divine Comédie, que M. A. Méliot vient de faire paraître, est certainement de ces fruits que seule porte une longue étude avisée et passionnée.

En parlant au lecteur, M. Méliot prend la défense de tous ceux à qui nous devons des commentaires capables d’éclaircir et de préciser les divers points de la poésie dantesque. Puis il s’apitoie sur les pauvres traducteurs si souvent molestés ; et il conclut que lorsque l’ignorance d’une langue doit nous priver d’un chef-d’œuvre, il est encore préférable d’en connaître ce que la traduction peut offrir.

Pour lui, en assumant son terrible labeur, il n’a rien négligé de ce qu’il a cru indispensable. Des scolies concises, placées au bas des pages, servent promptement à l’intelligence de tout vers un peu obscur. Les renseignements historiques ou géographiques, et ceux qui ont rapport aux emprunts faits par Dante à quelque auteur grec ou latin, se trouvent rassemblés à la fin de chaque chant. Ils attendent qu’on aille les interroger.

La nouvelle traduction de la Divine Comédie est ornée de deux portraits de Dante : l’un par Masaccio, l’autre par Giotto.

La découverte de ce dernier portrait, perdu pendant longtemps, donna lieu à une admirable scène.

On savait que le fameux Giotto, ami affectionné de Dante, avait peint en fresque, dans une salle de palais, le portrait du poète. Ce palais fut transformé en prison : on le connaissait à Florence sous l’appellation d’Il Bargello.

En 1841, le grand-duc de Toscane, Léopold II, fit faire des travaux, dans l’espoir de retrouver l’image du chantre de la Divine Comédie.

La ville tout entière se passionna pour ces recherches ; et un jour que la foule impatiente se pressait devant le Bargello, l’effort des ouvriers fit tout à coup apparaître, dans une ouverture, les traits sévères de Dante.

Un grand silence régna un instant, et, dans ce silence, une voix jeta ces paroles :

Onorate l’altissimo poeta. ;
L’ombra sua torna, ch’era dipartita.

Ces paroles sont appliquées à Virgile dans le quatrième chant de l’Enfer.

Le grand-duc de Toscane regarda du côté d’où venait la voix :

— C’est bien, dit-il, on ne pouvait mieux saluer l’apparition glorieuse qui vient combler nos vœux.

On dit que celui qui avait fait, si à propos, cette belle citation était un Français.

Au temps du roi Dagobert1

À peine adolescent, Dagobert, fils du Roi Clotaire II, se montrait déjà chasseur habile.

Certain jour, il poursuivit un cerf qui, après une longue course, vint s’arrêter au milieu d’une plaine où s’élevait une petite chapelle de modeste apparence.

Le cerf cherche asile dans la chapelle. Les chiens se mirent à aboyer furieusement devant la porte. Elle était demeurée ouverte, et cependant les chiens n’osaient entrer, retenus sur le seuil par une force mystérieuse.

Dagobert arriva bientôt, et, voyant cela, il se sentit plein de vénération et d’humilité.

Il faut savoir que la petite chapelle où le cerf se cachait avait été bâtie sur la sépulture de trois martyrs, qui étaient l’un, le bienheureux Denis, évêque de Paris, l’autre, le prêtre Rustique et le troisième, le diacre Éleuthère.

***

Après la mort de la reine Bertrude, mère de Dagobert, le roi Clotaire prit une autre femme, nommée Sichilde, mais il ne cessait de chérir la mémoire de sa première épouse.

Le jeune Dagobert croissait en âge, et sa vertu éclatait merveilleusement.

Il y avait alors à la Cour un favori du nom de Sadrégésile. Cet homme obtint du roi Clotaire le gouvernement du duché d’Aquitaine, et, comblé de la sorte, il ne tarda point, malgré ses mérites, à s’enfler d’orgueil. Il se mit à s’offusquer de la vaillance et de la sagesse de Dagobert. Il se plaisait à le rabaisser aux yeux de tous, en feignant de veiller sur lui. Il tenait des propos couverts.

— Un jeune prince, disait Sadrégésile, est vite corrompu lorsqu’il rencontre chez les grands du royaume une soumission aveugle. L’autorité acquise trop tôt peut nuire au travail et à l’étude…

On rapporta ces paroles à Dagobert qui sut en pénétrer le sens véritable.

Or, il advint que le Roi son père s’en alla chasser fort loin. Peu après, Sadrégésile fut invité par Dagobert à un repas commun. Il arrive et se met tout de suite à parler au prince avec désinvolture. Dagobert lui présente la coupe trois fois, et Sadrégésile a l’audace de la repousser dédaigneusement. Alors, sans tarder, Dagobert l’accuse de félonie et le menace durement.

À la fin, il le fit battre de verges et lui coupa la barbe, ce qui était le plus cruel affront.

Sadrégésile attendit, en mâchant son frein, le retour de Clotaire à qui il conta sa mésaventure en pleurant ; et le Roi, outré de ce qu’il venait d’apprendre, fit mander son fils.

Pour éviter la première fougue de la colère paternelle, Dagobert quitta le palais, et, se souvenant de la protection que le cerf aux abois avait trouvée dans la petite chapelle des saints martyrs, il y chercha un refuge lui-même.

Clotaire envoya des soldats avec ordre de lui amener aussitôt son fils. Les soldats partent et font diligence. Ils étaient assez près de la chapelle, lorsqu’ils se sentirent comme cloués sur le sol et incapables d’avancer. Ils reviennent donc vers le Roi et lui rendent compte du prodige.

— Traîtres, fait le Roi, vous prenez parti pour mon fils !

Il envoie d’autres soldats ; et cette nouvelle troupe est miraculeusement arrêtée dans sa marche, comme la première.

Clotaire, de plus en plus irrité, décide d’entreprendre en personne la capture de son fils coupable.

Pendant ce temps, Dagobert qui priait dans la chapelle s’endormit doucement. Alors, trois hommes, d’une beauté céleste et vêtus de blanc, lui apparurent. L’un d’eux, le plus grave et le plus vénérable d’aspect, dit à Dagobert :

— Apprends que nous sommes Denis, Rustique et Éleuthère. Nous avons souffert le martyre pour le nom du Christ, et nos corps reposent ici. Mais la petitesse et la pauvreté de cette chapelle ternissent l’éclat de notre renommée. Si tu promets d’honorer notre mémoire et d’orner dignement ce lieu, nous écarterons de toi, avec l’aide de Dieu, le danger qui te menace. Et ne va pas te croire abusé par un vain songe : là, sous la terre qui couvre nos cercueils, il y a des lettres gravées qui te renseigneront suffisamment…

Dagobert se réveille et trouve les noms des martyrs sur les cercueils. Son âme est remplie de joie, et il n’hésite point à se lier par un vœu.

Le roi Clotaire vint devant la chapelle avec une escorte redoutable. Il voulait se saisir de son fils. Mais lui qui avait blâmé les autres de leur inaction, le voilà immobile à son tour sous l’influence divine ! Alors, sans douter plus longtemps du miracle, il oublie sa colère contre Dagobert. Le libre mouvement de ses membres lui est aussitôt rendu. Il entre dans la chapelle, et, plein de ferveur, il prie à côté de son fils.

***

Dagobert que son père avait fait Roi des Austrasiens, se rendit en grande pompe et suivi de ses ducs à Clichy où il épousa Gomatrude, sœur de la Reine Sichilde, seconde femme de Clotaire. L’allégresse de ce mariage fut troublée par un différend qui survint entre le père et le fils. Il s’agissait de quelques terres que tous les deux réclamaient. Le seigneur Arnould, évêque de Metz, dont la parole était douce et persuasive, rétablit à la fin la concorde.

Bientôt, Dagobert qui était jeune, beau, brave et artificieux, s’en alla gouverner l’Austrasie. Comme les Saxons rebelles, conduits par leur duc Bertoald, le menaçaient, Dagobert, à la tête de son armée, passa le Rhin ; et, dans le premier combat, il reçut sur son casque un coup qui lui enleva un morceau du cuir chevelu. Son porte-armes, nommé Adtira, ramassa le morceau ; et Dagobert lui dit :

— Hâte-toi et porte ces cheveux de ma tête à mon père. Nous avons grand besoin de son secours.

Adtira partit et rencontra le roi Clotaire dans la forêt des Ardennes.

Il lui montra la peau et les cheveux arrachés de la tête de son fils. Et le roi presse son armée, au milieu de la nuit et aux sons des trompettes. Il ne tarde pas à joindre son fils, et tous les deux dressent leurs tentes sur les bords du fleuve. Bertoald et ses Saxons campaient sur l’autre rive.

— Qu’ont-ils donc, les Francs, à faire tant de bruit ? demande Bertoald.

On lui répond :

— Le seigneur roi Clotaire est arrivé.

— Mais n’avons-nous pas appris sa mort ? fait Bertoald en éclatant de rire.

Clotaire se tenait en face, sur l’autre rive. Il ôta son casque à longue crinière, et Bertoald reconnut le Roi. Il lui crie en raillant :

— Tu es donc ici, mauvaise rosse !

Alors, Clotaire qui était impatient et hardi, se jette dans le fleuve et le traverse sur son bon cheval.

— Ô ! Roi ! lui dit Bertoald, si je suis vaincu on dira que tu as tué ton serviteur Bertoald le païen : mais si tu tombes sous mes coups, quelle clameur parmi les nations, de ce que le noble roi des Francs a été tué par un serviteur !

Sans l’écouter, Clotaire le presse dans un combat rude.

L’eau du fleuve, en trempant les habits du Roi, les avait rendus très pesants.

Mais le bon guerrier continue à fondre avec impétuosité sur Bertoald, et il le frappe à mort. Il lui coupe la tête et la met au bout de sa lance ; puis il revient parmi les Francs.

***

Le roi Clotaire mourut la quarante-cinquième année de son règne, et il fut enterré dans le faubourg de Paris, à l’église de Saint-Vincent.

Après la mort de son père, Dagobert fut maître du royaume, et il se souvint de son vœu et de ses promesses aux saints martyrs Denis, Rustique et Éleuthère.

Une église nouvellement construite reçut leurs corps, qui reposèrent dans un monument tout orné d’or et de pierreries.

Des agents du Roi achetaient de l’huile comme pour le service du Roi lui-même et la remettaient aux envoyés de l’église. Toutes les voitures qui portaient cette huile étaient exemptées de tout droit jusqu’à leur arrivée dans la basilique.

Une cassette d’argent, placée en face de l’autel recevait les aumônes que les prêtres distribuaient aux pauvres. Dagobert lui-même envoyait annuellement à cette cassette cent sous d’or. Il espérait que ses fils et les autres rois, leurs successeurs, suivraient cet exemple, et qu’il y aurait toujours là pour les pauvres et pour les voyageurs un prompt secours.

Derrière l’autel, était une grande croix d’or pur, ornée de pierres précieuses. Cette merveille sortait des mains du bienheureux Éloi, connu pour le premier orfèvre de son temps. Enfin, le roi Dagobert avait fait suspendre aux colonnes et aux arceaux de son église des vêtements tissés en or et couverts de perles.

***

On vantait la prudence du roi Dagobert, sa sagesse, sa libéralité, ainsi que sa fermeté à maintenir la discipline militaire. Il paraît cependant, qu’à une certaine époque de sa vie, son cœur devint corrompu et sa pensée s’éloigna de Dieu. On le vit alors plein d’injustice et enflammé de cupidité. La concupiscence de la chair lui tendait ses pièges, et l’on disait que, comme Salomon, il avait trois reines et une multitude de concubines.

Mais le roi Dagobert reprit vite le droit chemin de ses anciennes vertus. Il pacifia tous les peuples autour de sa nation, puis il tourna son esprit vers le ciel.

Ayant convoqué ses fils et tous les grands de son royaume dans son palais de Garches, il se présente, la couronne sur la tête, et commence à dire :

— Écoutez, ô vous Rois, mes très chers fils, et vous tous illustres et vaillants ducs ! Avant l’appel subit de la mort, il faut prendre soin de notre âme ; car il est terrible de perdre la lumière et de tomber dans les ténèbres étant mal préparé.

Le roi Dagobert parla longtemps avec beaucoup de sagesse et de piété. Il dit que les biens fragiles de la terre doivent servir à nous gagner, dans les tabernacles des cieux, une vie impérissable, et une place bienheureuse parmi les justes. Il faut donc changer les richesses en aumônes et mériter les fruits toujours renaissants du Paradis. Celui qui demande à s’abreuver à cette source vive ne se voit jamais refuser la coupe de douceur et de parfums. Mais il est nécessaire de scruter sa conscience et de peser les péchés de son cœur, en redoutant le jugement et la colère de Dieu…

Et Dagobert ajouta qu’il voulait léguer ses biens aux basiliques des saints, et qu’il allait faire écrire quatre testaments.

— J’ai décidé, dit-il, d’envoyer l’un de ces testaments à Lyon, cité de la Gaule ; un autre à Paris, dans les archives de la cathédrale ; un troisième à Metz. Le quatrième sera déposé dans notre Trésor.

Tous ceux qui écoutaient le Roi l’approuvèrent et lui souhaitèrent de bon cœur une longue vie et un règne pacifique.

***

La seizième année de son règne, Dagobert tomba malade, dans sa maison d’Épinay, sur les bords de la Seine.

Comme il voyait la mort venir, il demanda en toute hâte son conseiller Æga :

— Votre sagesse, lui dit-il, m’est connue. Je vous recommande la Reine et mon jeune fils.

Tous ceux qui entouraient le lit du Roi pleuraient de douleur. Il se mit à les consoler doucement, et il disait que les hommes devaient penser toujours au jugement du Dieu tout-puissant ; mais qu’il ne fallait pas désespérer de sa sainte miséricorde.

Peu de jours après, le roi Dagobert mourut. Il fut embaumé avec des aromates et enseveli dans l’église des saints martyrs, à la droite de leur tombeau.

Dagobert qui pendant sa vie se plaisait à orner la basilique de Saint-Denis d’or, de pierreries, de meubles et de riches étoffes, lui laissa en mourant les domaines d’Aguisi, de Coudun, de Grandvillé, de Moinsvillé, de Gelles, de Sarcelles.

***

En ce temps-là, un vieillard vénérable, nommé Jean, méditait dans la solitude d’une petite île perdue au milieu de la mer. Les navigateurs allaient visiter cet homme pieux, pour obtenir l’assistance de ses prières.

L’illustre Ansoald, qui voyageait dans ces parages, aborda un jour à la petite île. Le solitaire le reçut fort bien et voulut savoir d’où il venait.

— Je suis parti de la Gaule.

— Connaissez-vous le roi Dagobert ?

— Sans doute.

— Alors écoutez : rompu par l’âge et les veilles, je reposais doucement lorsqu’une voix me parla en m’ordonnant de me lever et d’implorer Dieu pour l’âme du roi des Francs, Dagobert, qui venait de quitter ce monde. Je m’éveillai, et là, sur la mer où s’étendait la nuit, je vis des démons traîner un corps mort lié contre une barque. Pendant que la foudre grondait, que les vagues se soulevaient, un homme m’apparut, nimbé de gloire et vêtu de blanc. Tout saisi de crainte, je lui demandai qui il était, et il me répondit : « Je suis le martyr Denis, que Dagobert a appelé à son secours. » Les démons ne cessaient de s’acharner sur le mort qu’ils frappaient et tourmentaient. Mais le Saint leur arracha soudain l’âme malheureuse et l’emporta au ciel, aux sons d’une musique suave…

***

Je trouve dans la Vie de Pépin-le-vieux un passage capable d’éclairer ce qu’on rapporte des vertus et des vices du Roi Dagobert. Je tâcherai de résumer.

Pépin avait été d’abord maire du palais sous le roi Clotaire II qui l’estimait pour son mérite et sa fidélité. Lorsque Clotaire couronna son fils Dagobert roi d’une partie de ses États, il choisit Pépin comme le plus digne de guider sa jeunesse et son inexpérience. Pépin accompagna donc le nouveau Roi en Austrasie où il se montra habile et très sage gouverneur. Il disait volontiers : « Lorsqu’un Roi juge les pauvres avec équité, son trône s’affermit pour jamais. » Ce fut par les conseils de Pépin que Dagobert régna heureusement, d’abord sur une partie du royaume de son père, puis après la mort de celui-ci sur tous ses États.

Dagobert devint cher à son peuple. Il était libéral, juste, doux, et chacun célébrait sa noblesse vraiment royale. Il jouit de ce beau renom tant qu’il écouta les saines doctrines de son vertueux précepteur. Hélas ! un jour vint où Dagobert s’entoura de ministres selon ses passions. Alors son cœur fut vite corrompu par les femmes, et, comme une grande abondance et une liberté sans bornes inclinent d’ordinaire la nature humaine à consentir au péché, le jeune Roi se détourna du bien et ferma l’oreille aux avis loyaux et salutaires. La luxure l’assaillit ; il eut des concubines en nombre considérable et même il osa, contre la loi canonique et lα décence royale, garder trois épouses à la fois.

En vain Pépin, son sage conseiller, le blâmait librement pour tous ces vices et lui reprochait son ingratitude envers Dieu. L’insensé Dagobert, trop soumis à ses désirs, détestait déjà le médecin de son mal, au point de souhaiter sa perte, à la grande joie des envieux et des méchants. Pépin, qui était très fécond en bons conseils, voyait cela, et il n’approchait plus de Dagobert que fort prudemment et tout rempli de circonspection. Ainsi il épargna au Roi le crime le plus pervers.

À la fin, les yeux du roi Dagobert se dessillèrent et il revint à la vertu et à la crainte de Dieu. Sa haine contre Pépin s’apaisa et fut bientôt changée en bienveillance.

Lorsque Dagobert éleva au trône d’Austrasie son fils Sigebert, il lui donna, comme maire du palais, Pépin, qui sut par ses efforts défendre avec succès, contre les Wénèdes, les frontières de l’Austrasie et le Royaume des Francs.

Sur Lamartine

Lamartine est de nouveau en pleine vogue, actuel et vivant. Cela est juste et n’a rien qui étonne.

Certes, les artistes parfaits sont rares : nous avons, au premier rang, Sophocle dans l’antiquité, Racine dans les temps modernes.

En son art, le poète des Méditations n’est pas sans lacunes. Il éclate cependant, pur rayon dans le brouillard.

C’est qu’il fut original et contemporain sans arrière-pensée par la seule force de ses dons naturels.

La vie de Lamartine, les drames de son cœur, sollicitent aujourd’hui la curiosité et font surgir documents sur documents, controverses sur controverses.

Ne nous en plaignons pas trop : c’est un cadre sculpté autour de l’inspiration du poète.

 

On se bat ferme pour savoir si l’idylle de Lamartine et d’Elvire finit ou non comme l’Oariste attribué à Théocrite.

Il y en a, parmi les exégètes, qui se prononcent pour Éros armé de tous ses traits, et d’autres pour le platonique.

Les dates, le fameux pour expier découvert dans une lettre d’Elvire, la religion, la philosophie, la littérature, toutes sortes de points sont invoqués et font à la fin un grand brouillamini.

M. René Doumic est pour le péché, M. Émile Faguet scrute en souriant. M. Léon Séché frémit à l’idée d’une macule.

Relisons, avec les vers du poète, cette lettre d’Elvire :

« … C’est aux pieds de Dieu que j’ai recouvré la force de lui parler à lui-même. Il me permet de vous aimer, Alphonse, j’en suis sûre. S’il le défendait, augmenterait-il à chaque instant l’ardent amour qui me consume ? aurait-il permis que nous nous revissions ? Voudrait-il verser à pleines mains sur nous les trésors de sa bonté et nous les enlever ensuite avec barbarie ? eh ! non, le ciel est juste, il nous a rapprochés, il ne nous arrachera pas subitement l’un à l’autre. Ne vous aimerais-je pas comme il le voudra, comme fils, comme ange, comme frère ? Et vous, vous cher enfant, ne lui avez-vous pas, depuis longtemps promis de ne voir en moi que votre mère ? — Ah ! que cette nuit s’écoule, elle me torture. Quoi, Alphonse, je ne me trompe pas, vous êtes bien ici ! Nous habitons le même lieu ! je n’en serai sûre que demain. Il le faut, que je vous revoie pour croire à mon bonheur ! Ce soir le trouble est trop affreux. — Chère vallée d’Aix ! ce n’était pas ainsi que vous nous rassembliez, vous n’étiez pas pour nous avare des joies du ciel ! elles duraient comme notre amour, sans terme, sans bornes ! elles auraient duré toute la vie ! Ici, les voilà déjà troublées. Mais quelle soirée aussi et que nous aurions tort, cher enfant, de n’en pas observer de meilleures ! Vous verrez comme habituellement je suis seule. Vous verrez, demain, mon ange, si Dieu est assez bon pour nous faire vivre jusqu’au soir, que des heures et des heures se passeront sans que l’on nous sépare ! »

Ceux qui se flattent de connaître les femmes concluront de cette lettre chacun à sa façon. Et il n’est pas impossible qu’ils se trompent, les uns ou les autres.

***

Déjà, en 1823, Vigny écrivait à Hugo en parlant de Lamartine :

« On dit que vous tous l’avez excommunié. Je ne puis le croire. »

Vigny lui-même ne se montrait pas tendre pour les Nouvelles Méditations qu’il considérait comme des rognures des premières. Il est vrai qu’il mettait à part les Préludes, Bonaparte, et le Chant d’amour, pièces dont il célébrait la verve et la fécondité d’émotion. Enfin, les plus turbulents parmi les jeunes romantiques s’éloignaient sans vergogne de Lamartine ; et bientôt celui-ci, pensant le disputer en audace à Victor Hugo, risqua toutes ses contorsions qui gâtent si malheureusement la sublimité de ses Recueillements poétiques.

Le perspicace et hérissé Sainte-Beuve ne manqua point de faire observer :

« M. de Lamartine veut prendre, en quelque sorte, dans son rythme le trot de Victor Hugo ; ce qui ne lui va pas… Le vers de M. de Lamartine était comme un beau flot du golfe de Baïa : il le brise, il le saccade, il le fait trotter aujourd’hui comme un cheval bardé d’un baron du moyen âge. Toute harmonie est troublée. »

Il arriva à Lamartine de dire amèrement :

— Sainte-Beuve ne m’aime plus…

C’était vrai, malgré les protestations du critique.

Dans ses lettres au ménage Juste Olivier, Sainte-Beuve parle plus d’une fois de Lamartine, méchamment, plaisamment.

Il disait de la Chute d’un ange : « de belles choses et un ensemble détestable ». Et il ajoutait que Lamartine avait envoyé de Saint-Point à son éditeur, trois à quatre mille variantes pour ce poème, et qu’elles allaient être distribuées au hasard.

À propos du Polonais Mickiewicz et de l’Italien Manzoni, considérés comme des doublures de Byron, il insinuait : Lamartine aurait pu être cela en France.

Une autre fois il dit sur un ton peut-être équivoque : « Lamartine est revenu d’hier à Paris ; je ne l’ai pas vu encore, mais malgré nos dissidences (un peu trop exprimées par moi, je le crains) nous nous rencontrerons, et ce sera au mieux ; il est la générosité même. »

En 1842 il traitait Lamartine d’insensé, disant que la mort du duc d’Orléans lui avait tourné la tête, et qu’il ambitionnait de jouer un grand rôle, mais que ses façons achevaient de faire crier au poète, comme au fou.

Il raconte que le lendemain d’un discours Lamartine reçut une lettre enthousiaste de George Sand.

Il va la voir, et la trouve, encore couchée, malgré l’heure tardive. Sand se lève et reçoit le poète vêtue d’une espèce de sarrau. Ils se mettent à causer politique et humanité, en fumant de gros cigares.

Et Sainte-Beuve raille :

— C’était la première fois que ces deux grands génies causaient face à face. Jusque-là George Sand avait tout l’air de mépriser un peu Lamartine…

Il disait encore :

— Comment, à propos des grands hommes mal entourés, ne pas songer à Lamartine !

Le poète offrait maintenant ses vers aux journaux, par échantillon d’avance, pour aider le mouvement électoral et lui donner un coup de main.

Le 16 avril 1848 Sainte-Beuve passait près de l’Hôtel de Ville. La foule y était compacte, et il essaya vainement de se frayer un chemin jusqu’au pont d’Arcole.

Las de lutter, il rebrousse du côté de l’église Saint-Gervais dans l’intention de contourner l’Hôtel de Ville.

Il avait pris la ruelle qui va le long de la nef et du chevet de l’église. Deux hommes marchaient devant. L’un d’eux se retourne, et Sainte-Beuve reconnaît Lamartine.

« Il sortait, dit-il, de l’Hôtel de Ville par une petite porte, et se dérobait à son triomphe pour rentrer chez lui et rassurer sa femme. »

Sainte-Beuve critiquait le roman de Raphaël, et prétendait que Lamartine avait prêté à son héroïne les conversations de Mme d’Agoult, personne un peu athée ou panthéiste.

« C’est bien cela, fait-il, un canevas de vingt ans, et, pour broderie, des pensées de cinquante ; composez donc un charme avec un pareil assortiment ! »

Ces choses expliquent, selon lui, le désaccord de la vraie Elvire avec Julie et le vague des phrases du roman.

… Sainte-Beuve avait un esprit de diable et l’amour des Muses qui avaient horreur de lui…

Lamartine avait-il fini par faire grise mine à Sainte-Beuve ? Celui-ci comptait faiblement, pour sa candidature académique, sur la voix du poète. Hugo et Thiers lui étaient hostiles. Un autre académicien, son grand appui, tomba malade. Sainte-Beuve se désolait et songeait à se tracer un nouveau plan de vie et de travail.

Il n’avait pas tort de se tourmenter. Il ne fut point élu.

Après son échec, il écrivit à Mme Juste Olivier cette lettre fort curieuse :

« Merci, chère Madame, de vos aimables et bonnes paroles. J’en ai grandement besoin. Ce n’est pas cette simple brigue académique qui me tient et m’inquiète : c’est ma situation tout entière, de plus en plus insoutenable et ruineuse moralement et physiquement. Oh ! qui me donnera un coin de terre où je puisse vivre ou plutôt végéter au soleil en paix et me reconnaître peu à peu ! Mon esprit lui-même est en train de baisser à travers tout cela ou du moins mon cerveau y craquera un de ces matins. Tout ceci est le résultat d’une situation fausse prolongée, attaché que je suis au centre de Paris, en butte à toutes les obsessions du monde ou autres et envahi à la longue sans plus de défense. Cette affaire académique serait trop longue et fastidieuse à vous écrire dans tous ses détails. Qu’il vous suffise de savoir qu’il ne m’eût fallu qu’une voix de plus pour réussir et que Victor Hugo m’a constamment et hautement refusé la sienne, en annonçant qu’il votait moins pour Vigny que contre moi. On me dit que je réussirai dans trois semaines ; je n’en crois rien et ne fais plus un mouvement pour cela. Si je manque j’aurai à prendre une détermination très nécessaire et assez prompte de changement de vie, et de de fuite de Paris s’il est possible, pour me mettre un peu au travail… »

Pauvre Sainte-Beuve ! Voilà de quoi envenimer un naturel tortueux surexcité par l’intelligence.

***

Lamartine a souvent créé dans l’expression à la manière des anciens.

Il dit, par exemple, dans ses strophes à Jean-Jacques Rousseau :

Toi dont le siècle encore agite la mémoire

Il avait aussi de ces métaphores, véritablement poétiques, que les censeurs malavisés accusent d’ordinaire d’incohérence.

Rappelez-vous ces deux vers sublimes de sa réponse à l’auteur de Némésis :

Un jour de nobles pleurs laveront ce délire,
Et ta main étouffant le son qu’elle a tiré.

Mais, chez Lamartine, le côté, dirai-je, mécanique du style n’est pas toujours d’une sûreté parfaite.

Ainsi, il faut l’avouer, les corrections ou les variantes que ces manuscrits nous laissent voir, manquent, en quelque sorte, d’enseignement solide.

André Chénier y aurait rarement trouvé son compte, lui qui souhaitait de connaître les brouillons des grands poètes, pour voir par combien d’échelons ils ont passé.

Toutefois, dans la pièce du Lac, Lamartine a modifié avec bonheur plusieurs passages.

Il avait d’abord écrit ceci, qui est lâche :

Sans pouvoir rien fixer, entraînés sans retour.

Il corrige, et nous avons ce vers énergique :

Dans la nuit éternelle emportés sans retour…

Une strophe finissait sans éclat :

Chanta ces tristes mots.

Nous lisons maintenant :

Laissa tomber ces mots.

C’est parfait.

Ô lac, rochers muets, grottes, forêt obscure…

C’est fort beau.

Il y avait primitivement :

imposante verdure

Hémistiche plat !

Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés…

Le mot chants, à la place du mot bruits, gâtait, dans l’ébauche, ce vers harmonieux. Voici quelques corrections heureuses.

Dans l’Isolement.

Premier jet :

Que me font ces vallons, ces îles, ces chaumières,
Froids objets dont pour moi le charme est envolé !
Fleuves, coteaux, forêts, ombres jadis si chères…

Version définitive :

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé !
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères…

Dans Ischia :

Premier jet :

Le soleil va porter le jour à d’autres mondes,
Sur l’horizon désert Phœbé monte sans bruit,
Pénètre pas à pas les ténèbres profondes,
Et jette un voile d’or sur le front de la Nuit.

Version définitive :

Le soleil va porter le jour à d’autres mondes,
Sur l’horizon désert Phœbé monte sans bruit,
Et jette, en pénétrant les ténèbres profondes,
Un voile transparent sur le front de la Nuit.

La septième strophe de l’Esprit de Dieu se lisait tout d’abord comme il suit :

Tous deux ils tombent dans la lutte :
Sous son ennemi terrassé,
Jacob entraîne dans sa chute
L’ange par le choc renversé :
Palpitant de honte et de rage
Soudain le pasteur se dégage
Des bras de l’habitant des cieux,
Surmonte sa masse accablante
Et sur sa gorge haletante
Pose un genou victorieux.

Voilà un langage impropre, une versification énervée !

Lamartine a remanié cette strophe :

Tous deux ils glissent dans la lutte,
Et Jacob enfin terrassé
Chancelle, tombe, et dans sa chute
Entraîne l’ange renversé :
Palpitant de crainte et de rage,
Soudain le pasteur se dégage
Des bras du combattant des cieux,
L’abat, le presse, le surmonte,
Et, sur son sein gonflé de honte,
Pose un genou victorieux.

Sans doute, même ainsi remaniés, ces vers ne décèlent pas encore le droit génie lamartinien. Mais la curiosité qui commente pourrait s’y repaître.

 

À propos d’une de ses Méditations, Lamartine écrivait à son ami Virieu :

« Je t’envoie les stances dernières, telles qu’elles sont tombées sur l’album et sans avoir le temps d’en faire des vers. »

Pour griffonner les brouillons de sa verve, il se servait d’albums à dessin ; et il emportait probablement ces albums dans ses courses : le long des rivières, à travers les bois, sur les collines.

Voyez ce canevas curieux :

Tu ne rêvas jamais
ta pensée allait
droit au but
comme la flèche
à travers le sein même
d’un ami !
Jamais la coupe
des festins, ni
les larmes de la beauté !
Tu versas le
sang comme
liqueur, etc.
Tu n’aimais que
ton coursier, etc., etc.
Rien d’humain ne battait en toi !
Tu n’avais comme ton
aigle ni pitié ni amour !
qu’un regard pour juger le monde
et des serres
pour le déchirer.

C’est de cette vague prose, rangée en forme de vers que sortirent des strophes comme celle-ci :

Tu grandis sans plaisir, tu tombas sans murmure ;
Rien d’humain ne battait sous ton épaisse armure ;
Sans haine et sans amour, tu vivais pour penser.
Comme un aigle régnant dans un ciel solitaire,
Tu n’avais qu’un regard pour mesurer la terre,
               Et des serres pour l’embrasser.
***

Ossian avait charmé de bonne heure Lamartine, en berçant sa mélancolie aux sons aériens des harpes.

L’auteur de Jocelyn appelait Ossian l’Homère de sa jeunesse, et il se vantait de lui devoir la douceur et l’incertain de sa poésie.

Ossian ! Ossian ! lorsque tout jeune encore,
Je rêvais des brouillards et des monts d’Inistore,
Quand tes vers dans le cœur et ta harpe à la main,
Je m’enfonçais l’hiver dans les bois sans chemin…

Il allait s’asseoir aux bords d’un torrent, ou sur des rochers qui brisaient la mer, et il regardait fuir les nuages qu’il personnifiait et nommait.

Il appelait la lune biche aux cornes d’argent, et il l’invitait à descendre sur les collines assombries.

Astre aux rayons muets, que ta splendeur est douce.
Quand tu cours sur les monts, quand tu dors sur la mousse,
Que tu trembles sur l’herbe ou sur les blancs ruisseaux,
Ou qu’avec l’alcyon tu flottes sur les eaux !

Le docte et tendre Pétrarque fut aussi le maître de Lamartine.

« Je lis, écrivait-il à Aymon de Virieu, des sonnets de Pétrarque, que je n’entendais guère en Italie et que je trouvais mauvais. Je les entends maintenant comme du français, je ne sais pourquoi, et j’y trouve des choses ravissantes. Il y a un temps pour tout, et telle ou telle disposition de l’âme ou de l’esprit nous donne de la répugnance ou du goût pour un homme ou pour un livre. Nous sommes vraiment de singuliers instruments, montés aujourd’hui sur un ton, demain sur un autre ; et surtout qui changent d’idées et de goût selon le vent qu’il fait et le plus ou moins d’élasticité de l’air. »

Lamartine possédait une jolie édition, en petits volumes, des sonnets de Pétrarque. Il emportait un de ces volumes dans ses promenades sur la montagne, et il lui arrivait d’écrire en marge, au crayon, des vers qui étaient la traduction d’un passage préféré.

Vallon rempli de mes accords,
Ruisseau dont mes pleurs troublaient l’onde,
Prés verdoyants, forêt profonde,
Oiseaux qui chantiez sur mes bords !

Zéphyr qu’embaumait son haleine,
Sentier où sa trace autrefois
Me guidait sous l’ombre des bois,
Où l’habitude me ramène !

Ce temps n’est plus, mon œil glacé,
Vous cherchant à travers ses larmes,
Sur vos bords jadis pleins de charmes
Ne retrouve plus le passé.

Il estimait également un Italien plus récent, Manzoni, et il savait en tirer parti :

On dit qu’aux derniers jours de sa longue agonie
Devant l’éternité seul avec son génie,
Son regard vers le ciel parut se soulever,
Le signe rédempteur toucha son front farouche,
Et même on entendit commencer sur sa bouche
                      Un nom qu’il n’osait achever.

Achève ! c’est le Dieu qui règne et qui couronne,
C’est le Dieu qui punit ; c’est le Dieu qui pardonne ;
Pour les héros et nous il a des poids divers,
Parle-lui sans effroi : lui seul peut te comprendre :
L’esclave et le tyran ont tous un compte à rendre,
                      L’un du sceptre, l’autre des fers.

Stendhal a écrit sur Manzoni et son Ode à Napoléon avec cette absurdité désinvolte qui nous séduit tant :

« … Depuis bien des années, dit-il, rien d’aussi beau n’a été écrit dans ce genre. Les pièces de vers que lord Byron, M. de Lamartine et M. Casimir Delavigne ont publiées sur le même sujet nous paraissent bien inférieures à l’ode de Manzoni. Tout est grave et l’on peut dire céleste, dans l’ode de Manzoni. Pour trouver quelque chose de comparable, il faudrait chercher dans les oraisons funèbres de Bossuet, et Bossuet serait probablement vaincu. Après avoir rêvé longtemps pour trouver quelque chose à blâmer dans ce chef-d’œuvre de la moderne poésie italienne, je ne vois à reprendre qu’un peu d’obscurité dans deux ou trois passages, et une ou deux tournures de phrases trop directement empruntées du latin. »

Je ne sais pas si Lamartine n’a suivi que de bons modèles.

Mais j’ai toujours pensé que même ce qui énerve d’ordinaire, peut stimuler une veine d’élection.

Le Cyclope

Pierre de Ronsard disait :

Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère…

L’autre semaine, sous un bel ombrage, tandis que pépiaient les oiseaux, j’ai relu l’Odyssée ; non pas tout entière, mais quelques rapsodies seulement.

Et j’ai souhaité de traduire le fameux épisode du Cyclope.

Excusez les privautés que je prends avec le chef-d’œuvre ; et souffrez que je me substitue à Ulysse pour vous conter son aventure.

***

… En quittant le pays des Lotophages, Ulysse et ses compagnons abordèrent chez les Cyclopes pleins d’orgueil et d’iniquité, qui ne plantaient ni ne labouraient. Car la pluie seule de Zeus faisait croître pour eux les froments, les orges et les vignes aux belles grappes.

Ces Cyclopes habitaient des cavernes creusées dans le roc des hautes montagnes. Ils ne s’assemblaient point pour délibérer et voter des lois, mais chacun, sans se soucier de son voisin, gouvernait sa propre famille.

Longeant le port de la terre des Cyclopes, une petite île s’étendait, couverte d’arbres. Là, les chèvres sauvages se multipliaient prodigieusement, sans être poursuivies par les chasseurs qui ne pénétraient jamais dans ces fourrés.

Cette île donc n’avait d’habitants que des chèvres, et le sol n’y était jamais cultivé.

Les Cyclopes ne construisaient aucun navire aux flancs peints pour aller vers les cités lointaines, mais ils demeuraient sur leur terre qui était capable de donner des fruits en chaque saison, et que coupaient des prairies molles et aqueuses. Certes, dans ce pays, le labour aurait pu être aisé et la moisson abondante, à cause du sol fort gras. Et il y avait une rade commode où les nautoniers pouvaient attendre les vents propices tranquillement, sans le secours des ancres et des câbles. Au bout de la rade coulait une eau brillante, jaillie d’une grotte entourée de peupliers.

 

La lune éclairait à peine dans l’air dense, lorsque, courant sur les vagues allongées, les vaisseaux portèrent jusqu’au rivage Ulysse et ses compagnons. Là, après avoir plié toutes les voiles, ils se couchèrent sur le sable et s’endormirent en attendant l’aurore.

Elle se montra et rosit le ciel. Alors ils se répandirent dans l’île, en admirant la beauté des sites. Et bientôt les Nymphes firent lever devant eux les chèvres montagnardes qu’ils chassèrent avec des arcs recourbés et de longs épieux.

Ayant tué quantité de ces chèvres, ils restèrent assis jusqu’au déclin du jour, mangeant la viande savoureuse et buvant d’un vin délectable dont ils avaient rempli de nombreuses amphores pendant le pillage de la ville des Ciconiens.

Sans interrompre leur repas, ils portaient leurs regards en face, vers la terre des Cyclopes, et ils voyaient monter leur fumée, ils entendaient leurs cris et les bêlements de leurs troupeaux.

Le soleil céda aux ténèbres et ils dormirent encore couchés sur le rivage.

Le lendemain, aux premiers feux du jour, Ulysse réunit tous ses compagnons et leur dit :

— Vous autres, chers compagnons, ne bougez point. Mais moi, j’irai avec mon navire et mes matelots chercher à savoir quels mortels habitent cette terre : s’ils sont outrageux, farouches et sans loi, ou bien plutôt hospitaliers et amis des dieux.

Après avoir parlé de la sorte, il monte sur son vaisseau et ordonne à ses compagnons d’y monter eux-mêmes. Ils obéissent aussitôt, et assis en ordre sur les bancs, ils frappent de leurs rames la mer blanchissante.

Lorsqu’ils furent assez près du rivage, ils virent une vaste caverne ombragée de lauriers. Des brebis et des chèvres en grand nombre se pressaient dans un parc, et il y avait alentour une enceinte formée de pierres bien affermies, de grands pins et de peupliers chevelus.

Là habitait un homme monstrueux qui, dans la solitude, faisait paître son bétail, en méditant des choses injustes. C’était vraiment un prodige énorme, et il ne ressemblait pas aux mortels mangeurs de pain, mais à quelque coupeau, haut et boisé, qui se détache sur une montagne.

Ulysse choisit parmi ses compagnons, pour le suivre, les plus braves, au nombre de douze, et il laisse les autres près du vaisseau, afin de le garder. Il se met en marche, ayant dans ses bagages une outre de peau de bouc pleine d’un vin délectable, de couleur foncée. Maron, fils d’Évanthée, qui célébrait les mystères d’Apollon, à Ismare, avait offert ce vin à Ulysse, pour le remercier des bons traitements qu’il avait reçus de lui dans le bois sacré, sa demeure. Maron avait fait aussi à Ulysse d’autres présents magnifiques : sept talents d’or travaillé avec art, et un cratère tout d’argent.

Ce vin, breuvage délicieux, dont Maron avait rempli pour Ulysse douze amphores, n’était connu, dans sa maison, que de lui seulement et de son épouse chérie.

Une seule coupe de ce vin pourpré, versée dans vingt mesures d’eau, exhalait encore une odeur divine ; et il n’y avait homme au monde capable de s’en abstenir.

Donc, Ulysse emportait de ce vin une grande outre, et, aussi, des provisions dans une besace ; car, son cœur aventureux pressentait la rencontre d’un être formidable, rude et contempteur de l’équité.

 

Ulysse et ses compagnons arrivent en se hâtant à la caverne du Cyclope qui se trouvait dehors et faisait paître son troupeau dans un gras pâturage. Ils entrent dans la caverne et admirent les claies chargées de fromages, les bergeries où sont enfermés les agneaux et les chevreaux : ici les plus âgés, là les moyens, et à l’écart encore ceux qui viennent de naître.

Partout des vases façonnés, terrines et jattes, débordaient de petit-lait.

Les compagnons d’Ulysse souhaitaient maintenant de revenir vers leurs vaisseaux, poussant devant eux les chevreaux et les agneaux, et de voguer sur la mer.

Cependant Ulysse, sans les écouter, désirait voir le Cyclope et connaître ses sentiments.

Ils allument du feu et sacrifient. Puis, ayant mangé quelques fromages, ils attendent le retour du Cyclope.

Celui-ci survint portant un fardeau énorme de bois sec, et il le jeta sur le seuil avec un bruit si terrible, que les étrangers coururent épouvantés à l’autre bout de la caverne.

Le Cyclope chasse aussitôt dans les vastes bergeries les femelles de son troupeau, qu’il doit traire, et il laisse dehors les mâles, les béliers et les boucs. Après cela, il soulève une lourde pierre dont il bouche l’entrée de sa demeure. Vingt-deux solides chariots à quatre roues seraient impuissants à faire mouvoir cette masse énorme. S’étant assis, le Cyclope trayait fort diligemment les brebis et les chèvres bêlantes, et il approchait les petits de leurs mères.

Il fit cailler la moitié du lait très blanc, qu’il étendit sur des éclisses tressées ; et il remplit de l’autre moitié plusieurs vases, pour boire en soupant.

Ensuite il alluma du feu, jeta les yeux autour, découvrit les intrus au fond de la caverne, et leur dit :

— Ô étrangers, qui êtes-vous ? D’où êtes-vous partis sur les humides chemins ? Faites-vous quelque trafic, ou bien errez-vous çà et là sur mer comme pirates, risquant votre vie et portant le ravage ?

Le Cyclope parlait d’une voix terrible qui brisait le cœur de ceux qui l’écoutaient. Cependant Ulysse lui répondit en ces termes :

— Nous sommes des Achéens partis de Troie et égarés par les vents contraires sur le profond abîme de la mer. Nous voulons retourner à notre pays, mais Zeus, sans doute, nous en écarte. Nous fûmes des soldats de cet Agamemnon fils d’Atrée, qui jouit à présent d’une immense gloire pour avoir mis à sac une ville puissante et détruit des peuples nombreux… Homme excellent, nous voilà à tes genoux. Respecte les dieux, car Zeus est le protecteur et l’arbitre des suppliants et des hôtes.

— Tu es insensé, lui répond l’impitoyable Cyclope, ô étranger, ou tu viens de bien loin, toi qui me parles des dieux et de leur colère. Que Zeus secoue son égide !… il ne fera point peur aux Cyclopes ; car nous valons mieux que lui. Sois tranquille ! si j’épargne quelqu’un, ce sera mon humeur, et non par crainte de Zeus. Mais, dis-moi, je veux le savoir ; où as-tu laissé ton solide vaisseau ; est-ce loin, est-ce près d’ici ?

Par cette demande, le Cyclope voulait éprouver Ulysse. Mais celui-ci ne manqua point de répondre très artificieusement :

— Les puissances de la mer ont brisé mon vaisseau contre un promontoire, et les vents impétueux en ont emporté les débris. Quant à nous, nous avons évité la mort.

Sans dire mot, l’impitoyable Cyclope jette ses mains sur les compagnons d’Ulysse et en saisit deux. Il les heurte et les brise ; leur cervelle s’écoule et mouille la terre.

Alors il dépèce leurs membres et les dévore avec l’avidité d’un lion : il ne laisse rien, ni entrailles, ni chairs, ni les os remplis de moelle.

En voyant le sort affreux de leurs camarades, les autres versaient des larmes et imploraient le secours de Zeus.

Quant au Cyclope, après s’être gorgé de chairs humaines et de lait pur, il s’étendit au milieu de ses troupeaux.

Pendant qu’il demeure couché, Ulysse se traîne jusqu’à lui, ayant auparavant tiré son glaive aigu ; et après avoir tâté avec la main, il médite de frapper le monstre à la poitrine, là où le diaphragme enveloppe le foie.

Mais il se retient, ayant pensé que la mort du Cyclope ne les sauverait point, lui et ses compagnons, et qu’ils périraient dans la caverne ; puisque, certes, ils n’auraient pas la force d’écarter de l’huis le roc pesant qui l’obstruait.

Il patienta donc.

Lorsque l’aurore parut et sema ses roses, le Cyclope reprit ses travaux.

Il allume du feu et trait convenablement ses brebis. Ensuite il dévore deux autres compagnons d’Ulysse.

Son affreux repas achevé, il se lève et chasse hors de la caverne ses riches troupeaux.

Il avait écarté d’une poussée la lourde pierre de la porte ; et, avant de s’éloigner, il l’avait rétablie, aussi aisément que le couvercle d’un carquois.

Ainsi, Ulysse et ses compagnons demeurèrent enfermés dans la caverne. Cependant sans se décourager, Ulysse mûrissait dans son esprit une terrible vengeance.

Une branche énorme d’olivier, encore verte, gisait au travers de l’étable. Le Cyclope gardait cette branche pour s’en faire un bâton, lorsqu’elle serait sèche.

À cause de sa longueur et de son épaisseur, les compagnons d’Ulysse comparaient cette branche au mât d’un large bâtiment de transport s’en allant sur la profonde mer à l’aide de vingt rangs de rames.

Ulysse s’assied près de l’énorme massue et en coupe la longueur d’une brasse. Il donne ce pieu à ses compagnons et leur dit de l’aiguiser.

Lorsque le pieu fut bien pointu, Ulysse le durcit dans un feu ardent, et le cacha vite sous le fumier répandu en abondance dans la caverne.

Il ordonne à ses compagnons d’élire au sort ceux qui doivent le seconder lorsqu’il enfoncera le pieu dans l’œil du Cyclope endormi ; et le sort nomme les quatre qu’Ulysse lui-même aurait voulu choisir.

À la tombée de la nuit, le Cyclope revint conduisant ses bêtes laineuses ; et il chassa dans la caverne tout son troupeau, cette fois, sans laisser dehors les mâles. Ce fut, sans doute, la volonté d’un dieu, comme nous verrons.

Pour son repas, le Cyclope avait choisi deux nouvelles victimes parmi les compagnons d’Ulysse. Celui-ci s’avança, tenant une coupe pleine de son vin délectable.

— Cyclope — dit-il — prends et bois ce vin, après t’être repu de chair humaine ; tu sauras quel breuvage recélait notre navire. Je t’en apportais une libation, et je me disais que, miséricordieux, tu nous laisserais retourner dans nos foyers. Mais ta fureur ne se lasse jamais. Cruel ! Qui voudrait à l’avenir s’aventurer auprès de toi ? Tu nous as traités inexorablement.

Ainsi parla Ulysse, et le Cyclope prit la coupe et but le vin. Et il se réjouissait en buvant, et il redemandait de ce vin délicieux :

— Donne-m’en encore de bon cœur, et dis-moi sans tarder ton nom, et tu auras un présent d’hospitalité qui te rendra heureux. Certes, la terre plantureuse des Cyclopes porte de belles grappes qui, nourries de la pluie, produisent du vin ; mais celui-ci tient de l’ambroisie et du nectar.

Ulysse ne manque pas de reverser de son vin au Cyclope, qui en avale imprudemment, jusqu’à en perdre l’usage de ses sens.

— Cyclope — lui dit alors Ulysse — tu me demandes mon nom ; écoute, et n’oublie pas après de me faire le présent d’hospitalité que tu m’as promis. Mon nom est Personne ; ma mère, mon père et tous mes compagnons m’appellent Personne.

— Fort bien ! — dit le Cyclope — je mangerai Personne le dernier, et tous les autres, ses compagnons, avant lui. Ce sera là mon présent.

Après ces paroles, il se renverse, son gros cou de côté, et le sommeil s’empare de lui. L’ivresse l’accable, et son gosier rejette des flots de vin et des lambeaux de chair humaine.

Alors Ulysse met le pieu sous la cendre compacte, pour qu’il chauffe ; et il enhardit ses compagnons par des discours, afin qu’ils ne cèdent pas à la peur.

Le pieu maintenant brillait singulièrement sous la cendre, et il allait s’enflammer, quoique son bois d’olivier fût vert.

Aussitôt Ulysse retire du foyer le pieu pointu et ses compagnons le saisissent, pleins d’audace, et l’appuient sur le coin de l’œil du Cyclope. Et Ulysse, haut dressé, l’enfonce en le faisant tournoyer. Le sang ruisselle autour du pieu qui brûle les racines de l’œil unique et la prunelle ; et la paupière avec le sourcil crépitent. Et comme une grande hache siffle, trempée dans l’eau froide par le forgeron, ainsi l’œil du Cyclope bruissait autour du pieu d’olivier.

L’être monstrueux gémissait effroyablement, et tout le rocher en retentissait.

Les compagnons d’Ulysse reculent épouvantés ; et le Cyclope arrache de son œil le pieu sanglant. Puis il le lance au loin, transporté de douleur.

Et il appelait à grands cris les autres Cyclopes, habitants des cavernes voisines sur les promontoires battus des vents.

Ils accourent de toutes parts, et, du dehors, lui demandent la cause de ses lamentations.

— Pourquoi, Polyphème, pousses-tu ces cris qui viennent rompre notre sommeil nocturne ? Quelqu’un emmène-t-il tes troupeaux ? Est-ce que l’on te tue par ruse ou par force ?

— Ô mes amis, répond Polyphème, c’est par ruse et non par force que Personne me fait périr.

— Comment, Personne ? disent-ils, alors, tu es seul ! Il n’est pas donné d’esquiver le mal que Zeus envoie ; implore, si tu veux, le roi Posidon, ton père.

Sur ces mots, ils s’éloignent ; et Ulysse se réjouit de sa ruse qui les avait trompés.

Le Cyclope gémissait toujours, car il souffrait sans répit. En tâtonnant, il enlève la pierre de la porte et s’assied sur le seuil. Il avait étendu ses deux mains, espérant se saisir de ceux qui chercheraient à s’échapper. Mais Ulysse avait tramé une invention subtile. Nous avons vu que la veille le Cyclope, contre son habitude, enferma dans la caverne toutes ses bêtes. Il y avait donc les mâles, forts et garnis d’une épaisse toison. Ulysse s’avise de les réunir trois par trois, en les liant avec de l’osier souple qui servait de couche au Cyclope. La bête du milieu portait un homme que les deux autres, allant de chaque côté, devaient sauvegarder. Ulysse s’était réservé un bélier superbe. Il le saisit par le dos, et se glisse sous son ventre velu. Ainsi, solidement roulé dans la laine épaisse, il attendit d’un cœur patient.

Quand parut l’aurore en semant ses roses, le bétail mâle s’élança vers le pâturage, tandis que les femelles bêlaient dans le parc, les mamelles gonflées de lait, car le Cyclope n’avait pu les traire. Accablé de souffrances, il tâtait le dos de ses bêtes qui passaient, sans s’apercevoir que des hommes étaient attachés sous leurs ventres à l’épaisse toison. Le bélier qui portait Ulysse sortit le dernier, et, l’ayant tâté, le Cyclope dit :

— Cher bélier, pourquoi es-tu si tardif aujourd’hui, toi qui hier encore courais le premier brouter les tendres fleurs dans l’herbe, et te désaltérer au courant des rivières. Et le soir, tu regagnais aussi le premier l’étable. Hélas ! as-tu conscience du malheur de ton maître qu’un misérable a aveuglé, après avoir dompté son esprit avec le vin ? Ah ! si tu pouvais me dire où se cache ce chétif Personne, sa cervelle rejaillirait dans la caverne, et ma souffrance en serait soulagée…

Ayant parlé ainsi, il laissa sortir le bélier qui vint joindre le troupeau. La caverne était déjà loin, et Ulysse, se détachant le premier, délivra ses compagnons. Ils poussent le bétail gras jusqu’à leur vaisseau, et tout en se réjouissant d’avoir échappé aux mains impitoyables du Cyclope, ils pleurent leurs amis morts. Mais d’un signe de ses sourcils Ulysse les arrête et leur ordonne de s’embarquer. Ils s’asseyent en ordre sur les bancs, et frappent de leurs rames la mer blanchissante.

Le vaisseau quitta rapidement le bord, et Ulysse commença d’adresser au Cyclope des outrages mordants :

— Cyclope, tu n’as pas dévoré dans ta caverne les compagnons d’un lâche. Avec l’aide de Zeus hospitalier te voilà justement puni…

À ces mots, le Cyclope, plein de colère, arrache le sommet d’une montagne, le lance avec force, et manque d’atteindre la proue du vaisseau.

La mer bouillonne sous le choc, et, battu par le reflux, le vaisseau retourne toucher terre. Mais Ulysse, lui fait regagner le large, en appuyant sur le rivage une longue perche.

Alors, sans écouter ses compagnons qui le suppliaient de ne pas irriter davantage un farouche ennemi, Ulysse raille de nouveau le Cyclope, et lui crie :

— Cyclope, si quelqu’un parmi les humains t’interroge sur l’état hideux de ton œil, apprends-lui que c’est Ulysse, destructeur des villes, fils de Laërte, ayant sa demeure dans Ithaque, qui t’a aveuglé.

— Ah ! fait le Cyclope, les anciens oracles avaient donc raison de me mettre en garde contre cet Ulysse ! Mais j’attendais un mortel grand et beau, plein de vigueur ; et c’est un chétif de petite taille qui m’a perdu.

Il prie son père, le puissant roi Posidon, de le venger ; et il lance vainement contre le vaisseau d’Ulysse une seconde roche plus formidable que la première…

Béatrice, Laure, Lisbette

Dans le Purgatoire, chant trentième, une femme apparaît à Dante. Il l’aperçoit à travers un nuage de fleurs. Elle porte un voile blanc, et l’arbre palladien, l’olivier, lui fait une couronne de ses feuilles. Son manteau est vert, et sa robe a la couleur d’une flamme vive.

Le poète reconnaît aussitôt celle dont la haute vertu l’avait blessé dans son enfance tendre. Et il dit à Virgile :

— Toutes les gouttes de mon sang tremblent…

C’était bien Béatrice que Dante avait devant les yeux.

L’amour inspiré par Béatrice à l’auteur de la Divine Comédie, forme le sujet de son premier ouvrage intitulé : Vita nuova. Et le mystère, répandu dans cette composition, ne cesse d’exercer la verve des commentateurs.

Nous avons Biscioni qui considère la Vita nuova comme un traité d’amour purement intellectuel. Béatrice, remarque-t-il, n’est pas une femme ; elle est la Sagesse individualisée, et le plus haut point de l’entendement. Amour ici signifie étude, et le salut de Béatrice c’est la capacité scientifique. Autour de Béatrice, ces Dames représentent les diverses sciences qui accompagnent la Sagesse. Reprenant cette thèse, Antonio Perez soutient que Béatrice est l’intelligence active. Mais Rossetti veut qu’elle soit la personnification de la monarchie impériale ; tandis que pour Ancona elle est une vérité mêlée de rêve, une réalité qui s’élève à l’allégorie. L’Allemand Wegele partage cette opinion. Aroux, très au courant des hérésies pendant le moyen âge, tient Béatrice pour la représentation d’une sorte de franc-maçonnerie albigeoise à laquelle Dante avait été probablement affilié.

Dans un récent travail, M. Remy de Gourmont récapitule toutes ces subtilités, et il se moque du naïf Fraticelli qui croyait simplement aux amours de Dante avec une certaine Béatrice ou Bice Portinari.

En revanche, il approuve Bartoli, pour qui Béatrice est la femme terrestre regardée par les yeux mystiques de l’homme du moyen âge, et en particulier de ces Blancs de Florence de la fin du xiiie  siècle ; la femme où l’ange apparaît par degrés ; quelque chose d’abstrait et d’impalpable, qui devient concret sur un beau visage, puis s’évapore et s’évanouit…

Enfin, Béatrice, c’est l’idéal.

« On comprend alors, dit M. de Gourmont, toutes ces expressions de terreur, ces craintes de mort qui saisissent le poète au paroxysme du désir ; c’est l’inspiration qui le hante, qu’il appelle et dont il redoute la venue. »

L’éloquent petit livre de M. Remy de Gourmont est nourri du meilleur suc. Vous y pourriez apprendre cent détails précieux sur les poètes contemporains de Dante : sur Lapo Gianni, sur Dino Frescobaldi, sur Gino de Pistoie, et principalement sur ce Guido Cavalcanti lequel savait tirer l’éternité de sa donna angelicata des formes périssables d’une Primavera, d’une Forosetta, d’une Pastorella, d’une Giovane de Pise ou d’une Giovane de Toulouse.

Vous y verrez aussi Dante marié, et bientôt séparé de sa femme, Gemma Donati, qui lui avait été cependant donnée en consolation de ses peines.

Au cours de ses recherches, au sujet de Béatrice, M. de Gourmont a l’air parfois de se tourmenter. Mais c’est tout en gardant son agréable sourire sceptique.

 

Ceux qui croient à la réalité de Béatrice disent qu’elle naquit à Florence en 1266 et qu’elle mourut dans cette ville en 1290, âgée de 24 ans. Dante était son aîné de neuf ou dix mois seulement. Le père de Béatrice s’appelait Folco di Ricanero Portinari ; il était riche et honoré. C’est en 1276, pendant la fête de mai, que Dante et la jeune fille se virent pour la première fois. Ils n’avaient donc pas encore accompli leur neuvième année. Au commencement de la Vita nuova, le poète parle de cette rencontre et il dit que Béatrice lui apparut vêtue d’une couleur rougeâtre, imposante et modeste ; et que la façon dont sa ceinture retenait son vêtement seyait à son extrême jeunesse .

Dans son Convito Dante a traité certains sujets ayant déjà figuré dans la Vita nuova. Mais c’est, dit-il, d’une manière différente, car raisonnablement, on doit, selon l’âge, être brûlant et passionné ou tempéré et viril.

Mêlée avec art de prose et de vers la Vita nuova est pleine de suavité, lorsqu’on n’a soif que de poésie.

Je ne sais pas si la traduction française, que Delécluze a donnée il y a longtemps, est exacte. Elle se lit sans effort.

***

Laure est moins angélique que Béatrice. Les vers de Pétrarque ne manquent pas de la célébrer avec sensualité. Ils nous montrent ses blonds cheveux épars à la brise et se jouant en mille boucles. Ses yeux brillent d’un feu ardent, et son visage, malgré sa douceur, est peint de couleurs trop vives. Si quelque chose de céleste se distingue dans sa démarche et dans le son de sa voix, cela n’a pour effet que d’enfoncer plus cruellement la flèche dans la plaie de l’amant. Alors celui-ci passe ses journées dans les pleurs, et ses nuits sans repos. Son cœur se consume dans les tourments qu’il souffre. N’a-t-il pas aimé vingt ans sans fruit ? Enfin, un jour, sur le point de partir, il croit apercevoir sur le visage de Laure une certaine pâleur, signe de pitié pour lui, et il oublie ses peines passées. Il se console aussi en pensant que les vers qu’il composa en l’honneur de Laure, vont lui acquérir une renommée durable. Certes, Pétrarque est très occupé de ses épithètes et de ses rimes. Sa passion néanmoins a tous les mouvements de la sincérité. Et cette passion, encore que d’un caractère fort élevé, ne laisse pas d’être sensuelle.

Ainsi, plus tard, dans son fameux dialogue avec saint Augustin, il s’entendra dire, qu’épris des charmes de la créature, il n’a point aimé le Créateur comme il convient ; et qu’il a admiré l’artisan comme s’il n’avait rien créé de plus beau, quoique la beauté du corps soit la dernière de toutes.

Dans sa vieillesse pieuse, Pétrarque a senti sans doute quel frisson de péché court sous la parure de ses vers, et comme leur retenue et leur pudeur même le font éclater.

Lorsque Ronsard, amoureux rustique, emprunte à Pétrarque un thème, il nous fait mesurer, par contraste, la profondeur du mal chez l’autre.

Voici comment Ronsard a imité un sonnet de Pétrarque, qui commence par ces mots : Amor, io fallo  :

Ostez vostre beauté, ostez vostre jeunesse,
Ostez ces rares dons que vous tenez des cieux,
Ostez ce docte esprit, ostez-moy ces beaux yeux,
Cet aller, ce parler digne d’une déesse.

Je ne vous seray plus d’une importune presse,
Fascheux comme je suis ; vos dons si précieux
Me font en les voyant devenir furieux,
Et par le désespoir l’âme prend hardiesse.

Pour ce, si quelquefois je vous touche la main,
Par courroux vostre teint n’en doit devenir blesme :
Je suis fol, ma raison n’obeyt plus au frein,

Tant je suis agité d’une fureur extrême ;
Ne prenez, s’il vous plaist, mon offense à desdain,
Mais douce pardonnez mes fautes à vous-même.
***

Divers conteurs de la Renaissance italienne plaisent souvent par la verve ou la trame du récit. Mais Boccace est au-dessus d’eux sans comparaison, et à cause de son style nombreux et superbe, et à cause de la qualité de son pathétique.

Il m’est arrivé de transcrire librement une histoire d’amour, qui est une des perles du Décaméron, et le désir me prend d’associer à la gloire de Béatrice et de Laure, la modeste et touchante héroïne de cette aventure tragique…

Écoutez d’abord cette chanson :

J’avais un pot de basilic,
     — Qui pourra me le rendre ? — 
Il avait le parfum joli
     Avec la feuille tendre.

Chaque matin et chaque jour,
     Chaque jour à toute heure,
Je l’arrosais pour mon Amour,
     Pour l’Amour que je pleure.

Avecque de l’eau de senteur
     Je l’arrosais sans cesse,
Et j’y mêlais encor les pleurs
     Que versait ma tendresse.

Si je n’avais pas, ô douleur !
     Dormi devant ma porte,
J’aurais avec mon pot de fleurs
     Mon amour qu’on emporte.

Voici maintenant la triste histoire de la mort du gracieux Laurent et de la tendre Lisbette.

Il y eut autrefois à Messine trois frères, qui avaient hérité de leurs parents un riche et prospère commerce. Ils avaient une jeune sœur nommée Lisbette, belle de corps et de figure, et qui n’était point encore mariée.

Les trois frères avaient aussi chez eux un jeune garçon du nom de Laurent, qui s’occupait merveilleusement de toutes leurs affaires.

Laurent était bien fait, avenant et avisé, tellement que la tendre Lisbette finit par le regarder avec beaucoup de complaisance. Il s’en aperçut tôt et, quittant les autres amourettes que par hasard il avait dans le pays, il ne pensa plus qu’à la gentille sœur de ses maîtres.

Vous le savez bien, cette sorte de passion, lorsqu’elle est réciproque trouve facilement le moyen de se satisfaire. Ainsi, Lisbette et Laurent ne tardèrent point à s’entendre et, se rencontrant en cachette ils se donnèrent du bon temps.

Hélas ! il n’y a pas de secret si bien gardé qui ne se trahisse.

Certaine nuit que la jeune fille allait, comme de coutume, retrouver son amant, l’aîné de ses frères la surprit sans qu’elle le vît. Quant à lui il entra, certes, dans une grande colère ; cependant il patienta et ne fit semblant de rien, car il était fort sage et il craignait de jeter par un éclat l’opprobre sur sa maison.

Le lendemain matin, il alla trouver ses frères et les instruisit de leur malheur commun. Ils résolurent de mettre fin à ce qu’ils appelaient la honte de leur famille et d’en tirer vengeance.

Quelques jours après, ils emmenèrent avec eux Laurent, sous un prétexte hors de la ville. Étant arrivés au milieu d’un bois, ils le tuèrent et l’enterrèrent au pied d’un arbre. Puis ils revinrent à Messine, disant qu’ils l’avaient envoyé en mission fort loin.

Les jours passaient et Laurent ne revenait point. La pauvre Lisbette languissait et, malgré la crainte qu’elle avait de faire naître quelque soupçon dans l’esprit de ses frères, elle ne cessait de leur demander des nouvelles de l’absent.

Elle fit tant et tant qu’un de ses frères lui dit :

— Tais-toi ! cesse de nous demander des nouvelles de Laurent. Qu’as-tu affaire de lui ! Prends garde d’entendre la réponse que tu mérites.

La jeune fille s’en alla le cœur serré. Elle était aussi pleine d’inquiétude : de quelle réponse voulait-on lui parler ? Elle n’osait plus s’adresser à ses frères pour s’enquérir de son ami. La nuit, seule, dans sa chambre, elle appelait Laurent d’une voix plaintive, elle le priait de revenir en versant des larmes.

Il arriva qu’une nuit, après avoir appelé longtemps son Laurent qui ne revenait pas, la pauvre Lisbette s’endormit tout en pleurs et elle rêva que le bien-aimé lui apparaissait pâle et les cheveux en désordre avec des vêtements déchirés et tachés de sang. Il lui sembla qu’il disait :

— Ô Lisbette, tu ne fais que m’appeler et te tourmenter en m’accusant de ma longue absence ; écoute-moi : je ne puis revenir ; ô Lisbette, tes frères m’ont tué !

Il lui désigna l’endroit où il était enterré, puis il disparut.

La jeune fille se réveilla soudain et, ajoutant foi à sa vision, elle se mit à pleurer amèrement et à se lamenter avec plus de force.

Le matin venu, Lisbette obtint de ses frères la permission d’aller se promener hors de la ville en compagnie d’une servante qui avait été autrefois dans leur maison, et qui savait tous ses secrets.

À peine avait-elle atteint l’endroit désigné, la pauvre Lisbette commença, toute tremblante, à enlever les feuilles sèches qui y étaient ; puis elle creusa à la place où il lui semblait que la terre était moins dure.

Elle ne creusa guère sans trouver le corps de son malheureux amant. La mort trop récente ne l’avait presque point défiguré.

— Hélas ! soupira Lisbette, le songe était donc véridique.

Malgré son désespoir, elle comprit que ce n’était pas le moment de gémir sur sa destinée. Elle aurait emporté, certes, si elle avait pu, le corps tout entier pour lui donner une sépulture plus favorable ; mais, voyant que c’était chose impossible à faire, elle coupa avec un couteau, le mieux qu’elle put, la tête de son amant, et l’ayant enveloppée dans un mouchoir, elle la mit dans le tablier de la servante qui l’accompagnait.

Après cela, sans avoir été vue de personne, elle partit et s’en retourna dans sa maison.

Quand elle fut seule dans sa chambre avec cette tête, elle pleura tant en la baisant mille fois qu’elle la lava toute de ses larmes. Puis elle prit un grand et beau vase, de ceux où l’on plante ordinairement la marjolaine ou le basilic, et elle mit dedans la tête enveloppée d’une belle étoffe de soie. Elle la recouvrit de terre et elle y planta plusieurs pieds d’un très beau basilic de Salerne. Elle ne l’arrosait jamais sinon d’eau de rose, ou de fleurs d’oranger, ou bien de ses larmes.

Lisbette passait ses journées assise auprès de son basilic et elle lui parlait de tout son cœur, comme s’il était la personne même vivante de son Laurent. Elle se penchait sur lui, elle l’entourait de ses bras et elle ne cessait de pleurer que lorsqu’elle voyait le basilic tout trempé de ses larmes.

Le basilic, qui était fort bien soigné et qui se nourrissait de la corruption de la tête enfermée dans le vase, devint vite très beau et odoriférant.

Donc Lisbette ne cessait de parler à son basilic et de pleurer sur ses feuilles. Les voisins s’en aperçurent et ils en parlèrent aux frères de la jeune fille, lesquels s’étonnaient fort de voir leur sœur flétrie, sans force, et manifestement près de sa fin.

Ils lui firent des réprimandes, et, voyant que cela n’y faisait rien, ils lui dérobèrent à la fin son cher basilic, pensant la guérir ainsi de sa folie.

La jeune fille, ne le trouvant plus, le demanda plusieurs fois avec instance. Mais, voyant qu’on ne le lui rendait point, elle se plaignit et pleura tant qu’elle devint tout à fait malade, et elle ne faisait autre chose que de demander son pot de fleurs.

Ses frères étaient fort surpris d’un tel entêtement. La pensée leur vint de vider le pot de basilic. Ils trouvèrent l’étoffe de soie avec la tête, qui n’était pas encore si décomposée et qu’ils reconnurent pour celle de Laurent, surtout aux belles boucles de ses cheveux. Ils ne savaient quoi penser de cette découverte. Ils enterrèrent secrètement la tête, et quelques jours après ils quittèrent Messine et s’en allèrent sans donner de leurs nouvelles.

Quant à la pauvre Lisbette, restée seule, elle continuait à demander son pot de basilic et à verser des larmes. Elle mourut en pleurant…

Terre d’Oc

Émile Pouvillon est mort d’une façon charmante, si j’ose dire. Il admirait un beau paysage lorsque l’apoplexie le foudroya en pleine santé.

Sous le titre : Terre d’Oc un livre vient de paraître, un livre qu’Émile Pouvillon a laissé inachevé. C’est M. Pierre Pouvillon, fils du romancier et excellent écrivain lui-même, qui a disposé en bouquet, pour notre plaisir, les dernières fleurs de son père. Il faut l’en remercier.

Cette Terre d’Oc est la terre natale d’Émile Pouvillon. Il s’y promène avec passion et, aussi, avec esprit.

À Montauban, devant la noblesse virgilienne des paysages parfumés de fleurs et de fruits, il se souvient de Dominique Ingres ; à Toulouse, il trouve pour nourrir son émotion les colonnes jumelles des Minimes et le clocher de Saint-Sernin ; à Cahors, en traversant la rue du Château-du-Roi, la rue des Soubirous, la rue Saint-Barthélemy, il se sent pénétré par la mélancolie du moyen âge ; à Cordes, il a des entretiens avec les gargouilles qui l’invitent du haut des murs des vieux hôtels, celui du grand-fauconnier, celui du grand-écuyer, celui du grand-veneur ; à Albi, il évoque encore le passé, et il entend tinter le marteau des chaudronniers de la rue Payrolière, il assiste aux cortèges seigneuriaux dans la rue des Nobles, aux quiproquos des commères dans la rue des Muettes ; à Nîmes, les cigales sont déjà parties lorsqu’il arrive, et il se laisse attendrir par l’automne.

À Perpignan, c’est un corso qui se donne sur la promenade des Platanes. Pouvillon a-t-il rencontré à Périgueux ces femmes, plus belles que mygnardes , dont parle le vieux compilateur François de Belleforest ? La Ramière, farouche et intime, est un nid dans les feuilles. À Cauterets, le voyageur regrette les anciens hôtels, si pittoresques, si gais avec leur mobilier de frêne, et ces urnes, ces coupes en marbre de Campan. À Bagnères, les fleurs foisonnent, luxuriantes et veloutées, à cause des eaux vives, de l’air où le soleil et la pluie se mêlent.

En arrivant à Tarbes, Pouvillon s’écria :

— Que les Pyrénées se voilent, on dirait qu’il n’y a plus rien à voir !

Le Pic-Du-Midi d’Ossau escalade le ciel. Mais Pouvillon préfère les beautés plus humbles du paysage proche.

« Du silence plane, dit-il ; le Gave qui mène en bas, dans les gorges, au fond des précipices, son tapage d’eau furieuse, irritée par l’obstacle, ici on l’entend à peine. Timide, puéril, il glisse en gazouillant sur un lit de sable et de cailloux. Son babil léger se mêle au crissement des sauterelles dans l’herbe, au tintement des sonnailles lointaines que secouent les troupeaux exilés dans les hautes estibes, au voisinage des névés. »

Il va aussi, comme nous verrons, à Saint-Antonin, à Moissac, à Luchon.

Par son tige, par son éducation, Émile Pouvillon appartenait à cette école d’artistes que Gautier et même Flaubert ont un peu gâtés. Je parle de ces écrivains qui emploient volontiers des moyens extra-littéraires, c’est-à-dire empruntés à la peinture. Cependant, grâce à la qualité de son talent, Pouvillon lutte avec succès, et à la fin, il se hâte vers le droit chemin. Alors sa phrase est sobre et bien construite. Quant à son imagination et à son âme, elles ne distillaient que charme et intégrité. Il a laissé Césette et les Antibels, œuvres émouvantes ; et voici Terre d’Oc, gracieux souvenir qu’il nous envoie de sa tombe.

***

Les pages qu’Émile Pouvillon consacre à la ville de Saint-Antonin, me rappellent le voyage que j’y fis il y a quelque douze ans.

Je revois ces gorges abruptes où le train passe avec un fracas longuement répercuté ; je revois Bruniquel au milieu des nuages, et les ruines du château de Penne, et la forêt lumineuse de la Grésigne.

La silhouette du père Casimir, fameux aubergiste de Saint-Antonin, passe de nouveau devant mes yeux.

L’air malicieux, aux longues moustaches grises qui pendent, il est là dans sa cuisine et surveille un perdreau qui tourne bien embroché.

Le père Casimir avait du génie ; ses pâtés resteront longtemps célèbres. Il comptait, parmi ses clients les plus fidèles, Taine, et il se montrait fier de fournir l’Académie.

Les plats se succédaient, à la table du père Casimir, parfaits et arrosés de vins pétillants. On finissait par un grand verre de brou de noix fortement mélangé d’armagnac.

Après dîner, il était agréable de faire un tour dans la ville à travers les ruelles obombrées du rapprochement des murs, et d’écouter le coucou accompagner de sa plainte le bruit de la rivière.

Pendant la journée je courais la campagne, et je passais devant les chaumières où des vieillards tout rasés me regardaient curieusement, assis sur le seuil de leurs portes.

Il y avait tout autour de belles cultures. La fleur du cognassier s’ouvrait au bord des routes. Des oisillons chantaient, et, sous le soleil, le vol des pies tachait de noir et de blanc le vert des champs.

***

La tête et le bras gauche de saint Antonin furent jetés, par ses bourreaux, dans l’Ariège. Une barque menée par deux aigles, les porta, depuis Pamiers jusqu’au confluent de l’Aveyron et de la Bonnette. Là habitaient les Ruthènes qui devaient à saint Antonin les bienfaits de la foi nouvelle. Ils ne tardèrent point à élever un monastère pour recevoir les reliques. Les moines et les pèlerins y vinrent en nombre, et bientôt une jolie ville dressa tout autour ses façades et ses pignons.

« Je goûte fort, pour mon compte, dit Pouvillon, ce désir passionné du saint homme, cette volonté posthume assez forte pour pousser la barque, pour obliger les aigles à la conduire et les rivières à la porter jusqu’au lieu qu’il avait choisi entre tous pour y reposer ses restes. »

En effet, rien n’avait su arrêter le saint martyr sur son passage, ni la superbe Toulouse et la Garonne couverte de peupliers, ni les rives du Tarn couronnées de pampres, ni l’antique Cosa aux marbres éclatants, ni Bruniquel sur sa hauteur.

Les moines, gardiens des reliques de saint Antonin, donnèrent à leur abbaye le nom de Noble-Val.

« Il n’en est pas, dit Pouvillon, qui désigne mieux le caractère du pays, la majesté des architectures calcaires qui limitent son horizon. Ce coin de terre est construit, harmonieux, parfait. Les montagnes qui l’enferment ont un élan bien ordonné, creusées en courbes gracieuses ou aplanies en terrasses, elles sont un enchantement pour le regard. »

Émile Pouvillon, au goût latin, appréciait avec justesse l’élégance et la discrétion de cette vallée aux beaux vergers, aux ondes claires où flotte une ombre diaphane. Il aimait à suivre l’araire dans le sillon ; il respirait délicieusement les senteurs des chèvrefeuilles et des troènes pendus aux rochers qu’une lumière mauve enveloppe.

Le temps a touché à peine la ville de Saint-Antonin. Elle dresse toujours les toits rouges de ses maisons serrées entre la rivière et les remparts. Ses ruelles se courbent avec la même grâce qu’autrefois et dans l’ancien mystère. Par-ci par-là une façade a été grattée, une fenêtre a perdu ses meneaux ; et c’est tout. Les murailles gardent leurs crochets de fer qui font songer aux « tapisseries de haute lisse tendues sur le passage des processions et des cortèges ». J’ai admiré, sur le linteau de mainte porte, ces écussons qui « montrent, dit Pouvillon, sculptées à vive arête dans le calcaire, les armoiries des familles nobles, les enseignes des anciens corps de métiers ». Les drapiers de Saint-Antonin furent longtemps célèbres. La bourgeoisie de cette ville vivait familièrement avec les nobles qui gouvernaient au nom du Roi. Ces nobles étaient « de gentils seigneurs, magnifiques dans leurs dépenses et débonnaires au pauvre monde ». Un de ces seigneurs jouit de la gloire du troubadour et brilla aux jeux mi-partis. Il s’appelait Raymon Jourdain. Un autre, du nom d’Archambaud, fit bâtir, dans le style roman, un édifice fort joli, qui est devenu plus tard l’Hôtel de Ville. On peut l’admirer encore, gentiment maquillé par Viollet-le-Duc, si je ne me trompe. Il a toujours sa claire-voie byzantine, ses piliers sculptés et ses colonnettes dont les chapiteaux portent des têtes curieusement barbues.

« Dans sa nouveauté, remarque Pouvillon, quand ces figures s’enlevaient en couleur sur la sévérité des murailles, quand les plats de faïence arabe incrustés dans la pierre chatoyaient au soleil, le monument devait être, pour les bourgeois casaniers et le menu peuple attaché à la glèbe, comme une vision d’Orient, une évocation des splendeurs de Venise et de Constantinople. »

La prospérité régna longtemps dans Saint-Antonin, malgré les croisés de Montfort, malgré les Anglais, malgré les guerres religieuses. Puis la décadence vint, et c’est elle qui permit à la cité romano-gothique de conserver intacte l’image du passé.

— Heureux Saint-Antoninois ! s’écrie Pouvillon.

Et il se souvient de la dernière soirée qu’il a passée chez eux. Il revenait d’une promenade, grisé de plein air. Le jour déclinait. Les travailleurs rentraient des champs, les charrettes à bœufs roulaient sur le pavé. Dans le calme des ruelles étroites, les foyers s’allumaient pour le repas du soir. L’ombre gagnait les rochers héroïques d’Anglar, qui portent le Causse désert où poussent la lavande et le genévrier.

 

… Je pense toujours à ce Causse tragique d’Anglar. Nous étions partis par un matin d’avril dans une voiture étrangement surannée, qui monta en cahotant le chemin de la montagne. Nous arrivions à peine sur le plateau, lorsque, tout à coup, le ciel se rembrunit. Le vent sema des gouttes de pluie. La voiture traversa lentement l’étendue silencieuse. Un chevrier, debout dans son manteau mouvant, gardait son troupeau.

Sur l’autre versant, nous relayâmes à une bourgade où devant une très vieille église un calvaire étirait ses bras. J’ai longtemps souhaité de vivre dans cette bourgade un rude mois de janvier. Le bruit des sabots sur la neige dure m’aurait bercé, pendant que je serais assis dans la cuisine, près d’un bon feu de branches.

***

L’harmonie des sinueux détours du Tarn rappelle à Pouvillon le Tibre, tel que l’a compris et interprété le Poussin .

« La couleur de ses eaux, dit-il, que les moindres crues teignent d’un rouge de brique, ajoute à la ressemblance. Avant de se perdre dans la Garonne, au large estuaire de la Pointe, le Tarn décrit une de ses plus belles courbes devant Moissac. »

Il nous parle de cette ville, et nous peint, d’une chaude palette, la cérémonie religieuse qui commémore son passé maritime. Enfin, il vante dignement les jeux de l’ombre estivale et les nuances du soir dans un magnifique cloître où les tombes se fleurissent de coquelicots, où les arceaux s’enlacent de roses vives.

Je me suis promené dans le silence de ce cloître avec le poète Raymond de La Tailhède né à Moissac. Pouvillon signale sa sensibilité profonde, sa belle envolée lyrique, sa matière d’art très riche et très pure.

Raymond de La Tailhède est un de ces poètes selon Ronsard : il est rempli de fureur et de divinité .

Encore adolescent, il composa des vers trop chargés peut-être de somptuosité. Après cela, il laissa tomber la lyre ; et lorsqu’il la ressaisit, ce fut pour entonner le chant cristallin de sa Métamorphose des fontaines :

Il est une vallée au flanc de l’Érymanthe ;
Les cyprès et les pins tout pesants d’ombre lente
Y dressent un abri de Phébus épargné,
Lorsqu’il a le milieu de son parcours gagné ;
Là, son active sœur, la Fille de Latone,
Ayant rompu la chasse, un moment, s’abandonne
Au vigilant repos d’un silence soudain.
Lieu funeste à l’impie et marqué du destin.
Dans le vif du rocher, sonore et froide, l’onde
Remplit la cavité d’une voûte profonde ;
Un reflux abondant s’épanche sur les bords,
Et la claire rosée y rafraîchit le corps.
À peine, ô Cadméen, conduit par l’ignorance,
Tu viens, et de ton sort ressentant l’influence,
À peine as-tu levé tes sacrilèges yeux,
Que prenant en ses mains pour te châtier mieux
Cette eau chargée alors de cruels maléfices,
Avant même, à l’effroi des nymphes, que tu visses
Artémis et son arc à terre détendu,
Elle a sur ta figure un venin répandu.
Ores un double bois à ton front ramé monte ;
Tu fuis, et chaque pas te découvre ta honte,
Toi-même à la fureur des chiens tu t’es voué.
Où se cache Actéon, race d’Autonoé ?
Bergers, hôtes heureux de ces douces prairies,
Aux sources que l’été n’a pas encor taries
Contentez votre soif, et, mêlant vos troupeaux,
Tandis que d’Apollon vous tenez ce repos,
L’un de Daphnis aimé, tressant une couronne,
Accordera sa voix à la docte leçon,
Et l’autre, que la lutte incertaine aiguillonne,
Tirera de la lyre une double chanson ;
Et quand l’ombre agrandie aux collines prochaines
Sur vos pieds étendra les hauts rameaux des chênes,
Rassemblez vos taureaux, vos boucs et vos brebis,
Sans plus chercher ici ce qui n’est pas permis.
Nous, Faunes et Sylvains, cependant, et Naïades,
Du lever de l’Arcture au déclin des Pléiades,
Voyant le creux du ciel sur le pôle alternant,
Nous interpréterons, suivant la destinée,
Les présages divins que va dans l’air sonnant
La rumeur prophétique aux lieux obscurs menée.
***

Luchon ! Que de souvenirs ! J’ai passé là-bas, dans ma jeunesse, des mois charmants.

Les allées d’Étigny m’amusaient avec leurs claquements de fouets, leurs cavalcades, le roulement des voitures, le va-et-vient des baigneurs.

Le colporteur, chargé de navajas et d’écharpes, ne manquait jamais de me dire :

— Mon capitaine !

J’ai été souvent pris pour un militaire. Cela m’advint encore l’autre jour, aux portes de Paris sous la tonnelle. Un ouvrier, bonne figure de pochard, s’était attablé à côté de moi. Il me considère longuement ; un sourire, un clignement d’yeux, puis cette phrase ;

— Ça va l’armée ?

Je m’empressai de le rassurer.

 

… Après une promenade au bord de la Pique qui se brise miroitante, je montais à Superbagnères, pour rêver dans la forêt sauvage. Une autre fois c’était devant les lacs et les cascades que mes songeries prenaient leur vol.

Du haut de la montagne, j’ai vu la Garonne se dérouler étroite et rapide. En bas, j’ai prié dans l’église rustique qui a peine à se défendre contre l’invasion des poules et des porcs. Dans une autre église, j’ai contemplé un grand Christ en bois peint, semblable peut-être à celui d’Avignon, à qui le fanfaron Stendhal voulait donner des coups de poing.

À Saint-Béat, pays des marbres, j’ai mangé, au bord de l’eau, des écrevisses et des confitures de carotte.

Quelles soirées, solitaires dans la cohue, sur la terrasse du Casino de Luchon ! J’aimais à me balancer sur un rocking-chair, en fumant des cigarettes.

    Je me souviens d’une femme blonde, d’une brune tannée, d’une belle aux cheveux châtains, d’une Espagnole qui s’appelait Carmencita, d’une fille du pays, qui avait des yeux de scabieuse…

L’année dernière Silvain a joué à Luchon, en plein air et dans un beau site, mon Iphigénie. Je n’y suis point allé. Luchon est un peu comme Naples : un décor pour la jeunesse.

… J’avais pris en amitié un innocent qui venait de loin, à travers la montagne, pour faire à Luchon sa saison de mendiant. Il s’appelait Joseph, il avait une face de gargouille. Je le faisais mettre à côté de moi dans une charrette anglaise, et nous courions les routes. Dans la Vallée du Lys, on nous servait, devant l’auberge, un succulent foie d’oie. Joseph cherchait dans sa poche son petit couteau, et il mangeait fort sagement…

« Chaque village, dit Pouvillon, a ses goitreux, ses innocents, qui gloussent en se dandinant, la main tendue pour l’aumône ».

Puis il raconte comment, à l’entrée du val de Burbe, il rencontra au bord d’un fossé, accroupie dans l’herbe, une vieille édentée. Elle était sortie pour faire sa provision de bois ; mais, ses forces l’ayant trahie, elle se laissa choir avec sa cognée. La vieille gisait, haletante, cherchant à écarter les mouches logées au creux de ses larmiers. La vieille se lamentait : son mari était tombé dans un précipice, son fils avait disparu dans une tourmente de neige, et elle restait seule et pauvre.

« Cette rencontre, dit Pouvillon, m’a gâté le paysage. J’en veux au soleil d’éclairer tant de détresse, j’en veux aux fleurs de déguiser tant de noirceur. »

C’est fort bien ; mais il ne faut pas trop déranger la Nature.

L’épitaphe de Rabelais

Ronsard avait composé l’épitaphe de François Rabelais. Il y chante ses gentilles capacités de buveur, et le montre devant sa tasse du matin au soir ; puis redoublant, sous la canicule, ses libations en l’honneur de Bacchus. Enfin, la Mort vient faire boire l’auteur de Gargantua dans l’onde du fleuve Achéron, et le poète invite les passants à répandre sur sa fosse, non des lys, mais tout ce qui convient à un fervent du jus de la treille.

Si d’un mort qui pourri repose
Nature engendre quelque chose,
Et si la génération
Se fait de la corruption,
Une vigne prendra naissance
De l’estomac et de la panse
Du bon Rabelais qui buvoit
Tousjours cependant qu’il vivoit.
La fosse de sa grande gueule
Eust plus beu de vin toute seule
L’épuisant du nez en deux coups,
Qu’un porc ne hume de laict doux,
Qu’Iris de fleuves, ne qu’encore
De vagues le rivage More.
Jamais le soleil ne l’a veu,
Tant fût-il matin, qu’il n’eust beu ;
Et jamais au soir, la nuit noire,
Tant fût tard, ne l’a veu sans boire :
Car altéré, sans nul séjour
Le galant boivait nuit et jour.

Mais quand l’ardente Canicule
Ramenait la saison qui brûle,
Demi-nu se troussoit les bras,
Et se couchait tout plat à bas,
Sur la jonchée, entre les tasses,
Et parmi les escuelles grasses,
Sans nulle honte se souillant,
Allait dans le vin barbouillant,
Comme une grenouille en la fange…

Il chantoit la grande massue,
Et la jument de Gargantue,
Le grand Panurge, et le pais
Des Papimanes ébahis,
Leurs loix, leurs façons et demeures ;
Et frère Jean des Entomeures,
Et d’Epistème les combas,
Mais la mort, qui ne boivoit pas,
Tira le beuveur de ce monde,
Et ores le fait boire en l’onde
Qui fuit trouble dans le giron
Du large fleuve d’Acheron.

Or toy, quiconque sois, qui passes,
Sur sa fosse répans des tasses,
Répans du bril et des flacons,
Des cervelas et des jambons ;
Car si encor dessous la lame
Quelque sentiment à son âme,
Il les aime mieux que des lis
Tant soient-ils fraîchement cueillis.

Cette plaisante fantaisie poétique a suscité des malentendus et des suppositions bizarres. Au xviie  siècle, le médecin Jean Bernier accusa Ronsard de malveillance envers Rabelais. Ce médecin imagine, entre nos deux auteurs, je ne sais quelles prises de bec, quels picotements, survenus, dit-il, à Meudon, chez les princes de la Maison de Lorraine. Selon Jean Bernier, Ronsard, qui n’osait pas s’attaquer à Rabelais vivant, attendit son trépas pour assouvir sa rancune, en rimant cette épitaphe. Et nous sommes surpris d’apprendre que Rabelais regardait le chef de la « Pléiade » comme un poète impécunieux et misérable, au point qu’il se tenait fort heureux de loger dans une échauguette , qu’on appelait encore à Meudon, longtemps après, la Tour de Ronsard.

Ces absurdités se répercutèrent. Bayle broda là-dessus sans contrôle, et après lui, Michelet prit la Tour de Ronsard pour thème d’une de ses brillantes incohérences.

 

L’Épitaphe de François Rabelais par Pierre de Ronsard n’est pas seulement un agréable travail de versification.

Il saurait, peut-être, poser devant nos yeux l’auteur de Gargantua tel que le voyaient ses émules et ses contemporains.

Car, avec toutes ces allusions malicieuses et son beau style, ne fut-il point, en quelque sorte, un clerc qui aimait à faire repue en contant des facéties joyeuses et grasses ?

Certes, Rabelais conseille au lecteur de l’interpréter à plus hault sens , et il attire l’attention sur le chien qui suce la moelle d’un os rencontré… Nous fallait-il cependant charger ces histoires de mille gloses, et forger tant de clefs qui n’ouvrent presque rien ?

 

Rabelais avait dédié une partie de son livre au cardinal Odet de Châtillon, le futur hérétique.

Cela conclut-il quelque chose ? On peut le soutenir. Pourtant Rabelais ne montre pas tellement figure de sectaire. Il aimait les lettres, et il avait inventé un français turbulent comme le latin macaronique. C’est un grand styliste, un peu agaçant, lorsqu’on finit par ne plus aimer la belle phrase pittoresque, pour elle-même.

Une amie de Chateaubriand

Avoir été jolie femme, un peu aventureuse, un peu pédante, avoir aimé de jeunes cavaliers et donné de la passion à deux ou trois grands hommes sur le déclin de l’âge, tout cela vaut peut-être la peine qu’on en parle encore.

Hortense-Thérèse-Sigismonde-Sophie-Alexandrine Allart naquit à Milan, le 7 septembre 1801. Son père, Nicolas-Jean-Gabriel Allart, citoyen français, était, à cette époque, membre d’une Commission extraordinaire de liquidation à Milan.

Notre héroïne reçut le prénom d’Hortense de la femme du général Marmont, sa marraine, et celui de Sigismonde à cause de son oncle maternel, Sigismond Gay, le père de Delphine de Girardin. Hortense et Delphine étaient donc cousines germaines.

La mère d’Hortense, Marie-Françoise Gay, perdit ses parents à peine âgée de dix-sept ans. Elle avait de la beauté et du savoir, mais nulle fortune. Elle fréquenta Ducis, Arnault et Marie-Joseph Chénier. Elle écrivit pour vivre, et elle traduisit les romans d’Anne Radcliffe, qui faisaient alors frémir.

Le père d’Hortense songeait à la marier lorsqu’il mourut.

« Il est fâcheux, remarque M. Léon Séché, qu’il n’y ait pas réussi : avec son tempérament et l’éducation qu’elle avait reçue, le mariage lui aurait été plutôt sain, surtout si on lui avait donné un mari à son goût. »

Sans doute, mais ce mariage aurait pu nous frustrer de ces deux piquants volumes dont M. Léon Séché nous régale aujourd’hui…

***

Hortense Allart de Méritens est morte presque octogénaire, de la rupture d’un anévrisme. Sa mère était morte de la même façon, au moment où elle portait la main à ses beaux cheveux pour les relever.

Hortense vécut ses dernières années à Montlhéry, au milieu d’un doux paysage de coteaux et de vignes.

Elle montait volontiers sur l’antique tour féodale, et elle laissait errer ses regards.

Pendant la belle saison, elle aimait à s’asseoir dans le petit bois de pins, au pied de la tour, sur la pente rapide. Là, elle écrivait et, pour sécher l’encre, elle prenait autour d’elle des pincées de sable tiède et fin.

Une étoffe de cotonnade l’habillait comme une paysanne, et elle portait pour garder son visage du soleil et du vent, une capote de percale.

Lorsqu’elle sortait, sous l’orage qui faisait ses délices, elle ouvrait un large parapluie rustique de couleur bleue.

***

Le premier amant d’Hortense fut un comte portugais du nom de Sampayo. Il était jeune, beau cavalier, très dévot et très amoureux. Assez dur, néanmoins, il quitta sa maîtresse qui allait être mère.

Mais Hortense ne lui garda point rancune.

Elle pensait volontiers que les moralistes s’égarent, qui appellent poignée de mains bien donnée pour les unes ce qui serait un crime pour des filles, à l’âge où cette poignée de mains serait la plus douce .

Il faut savoir qu’Hortense parlait ainsi en 1846, et qu’elle avait été, de 1829 à 1831, l’amie tendre de Chateaubriand ; de 1831 à 1836, celle de Bulwer-Lytton ; de 1837 à 1839, celle de Jacopo Mazzei, père de son second fils ; en 1841, pendant quelques jours, celle de Sainte-Beuve, et enfin, de 1843 à 1845, la femme pour rire de M. de Méritens,

Venons à son titre de gloire, à son aventure avec Chateaubriand, qu’elle a contée dans les Enchantements de Prudence, avec esprit et scandale.

Elle écrivait à Chateaubriand, sexagénaire : « Je me ferai belle pour vous plaire, ô René ! » Et ils s’en allaient, côte à côte, là-bas, dans un quartier plein de terrains vagues, que Chateaubriand comparait aux champs romains.

Ils préféraient cependant se donner rendez-vous sur le pont d’Austerlitz. Le Jardin des Plantes, appelé alors Jardin du Roi, leur offrait à proximité ses ombrages solitaires ; et ils pouvaient poursuivre leurs rêves dans le confortable restaurant de l’Arc-en-Ciel, où il y avait pour eux une petite salle toujours prête.

Le service était soigné et ne traînait point. On se mettait à dîner, et l’heure coulait aimablement, doucement, tendrement. La jeune femme babillait, le grand homme soupirait sur son âge et sur « ces joies imprudentes où il s’abandonnait ». Puis il versait du champagne à son amie. Elle, tout en vidant son verre, parlait gravement des théories religieuses de Creutzer. Un instant après, elle entonnait quelque chanson de Béranger : Mon âme, La Bonne vieille ou Le Dieu des bonnes gens.

Il paraît que cette poésie plongeait Chateaubriand dans l’exaltation la plus tendre. Alors il répétait obstinément :

         … Plaisirs de mon jeune âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le temps !

Hortense a dit, de son vieil amant : « Je l’aimais, certes, et parfaitement. J’en étais amoureuse, doucement, heureusement, sans crainte, sans trouble, et c’était lui qui modérait mon cœur. »

Chateaubriand crut un jour que son bonheur lui pesait. Il conseille à la belle de faire un petit voyage en Angleterre. Elle y va et rapporte une nouvelle flamme. On dit que René en fut tout marri. Il pardonna cependant, et Hortense revint dîner avec lui en tête à tête, mais non sans lui avoir auparavant demandé sa parole de chevalier de Saint-Louis qu’il n’essaierait pas d’attenter à sa vertu .

Chateaubriand jura et ne fut désormais pour elle qu’un grand épistolier. Il lui écrivit force lettres, et le plus délicatement du monde.

 

… Au mois de février 1847, en apprenant la mort de Mme de Chateaubriand, Hortense vint à Paris, et elle écrivit à Chateaubriand.

Il se rendit chez elle en voiture ; mais il marchait difficilement, et il ne monta point. Hortense descendit et fit avec lui un tour de promenade en voiture. Il se montra aimable et tendre. Il se tournait tout entier pour la regarder. Il était enveloppé dans un élégant manteau. Il lui dit qu’il s’ennuyait. Ils parlèrent de Rome. Il semblait mélancolique et las, mais il n’avait point perdu ses anciennes grâces, ni la beauté de ses traits.

Il ne fut question que de souvenirs et d’amitié. Chateaubriand avait alors soixante-dix-neuf ans et il devait mourir l’année suivante.

L’autre romantisme

À côté de Victor Hugo et de Théophile Gautier, à côté de la rime surabondante et de l’épithète de couleur, il y eut un autre romantisme, de moindre qualité, il est vrai, mais amusant, mais curieux au point de vue de l’histoire, ou plutôt de l’anecdote littéraire.

Dans cet autre romantisme, qui payait parfois en monnaie de singe, il ne s’agissait pas tant de style et d’art proprement dit. Ce n’était qu’une humeur, plus souvent acquise que naturelle. On cédait à l’entraînement par une pusillanimité qui n’était pas toujours sans calcul ; on se soumettait à la mode, avec l’arrière-pensée de s’en moquer, et même, de lui jouer quelque tour, à la première occasion.

Parmi ces écrivains qui oscillaient alors de la sorte, on peut citer Jules Janin qui fut conteur, brillant fantaisiste et prince des critiques.

Janin composait son style avec les débris de l’ancienne langue, et il s’enivrait d’horreurs romantiques, — par gageure.

Inventer une intrigue

Parmi les folies littéraires du siècle dernier, et probablement de celui-ci, il faut mettre à part celle qui consiste à se figurer qu’on invente une intrigue.

Jadis, le conte le plus usé était le meilleur ; on se le passait carrément, et lorsque quelqu’un se trouvait à avoir du génie, il le faisait paraître dans son éloquence et sa façon de souffler sur l’argile. Je songe, par exemple, à Boccace et à notre La Fontaine.

Jean Boccace, ami de Pétrarque et homme de haute culture, est fort mal connu en France, et peut-être ailleurs ; je n’ose pas dire dans son propre pays. Par leur vogue méritée, ses gaillardises et ses joyeux devis jetèrent de l’ombre sur ses récits tragiques ou gracieux qui, cependant, sont la partie la plus noble de son œuvre.

Les Marionnettes

On parle beaucoup, en ce moment, des marionnettes ou Maquettes animées que le peintre Georges Bertrand montre dans son atelier de Clagny.

Les représentations sont très courues. On y voit des diplomates et des académiciens. M. Motono, ambassadeur du Japon, a sa place à côté de M. Victorien Sardou, et de M. Henri Lavedan.

L’auteur du Duel vient d’adresser à l’administrateur de la Comédie-Française, un billet tout à fait charmant, qui est presque un compte rendu : « Cher ami, lui dit-il, êtes-vous souffrant ? Pourquoi ne vous a-t-on pas vu hier à Versailles chez le peintre Bertrand, comme il était convenu ? Ses Maquettes animées vous eussent fait passer, comme à nous tous, un étonnant et délicieux après-midi. Ces bonshommes sont une merveille savante de mécanique souple, gracieuse, humaine. D’une élégance vive et musclée, les jambes sont extraordinaires de vérité, et les bras, les corps se meuvent avec le moelleux et la juste mesure de la vie. Jamais marionnettes n’ont encore atteint cette impressionnante perfection. Il y avait là un Polin que vous auriez été presque tenté d’engager à part entière, et une danseuse si jolie et si charmante et réelle, qu’un des assistants, vieil abonné des trois jours à l’Opéra, voulait à toute force l’attendre à la sortie. La prochaine fois que M. Bertrand vous conviera à voir les petits personnages auxquels il a passionnément donné déjà plus de vingt ans d’amour, de patience et d’efforts, il faut que vous fassiez le voyage. Ça le vaut et vous n’aurez qu’une idée : revenir. »

On annonce que les acteurs de M. Georges Bertrand vont entreprendre une tournée en Amérique, tout comme Sarah-Bernhardt et Coquelin. Ils triompheront sans peine dans le Nouveau-Monde. Ils sont créés avec art, et ils participent des plus récentes inventions : l’électricité les fait mouvoir, ils auront la voix du phonographe.

J’espère cependant que l’antique Guignol gardera toujours pour les Parisiens un peu de son charme, et que l’on s’arrêtera, pour lui, longtemps encore, dans le sublime jardin du Luxembourg et sous les frondaisons des Champs-Élysées.

Goethe s’était passionné, dans sa jeunesse, pour les marionnettes. À ce sujet, nous avons ses confidences par la bouche de son Wilhelm Meister.

***

Les Grecs connaissaient les marionnettes ; ils les avaient reçues des Égyptiens.

Le peuple d’Athènes essuya le reproche d’avoir prostitué aux marionnettes d’un certain Pothein la scène où les héros tragiques d’Euripide faisaient retentir leur fureur.

Cependant, l’origine des marionnettes est, paraît-il, hiératique, ni plus ni moins.

Hérodote raconte que les femmes portaient en procession dans les campagnes, des statues de Bacchus, hautes d’une coudée environ, qui étaient à ressorts.

Les premières statues grecques, les dédaliennes, furent-elles mobiles ? On pourrait, peut-être, se le demander.

On lit dans Platon ce dialogue :

— N’as-tu pas fait attention aux statues de Dédale ?

— À quel propos me dis-tu cela ?

— Parce que ces statues, si elles n’ont pas un ressort qui les arrête, s’échappent et s’enfuient, au lieu que celles qui sont arrêtées demeurent en place.

L’art chrétien semble avoir fait également usage de la statuaire à ressorts. Un pèlerin vit dans l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, un grand crucifix à jointures flexibles qui servait dans les cérémonies de la Semaine Sainte.

Dans une procession fameuse à Venise, on finit par substituer des poupées de bois aux nobles dames qui y figuraient d’abord sous le nom de Maries. Cela fit soutenir que Marionnette venait de Marion, petite Marie.

Revenons aux anciens. Xénophon rapporte que Socrate demanda un jour au bateleur Philippe sur quoi il comptait le plus.

— Sur les sots, répondit Philippe, car ce sont eux qui me nourrissent en venant en foule voir danser mes pantins.

Un passage attribué à Aristote vante la perfection des marionnettes du temps :

« Quand ceux qui font agir et mouvoir de petites figures, tirent le fil attaché à un de leurs membres, ce membre obéit aussitôt. On voit leur cou fléchir, leur tête se pencher ; leurs yeux, leurs mains, tous leurs membres semblent ceux d’une personne vivante. Ces divers mouvements s’exécutent avec grâce et précision. »

***

Duranty était un romancier de talent. Il se disait disciple de Champfleury, et il avait plus de style que son maître. Un jour il dressa un petit théâtre de marionnettes dans le jardin des Tuileries, et il fit représenter mainte farce et arlequinade de son cru.

Il parle lui-même de ces compositions sur un ton de boniment :

            « Brrr !…

« Les fables de La Fontaine n’ont rien de comparable aux faits et gestes du Corbeau qui domine la pièce la Fortune du Ramoneur, poignante comme un drame. — Molière égale à peine la profondeur philosophique de la pièce des Deux Amis, et même de Polichinelle retiré du monde ou du Sac de charbon. Aucun satiriste ne s’est élevé plus haut que la Comète du roi Mirambole, ou n’a frappé si juste que le Marchand de coups de bâton. Les observateurs retrouveront toute la société moderne dans les Voisins, le Mariage de raison, Cassandre et ses domestiques, les Plaideurs malgré eux, le Miroir de Colombine, l’Homme au cabriolet et les Dragons de Catachysterium. Si l’on veut des études directes de caractères, Polichinelle précepteur et Polichinelle et la Mère Gigogne contiennent des modèles à proposer à tous les auteurs dramatiques. La Malle de Berlingue est un type de gaieté de situation… », etc.

J’aurais pu vous donner un échantillon de ces parades où l’art, et surtout le style, ne manquent point. Mais l’auteur n’a-t-il pas écrit lui-même dans son introduction :

« Ce que font les Marionnettes domine entièrement, ce qu’elles disent… Les marteaux des tonneliers ne font pas plus de bruit que ces coups de bâton ou ces têtes de bois qui se cognent rudement. Le langage des Marionnettes, avant même qu’on l’ait compris, forme à ces pan pan un accompagnement mystérieux de cris, d’exclamations… Il est donc facile de comprendre qu’ici l’aspect matériel éclipse le moral… Par conséquent, montrer ce que disent les Marionnettes sans faire voir ce qu’elles font, est un problème difficile, redoutable même… »

Malgré cela, Duranty fît paraître ses petites pièces sous le titre : Théâtre des Marionnettes du jardin des Tuileries. Pendant la grande vogue de l’école naturaliste, le pauvre Duranty profita d’une sorte de regain de gloire, et l’éditeur Georges Charpentier, celui qui vient de mourir, donna une nouvelle édition de son Théâtre des Marionnettes. C’est une publication luxueuse, ornée d’un grand nombre de dessins en couleur.

Duranty passait pour être fils naturel de Prosper Mérimée. Quelle est la valeur de ce bruit ? Dans tous les cas, il y a dans le style de cet écrivain oublié quelque chose de pincé, qui rappelle, en quelque façon, la manière de son géniteur présumé.

***

À propos des Marionnettes, on oublie rarement de citer les Pupazzi, les fameux Pupazzi de Lemercier de Neuville. Mais personne ne les lit ; et, ma foi, cet ouvrage ne mérite pas la lecture, sinon par curiosité. Cependant, en tant que spectacle, il eut, sans doute, du succès à son heure.

L’aventure qui donna naissance à ces Pupazzi est naïve, fort touchante et un peu ridicule.

À la fin du second empire, Lemercier de Neuville cherchait à gagner le pain de sa famille dans ce qu’on appelait alors la petite presse. Il était rebuté partout. On ne me confia jamais, dit-il, ni une chronique ni des échos.

Une nuit donc, — c’était peut-être en hiver et par un grand froid, — le pauvre diable veillait au chevet de son petit garçon malade, et les larmes lui venaient aux yeux en songeant que tout manquait à la maison.

Triste et abattu, il se mit à découper des images pour amuser l’enfant à son réveil.

C’étaient des portraits charges représentant les célébrités du jour, que publiait une feuille satirique : Le Boulevard.

Après avoir découpé, il prit un carton et colla dessus la première charge qui lui tomba sous la main.

Puis il jeta un regard à son petit garçon qui dormait toujours. À côté du lit, des jouets jonchaient le parquet, des jouets brisés qu’il lui était impossible de remplacer.

— Eh, bien ! se dit-il, je serai le marchand de jouets.

Il prit un couteau, des ciseaux, des couleurs, des ficelles, et il travailla de toute sa force à ses pantins, pendant des heures.

Au petit jour, l’enfant se réveilla en murmurant :

— Petit père… je t’aime.

« Ce jour-là, dit Lemercier de Neuville, je travaillai comme un forçat ; toutes les charges du Boulevard y passèrent, et une quinzaine au moins fut collée sur bois, peinte et machinée. Ce dernier mot nécessite une explication. Mes machinations feraient sourire un ingénieur par leur simplicité, comme elles ont fait sourire des gens du monde par leur ingéniosité. »

En voyant son père manier les pantins, l’enfant se mit à poser des questions :

— Qu’est-ce que celui-là ?

— C’est Villemessant.

— Pourquoi a-t-il un rasoir ?

Le directeur du Figaro était naturellement représenté en Barbier.

— Oh ! en voici un qui est bien drôle !

— C’est un photographe.

— Pourquoi monte-t-il en ballon ?

La charge représentait Nadar, qui fut le Santos-Dumont de son temps.

— Mon père, ce cuisinier, comment s’appelle-t-il ?

— Rossini.

— Ah ! qu’est-ce qu’il a dans sa casserole ?

— Du macaroni.

— C’est bien bon. Ah ! le drôle de cuisinier.

— Ne dis pas cela, c’est un grand musicien.

— Pourquoi alors est-il habillé en cuisinier ?

Ces questions naïves de l’enfant firent comprendre au futur montreur de marionnettes, que le spectacle aurait besoin d’être accompagné d’une sorte de légende pour réussir devant le public.

« Je fis quelques vers, dit-il, qui expliquèrent les mouvements ou les travestissements de mes illustres sujets. »

Un jour, Lemercier de Neuville fut invité à un dîner d’artistes et de gens de lettres. Il résolut de donner au dessert une représentation de ses marionnettes, afin d’en essayer l’effet.

Il arriva chez son hôte avec un paquet mystérieux, et annonça une surprise.

On parla de cette surprise pendant tout le repas, et les convives se livrèrent à mille calembredaines.

— Qu’est-ce que cette sauce ? disait l’un.

— Une sauce à la surprise !

— Ce vin est exquis.

— Je le crois bien ! Il est de l’année de la surprise !

Au dessert, Lemercier de Neuville quitta la table, et tout fut prêt, en deux minutes, pour le spectacle.

Un drap blanc masqua la porte de la salle à manger, à mi-hauteur. Le montreur se trouvait caché derrière avec ses marionnettes.

Les convives avaient entonné un chant baroque. Tout à coup, l’un d’eux cria : « Au rideau ! » Les chants cessèrent, et Neuville commença à montrer ses sujets. Une petite pièce de vers accompagnait chaque apparition. Et c’était Monselet en dieu Cupidon, About sur des échasses, Théodore de Banville en aède, une lyre à la main, couronné de laurier et faisant des yeux doux au croissant de Phébé. C’était Michelet avec des ailes, attisant sur un trépied le feu de l’amour ; c’était Théophile Gautier en oriental, porté par des chats très moustachus, sur un palanquin ; c’était Alphonse Karr dans une corbeille de fleurs, une guêpe au-dessus de sa tête ; c’était le jeune Aurélien Scholl dans son nouveau tilbury, et le galant berger Arsène Houssaye, armé de sa houlette. Puis venaient Ponsard et Félicien David, Janin, Nadar, Villemessant et bien d’autres.

L’assistance rit d’abord avec modération, puis le succès fut franc.

Quelqu’un demanda à Lemercier de Neuville :

— Et comment appelles-tu ces bonshommes-là ?

Il répondit au hasard :

— Des Pupazzi.

— Tiens ! c’est un joli nom ! Cela peut rester.

Cela resta, et un chroniqueur écouté écrivit quelques jours après au Figaro : « Ces bonshommes ont soulevé des tempêtes de rires. Et je ne crains pas d’ajouter que c’est presque une révélation et le point de départ d’un art nouveau, purement aristophanesque et populaire… »

On s’arracha les Pupazzi. Henri de Pène voulut gratifier quelques amis de ce spectacle, et Villemessant l’offrit à sa famille…

 

… Je songe à Monselet-Cupidon que je rencontrais, à la fin de sa vie, traînant la jambe, l’œil atone, sa lève rasée soulevée dans une crispation. Il avait beaucoup écrit ; où sont ses livres ? Pourtant, il ne manquait ni de style, ni de finesse. Il amusait, pareil à un Voisenon plus délié, à un Grécourt, moins la brusquerie.

La première fois que je vis Aurélien Scholl, il ne roulait pas en tilbury, il se tenait au calé Tortoni, devant sa table habituelle.

Plusieurs années après, à un dîner littéraire, nous nous trouvâmes côte à côte. J’avais prononcé quelques paroles, en citant Aristote : « Les dieux ne versent pas l’or dans toutes les âmes… »

Scholl se pencha vers moi et me dit gravement :

— Ni dans toutes les bourses.

Je possède la dernière lettre, je crois, que Théodore de Banville ait écrite.

Il devait présider le fameux banquet du Pèlerin Passionné ; j’allai chez lui et j’appris par sa femme qu’il venait de tomber malade. Je ne voulus point le déranger, je partis sans le voir. Le lendemain, il m’écrivit un petit mot gentil, en me reprochant ma discrétion. Quelques jours après, il était mort.

Le romancier Cladel accusait Banville de parler à tort et à travers sur la vie du poète des Fleurs du Mal ; et, là-dessus, il se mettait dans une grande colère.

Léon Cladel, abrupt comme ces rochers où s’accroche Bruniquel, son berceau, était en même temps un peu naïf. Avait-il connu le fond de Baudelaire ? Celui-ci a bien pu lui jouer plus d’un tour sur certains points. Ne pratiquait-il pas la méchanceté en dilettante ?

Quant à Banville, il avait, certes, une façon à lui d’accommoder ses souvenirs. Il laissait la bride au cou à sa fantaisie, mais elle galopait tout de même dans le domaine de l’histoire.

J’eus la clef du mystère le jour où j’appris comment il faisait le récit du début de notre accointance.

 

Lemercier de Neuville regrettait de n’avoir pas osé dédier ses Pupazzi à l’auteur de l’Homme de neige. Dans ce roman, George Sand fait paraître un extraordinaire montreur de marionnettes ; et vous savez que son fils Maurice exerça ce métier avec honneur, à Nohant et même à Paris, comme je l’apprends par la Correspondance de sa mère :

« Si tu veux, lui écrivait-elle, que nous te fassions un autre envoi de marionnettes et de costumes, dis-le-nous… Je me demande comment vous avez pu arranger votre théâtre, plus petit que celui d’ici, pour être vu de tant de spectateurs, Il est vrai que ton atelier est en longueur. »

… Les lettres de George Sand sont agaçantes et souvent fort jolies. Cette femme qui fumait la pipe comme un sapeur, était cependant bien de son sexe.

Croquis

Sur la route, qui va du golfe Juan à Cannes, dans le tramway clair, les rayons du printemps jouaient sur mes mains et sur mon visage.

Les jolies villas passaient devant mes yeux, blanches au milieu des fleurs vigoureuses, des arbres en arceaux, et des plantes qui brillaient.

Les roues des carrioles mêlaient leur bruit à celui que faisaient les chevaux en frappant le sol à coups secs. Puis c’était quelque paysan qui galopait, la figure entre les oreilles dressées de son âne.

L’air était tiède et parfumé, les murmures confus et doux, les couleurs assorties.

Cependant, je me tourmentais encore, et je formais des souhaits sans raison.

***

… Une fois, j’arrivai à la gare du Trayas au moment où le train partait déjà. Je me précipitai dans un wagon de bagages qui se trouvait devant moi, et je fis le trajet, jusqu’à Saint-Raphaël, assis sur une vieille malle.

C’était peu confortable ; mais le souvenir a ses caprices. Ainsi, je me revois à présent avec plaisir entouré de colis, pendant que le train roule bruyant entre les rocs de porphyre, et longe les criques bleues.

***

N’est-ce point à Saint-Raphaël que je rencontrai l’être le plus joyeux du monde ?

C’était un paralytique, pelotonné dans sa petite voiture. Un grand parasol doublé de soie rose l’abritait contre le soleil violent.

Saint-Raphaël est ouvert à tous les souffles d’Éole, mais sa rade est admirable, d’une majesté vaporeuse.

Elle pouvait donc plaire à notre paralytique. C’était un homme entre deux âges, à la barbe grisonnante, aux traits alourdis. Empêché de remuer les jambes, il semblait néanmoins sain quant au reste. Il était sans doute riche, et il avait conservé son estomac.

Un domestique tapotait avec zèle ses couvertures, un ami, à côté de lui, soutenait la conversation. Le paralytique parlait vivement, l’œil luisant, et il riait avec la meilleure franchise du monde.

Dans certaines conditions, une infirmité peut parfois ménager un état d’esprit heureux, et même exalter l’énergie psychique. Mais je suppose que le grand soleil et le ciel diaphane entraient en part de la gaieté du paralytique de Saint-Raphaël.

***

… Il me souvient d’un accident qui m’advint à Menton.

Me promenant sur la route de Sospel, je m’arrêtai devant un cabaret. Je montai des marches taillées dans la pierre, et, assis sur une petite terrasse, buvant un coup de vin clairet, je jouis longuement de la vue des coteaux où le mois d’avril élaguait déjà les ombrages.

Au moment de partir, je me pris le pied gauche au bois rompu d’une treille, et je tombai rudement. Je me relevai aussitôt, étourdi, mais sans grand mal.

Depuis, chaque fois que cette chute me revient à la mémoire, j’éprouve je ne sais quel contentement. C’est d’abord de l’avoir échappé belle, sans doute ; mais aussi parce que ce souvenir me replace dans un cadre de fin paysage et de lumière éclatante…

Sur Goethe

Goethe avait un penchant marqué pour les lettres françaises dont il savait pénétrer le sens et goûter la fine saveur. Et il ne fermait pas les yeux sur les imperfections ou la déchéance accidentelle.

Certes, son génie approche les distances et saute la frontière d’un bond assuré. Mais, quand même, l’air allemand, l’air quasi provincial de sa principauté accompagne le grand homme dans son voyage. Cela offre à peine l’occasion d’un vain sourire.

Sur Nietzsche

Nietzsche est substantifique avec son air bourru.

Et il est aussi comme cette gentille Bettina, l’amoureuse de Goethe : il aime mieux danser que marcher, et il aime mieux voler que danser.

Il n’est pas toujours léger, cependant. Enfin, tout cela est plein de curiosité, et très amusant.

Si j’avais une édition des ouvrages de Nietzsche, en petits volumes portatifs, j’en mettrais un ou deux dans ma poche, lorsque je vais me promener dans la vallée de Versailles, ou sur les chemins de traverse, entre Berny et Antony. Je les feuilletterais, doucement, assis sur une pierre, devant un enclos de poiriers, ou bien sous la banne de l’auberge, en écoutant tomber la pluie.

Sur Carlyle

Carlyle se déclarait volontiers amateur de Biographies, et amateur sérieux.

— L’homme, se disait-il, est éternellement intéressant pour l’homme…

Il n’était pas éloigné de trouver tout le reste sur la terre assez fade.

Ainsi Carlyle ne chômait guère en son déchiffrement humain.

Et il sondait, avec extase, le mystère du cœur et de la pensée d’autrui. Il reconstruisait l’homme, bien plus, il le construisait, simplement.

Sur Walt Whitman

Il y a une vingtaine d’années, pendant certaine promenade nocturne, feu Marcel Schwob me parla de Walt Whitman avec prédilection.

Bientôt nous arrivâmes rue de l’Université où Schwob logeait.

Nous entrons dans sa maison ; il pousse une porte, dissimulée dans le mur de l’escalier, et nous voilà dans son cabinet de travail.

Il fait briller la lampe, prend un livre sur la table et se met à me traduire, tout d’une haleine, diverses compositions du rapsode panaméricain.

C’était un brouhaha, un amoncellement…

Poètes de Terroir

Les modernes sont en nombre dans le recueil de M. van Bever, et chacun fait honneur à sa province.

J’y trouve Tristan Corbière qui était de Coat-Congar près Morlaix. Il y a quelque vingt-cinq ans que Paul Verlaine le tira de l’ombre, en écrivant sur lui. Je ne sais comment M. van Bever a oublié de citer l’étude de Verlaine, qui est amusante et même judicieuse.

Corbière avait passé sa jeunesse sur mer, dans un sloop de plaisance, vêtu en matelot, avec la grosse capote et les larges bottes de bord.

Il vient à Paris en 1873 et il publie un volume de vers : Les Amours Jaunes. Puis, il meurt de la poitrine à la maison Dubois.

Hélas ! il avait pourtant dit :

— Sombrer. — Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord sous la lourde rafale…
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. — Allons donc, de la place ! —
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
                                  La Mer !…

C’est encore Verlaine qui rappela, en écrivant, le nom d’Arthur Rimbaud exilé sur les côtes africaines.

Rimbaud était né à Charleville ; et quand, adolescent, il allait sur la place écouter la musique, il ne manquait jamais de griffonner quelque strophe moqueuse :

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses…

C’est un peu dans la manière du vieux Saint-Amant. Mais Rimbaud tire sa gloire de ses Illuminations et de sa Saison en Enfer, ouvrages très puissants et très absurdes.

***

Que de morts que j’ai connus ! Banville, Rollinat, Vicaire, Quellien, et ce jeune Olivier Calemard de La Fayette, qui peignait comme son grand-père, l’auteur du Poème des champs, mais d’un pinceau plus tragique, les paysages de la Limagne.

Théodore de Banville était plein de talent, mais il voulait mettre la poésie partout, et il lui arrivait de la rendre méconnaissable.

Sa conversation brillait, malgré les redites. Je l’écoutai parler avec plaisir une fois par semaine, pendant plusieurs années.

Maurice Rollinat eut pour marraine George Sand, et il faillit devenir notaire. Il déclamait et chantait depuis longtemps déjà aux Hydropathes et au Chat Noir, lorsqu’un article d’Albert Wolf au Figaro le mit tout à coup à l’ordre du jour. Les salons disputèrent Rollinat aux cabarets. Mais sa vogue dura peu, et il retourna dans son pays au bord de la Creuse. Là, il vécut avec les fantômes de son imagination, et il mourut dans le cauchemar. Maurice Rollinat était ému devant la Nature, et il en tirait des descriptions souvent inutiles.

Gabriel Vicaire chanta la Bresse, sa petite patrie :

                             … Au grand Saint-Nicolas
L’enseigne pend au mur où bourdonnent les ruches.
La nappe est mise. Holà ! qu’on apporte les cruches,
Nous boirons au bétail à l’ombre des lilas.

À Paris, Vicaire remplaça trop souvent le bon vin par les apéritifs ; et il est mort flans la maison de santé du docteur Cromar. Il avait une grosse figure drôlement sentimentale, et il chantonnait de vieux airs assis à sa table de café. Dans ses derniers ouvrages, Gabriel Vicaire se mit à enrubanner les Fées, à traiter familièrement tous les Saints du calendrier.

Narcisse Quellien composa en breton et en français. Je le revois avec sa barbe étroite et sa mince silhouette. Le pauvre barde écoutait peut-être la voix aérienne du Roi Artus, lorsque le char argien l’écrasa. Car il est mort du choc d’un automobile conduit par M. Agamemnon Schliemann, fils de l’archéologue célèbre pour ses fouilles de Troie.

Les Roses

Il est agréable de se figurer la jeune princesse auteur de : Les Huit Paradis, à Ispahan, dans sa chambre encombrée de roses.

Car il y en avait partout et à profusion. Il y en avait sur les plateaux et dans les verres ; et jusque dans la corbeille à pain.

Et des pétales jonchaient encore les tapis et le seuil des portes.

— Il faut en user, — soupirait la Voyageuse, — en jouir, épuiser tout de suite le fragile bonheur qu’elles peuvent nous donner, car demain, d’autres les remplaceront. On ne garde pas les roses de la veille, dans Ispahan…

Elle prenait les plus ouvertes, et elle les serrait doucement entre ses mains, comme des fruits mûrs. Une moiteur suave emplissait ses paumes. Elle pressait davantage, et de la fleur saignante coulait un peu d’eau que la nuit avait amassée là ; ses doigts en demeuraient rougis et longuement parfumés. Elle écrasait contre sa joue les calices les moins épanouis…

— Ah ! — soupirait-elle de nouveau, — les réunir en monceaux de pétales légers, puis les disperser au vent, jouer avec les plus rondes comme avec des balles, les déchirer ou les coudre, en faire des ceintures, des chapeaux, des guirlandes ou des chapelets… Quel plaisir, ces roses ! Quel plaisir désordonné !…

Sans doute, ô Voyageuse, ce fut un beau plaisir, et un grand désordre…

Oui ! n’est-ce pas que la sévère architecture de la rose commande la discipline ?

Mais les roses d’Ispahan sont peut-être de ces roses, qui doivent se montrer réunies en gerbes ou en bouquets.

À Paris seulement de rares roses font voir l’amère beauté d’une existence dépareillée…

 

Je songe aussi aux roses d’un climat brumeux. Très pâles, elles frissonnent au vent plein de pluie et de mort.

… Elle était si gaie la rose que j’ai cueillie un jour, entre les pierres d’un escalier champêtre !…

Je me souviens d’une autre rose ; cette rose blanche qu’une charmante jeune fille a conservée longtemps dans un vase, et dont j’ai composé l’épitaphe :

La rose du jardin que j’avais méprisée
À cause de son simple et modeste contour,
Sans se baigner d’azur, sans humer la rosée,
Dans le vase, captive, a vécu plus d’un jour.

Puis lasse, abandonnée à ses pâleurs fatales,
Ayant fini d’éclore et de s’épanouir,
Elle laissa tomber lentement ses pétales,
Indifférente au soin de vivre ou de mourir.

Lorsque l’obscur destin passe, sachons nous taire.
Pourquoi ce souvenir que j’emporte aujourd’hui ?
Mon cœur est trop chargé d’ombres et de mystère ;
Le spectre d’une fleur est un fardeau pour lui.

Moncrif et les chats

Au siècle dernier. Baudelaire faisait rêver avec ses chats néo-romantiques, — et, avec ses chats démoniaques, remplis d’humour, l’Américain Edgar Poe donnait le frisson.

Les chats de Théophile Gautier rôdaient sur sa table, sans doute avec un air de bonhomie. Quant à ceux qui entouraient Taine, on peut se les figurer assez systématiques.

Il faut se méfier, je crois, des chats favoris de M. Anatole France.

 

Paradis de Moncrif, académicien et viveur du xviiie  siècle, a laissé une Histoire des Chats qui garde encore son nom de l’oubli.

Cet opuscule est un badinage pas toujours forcé. Piquant malgré les fadaises, assez alerte, il est écrit facilement, d’un petit style qui tombe juste à la rencontre, par-ci, par-là, qui est agréable, en passant.

Moncrif était membre de la Société du bout du banc, fondée par Mlle Quinault, la fameuse comédienne.

Dans cette sorte de cénacle joyeux, Moncrif rencontrait Voisenon, La Chaussée, Marivaux, Duclos, le grand prieur de Vendôme, Maurepas, Crébillon fils… Il y a rencontré aussi Caylus qui, pour l’amusement de Mlle Quinault, inventait ses Fêtes roulantes, ses Étrennes de la Saint-Jean, son Histoire de M. Guillaume, et mille autres facéties qui valent bien, dit-on, ses grands travaux archéologiques. Car, dans sa vieillesse, Caylus vécut en ermite, uniquement occupé à pénétrer les secrets des statues égyptiennes et des vases étrusques.

Cela faisait que Diderot appelait Caylus : le plus cruel des amateurs .

***

Une nouvelle édition de l’Histoire des Chats par Moncrif vient de paraître en un coquet volume, avec une jolie couverture qui annonce plaisamment ceci : Chez Sansot, libraire, rue de l’Éperon, près le départ des carrosses d’Orléans.

Au tournant de la page nous voyons Moncrif en son portrait : bien rasé, en perruque, l’air matois.

M. Georges Grappe a écrit la notice qui ouvre cette nouvelle édition de l’Histoire des Chats, et nous y goûtons toute la discrétion érudite, la verve de bon aloi, le troussé de la phrase que cet écrivain fait communément apprécier.

Le fantôme léger de Moncrif erre sur les ruines de son époque, et l’on est certain de le rencontrer un peu partout, au milieu des carrefours ouverts, ou dans quelque recoin.

Il quitte la Reine Marie Leckzinska dont il est lecteur, et il va chez la danseuse Camargo.

Il rime des pastorales pour la Pompadour, et il n’oublie point la Dubarry, étoile qui se lève.

Après un succès éclatant à l’Académie nationale de musique, Zélindor, roi des Sylphes, ballet de Moncrif, fut représenté à Versailles, le 18 décembre 1752, devant le Roi.

Et il y avait des vers comme ceux-ci :

Une Sylphide sait aimer,
Mais une Mortelle est charmante,
Hé ! comment ne pas s’enflammer
Pour l’aimable objet qui m’enchante !

Les allusions à la favorite, Mme de Pompadour, formaient presque tout le fond de ce ballet.

***

L’Histoire des Chats où il ne faut pas, je crois, chercher midi à quatorze heures, se compose de lettres adressées à une amie de l’auteur.

Dans la première de ces lettres des causeurs de beaucoup d’esprit sont réunis dans un salon.

La question Chats est mise sur le tapis. Et l’on médit furieusement de ces pauvres bêtes qui ne tardent point d’être accusées non seulement de tous les vices, mais aussi de tous les ridicules.

Quoique seul à prendre la défense des chats, Moncrif lutte avec courage.

Hélas ! un chat paraît soudain.

À cette vue, une Dame ennemie, trouve le suprême argument : elle s’évanouit.

Alors, dans le salon, tous les médisants des chats font un beau tapage, et l’infortuné Moncrif est accablé.

C’est en sortant de cette mêlée, que Moncrif forme le projet d’écrire l’Histoire des Chats. Et il se rappelle fort à propos qu’Homère n’a pas dédaigné de chanter la guerre des Rats et des Grenouilles.

Il existe deux catégories de personnes relativement aux chats. Il y a ceux qui les fuient par préjugé et puis ceux qui affectent d’en avoir peur, par mignonerie.

Fontenelle avait été élevé dans la croyance que les chats, la veille de la Saint-Jean, quittaient leurs demeures pour se rendre au Sabbat.

— Quelle gloire ! s’écrie Moncrif. Songez donc que le premier pas de M. de Fontenelle dans le chemin de la Philosophie a été de se défaire d’une fausse prévention contre les chats ; et il ne tarda point à les chérir.

 

L’art des Égyptiens mettait entre les pattes des chats un sistre et un gobelet.

C’est qu’ils étaient sans doute admis dans les festins où leur voix semblait fort agréable.

D’ailleurs des savants illustres ont soutenu l’opinion suivante : Les chats sont très avantageusement organisés pour la musique  ; ils sont capables de donner diverses modulations à leur voix  ; et dans les expressions des différentes passions qui les occupent, ils se servent de divers tons.

Certes, plus d’un contemporain de Moncrif n’hésitait pas à se moquer du miaulement des chats. Mais cette façon d’agir pouvait bien prouver de sa part un manque de goût, et une science de la musique peu profonde.

Pythagore tenait les cigales pour bonnes musiciennes, lui qui était délicat connaisseur en la matière, et percevait les plus secrets concerts des astres et des planètes. Eh bien ! si la voix des cigales est mélodieuse, celle des chats ne l’est pas moins. Et elle est encore plus éclatante, plus variée, et si agréablement simple, que les petits enfants au berceau l’imitent sans effort !

Ainsi Moncrif triomphe gaîment, et il n’hésite pas à la fin à évoquer, à propos des chats, Hermès Trismégiste.

La cinquième lettre de l’Histoire des Chats est consacrée à la galanterie. Dans la sixième, Moncrif se réjouit en constatant que les maximes les plus judicieuses, comme les proverbes les plus fameux se passent difficilement des chats.

Chat échaudé craint l’eau froide !

En effet, l’expérience ne nous sert à rien, et les trahisons trouvent en nous une proie toujours facile. Pour le chat, il n’est dupé qu’une fois, car après il s’arme de défiance non seulement contre ce qui l’a trompé, mais même contre tout ce qui lui fait naître l’idée de la tromperie .

Vraiment, c’est sur les gouttières qu’il faut aller à l’école ! C’est là qu’on apprend l’activité, la modestie, l’émulation, la haine de la paresse. Et que faisait, je vous prie, Annibal devant Scipion ? Tout simplement : il guettait son ennemi, comme le chat la souris .

Ne croyez pas que Moncrif se fait des illusions. Il connaît les bons mots et même les proverbes où les chats sont tournés en ridicule. Mais de quoi n’abuse-t-on pas !

 

Il faut croire que du temps de Moncrif, on manquait de chats noirs. Car il dit :

« Les chats noirs sont ceux dont la nature a toujours été le plus avare. »

C’est bien le noir que Moncrif préfère chez les chats. Et il se demande si les chattes de cette couleur n’ont pas dans leurs yeux ce piquant qui est le partage des brunes.

Moncrif remarque que la forme du chat joint, au maintien solide, l’agrément et la dextérité.

En voyageant à travers l’Algérie, j’admirais ces Orientaux qui vont sans heurt ni confusion, d’un pas grave et harmonieux.

Et il m’arrivait de chercher à scruter leur mystère. Mais à la fin je les comparais aux chats qui ne sont peut-être qu’une belle forme souple.

La Mort et l’Amitié

Dans ma première jeunesse, le quartier des Écoles conservait encore des vestiges de ses traits héréditaires. Autour de Saint-Séverin, devant Cluny, il était loisible d’évoquer, en quelque sorte, les époques des clercs et des docteurs scolastiques.

La place Maubert restait intacte avec ses rues de biais, qui fuyaient vers la Seine et le parvis Notre-Dame.

Un dédale pittoresque de pignons vermoulus s’enchevêtrait du côté de la place Saint-André-des-Arts, ou plus exactement des Arcs. Je me souviens d’avoir rencontré une nuit, au fond d’une impasse déserte, devant une porte monumentale, une vieille ivrognesse à face de gargouille, étalée sur la neige épaisse et sous la lune pâle.

Aux abords de la Sorbonne, des échoppes s’accrochaient aux murs poreux, des voûtes pleines d’un clair-obscur vacillant allaient d’une ruelle à l’autre.

C’est là sans doute que s’ouvrait l’étroit et sombre passage de cette rue Neuve-des-Poirées où Jules Janin place une histoire de choléra d’un macabre tragi-comique.

***

J’ai vu à Paris deux épidémies de choléra. La dernière, celle d’il y a dix-sept ans environ, eut la fantaisie de s’essayer à Puteaux, avant de gagner la capitale.

Je me souviens d’avoir dîné alors dans cette localité, chez un ami. Nous avions fait honneur aux plats et aux vins. En prenant le café, nous étions tous d’assez bonne humeur.

Nous parlâmes des malades et des mourants, sans forfanterie, il me semble bien.

Une épidémie rentre vite et naturellement dans la conversation courante. Certes l’imagination travaille devant la menace, mais la mort ne fait pas tant trembler : il y a, même chez les plus heureux, une lassitude de la vie.

Cependant, un excès de passion pour la mort peut être sans grâce, autant qu’un excès pareil pour la vie.

***

On trouve dans les Essais de Montaigne toute une encyclopédie sur la fin de nos joies et de nos peines : En quel sens elle nous acquitte de toutes nos obligations ; unique juge du bonheur des hommes  ; combien il importe d’être préparé d’avance à la mort  ; quelles sent les morts les plus saines  ; la mort fait partie de l’ordre de l’univers  ; on ne la peut essayer qu’une fois, et nous sommes tous apprentis quand nous y venons , etc., etc.

Montaigne cite les philosophes et les poètes, et il dit le pour et le contre des opinions, et il entasse les exemples et les anecdotes.

Comme il le confesse, dans la fleur de l’âge encore, il était occupé des imaginations de la mort . Au milieu des danses et des jeux, ce sont de telles pensées qu’il nourrissait. Mais cela ne lui faisait point venir des rides amères sur le front : il avait pris l’habitude de demeurer calme devant les fatalités de la condition humaine. Il se disait qu’une vie longue et une vie courte sont rendues pareilles par la mort, car le long et le court n’existent point pour les choses qui ne sont plus. Puis il se souvenait de ce qu’Aristote dit de certaines petites bêtes qui ne vivent qu’un jour : celle qui meurt à huit heures du matin périt dans sa jeunesse, et celle qui meurt à cinq heures du soir, dans sa décrépitude.

La mort, selon Montaigne, n’est pas un remède à un seul mal, mais à tous les maux.

Il juge que la mort la plus volontaire est la plus belle, et que si c’est faiblesse de céder aux maux, c’est folie de les nourrir.

Et il rappelle qu’un jour Diogène rencontra un philosophe, affligé depuis longtemps d’une cruelle hydropisie, qui se faisait porter en litière. Ce philosophe lui cria :

— Le bon salut ! Diogène.

— À toi point de salut, lui répondit-il, qui souffres la vie, étant dans un tel état.

Mais bientôt Montaigne se ravise et il dit qu’il y a plus de mérite à user la chaîne qui nous tient qu’à la rompre, et plus de fermeté en Régulus qu’en Caton.

Lorsqu’on parle d’une noble indifférence envers la mort, on n’oublie jamais Socrate. Je pense quelquefois que la sérénité et les jeux d’esprit de Socrate pouvaient bien cacher l’amertume et la fatigue de la vie.

Eh quoi ! Nietzsche avait-il donc raison en disant que Socrate voulait mourir et qu’il a forcé les Athéniens à lui faire boire la ciguë ?

***

Ménandre, poète et moraliste, tenait pour favorisé des dieux l’homme qui avait pu rencontrer l’ombre seulement d’un ami. Montaigne rappelle ces paroles, et Montaigne se connaissait en amitié.

L’affection qui unissait La Boëtie et l’auteur des Essais est célèbre. C’était une amitié entière et parfaite, fort rare dans les affaires de ce monde.

« Il faut, nous dit Montaigne, tant de rencontres à la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles. »

Et il confesse qu’après la mort de La Boëtie, toute sa vie, cependant douce et pleine de tranquillité, n’était plus que fumée et nuit obscure.

Les âmes de Montaigne et de La Boëtie pouvaient, sans doute, soutenir de pareils sentiments, mais ils logent aussi, — assez souvent, — chez des natures fort médiocres. Alors, ce n’est qu’un désir de s’épancher et une sorte de nonchalance. Et tout cela peut manquer de noblesse.

L’amour qui reste une aveugle fureur, malgré les enjolivures que nous y mettons, ne chicane pas tant ! L’amitié est plus délicate, et il faut qu’elle écoute ses scrupules.

Voilà pourquoi un cœur vraiment élevé, pour peu qu’un destin envieux s’en mêle, goûte à la fin les amères délices de la solitude.

 

Il faut, hélas ! du cabotinage dans la vie, surtout chez les hommes hors ligne ; autrement le cœur se brise vite en morceaux.

Pour Ronsard comme pour Corneille, une rusticité touchante leur tint lieu de cabotinage. Malherbe fut un cabotin rusé et, malgré son mérite, sans envergure.

Hugo cabotinait en manches de chemise , pour me servir d’une expression que Nietzsche applique à l’enthousiasme de Michelet.

Chateaubriand et Lamartine sont des héros de cabotinage fin et commencement de siècle. Le premier en fit un chef-d’œuvre coulé en bronze ; le second eut des lacunes.

Il n’y a pas ombre de ce vice ou de cette vertu chez Racine : aussi fut-il dégoûté, dans la force de l’âge encore, et de son art et du monde.

Homère

M. van Gennep ne croit pas à la légende du vieillard aveugle qui chantait en mendiant son pain. Toutefois, il se moque des folk-loristes extravagants et de ces disciples outrés de Wolf qui ne voulaient voir dans l’Iliade et l’Odyssée qu’un travail de juxtaposition, entrepris à travers les siècles par une foule d’aèdes anonymes.

Frédéric Schlegel soutenait que les poèmes homériques, loin d’être des ouvrages conçus et exécutés, avaient pris naissance et grandi naturellement.

D’autres critiques assimilaient l’épopée grecque aux animaux et aux plantes et la qualifiaient de production organique.

Des personnages fort doctes se mettent à désarticuler les poèmes homériques. Ils tirent, avec satisfaction, par ici les inconséquences et les inutilités, par là les contradictions et les anachronismes.

Lachman coupe l’Iliade en deux, Grote en trois, et un autre commentateur en quatre.

La conclusion est souvent que le plus vert de l’ouvrage est dû aux interpolalears.

Cela étonne avec raison M. Michel Bréal.

Il suffit de s’abandonner à Homère avec un cœur pur, dans la seule joie poétique, et alors l’unité parfaite de la composition saute aux yeux.

On dit que de cette manière le savant Wolf lui-même devenait tout à coup raisonnable.

L’hexamètre homérique porte de vraies marques d’honneur qui lui viennent d’un héritage très ancien.

Tel apparaît aussi l’octosyllabe de François Villon, repoli pendant toute l’époque gothique.

Racine, pour son alexandrin, profite du labeur, parfois pénible, du xvie  siècle, comme de ses prédécesseurs immédiats.

Aujourd’hui, nous faisons bien, semble-t-il, de reprendre l’alexandrin classique, rendu de nouveau vivant et neuf par les folies mêmes des romantiques et des symbolistes…

Très rigoureuse, la versification homérique s’écarte d’autant de la veine populaire.

C’est abusés par une logique qui ne doit pas être celle de l’art, que certains doctes éplucheurs ont taxé Homère d’inconséquence. Et ils se mirent à reconstruire dans l’Iliade ou l’Odyssée, souvent au grand dommage de la plus rigoureuse architecture.

On parle aussi de barbarie, à cause de telle expression, de tel geste, depuis longtemps de tradition dans l’épopée ; et cela sans s’apercevoir que pour le reste ce n’est que force dans la mesure et richesse de civilisation.

Talma et le rôle de « Saül »

Soumet avait connu Talma dans le salon de Mme Sophie Gay, la mère de Delphine de Girardin. Il eut à se plaindre de lui à propos de son Saül. Le jour de la lecture de cette pièce devant le Comité du Théâtre-Français, Talma, qui semblait dormir, se leva tout d’un coup pour déclarer qu’il ne jouerait jamais un pareil rôle .

Il avait déjà refusé de jouer le Saül de Lamartine. Le poète était venu exprès de Mâcon pour lui lire son ouvrage. Talma écouta, et après en avoir loué le style, le lyrisme et même le plan, il conclut que cela n’était pas jouable .

Décidément, comme dit M. Séché, Talma n’aimait pas le rôle de Saül.

Rappelons qu’un autre grand tragédien, notre ami Silvain, est d’un avis contraire.

Talma était un tyran au sein du Comité du Théâtre-Français. Ses démêlés avec l’acteur Lafon irritaient encore son humeur. Lafon appelait Talma l’autre, et tous les deux s’entredéchiraient aux dépens des auteurs.

Pastels anciens

C’était alors la fête de la Chevrette. Les marchands forains venaient de s’établir dans l’avenue, sous de larges toiles qui allaient d’un arbre à l’autre. On dansait aux sons des violons, on jouait, on buvait, on chantait. Seigneurs et vilains fraternisaient gaiement. Les jeunes paysannes, en jupe neuve, se mêlaient aux grandes dames, qui arrivaient de la ville avec leur rouge et leurs mouches, la canne de roseau à la main.

Au château, il y avait nombreuse compagnie, dans le salon, triste et magnifique, où l’on voyait sur les murs l’histoire de Psyché.

Près d’une fenêtre qui donnait sur les jardins, Grimm posait devant un peintre ; et s’appuyant sur le dos de la chaise de celui-ci, Mme d’Épinay regardait, attentive.

Saint-Lambert lisait dans un coin, et Diderot jouait aux échecs avec Mme d’Houdetot.

On se mit à table, et le dîner fut bien servi et plein de gaieté. Après les glaces on fit de la musique.

Une charmante jeune fille, douce et modeste, s’assit au clavecin et chanta :

Je cède au penchant qui m’entraîne,
Je ne puis conserver mon cœur.

La candeur de son maintien contrastait plaisamment avec ces paroles, et Diderot se pencha vers son voisin pour dire :

— Qui est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là ? Il est si bien.

Mais l’autre secoua la tête :

— Ce serait, fit-il, un autre genre de beauté.

 

… Mlle d’Ette belle autrefois comme un ange, et à qui il ne restait plus que l’esprit d’un démon , se trouvait parfois parmi les hôtes du château. Un de ses aphorismes enseignait : que pour s’aimer bien on était trop distrait.

L’abbé Galiani, taquin et mordant, faisait aussi de fréquents séjours à la Chevrette. Il avait fini par agacer jusqu’aux cygnes d’une grande pièce d’eau. Ces oiseaux l’avaient pris en grippe, et lorsqu’ils l’apercevaient de loin, ils battaient des ailes et lui couraient sus au grand vol, le cou tendu, le bec entrouvert et poussant des cris.

***

Pendant une promenade, Diderot dit à Mme d’Épinay, à propos de Grimm :

— Vous êtes trop heureux tous les deux d’être sensibles au bout de quatre ans.

Mme d’Épinay achevait le septième lustre de son âge. Elle avait les cheveux noirs et de blanches épaules.

Un portrait la représente la poitrine à demi, nue ; quelques boucles éparses sur sa gorge, les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front ; la bouche mi-close, les yeux chargés de langueur .

Elle disait :

— Je suis vraie sans être franche.

Le mariage de Mme d’Épinay commença fort délicieusement, et la jeune épouse pouvait s’écrier avec un sourire malicieux :

— Est-ce donc un crime, une indécence d’aimer tendrement son mari ?

Mais bientôt les nuages s’amoncellent ; M. d’Épinay recherche une fille de la Comédie, à qui il donne son portrait qu’elle porte publiquement. Sa femme pleure d’abord, puis elle se jette dans les bras d’un autre.

Ce fut Dupin de Francueil, le grand-père de Mme Sand. Sur le témoignage d’un portrait qui se trouvait dans sa famille, la romancière dit que Mme d’Épinay était laide, mais qu’elle avait beaucoup de physionomie .

 

Mme d’Épinay eut à se plaindre de son amant, autant que de son mari. Francueil et M. d’Épinay allaient même ensemble chez deux créatures équivoques qu’on appelait les petites Rose. On y soupait joyeusement et M. d’Épinay payait les violons.

L’auteur des Considérations sur les Mœurs, Duclos, avait tenté vainement de séduire Mme d’Épinay, et il se vengeait de son refus d’une manière atroce. Il la persécutait d’un grand dévouement qui n’était qu’une rancune dissimulée. Duclos mettait une cruelle sollicitude à prévenir Mme d’Épinay de tous les petits malheurs suspendus sur sa vie amoureuse.

Un jour, Mme d’Épinay, poussée par la curiosité et la jalousie, demanda à Duclos :

— De qui parliez-vous donc avec M. de Francueil ?

— Par Dieu ! fait-il d’un air dégagé, cela est bien fin ; je parlais de ces deux filles, des petites Rose.

— Comment, reprit Mme d’Épinay toute tremblante, est-ce qu’il va chez elles ?

Duclos se met à rire :

— Lui, il n’en bouge. Mais d’où venez-vous donc ? Il n’y a que vous dans Paris qui l’ignoriez.

Cette abominable révélation frappa au cœur Mme d’Épinay. En se rappelant certaines circonstances, tout cela ne lui paraissait que trop vraisemblable. Elle pleure et sanglote ; elle écrit vingt lettres à Francueil, puis les déchire.

Une fièvre violente la saisit qui lui dura trente heures. Elle avait le délire, on la saigna trois fois du pied.

Revenue de cet état, elle mande Francueil qui vient et se défend mal. Malgré cela, elle lui pardonne cette fois.

Cependant, quelque temps après, elle se montra moins indulgente et elle rompit avec Francueil. C’est qu’elle commençait à rêver d’un autre, qui était le fameux Grimm. Elle traçait en secret un portrait de lui, et elle disait dans le préambule :

« Peindre son meilleur ami est le travail le plus délicieux et le moins aisé ; mais, lorsque la satisfaction l’emporte sur la difficulté, les obstacles disparaissent, et le courage répond du succès. C’est une réflexion qu’on devrait faire dans toutes les actions de sa vie et d’après laquelle j’entreprends ce portrait. »

Francueil était aussi tendre qu’inconstant. Il errait autour de son ancienne amie, et soupirait :

— Hélas ! je ne puis ni vous quitter ni vous fuir.

Grimm, inquiet, exigea de Mme d’Épinay de ne plus le voir. Elle consentit, le cœur brisé, mais avec désinvolture.

Comment mourut Paul Arène

Paul Arène était de petite taille, bien pris et leste. Il avait le visage sec, et une barbe rêche de Maure. Sous des paupières lourdes, son regard tranquille s’animait soudain, malicieux et même agressif.

Né à Sisteron le 26 juin 1843, Arène est mort à Antibes le 17 décembre 1896.

Très affaibli, il était retourné là-bas, dans sa chère Provence, espérant y revivre ; ou, peut-être tout simplement pour y mourir.

Un matin, il pria un ami d’aller lui chercher des oranges et des fleurs ; de ces gentilles fleurs fortement parfumées qui ne s’ouvrent qu’au grand soleil.

Lorsque l’ami revint avec sa charge, il trouva le poète sans vie. Il gisait sur le carrelage de la chambre, dépouille légère, comme celle d’une cigale.

Il était venu à Paris fort jeune. Il y avait vécu pendant des années, par l’esprit, par le cœur. Mais il regrettait toujours ses campagnes natales et les flots de sa Durance.

Paris est dur ; il ne consent pas à être aimé à moitié. Paris a tué Paul Arène.

Ponchon

Les lecteurs de journaux connaissent bien Raoul Ponchon par ses délicieuses autant que copieuses gazettes rimées. Ils les lisent sans doute avec plaisir, au café, en sirotant leur verre, puis ils passent. Cependant, tous les lettrés savent depuis longtemps que Raoul Ponchon est un véritable grand poète.

L’harmonie continue, la variété, le charme aérien, l’expression vive ; l’instinct, le sentiment intime, la manière la plus animée ; la justesse, la solidité, la netteté ; le bon sens dans le feu et dans la véhémence ; le brillant, le piquant sans l’artifice : — la Muse de Ponchon possède tout cela.

Et quel tour dans le badinage ! chez ce poète dont la hardiesse s’échappe toujours des surprises du faux goût.

Au xviie  siècle, le conteur Préfontaine a crayonné les traits du poète extravagant.

Vêtu d’un pourpoint de satin blanc moucheté, d’un haut de chausse de drap noir, d’une roupille de serge couleur de musc, un chapeau de castor gris et des bas de soie jaunes, le personnage s’attable au cabaret pour boire. Bientôt il tire de sa poche des morceaux de papier gras couverts de madrigaux et de bouts-rimés : vers brouillés et impotents. Puis il allume sa pipe, et des nuages d’une fumée épaisse l’enveloppent comme un dieu.

Il a des propos outrecuidants. Il s’écrie, par exemple :

— Hasardons le paquet, poussons notre mérite, et faisons-nous admirer partout !…

 

Insouciant et sans entraves, Ponchon n’est ni un extravagant ni un bohème. Sa parole est réservée, sa vie est transparente.

C’est un homme qui peut aller le nez levé, comme on dit. Aussi le fait-il en marchant.

Gomez Carrillo

Certain jour de l’année 1891, j’ai reçu la visite d’un tout jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, qui venait me parler de son admiration pour mon recueil de poésies : Le Pèlerin passionné. C’était un Espagnol d’Amérique, de cette race charmante qui fit refleurir là-bas les grâces sévères des Castilles. Il s’appelait Gomez Carrillo, et ce nom est maintenant connu des Parisiens.

Carrillo aime à passer sa vie à Paris, cependant, il coupe volontiers son séjour dans notre ville d’une promenade soudaine à Madrid ou à Grenade, et même de quelque voyage d’outre-mer.

C’est ainsi qu’il alla jusqu’à Tokio au moment de la guerre. Il en rapporta des impressions originales et colorées.

Cet Espagnol du Nouveau-Monde, encore que très moderne, boulevardier et cosmopolite, n’a pas rompu néanmoins les liens qui rattachent à ses origines ; et, par son esprit, comme par son cœur, il fait songer, plus d’une fois, aux personnages de Cervantes, à ce gentil bachelier Carrasco et à ce fantasque licencié Vidriéra.

Au demeurant, Carrillo est un beau cavalier qui sait parler aux femmes, et qui met l’épée à la main, à la première occasion et avec une jolie désinvolture.

 

Dans un de ses ouvrages, Carrillo classe, au point de vue de l’art, le rire d’une grande actrice espagnole, Madame Maria Guerrero. Ce rire, il le préfère à la célèbre agonie de Sada Yacco, et il a raison lorsqu’il soutient que l’agonie a peu d’importance esthétique et que le rire est bien plus admirable. Mais un certain rire : il faut apprendre à rire divinement, comme le voulait Nietzsche.

J’eus le plaisir d’admirer à Paris, il y a quelques années, Maria Guerrero dans les comédies de Lope de Vega. Elle était toute l’Espagne, la vraie Espagne, qui nous apparaît, certes, pleine de délicatesse dans sa gravité, et que nos romantiques ne laissèrent pas, malgré leur génie, de couvrir d’oripeaux criards et de rendre populacière.

Le Clou d’Or

Savez-vous ce que Sainte-Beuve entendait par le clou d’or de l’amitié  ?

Eh bien ! voici :

« Posséder, disait-il, vers l’âge de trente-cinq à quarante ans, et ne fût-ce qu’une seule fois, une femme qu’on connaît depuis longtemps et qu’on a aimée, c’est ce que j’appelle planter ensemble le clou d’or de l’amitié. »

Sainte-Beuve risque une pareille aventure en pleine quarantaine, avec une femme qui s’en approchait.

Mais Mme d’Arbouville avait d’autres aspirations.

Plus tard, Sainte-Beuve a dit :

— Elle voulait plaire et être aimée plutôt qu’aimer. J’en sais quelque chose.

Mme d’Arbouville n’était pas belle.

Dans l’intéressant ouvrage qu’il lui consacre, M. Léon Séché nous apprend qu’elle avait des traits forts et de gros yeux ressortis . Et telle, en effet, nous la montrent deux croquis du temps.

Sainte-Beuve disait aussi : que la souffrance réelle de Mme d’Arbouville était sa laideur, mais qu’elle la recouvrait d’un voile éblouissant d’esprit, de bienveillance, d’agrément.

Et il complétait :

« Elle avait l’imagination, la foi et le génie ! Avec cela, on pleure, on rit, on s’intéresse à des créations nées de nous-mêmes, on les fait vivre aux yeux de tous, on y met de soi et l’on ne s’y met pas tout entier. »

***

Mme d’Arbouville était très entourée dans son salon de la place Vendôme.

— Comme mon couturier, lui disait en riant Mme Narishkine, est rue Neuve-Saint-Augustin, et ma modiste, rue des Capucines, vous êtes sûre de me voir souvent.

Mme de Contades y venait également, et Mme Lebrun, et Mme Foy, et Mme de Goyon.

Mais c’est à ses hôtes masculins qu’allaient les préférences de Mme d’Arbouville. Et elle laissait s’épanouir son sourire, en voyant entrer le philosophe Cousin, et Mérimée le diabolique, et Rémusat, et Marmier, grand voyageur, et Salvandy le ministre.

Sainte-Beuve, qui allait place Vendôme avec les autres, y avait aussi ses petites entrées, et sa visite devint bientôt quotidienne.

Lorsque, pour un jour, Mme d’Arbouville décidait de fermer sa porte, sa concierge lui disait :

— Excepté pour M. Sainte-Beuve, n’est-ce pas, madame ?

Et si Sainte-Beuve manquait, c’est qu’il était souffrant.

Alors les petits billets fleurant bon prenaient le chemin de la bibliothèque de l’Institut : « — Que vous me manquerez aujourd’hui ! Voilà mon espoir perdu. Soignez-vous ! le pis est que vous soyez souffrant… — Comment êtes-vous, ce matin ? Voici un temps bien contraire à vos maux. Soignez-vous, et ne vous hâtez pas de sortir, quoique cela ne soit pas gai pour vos amis… etc., etc. »

Dans une autre missive, on lui parle d’une gerbe de roses qui avaient passé la nuit dans l’eau et qui, le matin, étaient pleines de fraîcheur et bien vivantes, et, en même temps, on lui demande des nouvelles de son lumbago.

Le critique se répandait beaucoup, et pourtant, il n’était pas fait pour le monde, qu’à la rencontre et au passage , comme il disait.

C’est en ce moment, après la publication de son Port-Royal, que Sainte-Beuve fréquenta chez Mme d’Arbouville, qui s’amusait à paraître un peu janséniste.

Il fut charmé tout de suite par cette femme, pas jolie, mais mieux , à qui il trouvait un air de Diane. Et il la chantait en rondeaux mythologiques.

***

Mme d’Arbouville eut entre les mains ce Livre d’amour, indiscret et inutile, où l’on parlait d’une autre.

Et elle dit à Sainte-Beuve :

— Pourquoi n’êtes-vous pas resté sur Les Consolations ?

L’amitié que Mme d’Arbouville témoignait à Sainte-Beuve semblait à celui-ci trop d’une même teinte . Il s’en impatientait jusqu’à se croire capable de s’arracher à ce qui eût pu être si doux en restant si pur . Puis, il se rappelait tout à coup ses contradictions de la veille, sa folle hardiesse. Et il s’écriait : « Tel est le pauvre cœur, le pauvre cœur ! » Mais quoi ! cela pouvait-il altérer l’ ineffable pâleur des rêveries  ? Hélas ! on ne se demandait point ce que devenait un cœur ardent, malade, fatigué, sans espoir, consumé, livré à tous les excès… Et pendant des mois, dans la solitude, ce cœur avait travaillé sur lui-même, contre lui-même, et il en sortait à présent des cendres. Ah ! qu’il tremblait de laisser échapper quelque mot irrité ou amer !… Mais non, ce qui convenait, c’était le respect, c’était la tristesse, et c’était le silence…

Voilà qui est beau ! Mais Sainte-Beuve ne manquait pas de changer le ton et de railler.

« Une femme, pensait-il, qui accomplit ses devoirs conjugaux, qui révère ses trente-six tantes, qui craindrait d’aliéner son confesseur, qui ne voudrait pas non plus manquer d’une heure un bal du Luxembourg ou des ambassades, et qui à la fois réclame pour elle en sus le plus platonique et le plus vif des amants — enfer ! enfer ! »

À ces flammes d’un quadragénaire, Mme d’Arbouville répondait doucement, sérieusement. Cela forçait peut-être la nuance.

Non, elle n’était pas froide et rigide, son cœur pur et triste, hanté par les rêves, aussitôt découragé, souhaitait la droiture qui console et soutient.

« Mes amis, écrivait-elle à Sainte-Beuve, sont mon seul bonheur. Vous savez quelle place vous avez parmi eux. J’ai prié Dieu pour vous, et il me semble qu’il vous enverra si ce n’est la joie, du moins un peu de sérénité, et le sentiment qui fait qu’on tient à ses amis et qu’on ne songe pas à s’en séparer — le sentiment qui fait qu’on pardonne au lieu de s’aigrir, le sentiment qui rapproche les cœurs et fonde les solides amitiés de la fin de la vie… »

Sa vie à elle touchait à sa fin. La Faculté de Paris, consultée sur la maladie de Mme d’Arbouville, avait répondu qu’il n’y avait ni ressource ni espérance.

On l’envoya cependant à Celles, tenter les eaux de cette vallée, et même y voir un empirique qui traitait avec de l’or et de l’arsenic.

Mais tout ce traitement n’avait été qu’un mécompte. La malade souffrit des maux intolérables ; ses bras, ses épaules se gonflaient et elle sentait la fièvre.

Elle revint à Paris pour y mourir.

Elle plaisantait encore dans ses dernières lettres à Sainte-Beuve :

« J’ai un bras en écharpe et j’écris comme un chat… 0»

La mer des Sirènes

Un poète, écrivain pur, journaliste actif, nous donne un livre coloré, substantiel, émouvant, sur la catastrophe qui vient de désoler la Sicile et l’extrême Calabre, tout ce beau pays baigné par la mer des Sirènes.

Jean Carrère a marché sur la terre tremblante, au milieu des morts et des mourants ; et il a vu fuir, épouvantés par le mystère, ceux qui vivaient encore.

Aux environs de Bruzzano où se dresse l’Aspromonte, il aperçoit un rocher aigu, placé comme une sentinelle à l’entrée du village . Ce rocher porte les ruines d’un château-fort, nid d’aigle des Carafa, anciens seigneurs du pays. Ébranlé par le tremblement, le rocher s’était fendu en deux. L’un des côtés avait roulé sur la route qu’il jonchait, l’autre restait en l’air, menaçant.

Il passe la nuit dans un village déjà éprouvé.

Tout à coup les chiens se mettent à hurler, les porcs à grogner, les poules à glousser avec fureur.

Un compagnon de Carrère, en train de jouer, abat ses cartes :

— Mauvaise affaire, messieurs, ce vacarme ne dit rien qui vaille…

— Quoi ? Vous croyez que les chiens et les cochons…

— Pressentent le tremblement, comme la plupart des animaux.

— Allons, ne nous épouvantez pas. Nous avons dit que nous partirions à la première secousse. Attendons-la.

On se remit à jouer, et l’on ne tarda point à sentir les vitres trembler, le parquet vaciller, tandis qu’un bruit se prolongeait, lointain et souterrain.

La plainte des bêtes devint un instant suraiguë. Puis tout rentra dans le silence.

Lorsque, au matin levant, Carrère et ses compagnons quittèrent le village, ils virent bien que la clarté avait rendu le calme aux habitants. Les femmes faisaient la cuisine, les chiens et les porcs se disputaient les détritus, les enfants s’ébattaient dans le ruisseau.

 

… C’est un bourg horriblement éventré. Il était bâti sur le roc, et celui-ci s’est ouvert. Il a roulé dans le ravin avec les maisons et les gens.

Des femmes, en longue et lugubre théorie, rôdent parmi les ruines. Elles passent, droites, les traits figés, la poitrine en saillie, le pied sûr.

Où vont-elles ?

On le demande à une qui répond, comme en rêvant :

— Là-bas !

Des soldats déblaient les décombres ; et Jean Carrère note :

« Heureusement qu’il fait du vent ; sans cela, je me demande comment on pourrait rester ici plus de quelques minutes. L’odeur des morts en putréfaction s’échappe par toutes les fissures des maisons démolies, et quand de temps en temps on en ramène un vers la lumière, alors c’est horrible jusqu’à l’écœurement. La plupart sont nus, la tête écrasée, les jambes tordues, la chair verte, et les soldats doucement les attirent avec des crocs et des pelles, en essayant de ne pas laisser trop de lambeaux. Braves soldats ! Je les admire sincèrement, pour le courage et la patience avec lesquels ils font depuis quatre jours ce métier de déterreurs de morts. Ils ont tous dans le nez des ouates imbibées d’acide phénique, mais quelquefois, malgré eux, quand surgit une chair tuméfiée, ils font un premier geste de reculer la tête, puis ils se reprennent et continuent leur travail tranquillement. »

Deux jeunes filles, vêtues de deuil, essayent de soulever les pierres.

On leur dit :

— Que cherchez-vous là, petites ?

— Notre père, notre mère, nos frères : il y a cinq morts.

 

Ainsi Jean Carrère laissait ses yeux s’emplir d’une réalité affreuse ; et sans rien quitter de la douleur et de la pitié qui poignaient son âme, il revolait aux souvenirs de l’Odyssée.

En doublant en barque le rocher de Scylla, il disait :

— Cette eau qui bouillonne au fond de la caverne est bien un monstre noir et verdâtre, prêt à bondir. Et quand ces vagues dressées passent à travers les anfractuosités de la pierre, elles ressemblent à des hydres qui s’allongent…

***

Il y a aussi des catastrophes et des drames dans la Chanson de Naples, le nouveau roman que nous donne Eugène Montfort.

Mais, cette fois les Cyclopes du Vésuve ou de l’Etna n’en sont point cause. Il faut s’en prendre à l’Amour que sa mère Vénus, bien que sortie d’un élément humide, enfanta tout brûlant.

Eugène Montfort a la fougue, et il ne manque pas de mesure. Il est écrivain et fastueux en art.

Charge-t-il parfois trop sa palette ? Quoi ! ses ouvrages ne la sentent point, comme on dit ; car il est bon coloriste.

Voyez le morceau qui ouvre son livre. Il s’agit d’un jour de fête à Naples.

Eugène Montfort excelle également en ses portraits, qu’il trace, pour ainsi dire, tour à tour au pinceau, au crayon ou au burin.

« La Carmela du vico Valerio était une jolie ragazza de dix-huit ans, qui avait de grands yeux noirs si doux que, lorsqu’ils vous regardaient, vous vous pensiez caressé par une fleur. Elle n’était pas très brune. Elle avait un beau nez droit, un peu gras et dont les narines frémissaient facilement, avec une grande bouche charmante de dessin et dont la lèvre supérieure était gentiment relevée comme celle des enfants. Un grand air d’honnêteté, infiniment de grâce. Nubile et formée depuis plusieurs années, elle était cependant mince et fine, fraîche et délicieuse, et telle qu’au printemps le jeune arbre couvert, comme d’une parure neuve, de toutes ses feuilles d’un vert si clair. »

Fort jeune encore, l’auteur de la Chanson de Naples a déjà un bagage littéraire qui compte.

Tous les lettrés prisent justement, sans parler de ses essais, et le Chalet dans la Montagne et la Turque, et la Maîtresse américaine, et ses alertes pointes et fantaisies sur Montmartre et les Boulevards.

Le talent de Montfort est en même temps délicat et copieux. On fait bonne chère chez ce romancier, et si je voulais m’enfoncer dans l’allégorie, je dirais, avec le vieux Guez de Balzac, que le sel, le poivre, l’ambre et le sucre entrent dans ses festins littéraires, et qu’on y peut savourer et les ortolans de Lucullus, et les bisques de Vitellius, et les sangliers de Mare-Antoine, et jusqu’aux perles fondues de Cléopâtre.

La Chanson de Naples passionne par la trame du récit, égaie par un grouillement qui rattrape sans cesse le rythme. C’est un livre qui ne s’attarde point.

De nombreuses illustrations par Valère Bernard commentent la Chanson de Naples. Elles la commentent avec tact et à propos, et savent garder leur propre caractère artistique sans se faire indiscrètes.

Valère Bernard est un Marseillais qui aime son antique et admirable ville. Ce peintre se double d’un écrivain. Il a composé dans le parler de son coin de Provence des livres savoureux que le poète Paul Souchon a traduits avec toute son âme et son talent concis.

En se promenant à travers Naples, pour saisir l’aspect distinctif des êtres et des choses, le peintre marseillais se sentait sans doute un peu chez lui, et il se rappelait les ruelles tendrement surannées de sa ville. Celles de la Lune blanche, des Marquises, de la Vieille Monnaie, des Quatre Pâtissiers et les autres, pouvaient défiler encore devant les yeux de Valère Bernard, pendant qu’il battait le pavé du vico Valerio encombré d’étalages dont Eugène Montfort nous donne une fort jolie description :

« C’était sur des tablettes couvertes de feuilles, le petit tas des cerises vernies, puis le tas de nèfles rondes, puis le gros tas des oranges pansues et éclatantes. Ensuite les salades, les pois et les haricots verts. Et comme ornement, des citrons pendus par leurs tiges à une tablette supérieure, sur laquelle étaient rangées corbeilles de figues, de noix et de tomates. Du feuillage au mur, — afin de faire fraîcheur ».

Si des souvenirs très anciens ne me trompent point, il serait possible de trouver à Naples, comme à Marseille, pour faire les cent pas, quelque petite place bien proportionnée. Là, peut-être, à l’ombre d’un délicat feuillage, des laveuses se groupent autour d’une fontaine moussue.

Et, Valère Bernard ne rêvait-il pas également, devant le golfe de Parthénope, aux felouques, aux tartanes et aux barques de son Vieux-Port de Marseille où le soir s’allument des lumières qui traînent et tremblent sur l’eau ?

C’est donc en regardant Naples et en songeant à Marseille, que Valère Bernard trouve l’allure exacte de ses peintures.

Voyez les façades de ces maisons et leurs fenêtres où flottent des hardes.

Comme le savetier pique l’alène, assis devant sa boutique, comme le vieux pêcheur porte ses paniers !

La pauvre grand-mère au visage parcheminé s’use la vue à coudre.

Voici la marchande de foin, et la marchande d’eau fraîche ; — et ce garçon, la tête surmontée d’un étalage de pastèques, — et l’âne rétif que son maître mène par la queue.

Voyez ce gentil balcon renflé où pousse un oranger de belle taille ; et cet autre balcon d’où descend une petite corbeille que l’on remplit de cerises…

Sans doute, Naples et Marseille montrent plus d’une dissemblance. Mais le même zéphyr les parfume, et, sur l’un comme sur l’autre rivage, toujours Protée mène son troupeau marin ; Protée qui donne de bons conseils aux hommes imprudents.

Le Président De Brosses à Venise

Il me souvient qu’en voyageant sur les côtes de l’Adriatique, je n’oubliais jamais de me munir d’un flacon de vin du cru et d’une orange.

Assis près de la vitre du wagon, le regard errant sur la mer glauque, je buvais mon vin à petites gorgées, dans l’écorce d’orange, que je savais façonner en forme de gobelet.

Je préfère cependant quelques rasades de Bourgueil ; et je me remémore volontiers les vers de Ronsard :

Adieu, belle Cassandre, et vous, belle Marie
Pour qui je fus trois ans en servage à Bourgueil.

Théodore de Banville vantail les sorbets à la neige et les ballets d’Italie, et il disait grand mal de ses vins.

Quant au célèbre président De Brosses, il choisissait parmi les vins de ce pays le plus gros et le plus âpre, et faisait fi du doux.

 

Le président De Brosses entrait hardiment en verve, et il laissa sur l’Italie des descriptions et des récits qui servirent de modèle à Stendhal.

À Venise De Brosses ne manque pas de faire un tour vers la place Saint-Marc, où il se mêle à la foule des promeneurs, composée de robes de palais et de robes de chambre, de manteaux, de Turcs, de Dalmates et de Levantins, hommes et femmes. Il s’arrête pour regarder des bateleurs, pour écouter des empiriques.

Il descend jusqu’à l’endroit borné par la mer large. Il y va plusieurs fois dans la journée, pour se régaler la vue de ce mélange de terre et de mer, de boutiques, de vaisseaux et d’églises, de gens qui partent et qui arrivent à chaque instant .

La haute tour de Saint-Marc est bien faite.

— Elle me paraît assez mal placée là, puisqu’elle interrompt la figure régulière de la place, — songe De Brosses.

Il ne jugeait pas aussi librement que nous, et il n’était pas amateur de bric-à-brac.

Cependant, il admire la longue liste des peintures publiques, et il ajoute qu’à Venise les particuliers en ont de quoi combler l’Océan.

Avant de déjeuner, le président De Brosses prenait, en guise d’apéritif, quatre tableaux du Titien et deux plafonds de Paul Véronèse. Il avait examiné mille ou douze cents toiles du Tintoret et il disait :

Il fallait que cet homme-là eût una furia dà diàvolo !

… Plus tard, à Florence, Cimabue, le Giotto, Gaddo Gaddi, Lippi et les autres le laissèrent froid. Mais il trouvait que la sculpture triomphait avec la statue équestre de Ferdinand de Médicis par Tacca, avec le David de Michel-Ange, le Persée de Benvenuto Cellini, la Judith de Donatello, l’Hercule de Jean de Bologne et les Saisons, aux quatre coins du Pont Santa-Trinita…

Le président De Brosses pensait qu’un étranger qui passe un mois dans une ville risquerait fort de voir tout de travers les mœurs de ses habitants. Malgré cela son coup d’œil est pénétrant. C’est qu’à la vérité, lorsque, dans les affaires de ce monde, le coup d’œil frappe dans le vide, une plus tenace observation pourrait également n’aboutir à rien.

Écoutons le voyageur :

« Dès qu’une fille, entre nobles, est promise, elle met un masque, et personne ne la voit plus que son futur ou ceux à qui il le permet, ce qui est fort rare. En se mariant elle devient un meuble de communauté pour toute la famille, chose assez bien imaginée, puisque cela supprime l’embarras de la précaution, et que l’on est sûr d’avoir des héritiers du sang. »

En matière de galanterie, les étrangers n’ont pas beau jeu dans la ville de Venise.

« Les nobles ne les admettent guère ni dans leurs maisons ni dans leurs parties. Ils veulent vivre entre eux et avoir leurs coudées franches… »

Cependant, lorsque deux personnes s’entendent, rien n’est impossible, surtout à la faveur des gondoles.

« Il est inouï, remarque De Brosses, qu’un gondolier de Madame se soit laissé gagner par Monsieur ; il serait noyé le lendemain par ses camarades. »

Pour épuiser, comme il dit, l’article du sexe féminin, De Brosses parle des courtisanes vénitiennes, Ancilla, Camilla, Faustella. Angeletta. Spina, Agatina, plus jolies les unes que les autres ! Et puis quelle douceur dans l’esprit, quelles façons jolies et charmantes !

 

Le manteau était obligatoire pour tout Vénitien d’une condition supérieure à celle de l’artisan. La plus excessive chaleur n’en dispensait point. Mais sous un simple manteau de bouracan, il était permis de porter n’importe quoi : être en pantoufles et en robe de chambre, et aller ainsi à la messe ou sur la place.

Les nobles se rendaient souvent le soir aux assemblées en manteau, et ils ne devaient jamais le quitter, mais plutôt étouffer avec décence, en dansant le quadrille.

« J’ai vu, dit De Brosses, le vieux bonhomme doge Pisani, prendre l’air sur le perron du casino dans cet habillement, avec une petite perruque bardachine. Il avait tout à fait l’air d’un jouvenceau ; à la vérité, il était malade alors et prenait l’air pour sa santé. »

… Notre voyageur fréquentait chez la procuratesse Foscarini. C’était une femme gracieuse et fort riche. Mais quel souper ! Vers onze heures du soir, vingt valets apportaient sur un grand plat d’argent un melon d’eau coupé en quartiers. Chaque invité se jetait sur un quartier, et il prenait par-dessus une petite tasse de café.

Les Vénitiens, remarque De Brosses, avec tout leur faste et leurs palais, ne savent ce que c’est que de donner un poulet à personne.

On était mieux traité chez le vieux maréchal Schulembourg, un étranger que la République avait mis à la tête de ses troupes. On y buvait du vin des Canaries au potage, et du vin de Bourgogne au dessert.

… S’il faut en croire De Brosses, c’est à Naples qu’on faisait alors bonne chère : vins généreux, bœuf excellent, raisins magnifiques. Et quant aux pigeons de Sorrente, quelle langue aurait pu les célébrer dignement !…

À Venise, pendant le carnaval, tout le monde avait le masque à la main ou sur le nez : les prêtres et les autres, même le nonce et le gardien des capucins.

En attendant le carnaval, De Brosses se grisait de musique. On en faisait d’excellente dans les hôpitaux où l’État élevait les filles bâtardes ou orphelines. Ces filles jouaient de toute sorte d’instruments et chantaient comme des anges. Elles vivaient cloîtrées en façon de religieuses ; et c’était fort gracieux de voir conduire l’orchestre par une jeune beauté, en habit blanc, un bouquet de grenades sur l’oreille.

Rétif

Le chevalier de Cubières, disciple de Dorat, rencontra un jour dans une librairie, près de la Comédie-Française, un gros homme de petite taille, enveloppé dans un manteau de couleur sombre, et la figure dissimulée sous un grand chapeau rabattu.

Cet homme tira soudain de sa poche une petite bougie, l’alluma au comptoir, la mit dans une lanterne, et sortit sans regarder ni saluer personne.

— Quel est cet original ? demanda Cubières.

— Eh quoi ! vous ne le connaissez pas ? lui répondit-on. C’est Rétif de la Bretonne.

Cubières revint le lendemain à la librairie. Il y rencontra de nouveau Rétif et voulut engager la conversation avec lui, par curiosité et parce qu’il aimait à lire ses écrits. Mais l’autre ne répondit point à ses avances.

Quelque temps après, les deux hommes se trouvèrent ensemble chez des amis communs, et Rétif fut plein de cordialité, cette fois. Et comme Cubières s’étonnait et rappelait leur première rencontre, le romancier lui dit :

— Que voulez-vous ? Je suis l’homme des impressions du moment ; j’écrivais alors le Spectateur Nocturne, et, voulant être un hibou véritable, j’avais fait vœu de ne parler à personne.

 

Rétif menait une existence morose et fort retirée. Le soir, il fréquentait certain café où il jouait aux échecs jusqu’à onze heures. À ce moment, que la partie fût achevée ou non, il se levait et sortait sans mot dire. Il allait faire sa provision de notes pour ses Nuits de Paris. Par n’importe quel temps, sous la pluie, sous la neige, il errait le long des quais, à travers les rues tortueuses de la Cité et de l’île Saint-Louis. Et il lui arrivait d’être témoin de plus d’une scène scandaleuse ou sanglante.

Le jour, il écrivait ce qu’il avait observé pendant la nuit. En hiver, lorsqu’il manquait de bois, il travaillait dans son lit, et la peur des courants d’air lui faisait ajouter sa culotte à son bonnet.

Une fois, on le vit avec une barbe démesurée, et il répondit à quelqu’un qui le plaisantait :

— Elle ne tombera que lorsque j’aurai achevé mon prochain roman.

— Et s’il y a plusieurs volumes ?

— Il y en aura quinze.

— Vous ne vous raserez donc que dans quinze ans ?

— Rassurez-vous, j’écris un demi-volume par jour.

Il arriva à Rétif d’écrire quatre-vingt-cinq volumes en six ans. Ses premiers ouvrages lui rapportèrent peu, et il fut victime des contrefacteurs.

Il avait vendu Lucile trois louis, et il disait de son libraire :

— Cet homme, suppôt de police, a fait fortune ; il est mort au moment d’en jouir.

Plus tard, il gagna assez d’argent avec le Paysan Perverti, notamment. Il aurait gagné davantage sans les contrefaçons. Cette peinture de mœurs eut un immense succès hors de France, et il s’en publia plus de quarante éditions en Angleterre.

La dépréciation des assignats fut cause de la ruine de Rétif.

Il avait un ami du nom de Mairobert qui l’aidait de sa bourse et savait en même temps le protéger, en sa qualité de censeur.

Un jour que Rétif déplorait son triste destin devant cet ami, jeune, riche et puissant, celui-ci lui dit :

— Que de gens que l’on croirait heureux et qui sont au désespoir.

Le lendemain, Mairobert se coupait les veines dans son bain et s’achevait d’un coup de pistolet.

***

Rétif a consigné dans ses ouvrages les conversations qu’il eut avec divers personnages marquants de la Révolution.

Sa conversation avec Collot d’Herbois est calquée, apparemment. Mais, pour rapporter son entrevue avec Mirabeau, Rétif emploie des moyens plus élevés, et peut-être moins dignes de foi. Il fait voir, néanmoins, un Mirabeau bien vivant dans son allure.

 

Rétif a laissé une fort singulière Histoire de Charlotte Corday. Nous y apprenons que la célèbre vengeresse avait une amie inséparable, Félicité Mesnage, jeune fille pleine de grâce, d’une belle taille et d’une figure caméléonne. C’était une brune ardente, d’une sensibilité physique extraordinaire, qui la conduisait aux confins de la passion.

Charlotte s’étonnait des ardeurs de son amie, et Félicité lui disait souvent :

— Ah ! c’est que la glace de ton cœur n’est pas rompue.

Un jour, Charlotte fut témoin d’une scène, et même de deux scènes, fort chaudes. Je ne saurais vous rapporter les détails de cette affaire. Charlotte en fut si scandalisée qu’elle ne revit oncques son amie. Sur quoi, dit Rétif, tout le monde lui fit compliment.

Quelque temps après, un nommé Saint-Marcouf rechercha Charlotte en mariage. Il était gros, pataud et assez laid pour les traits du visage ; il avait encore des engelures comme un petit garçon de neuf ans . Il déplut à la jeune fille, et, de dépit, il chercha à lui jouer un tour assez peu galant. Mais Charlotte évita le piège avec les seules lumières de sa raison , et Saint-Marcouf fut confondu.

 

Rétif déplore l’acte de Charlotte Corday, et il tient Marat pour « le héros constant du patriotisme ». Cependant, il rend justice au courage simple de cette vierge devant la mort. Il cite, tout au long, son interrogatoire.

Cela est par moments plein de drôlerie, et Charlotte y paraît fort crâne.

Fagots

Je veux citer les différents fagots
Que chacun fait dans cette courte vie…
Almanach des Muses.

Les lettres — publiées il n’y a pas longtemps — que Champfleury écrivit à sa famille au moment de ses débuts dans la littérature, renseignent sur plus d’un petit côté de toute une époque.

La première moitié du siècle passé se déroule empanachée de romantisme, bigarrée de bohème, secouée d’insurrections.

Et comme, par ces lettres, c’est de la coulisse en quelque sorte que nous apercevons la scène, le spectacle devient moindre et corsé à la fois, fort curieusement.

Créateur et chef du Réalisme, l’auteur de Chien-Caillou eut son heure de notoriété ; et Sainte-Beuve a pu dire de lui que c’était un studieux observateur et un copiste consciencieux des personnages et des situations naturelles. Sans doute la forme n’y est pas très élégante, mais la connaissance et l’amour du sujet y sont. Ainsi, selon le critique, avec Champfleury les commencements sont durs, et l’on finit par se sentir ému.

***

Champfleury vieux alla un soir à l’Eden-Concert où chantait Yvette Guilbert.

Il écoute, il regarde, et il dit à l’ami qui l’accompagnait :

— Oh ! quel joli cou !… Quel admirable cou !… Comment nommez-vous cette charmante personne ?

— Yvette Guilbert.

— Eh bien ! Mlle Yvette Guilbert peut se flatter d’avoir le plus beau cou du monde. C’est ainsi que le dessinait Célestin Nanteuil dans ses meilleurs moments, un vrai cou romantique !…

C’est en 1889 que Champfleury est mort. Il était depuis longtemps préposé des Collections à la Manufacture de Sèvres.

***

L’année 1849, pourtant bien commencée, tournait mal pour Champfleury. En juillet, il eut une attaque de choléra. Il en sortit les jambes faibles et l’estomac délabré. Il disait :

— Quand on a guéri du choléra, on attrape une autre maladie qui vient du traitement, une espèce d’inflammation des intestins…

Avec des restes de fièvre, il demeurait sans cesse entre le manque d’appétit et la gloutonnerie.

Mais le socialisme l’avait conduit à Raspail qui lui donnait courage. Il eut dans sa chambre toute une pharmacie camphrée. Il mangeait du poivre, des échalotes, de la moutarde, sans compter les autres épices.

 

Ses opinions avancées ne l’empêchaient point de goûter les charmes de la vie bourgeoise. Il fréquentait, rue aux Ours, chez des négociants.

« Tu serais bien étonnée, écrivait-il à sa mère, de me voir à cette heure dans la bourgeoisie jusqu’au cou. »

Il est vrai qu’il s’agissait de deux ménages extraordinaires : On fumait dans le salon ! Puis on faisait de la musique.

Champfleury avait acheté une basse sur ses économies.

Il devint aussi l’ami d’autres bourgeois. On avait loué, en commun, une maison au Bois de Boulogne. Champfleury l’habitait, et les autres venaient avec leurs femmes y passer la journée trois fois par semaine. Ils arrivaient avec des provisions et escortés de médecins. Car, ces dames bourgeoises faisaient preuve d’un tempérament si nerveux, que leur vie n’était qu’une attaque perpétuelle.

***

Un jour, Champfleury apprend à sa mère qu’il va dans le monde. Une grande dame, une comtesse polonaise, distinguée, savante, le reçoit chez elle et lui donne des conseils.

Cette grande dame était Eveline de Hanska, la veuve de Balzac, qui vivait retirée dans son hôtel de la cité Beaujon.

Champfleury respirait maintenant en plein conte de fées. Et il divaguait :

« C’est une femme étonnante qu’on accuse d’avoir écrit une partie du Lys dans la Vallée, qui s’en défend et que je soupçonne, moi, d’en être l’auteur. »

Cette femme de quarante-cinq ans, courte et grasse, Champfleury la trouvait charmante, et il célébrait ses beaux yeux. Il confessait en avoir eu peur tout d’abord. Mais il s’était risqué et il avait trouvé une femme sans prétentions, très spirituelle et finement moqueuse.

Mme de Hanska lui parla de ses ouvrages, que son mari, affirmait-elle, appréciait beaucoup. Elle voulait charger Champfleury d’écrire une préface aux Pensées de Balzac, et même de continuer ses romans restés inachevés.

Tout en hésitant, Champfleury exulte. Et il reproche à sa mère de lui avoir persuadé qu’il était incapable de faire figure dans le monde. Il s’écrie triomphalement :

« Je suis superbe des pieds à la tête, étant tout neuf de tous côtés, car j’ai jeté en plein costume trois cents francs… »

Il se brouilla bientôt avec la veuve. Et il écrit à sa mère tristement :

« Ah ! tu parles du monde : tu ne sais guère ce que c’est. Cependant mes paroles étaient des oracles, on me citait comme un génie (j’en riais bien au fond) et j’avais fini par fumer dans le salon en présence de son gendre et de sa fille, tout ce qu’il y a de plus aristocratique en Russie. Mais c’étaient encore d’autres comédies et je ne me sentais pas assez comédien. »

Cette Mme de Hanska n’était peut-être pas toujours de même humeur.

Rue Beaujon, du haut d’un atelier de peintre, Alfred de Vigny aperçut un jour, dans la cour de l’hôtel qu’habitait Balzac, une voiture couverte de boue et de poussière. Balzac venait de voyager dans cette voiture avec sa femme moscovite.

Après la mort de Balzac, Vigny disait :

— En vérité, je crois que c’est le mariage qui l’a tué.

Là-dessus, il donnait cette explication :

« Je crois que c’est l’être abstrait nommé l’Hymen qui s’est vengé de son livre de la Physiologie du Mariage, en le tuant au pied de son autel après l’avoir amené à sacrifier. »

Alfred de Vigny plaisantait sans doute. Mais l’on peut dire qu’un mariage comme celui de Balzac ne vaut pas le diable ; et qu’il y aura toujours une grande absurdité dans ces sortes d’unions.

Isabelle Eberhardt

J’ai rencontré à Alger M. Victor Barrucand le romancier et le poète. Nous avons erré ensemble à travers les ruelles des vieux quartiers, et j’ai vu qu’il recueillait au passage les sourires et les saluts cordiaux des indigènes. C’est qu’il est populaire parmi eux, à cause de son Akhbar, journal rédigé en français et en arabe.

M. Victor Barrucand, fort estimé à Paris comme écrivain, n’a point dit adieu à la capitale. Il n’oublie pas non plus Poitiers, son berceau, et j’imagine qu’il a, sur les bords du Clain, des colloques avec les ombres savantes des littérateurs qui y tinrent leurs assises pendant la Renaissance.

Mais M. Barrucand aime l’Algérie. Il a publié des pages curieuses laissées par une jeune femme, Isabelle Eberhardt, qui périt à Aïn-Sefra dans une inondation.

Le père d’Isabelle Eberhardt était un musulman sujet russe, et sa mère une russe chrétienne, qui finit par embrasser l’islamisme.

Quant à Isabelle elle disait :

— Je suis née musulmane et je n’ai jamais changé de religion.

Elle perdit son père toute jeune et fut élevée à Genève par les soins d’un vieux grand-oncle. À vingt ans, elle gagna l’Algérie et habita la ville de Bône avec sa mère qui y mourut.

Trois ans après, en traversant l’extrême Sud-Constantinois elle rencontre Sliman Ehnni, maréchal des logis de spahis, et l’épouse.

C’est vers ce temps qu’un fanatique du nom d’Abdallah ben si Mohamed ben Lakdar tenta de l’assassiner à coups de sabre.

Devant le Conseil de guerre l’assassin déclara :

— Je n’ai pas frappé une Européenne, j’ai frappé une musulmane sous une impulsion divine.

Avec la curiosité, l’envie de nuire s’était éveillée autour de la jeune femme. On suspecta son influence sur les indigènes. Elle fut séparée de son mari et expulsée du territoire algérien.

À Marseille, elle dut, pour vivre, travailler au chargement des bateaux. Vêtue d’une vareuse, elle mangeait son pain sur les tonneaux du quai de la Joliette, et fumait, faute de tabac, des feuilles de platane.

Cependant, comme par son mariage avec Sliman Ehnni, fils d’un père naturalisé, Isabelle Eberhardt était devenue Française, elle ne tarda point à obtenir l’autorisation de retourner en Algérie où elle reprit son existence partagée entre ses affections et ses rêves. Mais la mort la guettait :

« J’avais, écrivait-elle, quitté Aïn-Sefra l’an dernier aux souffles de l’hiver. Elle était transie de froid… Je la revois aujourd’hui tout autre, redevenue elle-même, dans le rayonnement de l’été… Beaucoup de visages connus, sur les bancs et les nattes, devant les cahouadji. Beaucoup de saluts à échanger amicalement… Contre les barreaux en fer de la fenêtre d’un café maure, devant les pots de basilic, un rassemblement se forme peu à peu. On y joue du chalumeau et j’entre : cette musique monotone et triste bercera ma rêverie… »

Elle rêvait encore, le jour où le torrent, sorti de son lit, poussa des flots de boue sur le village paisible.

— N’aie pas peur, disait Isabelle à son mari ; je sais nager, je te soutiendrai.

Et elle arrachait des planches pour en former un radeau.

C’est en ce moment que la maison s’écroula sur elle.

On retrouva son corps sous les décombres, et elle fut inhumée au cimetière musulman d’Aïn-Sefra, au pied de la haute dune de sable.

Sliman Ehnni, sauvé par miracle, sut honorer la mémoire de sa femme.

***

Les livres d’Isabelle Eberhardt (Dans l’Ombre chaude de l’Islam ; Notes de route) contiennent de fort jolies descriptions : et l’on y peut voir des pèlerins en prière, parmi les figuiers noirs et les saules, sur la dune piquée de touffes d’alfa ; des fumeurs de kif, une branche de basilic à leur turban, accroupis dans une longue salle où traînent des écorces de grenades.

Les impressions sahariennes d’Isabelle réveillent en moi les souvenirs d’une nuit passée sur un haut plateau semé de ruines romaines. Je revois dans la pénombre les nomades campés, j’entends encore leurs éclats de voix et leurs longues mélopées.

 

Dans un petit café saharien, bleu et rose, où des musiciens jouent et chantent près de la cage d’un oiseau, Isabelle remarque un vieux batteur de tympanon et, un peu à l’écart, un étrange chanteur, les yeux fermés, la tête renversée, comme ivre… Il y a aussi un joueur de flûte qui met toute son âme à souffler dans ses roseaux. C’est un aveugle.

On rencontre souvent des aveugles dans les troupes de musiciens arabes. Je me souviens d’un que j’entendis chanter, d’une extraordinaire voix nasillarde, à Tunis, en haut de la vieille ville.

Ne quittons pas le petit café saharien, sans suivre, avec Isabelle, la danse de ce jeune berger qui tourne le bout de son bâton noueux appuyé contre sa poitrine .

Isabelle aimait à s’étendre sur un burnous en poil de chameau noir, ayant sur sa tête le ciel étoilé. En silence et sans mouvement elle écoutait longtemps, longtemps, les chants des nomades, leurs cris d’amour et de mort que les chalumeaux accompagnaient.

Isabelle écoutait en fermant les yeux. Et le vent froid de la nuit lui caressait les paupières.

Il lui arrivait aussi de prêter l’oreille à d’autres chants, d’une tristesse d’abîme , qui se mêlaient au bruit des chevaux mâchant leur pitance.

C’était pendant l’hiver, alors que les soldats de l’Ouest sont assis sur des nattes, autour d’un brasero arabe en terre cuite.

« Beaux jours de sable et de soleil ! » s’écrie Isabelle.

Sa jument l’emportait en de folles randonnées. Le temps lui semblait immobile, et le danger ne se montrait à ses yeux que dans l’attitude la plus calme. Le soir, pendant que les accents du clairon se prolongeaient dans le silence, elle écoutait des récits près d’un feu d’alfa et d’épines où chauffait le thé à la menthe dont elle arrosait ses galettes azymes.

Pauvre charmante Isabelle ! Lorsque, pressant les flancs de sa jument blanche, elle galopait dans le désert avec le vent, il lui semblait briser du coup les plus rudes entraves.

Ô misère ! la liberté à cheval !…

Le Comédien

J’ai toujours pensé que dans une représentation théâtrale le principal intérêt va aux acteurs, surtout aux protagonistes. Et non seulement lorsqu’il s’agit de ces pièces éphémères, qui n’ont de vie qu’entre les portants et qui sont mortes dans le livre, mais aussi pour les bons ouvrages, et même pour les chefs-d’œuvre.

En allant à la Comédie-Française, je me propose avant tout de goûter Mounet-Sully dans le rôle d’Hippolyte, par exemple, ou Silvain dans celui de Mithridate. Je n’oublie point, certes, que déjà Aristote regardait la réalisation d’un ouvrage dramatique sur la scène comme quelque chose de secondaire. Mais alors, enfermons-nous dans notre cabinet et jouissons tranquillement des beautés sublimes de Racine.

Au théâtre, l’acteur prend le pas. De quelle manière saura-t-il animer son personnage, par la diction et par le geste ? Ce sera le grand souci du spectateur.

Un comédien heureusement doué recrée, en quelque sorte, et il suffit qu’il le fasse dans un ensemble harmonieux. Si, par hasard, nous jugeons qu’il lui arrive de contrarier le secret de l’auteur, qu’importe !

Le génie poétique n’est pas si rigide. Là-dessus, j’aime à citer l’opinion de Goethe, qui pensait que le caractère du chef-d’œuvre est de se prêter à diverses interprétations.

C’est bien cela qui permet aux époques successives de reconnaître leurs propres sentiments dans les belles œuvres du passé ; et c’est encore cela qui autorise les grands comédiens à broder en marge pour ainsi dire.

 

Un autre point :

La sensibilité est-elle nécessaire à l’acteur ?

Dans son fameux Paradoxe sur le Comédien, Diderot a traité cette question avec verve et agrément. Il établit une distinction entre être sensible et sentir : l’un est une affaire d’âme et l’autre une affaire de jugement.

On peut sentir avec force et ne rien rendre au théâtre. La chaleur, l’ivresse font merveille dans une ou deux tirades, et le reste est manqué.

Diderot raille ces acteurs qui jouent d’âme, sans plus. Ils ne parviennent jamais à l’unité d’un grand rôle ; emportés un instant avec bonheur, ils tombent tout à coup à plat. Leur jeu n’est que hasard et intermittence.

Au comédien parfait, il faut une tête froide, un jugement sûr, un goût sans tache, l’étude et l’expérience. En sortant de la coulisse, il doit avoir tout noté. « Le comédien, insiste Diderot, qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance… » Voilà pourquoi le comédien, véritable artiste, sait graduer les mouvements de son jeu qui ne risque pas d’être journalier.

La célèbre Clairon méditait ses rôles étendue sur une chaise longue, immobile, les yeux fermés, les bras croisés. Elle suivait son rôle et créait son fantôme, se voyait, se jugeait, présumait de l’impression qu’elle devait susciter.

L’acteur Le Quesnoy ne le cédait point à la Clairon pour l’opiniâtreté. Pendant une répétition, un de ses amis, émerveillé lui saisit le bras et s’écrie :

— Arrêtez ! le mieux est l’ennemi du bien : vous allez tout gâter.

— Vous voyez ce que j’ai fait, mais vous ne voyez pas ce que j’ai là, dit l’acteur en se touchant le front, et ce que je pourrais.

Pour appuyer ses théories, Diderot raconte l’aventure d’un ménage de comédiens. Le mari et la femme se détestaient de tout cœur, et chaque fois qu’ils se rencontraient sur la scène dans une pièce, ils s’adressaient, à voix basse, entre deux tirades, les propos les plus malsonnants. Un soir, ils jouaient tous les deux dans le Dépit amoureux, de Molière, lui, Éraste, l’amant, elle, Lucile, la maîtresse, lis déclamèrent avec flamme et enlevèrent les applaudissements du parterre et des loges. Cependant, ils n’avaient pas oublié d’échanger, entre les vers tendres du poète, toutes sortes d’injures en prose. Cette double scène avait lieu également entre la même comédienne et un autre acteur, son amant ! Mais les propos échangés étaient moins amers.

 

La comédienne avait encore un autre amant qui se montrait fort jaloux. Il boudait et cherchait l’occasion d’une grande vengeance. Un soir, il prit place tout près de la scène et lança des regards méprisants. Il pensait troubler son infidèle, et l’exposer aux huées du public. Mais elle, sans s’ébranler dans son jeu, s’approche et lui dit avec un sourire :

— Fi, le vilain boudeur, qui se fâche pour rien.

On finit par conclure un accommodement.

Le Paradoxe, vous le savez, est un dialogue entre deux amateurs de théâtre, dans la seconde moitié du xviiie  siècle. Diderot explique que la comédienne se comportait comme nous venons de le voir, au moment même où elle faisait verser des larmes, en jouant dans une pièce fort touchante de La Chaussée.

Et l’interlocuteur de Diderot de s’écrier :

— C’est à me dégoûter du théâtre !

Et lui de répliquer :

— Pourquoi ? Si ces gens-là n’étaient pas capables de ces tours de force, c’est alors qu’il n’y faudrait pas aller.

Nous sommes tous un peu comme cet interlocuteur de Diderot. Nous nous plaignons que nos acteurs soient cabotins sur la scène, et même parfois en ville. Nous avons tort.

 

L’idée générale du Paradoxe est assez juste — non péremptoire. Il me semble que l’auteur lui-même refuse de soutenir toute la rigueur de ses arguments. En somme, en établissant sa distinction entre être sensible et sentir, Diderot veut marquer qu’il y a deux sensibilités, la commune et celle de l’artiste. C’est vrai ; mais on risque à trancher net. Il est difficile de savoir, avec précision, comment les deux sensibilités, la commune et l’artistique, peuvent se mêler parfois, et à quel degré et pour quel résultat.

La question de la sensibilité de l’acteur fut posée, il y a quelques années, à Coquelin aîné et à Mounet-Sully. Il me souvient que le premier se déclara pour la tête froide, tandis que le second tenait les entrailles. Ils croyaient tirer ainsi chacun du côté de son propre tempérament et ils n’étaient peut-être pas si éloignés de s’entendre.

La Mimique

J’ai vu le fameux acteur italien Novelli dans le rôle d’Othello.

Ses entrées en scène, ses fausses sorties, ses larges sourires à pleines dents, ses regards torves, ses lippes s’avançant pour un baiser, ses colères, ses câlineries, ses grondements, ses gloussements, ses accablements, ses suffocations, ses détentes, je suivais tout cela avec attention.

J’y étais pris et retenu, jusqu’à la chute du rideau.

Pendant les entractes, je me disais, ma foi, que l’antiquité avait connu certains aulètes qui tournaient sur eux-mêmes, lorsqu’il s’agissait d’imiter un disque, et que l’Athénien Callippide jouait sans ménager sa mimique. Il est vrai qu’il se faisait traiter de singe.

Je ne suis pas grand admirateur de Lessing.

Lorsqu’il parle de nos chefs-d’œuvre du xviie  siècle, il se montre aussi prévenu que balourd.

Mais il y a, dans sa Dramaturgie, des passages substantiels.

Tâchons de nous y reconnaître et de résumer, avec la permission de transposer parfois.

Il ne suffit pas à l’acteur de comprendre son rôle, il lui faut encore le sentir.

Une fois qu’on a saisi le sens des paroles, qu’on les a gravées dans sa mémoire, il est facile de les débiter avec une parfaite justesse, tout en pensant à autre chose ; mais alors, il n’y a pas de sentiment.

Il faut que l’âme soit entièrement présente ; il faut qu’elle concentre toute son attention sur le discours.

Maintenant, il peut arriver que l’acteur ait réellement du sentiment et ne paraisse pourtant pas en avoir.

Le sentiment peut se trouver là où le spectateur ne le reconnaît point, et ne pas être là où il croit le discerner.

Car nous ne pouvons juger du sentiment chez un acteur que par des manifestations extérieures.

Or, il est possible que certaines conditions physiques nous trompent là-dessus.

Voici, par exemple, une physionomie, un son de voix, auxquels nous sommes habitués à lier par la pensée des passions tout autres que celles dont l’acteur est chargé pour le moment de nous faire part. Dans ce cas, il a beau sentir, nous ne l’en croyons pas ; car il paraît en contradiction avec lui-même.

Un autre acteur peut être doué de toute l’extériorité nécessaire à son rôle, jusqu’à paraître animé du sentiment le plus profond ; et cependant tout son jeu n’est que purement mécanique.

Ce second acteur, en dépit de ses imperfections, est beaucoup plus utile au théâtre que le premier.

Il y a une loi, en vertu de laquelle les modifications de l’âme, qui amènent certains changements dans les habitudes du corps, peuvent réciproquement être produites par ces changements corporels.

Ainsi l’acteur mécanique parvient à quelque degré de sentiment, qui n’égale pas, il est vrai, en durée et en chaleur, celui qui prend sa source dans l’âme ; mais qui, du moins, est assez énergique au moment de la représentation, pour donner le change…

On ne doit pas confondre le mime avec le comédien.

Les mains du comédien ne sont pas, à beaucoup près, aussi loquaces que celles du mime.

Chez celui-ci, elles tiennent la place de la parole ; chez celui-là, elles doivent seulement appuyer sur le sens du discours.

Chez le mime, les mouvements des mains ne sont pas seulement des signes naturels ; il y en a beaucoup dont la signification est de convention, et ceux-là, le comédien doit les bannir tout à fait.

Souvent, il peut aller jusqu’au geste descriptif, pourvu qu’il évite la pantomime.

 

Retenons ces préceptes. Puis, comme le veut Aristote, ne condamnons pas toute sorte de mouvement, mais seulement celui qui est mal exécuté.

Alfred de Vigny et le Théâtre

Alfred de Vigny songea toute sa vie à l’art dramatique. Sa place restera marquée dans l’histoire du Théâtre. La traduction d’Othello, où l’accent, à vrai dire, tombe trop souvent, offre toutefois d’heureuses trouvailles. Les drames originaux de Chatterton et de la Maréchale l’Ancre se soutiennent avec noblesse. Ils ne furent pas composés en vain. Ils auraient pu frayer quelque route.

 

La Correspondance de Vigny nous renseigne sur les tracasseries qu’il eut à subir de la part des directeurs et des comédiens. Cela fait goûter un amusement amer.

Le vendredi 17 juillet 1829, Vigny fit connaître à ses amis assemblés son More de Venise.

Quatre jours après cette petite fête, le More, lu à la Comédie-Française, était reçu à l’unanimité.

Aussitôt les ennuis, les dégoûts, les aventures héroï-comiques se précipitent. Personne n’aide l’auteur pendant les répétitions. Il s’en plaint à l’administration de la Comédie : « Je vous laisse le soin de qualifier cette conduite que j’ai peine à comprendre… »

Enfin, la pièce est jouée, et les tracasseries recommencent. Le guignon s’en mêle. Un des interprètes se donne une entorse, en descendant l’escalier de sa loge. Un autre, qui tenait le rôle de Cassio, exagère un mal de gorge, afin de se faire remplacer par un camarade. Vigny s’empresse d’écrire au directeur de la scène. Sa protestation reste sans effet, et il adresse aux membres du Comité une longue lettre, qui finit par des paroles aussi dignes qu’inutiles.

 

Dans l’année qui précéda sa mort, Alfred de Vigny reçut de Charles de La Rounat, alors directeur de l’Odéon, la proposition d’une reprise d’Othello. Ce projet lui souriait, certes ; il crut néanmoins devoir l’ajourner. Il disait que c’était son habitude d’avoir quelques entretiens particuliers avec les acteurs, afin de leur transmettre ses idées et les traditions du drame shakespearien conservées en Angleterre. Et il ajoutait que la maladie grave et douloureuse, qui le retenait au lit en ce moment, lui interdisait tout travail.

Au mois d’octobre de cette même année 1862, sans se soucier des scrupules de l’auteur, le Théâtre-Historique fit sa réouverture avec le drame d’Othello. L’infortuné Glatigny y débutait dans le rôle du Premier Sénateur. Vigny semble outré de cette représentation qu’il appelle furtive et déloyale. Malgré l’état de sa santé, il quitte sa chambre et court mettre en mouvement avoués et huissiers.

***

… On connaît la passion du poète pour Marie Dorval. Elle le faisait cruellement souffrir. Elle était à la fois très femme et très actrice.

— Tes deux ennemis, lui disait Vigny, sont la gaieté bruyante et la colère.

Il lui écrivait :

« Tout ce que tu m’as fait souffrir depuis que tu demeures dans cette rue, dans ce nouvel appartement, est incalculable. Ce n’est pas trop de toute ta vie pour me le faire oublier ; mais enfin, hier, j’ai revu ton âme tout entière et, après nos quatre heures de baisers et d’amour, elle s’est rouverte, comme tous les jours tes bras. Je t’en rends grâce mille fois, mon ange, ma chère belle, je t’ai retrouvée. Ton tendre repentir a effacé tout, mon enfant, je le confie à la garde de ton amour, de ton honneur et de ta bonté. N’oublie jamais cela. Cependant, ce qui reste dans mon âme de tout cela et de ton départ surtout est plus que de la tristesse, c’est du malheur, c’est du découragement mortel. Je sens en moi une honte secrète pour la première fois de ma vie. Les mots que je me suis fait effort pour prononcer hier m’ont outragé, plus que je ne puis le dire, je me coupais moi-même au tranchant de mon arme et en me vengeant je me blessais… Il est affreux pour moi que cela soit arrivé et c’est pour moi seul que cela est douloureux. »

Entre les deux amants, la lutte ne s’apaisait un instant que pour recommencer plus furieuse. Les déboires de l’actrice, qui faillit maintes fois succomber sous les cabales, aigrissaient Marie Dorval et réveillaient son mauvais naturel de femme. Après une scène effroyable, en revenant chez lui, à une heure du matin, Vigny lui écrit ce billet :

« Je rentre le cœur navré mille fois plus que ces derniers jours. Que tu m’inquiètes ; que tu m’affliges, ô ma chère ange ! Ma pauvre chère belle, que tu me désoles ! Ah ! quelle cruauté que de m’accuser, moi, moi ! de ne t’avoir pas assez servie dans ton théâtre ! Tu sais ma vie, le pouvais-je ? Tu vas voir à présent, si tu me donnes confiance en toi, ce que je ferai alors pour toi aussi… Je t’en supplie, ma belle Marie, au lieu de m’effrayer et de me menacer comme tout à l’heure, ne fais plus autre chose que de me rassurer sur l’avenir, afin que je puisse penser et écrire pour toi… »

Les griefs cocasses de la cabotine aboutissaient souvent à ces odieux manèges féminins, qui désespèrent en aiguillonnant.

Le 8 avril 1835, Vigny écrit à Marie Dorval :

« Il m’est impossible de ne pas soulager mon cœur en me plaignant de toi à toi-même. Tu me rends très malheureux. Je ne puis plus vivre ainsi. Hier au soir, c’était mettre le comble à tant de choses, méchamment calculées, que de me dire devant ton mari ce que l’on peut dire de plus froid et de plus ingrat… »

Un peu plus loin, il lui dira qu’elle se plaît à l’affliger et à le tourmenter par des familiarités qui l’effraient .

 

À la date du 14 février 1841 — Vigny avait alors quarante-quatre ans — nous trouvons une nouvelle lettre qui nous prouve que la comédienne gardait ses façons irritables et ses exigences. Quant au poète, il parle toujours avec douceur, certes. Mais, cette fois, sa douceur est bien magnanime.

L’Amour avait-il épuisé son carquois ?

Musset et Rachel

Je me souviens d’avoir visité un jour la maison où naquit l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle, cette maison que quelques-uns souhaitent de transformer en musée, et qui, hélas ! va plutôt tomber sous les pioches.

Une rampe de bois, d’où descendent trois ou quatre petits escaliers, court — entre Cluny et la place Maubert — devant cette partie du boulevard Saint-Germain, laquelle est en contre-bas du reste.

Sur la façade de la maison, une plaque rappelle la naissance du poète. La porte, large, massive, d’une couleur vert-bouteille, a conservé son marteau. Je pénétrai dans la cour, spacieuse et morne : une lanterne à pétrole s’accrochait au mur, vis-à-vis d’une cage pleine de serins.

À gauche, l’escalier monte, en tournant, dans un faux-jour.

J’arrêtai là ma curiosité. Les choses trompent peut-être autant que les hommes et les animaux.

 

Alfred de Musset avait chanté la Malibran morte, dans une élégie qui est parmi ses plus touchantes inspirations :

Hélas ! Marietta, tu nous restais encore.

On dit qu’en voyant jouer Rachel, Musset s’écria :

— Nous avons deux Malibran au lieu d’une ? et Pauline Garcia a une sœur.

Pour Pauline et Rachel, j’ai chanté l’espérance,
Et pour la Malibran, je me suis attristé.

J’ai eu l’honneur de rencontrer Mme Pauline Viardot, née Garcia. Malgré son grand âge, l’admirable artiste gardait toujours dans les traits de son visage la marque sévère du génie. Les yeux et le pli de la bouche avaient une expression étrange, et, si j’ose dire, musicale. La voix semblait se ressouvenir d’avoir été le charme et le frémissement tragique…

Alfred de Musset avait été parmi les plus chauds défenseurs de Rachel, et Jules Janin, qui lui préférait une certaine Mlle Maxime, s’en prit à l’auteur des Nuits et le traita carrément de poète de troisième ordre.

Alfred avait passé quelque temps à Montmorency, chez Rachel, et en revenant, il disait :

— Qu’elle était charmante, l’autre soir, courant dans son jardin, les pieds dans mes pantoufles !

Un jour, en avril 1846, on dînait chez Rachel. Le poète était là, au milieu d’invités, pour la plupart fort riches. La main de la tragédienne passait entre les cristaux, pâle, jetant les mille feux d’une bague qu’elle portait au doigt. C’était un merveilleux joyau, et les hommes riches ne cessaient de l’admirer.

— Messieurs, dit tout à coup Rachel, puisque cette bague a l’honneur de vous plaire, je la mets à l’enchère ; combien m’en donnez-vous ?

L’un offre un bon prix, l’autre davantage.

Alors, Rachel se tourne vers Musset :

— Et vous, mon poète, est-ce que vous ne mettez pas à l’enchère ? Voyons, que me donnez-vous ?

— Je vous donne mon cœur.

— La bague est à vous.

Et Rachel d’ôter vivement la bague de son doigt, et de la jeter d’un geste charmant au poète.

En sortant de table, Alfred de Musset voulut rendre à Rachel la bague qu’il avait reçue en manière de badinage, pensait-il.

Mais Rachel s’emporte en attestant les dieux que le marché est conclu et qu’il n’y a plus à s’en dédire ; certes, elle ne rendra pas pour tous les trésors du monde le cœur que son poète vient de lui accorder.

Malgré cela, Musset lui prend doucement la main et lui remet la bague. Alors, elle, dramatique et suppliante, l’ôte de nouveau et la lui tend :

— Ô poète, fait-elle, si je vous offrais cette bague, un soir, après m’être montrée dans le rôle que vous devez écrire pour moi, auriez-vous le courage de la refuser ? Eh bien ! gardez-la, elle vous rappellera votre promesse… Et si jamais, par ma faute ou autrement, notre beau projet tombe en poussière, rapportez-moi la bague, et je la reprendrai…

Enfin, Musset, tout ému, accepta la bague et les conditions. Le poète ne rêvait sans doute qu’au rôle promis, et l’actrice brûlait de le jouer. Mais ils étaient tous les deux, comme il sied, pleins d’inquiétude et de versatilité. Le temps s’écoula vainement, Rachel partit ; elle alla triompher en Angleterre. À son retour, Alfred de Musset lui parla avec éloge d’une jeune comédienne, Rose Chéri, qui avait montré un charme touchant dans la pièce de Clarisse Harlowe, au Gymnase. Et soudain, la tragédienne prit un ton d’aigreur avec le poète, qui, pour toute réponse rendit la bague… Rachel se la laissa remettre au doigt.

Quatre ans passèrent. Rachel pendit la crémaillère dans l’hôtel qu’elle venait de faire bâtir rue Trudon. Alfred de Musset fut de la fête, et Rachel lui pris le bras pour aller à la salle à manger. Comme ils passaient par un escalier assez étroit, le cavalier marcha sur la robe de la dame, qui lui dit, sèchement :

— Quand on donne le bras à une femme, on prend garde où on met le pied.

— Quand on est devenue princesse, répondit Musset, et qu’on se fait bâtir un hôtel, on commande à son architecte un escalier plus large.

C’était l’ancienne amertume, sans doute, qui débordait de nouveau. Cependant, après le dîner, il y eut raccommodement. Le poète rappela le beau temps où il avait soupé chez la tragédienne avec des couverts d’étain.

Ces souvenirs amusèrent Rachel et l’attendrirent.

Marion Delorme

Jules Janin rapprochait Marion Delorme de Manon Lescaut.

— Ah ! ah ! faisait-il, telle est votre toute-puissance, ô jeunesse, ô beauté, que les hommes vous pardonnent… La passion, quand elle est vraie, est une excuse, un charme…

On peut rapprocher aussi Marion Delorme de la Courtisane Amoureuse de La Fontaine. C’est le même tableau, mais en pleine lumière ; et Camille est moins fatal que Didier.

***

Comment faut-il se figurer les acteurs de la grande période romantique ?

Ils avaient sans doute un jeu bien conforme au caractère des ouvrages qu’ils interprétaient. Ils allaient tout droit, sans vain souci, baignés dans une fausseté extraordinairement naturelle ; et c’était, si j’ose dire, comme un aplomb de balance fort exact où les deux plateaux s’équilibraient à merveille.

La façon dont Jules Janin nous dépeint les affres et les fureurs que Mme Dorval traînait sur la scène, inspire confiance, tant elle frise la plaisanterie :

« Mme Dorval, un de ces talents francs comme l’or non monnayé, dur comme l’acier non poli ; âme infatigable, larmes inépuisables, cœur déchiré, passions sans limites, terreurs sans bornes ; une femme qui allait toute seule à l’inspiration ; véhémente, active, intrépide ; où le drame la poussait elle se portait, à ses risques et périls, en pleine fièvre, en plein abîme ; elle touchait à toutes les limites sans jamais se sentir arrêtée, à tous les extrêmes sans jamais se briser ; curieux spectacle et lutte admirable de ce frêle petit corps haletant et chancelant sous le charme poétique… »

Mlle Mars ne se montrait pas si furieuse ; elle se contentait, paraît-il, de jouer avec sûreté, mesure et décence. Aussi, dans le rôle de dona Sol, n’était-elle, au fond, pour les zélateurs du romantisme, que la correcte et attrayante mademoiselle Mars.

Écoutons maintenant Jules Janin conclure son discours sur Marion Delorme :

« Bref, il y a dans cette œuvre un bout du Taillebras et du Scaramouche ; il y a la force et la terreur ; le Scapin et le bourreau, la courtisane et le cardinal, le Roi et le bouffon, le seigneur et le valet de sa police ; il y a les comédiens qui font la soupe à la porte de l’hôtellerie où se balance, en grinçant d’une façon lugubre, l’enseigne de la Belle-Étoile… avec tant de verve et d’esprit, tant de bouffonnerie et si douces larmes, en plein paradoxe, en plein carnaval, et la plus incroyable abondance, de cinq cents paradoxes, de mille railleries, réparties, bons mots, satires, rencontres, coq-à-l’âne, dignes du fameux Cabinet satirique, que Régnier lui-même, le vieux poète Régnier n’eût pas désavoués, non plus que d’Assoucy, l’empereur du burlesque, et Bertaut, et Ronsard, et toute la pléiade avinée. Comptez donc que seulement au troisième acte de Marion Delorme vous avez : une fille de joie, un duel, deux dissertations dramatiques, une mort, une résurrection, une évasion, une troupe de comédiens, une reconnaissance, un lieutenant criminel et une arrestation. »

***

Il existe une pièce, moitié tragédie moitié drame, dont les péripéties se déroulent au temps de Marion Delorme. Elle fut composée par Népomucène Lemercier, poète jadis aussi fameux que décrié.

Dans cette pièce, le Roi s’entretient avec Richelieu. Et voici en quels termes :

LE ROI

Vous soufflez aux voisins le feu du calvinisme.

RICHELIEU

Oui, comme en vos États j’en ruine le schisme.

LE ROI

Vous privez les seigneurs de leurs gouvernements.

RICHELIEU

Oui, si pour vous combattre ils font des armements.

LE ROI

Vos rigueurs ont sévi sur mes parents eux-mêmes.

RICHELIEU

Oui, quand ils s’alliaient à d’autres diadèmes.

Tout cela est assez pauvre et coriace ; mais Népomucène Lemercier avait eu des dons et une espèce de fougue avortée.

Fort jeune, il remporta presque un triomphe avec sa tragédie d’Agamemnon : la dernière des belles tragédies dans le goût antique, disait-on. Plus tard, Pinto, qui mêlait le grave au bouffon, lui valut d’être acclamé comme novateur.

La fin de ce poète fut triste. Ballotté entre le passé et l’avenir, il s’en allait à la dérive. Ses dernières productions dramatiques ne contentaient personne. Il semblait timide et téméraire à la fois. Ses anciens amis le blâmaient de donner le mauvais exemple, tandis que la jeunesse romantique se moquait de lui, et ne lui savait aucun gré de se compromettre.

En vain Lemercier enflait son bagage tragique : Baudoin et Charlemagne entraînaient dans leur chute et la Démence de Charles VI et Christophe Colomb et Clovis. Seule la pièce de Frédégonde et Brunehaut eut du succès.

Népomucène Lemercier apparaît comme une ébauche de Victor Hugo. On sent, dans sa Panhypocrisiade, par exemple, une mauvaise fièvre qui pousse à vaticiner dans le vide.

Mais cette fièvre enflamma Hugo sans l’abattre, tandis que l’autre en mourut.

Goethe et Shakespeare

Donc, le sabbat et le meurtre animèrent, l’autre soir, les ruines de Saint-Wandrille.

Le chef-d’œuvre de Shakespeare : Macbeth, nouvellement traduit par Maurice Maeterlinck, y fut représenté avec pompe et particularité.

 

Va-t-on louer encore Shakespeare de n’avoir point observé les trois unités ? Sera-t-il exalté à cause des paroles d’Hamlet : « Vieille taupe ! » ou « un rat, un rat ! » ainsi que pour ce « veau de la lune », du matelot ivre de la Tempête ?

Il serait plus simple, sinon plus facile, d’adorer l’âme intègre de ce grand poète, et la grâce mesurée de son art personnel, en dehors des habitudes de ses contemporains subalternes.

 

Vous vous rappelez la scène où Macbeth entre dans l’appartement du roi, ayant arrêté dans son esprit l’accomplissement de l’action criminelle. Lady Macbeth, angoissée par l’attente, épie et prête l’oreille.

Soudain Macbeth apparaît et elle s’écrie : Mon époux !

François-Victor Hugo avait déjà traduit : Mon mari ! pensant à tort serrer de près l’énergie du mot.

Il paraît que M. Maurice Maeterlinck va plus loin et fait dire à Lady Macbeth : Mon homme !

Je ne sais pas si cette expression populacière rentre bien dans l’esthétique shakespearienne. Le langage de tragédie employé par Shakespeare est d’ordinaire solennel et noble jusqu’à l’emphase. Une excellente emphase qu’il faut approuver, car Shakespeare, de cette façon, observe simplement la nature de la haute poésie.

Mon homme !… Après tout, Maeterlinck, rempli de talent et très habile, n’a peut-être cherché là qu’un détail, sorte de rehaut du tableau extraordinaire qu’il voulait offrir.

Enfin, je dis tout cela en digression, et c’est de quelques idées de Goethe sur Shakespeare que je voudrais parler.

***

Goethe pensait que Shakespeare, lié essentiellement à la Poésie, avait dû accepter certaines conditions passagères du Théâtre de son temps, sans vouloir en faire des modèles de l’Art.

Les conversations de Goethe sont pleines de Shakespeare.

— C’est fort singulier, marmonnait Eckermann, les pièces de Shakespeare ne semblent point de vraies pièces, et il les a toutes composées pour son entreprise théâtrale.

— Eh bien ! répondit Goethe, il ne faut pas s’en plaindre. Ainsi Shakespeare gagne comme poète pur, en perdant comme faiseur dramatique. Et il nous fait lire dans le cœur humain couramment.

Puis il reprenait :

— Certes, une loi qui impose les changements, traverse la nature entière. C’est peut-être à cause de cette loi que Shakespeare introduit des scènes comiques dans ses tragédies. Pourtant, la tragédie plus haute des Grecs n’en avait nul besoin : un seul ton fondamental y règne harmonieusement.

Un jour, le maître et le disciple examinaient des gravures anglaises représentant les diverses situations de l’œuvre shakespearienne. Eckermann tournait les feuilles.

— Quel émerveillement ! disait Goethe. Ces gravures nous font voir toute la richesse et la grandeur infinie de Shakespeare. Il a fixé, toujours avec aisance et désinvolture, jusqu’aux moindres accidents de la vie humaine. Comment approcher Shakespeare, comment l’expliquer ? J’ai tourné autour de lui dans mon Wilhelm Meister, mais ce fut presque sans résultat. Il se sentait à l’étroit sur les tréteaux dramatiques, et même le monde visible tout entier n’était pas assez vaste pour lui, tant il éclatait de sève et de puissance. Un auteur d’aujourd’hui ne doit lire par an qu’une seule pièce de Shakespeare ; autrement il risque de se perdre.

Goethe ajoutait en riant :

— Shakespeare nous présente des pommes d’or dans des coupes d’argent. En étudiant ses pièces, nous lui prenons parfois ses coupes d’argent, mais nous ne savons y mettre que des pommes de terre.

 

Selon Goethe, le génie de Shakespeare pénètre le monde et le rend transparent. Étant donné l’éclat de son pinceau, nous nous figurons aisément qu’il emploie des moyens matériels. Cependant, ses peintures ne sont point faites pour les yeux du corps. La vue peut être appelée le plus pur de nos sens, mais il y a dans les profondeurs de l’âme un sens encore plus pur ; c’est lui qui, par la parole, nous rend les objets sensibles de la façon la plus haute et la plus rapide. Les paroles les plus fécondes sont celles qui mettent devant les yeux non des pensées impénétrables, mais des images frappantes par leur précision. Or, Shakespeare s’adresse toujours à notre sens intime, mais de telle sorte que le monde de l’imagination s’anime et s’éveille aussitôt en nous. Ainsi un effet très grand est produit dont nous ne nous rendons pas compte très clairement, car il nous semble avoir vu passer tout cela devant nos yeux. À vrai dire, l’œuvre shakespearienne est bien plus riche en mots profonds qu’en action. Ce que Shakespeare présente aux yeux peut s’imaginer sans peine, et même il doit être mieux saisi par l’imagination seule. Les spectacles terribles ou fantastiques ne deviennent vraiment significatifs dans l’ouvrage de Shakespeare que par un travail de l’imagination. Toutes les courtes scènes intermédiaires que le poète nous déroule sans cesse, sont là pour aider l’imagination. Et il faut l’avouer : la simple lecture s’en accommode mieux que la représentation, qui en est parfois troublée et languit…

Goethe aimait à se faire réciter, non déclamer, quelque pièce de Shakespeare, par une voix juste. Il fermait les yeux et goûtait ainsi un plaisir délicat.

***

Comment doit-on jouer Shakespeare ?

— Il est absurde, disait Goethe, de ne pas vouloir à la représentation supprimer un iota ; cependant, on entend soutenir cette opinion.

Si Goethe revenait aujourd’hui, il trouverait des gens qui soutiennent toujours une pareille opinion.

Ce sont tous ceux qui s’imaginent défendre l’intégrité de l’art et qui sacrifient de la sorte aux méprises du mot à mot et de la fidélité inopportune.

Voltaire et la Tragédie

Dans la première version de Mariamne, Voltaire faisait mourir l’héroïne de sa tragédie sur le théâtre. Elle prenait le poison et expirait aux yeux des spectateurs. Ceux-ci s’en piquèrent, paraît-il, et firent éclater leur mauvaise humeur.

Plus tard, Voltaire mit la mort de Mariamne en récit, telle que nous la lisons à présent dans sa pièce. À vrai dire, c’est un récit peu classique, car il est coupé fréquemment par celui qui l’écoute.

L’auteur avoue que c’est contre son goût qu’il a mis la mort de Mariamne en récit au lieu de la mettre en action.

La fureur d’innover tourmentait déjà Voltaire, et il souhaitait peut-être, malgré son admiration pour Racine, de remplacer Théramène par le monstre neptunien en personne.

Un Italien, son ami, traitait la tragédie française de simple élégie. Voltaire ne lui donnait pas tout à fait tort, et il écrivait :

« Notre délicatesse excessive nous force quelquefois à mettre en récit ce que nous voudrions exposer aux yeux. Nous craignons de hasarder sur la scène des spectacles nouveaux devant une nation accoutumée à tourner en ridicule tout ce qui n’est pas d’usage. »

Il accusait les bancs où le public allait s’asseoir sur la scène, de gêner les évolutions des acteurs et de rendre les décors impossibles.

Ces bancs sont supprimés. Avons-nous retrouvé un Racine ?

Dans son Iphigénie, le charmant Rotrou a représenté le sacrifice sur le théâtre. Il semble avoir manqué sa tentative par faiblesse. Je soutiendrai néanmoins qu’à valeur égale un récit doit toucher plus profondément qu’un spectacle.

Mais, ne condamnons rien. Il y a au théâtre tout un côté extérieur où les décors, les gestes et les arrangements sont légitimes. À son retour de Londres, Voltaire fut tout à coup enragé là-dessus.

Il ne rêvait que spectres et autres horreurs, et il gémissait de n’oser hasarder à Paris ce que l’Anglais Addison avait fait dans son pays. Ce poète traîne sur le théâtre le corps ensanglanté de Marcus devant Caton son père, qui s’écrie :

— Heureux jeune homme, tu es mort pour ton pays ! Ô mes amis, laissez-moi compter ces glorieuses blessures, etc.

Le Français La Fosse a fait un Manlius et l’Anglais Otway une Venise sauvée. La tragédie de La Fosse est tirée du drame d’Otway qui en avait pris le sujet dans la Conjuration célèbre et admirable de l’abbé de Saint-Réal.

Une comparaison du Manlius avec la Venise sauvée incite Voltaire à déplorer la délicatesse française qui n’a pas permis à La Fosse de traiter l’aventure toute crue, puisqu’il a été forcé de l’habiller à la romaine.

« On n’a point — dit-il — trouvé ridicule au théâtre de Londres qu’un ambassadeur espagnol s’appelât Bedmar, et que des conjurés eussent le nom de Jaffier, de Jacques-Pierre, d’Elliot ; cela seul en France eût pu faire tomber la pièce. »

Puis, dans Otway, nous avons une Assemblée de tous les conjurés, où le protagoniste prend leur serment, assigne à chacun son poste, prescrit l’heure du carnage, non sans jeter des regards en dessous sur celui d’entre eux dont la loyauté lui semble suspecte.

Comment l’auteur français a-t-il traité cette même scène ? Il laisse le théâtre presque vide, et il se contente d’un récit tronqué de ce qui s’était passé…

La manière anglaise est donc au-dessus de la manière française !…

Hélas ! Voltaire s’emballe pour peu de chose. La tragédie de La Fosse est médiocre, et le drame boursouflé d’Otway ne vaut guère mieux. Dans ces conditions, celui qui frappe fort et remplit le théâtre de tumulte a quelque chance de l’emporter. Donnons maintenant du génie à Otway, et il composera une méchante pièce pleine de beaux fragments. Mais si nous donnons également du génie à La Fosse, il trouvera, dans la forme qu’il adopte, le moyen le plus convenable au grand art sans alliage.

***

Euripide, après le récit du Messager, montre sur le théâtre Hippolyte expirant.

Le corps affreusement déchiré, le jeune héros rassemble ses dernières forces pour plaindre sa fatale destinée, et pour protester contre l’accusation mensongère qui souille sa vertu.

Les yeux déjà pleins de ténèbres, il se lamente, en secouant sa blonde chevelure d’où le sang dégoutte.

Cette scène du théâtre grec, où les spectateurs pouvaient voir Hippolyte les membres en lambeaux, et cette autre scène où le malheureux Œdipe apparaît les prunelles crevées, les joues inondées d’une pluie de sang noir, encourageaient Voltaire dans ses rêveries, et lui faisaient souhaiter moins de scrupule et plus d’audace, en fait de pompe extérieure, pour l’art dramatique français.

Certes, les anciens ne craignaient pas de montrer Ajax au milieu des troupeaux égorgés, ni Philoctète dévoré de son mal cruel, ni Prométhée cloué sur un rocher, ni le parricide Oreste poursuivi par les hurlantes Euménides. Toutefois, avant de tomber à ce sujet dans le délire de l’enthousiasme, il ne serait pas inutile de méditer le passage suivant de la Poétique d’Aristote :

« Les effets de terreur et de pitié peuvent être inhérents au jeu scénique ; mais ils peuvent aussi prendre leur source dans la constitution même des faits, ce qui vaut mieux et est l’œuvre d’un poète plus fort. Il faut, sans frapper la vue, constituer la fable de telle façon que, au récit des faits qui s’accomplissent, l’auditeur soit saisi de terreur ou de pitié par suite des événements ; c’est ce que l’on éprouvera en écoutant la fable d’Œdipe. La recherche de cet effet au moyen de la vue est moins artistique et entraînera de plus grands frais de mise en scène. Quant à produire, non des effets terribles au moyen de la vue, mais seulement des effets prodigieux, cela n’a rien de commun avec la tragédie, car il ne faut pas chercher, dans la tragédie, à provoquer un intérêt quelconque, mais celui qui lui appartient en propre. »

Ces paroles d’Aristote nous prouvent que si les anciens accordaient toute liberté lorsqu’il s’agissait d’émouvoir au théâtre, ils n’en avaient pas moins leur opinion bien arrêtée en matière de précellence.

Les dramaturges athéniens frappaient la vue, au besoin dans leurs actions, mais c’était selon les cas occurrents, et ils ne songeaient pas à faire de ce petit moyen un grand principe de l’art.

À Sophocle, le plus parfait de tous, ce qui est extérieur ne sert qu’à rehausser par contraste, le sublime des passions, des sentences et du style.

Les diverses machines trouvent leur emploi naturel dans les vastes fresques primitives d’Eschyle. Cependant, pour ce poète, le principal est l’élocution dans le lyrisme.

Euripide se gâte. Mais remarquez comme les incidents prennent chez lui encore moins d’importance que chez les autres. Aussi les laisse-t-il aller en railleur, et il n’est occupé que du tréfonds de l’âme.

Revenons à Hippolyte mourant. Ce n’est pas tant pour les yeux des spectateurs qu’Euripide fait porter son héros sur le théâtre après l’accident du char. Il a besoin de tirer la moralité de sa tragédie, qui a un sens religieux, qui est une sorte de mystère païen.

Hippolyte entend une voix et il reconnaît Artémis.

— Ah ! quel parfum céleste je respire ! — s’écrie-t-il. — Au milieu même de mes souffrances, il vient jusqu’à moi, et il me soulage. La divine Artémis n’est-elle pas en ces lieux ?

Voilà donc un effet de théâtre violent : un moribond aux membres brisés et saigneux, qui est exposé aux regards des spectateurs ! Cependant, par ce moyen, Euripide se procure surtout une beauté morale et intellectuelle : la scène symbolique entre la déesse Artémis et Hippolyte son hiérophante.

Quoi qu’il en soit, les Grecs considéraient que frapper la vue dans une composition dramatique était chose secondaire. Aristote nous l’a suffisamment expliqué.

Voltaire ne faisait que se tourmenter avec les décors et tous ces jeux scéniques. C’est qu’il a vécu à une époque de déclin et de langueur pour la poésie. Mais Racine, d’un meilleur âge et connaissant mieux l’antiquité, ordonnait tranquillement la noble architecture de la tragédie française que Nietzsche admire avec raison.

***

Vous savez que le terrible Tolstoï entreprit de saper la gloire de Shakespeare par ses fondements.

Les panégyristes du poète passent un mauvais quart d’heure entre ses mains. Il les saisit un à un, depuis le docteur Johnson jusqu’à Shelley, et depuis Victor Hugo jusqu’à M. Brandès. Il a juré de nous étaler l’extravagance et la vanité de leur enthousiasme, et il s’en tire assez drôlement, à force de citations.

Puis selon Tolstoï, le comédien Shakespeare a dû être un méchant homme, fort corrompu, un flatteur qui ne s’attachait qu’aux grands et qui méprisait le peuple. Voilà pourquoi ses ouvrages manquent complètement de moralité.

Les jugements de Tolstoï sur Shakespeare littérateur sont massifs, et tout à coup très fins, sans jamais quitter une arrière-pensée hostile. Ainsi, il s’aperçoit fort bien que les badauds ont coutume de s’exalter sur des vétilles au sujet de l’art shakespearien ; mais il se refuse avec une sorte de joie mauvaise à reconnaître les choses dignes d’admiration qui s’y trouvent véritablement.

La gloire de Shakespeare est-elle un coup monté, comme le veut Tolstoï ? Je ne pense pas. Néanmoins, telle que le xixe  siècle nous l’a façonnée, cette gloire apparaît comme un préjugé romantique. Je m’empresse d’ajouter que cette constatation n’ôte rien au génie du grand poète et je m’en expliquerai.

Shakespeare était un poète très pur, une âme de diamant. Lorsqu’on le compare à ses contemporains, on s’étonne de la mesure et de l’ordre que possédait son esprit. Par contre, le drame shakespearien est imparfait et brouillé dans sa forme, assujetti sans doute aux procédés de l’époque.

Or, c’est cette forme imparfaite qui fît pousser le cri d’enthousiasme. On a loué Shakespeare de promener sans cesse ses héros dans le temps et dans l’espace, de les montrer enfants et puis décrépits. Et l’enthousiasme redoubla devant les bouffonneries outrées qui suspendent la terreur dans ses pièces.

Pourtant, ces conditions passagères du théâtre semblent, ou sans importance, ou même tout à fait répréhensibles.

Les romantiques firent tant là-dessus qu’ils asservirent à la fin l’opinion. Je veux dire les romantiques étrangers, surtout les allemands ; car pour les romantiques français, ils ne jouèrent en l’occurrence qu’un rôle très effacé.

Le beau délire des shakespeariens de Paris avait poussé Voltaire à prendre parti contre le grand dramatiste anglais. C’est alors qu’il se moqua du pauvre Letourneur avec entrain.

Tout d’abord Voltaire fit paraître pour l’auteur d’Hamlet une sorte d’admiration, où sans doute les réserves trouvaient leur place, mais doucement.

Ces réserves portaient surtout sur le détail : telle expression a peu de politesse et ne cherche qu’à flatter le goût de la populace, telle scène brille par le naturel, mais c’est un naturel de bas lieu, etc., etc. Enfin, Voltaire impute les défauts de Shakespeare à l’ignorance de son siècle. C’était la marotte de Voltaire. Cependant, si l’Angleterre d’Élisabeth s’est montrée parfois brutale, elle ne semble pas avoir été dépourvue de science.

— Il faut songer — répétait aussi Voltaire — que Shakespeare n’avait point eu d’éducation, qu’il devait tout à son seul génie…

Pendant son séjour à Londres, Voltaire allait souvent au théâtre, de préférence lorsqu’on y jouait du Shakespeare.

Je le vois assis à sa place, et il me semble que s’il écoute avec attention, il regarde surtout, en ouvrant de grands yeux curieux.

Et il fait un beau rêve en se disant :

— Voilà un comique mêlé à la terreur d’étrange façon ! Oui, mais il y a dans ces scènes des beautés de tous les temps et de tous les lieux… Diable ! j’aime mieux encore ce monstrueux spectacle que de longues confidences d’un froid amour, ou des raisonnements de politique encore plus froids. Enfin, il faut parler aux yeux du public : offrons-lui des cérémonies pompeuses, des objets extraordinaires, des orages, des meurtres, du sang répandu… Hélas ! j’oublie que nos Français ont l’esprit trop cultivé et le goût susceptible… Et pourtant, l’action qui règne sur ces théâtres barbares alliée à notre sagesse, à notre élégance, à notre noblesse, à notre décence, pourrait peut-être produire quelque chose de parfait… Hélas ! encore… Est-il possible de rien ajouter au sublime d’Athalie ?…

Voltaire exhalait de longs soupirs ; mais j’imagine qu’il riait sous cape, et qu’il ne désespérait point d’en remontrer même à Racine, son idole.

Voltaire était capable de toutes les folies, et il parlait déjà de traduction exacte, comme nous le faisons aujourd’hui.

Sous prétexte de confronter Corneille, auteur de Cinna, avec Shakespeare, auteur d’une Mort de César, il traduisit une partie de cette dernière pièce. Il se vantait d’avoir rendu fidèlement la prose par la prose et les vers blancs par les vers blancs. Et il disait :

« On peut traduire un poète en exprimant seulement le fond de ses pensées ; mais, pour le bien faire connaître, pour donner une idée juste de sa langue, il faut traduire non seulement ses pensées, mais tous les accessoires. Si le poète a employé une métaphore, il ne faut pas y substituer une autre métaphore ; s’il se sert d’un mot qui soit bas dans sa langue, on doit le rendre par un mot qui soit bas dans la nôtre. »

Tout cela paraît fort raisonnable, et il arrive que dans la pratique ce n’est que du vent.

Voltaire aimait à rappeler qu’il avait fait connaître les muses anglaises en France, en traduisant divers morceaux des poètes les plus célèbres d’Angleterre. Beaucoup de personnes se mirent, sur son conseil, à étudier la langue de ce pays, et cette langue devint bientôt familière aux gens de lettres.

Il disait que « c’est rendre service à l’esprit humain, de l’orner ainsi des richesses des pays étrangers ».

Ses amis l’engageaient à traduire en entier le Jules César de Shakespeare. Mais il répondait, comme à son ordinaire, que ce poète, qui était un grand génie, avait vécu dans un siècle grossier et que l’on retrouvait dans ses pièces la grossièreté de ce temps, beaucoup plus que le génie de l’auteur…

Il composa donc une seconde Mort de César, dans le goût anglais, sans imiter directement Shakespeare. Et il faisait écrire par son éditeur qu’il était aisé d’apercevoir, dans cette tragédie, le génie et le caractère des écrivains anglais, aussi bien que celui du peuple romain ; et que l’on y trouvait cet amour dominant de la liberté et ces hardiesses que les auteurs français ont rarement .

Voltaire se moquait de Saint-Évremond, disant qu’il avait donné sa comédie du Sir Politik pour faire connaître la comédie de Londres aux Français, et que, cependant, il n’avait lui-même aucune connaissance de l’Angleterre dont il ignorait jusqu’à la langue.

« On peut dire, ajoutait-il, que cette comédie du Sir Politik n’est ni dans le goût des Anglais, ni dans celui d’aucune autre nation. »

Ne pourrait-on pas retourner cette raillerie contre Voltaire, après lecture de sa Mort de César ?

Cette fois, il avait quitté les malencontreux vers blancs pour revenir à la rime. Mais son ouvrage n’en est pas moins une rapsodie incolore et languissante.

 

J’ai souvent dit que Voltaire était bon écrivain, même en vers, et qu’il manquait seulement de ce ton, de cet accent qui est tout en l’affaire.

Malgré cela, Mérope, Mahomet et surtout Zaïre, contiennent des beautés réelles.

Nietzsche outrait à peine lorsqu’il écrivait :

« Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme aux mille formes, née même pour les plus grands orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand ne pouvait encore, parce que la nature du Français est beaucoup plus parente de la grecque que la nature de l’Allemand ; — de même qu’il fut aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec, la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et l’agrément d’un Grec… »

***

Shakespeare n’était pas sans doute aussi docte que Dante ou Pétrarque, mais il avait beaucoup lu, et son instinct le conduisit tout droit vers les sources où il lui fallait puiser. Il était très versé dans la mythologie. Dans une de ses comédies, il donne le nom d’Autolycus à un personnage fort enclin à dérober. Or, dans la mythologie grecque Autolycus est un maître voleur, fils de Mercure. Un drame satirique perdu d’Euripide portait le titre d’Autolycus.

On a taxé d’ignorance Shakespeare parce qu’il fait aborder des vaisseaux en Bohême et peuplé de lions la forêt des Ardennes. On lui reproche aussi des anachronismes. Shakespeare était-il ignorant pour cela ?

Toutes ces choses sont courantes dans la littérature du Moyen Âge. Voilà des inexactitudes dont Shakespeare se servait à dessein — peut-être — croyant idéaliser ainsi la trame de ses conceptions.

Le Moyen Âge s’est prolongé à travers la Renaissance dans les lettres anglaises. Shakespeare avait son génie ; mais toutes les prétendues hardiesses de construction dans ses drames viennent des mystères et des miracles.

Un véritable classicisme, digne d’être mis en parallèle avec la bonne antiquité, n’apparaît qu’en France avec Racine, par exemple.

 

… C’est encore Nietzsche qui fait observer que si Sophocle est parvenu à tant de noblesse, de grâce et de mesure, c’est qu’il ne craignait pas de mettre de l’eau dans son vin .

Oui, Nietzsche a raison : que celui qui le peut fasse de même, comme homme et comme artiste !