(1909) Nos femmes de lettres pp. -238
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(1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Préface

La Femme-auteur, à notre époque, ne se manifeste plus comme un phénomène isolé, comme une plante de serre chaude, poussée à grand renfort de lumière et de terreau. Elle est devenue un fait collectif, un fait social, car le groupement pressé de celles qui tiennent une plume, et qui s’en servent, suffirait à retenir l’attention de quiconque s’intéresse aux modifications de la Société, considérée comme un vivant organisme. Nous n’aurons pas à envisager ce point de vue, sinon partiellement et dans nos conclusions. Il nous faudra pourtant choisir un critérium pour faire sortir du rang l’élite de ces bataillons serrés : il tiendra tout dans une distinction nécessaire entre celles qui se consacrent à des besognes, fournisseurs attitrés des innombrables magazines à images, et celles qui marquent un réel souci d’art littéraire.

Faut-il rappeler quelques-uns des jugements extrêmes portés sur ce produit singulier : La Femme de Lettres ? Ils tiennent presque tous dans l’aphorisme du plus illustre des Misogynes contemporains : « Que peut-on attendre de la part des femmes, si l’on réfléchit que, dans le monde entier, ce sexe n’a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre complète et originale dans les Beaux-Arts, ni, en quoi que ce soit, un seul ouvrage de valeur durable. » Et ce Schopenhauer, qui sans doute se vengeait par là d’un sexe qu’il n’avait que trop aimé, faisait succéder à cette première flèche ce trait suprême de son mépris : « Il est évident que la Femme, par nature, est destinée à obéir. Et la preuve en est que celle qui est placée dans cet état d’indépendance absolue, contraire à sa nature, s’attache aussitôt à n’importe quel homme, par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un maître. Est-elle jeune ? Elle prend un amant. Vieille ? Un confesseur ! » Boutade expressive d’un philosophe parvenu au soir de la vie, et qui trop souvent à son aurore oublia, parmi les longues tresses dénouées, combien courtes pouvaient être les idées de celles à qui leur beauté servait alors de suffisante excuse !

Mon Dieu, oui, il est vrai, il est exact qu’aucune Femme n’a fait la Sixtine, ni le Tombeau des Médicis, ni les Disciples d’Emmaüs, non plus qu’Othello ou Phèdre, ni la Neuvième Symphonie, ni quoi que ce soit qui approche ces inégalables témoignages de virilité créatrice. Sur ces hauteurs, sacrées par le génie mâle, flotte une atmosphère irrespirable à de certains poumons ; et comme il est peu d’intelligences pour embrasser dans leur plénitude l’intime signification de ces chefs-d’œuvre, on en trouve moins encore pour leur susciter des équivalents. Par définition, et, si j’ose dire, par constitution mentale, la femme incline à s’adapter, à se plier aux influences : pareille à la liane qui s’enroule autour de l’arbre dont elle partage le destin, elle épouse la forme de qui elle aime, ou de qui elle admire. A voir s’avancer sous nos yeux un couple d’amants, nous discernons par la seule inclinaison des corps, qui des deux est le plus touché. Et ce n’est pas simple signe d’élection amoureuse , mais le mieux accusé des symboles féminins.

Cette règle pourtant comporte des exceptions, et l’on trouverait, dans l’histoire de la pensée contemporaine, tel exemple de femme, quand ce ne serait que Mme Ackermann, pour donner un démenti à l’aphorisme de Schopenhauer. Nous pouvons même le chercher encore plus près de nous. Quand les soins pieux et le culte passionné du docteur Christomanos révélèrent à l’élite européenne le fruit des méditations où s’était appliquée son impériale élève Élisabeth d’Autriche, notre plus vive surprise fut qu’une femme eût pu penser par elle-même avec cette énergie ; que les images du monde se fussent réfléchies en un miroir si puissant, et que ni le tour ni l’accent de ses pensées n’évoquassent la discipline d’un maître déterminé. Chose merveilleuse au premier abord, faut-il le dire ? surtout chez une personne qui s’était délibérément soumise à la plus intense culture ! On connaît la variété de ses lectures, la fréquence de ses méditations, poursuivies dans la solitude de toute l’obstination d’une volonté qui s’attache à l’Idéal le plus précieux comme le plus difficilement conciliable avec le rang suprême où la Fortune l’éleva. Comme si elle avait voulu s’excuser par avance de laisser un testament durable de sa pensée — peut-être soupçonnait-elle que son lecteur en deviendrait un jour l’historien ? — l’Impératrice avait pris soin de marquer les limites précises où il lui semblait que dût s’astreindre l’activité féminine : « Moins les femmes apprennent, plus elles ont de prix. Ce qu’elles apprennent ne fait à vrai dire que les égarer : elles désapprennent une partie d’elles-mêmes pour s’approprier imparfaitement de la grammaire et de la logique… Et pour aider les hommes dans leurs affaires, elles ne doivent pas leur souffler des conseils ou des pensées, mais par leur seul contact éveiller et faire mûrir chez eux des idées et des résolutions. »

C’était presque dénier à son sexe toute aptitude aux grands premiers rôles, prétendre le maintenir dans les emplois subalternes. Pourtant nulle femme n’a plus pensé par elle-même. C’est que les leçons de l’expérience et les épreuves de la vie l’avaient marquée d’une de ces empreintes auprès de quoi pâlissent toutes les influences littéraires, si chères soient-elles à un cœur ! Et nous savons la vivacité de ses admirations. La statue du poète Henri Heine, que son expresse volonté avait dressée auprès des héros de l’Achilléion, et qu’une grossièreté toute tudesque fit enlever récemment par le nouveau possesseur, nous était le meilleur témoignage d’un culte qui pourtant, à la différence de tant d’autres, n’opprima jamais sa personnalité. Pareillement verrons-nous, chez nos jeunes auteurs d’aujourd’hui, plus d’un exemple de sensation directe traduite et transposée en originalité créatrice : c’est la raison de cette étude, où l’on chercherait bien moins justement un ensemble de critiques littéraires qu’un essai en vue de dégager l’accent des figures qui nous présentent le plus vif relief. On y trouvera omises, et cela volontairement, des parties entières de leur œuvre, qui pourtant ne sont pas négligeables, mais ne nous eussent été d’aucune aide pour le but que nous poursuivons…

Elle apparaît toujours un peu délicate, fausse en quelque façon, l’attitude du sexe fort en face de la femme-auteur. Confrère et rival, il se résigne malaisément à ce que soit constatée telle supériorité qui lui prépare la plus cruelle blessure d’amour-propre, la plus douloureuse humiliation d’orgueil. Est-il besoin d’observer que l’élite de celles qui possèdent un don est infiniment supérieure à la moyenne de ceux qui, tenant une plume, n’ont pour écrire d’autres motifs valables que l’obligation de gagner leur vie ou la satisfaction légèrement puérile de la vanité ? D’où l’âpreté de jalousies n’attendant qu’une occasion de se solidariser ? Victor Hugo le notait avec un sens aigu des réalités : « Les haines politiques désarment, les haines littéraires jamais. » On le vit bien dans une circonstance mémorable, qui n’est pas éloignée de nous : Quand une distinction officielle fut proposée pour reconnaître le mérite d’un des plus rares talents féminins de ce temps, ce fut un déchaînement, une sorte d’agression sauvage, où collaborèrent les plus basses plumes du Journalisme, faite pour donner une singulière idée de la légendaire chevalerie française : véritable coup de pied d’âne, à double titre faut-il dire, par l’élégance dont il fut administré, et par la qualité littéraire de ceux qui le donnèrent.

Plus délicate encore, plus fausse assurément, en face de la Femme-auteur, l’attitude de l’homme, s’il est son mari ou son amant. C’est là qu’une fois de plus nous observons le danger de toute interversion des lois de la Nature, laquelle requiert implacablement la supériorité du mâle. Une sorte d’habitude ancestrale, remontant aux époques les plus reculées, nous fait voir dans l’élément viril le traditionnel symbole de toute vigueur, physique et intellectuelle, si bien que notre sentiment de l’ordre se trouve froissé par la moindre indication opposée. Il n’y a rien à faire là contre, et si l’on veut une image physique, il suffit de se rappeler l’invincible sourire qu’amène aux lèvres la vue d’un petit homme, levant les yeux vers sa compagne qui le dépasse de toute la hauteur de la tête. Dans l’ordre intellectuel il en va de même : on ne peut effacer de son souvenir l’image du pauvre M. Geoffrin, mari de cette illustre présidente de la société des Gens de lettres au dix-huitième siècle, dont Sainte-Beuve rapporte cette anecdote : Un jour, un étranger demanda à Mme Geoffrin ce qu’était devenu ce vieux Monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux dîners, et qu’on ne voyait plus : — « C’était mon mari, fit-elle, il est mort » ! — Faisons la part du trait qui exagère presque nécessairement ces sortes d’aventures : celle-là n’en demeure pas moins expressive, et tous les maris de femmes-auteurs y pourront méditer. C’est une attitude insoutenable, un rôle que nul acteur social ne devrait accepter, celui de mari effacé d’une femme dont les journaux habituellement impriment le nom. Montreur d’objet rare, sorte de prince-époux qui accompagne un phénomène, on est toujours tenté de placer dans sa bouche le drôlatique et peu respectueux jeu de mots dont notre moquerie française — « tendait à ridiculiser l’attitude du prince Albert, au temps du Second Empire : — “Je suis les talons de la Reine !” »

On trouvera dans ces pages une entière liberté d’esprit et la plus complète indépendance de jugement ; pour tout dire, rien de cette galanterie à la française, qui régit les habituels rapports des deux sexes dans l’attitude de l’homme à l’égard de la femme, et qui risque de fausser, ou du moins d’atténuer la valeur d’un jugement. J’aurai pu me tromper. Je me serai certainement plus d’une fois trompé, car nul d’entre nous n’est à l’abri de l’erreur, surtout en des matières où le goût personnel tient une telle place et représente un élément déformateur propre à celui qui écrit. Mais on ne rencontrera pas un trait qui ait été dicté par un mouvement de passion, de ceux que l’on aiguise moins en faveur de M. X… que contre M. Y… Car il existe deux façons — je l’ai montré autre part1 — d’être agréable à qui l’on commente. Et la première, c’est celle qui consiste à le vanter tout uniment. Mais la seconde, de beaucoup la plus raffinée et la plus efficace, c’est de dénigrer ou simplement d’omettre un rival.

Je n’ai jamais aimé les petites chapelles, coteries littéraires, ou de quelque nom qu’on les nomme, et puis me rendre cette justice de n’avoir pas tenté une démarche en vue de participer aux bénéfices du groupement. Non que je méconnaisse — il faudrait être aveugle — les incomparables avantages de ces secrètes associations, de cette franc-maçonnerie où le premier article des statuts consiste en un engagement tacite de mutuel agenouillement. On les rencontre dans tous les efforts où trouve son application le symbole expressif de l’aveugle et du paralytique, … dans la Peinture, où tant de réputations furent édifiées que le Temps s’est déjà chargé de remettre à leur place ; dans la Musique, où d’ingénieux assimilateurs, munis d’une technique savante, furent baptisés les continuateurs de Beethoven… mais dans la Littérature surtout, qui demeure notre art national. Combien parmi nous, de ceux qui ont un nom, un petit nom littéraire, ne le doivent qu’à la puissance de leurs relations — vigoureux cheval de renfort qui hissa leur œuvre au sommet de la côte… leur œuvre, fardeau lourd de poids, mais léger de valeur, qui, faute d’un tel appui, fût demeurée aux régions inférieures. Mais voilà, on ne refait pas son tempérament, et pas plus qu’on ne saurait ajouter un centimètre à sa taille, une échine vraiment droite ne se plie aux voussures de certaines portes. J’ajouterai que, lorsqu’une coterie littéraire a pour point central et foyer de rayonnement un jeune astre féminin qui monte à l’horizon, il devient plus délicat encore d’y prendre place.

Il me faut donc déclarer ici que je ne connais à aucun titre, sinon à titre littéraire, les femmes-auteurs qui font l’objet de cet Essai. Jamais avec aucune d’elles je n’ai même fait ce banal échange de cartons par où l’on remercie de l’envoi d’un livre ou d’un article. Si la première page des Magazines illustrés ne nous avait abondamment renseignés, en des dimensions qui s’imposent à la vue, sur leur personnalité physique, j’ignorerais jusqu’à la forme de leurs traits, au point de ne pouvoir les identifier, sur le devant d’une loge à une première représentation, ou dans la cohue mondaine d’un vernissage. Ce sont là, on voudra bien le reconnaître, les meilleures garanties extérieures pour les juger littérairement. A leur égard, et dans toute la force du terme, j’ai mis en application le principe d’hygiène morale que je recommandais dans une de mes Chroniques de Théâtre : « Un bon critique ne doit jamais dîner hors de chez lui. »

Madame de Noailles

On sait la force des arguments par lesquels l’Empereur Napoléon justifiait l’Adoption : le contrat artificiel, créé par une volonté qui tente de suppléer aux insuffisances de la Nature, est conçu à l’imitation de la Nature elle-même. Mais qui n’en pressent les défaillances ? Il n’est jamais qu’une doublure : il peut se substituer dans certains cas à l’ordre naturel… il ne le remplace jamais. Et de même qu’à certains traits moraux s’affirmant soudain chez l’enfant, le père adoptif prend conscience de l’abîme qui les sépare, nous tous qui sommes de pure tradition française, pouvons discerner chez cette Française d’adoption des éléments inassimilables.

Ravivons des souvenirs : images enregistrées dans notre mémoire, si peu que soit vivace en nous l’impression des physionomies observées. Combien de fois est-il arrivé, pénétrant dans un salon, dans une salle de concert ou de spectacle, ou tel autre lieu public, que nos yeux s’arrêtent à une figure expressive, d’autant plus expressive qu’elle est plus différente de ce qu’ils sont accoutumés à fixer. Est-ce la couleur des yeux, le galbe du visage, certains contours de physionomie qui soudain nous viennent avertir ? De tout cela sans doute il y a quelque chose, mais quelque autre chose encore, que nous ne pouvons exactement préciser : le quid proprium d’où naît aussitôt l’intuition, équivalente à une certitude : cette créature vivante ordonne ses sensations suivant une méthode qui n’est pas la nôtre ; elle subit des réactions que nous ne saurions partager et pareillement il est en nous toute une région de l’âme qui à jamais lui demeurera impénétrable. Gardons-nous de nous abandonner au charme dangereux de cette étrangeté : c’est le chant de la Sirène qui perd celui qui s’y arrête. Être différent, voilà une raison suffisante de fixer l’attention. Oublierons-nous pour cela la logique expressive des mots : Étrange… Étranger… syllabes qui se superposent exactement. Dégageons aussitôt des conséquences qui s’imposent d’elles-mêmes.

Il faut être logique en tout : comment la seule investiture d’un nom illustre, fût-il le plus français d’ailleurs par atavisme et par tradition, atteindrait-elle à supprimer vingt années de culture antérieure, où les images de notre pays ne se réfléchirent qu’assez indirectement ? L’auteur n’en faisait-il pas comme un aveu dépouillé d’artifice, le jour où il dédiait un de ses romans : « Aux jeunes écrivains de France… à ceux, ajoutait-il, dont la sympathie m’a chaque jour dans mon travail aidé… » N’a-t-il pas fait mieux encore, en allant plus loin et plus profondément que les hommes ? N’a-t-il pas voulu se rattacher à la terre elle-même, quand il dédiait son premier volume de poèmes : « Aux paysages de l’Ile de France, ardents et limpides, pour qu’ils le protègent de leurs ombrages. » Le geste est élégant, le mouvement plein de grâce, en tout digne du sexe qui d’instinct sait trouver les attitudes et camper son personnage. Et je ne doute pas que cet appui ait été réel. Pourtant je me plais à y voir plus encore : un jalon pour l’avenir. Flatterie et caresse de la femme qui reparaît sous l’auteur, qui sait comme avec chacun il convient de s’y prendre, et que nous avons toujours, sur notre douce terre de France, les bras ouverts pour accueillir ceux qui nous viennent de loin. Il faudrait ne rien connaître des vingt dernières années de notre histoire littéraire, pour ignorer que les meilleurs ouvrages signés de noms français furent sacrifiés de parti pris aux productions étrangères. Publier un livre sous le patronage des confrères de sa génération, quand on est femme et de naissance étrangère, c’est s’assurer un double titre à la bienveillance d’un accueil qui, sans ces circonstances, eût pu rencontrer plus de froideur.

C’est peu d’avancer que Mme de Noailles, en dépit de son nom français, fait à nos yeux figure d’étrangère : elle est encore une cosmopolite, puisque ses goûts et ses premières expériences nous révèlent une formation où les images enregistrées viennent se combattre, en se confrontant les unes aux autres. Tout écrivain fortement raciné se manifeste tel dès le premier abord, et ses héros ont un accent par où se révèle la saveur du terroir : vérité tellement frappante que l’on rougirait d’y insister, elle nous permet d’embrasser d’autant mieux le point de vue contraire. Spontanément viennent s’offrir à nous deux images : celle de l’auteur qui jamais n’abandonna le sol natal, ou du moins ne lui fit infidélité que pour lui revenir ensuite, plus tendre, plus passionné, comme ces amants qui dans les bras d’une autre ne vont chercher qu’un prétexte à mieux aviver les traits de celle que par-dessus tout ils chérissent. Pour certaines natures bizarrement organisées, ou seulement plus compliquées que le commun des mortels, l’infidélité en amour n’est qu’un moyen de contrôle qui, par différence, permet de préciser la valeur de ses sensations. C’est le voyage sentimental, où les aspects sans cesse se renouvellent et nous confirment dans le choix fait antérieurement. De tels déplacements demeurent à jamais incompréhensibles aux véritables fidèles et aux vrais racinés. Le clavier de leurs sensations sans doute n’a qu’une faible étendue, mais elles gagnent en intensité, en profondeur, ce qui leur manque pour la diversité, et surtout leur sincérité s’affirme d’un accent qui ne trompe pas. Faut-il citer des noms ? Celui de Mistral s’imposera comme le plus expressif. Puis voici qu’en face d’eux viennent s’offrir les représentants du type adverse : bataillon serré de ceux qui dispersèrent leur sensibilité aux quatre coins du monde, pour y chercher les rehauts d’émotion que ne suffit point à leur départir la vigueur de leur tempérament : c’est le thème initial, le motif que va quêter le peintre, déplaçant son chevalet à travers les multiples sites de nature, quand le véritable sujet est en lui, s’il veut bien réfléchir que les plus grands maîtres du paysage ne firent que transfigurer de modestes aspects par la puissance de leur vision.

Cosmopolitisme !… ce sera donc, le plus souvent, besoin de sortir de soi-même, pour chercher l’excitant nécessaire à la production, de suppléer aux défaillances d’un tempérament qui ne saurait, par sa seule vigueur, étreindre son sujet : à une époque où l’originalité véritable tend à se faire de plus en plus rare, quelle meilleure marque de plasticité littéraire ? Nul doute qu’il faille attribuer à cette double cause : origine étrangère et cosmopolitisme, la plasticité de notre auteur. Singulière faculté, commune à tant de femmes, chez celle-ci poussée à un point que l’on rencontrerait difficilement ailleurs, de se plier aux influences, je ne dis pas de les supporter, mais de les accepter, de les quêter, comme un fardeau voulu, attendu, désiré. Chasseresse littéraire, elle est au centre d’un carrefour, et de tous côtés hume les senteurs de la forêt. Tout aussitôt elle prend une piste, puis revient sur elle-même, car elle aurait peur de perdre quelque avantage à s’engager trop avant. Seule la différence de structure mentale pourra nous donner la solution d’une énigme qui n’est qu’apparente. L’homme, quand il imite, demeure presque toujours conscient, ou du moins se reprend assez vite, si pour quelques minutes il s’est abandonné. Imiter, c’est subir. Donc il subit, mais parfois se révolte contre cette soumission. Sentant passer dans sa phrase la cadence d’un maître qui fut trop chère à son oreille, il éprouve un scrupule et se rejette en arrière, tel un cheval qui veut se débarrasser du fardeau. La femme sourit de cette sujétion : c’est une caresse nouvelle qu’elle reçoit. Elle lui rappelle sa vraie fonction et sa destinée qu’un instant elle oublia, quand elle prit en main cet emblème viril : la plume de l’écrivain. Comme elle sait plier son être physique aux caprices de celui qu’elle aime, elle adapte son art à la manière de celui qu’elle admire.

J’ai connu la sœur d’un poète, qu’il est préférable de ne pas nommer, car cette omission permettra à plusieurs de se retrouver en son exemple : elle ne le quittait presque jamais et l’accompagnait dans ses démarches extérieures ; ses yeux tendres et voilés, constamment fixés sur lui, disaient l’admiration, le dévouement du chien fidèle, et seuls faisaient écho à sa parole, car elle eût craint d’affaiblir d’un seul mot ce qu’elle jugeait définitif, étant tombé de ses lèvres à lui. Eh bien, la femme écrivain, c’est trop souvent la sœur de ce poète… seulement une sœur qui entend ne pas garder le silence et par instants commente, en l’affaiblissant, la parole du maître. Un philosophe, prévenu sans doute par excès de misanthropie, mais auquel un perpétuel repliement sur lui-même suscita d’étranges lueurs, n’a pas craint de formuler cette loi primordiale de psychologie amoureuse : « La Femme veut être prise, acceptée comme propriété. Elle veut se fondre dans l’idée de propriété, de possession. Aussi désire-t-elle quelqu’un qui prend, qui ne se donne et ne s’abandonne pas lui-même, qui, au contraire, veut et doit enrichir son moi par une adjonction de force, de bonheur et de foi. La Femme se donne, l’Homme prend. » Nietzsche restreignait son jugement à la femme amoureuse. Mais ne faut-il pas admettre l’unité de constitution mentale ? Possédée par son amant comme femme, comme écrivain la voici qui veut être prise encore par ses maîtres.

D’où la série des influences, visibles comme à travers une glace, pour les yeux les moins prévenus. Et c’est d’abord le faisceau des traits romantiques, autour desquels viendront se grouper tous les autres. Comme en un carquois bien garni les plus fortes flèches et les mieux barbelées sont assemblées l’une près de l’autre, ainsi de ces traits littéraires qui doivent porter au cœur de notre admiration, mais sans doute, pour ce qu’ils furent déjà émoussés par l’usage, iront en nous moins profondément.

Comment imaginer un faisceau plus serré d’influences que celles qui présidèrent à la conception d’Antoine Arnault, le héros de la Domination ? Quelles images atteindraient à nous faire sentir, toucher du doigt la formation de cette sensibilité artificielle où viennent converger comme en un prisme toutes les nuances du Romantisme et des disciples du Romantisme ! Il faut bien situer ses personnages, et lorsqu’on écrit un roman contemporain, leur donner une affabulation répondant au thème choisi : Antoine Arnault sera donc un moderne homme de lettres, et, n’en doutons pas, un homme de lettres parisien, qui court les risques de la fortune littéraire, mais quand même se présente à nos yeux revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René. Poursuivant comme but unique le frémissement de son être sensible et ces secousses de la machine nerveuse que seule l’exaltation peut donner, c’est par la série des expériences amoureuses qu’il confronte son âme à la réalité, car, après vingt aventures similaires, s’il paraît un instant se fixer aux passionnées étreintes de Donna Marie, ce n’est que trompeuse apparence, et pour, dans le même instant, faire retour aux ardeurs dévoratrices de la Bacchante Émilie. Lorsqu’il pense avoir enfin trouvé l’objet inatteignable où fixer ses désirs, cette Élisabeth qui ne peut être à lui, sur quel ton affolé de lyrisme, nous l’entendons qui fait son invocation aux demi-dieux du Romantisme : « Que me font les barques de Venise, dont les couteaux d’argent me fendaient le cœur ! Que me fait Lara ou le Corsaire, ou cette belle sultane Missouf qui, dans un conte de Voltaire, quelque soir me parut si voluptueuse ! Mon amie, que le Rhin coule en noyant l’anneau de Wagner, que sur le tombeau de René la tempête recouvre à jamais les gémissements d’Atala, que le balcon de Vérone s’abîme et disparaisse avec l’alouette et l’échelle de soie, que m’importe, si je puis, avec vous, dans un caveau secret, vivre et mourir ! »

Morceau d’exécution savante, qui le niera ?… d’un disciple qui sait la musique du Romantisme pour l’avoir étudiée chez les maîtres — car vous retrouvez ici les meilleures cadences de Chateaubriand — mais où nous ne discernons que trop l’artifice littéraire et cette accumulation d’images qui, par l’abus qu’on en fit, prennent le galbe et la patine légèrement défraîchie des sujets de pendule ! Je voudrais ici ne contrister personne, car une critique indépendante n’est pas nécessairement une critique de combat, et telle allure agressive par où l’on pense affirmer qu’on est libre de toute attache avec les puissances du jour, peut faire soupçonner des dépendances d’un autre genre. Il faut donc se défier des extrêmes et dire simplement : voici un document incomparable, tout débordant de naturel et criant de vérité, sur la plasticité féminine. Est-elle pas saisissante et transparente — car toute âme de femme littéraire est transparente — cette préconception d’Antoine Arnault, qui tout d’un trait déroule ses antécédents : Lara et le Corsaire, son cher décor de Venise, Wagner et le Rhin, Vérone et le balcon de Juliette ?… On n’a jamais mieux cité ses auteurs, accumulé tant de références, dévoilé les sources d’un idéal que l’on voudrait faire sien par adaptation. Sentir ! toujours sentir ! Épuiser la coupe des sensations ! Tel est le secret de la vie romantique… tel aussi le secret de l’âme d’Antoine Arnault.

Si pourtant nous examinons de près la biographie des personnages qui ont fait figure dans l’histoire littéraire, et par l’élan de leurs appétitions créé l’état d’esprit romantique, il nous est aisé de discerner le point où le Rêve se sépare de la Réalité, la limite où le héros imaginaire cesse de se confondre avec le prototype vivant dont il reçut l’être. Qu’on veuille bien s’arrêter un instant aux plus expressives figures : un Chateaubriand, un Byron, à celui qui le plus désespérément tendit à vivre son rêve, ce Berlioz sans équivalent comme type représentatif : si leur front se confond avec les nuages du ciel, leurs pieds reposent sur la terre et se meurtrissent aux pierres du chemin. D’où la valeur unique de ces documents : Lettres et Mémoires, qui précisent leurs agitations par refus d’accepter les dures conditions de la vie. Telle est la part concrète du héros, et que nous touchons du doigt, par où il nous devient un contemporain et un frère : Mme de Noailles l’a délibérément rejetée ; elle s’est placée en dehors de la réalité. Dirait-on pas que, pour situer son personnage, elle se complaît à ordonner des faits contraires à la vraisemblance. Je sais bien ce qu’elle tend à prouver : qu’Antoine Arnault est un désabusé, revenu de tout. Mais quand même, nous admettons difficilement cette destinée qui « connaît toutes les agitations de la politique et du succès ». Nous repoussons ce qu’il entre d’abstrait, par conséquent d’invraisemblable dans la fortune d’un auteur qui fait jouer une pièce dont l’effet immédiat est de « provoquer un élan d’amour dans sa ville » — nous savons trop par expérience que les choses ne se passent pas ainsi — et pour qui « tous les soirs les planches poudreuses de la scène furent comme un profond divan où il posséda le cœur blessé, le cœur traîné des nerveuses spectatrices ». Reportons-nous aux documents romantiques… Quel abîme entre le rêve et la réalité ! Pourtant, c’est la réalité qu’entend nous dépeindre l’auteur. Qui donc hésiterait à en contester l’artifice ?

Mais nous avons mieux encore, aveu plus catégorique du disciple qui met ses pas dans les pas de ses maîtres, et, s’il se peut dire, proclame son acte de foi. Plus encore que dans la préconception d’Antoine Arnault, sa position dans la vie, son absence complète de lien avec la réalité, ce qu’il y a d’abstrait en lui et qui tient au grossissement des faits par où l’auteur le caractérise, nous avons la marque romantique dans cette exaspération de la sensation qui crée l’amertume dans la volupté. Lorsque, à la suite d’une longue séparation, Donna Marie revoit Antoine et s’attache à lui « avec les grands mouvements de l’être », écoutez ses accents : « Vous êtes mon jardin refleuri, ma maison retrouvée, ma volupté vivante ; vous êtes ma tristesse et ma bouche. Je vous ai ! Ah ! je vous ai ! Non pour ma vie, non pour toujours, mais pour une heure, mais pour une nuit ! Cela suffit. Une nuit pour que je saccage mon rêve ! Une nuit pour me gorger, pour me lasser de vous ! pour que meure en moi jusqu’à la racine de ce désir. Une nuit pour te voir comme tu es, faible, pâli, vieilli, ô mon amour, ô dieu terrible de mon souvenir ! Ah ! reviens pour que je te goûte encore, et que, délivrée enfin, je puisse dire : J’ai revu Antoine Arnault, il n’est plus comme autrefois. Sainte-Marie, je vous adore et je vous loue : il n’est plus comme autrefois. »

Brièveté de la sensation amoureuse… Fugacité du bonheur… amertume dans la volupté… Cœur qui se brise et se complaît aux pointes où il vient se meurtrir… Joignez-y l’ardeur de destruction, la rage d’anéantissement qui toujours accompagne les extrêmes de la volupté sensuelle… vous les reconnaissez ces thèmes fameux, dont les variations firent la renommée littéraire des Romantiques, depuis Chateaubriand jusqu’à notre moderne Barrès. Merveilleuse élève en vérité, disciple fidèle, cette étrangère, cette cosmopolite devenue Française par adoption et par adaptation ! Elle n’a qu’un tort : c’est de ne pas disposer assez de mystère autour de ses emprunts. Mais serait-elle femme, s’il en était autrement ? Mme de Noailles ignore le grand art du clair-obscur et ses magiques effets. Tout cela est trop en lumière, trop évident, trop manifeste pour des yeux non prévenus. Une des premières fois qu’il fut donné, cet accent d’amertume, ce cri de meurtrissure dans la volupté, ce fut par le père de René, et l’on sait la fortune que depuis lors il fit par le monde. Mais ce n’est pas user, c’est abuser, c’est pousser jusqu’à l’indiscrétion, que nous offrir une paraphrase aussi transparente du célèbre morceau où Atala mourante s’écrie : « Tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre. Tantôt, sentant une divinité qui m’arrêtait dans nos horribles transports, j’aurais désiré que cette Divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme, avec les débris de Dieu et du monde ! »

Ce n’est point assez pourtant d’avoir fait sa soumission aux demi-dieux du Romantisme : Que, par les soins attentifs de l’auteur, Antoine Arnault, ce moderne homme de lettres parisien, soit revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René, que la passionnée Donna Marie pousse son invocation aux puissances destructrices qu’enferme l’instinct d’amour, tel que l’imaginait le père d’Atala, c’est seulement hommage aux grands ancêtres qui inventèrent une forme nouvelle de sensibilité littéraire. Mais comme on est toujours le fils de quelqu’un, on a toujours aussi ses héritiers. Chateaubriand, comme Byron, en eut d’illustres, et Mme de Noailles, après s’être agenouillée dans la partie centrale du temple, continue son action de grâces dans les chapelles latérales. Connaissant ses auteurs autant et mieux qu’écrivain de France, elle se souvient à propos qu’en un morceau de critique fameux : l’École Païenne, poussé par cet instinct de mystification qui se trouvait à la racine de son génie, Baudelaire jeta l’anathème au dieu Pan. Elle lui fera donc, elle, son invocation, car de même que la haine est encore une forme de l’amour, la contradiction peut aussi bien être une forme de l’imitation, et n’est-ce pas brillante attitude pour une jeune romancière, belle et nerveuse cambrure de reins, qui impressionnera la galerie, d’exalter une puissance que Baudelaire, le satanique Baudelaire, si énergiquement ravala aux régions inférieures : « Tous les poètes, et, mon cher Pan, il est beaucoup de poètes, t’attendent dans les jardins : ne les crois pas, lorsqu’ils se pensent mystiques et convertis aux religions de Judée. S’ils disent que leur âme est altérée de mystère, c’est parce qu’ils te cherchent et qu’ils ne t’ont point trouvé. Ah ! qu’un matin de Pâques, quand sur les villes chrétiennes les cloches chanteront, vaines poupées de métal, la forêt enfin se ranime ! Que l’aulne entende revenir sa nymphe aux jambes mouillées ! Que les bergers s’élancent ! Que le bouc et la biche resplendissent au soleil, et que, plus haut que les cloches d’argent sur la ville, tout le feuillage chante : Pan est ressuscité ! »

Pour avoir longuement médité l’œuvre de ses devanciers, Mme de Noailles sait la place qu’y tient cette conception particulière de l’amour fondée sur le culte de la sensation exclusive, absorbante et asservissante. Comment ignorerait-elle qu’une telle conception fît le succès d’un d’Annunzio, condensant pour des effets identiques cette sécheresse d’âme et ce cruélisme donjuanesque qui circulent, comme des thèmes animateurs, à travers l’ensemble de ses romans ? Les mauvaises langues pourront affirmer que, de tous les traits où s’accuse la plasticité de notre auteur, celui-là fut le plus spontané, et que Donna Marie, c’est le miroir fidèle où vient se réfléchir l’image de la romancière elle-même. Nous n’en voulons rien savoir, ou plutôt nous nous interdisons d’en rien rechercher. Mais quelle surprise tout d’abord, à laquelle il faudra bien nous accoutumer, de voir une femme, de riche et intense culture, faire tenir l’amour dans ce culte de la sensation exclusive, dans cette sorte de fatalité qui réduit tout au geste de l’instinct et n’hésite pas à généraliser avec cette rigueur. « Les femmes, toutes les femmes n’ont-elles point de tendres corps qui se penchent et avancent, tendues vers les mains des hommes ? Les doigts se touchent, les genoux se touchent : tout un être attire l’autre être, et dans la saison chaude, les femmes tristes ou légères ne tombent-elles point, comme les fruits las sur la prairie ? »

Il y a là, on le voit, plus qu’un cas individuel… une véritable profession de foi en amour. Telle Donna Marie qui, la première, glissa aux bras d’Antoine Arnault, excuse et doit excuser sa suivante Émilie de s’abandonner à ses étreintes. Sont-elles pas commandées toutes deux par la rigueur de l’instinct ? Nous avons parlé du cruélisme d’annunzien : le voici qui se fait jour à travers les complications sentimentales dont il faut bien rehausser ces détentes instinctives. Quand la bacchante Émilie alterne, avec Donna Marie sa maîtresse, dans les bras d’Antoine Arnault, à l’heure de l’abandon, ses yeux « ont le luisant du scarabée », ses cils « le velu de la bête des champs » ; elle a « la lueur de l’insecte que l’instinct enflamme et signale au mâle dans la sombre forêt ». Sentez-vous pas la plume descriptive qui poursuit avec amour la réalisation voluptueuse et l’image qui donnera satisfaction à sa veine ? On s’explique, sans plus abondants commentaires, que le poète, le romancier, le dramaturge Antoine Arnault se dégoûte assez vite de cette bacchante, qui se précipite au-devant de son désir, car les hommes les plus exigeants ont quelque répugnance à constater chez la femme des servitudes correspondantes. On conçoit qu’Antoine Arnault n’espère plus de plaisir, pas même de réelle distraction de sa Sultane-servante. Pourtant il la gardera, car… « Donna Marie le saura-t-elle ? Donna Marie souffrira-t-elle ? »… tel est le point important. C’est la seule complication sentimentale, le seul conflit à dégager de la situation : le raffinement dans l’amour qui torture, qui s’ingénie à torturer celle qu’il aime. Mme de Noailles développe une fois de plus un thème où s’exerça avec surabondance le cruélisme d’annunzien. En vérité, n’avais-je pas raison de l’écrire ?… si l’on écarte la préconception romantique d’Antoine Arnault et les traits essentiels du héros qui furent empruntés à Manfred, à René, c’est du Sperelli, c’est de l’Effrena de d’Annunzio qu’il tire cette sécheresse d’âme, ce cruélisme, ce culte de la sensation exclusive qui va jusqu’au sadisme imaginatif, aboutissement logique, il en faut convenir, puisque ces divers éléments composent l’unité d’une âme et sont entre eux dans un rapport nécessaire de cause à effet.

Comment s’étonner, après tout, de cette prédominance, de cet exclusivisme de la sensation, devenue à tel point absorbante qu’elle constitue le fond, l’âme même des personnages de Mme de Noailles ? Que dis-je ! Loin de nous en montrer surpris, nous allons en dégager des conséquences favorables à l’auteur : nous y trouverons sa réelle originalité. Si pleins d’artifice qu’ils apparaissent, ces personnages d’Antoine Arnault, de Donna Marie, d’Émilie, et dans leur conception et dans le choix des épisodes par où ils se manifestent, si marqués que nous les ayons vus de Romantisme voulu, nous allons pouvoir toucher du doigt le lien ombilical qui les rattache à Mme de Noailles. Dès l’instant que l’on écarte l’hypothèse du devoir d’élève ou du pastiche prémédité, il faut toujours chercher un élément de sincérité dans cette ouverture sur l’âme humaine qu’est une page littéraire… Sincérité, c’est-à-dire aveu, confession, manifestation du trait individuel qui échappe à la conscience. Car, ne l’oublions pas, la sincérité est d’autant plus réelle qu’elle est plus inconsciente ; on pourrait même soutenir qu’il n’y a de vraie sincérité que celle qui est parfaitement inconsciente de sa valeur, et je note, comme tout à fait digne qu’on s’y arrête pour la méditer, à notre époque de repliement et d’examen perpétuel, cette observation de Carlyle : « Toujours la caractéristique d’une bonne réalisation est une certaine spontanéité. Les gens bien portants ne connaissent pas leur santé, mais seulement les malades. De sorte que le vieux précepte du critique, si dur qu’il parût à son ambitieux disciple, pourrait contenir une vérité des plus fondamentales, applicable à nous tous et dans beaucoup de choses autres que la littérature : « Toutes les fois que vous avez écrit quelque phrase qui paraît particulièrement excellente, prenez garde de l’effacer. »

Avec Thomas Carlyle, nous croyons à la valeur de cette spontanéité, jour ouvert sur une âme mise à nu. Eh bien, une sincérité, une spontanéité de cet ordre, nous allons les trouver, et ne ferons nulle difficulté de les reconnaître chez celle que l’on pouvait croire tout uniment composée d’artifice littéraire. Qu’on n’aille pas les chercher dans ses romans, où l’obligation de créer des personnages crée la nécessité correspondante d’ordonner des séries de sensations en leur imprimant l’unité — non point dans ses romans, mais dans ses poèmes, et parmi ceux-ci, dans ceux qui sont le plus proches de la sensation initiale. Le voici donc ce lien, qui rattache l’enfant à la mère. Attitude des personnages, style de l’auteur, et ce qu’il y a de tendu en lui, c’est bien influence romantique. Mais cette prédominance en eux de la sensation, pourquoi la chercher ailleurs qu’en Mme de Noailles, quand nous la voyons absorbante au point où nous la montrent certains de ses poèmes ?

Comment s’opère chez elle le contact avec la Nature ? Quelles réactions détermine la sensation initiale ? Lorsque nous nous trouvons en face d’un spectacle qui, pour une raison quelconque, suscite notre attention, le détail des objets qui le composent se fond presque toujours en une harmonieuse unité. Chez Mme de Noailles au contraire, les objets se présentent successivement avec tout le cortège des images qui peuvent impressionner la vue, l’ouïe, l’odorat. Je ne sais rien de plus curieux que cette pièce : le Verger, où vous suivrez leur succession :

Dans le jardin sucré d’œillets et d’aromates,
Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu,
Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,
Chancellent, de rosée et de sève pourvus…
L’air chaud sera laiteux, sur toute la verdure,
Sur l’effort généreux et prudent des semis,
Sur la salade vive et le buis des bordures,
Sur la cosse qui gonfle et qui s’ouvre à demi.
Des brugnons roussiront, sur leurs feuilles, collées
Au mur où le soleil s’écrase chaudement ;
La lumière emplira les étroites allées,
Sur qui l’ombre des fleurs est comme un vêtement.

J’ai souligné exprès ce qui est plus particulièrement expressif de la sensation immédiate. En fait, c’est tout qu’il faudrait souligner, car c’est l’ensemble qui donne la vraie note de cette poésie. Quiconque a connu et goûté le genre de sensation que note ici Mme de Noailles, quiconque s’est trouvé, par un brûlant après-midi d’été, en face de ces objets qui, par le détail se mirent en elle, peut observer la saisissante exactitude du tableau qu’elle nous en présente. Mais qui donc serait habile à le présenter ainsi, s’il n’était doué, au préalable, de ce genre particulier de vision ? La voilà bien la sincérité, sa sincérité à elle. Sincérité et Don, termes égaux, réciproquement convertibles. On ne saurait imaginer plus exacte correspondance entre la réalité précise vue par de certains yeux et la sensation du poète qui fixe cette réalité. Tellement absorbante que l’art la transforme à peine ; il la fixe simplement, grâce à une intuition singulière de ses analogies, de ses correspondances avec les sens voisins. Cet autre petit tableau exquis : Le Jardin et la Maison donnera une idée exacte du talent de Mme de Noailles, de sa vraie sincérité, en face des spectacles de la Nature, que l’on ne peut s’empêcher d’opposer aux artifices littéraires constatés plus haut.

Voici l’heure où le pré, les arbres et les fleurs
Dans l’air dolent et doux soupirent leurs odeurs,
Les baies du lierre obscur où l’ombre se recueille,
Sentant venir le soir, se couchent dans leurs feuilles.
Le jet d’eau du jardin qui monte et redescend
Fait dans le bassin clair son bruit rafraîchissant.
La paisible maison respire, au jour qui baisse,
Les petits orangers fleurissants dans leurs caisses ;
Le feuillage qui boit les vapeurs de l’étang,
Lassé des feux du jour, s’apaise et se détend.
Peu à peu la maison entr’ouvre ses fenêtres,
Où tout le soir vivant et parfumé pénètre,
Et comme elle, penché sur l’horizon, mon cœur
S’emplit d’ombre, de paix, de rêve et de fraîcheur.

Pesez chaque mot, chaque groupe de mots, non seulement en lui-même, mais dans ses rapports avec le groupe voisin — puisque la beauté émane toujours d’un rapport — vous ne pourrez être qu’émerveillé de la perfection d’un tableau si mesuré, si éloigné du grossissement romantique, où toutes les sensations visuelles, olfactives, gustatives, s’appellent, se confondent, se pénètrent l’une l’autre, nous découvrant chez l’auteur un organisme merveilleusement approprié à ressentir comme à fixer ces correspondances dont Th. Gautier et Baudelaire firent le credo de leur esthétique, si bien que Mme de Noailles a pu très justement conclure dans son Offrande à la Nature :

Nature au cœur profond, sur qui les cieux reposent,
Nul n’aura comme moi, si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L’eau luisante, et la Terre où la vie a germé.
La Forêt, les étangs, et la plaine féconde,
Ont plus touché mes yeux que les regards humains.
Je me suis appuyée à la beauté du Monde,
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains.
Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.
Ah ! faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour
Et que j’aille au pays sans vent et sans verdure,
Que ne visitent pas la lumière et l’amour !

Madame Lucie Delarue-Mardrus

Parmi la pureté du matin triomphant,
Je vais, le souvenir encore si frais dans l’âme,
Du temps où je n’étais qu’un embryon de femme,
Qu’il me semble donner la main à quelque enfant.
L’herbe est froide à mes pieds comme de l’eau qui coule.
La mer au bord des prés vient chanter son bruit clair,
Et la falaise aussi déferle dans la mer,
De tout le terrain jaune et mou qui s’en éboule.
Les troupeaux, comme au long d’un poème latin,
Paissent avec des ronds de soleil sur leur croupe,
Et les oiseaux de mer ont abattu des groupes
Que chaque vague berce à son rythme incertain.
Et la prée, et les eaux également étales,
Sourient si bien à mes matineux errements,
Que je voudrais pouvoir entre mes bras normands,
Prendre en pleurant ma mer et ma terre natales…

… Ainsi, d’un clair ressouvenir de ses premières émotions, de ses enfances, disaient nos pères, l’auteur d’Occident, dès les pages liminaires de son second recueil, rend témoignage à ses origines. Et ce n’est pas seulement, ce Matin normand, un frais tableau d’aube sur la mer, où ressuscitent à leur place les images qu’ordonna la Nature, c’est encore hommage ému d’une Française au sol natal d’où elle tira sa sève et sa vigueur.

Tout ce coin de Nature en qui j’épancherais,
Comme en l’asile offert de quelque sein de femme,
Câlinement, les yeux fermés, toute mon âme,
Si lourde de tristesse et de mauvais secrets.

C’est quelque chose de plus encore : hommage de la femme faite et qui maintenant connaît la vie, au petit être en formation qui se dédouble en elle, qui s’isole de sa personnalité présente, au point de lui sembler une autre, mais de qui cependant les premières impressions, reçues sur cette matière malléable comme cire chaude qu’est le cerveau d’une enfant, y marquèrent le pli définitif qui doit persévérer jusqu’à la mort. « L’enfance est la vie d’une bête », s’écrie Bossuet quelque part… Et l’on voit assez par là que le grand orateur catholique n’a jamais rien su du premier âge, habitué qu’il était à ordonner ses gestes dans la compagnie des hommes faits ; car si, du point de vue de la vie consciente, un tel aphorisme se peut justifier à une époque aussi exclusivement intellectuelle que notre dix-septième siècle français, il serait sans excuse en un temps où l’on a reconnu que la vie émotive constituait l’assise de toute formation. Mais en vérité les poètes n’ont que faire des arguments des psychologues, quand ils possèdent l’intuition, don merveilleux plus sûr que toute science, qui leur révèle ce que l’observation leur viendra confirmer. Il faudrait n’être aucunement poète, avoir une âme dénuée de toute intuition poétique, pour ne pas attribuer à ces premières impressions une importance justement contraire à celle que leur reconnaissait l’éducateur du Dauphin. Et nous allons voir que l’auteur d’Occident possède une incontestable nature de poète.

Mme Lucie Delarue-Mardrus est donc une fille de la riche Normandie : circonstance qu’il faut se garder de négliger, puisque tel élément, d’apparence extérieur à l’être, par la suite devient cause efficiente et constitutive de sa personnalité. Combien cela est vrai et rigoureux, quand il s’agit de la Femme-auteur ! Ce n’est pas moi, non certes, ce n’est pas moi, qui viendrai m’inscrire en faux contre une doctrine qui, après avoir connu tant de faveur, tomba par la suite dans le plus injuste discrédit. Tout comme les renommées, les théories littéraires ont leurs destins alternés, et si elles disparaissent un temps, c’est pour ressusciter ensuite, plus vivaces et mieux en faveur. Pour n’avoir pas su nous rendre un compte exact ou du moins suffisant, des éléments qui composent le génie de ces hommes, véritables demi-dieux ayant dominé leur époque, on fut sévère à celle-ci au-delà de toute mesure : « Le Génie, s’écriait Barbey d’Aurevilly dans un élan lyrique… Mais ce qui fait le plus le génie, aux yeux de ceux qui savent le comprendre, c’est quand il réagit avec fierté contre sa race, quand il se cogne contre son milieu, ou qu’il le secoue autour de lui, comme le lion secoue sa crinière… c’est enfin quand il porte le moins ou repousse le plus de ces influences fatales dont on voudrait le faire sortir. »

Magnifique mouvement d’éloquence à la française, chez cet autre Normand d’authentique génie… plaidoyer pro domo… défense personnelle où l’on retrouve l’accent du vieux lion méconnu qui justement secoue sa crinière et sort encore les griffes qui marquèrent tant et de si profondes entailles ! Combien d’illustres exemples viennent réconforter sa doctrine ! Aussi ne s’agit-il pas ici de Génie, mais d’un de ces talents précis et restreints dont, mieux que tout, les origines vont nous justifier la valeur autant que les limites ! Elles nous découvriront à la fois cette part de sincérité et d’artifice qui existe chez tant d’écrivains, chez la femme qui tient une plume, plus encore que chez l’homme ! Pourquoi plus d’artifice chez la femme ? objectera-t-on. C’est qu’il fait partie essentielle de sa constitution mentale, conséquence de cette plasticité dont nous avons étudié déjà un saisissant exemple.

Qui de nous, l’ayant une fois traversée, n’a conservé dans le précieux répertoire où s’enregistrent les souvenirs, les images de la riche campagne normande ? Beauté précise et mesurée de ces paysages qui se succèdent sans à coup, c’est presque avec la sage ordonnance de tableaux composés par un maître qu’ils développent sous nos yeux les lignes harmonieuses de leurs formes. Rien d’imprévu en eux, rien de brisé, ni qui force notre attention par la soudaineté d’une perspective, mais la plus raisonnable ordonnance, où viennent collaborer, suivant une succession méthodique, les éléments constitutifs de cette beauté. A mainte reprise, dans les Poèmes de l’auteur, passent en familières images les objets qui impressionnèrent les yeux de l’enfant et sont demeurés chers à son cœur pour ce qu’ils furent liés à l’éveil de sa vie émotionnelle. C’est une autre, nous l’avons vu, qu’elle croit tenir par la main, quand femme elle revit ces premières heures, et pourtant ne sait-elle pas, d’intuition sûre, qu’il n’est pas une impression de ce premier éveil qui n’ait contribué à la formation de l’âme vivante et vibrante qu’elle est aujourd’hui ? La pièce intitulée : Beau Jour nous restitue ces images :

… Je me suis penchée au petit mur du clos
En face des beaux prés que baise la mer bleue,
Les tempes dans mes poings, avec ma robe à queue
Enroulée à mes pieds, à voir, à pas très lents,
Paître, sans relever leurs gros yeux indolents,
Les vaches aux deux pis gonflés comme des outres,
Les taureaux s’agacer les cornes dans les poutres,
Et les gaules qu’on range aux portes des pressoirs,
Et, redoutant la hâte automnale des soirs,
Sans bruit, rentrer au port, parmi le roux des branches,
Le papillonnement sans fin des voiles blanches.

On voit le charme, autant que les limites de cette poésie. Menus tableaux de vivante fraîcheur et de grâce, qui nous entretiennent des réalités immédiates, nous rattachent aux joies terrestres, mais jamais ne sauraient exalter notre âme jusqu’à la notion d’infini ! S’il est un sentiment que ne suggère pas cette beauté, c’est, en effet, celui de grandeur et de majesté qu’enferme en ses romanesques sites la pathétique Bretagne. Je sais d’illustres Bretons qui en tirèrent argument pour exalter leur sol natal aux dépens du voisin, et poussèrent en plus d’une circonstance l’aveuglement filial jusqu’à se montrer iniques pour toute une catégorie de richesses naturelles qu’ils prétendaient rabaisser.

C’est d’une parfaite correspondance entre sa nature et la réalité précise des choses vues que Mme Lucie Delarue tire ce premier élément de sincérité qui s’affirme en ses vers. Tâchons de reconstituer en elle la série des étapes qui aboutissent à cet effet particulier de condensation poétique, grâce à quoi l’on enferme, en la traduisant, une émotion vécue. Cela, c’est presque tout le secret de l’art du poète. Sans doute il en est qui, à ce don initial, unissent d’autres facultés ; mais un vrai poète qui ne le possédât à aucun degré, on ne le saurait concevoir, car il ne resterait plus qu’un artisan de rimes, c’est-à-dire la chose la plus froide, la plus artificielle, la plus vaine qui soit. Mme Lucie Delarue a la perception nette des objets qui viennent affecter ses différents sens, vue, ouïe, odorat : d’où sensation directe des choses de Nature ; et de même que dans le décor de sa riche Normandie les motifs viennent se proposer à notre attention, la première marque de son talent spontané — j’entends : chaque fois que ce talent est spontané — c’est d’ordonner ses sensations en petits tableaux qui se fixent dans notre esprit. Sa poésie vaut avant tout par le détail minutieusement observé, puis par le groupement de ces détails. Veut-elle rajeunir le thème immortel et redoutable de l’ivresse du Printemps ? Elle commence par une série de petites touches légères, presque impressionnistes, papillotantes et à peine fixées (Avril ; On va vivre), puis elle aboutit à cette pièce : Recueillement, dans laquelle elle ramasse et concentre ses effets :

Le soir a provoqué les voix dominatrices
Des rossignols puissants comme des cantatrices.
Sorti du plus profond des parcs arborescents, 
Le Printemps est déjà dans l’air comme un encens.
Fermons les yeux. Goûtons les heures tout entières,
Dans le recueillement des pesantes paupières.
L’ivresse des couchants tranquilles est en nous, 
Qui fait battre nos cœurs et trembler nos genoux.
On n’aura jamais dit tout ce qu’on voulait dire,
En face des moments où la journée expire,
Et l’on pleure d’angoisse à sentir vivre en soi
L’Ineffable bonheur de ce muet émoi…

Dans la série des brèves esquisses qui précèdent ce Recueillement, on voit que l’auteur a été affecté directement par les objets qu’il s’est appliqué à fixer : Trop souvent la femme qui tente de faire œuvre d’art, particulièrement dans l’effort de la composition littéraire, faute de pouvoir sentir et penser par elle-même, sent et pense à travers un maître : d’où chez elle la rareté de l’invention originale. Mme Lucie Delarue est bien elle-même, quand elle fixe ces petits tableaux de Nature, et son originalité n’a pas d’autre cause que sa sincérité.

… La Peinture s’accorde avec l’art dramatique pour synthétiser, par des gestes identiques, les passionnés mouvements de l’âme humaine : en ce sens un Frédérick Lemaître et un Eugène Delacroix pouvaient tirer les plus durables bénéfices d’une fréquentation régulière, puisque leurs moyens d’expression étaient voisins et que se confondaient les limites de leur art. Pareillement évoquons les images plastiques déposées en nous par la fréquentation des Musées et des Théâtres : si parfois je cherche à me représenter les sources vives d’émotion chez la Femme ayant cette ambition de la fixer, je la vois très exactement qui met la main sur son cœur pour en suivre les battements. Et ce n’est pas là un de ces symboles obscurs, n’offrant qu’un rapport indirect avec leur objet… c’est le signe correspondant à la chose signifiée. Valeur unique du Geste, qui fixe pour l’éternité l’instant pathétique de la passion : un des plus raffinés parmi les peintres de ce temps avait compris son éloquence, plus expressive que celle des mots, en imaginant cette formule : Arts du silence 2, par laquelle il entendait opposer la Peinture à la Musique et à la Poésie : c’était seulement, il faut le dire, prédilection d’un peintre pour sa spécialité, car, à le bien prendre, si l’on envisage l’ensemble de la production, il n’est pas d’art supérieur, mais seulement des artistes supérieurs. D’identiques analogies nous invitent à conclure, dans l’ordre de la production poétique : la beauté d’un thème n’est pas seulement dans la richesse des développements que nous lui supposons ; elle est bien plus encore dans leur concordance avec notre intime sensibilité, et d’ailleurs comment les pourrions-nous même imaginer, si à quelque degré déjà cette concordance ne nous était suggérée ?

D’un instinct sûr, que rien ne saura dérouter, la Femme-Poète poursuivra correspondances, et analogies. Voilà donc une matière rare : son cœur, son propre cœur, qu’elle pourra travailler en toute assurance, et je n’entends pas par là ces grands mouvements de la passion où la puissance de conception virile lui est un trop dangereux rival, — domaine réservé qu’elle fera sagement de laisser à l’homme — mais plutôt ces intimes et mystérieux recoins où celui-là ne saurait pénétrer. Voyons en effet, examinons un peu ce qui advient dans la pratique courante de la vie : Toujours par quelque endroit, si fervent que soit un amour, la femme échappe à l’homme. Que ne peut-on les suivre ces amants, qui, dans un regard tout mouillé de tendresse, semblaient fondre leur âme et tout à l’heure uniront leur être d’un élan passionné ! Oui, que ne peut-on pénétrer jusqu’aux plus intimes replis d’eux-mêmes ! On serait effrayé de ce qu’on y verrait. Leurs lèvres une fois descellées et leurs bras désunis, quand la pleine possession de la conscience a remplacé cette folie d’une minute qu’est la fougue de l’instinct, quel abîme entre deux êtres qui tout à l’heure n’en faisaient qu’un ! De ces chairs confondues et de ces souffles mêlés, plus rien qui demeure, hélas ! La vraie nature a repris ses droits. Ils sont redevenus eux-mêmes, car dans cette brève détente de l’instinct, ils étaient tout au juste, et dans la rigueur grammaticale du terme, aliénés d’eux-mêmes. Et ce n’est pas seulement impénétrabilité particulière, difficulté d’adaptation, qui fait que deux âmes rapprochées par la vie ne sont pas plus rigoureusement pareilles que deux feuilles assemblées aux souffles de la forêt. Non, ce n’est pas désaccord d’une heure ; c’est quelque chose à la fois de plus général et de plus local, général dans ses effets et local dans ses causes.

Là véritablement peut triompher la Femme, puisque, se penchant sur elle-même, c’est elle aussi qu’elle traduit jusque dans les troubles de sa chair et les contractions de son cœur. Il faudrait ne rien concéder aux merveilleuses puissances de l’intuition, pour refuser à la femme, si peu douée fût-elle d’expression verbale, ce droit d’aveu, de confession, par où elle saura se révéler tout entière, à nous que d’irréductibles divergences de physiologie empêchent de sentir comme elles. A certaines heures, c’est comme si elle parlait une langue que nous ne pouvons entendre, et la seule contraction de ses traits nous permet de soupçonner des angoisses qui ne sauraient avoir d’écho direct en nous. Domaine réservé, comment y pénétrer si nulle analogie n’existe, nulle correspondance entre des épreuves qui la bouleversent toute et nos propres émotions !

Un seul écrivain contemporain eut cette audace singulière de se substituer à elle en quelque façon et de pousser son diagnostic jusqu’aux régions les plus intimes de sa physiologie. Faut-il nommer l’auteur illustre de la Femme et de l’Amour ? Je ne sache pas que sous une autre plume virile, dans aucune littérature, les défaillances d’un tempérament aient été plus minutieusement décrites. Mais il advint qu’en dépit d’une merveilleuse sensibilité, la plus étrangement féminine qui eût jamais paru, les mouvements tumultueux d’une imagination jadis faussée par une extrême continence de jeunesse firent trembler sa main d’une émotion sénile et obscurcirent son regard d’inquiétantes visions. Michelet lui-même ne nous donna donc qu’une contrefaçon de l’âme féminine, séduisante à coup sûr, mais faussée de parti pris. Si nous nous tenons à la prose, les cris déchirants d’une Lespinasse nous présentent un tableau, sous forme de confession, qui n’a pas d’analogue et ne saurait en avoir sous une signature virile. Là véritablement elle est l’égale de l’homme, que dis-je ? un instant elle lui devient supérieure, car si la faculté d’expression s’ajoute en elle à la sincérité de son émotion, elle peut hausser jusqu’à la puissance un accent de poète qui jusqu’alors n’avait pas marqué d’ambitions si hautes… La douleur seule est positive : nous le savons par notre propre expérience… Elle accomplira donc ce miracle de transformer, en art d’émotion, les éléments d’un talent qui semblait tout d’abord se restreindre à l’objectivité. Je la trouve, il n’y a pas à dire, cette profondeur d’accent, dans la série des pièces intitulées : Femmes.

Complexe chair offerte à la virilité,
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie, 
Toi que l’amour renverse et meurtrit, blanche proie, 
Œuf douloureux où gît notre pérennité,
Femme qui perds la vie au soir où ta jeunesse
Trépasse, et qui survis, pour des jours superflus, 
Te débattant, passé qu’on ne regarde plus, 
Dans le noir du Destin où ton être se blesse,
Humanité sans force, endurante moitié
Du monde, ô camarade éternelle, ô moi-même, 
Femme, Femme, qui donc te dira que je t’aime
D’un cœur si gros d’amour, et si lourd de pitié !

Voilà des accents qui correspondent à l’émotion directe et nous rendent un compte exact de ces éléments de sincérité qu’il faut reconnaître à l’origine de toute production durable, faute de quoi l’art des vers n’est que pure jonglerie, vain assemblage de mots, juxtaposition de syllabes et de rimes. Sur ces thèmes immortels, qui vaudront toujours ce que vaut l’Humanité, et dureront autant qu’elle, puisqu’ils composent la matière de ses angoisses et de ses espoirs : Brièveté des heures, Beauté fugace, Inconstance du sentiment, pourquoi Mme Lucie Delarue donne-t-elle une note si puissante ? Ah ! toutes les femmes la comprendront, toutes les femmes se retrouveront dans ses poèmes, qui douées du pouvoir redoutable d’analyser leurs sensations, n’auront pas craint de suivre en leur miroir la progression des flétrissures dont le temps stigmatise leur beauté… celles-là surtout qui, seulement amantes, n’imaginent pas, les malheureuses, d’autre raison de vivre ! Je les vois qui se penchent sur ces pages : Femmes, les Adorées, miroir grossissant où vient se réfracter leur image. Et c’est bien, à parler franc, comme un miroir dont la monture inférieure, garnie de pointes, leur déchirerait le cœur ! Où donc, je le demande, notre auteur trouva-t-il cette puissance d’évocation ? C’est que vraisemblablement, étant femme, elle se représente ces sentiments avec plus de vivacité — je ne dis point qu’elle les ait éprouvés, car elle n’est pas encore à l’âge d’une telle épreuve — mais du moins pressent-elle leur amertume, et la force de l’imagination lui permet de recomposer les éléments de cette prescience. Donc ici je la vois pleinement sincère, grâce à la valeur de l’émotion directe qui commande l’inspiration et dicte l’expression — il faut insister sur ce mot : dicte — puisque le vrai poème, celui qui est digne de ce nom, doit se former dans le cerveau du poète sous la secousse directe qu’est la sensation :

Car votre chair n’était qu’une fugace rose,
Et si, quand vous pliiez sous l’amour exigeant,
Vous sentiez tristement s’émietter vos argiles,
Vous saviez bien que l’Homme est solide et changeant,
Vous saviez bien qu’avec les fleurs longtemps écloses,
Et les jours longtemps clairs qui sombrent dans le soir,
Qu’avec l’automne vient la douleur de déchoir,
Et que la Femme est brève entre toutes les choses !
Belles, belles, plutôt pleurer sur votre mort
Que de voir s’effeuiller vos quarantaines pâles,
Lorsqu’arrachant le sceptre à vos mains triomphales,
La vieillesse vous prend à la gorge et vous tord.
Ah ! comment assister alors cette détresse,
Qui fait trembler vos cœurs et vos pauvres genoux ?
Quel geste hospitalier, quels mots sages et doux
Répareraient la vie et sa scélératesse ?

Merveilleuse puissance de l’émotion vécue, ou sinon vécue, recréée par une imagination sympathique correspondante ! Autre part3 nous l’avons exprimée cette vérité d’âme, comme le plus cher article de notre credo littéraire, et avec une rigueur qui nous fut reprochée : « Savoir n’est rien… Sentir est tout ! » puisque l’émotion, c’est justement l’étincelle qui fait jaillir la lumière dans l’âme du poète. Il est pourtant une restriction qu’il lui faut apporter, sans quoi elle ne rendrait qu’un compte insuffisant de la réalité. Elle demeure toujours exacte en effet, elle enferme une part de vérité profonde, la réplique de M. Maurice Barrès à l’objection de M. Paul Bourget : « L’écrivain Dorsenne n’avait pas beaucoup de cœur… » — « Qu’importe, s’il avait de l’imagination ! » — Entendez par là que le pouvoir de se représenter des états d’âme, de les raviver dans l’ordre où la Nature les suscita chez nos semblables, peut suppléer à telle lacune de sensibilité individuelle que le poète manifeste dans la vie journalière. Qu’il y ait correspondance entre la vie vécue et l’art créé, c’est alors un rythme magnifique, donnant satisfaction à l’Idéal que nous portons en nous. Mais ce n’est pas là une nécessité rigoureuse pour la production. Tout à l’heure nous observions la grâce de tel tableau. Ici, c’est l’émotion intime qui suscite la qualité de l’accent.

Jusqu’alors nous ne connaissions qu’une incarnation de notre auteur. Voici maintenant qu’une seconde fait suite à la première… et le nom qui se dédouble en s’allongeant nous en devient le transparent symbole : Lucie Delarue-Mardrus s’est substituée à Lucie Delarue. — « Un jour, en effet, observe notre confrère Charles Maurras, le poète de l’Occident épousa ce fils du soleil, le docteur Mardrus, né au Caire d’une famille orientale. » Belle union, vraiment faite pour rajeunir le sang des races… que ne l’imite-t-on plus souvent dans l’ordinaire de la vie, où nous voyons des enfants de frères unis par le mariage et voués à faire souche de dégénérés !… Et, du point de vue poétique, le seul où nous devions l’envisager, expressive alliance qui poursuit ses immédiates conséquences dans la production de l’auteur ! C’est la lumière de l’Orient qui pénètre et réchauffe les brumes septentrionales. Tout aussitôt, sous l’action de ces bienfaisants effluves, le poète s’efface et laisse la femme passer au premier plan : « Cette âme qui, dans la virginité d’hier, ainsi parla et chanta loin des paroles et des chants humains, je la dédie toute, avec ses poèmes, diversifiés selon une lente inspiration d’éclectique forme spontanée, à celui qui pour le futur l’a située dans la vie. »

Négligeons un instant ce qu’il y a d’un peu irritant, de légèrement artificiel et qui sent son auteur, dans la forme que revêt un tel don : le don en bloc d’une sensibilité féminine. Un écrivain de l’autre sexe, désireux de rendre témoignage à un amour dont il tiendrait le meilleur de son inspiration, sans doute y mettrait quelque réserve, quelque atténuation. Mais le propre de la Femme est de toujours pousser jusqu’à l’extrême : nous le constatons une fois de plus dans cette dédicace d’Occident. Ce sont les seules proses que nous possédions de Mme Lucie Delarue-Mardrus, du moins en volume : elles ne sauraient compter parmi le meilleur de son œuvre. Il n’en eut pas moins, ce don, des conséquences fort naturelles, conformes à l’ordre habituel des choses en général, aux exigences du tempérament féminin en particulier. Chaque jour ne nous montre-t-il pas ce spectacle assez banal : une jeune fille dont le vague cherche un sens à la vie, et qui soudain le découvre dans l’ardeur du premier baiser ? Seulement voilà, sans doute rougirait-elle d’en faire l’aveu, et le récent éclat de son regard est pour nous son seul truchement.

C’est une sérieuse garantie de mystère pour la vie émotionnelle que de ne tenir sous sa main nul moyen d’expression… Quelle tentation en revanche, si l’on sait imprimer un rythme à sa pensée, de prétendre y plier chaque mouvement de la sensibilité ! Mme Lucie Delarue-Mardrus ne néglige aucun thème favorable. Pourquoi prendrions-nous soin de disposer un voile, quand l’intéressée elle-même découvre avec une pareille franchise son âme réellement mise à nu ? Car la jeune fille devenue femme ne nous l’envoie pas dire. Elle n’a pas craint de nous révéler les troubles de l’adolescence. Dans une très belle invocation qui porte ce titre : les Voix de la Mer, elle supplie la grande Divinité païenne de calmer ses ardeurs :

Ah ! Chante, chante-moi tes rythmes violents !
Chasse tout ce qu’en moi je hais et j’abomine, 
Ces rêves de baisers où l’âme s’effémine, 
Ces tendresses qui font les esprits indolents ! 
Ah ! cingle, frappe, mords de ta saine rudesse, 
L’adulte chair qui songe à de la volupté, 
Car je me veux pudique en ma virginité, 
Moi, ta folle, orgueilleuse et sombre poétesse !…

Lorsqu’un auteur transpose sa propre sensibilité en un personnage de roman, on peut toujours hésiter à reconnaître, dans le héros imaginaire, un sosie de son âme, car sur l’ensemble des traits qu’il lui prêta, quelques-uns peuvent n’être pas à lui. Mais ici qu’avons-nous, sinon un aveu personnel, une confession directe, par où le poète prend à témoin son lecteur ? A moins d’admettre qu’il y ait en cet aveu quelque artifice d’attitude, il nous faut bien reconnaître en cette jeune poétesse des exigences précises. Plus sûrement qu’Amphitrite, dans cette âme obstinément païenne, l’amour humain devait produire le résultat attendu. Elle a rencontré enfin celui qui sut parler à tout son être, et traduit son émotion avec ce beau sens de réalisme à peine transposé, qui est bien d’une Française, précisons mieux : d’une Normande. Oui, l’ardeur du soleil oriental a décidément pénétré les brumes du Nord. Avais-je pas raison de dire que nous trouverions dans les origines de la Femme tous les éléments de sincérité qui s’affirment chez le Poète.

Une minute seulement je la suppose Bretonne — hypothèse après tout qui n’a rien d’offensant. — De même qu’il n’est presque pas d’homme, un peu mécontent de son sort, qui ne se soit mille fois plu à s’imaginer une autre vie que celle dont il est redevable au destin, nous pouvons bien lui supposer d’autres origines, en reculant son lieu de naissance de quelques degrés vers l’ouest. Eût-elle, avec cette franchise dépouillée d’artifice, parlé d’amour, de son amour, et du même coup dévoilé le secret de ses premières initiations ? Peut-être eût-elle ressenti des ardeurs aussi fortes, plus fortes, qui sait ? car la femme bretonne brûle en dedans, si l’on en croit ceux qui nous parlèrent d’elle. Seulement une excessive pudeur l’empêche de trahir son secret. Elle le concentre en elle, elle en est ravagée, mais plutôt en mourir que dévoiler le mystère de ses troublantes émotions ! On connaît l’affabulation de ce récit : Emma Kosilis, unique dans l’œuvre de Renan, qui par les nuances du détail créant la progression de l’intérêt, nous montre le merveilleux conteur qu’eût pu devenir, s’il s’en était mêlé, le savant exégète des origines ; il nous marque aussi bien la psychologie amoureuse d’une Bretonne passionnée. Une jeune fille, Emma Kosilis, aime en secret un homme plus âgé qu’elle, qui n’a pas soupçonné ce tendre attachement. Celui-ci se marie, épouse une de ses amies précisément, et devient père d’une nombreuse famille. Sur ces entrefaites, Emma entre au couvent, se consacre à la vie religieuse, mais sans pouvoir arracher de son cœur l’image de celui qu’elle aime et continue de chérir par-dessus toutes choses. Elle se dessèche, elle se consume en silence, elle n’est plus bientôt que l’ombre d’elle-même. La destinée pourtant semble prendre pitié d’un si constant amour. Son inconsciente rivale meurt prématurément, et comme elle n’a pas prononcé de vœux éternels, comme d’ailleurs les relations d’autrefois autorisent ses visites, il lui est enfin permis, par sa seule attitude, de faire l’aveu d’un secret enfoui au fond du cœur depuis tant d’années. Emma épouse celui à qui l’unissait un si fidèle attachement : femme heureuse et mère comblée, elle voit, à l’automne de sa vie et dans une seconde jeunesse, s’épanouir à nouveau des charmes que la solitude avait flétris.

Banale histoire en apparence, pour qui ne tiendrait compte que de l’affabulation littérale, mais, par la flamme du sentiment qui l’anime, par le prestige du pinceau qui l’a fixé, vivant tableau de grâce, de pudeur contenue, d’ardeur couvant sous la cendre !… Si j’ai voulu la rapporter ici, c’est qu’elle exprime toute l’âme bretonne, partant une conception de l’amour justement opposée à celle de notre auteur. Ici, rien qui ne soit voilé, secret, mystérieux. Là au contraire, tout est en plein jour, et, faut-il le dire ? quelque peu indiscret. Combien de femmes, et même d’hommes, seront choqués de cette intimité soudain dévoilée ! J’en sais à qui elle paraîtra intolérable et le contraire du véritable amour. Je n’y veux voir, pour ma part, que la sincérité d’une plume obéissant aux vives impulsions d’une amoureuse, laquelle, de tempérament réaliste, ne craint pas l’image physique et parfois même semble la chercher. Écoutez-la qui fait sa déclaration.

J’ouvrirai grands mes yeux d’abîme dans tes yeux,
Pour que leur regard noir reste dans ta pensée,
Ainsi qu’une clarté vive longtemps fixée
Inscrit dans notre vue un halo lumineux.
Je laisserai dormir ma tempe chevelue
Au creux de ton épaule offerte, lourdement,
Afin que son ampleur garde, éternellement,
La place qu’y creusa la tête de l’Élue !
Je chanterai pour toi la chanson de ma voix,
Dont ton âme chérit les rites et les prônes,
Afin que dans ton âme attentive elle trône,
De tous ses grelots d’or et de tous ses hautbois.
Je mettrai mon empreinte en toi, pour que tes paumes
Ne souhaitent plus rien que ma captation,
Pour que ton cœur, m’ayant en son ambition,
Se sente déborder de dieux et de royaumes.

Suprême élément de sincérité, voici donc la marque de l’amour. Et l’auteur ne marchande pas les termes où vient s’affirmer le sentiment de la femme. Elle déclare l’Empreinte. Si, comme poète, elle est sans doute plus chatouilleuse que de raison sur son originalité, comme femme, je la vois qui s’abandonne. Elle vérifie, en l’intervertissant dans la forme, mais se livrant avec délice dans le fait, la parole saisissante : « Ce que la femme entend par amour est assez clair : complet abandon de corps et d’âme. La Femme veut être prise, acceptée comme propriété. Elle veut se fondre dans l’idée de propriété. La Femme se donne, l’homme prend. »

Qu’entendait donc nous persuader le poète en Mme Lucie Delarue-Mardrus ? Que l’empreinte venait d’elle… Mais la femme n’a-t-elle pas fait son aveu ? Car, si le poète a composé les vers, n’est-ce pas l’amante qui rédigea la dédicace ? C’est elle qui revendique l’empreinte, mais pour être mieux absorbée. Femme, doublement femme, elle aboutit aux conclusions de Nietzsche, bien qu’elle semble y contredire.

Il serait vraiment trop beau, il serait incompréhensible que chez une femme, si douée fût-elle, dès l’instant qu’elle tient une plume, nul accent d’artifice ne vînt se mêler aux voix de la sincérité. Chez Mme Lucie Delarue-Mardrus l’artifice apparaît chaque fois qu’elle échappe à la sensation directe et à sa notation réaliste. Alors elle ne sent plus par elle-même. Elle subordonne son émotion à la vision d’un maître et les influences se révèlent, disons mieux : elle se révèle à travers ces influences.

Qu’y a-t-il, que discernons-nous à l’origine de cette déformation ? Tout uniment parti pris d’étonner, et, si l’on y veut réfléchir, rien de moins surprenant qu’une telle attitude. Elle songe qu’elle fut une petite fille, puis une fillette aux tresses pendantes, jeune bourgeoise qu’à travers la ville sa bonne accompagnait pour garder son innocence, et que ni des fillettes devenues grandes, ni des jeunes bourgeoises émancipées par le mariage, on n’attend pareille clairvoyance dans l’observation des réalités. Processus facile à reconstituer, celui qui chez la femme conduit au désir d’étonner ; c’est simplement celui de la contradiction : — Ton sexe t’interdit de t’arrêter à tel détail… Attends un peu… on va bien voir ! — De là au fait d’exagérer sa sensation, même de la créer artificiellement, pour en modeler l’expression sur l’exemple d’un maître, il n’y a qu’un pas, et c’est l’instinct d’imitation qui le lui fait franchir. Je note, comme tout à fait expressive à cet égard, dans la série des Femmes, cette pièce intitulée : Esclaves, qui serait un chef-d’œuvre si toutes les touches n’en rappelaient un trop illustre modèle :

Avec nos regards nus sur la réalité,
Que ne transfigura l’arc-en-ciel d’aucun prisme,
Nous regardons marcher votre morne héroïsme,
Grelottant en hiver et suant en été,
Vous, compagnes de ceux que mange la fabrique,
Vous, épouses qu’on bat, et vous, maigres catins,
Sans fards dont rehausser vos pauvres sens éteints,
Qu’assaille le désir brutal comme une trique…
Enceintes de misère, enceintes de laideur,
Vos flancs couvent l’horreur des races accroupies,
Qui vivront comme vous, loin de nos utopies,
L’esclavage éternel et muet du malheur.

Ici l’influence est transparente, et dans le ramassé de la forme elle accuse le pastiche. Nul qui n’y puisse reconnaître l’accent et jusqu’aux formules des plus célèbres morceaux des Fleurs du Mal, comme dans l’esprit qui dicta cette pièce, ce parti pris d’étonner, que Baudelaire lui-même théorisa, en le vantant comme un condiment de beauté. Désir d’étonner, où il trouvait une sorte de rajeunissement de la forme littéraire épuisée par l’âge, une ligne de démarcation entre les Anciens et les Modernes… nous l’avons vu chez lui proche de la mystification, et trop souvent ses ennemis le confondirent avec elle.

Nul pire artifice que celui qui fausse, en la contraignant, la spontanéité originelle d’une nature ; car alors la volonté humaine joue le rôle du dresseur qui, par un entraînement méthodique, tend à susciter, chez un bel animal, une suite de réactions contraires à son instinct. Sans doute avec une longue persévérance, en s’y prenant dès le premier âge, on habitue les chats à passer dans des cerceaux. Mais alors c’est une question de savoir s’ils sont encore des chats et s’ils nous intéressent pour une raison proprement féline. N’est-ce pas plutôt curiosité qui nous retient un instant, parce qu’elle contredit la Nature, mais, pour des yeux d’artiste, ne vaudra jamais le bel élan spontané du fauve sur sa proie ? Pareillement cette gentille Normande, en qui se réfléchissent si nettement les images de son pays, et qui trouve des accents émus pour exalter les souffrances de son sexe, n’est pas faite pour la courbure du cerceau métaphysique. Qu’elle chante son Carpe diem en le modernisant, tous les poètes l’ont fait qui s’absorbèrent dans la sensation. Mais y joindre sa profession de foi métaphysique, c’est fausser sa nature :

Les oiseaux alternés comme un chœur de pipeaux,
L’eau dans l’herbe, le ciel mat et bleu, le repos
Des bons après-midi qu’un peu d’ombre tamise, 
T’apprendront qu’il n’est point d’autre terre promise
Que celle où ta jeunesse aimable sent sa chair
Encensée au contact des feuilles et de l’air.

La voilà bien, la pire attitude littéraire, celle de la leçon apprise qu’on applique au thème choisi. Peut-être viendra-t-on dire : Origines normandes… donc nature qui se rattache toute à la terre et radicalement dénuée d’Idéalisme. Il y aurait alors sincérité, au sens où l’entendait Carlyle. Mais pourquoi ne pas voir plutôt, dans cette profession de foi païenne, une acquisition de seconde main ? hypothèse qui va se confirmer aisément.

De quelle étrange ardeur nous sont apparues et la vierge et l’amante chez notre auteur… nous l’avons vérifié dans les pièces d’autobiographie qu’enferment ces deux recueils : Ferveur, Occident. Voici pourtant que l’amante passionnée se replie sur elle-même et communie en Schopenhauer : elle éprouve le besoin de faire sa soumission au maître de Franckfort. Mme Lucie Delarue-Mardrus accepte l’amour, elle l’appelle… elle en vérifie les bienfaisants effets sur sa production littéraire. Mais elle en repousse les conséquences physiologiques, la Maternité. Danaé d’un nouveau genre, elle veut bien recevoir la pluie d’or, mais n’admet pas d’autre fécondation que celle du cerveau !

Ô toi, naissance, sœur jumelle de la Mort,
Race obscure, dans notre geste confinée,
Deviendrons-nous, en assistant ton sourd effort,
Complices du vouloir d’où sort la Destinée ?
Je n’accepterai pas, en mon humanité
Animale, où l’esprit n’est point, ta magie noire ;
Ton égoïste événement dans notre histoire,
Je le repousse avec toute ma charité.
Loin de moi donc le faix de ton œuvre incertaine,
Et que puisse la vie oublier l’œuf caché
Où couverait, ainsi qu’un monstrueux péché, 
Dans mes flancs, malgré moi, l’horreur d’une âme humaine.

Ici la Femme de lettres l’emporte sur la Femme, pour l’absorber toute. N’est-ce pas qu’elle trouve prétexte à un beau cri, à un anathème littéraire ? Prétendre enlever à la femme toute raison de vivre, quand l’heure fatale a marqué la dernière étape de la vie, c’est trop délibérément s’insurger contre des lois inéluctables et pourtant providentielles ! Mais faut-il pas qu’en dernier ressort la Femme fasse retour à sa nature ? Imprimer un accent poétique à la doctrine de Schopenhauer, et du même coup faire sa soumission à l’esthétique baudelairienne, c’est l’argument suprême en faveur de la plasticité féminine !

Madame Henri De Régnier

Combien diverses les destinées d’écrivains… aussi diverses que les physionomies humaines dont aucune ne reproduit exactement la voisine ! J’ai connu pourtant deux frères jumeaux qui se ressemblaient à tel point que leurs parents eux-mêmes n’arrivaient pas à les distinguer. Quand ils furent mariés l’un et l’autre, pour que leur femme ne s’y pût tromper — ce qui aurait eu plus de conséquence — chacun portait une cravate de couleur déterminée. Vainement, chercherait-on, dans l’ordre intellectuel, des similitudes aussi marquées : les catégories y sont mieux délimitées. Chez certains, le don d’écrire est un fait naturel, spontané, s’épanouissant ainsi qu’une fleur sur sa tige. Chez d’autres, il apparaît comme un phénomène plus complexe, qui se rattache à l’instinct d’imitation sommeillant chez tout être, en vertu duquel chacun de nous tend à répéter les gestes qu’il voit accomplir autour de lui.

Mme Henri de Régnier (Gérard d’Ouville) fait partie d’une puissante association, merveilleusement agencée pour le succès de ses adhérents… la plus active, la plus énergique qui fut jamais, et— détail unique, je crois, dans la vie littéraire — se restreignant toute aux membres d’une même famille. Qui donc prétend que se relâchent les liens d’autrefois ? L’esprit de famille sur lequel s’attendrissaient nos mères, qu’elles proposaient à notre culte, avec raison d’ailleurs, comme la première garantie d’ordre social, est demeuré intact, mieux qu’intact… actif, vigilant, entre les membres de cette collectivité sans précédent. Qu’êtes-vous devenue, antique conception de l’homme de lettres, sur laquelle précisément vivaient nos mères, et qui leur faisait si peur, synonyme de relâchement, de dissipation, de bohémianisme, pour laquelle on eût pu créer ce mot de Murgérisme ! Quelques années après les dates héroïques du Romantisme, ayant une fois pour toutes dépouillé le gilet rouge d’Hernani, et quand il n’était plus qu’un fournisseur désenchanté de feuilletons dramatiques, Théophile Gautier observe, en sa préface aux Fleurs du Mal, qu’une seule fois dans l’Histoire on vit un père et une mère d’accord pour préparer leur fils à la vie littéraire, et ce fils était…. Chapelain, le futur auteur de la Pucelle : cinglante ironie du sort, qui n’en fait jamais d’autres.

Mais la date des Fleurs du Mal est déjà loin de nous. Nous nous formons aujourd’hui et transmettons à nos enfants une tout autre idée de la vie littéraire. Car en vérité je ne distingue ici qu’ordre et méthode, entente tacite pour organiser des carrières, et ce je ne sais quoi d’un peu administratif par où l’on prépare les beaux avancements dans la magistrature. N’est-ce pas un signe des temps que les artistes aient pris à leur compte quelques-uns des préjugés qu’ils ridiculisaient chez nos pères ? A une heure où tous les Bourgeois se piquent d’être artistes, il est naturel que les artistes fassent échange de politesse avec eux. On ne saurait pousser plus avant que dans cette famille littéraire l’esprit de solidarité. Comment en tout cas demeurer indifférents à la précision des causes qui préparent la formation d’un talent ?

Examinons de près la vigueur du groupe familial dont il est issu. Dans un temps où chacun vit pour soi et n’attend des voisins que horions et crocs-en-jambe, à une époque où la moralité dominante est celle du coup de poing, Mme Henri de Régnier connut le bienfait des plus solides appuis. Il n’est que d’avoir éprouvé les difficultés des débuts dans la vie littéraire, l’énergie farouche dont les aînés s’entendent à bloquer toutes les avenues, pour comprendre le bénéfice irremplaçable de voir, sur un simple signe, les barrières s’ouvrir devant vous. Élevée sur les genoux d’un père qui poursuivait ses rimes à travers les mille occupations de la vie mondaine, n’hésitant pas à parfaire, six mois durant, la magnificence d’un sonnet, elle eut ses jeunes ans bercés au son de la musique des phrases, et cette musique-là, tout comme l’autre, dépose en notre oreille des rythmes qui ne s’effacent jamais. On se rappelle les confidences de Mme de Commanville, la nièce de Gustave Flaubert, lequel contribua à sa première éducation : on ne peut soutenir que cette fille adoptive d’un illustre écrivain possédât le moindre don d’expression verbale. Mais d’avoir pris ses ébats d’enfant sur la peau d’ours blanc que foulait son oncle en scandant, d’une vigoureuse intonation, les accents de Madame Bovary, il subsista dans sa mémoire des rythmes qu’elle n’oublia pas, si toutefois elle fut inhabile à les faire passer dans ses phrases. Que sera-ce chez une jeune femme qui possède un véritable don ?

A moins d’être un obstiné solitaire, chacun de nous tend à se rapprocher du groupe qui favorisera ses efforts. Chez certains, quelle énergie pour se soustraire au milieu qui les opprime ! Quelles luttes pour sortir d’une atmosphère irrespirable à leurs poumons ! Ce sont là circonstances dont on ne tient pas assez compte, quand on juge dans son ensemble la carrière d’un écrivain. Pour Mme Henri de Régnier, rien de semblable. Nul besoin d’adaptation, puisque celle-ci existait au préalable, et qu’elle n’aurait même pas eu licence de s’y soustraire. Voilà une miraculeuse rencontre, telle qu’on n’en observerait pas une seconde dans la vie littéraire : Fille de poète, femme de poète, sœur par alliance de romanciers4, comment eût-elle pu faire, proche de tant d’écritoires, pour n’avoir pas quelques taches d’encre aux doigts ? Le risque, le seul risque à courir, c’était qu’elle connût la satiété, que pour avoir vu telle consommation de littérature autour d’elle, elle la prit en dégoût. On pourrait citer quelques exemples de ce désaveu, où ce n’est pas le père qui renie son enfant, mais ce dernier qui entend rompre tous liens avec celui dont il reçut la vie ! Risque infime, faut-il le dire ? Chez Mme Henri de Régnier, ce fut l’instinct d’imitation qui l’emporta.

L’instinct d’imitation… c’est bientôt dit ! Car enfin il faudrait s’entendre, sous peine d’être inique. Entre toutes nos femmes littéraires, c’est une des plus personnelles, celle qui peut-être tire le plus d’elle-même, de la subtilité de ses sensations, et le moins fait songer à ses auteurs : détail notable chez une personne qui à la lettre coule ses jours parmi les auteurs, n’ayant pas à subir le seul rythme officiel et consacré des morts, mais les cadences autrement dangereuses des vivants. Parmi ses titres, c’est, à mon sens, celui qui compte le plus ; j’y vois la décisive épreuve, la ceinture de flammes qu’elle sut traverser et dont elle sortit vivante… Trop de littérature, trop de musique autour d’une enfance, autour d’une âme qui s’éveille à la vie, cela peut être plus redoutable qu’aucune littérature, aucune musique du tout. Il subsiste encore la chance que cette âme porte en soi sa littérature et sa musique, auquel cas rien au monde ne saurait les empêcher d’en sortir, tandis que les réminiscences d’une mémoire trop fidèle risquent d’anéantir toute spontanéité.

Je ne voudrais pas abuser des comparaisons, qui toujours font suspecter notre partialité. Mais celle-ci vraiment s’impose trop pour que j’y résiste : dès qu’on lit une phrase de Mme de Noailles — je parle de son œuvre romanesque, non de ses vers — on discerne les maîtres qu’elle évoque, auxquels elle tend la main pour réconforter sa faiblesse. Il semble qu’elle soit obligée de prendre à témoin quelqu’un de ceux qui contribuèrent à la formation de son esprit. Et, je ne prétends pas que toujours elle souligne ses références. Mais c’est à nous qu’il appartient de les retrouver. On connaît cette image de François de Sales, charmante, tout embaumée de senteurs empruntées à la nature, par laquelle le gracieux saint conseille à ses ouailles de « faire comme les petits enfants qui, de l’une des mains se tiennent à leur père, et de l’autre cueillent des fraises ou des mûres le long des haies ». — Excellente méthode de discipline chrétienne, qui donc y contredirait ? Mais moins bonne attitude pour la production littéraire, c’est quelque peu l’image de Mme de Noailles. Vraiment elle pense à travers ses auteurs, car la sensation initiale elle-même, matière originale de toute pensée, elle la transforme et la transpose, en l’avivant d’un accent grâce auquel s’évoque le souvenir de celui qui tout d’abord le donna.

Chose curieuse, on en conviendra, que précisément la plante de serre chaude ait produit à la lumière du jour les fruits les plus savoureux ! Il n’est pas habituel que les plantes de serre chaude produisent le moindre fruit. Mais lorsqu’elles en donnent, ils ne ressemblent à nul autre. Qu’on y prenne garde cependant et qu’on ne soit pas dupe des apparences ! Des traits essentiels, que nous ne saurions retrouver dans l’empreinte des influences extérieures, s’expliqueront suffisamment par la plus immédiate hérédité ! Le père de Mme Henri de Régnier, le parfait artisan de rimes José Maria de Hérédia, était Cubain. Bien que frappé avant la vieillesse, il vécut assez pour voir s’épanouir chez une enfant de son sang des dons littéraires qui venaient confirmer le sens du dicton : Bon sang ne peut mentir. Croit-on qu’en dehors de cette circonstance, que l’on peut qualifier à son gré heureuse ou malheureuse, mais qui n’est qu’un des éléments d’une destinée, l’auteur d’Esclave eût pu composer ce poème de la servitude amoureuse ?

… Je voudrais évoquer ici un souvenir de ma première jeunesse, dont la principale image se rattache d’invincible façon à l’héroïne de Mme Henri de Régnier. C’était à Venise, un après-midi de printemps. Je revenais de Padoue. J’avais pris le bateau à vapeur qui fait le service du Grand-Canal, et comme la pluie faisait rage sur le pont, j’étais descendu à l’étage inférieur. Tout d’un coup mes yeux tombèrent sur une figure de femme qui força mon attention pour l’absorber dans une de ces contemplations qui vous arrachent à la vie extérieure. La grande beauté seule exerce ce magique pouvoir de couper tout lien de communication avec la terre, parce que soudain et pour une minute trop brève, elle isole l’être des vulgarités qui l’oppriment et brusquement déchire le voile qui lui cachait un pan du ciel. Nul visage créole plus ardent et plus doux à la fois… des yeux qui composaient toute l’âme de ce visage, qui l’emplissaient et le dévoraient tout, et pourtant s’arrêtaient sur vous comme une caresse ! Un corps de rythme et d’harmonie, où chaque organe contribuait à la perfection de l’ensemble, et donnait ainsi l’impression, pris à part, d’une chose parfaite ! Comment l’imagination n’eût-elle pas recomposé un poème d’amour sur ce thème initial ! C’est la secousse indispensable qui ébranle en nous les cordes sensibles, et suscite la vibration par où tout l’organisme est exalté !… Quelle n’est pas sa puissance sur l’artiste, pour qui elle devient le secret, le mystérieux secret de son inspiration ! Je ne doute pas, pourrions-nous douter que Mme Henri de Régnier l’ait vue aussi, dans sa réalité tangible, celle qui allait devenir l’Esclave de son inspiration ?

Fugace beauté qui disparut de mes yeux pour toujours au ponton de la Ca d’Oro, elle devait y laisser une ineffaçable image, puisqu’après tant d’années écoulées celle-ci reconquit sa vitalité, quand je pris contact avec la Grâce Mirbel de Mme Henri de Régnier. Il me devenait impossible de me représenter l’héroïne d’Esclave sous d’autres traits que ceux de mon apparition vénitienne. Par bonheur, aucun des traits physiques que lui prête le romancier ne venait contrarier ceux que ressuscitait ma mémoire. Mais je crois bien que si, par aventure, une telle contradiction se fût produite, j’aurais été contraint de substituer mes souvenirs personnels à l’image que l’auteur me venait proposer. Et c’est un étrange appui pour un personnage imaginaire d’éveiller en nous des analogies avec quelque épisode de notre vie émotive, comme pour l’auteur qui le créa de le pouvoir rattacher à son expérience personnelle.

Si la qualité d’un ouvrage de l’esprit se mesure à la persistance des images qu’il imprime dans notre cerveau, Esclave de Mme Henri de Régnier est assurée d’un rang qui ne saurait être médiocre : Grâce Mirbel n’est pas seulement une statue vivante, de qui les souples contours viennent se réfléchir en nos yeux pour y laisser une trace durable… Elle est encore une chair vivante, pulpe saturée d’aromes, pareille à un beau fruit de ces régions fortunées, dont la senteur monte au cerveau. On se rappelle l’affabulation du livre, qui vaut avant tout par sa condensation et sa brièveté, dont l’ordonnance est bien dans la pure tradition française, parce qu’il déblaie soigneusement les circonstances accessoires inhabiles à renforcer l’intérêt, et que, suivant l’esthétique d’une mise en scène bien composée, nulle figure ne s’avance au-delà du plan qui tout d’abord lui fut indiqué.

Il faut aimer ces ouvrages, qui par la sagesse de leur ordonnance, par l’harmonie de leurs proportions, se rattachent à ce qu’il y a de plus pur dans la tradition de notre génie. Il faut les aimer, non seulement parce qu’ils vivifient en nous la notion de Beauté, mais d’une certaine Beauté, qui n’est qu’à nous, et par laquelle nous avons exercé sur les esprits ce long prestige que seul put affaiblir le flot des importations de l’étranger et ce cosmopolitisme malsain venant composer de toutes les esthétiques un étrange amalgame. On se défend comme l’on peut, et la meilleure façon de se défendre, c’est encore d’obéir aux suggestions de son tempérament. D’avoir retrouvé dans ce bref récit : Esclave, si ramassé dans sa forme, toutes les vertus de notre génie français, ce fut pour nous la plus vive satisfaction. Pareillement, à distance, avant même de mettre un nom sur un visage, on distingue la silhouette et l’accent national qu’il révèle. J’en sais qui viendront le taxer de sécheresse. Laissons dire : il n’est rien comme les esprits brouillons pour mettre sur le compte de l’impuissance ce qui n’est qu’ordre et méthode dans l’art de composer. Comment sauraient-ils discerner ce qu’il entre d’art dans une telle sobriété de détails, quand chez eux tout est prétexte à sortir du sujet, à faire craquer le cadre du tableau5.

Mme Henri de Régnier se rattache, par des liens que nul ne pourrait lui contester, à la pure tradition classique. C’est, avant tout, ce que nous goûtons dans ce roman : Esclave. Un minimum de personnages : Grâce Mirbel, qui subit une première fois le despotisme amoureux, puis, s’étant reprise, lutte à nouveau contre le maître de son cœur et de ses sens… Antoine Ferlier qui marche, avec la certitude d’une nouvelle victoire, vers la conquête de celle qui une fois déjà fut à lui… Charlie, le doux et tendre Charlie, qui livre toute son âme, et se trouve broyé entre les deux ! Les figures d’arrière-plan ne valent que comme touches complémentaires, qui viennent préciser et vivifier le décor d’un drame tout intérieur.

Grâce Mirbel est la trouvaille de Mme Henri de Régnier, et si c’est une trouvaille littéraire par l’art dont furent assemblés les traits qui composent sa physionomie, déjà nous avons admis que leurs éléments essentiels en doivent être recherchés plus haut, dans une inconsciente hérédité. Par un mécanisme assez identique à celui qui confrontait notre rencontre vénitienne aux traits de la figure venant s’ordonner sous la plume de notre auteur, les images cubaines emmagasinées dans le cerveau du scrupuleux artisan José Maria de Hérédia, que celui-ci n’utilisa que pour renforcer la puissance de ses rimes, ressuscitèrent chez sa fille en valeur d’émotion, d’où Grâce Mirbel tire sa vivante poésie. Vous sentez le mécanisme et avec quelle rigueur il précise les lois de la composition. A parler franc, si nous poussons l’analyse jusqu’à ses conséquences extrêmes, nous ne produisons à la lumière du jour que ce qui est en nous, à tel point que les mêmes séries d’images, enregistrées en des cerveaux si proches par le sang que ceux d’un père et d’une fille, puis renforcées encore par l’hérédité, peuvent donner naissance à deux formes d’art aussi différentes que celles de ce père et de cette fille : d’une part, la poésie la plus voulue, la plus purement extérieure, la plus froide qui fut jamais ; de l’autre, une prose, colorée sans doute, riche d’images empruntées à la vie objective, mais qui sans trêve évoque les mouvements passionnés de l’âme, et nous les rend présents par l’ardeur dont elle les décrit. Un seul point leur est commun : le souci de la Forme, qui donne la durée aux œuvres de l’esprit, par où tous deux relèvent d’une même école et sont disciples des mêmes maîtres. Et si ce n’était froisser les justes sentiments d’une fille pour un père auquel elle doit tant, je n’hésiterais pas à indiquer une préférence sur laquelle je me reprocherais d’insister davantage. Il est de justes louanges qui peuvent blesser, fussent-elles marquées au coin de la plus évidente sincérité.

Pourquoi d’ailleurs instituer des comparaisons et des rangs ? J’ai dit que Grâce Mirbel m’apparaissait la trouvaille de Mme Henri de Régnier. Trouvaille… c’est-à-dire chose unique, qui vous appartient en propre, dont on cherche en vain l’équivalent dans le passé. Et pourtant elle a de fermes assises dans la réalité observée. On connaît cette fin d’un petit Poème en prose : « Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles. Mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. » Beauté pliante et soumise, Grâce Mirbel est de la race des premières. Des pieds à la tête, elle n’est que sensibilité amoureuse, subordonnée à la sensualité. Voilà ce que Mme Henri de Régnier nous illumine d’un vif éclat, ce qui donne sa pleine signification à cette figure féminine : la prédominance, l’absorption de la sensation, ne laissant subsister aucune place dans cette âme d’instinct, pour quoi que ce soit d’autre qu’une existence d’amante ! Petit animal câlin, qui ne saura se soustraire au despotisme des caresses, elle a connu celles d’Antoine Ferlier, et c’est pour elle un joug dont rien ne la saurait libérer : « Écoutez, avoue-t-elle à Charlie, pendant des années, j’ai été sa pauvre, sa misérable esclave, le jouet de tous ses caprices, la complice de toutes ses fantaisies, la victime de ses cruautés presque inconscientes… Il avait cent maîtresses, me les montrait, me parlait des beautés de leur corps, les comparait aux miennes qu’il exaltait ou rabaissait selon son humeur. Il jouissait de mon pauvre visage convulsé, quand je le voyais ébaucher quelque aventure, poursuivre quelque caprice, ou s’acharner à une tentative amoureuse qui ne lui eût peut-être pas paru si délectable, si je n’en avais été le témoin averti, impuissant et déchiré. Et je l’aimais ! comme je l’aimais ! »

Ce n’est là qu’un trait, entre tant d’autres qu’il nous faut négliger, le plus expressif parce qu’il s’agit de choisir, et que toujours on fait son choix dans le sens de la thèse que l’on veut démontrer. Mais on en trouverait cent autres, et pas un seul parmi eux qui ne contribuât à l’unité d’accent du personnage ! L’affabulation du roman nous marque un conflit, une lutte dans l’âme de Grâce Mirbel, lutte où nous savons trop que la malheureuse est vaincue d’avance. Je ne pense pas qu’on ait jamais mieux rendu, par la seule magie des mots, l’abandon morbide, alangui, toujours prêt, de celle qui s’étant laissé marquer, à cette profondeur de chair, par la griffe aiguë de la volupté, ne pourra plus que s’abandonner encore, renonçant à tout espoir de jamais se reprendre6.

Libre au moraliste de faire telle réserve qu’il jugera bonne sur cet affaissement, sur ce perpétuel abandon de soi-même qui rend possible une création comme celle-ci. Il est clair que, si la société comptait un grand nombre de Grâce Mirbel, les rapports sexuels, réglés en vue du mariage, et qui sont déjà difficiles, deviendraient tout à fait impossibles. Encore une fois, c’est affaire au moraliste et nous la retenons pour nos conclusions. Qu’elle constitue une réalité dans la vie qui nous entoure en nous proposant ses spectacles, c’est assez pour justifier chez l’artiste le désir de peindre. Qui de nous ne pourrait retrouver, dans ce magnifique répertoire de souvenirs que crée une expérience personnelle subordonnée à l’observation, quelque figure s’apparentant à l’héroïne de Mme Henri de Régnier ? Il sera d’ailleurs d’autant plus vaste, ce point de vue du moraliste, qu’il embrassera plus d’objets : comme s’étend la perspective du voyageur à mesure qu’il s’élève davantage, la portée d’une observation croît à proportion des documents qu’elle assembla…

La nature même de cette amoureuse appelait par contraste, et si j’ose dire, par nécessité de logique intérieure, un amant déterminé. Il y a ainsi des voix littéraires qui s’appellent et se répondent l’une à l’autre, comme un écho dans la forêt. En face de Grâce Mirbel, Mme Henri de Régnier ne pouvait que nous restituer la figure illustre du Dominateur, de l’Homme à femmes, du maître de l’esclave amoureuse, esclave lui-même de ses instincts, et rivé à ses appétits. Thème éternel et tant de fois repris, depuis Don Juan jusqu’à Priola, le plus original des créateurs ne saurait qu’ajouter quelques variations à la donnée première, et d’ailleurs sa ligne conductrice s’impose avec une telle rigueur que celles-ci ne pourraient s’en écarter. Antoine Ferlier ne pouvait se soustraire aux exigences de son type littéraire, quand ses yeux, traduisant son désir, disent à Grâce, après trois années d’abandon : « Eh bien oui, je vous ai trompée, je vous ai trahie, je vous ai humiliée, je vous ai détestée, je vous ai quittée, je vous ai oubliée, autant qu’un être humain peut oublier un autre être… A présent je ne désire plus que vous… Je veux vous faire souffrir encore : en ce moment moi-même je souffre d’une profonde jalousie… Je suis votre maître, car vous ne chérirez plus personne comme vous m’avez chéri. Et je veux que vous m’aimiez toujours, moi qui depuis de longues années n’ai pas eu pour votre détresse lointaine le plus petit regret pitoyable ou attendri ! »

A cet accent vous pourrez reconnaître la série des générateurs immédiats, ceux à l’influence de qui la faculté inventive de l’auteur n’avait pas licence d’échapper, puisque ces voix d’âge en d’âge se répondent avec une vibration qui prolonge en nous leur écho : Juan de Marana, Valmont, Richelieu, Effrena, Priola, et nous entendons encore les intonations du dernier en date, le marquis, distribuant des conseils à son fils…. quels conseils, et à qui donnés ! C’est la morale du Cruélisme dans l’amour, à laquelle il faut tout ramener, car si les instincts nobles, ou conservateurs de l’ordre social, spontanément s’érigent en lois pour constituer un corps de doctrines, il en ira pareillement des destructeurs, qui s’opposent aux premiers de toute l’énergie des révoltés. Pas plus que Valmont, pas plus que Priola, Antoine Ferlier n’oublie ce trait de leur commun ancêtre Juan, qui est de théoriser, de formuler des vues d’ensemble sur la vie… et comme pour eux la vie se réduit toute à l’amour, sur la conquête de la Femme.

Pourtant, avons-nous dit, on y peut rattacher quelque variation nouvelle. Et je crois que notre auteur en a découvert une qui pourrait faire envie à M. d’Annunzio lui-même. C’est quand, durant une soirée masquée, Antoine déclare sa passion à celle qu’il croit être une amie de Grâce, vêtue des mêmes dominos et des mêmes capuchons rabattus sur des loups à longues dentelles : « Antoine m’avait reconnue, s’écrie la jeune femme, il me parlait malgré moi, sa bouche sur ma bouche. Il murmurait : « Eh bien, oui, je t’ai prise pour une autre. C’est bien à elle que s’adressait mon désir, qu’allaient mes paroles et mes baisers. Mais elles n’auraient pu être si brûlantes, ils n’auraient pas été si profonds, si je ne t’avais pressentie sous ce velours obscur, comme on devine la lune argentée sous le nuage qui passe. »

Voilà l’élément intellectuel qui vient s’ajouter au sensible, en manière de raffinement, et pour pousser jusqu’au dernier degré de l’aigu les pointes extrêmes de la volupté. Par-delà cet épisode, on ne saurait rien imaginer qui demeurât du domaine littéraire. C’est peu que posséder l’objet convoité, et d’un regard scrutateur observer les frémissements de ses nerfs, car répétition engendre monotonie, et, suivant une loi trop souvent vérifiée, la possession éteint la passion. A ce risque d’affaissement qui menace son amour, Antoine Ferlier viendra donc opposer le rehaut des complications sensuelles, et la plus active de toutes, celle des larmes qui emplissent de beaux yeux, larmes versées pour son amour ! Ici, par une interversion des lois naturelles, l’amant ne poursuit plus le bonheur, mais la torture de son objet, et si les sanglots viennent aviver le frémissement de la machine nerveuse, c’est encore un témoignage nouveau, ajouté à tant d’autres, de sa main-mise sur elle. Il serait logique qu’un tel enchaînement d’états morbides trouvât sa conclusion dans la plus farouche des haines, et nul doute qu’avant peu Grâce Mirbel n’arrive à détester celui qu’elle enveloppe de son mépris. Mais l’auteur n’a pas voulu pousser jusqu’à cette suprême étape le développement de ses personnages, et leur histoire s’achève sur une étreinte plus passionnée encore que les précédentes…

Domination… Servitude amoureuse… Esclavage des sens… c’est donc ce que décrit, d’un bout à l’autre de ces pages, le roman de Mme Henri de Régnier. Affaissement de l’être moral, prédominance de l’instinct, pourrait-on ajouter, car la servitude amoureuse à ce degré ne se différencie guère du pur instinct animal que par les nuances d’expression qu’y surajoute le conteur. Somme toute, c’est la même idée, mais traduite par des moyens différents, que chez Mme de Noailles. Antoine Ferlier est tout aussi esclave de la sensation qu’Antoine Arnault, également ligoté par l’impulsion, non moins victime de l’instinctivité. Les circonstances sont différentes, le décor est autre… surtout l’accent ; mais la psychologie foncière est identique. Grâce Mirbel, qui pourtant lutte, mais d’avance est vaincue, nous apparaît à la merci de ses instincts, tout autant que Donna Marie ou l’institutrice Émilie. Aux prises avec l’amour, les uns comme les autres n’ont guère que des réflexes, de soudaines détentes, et certes nous n’ignorons pas que la plupart des hommes sont ainsi. Mais le piquant, c’est de voir une jeune plume féminine noter avec ce cruélisme désabusé l’impulsivité virile. De tout autre, sans doute, n’en aurions-nous aucune surprise, et j’en sais qui soupçonneront quelque attitude à cet obstiné parti pris. Il est si tentant de donner une image de soi-même différente de celle qu’on attendait. La seule excuse de Mme Henri de Régnier est d’avoir étendu à son héroïne l’empreinte dont elle n’hésite pas à marquer son héros.

Seul échappe à l’étreinte de la sensation exclusive le soupirant Charlie, de qui le désir s’ennoblit de courage et de dévouement — dévouement, parce que, si jeune, on s’oublie volontiers soi-même… courage, parce qu’il s’agit de prouver à l’adorée qu’au prix de son amour nul risque ne saurait compter ; Charlie, qui serait une figure unique, s’il ne descendait en ligne directe de trop illustres modèles : Charlie-Chérubin, filleul d’une belle marraine, et plus encore, Charlie-Fortunio, cousin d’une si tendre cousine ; Charlie, « le cavalier servant, cet enfant inoccupé qui, entre l’éducation finie et une carrière à choisir, passait son temps à ramasser l’éventail de sa belle cousine ou à lui plier son châle à franges… » Charlie, toujours présent et qui irrite les nerfs d’Antoine-Clavaroche. Familières images ressuscitant dans nos songes avec les traits précis de ceux qui, au temps de notre adolescence, déposèrent en nous le charme de leur première empreinte ! Ce sont illustres répondants, sous l’invocation desquels l’auteur d’Esclave place son jeune héros — car il est impossible que Mme Henri de Régnier, qui d’autre part se rattache si évidemment à la tradition de notre génie français, n’ait point voulu par là rendre hommage à deux noms qui en sont les représentants immortels.

En présence de tels héros, si délicats et si sensibles, tout soupçon de violence ou de froissement brutal se trouve écarté de la notion d’amour, par où justement, dans les habituelles rencontres, elle nous paraît avilie, et pour tout dire empreinte d’une grossièreté tant soit peu répulsive. Chez eux la part d’instinct se trouve réduite au minimum. Transposé dans le domaine exclusif du sentiment, il aura tôt fait d’y perdre cette brusque violence, cette impériosité, ce despotisme, qui d’ordinaire régissent les impulsions passionnelles. Pourtant la différence de méridien fait couler dans ses veines un sang plus impétueux et, quand il traduit son désir, c’est en des termes qui de deux tons au moins montent Fortunio : « J’ai dix-neuf ans et je voudrais vous protéger, me dévouer pour vous » : voilà bien Fortunio. Puis, « Je voudrais que vous m’aimiez… que vous m’aimiez, pardonnez-moi… de tout votre corps. » — Ah, cela, c’est du Charlie tout pur, car jamais tel aveu ne fût sorti de la bouche qui murmurait ses déclarations à Jacqueline. De quoi lui serviront d’ailleurs et le dévouement, et la sincérité de cet amour ? A l’issue du duel qui met face à face les deux adversaires, c’est pour Antoine seul que tremble Grâce Mirbel, et c’est dans ses bras qu’elle s’effondre, décidément vaincue !

Gardons-nous des apparences et défions-nous des catégories où, d’après leur forme, on enferme les œuvres de l’art. Au-dessous d’un titre comme cette Esclave, l’éditeur qui fait appel au public et se préoccupe des meilleurs moyens en vue d’atteindre son objet, inscrit délibérément ce sous-titre : Roman. Sait-il pas en effet que, parmi les quelques centaines ou quelques milliers de lecteurs qui forment la clientèle d’un auteur d’imagination, la grande majorité vient chercher dans ses livres l’histoire qui la pourra divertir un instant ? Donc il importe de souligner le genre où se classe le livre qu’on lui vient proposer. Mais la critique, qui ne saurait tenir compte d’un tel point de vue, qui justement fut inventée pour donner aux œuvres de l’esprit leur véritable cote, non d’après leur succès, mais d’après leur valeur, se tient un autre raisonnement, en analysant le genre de plaisir que lui procure Esclave :

Qu’y a-t-il de commun, songe-t-elle, entre cette Esclave et la multitude des ouvrages qu’on nous présente revêtus de la même estampille ? Sans doute y voyons-nous comme ailleurs des personnages en rapport de conflit passionnel, car il faut bien, de toute rigueur, donner son affabulation à un développement littéraire. Mais, tandis que chez la plupart les faits extérieurs dominent, et oppriment les faits psychologiques qu’ils sont destinés à traduire, ici c’est une esthétique en tous points conforme à celle que formulait Renan dans une page de ses Cahiers de Jeunesse : « Je ne sais pas pourquoi les faits et incidents extérieurs, les péripéties survenant sans être un pur développement psychologique, me choquent dans le Roman et le Drame. Je voudrais que ce fût le simple développement de la passion se peignant par des faits extérieurs. » — Déjà cette sobriété qui déblaie tout accessoire, et subordonne le dehors au dedans, c’est un des premiers mérites de notre génie latin, auquel plus haut nous rendions hommage. C’est la conception classique de l’œuvre imaginative, telle qu’elle sortit de notre dix-septième siècle français, et — rapprochement qui prend toute sa valeur quand il s’agit d’une femme— de la plume de Mme de La Fayette.

Condensation des effets, sobriété de l’accent : vertus rares que nous admirons d’autant plus qu’elles portent ici la signature d’un sexe ayant tendance à se distinguer par les défauts contraires. C’est peu encore, au prix de l’élégance du style, de la beauté formelle, qui donne à cet ouvrage un rang à part parmi les productions féminines de ce temps. Je détache, en le soulignant avec intention pour qu’on s’y arrête, ce portrait de Grâce Mirbel, à l’époque où Antoine la revoit, découvre en elle une beauté nouvelle, donc une femme nouvelle : « Le nez fin, très peu busqué, respirait la rose épanouie, et les cils noirs et courbes voilaient les longs yeux baissés. Il savait, sans les voir, combien ces yeux étaient beaux. Vert sombre ou clair, ou grisâtre, selon l’humeur de Grâce ou le temps, ils contrastaient si bien avec sa chevelure foncée, toujours abondante et ondée, qu’elle portait ce soir tordue sur le cou en un lourd chignon ! Il voyait inclinée la nuque fière, dont la peau était plus ambrée que celle des joues. Jadis il avait aimé mordre ce cou frémissant, par une sorte de férocité amoureuse. Les formes du buste lui parurent plus pleines, mais encore d’une minceur élancée. Et le bras qui sortait, nu et arrondi des dentelles courtes de la manche, était ce même bras si blanc, si lisse et si délicatement charnu, qu’on désirait le respirer comme une fleur encore en bouton. »

Vous suivez les scrupules de l’exécution chez l’artiste. Dans un temps où la plupart des œuvres d’imagination dénotent la hâte avec laquelle elles furent écrites, où de plus en plus on méconnaît le principe fondamental de toute esthétique : que la Forme seule peut imprimer la durée aux œuvres de l’esprit, c’est déjà un mérite singulier que d’en connaître la vertu. Mais lui rendre témoignage en un livre où précisément l’exécution correspond au double principe de notre génie français, résumé dans ces deux mots : sobriété du détail, pureté de la forme, c’est assez pour qu’à ce premier sous-titre : Roman, nous puissions substituer celui de Poème en Prose, qui plus exactement fait justice à son mérite.

Madame Marcelle Tinayre

Quand Victor Hugo, pater familias et pontife de plusieurs générations, prononçait ses fameuses paroles sur l’indéfectible rigueur des haines littéraires, c’était en un temps où la production féminine ne se manifestait que comme fait isolé, d’autant plus remarqué peut-être, mais qui n’inspire nulle crainte de concurrence. L’attitude d’une George Sand passant la culotte du sexe fort pour mieux rehausser de virilité sa coquetterie féminine, en dit long sur la Femme-auteur aux belles années du Roi Citoyen… et la Gloire elle-même qui lui réservait des statues là où tant d’autres n’eurent même pas leur buste, par ses faveurs marquait assez qu’il n’est pas de limite à ses caprices. Devenue vieille et châtelaine de Nohant, l’auteur d’Indiana voulut bien reconnaître que la Fortune avait souri à sa carrière. Aussi n’existait-il alors qu’une George Sand. La Femme venant s’offrir au jugement public une plume à la main, c’était un peu, comme de nos jours, celle qui, vêtue de la toge, erre à travers les corridors du Palais ; on braque les yeux sur le phénomène, pour voir si tant de plis superposés sont agréables au regard. Volontiers les confrères s’arrêtent pour coqueter avec elle, parce qu’il est reposant d’agrémenter de quelque diversion les démarches professionnelles. Mais on sait bien que le temps n’est pas proche où les dossiers rémunérateurs viendront arrondir sa serviette d’avocat. Le jour où cette hypothèse menacerait de devenir réalité, on verrait alors ce qui subsisterait de la légendaire galanterie française.

Tous les groupes sociaux sont, en effet, construits sur un plan à peu près identique. C’est dire qu’ils relèvent du même principe économique : dès que la concurrence est organisée, les mesures de protection interviennent. Qu’une femme bénéficiât de la renommée littéraire, on l’avait déjà vu, on l’admettait parfaitement. Mais qu’elle connût du même coup et la réputation et les succès de librairie, cette fois c’en était trop : il importait d’y mettre ordre. Non qu’il existât, même dans la pensée des moins habiles, une corrélation nécessaire entre la valeur d’un ouvrage de l’esprit et le chiffre de ses éditions : on pourrait citer tel manœuvre, tel spécialiste du feuilleton, dont les tirages sont considérables, et que nul cependant, sauf lui sans doute, ne songe à faire rentrer dans le genre littéraire, tandis que la clientèle payante des œuvres critiques d’un Barbey d’Aurevilly, monument durable dans l’avenir, ne suffit pas à couvrir les frais d’impression. Pourtant ce qui parut le moins acceptable, ce fut que, sur le marché littéraire, la femme pût devenir la concurrente de l’homme, et cette hypothèse sembla plausible, dès l’instant que la femme-auteur ne se manifesta plus comme un fait isolé, mais comme un phénomène collectif.

Voyez plutôt, interrogez éditeurs, libraires, aux vitrines desquels couvertures jaunes et bleues sollicitent le regard du passant. Ils vous diront — vous pourrez constater d’ailleurs — que les signatures féminines se présentent en imposant bataillon. Nous avons de jeunes poétesses pour qui le lancement du premier volume coïncide avec l’abandon des jupes courtes, et qui, le plus gravement du monde, analysent les mouvements de l’âme avant même de les avoir pu ressentir. Effrayante précocité ! Miracle du petit prodige ! Dieu sait les monstres qu’elle nous prépare ! Je ne vois rien de plus inquiétant que le désenchantement de la maturité sur de jeunes visages, et ces traits déjà flétris par les rides, quand les joies de la vie les devraient seules illuminer. Comme jadis les études de notaires se passaient héréditairement, suivant une tradition consacrée, ce sera bientôt l’écritoire de l’auteur qui constituera l’héritage, et la transmission se fera plus naturellement encore dans l’ordre du sexe faible.

Je reviens à cette forme particulière de la lutte pour la vie qu’est un livre imprimé. On se rappelle les incidents qui accompagnèrent le projet de décoration en faveur de Mme Marcelle Tinayre, menus faits parisiens, comme chaque jour nous en voyons surgir, sans importance apparente, mais étrangement expressifs parfois et curieusement révélateurs par leurs prolongements sur l’âme humaine. Bien plus que le signe, ce qui importe ici, c’est la chose signifiée. Il était difficile d’admettre qu’un simple ruban dont nous voyons à chaque promotion fleurir la boutonnière de tel plumitif n’ayant d’autre titre que l’appui de ses recommandations politiques, eût soudain le pouvoir de provoquer tant de clameurs. Cette distinction n’était, comme on dit couramment, que la goutte d’eau grâce à quoi déborde le vase, le vase des jalousies et des rancœurs, et l’auteur de la Maison du Péché allait être le bouc émissaire de tant de rancœurs accumulés. Basses besognes, pour lesquelles s’entendirent, comme larrons en foire, les plus méprisables plumes du Journalisme ! Il est telle circonstance où l’on est assuré de rencontrer certains noms, comme tels lieux de réunion ne se peuvent même concevoir sans le groupement de certaines têtes. Faut-il ajouter que ce qu’il y a de plus médiocre dans la littérature féminine se garda bien de manquer à l’appel ? « La Haine emporte tout », observa-t-on justement, puisque la haine est entre les hommes un lien plus fort encore que l’amour.

Pour une fois ils ne se trompaient pas d’adresse et leur trait portait juste—juste, entendons-nous bien, par l’importance du point visé, car Mme Marcelle Tinayre est sans conteste, par la qualité et la formation du talent, la plus vigoureuse, la plus virile des plumes féminines qui se sont révélées dans ces dernières années. Ce fut un de mes étonnements, je ne le cache pas, à la première lecture de la Maison du Péché, qu’une femme eût pu concevoir avec cette force, réaliser avec cette vigueur. Un tel ouvrage m’apparut d’abord une sorte de démenti apporté à l’habituelle psychologie de la femme. D’un tel point de vue, je ne pouvais me défendre de lui attribuer un intérêt supérieur, en dehors même du sujet traité, et qui dépassait de beaucoup la personnalité de son auteur, pour s’étendre à toute une catégorie d’esprits similaires. Et ce n’était pas là seulement besoin de généraliser, que connaissent ceux qui voient avant tout dans l’œuvre d’art une psychologie en action… C’était aussi constatation de la plus évidente réalité.

Mme Marcelle Tinayre n’est pas de celles qui, étant femmes et pourvues du don littéraire, entendent se limiter à un domaine spécial, plus particulièrement réservé à la femme, de celles qui, penchées sur elles-mêmes et mettant la main sur leur cœur pour en suivre les battements, ne font à vrai dire que transposer leurs émotions. Nous en avons vu des exemples où s’affirme avec éclat la psychologie de la Femme-auteur. Mme Marcelle Tinayre a d’autres ambitions — et c’est peu d’avoir les ambitions… elle a encore le talent de ses ambitions. Sous une enveloppe féminine elle dissimule un tempérament viril, le seul réellement viril que nous comptions dans notre littérature féminine, et la meilleure preuve que j’en puisse apporter, c’est que son art littéraire, aussi bien dans sa conception première que dans sa réalisation, présente ce double caractère de la virilité créatrice : il est objectif, étrangement objectif, et il sait être intellectuel.

Ne sort pas de soi-même qui veut ! Et sortir de soi-même, c’est la condition première de tout art objectif. Se représenter des états d’âme différents de ceux que l’on éprouve, des suites de réactions opposées à celles qui constituent notre mentalité, ce n’est pas seulement la condition de tout art objectif, mais encore de toute compréhension intégrale de la vie !… Un grand critique de ce temps, à la fois illustre et méconnu, celui de qui tout à l’heure nous prononcions le nom, a écrit ces paroles mémorables : « Si le mot de Pascal : Le Moi est haïssable, était vrai, il emporterait du coup toute la littérature personnelle et savez-vous ce qu’on y perdrait ? Savez-vous de quoi elle se compose ? Elle se compose de tout ce qui est lyrique et élégiaque, la plus immense part de la poésie humaine. » Beau mouvement par où se traduit une vérité à laquelle nul plus que nous ne saurait rendre hommage, quelle réplique aussitôt vient s’inscrire sous notre plume ? Un instant, imaginons par contraste que se trouve restreint à la littérature personnelle le domaine de la création littéraire… qu’est-ce alors qu’on en supprimerait ? le Théâtre… qui est de tous les temps, et le Roman presque entier. Je sais qu’il est assez de mode et d’attitude aujourd’hui, parmi les artistes de lettres, de marquer un dédain pour un genre qui, plus que tous les autres, se subordonne aux goûts du public. Encore serait-ce une question de savoir lequel des deux réagit le plus énergiquement sur l’autre et si l’autorité d’un seul venant s’affirmer à ce public avec la marque du génie, ne le mâterait pas d’un despotisme au moins égal à celui dont il s’impose à ses fournisseurs attitrés…..

La littérature objective, cette forme d’art où l’imagination de l’auteur lui permet de dresser debout des personnages parfaitement différents de lui-même, et s’opposant entre eux par la stature physique autant que par la contexture morale, c’est tout simplement l’œuvre balzacienne, triomphe de la virilité créatrice et qui égale en majesté les plus riches monuments du passé. Balzac, … Shakespeare… voilà une équation7 qui tout d’abord scandalisa, mais aujourd’hui ne fait plus difficulté. Il fallut des années pour que l’on s’y accoutumât, car la Gloire durable ne s’acquiert pas tout d’un coup : c’est seulement par le lent et progressif travail de l’opinion que la statue d’un grand homme prend les proportions qu’elle doit garder dans l’avenir, alors même que les hommages officiels l’ont déjà dressée sur son socle. Maintenant nous sommes fixés sur elle, et nous avons pris sa mesure qui l’apparente aux plus grands des humains. Qui voudrait, en effet, sacrifier ce Balzac et sa merveilleuse puissance objective au génie le plus féminin, le plus personnel de la littérature contemporaine, un Musset, de qui tous les héros ne sont qu’une transposition de lui-même ?

Inversement, et pour nous tenir à des noms moins illustres, que sont donc les personnages de Mme de Noailles sinon une altération de sa propre sensibilité, vue et repensée à travers ses auteurs ? Une analyse abondante autant que minutieuse nous permit de reconstituer en elle la chaîne des influences romantiques directes et de leurs succédanées, qui contribuèrent à ce miracle d’artifice littéraire que représente un roman comme la Domination. A quel point, mais d’autre façon, Mme Henri de Régnier est objective aussi, nous avons pu le voir à l’examen de son roman : Esclave. Elle ne l’est pas par assimilation d’influences et de culture, mais par la concentration d’un art où trois figures en contraste suffisent à créer l’intérêt8

Combien différente la méthode de Mme Marcelle Tinayre ! et quand j’inscris ce mot : Méthode, je sens toute l’insuffisance, toute l’impropriété d’un terme qui semble marquer je ne sais quoi de voulu, d’artificiel, contraire à la réalité des faits. Une méthode, c’est quelque chose de froid, de réglé, comme toute discipline d’esprit se subordonnant à la logique, tandis que création d’art, chez un être vraiment doué, est synonyme d’impulsivité, d’ardeur où se manifeste une part d’inconscience. Malheur à celui qui ne se sent pas, à certaines heures, entraîné par une force supérieure à la raison, qui se flatte de pouvoir constamment tenir en main ces rênes intérieures qui gouvernent l’imagination ! Si l’auteur de la Maison du Péché compose à la façon d’un Balzac ou d’un Flaubert, c’est que les exigences de sa nature littéraire l’y entraînent invinciblement. Sans doute trouve-t-on dans ce vigoureux roman des figures centrales sur qui se concentre l’intérêt : quel est le tableau composé où, sur les premiers plans, la lumière ne vienne irradier les personnages ? Ainsi toute l’émotion, tout le pathétique du drame, c’est de savoir ce qu’il adviendra du conflit passionnel où sont engagés Augustin et Fanny, âmes adverses, toutes passionnées qu’elles soient l’une de l’autre : en voilà assez pour créer un intérêt d’intrigue qui nous tient en haleine. Mais ce n’est pas une raison de négliger le second plan, et comme Mme Marcelle Tinayre aime à sortir d’elle-même, que d’ailleurs elle y excelle, voici des figures accessoires qui ne sont guère moins attirantes. Elles ne se trouvent pas là par obligation de créer un milieu, et parce qu’il faut de toute nécessité expliquer ses personnages. Non point : elles vivent d’une existence distincte, individuelle, et bien que se rattachant au groupe central par cette solidarité qui fait l’unité d’un ouvrage, on les pourrait concevoir comme autant de petites esquisses détachées, se suffisant à elles-mêmes.

Lorsque le peintre de Drame et d’Histoire prépare une de ces vastes compositions que Delacroix appelait les Grandes Machines 9, il s’applique, après l’esquisse d’ensemble, à réaliser séparément chacune des figures qui doivent collaborer à la totalité de l’impression. Il peut advenir alors que, cédant à ces tentations qui suivent les trouvailles du pinceau, il s’attache à l’une d’elles plus qu’il ne conviendrait, quand elles seront reportées au plan qu’exige leur valeur propre. Plus tard en effet, dans la réalisation définitive, la beauté du tableau sera faite, non seulement de l’expression de chacune, mais aussi de l’harmonie des rapports qui les unissent entre elles. Pareillement dans la Maison du Péché, tous ces personnages accessoires, Marie-Angélique, la mystique et implacable Marie-Angélique, Forgerus l’ultra-janséniste, Vitalis, Jacquine, tout à la fois si tendre et si rude, les Courdimanche, Barral, ont bien l’empreinte et l’accent de la vie pour quiconque se plaît à les considérer isolément. Je n’en veux qu’une preuve, c’est que nous ne les oublions plus, qu’une fois silhouettés par le crayon aigu du dessinateur, qui fait saillir leur mimique expressive, ils reparaissent, à chaque allusion, dans leur réalité de chair. Si personnel est leur accent qu’un nouvelliste à la Française, doué du pittoresque concis qui fit un Maupassant, pourrait en chacun d’eux trouver la matière d’un de ces contes où se reflète toute une existence. Combien plus vive apparaîtra cette empreinte, combien plus marqué cet accent, si nous les rattachons au groupe central, qu’ils complètent sans doute, mais dont ils tirent également leur éclat.

Pour fortifier mon raisonnement, je vais prendre un exemple illustre, dont j’entends qu’on veuille bien ne pas déduire plus de conséquences que je n’en vois moi-même. Comparer n’est pas égaler, et ce n’est pas un motif, si nous établissons une analogie entre la facture d’un ouvrage moderne et celle de quelque devancier fameux, pour que nécessairement on en déduise une équivalence : affaire de nuances que chacun comprendra ! C’est ainsi que, dans Madame Bovary, les figures de second ordre : Homais, Bournisien, le père Rouault, sans pourtant dépasser le plan où sut les maintenir un merveilleux instinct de composition, présentent l’intense relief qui les rend inoubliables, presque au même titre que les protagonistes de l’œuvre : Emma, Rodolphe et Léon.

Je ne regrette pas d’avoir cité ce roman fameux, car s’il est ouvrage d’imagination ayant exercé quelque influence sur Mme Marcelle Tinayre, c’est, à n’en pas douter, Madame Bovary. Il serait aisé de montrer, citations en mains, que la technique de la Maison du Péché est sensiblement analogue à celle de Gustave Flaubert. C’est le même procédé de composition par Portraits détachés où s’affirme un extraordinaire don visuel, par Descriptions de nature, isolées en apparence, mais liées intimement aux minutes pathétiques du drame, enfin par Morceaux, exécutés avec ce souci de leur donner une exceptionnelle importance10. Et je ne prétends pas — chacun me comprendra — qu’il existe le moindre parti pris chez notre auteur de plier son esthétique à celle d’un maître admiré, ou qu’une fréquentation trop assidue ait marqué une de ces empreintes par où s’accuse la plasticité féminine. Nullement, c’est simplement analogie d’esthétique, rencontre de tempéraments, qui fait qu’à cinquante années de distance, deux natures bien françaises et qui toutes deux méritaient d’être normandes, associèrent leurs images en obéissant à d’identiques exigences. La grande loi de la Liaison des Idées commande tous les cerveaux humains, celui de l’artiste avec une rigueur plus évidente encore. Douée de qualités visuelles qui l’apparentent d’étrange façon à Gustave Flaubert, Mme Marcelle Tinayre associe ses images conformément à l’esthétique de Madame Bovary. Cette simple constatation n’a rien qui la puisse diminuer. Il n’est pas jusqu’au style qui, par son accent, sa musique et certains rythmes ou façons de conduire la phrase, ne découvre de saisissantes analogies, surtout pour une oreille qui, dans sa première jeunesse, fut bercée au son de ces cadences.

Pour rendre témoignage de vigueur créatrice, il n’est pas que ce pouvoir de s’extérioriser. Prenons les plus illustres entre les ouvrages de l’esprit, ceux où nous avons voulu voir les garanties de cette virilité ; pas un qui n’ait un puissant support intellectuel. D’un tel point de vue, la loi de production va se formuler ainsi : toute grande œuvre apparaît comme la combinaison des deux éléments qui créent la personne humaine : Intelligence et Sensibilité. Jadis, l’esprit classique, modelé par la discipline purement logique des dix-septième et dix-huitième siècles français, attribuait à l’intelligence la place prépondérante : la littérature de ces deux siècles nous en est une preuve suffisante. Aujourd’hui les travaux des psychologues, fondés sur l’observation directe de la vie, sur l’éveil de la conscience chez l’enfant, et trouvant d’ailleurs leur meilleure justification littéraire dans l’épanouissement romantique du dix-huitième siècle, reconnaissent, dans la vie émotive, l’assise de toute personnalité, comme le tuf où l’intelligence vient plonger les racines qui fortifieront son développement.

Encore une fois, je prie qu’on ne me fasse pas dépasser ma pensée, dire ce que je n’ai pas voulu dire. Je n’ai voulu que marquer des analogies pour préciser cette pensée. De ce qu’un ouvrage signé d’un nom féminin comme la Maison du Péché, présente, dans l’exécution et dans la conception même, quelques traits communs avec telle œuvre fameuse consacrée par le temps, il n’en faut pas tirer plus de conséquences que cette analogie n’en comporte. Je tiens seulement à souligner les raisons pour quoi Mme Marcelle Tinayre est la plus virile des plumes féminines d’aujourd’hui.

Qu’est-ce en somme que ce roman : la Maison du Péché ? Un problème de psychologie amoureuse, dont la solution se subordonne à des données si précises et si fortes, qu’il devient impossible de les modifier, si peu soit-il, sans altérer la vraisemblance des crises passionnelles qui vont se succéder, données où les éléments intellectuels font équilibre à ceux de la sensibilité. Et ceci encore est une preuve de virilité chez notre auteur, que se trouvent requises, pour goûter la pleine saveur de son œuvre, des facultés n’ayant d’habitude qu’un rapport éloigné avec les ouvrages de pure imagination.

Voici un jeune homme élevé par une mère ultra-janséniste, suivant les principes de la plus sévère discipline morale, celle qui voit dans l’œuvre de chair l’irréparable souillure, la cause d’éternelle damnation. — « Chaste entre les chastes — c’est le principal portrait de la mère d’Augustin — restée vierge de cœur, Thérèse-Angélique conservait du mariage et de la maternité un dégoût invincible pour l’œuvre de chair. Elle ne voyait dans l’amour qu’une fonction basse et ridicule, la marque de la bête que le sacrement même n’efface pas tout à fait ? » Son fils Augustin a atteint l’âge viril sans perdre sa fleur d’innocence, élevé par les soins du janséniste Forgerus, mais sans soupçonner — car l’occasion ne s’en est point offerte — les sources vives de tendresse qui se dissimulent en lui. L’esprit sceptique du Boulevard a pu sourire de cette conception sans marquer autre chose par ce sourire qu’une parfaite méconnaissance de l’âme humaine, car il a de tout temps existé, aujourd’hui même il existe encore plus d’Augustins qu’on n’imagine : « Un jeune homme, fervent chrétien, rencontre une jeune femme belle et désirable, il ne voit pas sa beauté, il ne la désire pas. Il souffre de la sentir réticente, réfractaire, et par d’innocents subterfuges, il s’efforce de lui arracher un aveu. Bientôt le salut de cette créature lui devient plus cher que sa propre vie. Il veut la jeter dans le giron de l’Église, l’associer à la communion des Saints. Et ce prosélytisme ingénu, cette sollicitude qui s’ignore, cet inconscient appétit du sacrifice, c’est l’amour ! »

En face d’Augustin, la voici donc cette jeune femme qui, par une rude expérience et dès le premier âge d’aimer, a connu les tourments de la vie. Cette vie, elle la sait, autant que lui l’ignore, et bien qu’elle en ait souffert, elle ne l’a pas prise en dégoût. Son unique désir, c’est de la recommencer au point même où ses malheurs l’ont laissée. Comme Fanny est une nature noble, elle ne la conçoit qu’illuminée du sentiment qui vraiment l’ennoblira. Mais en même temps, c’est une âme profondément anti-religieuse, ou plutôt a-religieuse, pour qui demeure lettre morte toute notion d’au-delà.

Tels Augustin de Chanteprie et Fanny Manolé, vivantes données d’un passionnant problème. Il faut souligner cette épithète : vivantes. — Car il ne s’agit pas ici d’êtres abstraits, imaginés pour mettre une thèse en valeur. De l’un à l’autre intervient la souveraine, l’inéluctable fatalité d’amour. Nous avons alors la suite rigoureuse, déduite avec une force étrange chez une femme, force intellectuelle, non plus seulement sensible, des états passionnels et des crises qu’elle comporte, présentant un caractère de logique auquel on ne saurait rien modifier sans altérer du même coup la portée comme la signification de l’ouvrage.

Et c’est d’abord l’enchantement des premières initiations, tout le côté mystique et tendre, exclusivement tendre, d’une âme vierge qui pour la première fois s’ouvre à l’amour. C’est la révélation de la grâce, de la beauté féminine, du charme puissant et doux qui se dégage du mundus muliebris, surtout pour l’homme demeuré longtemps chaste. Mme Marcelle Tinayre, l’a senti et délicatement rendu. Non, ce n’est pas un vain symbole, celui de la force inhérente à la chasteté, de la puissance de prise que donne sur le monde une énergie qui ne s’est pas dispersée aux dépenses sexuelles. En ce sens, le beau mythe de Parsifal n’est que la plus glorieuse illustration contemporaine d’une vérité qui persiste à travers les âges, dont nous sentons l’immortelle portée dès la première défaillance du héros, quand les bras souples de l’Enchanteresse inclinent cette tête juvénile sur son sein parfumé… Ce sont ensuite les joies de former une âme, de la plier à son idéal, de croire du moins qu’on atteindra à la convaincre : décevant espoir, car on ne transforme pas l’essence d’un être… on ne saurait qu’y ajouter, et la visite à Port-Royal, le plus beau morceau du livre à mon avis, n’est qu’un délicieux tableau psychique, où deux âmes se confrontent entre elles, sans aucune chance de se pénétrer. De toutes les formes de pensée, la forme religieuse est la plus incommunicable, celle qui exige le plus de don pour être entendue dans son sens intime, et quand le jeune homme exalte devant sa bien-aimée les délices de la communion en Dieu, comment toucherait-il de son idéal supra-terrestre une âme dont les appétitions se restreignent toutes à la terre. Vient enfin la révélation foudroyante de l’homme complet, avec ses exigences qui se manifestent dès la première possession… et c’est vraiment d’une profonde connaissance de la psychologie virile, cette brusque audace succédant à tant de timidité, cet impérieux accent que commande la voix de l’instinct dès que la beauté dévêtue de Fanny lui vient proposer ses attraits : soudaine interversion des rôles que je n’eusse point tant admirée sous la plume d’un écrivain de mon sexe, mais qui force mon admiration, venant de Mme Marcelle Tinayre. Je sais peu de tableaux comparables à cette scène d’abandon dans la Maison du Péché, pour nous convaincre que cet abandon est un instant de brève folie.

Folie, n’en doutez pas, chez tout homme, diront les adversaires déclarés des sens, les disciples de Forgerus et de Thérèse-Angélique, combien plus grave, irréparable à vrai dire, chez ces amants exceptionnels, puisque de cet instant datent leurs intimes tortures ! Pour eux désormais, il n’y aura plus que tortures, douleur d’aimer succédant aux premières délices, et si jamais œuvre d’art pouvait servir à l’édification morale de qui la voit ou l’entend, on ne saurait imaginer tableau plus propre à détourner du mal sacré deux êtres qu’un invincible attrait rapprocha pour les mieux tenailler par la suite. Tortures de la solitude morale et du contraste des natures qui se révèle même dans l’amour….. que dis-je ? surtout dans l’amour et après la possession ! Rancœur de la possession où s’ajoute cette certitude de l’impénétrabilité des âmes, d’autant plus impénétrables que les êtres physiques se confondent plus souvent ! Images de rivalité et de jalousie du passé, cette jalousie plus féroce parfois que celle du présent, qui vient aviver chez l’homme le désir physique que tout exaspère !… Enfin cette volupté des sens, où de moins en moins participent les mouvements de l’âme, atteignant à créer une désagrégation de l’être moral qui va presque jusqu’à la démence, par où l’œuvre de Mme Marcelle Tinayre rejoint celles de Mme de Noailles et de Mme Henri de Régnier, en marquant une fois de plus cette domination, cet esclavage des sens, négation du profond amour — car s’il est une loi démontrée en psychologie amoureuse, c’est que la tendresse dont se nourrit le sentiment se manifeste toujours en raison inverse de la volupté qui l’annihile ! Aurai-je atteint à marquer la forte assise intellectuelle qui permet des déductions de cette rigueur, et que par là du moins, le don littéraire de Mme Marcelle Tinayre s’affirme en un saisissant contraste avec celui de ses rivales ?

Pourquoi faut-il qu’intervienne cette notion de rivalité, dès que deux talents sont en face et s’opposent ? Tellement inhérente à notre race que cette douce Terre de France se présente à nos yeux sous l’aspect d’un vaste champ d’entraînement, où concurrents de catégories diverses prennent leur mesure et préparent leur victoire. L’heure du concours commence avec le premier âge pour ne finir qu’avec la Vie. En vérité, c’est un perpétuel concours que la vie, où nul n’est assuré, si brillants que soient ses succès, de tenir le premier rang. Ce mot dont on use, dont on abuse à notre époque : « Un tel est arrivé », n’a pas de sens à y regarder de près, puisqu’il implique négation du mouvement, et que par définition la vie est un perpétuel mouvement, une lutte ininterrompue. Aussi sommes-nous conduits à transposer dans l’art les conditions mêmes de la vie, et comme c’est une question vitale, suffisant à créer l’intérêt d’un ouvrage, de savoir qui sera le plus fort, qui triomphera dans la passion qui l’anime. Antoine Ferlier ou Grâce Mirbel, Augustin de Chanteprie ou Fanny Manolé, pareillement c’est une manière de concours, organisé entre les deux talents, qui nous proposent la formule de leur art.

Il nous suffira de constater qu’elles atteignent toutes deux à leur but, chacune avec ses moyens propres, son genre de sensibilité particulière, celle-ci transposant tout uniment dans ses personnages imaginaires les plus raffinées, les plus subtiles de ses sensations, celle-là sortant franchement d’elle-même, pour créer la forme romanesque la plus objective qui jusqu’alors nous ait été proposée par une plume féminine. Et si je voulais, d’un dernier trait, souligner la virilité créatrice de Mme Marcelle Tinayre, je la trouverais encore dans ce fait qu’elle intervertit l’habituelle fonction des sexes en amour, pour donner à la Femme rôle et fonction d’Initiatrice. Avec elle il faut retourner le mot de Nietzsche : « L’Homme se donne, la Femme prend. » Par les expériences de sa vie antérieure, par les rudes épreuves qu’elle eut à traverser, par la connaissance des troubles passionnels en face du jeune homme qui jusqu’alors les ignora, c’est elle l’éducatrice. Peu importe qu’à l’heure du suprême abandon, lorsqu’en face de sa beauté dévêtue Augustin de Chanteprie obéit au seul réflexe du désir, peu importe que Fanny Manolé retrouve le geste de ses premières pudeurs… elle n’en fut pas moins l’Initiatrice, et cette seule interversion des rôles suffit à lui prêter une attitude qui la distingue entre toutes et dans notre esprit à jamais l’individualise…..

Madame Renée Vivien

Cette fois, c’est nous qui devrons sortir de nous-mêmes. Il nous faudra oublier nos habituelles façons de sentir et de penser, si nous voulons atteindre à reconstituer cette exceptionnelle personnalité de notre littérature féminine, Mme Renée Vivien.

Je reviens chercher l’illusion des choses
D’autrefois, afin de gémir en secret
Et d’ensevelir notre amour sous les roses
Blanches du regret.

Cette pièce intitulée Atthis, qui célèbre la mélancolie d’un amour, pourrait servir d’épigraphe à l’œuvre de notre jeune poétesse, car elle traduit l’irréparable tristesse d’appétitions vers un passé que le rêve seul est habile à revivre. De notre existence contemporaine, avec ses inquiétudes, ses tourments, ses angoisses, sa beauté aussi — car tout ce qui lutte a sa beauté propre — voici donc une jeune femme qui se refuse à rien connaître, parce que délibérément elle plaça son amour dans la contemplation d’un rêve. Le mépris ou la haine n’est jamais en nous que la contrepartie de l’amour : l’horreur du présent sera donc faite en elle de tous les regrets du passé. Doctrine qui pourra amener le sourire aux lèvres du philosophe, puisqu’elle s’insurge contre l’acceptation nécessaire, convient-elle pas merveilleusement au poète qui suit les impulsions de son tempérament, qui s’abandonne aux exigences de sa nature ?

Je ne sais rien des goûts, des habitudes, de tout ce qui constitue la personnalité effective de notre auteur, et d’ailleurs, conformément aux principes d’une critique qui s’attache uniquement aux œuvres, je me suis interdit d’en rien rechercher. Pourtant je l’imagine, je la restitue assez bien, et même j’accepterais difficilement que des documents authentiques vinssent contredire l’idée que je m’en fais. Dans une demeure somptueuse, isolée autant que possible des grossiers contacts de la vie contemporaine, je me la représente cultivant avec amour les sensations les plus curieuses et les plus raffinées dont notre machine nerveuse est capable : sensations de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, magnifiques correspondances qui nous furent révélées par nos maîtres, Gautier, Baudelaire, j’allais en oublier d’autres, dont elle-même nous vante les surprises :

L’art du toucher, complexe et curieux, égale
Le rêve des parfums, le miracle des sons.

Tapis moelleux qui amortissent les pas, lourdes draperies qui se relèvent à volonté, s’abattent, assourdissant tout bruit autour d’elles, miroirs qui reflètent et prolongent la beauté, statues et peintures qui fixent le geste et l’immobilisent en son rythme le plus expressif… ce sont là les images, quelques-unes du moins parmi celles qui dans ma pensée viennent s’ordonner harmonieusement autour du nom de Mme Renée Vivien. Si toutefois la réalité de la vie ne répondait pas pour elle au tableau que j’en fais, j’en demanderais pardon à notre auteur, et j’ajouterais : Telle n’en fut pas moins la réalité de son rêve. Or, pour le poète, ne le savons-nous pas ? de l’une à l’autre moins grande est la distance que de la coupe aux lèvres pour les autres mortels qui s’acharnent à la poursuite du bonheur ?

Pourtant, ne faut-il pas toujours « rabattre de nos rêves11 » ? Ah ! comme elle en dut rabattre, celle qui, dans l’horreur du présent, poursuit les images du passé, et tente de les fixer sous la forme harmonieuse du rythme ! Du fond de la demeure solitaire où sa fantaisie sut grouper quelques témoignages de son culte, son regard intérieur pousse au-delà des objets qui lui rappellent un temps trop rapproché de nous. Statues, miroirs, tentures, tapis, qu’est-ce que tout cela ? vains et artificiels témoignages, auprès du désir qui se représente la vie entière comme une harmonie, où chaque geste est expressif et contribue à la perfection du tout ! S’être figuré l’idéal sous ce gracieux symbole : un groupe de vierges enlacées, esquissant un pas rythmique à l’ombre des lauriers-roses, sous l’immortel azur du ciel hellénique, et couler ses jours sous l’affreux ciel parisien, eût-on pris soin par avance d’orner sa demeure de tous les objets propres à en faire oublier la noirceur, c’est quand même un rude contraste ! Pour qui possède la faculté d’expression verbale, il ne reste plus qu’à fixer son rêve dans la forme impérieuse du rythme, unique compensation de qui ne peut se satisfaire des quotidiens spectacles que la vie lui présente :

Douceur de mes chants, allons vers Mitylène.
Voici que mon âme a repris son essor
Nocture et craintive ainsi qu’une phalène
Aux prunelles d’or !
Allons vers l’accueil des vierges adorées !
Nos yeux connaîtront les larmes des retours !
Nous verrons enfin s’éloigner les contrées
Des ternes amours !

C’est l’Invitation au Voyage… C’est l’embarquement, non pour Cythère, mais pour Lesbos. Comme si elle voulait nous montrer que, sous sa plume d’or, la prose française peut avoir des caresses et des douceurs d’accent égales à celles de la plus suave poésie, l’élève de Sapho décrit en prose rythmée le berceau de son héroïne, — « La terre d’où jaillit une fleur sans pareille est en vérité la patrie de la volupté et du Désir, une île amoureuse que berce une mer sans reflux, au fond de laquelle s’empourprent les algues. » — Que de tendresse et de regrets dans ces quelques lignes ! Voici donc une âme qui vint à la lumière du jour deux mille ans trop tard ! Jugez-en d’après ces soupirs ! Que seront-ils pour l’héroïne elle-même ? — « L’œuvre du divin poète fait songer à la Victoire de Samothrace, ouvrant dans l’infini ses ailes mutilées. Comme elles s’allient profondément avec l’aube et le silence, ces paroles trempées dans le parfum des nuits mityléniennes : « Les Étoiles autour de la belle lune voilent aussitôt leur clair visage lorsque, dans son plein, elle illumine la terre de sa lueur d’argent… » En face de l’insondable nuit qui enveloppe cette mystérieuse beauté, nous ne pouvons que l’entrevoir, la deviner, à travers les strophes et les vers qui nous restent d’elle. Et nous n’y trouvons pas le moindre frisson tendre de ses vers pour un homme ! Ses parfums, elle les a versés aux pieds délicats de ses amantes. Ses frémissements et ses pleurs, les vierges de Lesbos furent seules à les recevoir. N’a-t-elle point prononcé ces paroles, si profondément imprégnées de ferveur et de souvenir : « Envers vous, belles, ma pensée n’est point changeante. » Je vous le disais bien que notre prose française enferme une musicalité sans égale, qui ne le cède en rien à celle de la plus suave poésie, quand l’archet qui la fait vibrer frémit sur de certaines cordes. Pourtant j’y veux joindre encore ce fragment lyrique, digne à tous égards d’André Chénier :

Ô parfum de Paphos ! Ô poète, ô prêtresse,
Apprends-nous le secret des divines douleurs.
Apprends-nous les soupirs, l’implacable caresse
Où pleure le plaisir, flétri parmi les fleurs ! 
Ô langueur de Lesbos ! Charme de Mitylène, 
Apprends-nous le ver d’or que ton râle étouffa.
De ton harmonieuse haleine
Inspire-nous, Psappha !

On suit l’accent, comme on voit l’Idéal auquel il se subordonne. Un Idéal qui délibérément repousse tout ce qui est de ce temps. Soutiendra-t-on qu’un tel art soit artificiel, artificiel étant synonyme d’insincère, c’est-à-dire conçu à froid, et ne répondant pas aux mouvements spontanés de l’être. Mon Dieu non, pas plus qu’un poème de cet André Chénier que nous citions tout à l’heure, pas plus qu’une aquarelle de Gustave Moreau, où ces âmes, mal satisfaites du présent, et qui avaient leurs raisons intérieures de l’être, célèbrent leur puissance de rêve et leurs regrets des temps disparus !

Il est des esprits myopes, irrémédiablement, pour qui nulle sincérité n’existe, en dehors de la représentation des objets immédiats : conception basse et bien digne d’une époque qui subit le joug avilissant de trente années de réalisme. Gardons-nous d’en partager l’illusion. Parce que telle nature répugne, de façon invincible, aux images que lui viennent proposer les spectacles de la vie contemporaine, allons-nous en conclure qu’elle ne saurait trouver l’éveil de sa sensibilité ? Il suffit qu’elle découvre le point de contact entre cette sensibilité et son véritable objet. Quand, après avoir contemplé les merveilles naturelles de la baie de Naples, lesquelles à vrai dire ne se sont guère modifiées depuis l’heure où s’y développait une civilisation en tout contraire à la nôtre, nous venons nous recueillir dans la petite salle du musée qui enferme les fragments épars des fresques pompéiennes, nous n’avons pas besoin d’un vif effort d’intuition sympathique pour ressusciter en vivantes images les groupes humains qui jadis les animaient : il n’y faut qu’un peu de culture aidée d’une faculté d’abstraction qui pour quelques instants abolit le présent. Chez celle qu’inclinait déjà une prédisposition naturelle, les rives parfumées de Lesbos et l’enchantement des nuits mityléniennes suscitèrent le décor incomparable où les strophes de Sapho, l’antique poétesse, mutilées sans doute, mais radieuses encore de vie comme un beau marbre antique, allaient évoquer des groupements harmonieux.

Léger de poids, mais lourd de substance, le petit volume de Sapho nous donne la mesure et la qualité de cette inspiration. Comme un précieux flacon qui longtemps enferma dans son cristal ciselé le plus capiteux des aromes, ses vers dégagent la senteur de l’Idéal qui tout entier s’exprime par eux : « Les Lesbiens avaient l’attrait bizarre et un peu pervers des races mêlées. La chevelure de Psappha, où l’ombre avait effeuillé ses violettes, était imprégnée du parfum tenace de l’Orient. Ses poèmes sont asiatiques par la violence de la passion, et grecs par la ciselure rare et le charme sobre de la strophe. » — Mélange subtil que nous goûtons aux vers de Mme Renée Vivien. A vrai dire je ne sais pas d’exemple plus saisissant de retour en arrière, ni qui montre mieux ce phénomène singulier : un écrivain de notre race, vivant parmi nous, et que nous pouvons coudoyer, sautant à pieds joints par-dessus deux mille années de culture, pour nous faire respirer une âme tout imprégnée des senteurs de Lesbos ! Les plus fameuses reconstitutions de la vie antique, depuis la Salammbô de Gustave Flaubert jusqu’à l’Aphrodite de M. Pierre Louÿs, en passant par la Thaïs de M. France, ne sont au prix de ces vers qu’artifice où le travail de l’érudit vient alourdir l’inspiration du poète : on y sent le coup de dictionnaire de l’archéologue, et tout justement cet effort qui est le contraire même de la vie. Rien de pareil chez l’auteur de Sapho. J’imagine qu’un long sommeil de vingt siècles ait appesanti ses membres, les ait maintenus dans cette sorte de léthargie qui se confond avec la mort, tout en laissant subsister la vie : à son réveil elle n’eût pu restituer, avec plus de fidélité, les états antérieurs qui constituèrent sa première conscience. Je prononçais tout à l’heure le beau nom de Chénier : je ne vois pas de meilleur exemple, en effet, ni qui soit plus frappant, d’assimilation de substance, pour la transformer en poésie. De quel art incomparable elle sait se plier au modèle qui régla cette inspiration ? Plasticité… dira-t-on… Et certes j’y souscris, mais plasticité d’ordre unique et vraiment merveilleuse puisque, tout en épousant la forme de qui régla cette inspiration, elle fait passer dans une langue différente l’essentiel de celle-ci. Comme un musicien, docile au génie du maître qu’il admire, plie les mouvements de son rythme au thème initial dont il tirera ses variations, ainsi notre jeune poétesse subordonne les accents de sa lyre à toutes les nuances que lui propose son modèle. J’en citerai un seul exemple, qui vaut pour le reste. Voici le thème, ou fragment saphique : « Et toi, ô Dika, ceins de guirlandes ta chevelure aimable ; tresse les tiges du fenouil de tes tendres mains. Car les vierges aux belles fleurs sont de beaucoup les premières dans la faveur des Bienheureuses : celles-ci se détournent des jeunes jeunes filles qui ne sont pas couronnées. » — Après le thème, écoutez maintenant la variation :

Va jusqu’au jardin clair où tu te reposes,
Pare tes cheveux de verdure et de fleurs.
Choisis les parfums, Dika, tresse les roses,
Mêle les couleurs.
Et si tu veux plaire aux sereines Déesses,
Entoure l’autel des souffles de l’été.
Elles souriront, ainsi que leurs prêtresses,
A ta piété.
Porte à l’Artémis les sombres violettes,
A l’Aphrodite la pourpre des Iris, 
A Perséphona, vierge aux lèvres muettes, 
La langueur des lys.

C’est bien comme un tout aux éléments indissociables qu’il faut envisager cette conception de la vie que dans ses vers recrée Mme Renée Vivien, en y subordonnant les forces vives de son être. Et j’admire la souplesse du geste servant à recomposer l’attitude que tant de siècles nous avaient fait oublier : geste qu’auparavant nous vîmes esquissé par d’autres, mais qui sentait son acteur et la préoccupation de tenir un rôle, il est chez elle si spontané qu’il rejette délibérément dans le lointain la vie présente, pour faire surgir au premier plan les images d’autrefois. Tandis qu’un auteur comme Mme de Noailles emprunte aux civilisations disparues certaines de ses images pour les situer dans un décor contemporain, Mme Renée Vivien ferait plus volontiers le contraire. Pourtant il est telle pièce signée d’elle qui, par son caractère d’universalité, ne saurait s’inscrire sous aucune date. Veut-elle par exemple développer les variations qu’enferme ce thème immortel : la douleur de vieillir, sans doute on n’y trouvera pas les contractions d’un poète à l’inspiration toute moderne, comme Mme Lucie Delarue-Mardrus, qui prend ses images à portée de sa main et n’a nul souci du rythme antique. Seule la pureté de la forme nous rappellera chez Mme Renée Vivien les prédilections inhérentes à sa nature :

Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
Tu te flétriras un jour, ah ! mon lys !
Et le déshonneur hideux de la ride
Marquera ton front de ce mot : Jadis !
Tes pas oublieront le rythme de l’onde ;
Ta chair sans désir, tes membres perclus, 
Ne frémiront plus dans l’ardeur profonde.
L’amour désenchanté ne te connaîtra plus.

Si ces vers, d’une étrange perfection formelle, n’ont pas l’accent déchirant et contracté de tels autres, qui pareillement se lamentent sur la déchéance de la beauté, il n’en reste pas moins qu’ils associent, dans une imbrisable unité, la Beauté au Désir, et par conséquent affirment leur conception de l’amour. Mais c’est ici que nous touchons à la véritable originalité de Mme Renée Vivien, celle qui la différencie nettement de ses rivales littéraires.

Quelles que puissent être en effet les divergences d’exécution qui sont liées à la diversité de leur tempérament, ces rivales s’accordent sur un point : l’amour est conçu dans leur œuvre comme une servitude, comme une domination, où l’élément viril exerce une sorte de main-mise dont l’unique contrepoids est la ruse, la duplicité, armes naturelles, moyens de défense que l’instinct du sexe disposa en leur faveur : conception que symbolisa magnifiquement Alfred de Vigny, leur ancêtre, dans ce puissant raccourci : La Colère de Samson ! Les femmes de Mme de Noailles cèdent avec délice au joug du mal sacré, « tendres corps qui se penchent et avancent, tendus vers les mains des hommes ». Le décor toujours voulu, cherché avec un raffinement intentionnel, au milieu duquel elle nous les présente, n’est à vrai dire qu’une vaste alcôve, où nous les voyons tour à tour succomber en proclamant leur croyance, leur unique croyance à l’invincible pouvoir du Dieu qui les étreint. Les Femmes de Mme Henri de Régnier y font plus de façons peut-être : elles ont un mouvement de révolte contre la force qui va les soumettre. Mais dans l’instant précis où nous percevons leur plainte, nous les sentons vaincues par avance, et déjà tremblantes de leur défaite. C’est peu dire qu’elles acceptent. Tous leurs gestes s’humilient devant la loi de Nature qui créa la hiérarchie des sexes en amour. Et cela, c’est proprement la conception moderne issue d’une culture où se rencontrèrent tant d’éléments divers empruntés aux Littératures et aux Religions, à laquelle vient s’opposer l’antique conception de l’élève de Sapho. De toute son énergie nous la voyons qui rejette la servitude, car la grossièreté du Désir répugne à ses sens délicats, et le geste d’amour esquissé par une main virile implique des froissements qu’elle refuse d’accepter. Ce n’est pas seulement amour d’indépendance qui sent ce qu’elle va perdre en se remettant aux mains d’un autre… c’est encore raffinement d’esthétique qui repousse les exigences d’un maître.

Tout aussi bien que notre monde moderne, le monde antique avait senti la valeur de la virginité, ce qu’elle maintient à l’âme de vigueur et d’énergie, en lui permettant de canaliser dans une même direction l’ensemble des forces qui sont latentes en elle. Seulement, n’ayant pas ce souci de moralité inséparable de la conception chrétienne, il n’en pouvait suivre les prolongements dans la conduite de la vie. En condensant son idée dans le mythe des Amazones, il lui avait imposé des limites où s’enferme strictement notre auteur. Elle ne veut voir dans la virginité que l’horreur de toute dépendance et la fierté de l’âme qui a refusé le joug :

Leur regard de dégoût enveloppe les mâles
Engloutis sous les flots nocturnes du sommeil.
Elles gardent une âme éclatante et sonore
Où le rêve s’émousse, où l’amour s’abolit, 
Et ressentent, dans l’air affranchi de l’aurore, 
Le mépris du baiser et le dédain du lit.
Leur chasteté tragique et sans faiblesse abhorre
Les époux de hasard que le rut avilit.

Pourtant les froideurs de la virginité s’accordent mal avec l’air embaumé que l’on respire sous le ciel hellénique, avec les enchantements des nuits mityléniennes, et ce serait par trop méconnaître les gracieux enseignements de la poétesse Psappha que s’en tenir au seul exemple des Amazones. Dans les bosquets de Lesbos, je vois circuler des groupes entrelacés où l’œil ne discerne plus bien les intentions formelles de la Nature quand elle créa la dualité des sexes. La conception de l’Androgyne est le fruit de cette complaisance secrète, et nous sentons pareillement de quel prix elle peut être aux yeux de notre auteur. De lui nous répéterons ce que jadis nous disions du suave Luini12. Ce qu’il aima, ce qu’il traduisit aussi, comme on peut rendre cela seul à quoi l’on attache un prix infini, il paraît bien que ce furent la grâce indécise et la beauté fuyante de cet âge où le jeune homme, encore à peine sorti de l’adolescence, entend les premiers appels de sa timide virilité. Il y a, dans ces strophes, tels visages aux contours suaves, telles lignes pliantes du corps, qui ne laissent aucun doute sur la vraie complaisance de l’artiste. Comment s’émurent ces mains gracieuses, de quelle douceur ardente et contenue elles esquissèrent le geste par où nous imaginons qu’elles furent infiniment sensibles à qui les sut élire… nous le percevons à travers ces poèmes. Mais que peut valoir notre commentaire au prix des vers mêmes du poète célébrant le charme de l’Androgyne !

Ta royale jeunesse a la mélancolie
Du Nord, où le brouillard efface les couleurs.
Tu mêles la discorde et le désir aux pleurs,
Grave comme Hamlet, pâle comme Ophélie.
Souris, amante blonde, ou rêve, sombre amant,
Ton être double attire, ainsi qu’un double aimant, 
Et ta chair brûle avec l’ardeur froide d’un cierge.
Mon cœur déconcerté se trouble, quand je vois
Ton front pensif de prince, et tes yeux bleus de vierge,
Tantôt l’un, tantôt l’autre et les deux à la fois.

Conclusions

J’estime qu’il y a quelque attitude, et, si j’ose dire, quelque inconvenance, à prétendre indiquer, dès ses pages liminaires, les conclusions d’un livre. C’est douter en quelque façon de la subtilité du lecteur, croire ou paraître croire qu’il n’y a pas assez de pénétration en lui pour dégager à mesure les intentions de l’auteur, ce que Stendhal appelait sa pensée de derrière la tête. Pareil à l’enfant qui ne supporte pas d’être tenu en lisière passé un certain âge, celui-ci ne veut pas que trop énergiquement on mette les points sur les i. Et d’ailleurs ne serait-ce pas la condamnation même d’un livre qu’il exigeât trop de préliminaires ? Comme un paysage matinal enveloppé de brumes, sous la poussée d’une brise légère découvre à nos regards la diversité de ses aspects, les perspectives morales d’un ouvrage doivent se dégager progressivement des brouillards qui les isolaient de la vue.

Mon but serait atteint si l’image que je propose avait pu rencontrer ici son application, si les intentions et les limites du livre s’étaient dégagées du seul accent de ces pages. Je voudrais en un mot que le travail de synthèse, qui reconstitue une pensée, se fût opéré peu à peu, à mesure de l’analyse qui le décompose en ses multiples éléments. Car ce serait une pauvre analyse, bien vaine et indigne de fixer l’attention, celle qui se restreindrait à son rôle de dissociation, sans souci de préparer l’effort qui permet d’embrasser les ensembles. La poitrine ne se dilate complètement que sur les sommets, et le travail de l’analyste, en plus d’un point semblable à celui de l’archéologue qui poursuit ses fouilles, est un travail de plaine.

On chercherait à tort ici un tableau de la littérature féminine telle qu’elle se présente aux environs de l’année 1908. Un mouvement auquel correspondent tant d’efforts, et dans des sens si différents, assez imposant d’ailleurs pour avoir suscité l’ombrage des jalousies viriles, ne saurait se réfléchir en cinq Portraits, quand même ces Portraits seraient ceux des Femmes-auteurs qui par la vigueur du talent s’imposent au premier rang. Ce serait donc un point de vue tout à fait faux, celui du critique qui regretterait de ne pas trouver ici ce qu’il a l’habitude de chercher, c’est-à-dire de la critique littéraire et l’analyse des principales œuvres répondant à tel nom déterminé. Je vais faire une comparaison qui mettra mon idée en pleine lumière : lorsque le peintre d’expression a rencontré la figure qui le plus énergiquement parle à son âme, et suscité le plaisir de peindre en lui donnant ce petit coup au cœur qui ne saurait tromper, il attend pour la fixer que les mouvements spontanés de cette figure atteignent à leur plus intense qualité expressive. Pareillement nous avons choisi nos modèles, et fort peu soucieux de l’accessoire, c’est-à-dire de tout ce qui ne pouvait contribuer à mettre leur physionomie en valeur, nous avons attendu que d’eux-mêmes ils prissent la pose la plus propre à dégager leur intimité.

Grouper des documents précis sur la femme littéraire, tel fut l’objet de notre analyse, et si, dans une mesure quelconque nous y avons atteint, du même coup nous aurons assemblé les matériaux de la synthèse qui lui doit succéder, puisque les personnages de ces romans avec les sentiments qu’ils traduisent, puisque l’accent intime ou lyrique de ces poèmes avec les nuances qui leur sont propres, deviennent autant de témoignages irrécusables sur l’âme qui s’exprima par eux. La question du talent dépensé est désormais hors de cause : seuls le pourraient contester ceux qu’animerait le plus injuste parti pris et qui tiendraient les yeux fermés devant l’évidence même. Quand deux romanciers comme Mme Henri de Régnier et Mme Marcelle Tinayre sont arrivés, par des moyens si différents, à dresser debout des figures vivantes, agissantes, laissant dans notre pensée une durable image ; que de plus elles ont atteint à leur donner une forme qui, pour se rattacher à la tradition des maîtres, n’en garde pas moins son accent propre ; quand deux poètes comme Mme Lucie Delarue-Mardrus et Mme Renée Vivien ont su traduire certains mouvements de l’âme avec une sincérité et une perfection plastique que n’égalèrent même pas leurs contemporains du sexe fort, ceux-ci ne marqueraient-ils pas la plus mauvaise grâce du monde en venant contester ces mérites ? Ils n’aboutiraient qu’à découvrir au grand jour les sentiments de rivalité dont tendent à se défendre tous leurs efforts apparents. Non moins vainement pourraient-ils objecter à ces talents certains les précédents du génie, car elles auraient toujours la faculté de leur répondre : « Où sont donc vos Balzac ? Où sont vos Victor Hugo ?… De quel droit le talent vient-il à talent égal opposer l’exemple du génie ? »

Oui, sans doute, faut-il dire avec celles qui le répètent mentalement, quand une trop vive attaque les invite à rappeler leurs adversaires à l’ordre, en leur restituant le sens des réalités : « Où sont nos Balzac ? Où sont nos Victor Hugo ?… » Si nous interrogeons du regard l’horizon littéraire, nous discernons bien quelques hauteurs, nous n’apercevons pas un sommet, aucun de ces hommes chez qui la fécondité d’invention et ce bouillonnement intérieur qui correspond au jaillissement de la source soient l’irrécusable témoignage de la virilité créatrice et le signe non moins certain de la grandeur. Depuis longtemps, dans le domaine de la création artistique et littéraire, cette espèce d’hommes n’a plus de représentants, la seule devant laquelle la Femme soit obligée de s’incliner sans lui pouvoir rien opposer, car, nous le disions au début de notre Préface, sur ces hauteurs sacrées par le génie mâle flotte une atmosphère irrespirable à de certains poumons, et comme il est peu d’intelligences pour embrasser dans leur plénitude l’intime signification de leurs œuvres, on en trouve moins encore pour leur susciter des équivalents. C’est donc vainement que nous en chercherions : depuis longtemps déjà, le sexe fort n’affirme sa domination par le despotisme d’aucun génie, et comme il advient dans l’ordre des réalités, quand nulle main puissante ne fait sentir la vigueur de son étreinte, les forces adverses redressent la tête. Point de génie, avons-nous dit, mais un groupe de délicieux talents… Quoi d’étonnant si, de valeur presque égale, quelques-unes sont venues réclamer leur place dans la lumière que projette la Renommée ?

Elles obéissent simplement aux exigences spontanées de l’être : utiliser la faculté d’expression que la Nature mit en elles. Encore ce mot : utiliser ne rend-il qu’un des aspects de la vérité, car il apparaît trop pratique, trop positif, précisant ces seules démarches par où l’on tente d’imposer son nom à l’attention, de la plus sûre façon qui chez nous réussisse : en faisant figure littéraire. Qui ne reconnaîtrait à cette attitude le meilleur trait de la mentalité latine ? Et ce sont de parfaites latines, en effet, Mme Lucie Delarue-Mardrus et Mme Renée Vivien, ces Femmes-poètes, disciples de Baudelaire, le plus latin des maîtres de notre poésie contemporaine, qui atteignent à condenser comme lui, dans le raccourci d’une brève pièce, tout l’aigu d’une émotion rare, après s’être meurtries aux pointes extrêmes de la sensation. Une telle poésie serait impossible en terre germanique, et j’imagine qu’elle doit paraître incompréhensible à ceux qui n’y furent pas préparés par une identique formation. Parfaites latines également ces romancières, Mme Henri de Régnier, Mme Marcelle Tinayre, qui surent unir de si frappantes qualités plastiques à la notation précise, implacable et cruellement désabusée des réalités de l’amour, et cette Mme de Noailles elle-même qui, pour avoir pris son bien un peu partout, pour avoir braconné sur tous les territoires, gardés ou non, de la littérature romantique n’en réussit pas moins à composer un amalgame fort divertissant pour le goût. Ce n’est plus là simple parti pris de faire figure dans le monde littéraire, mais ambition justifiée par des mérites correspondants.

Je me représente le plus déterminé des Misogynes, et, pour n’en citer qu’un, le plus illustre, Schopenhauer, revenant sur cette terre, et choisissant dans son écritoire la plus aiguë de ses plumes pour juger la production féminine de ce temps. Peut-être ne paraîtra-t-il pas sans intérêt de se poser la question suivante : ses conclusions s’en trouveraient-elles modifiées, et dans quelle mesure ? De lui nous n’avons guère retenu que le mot fameux qui se grave dans la mémoire — tel un profil de médaille — sur le sexe « aux cheveux longs et aux idées courtes », premier trait d’un dédain qui déduit ses raisons de l’observation des faits, pour aboutir au jugement motivé : « Que peut-on attendre des femmes, si l’on réfléchit que dans le monde entier ce sexe n’a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre complète et originale dans les Beaux-Arts ? » Songez que le maître de Franckfort notait ses aphorismes au temps où la femme-auteur se manifestait comme le phénomène le plus rare et le plus isolé, vingt années avant que son disciple Nietzsche, qui partageait ses sentiments, flétrît en George Sand « l’ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux ».

Et d’abord on peut bien croire que le seul groupement de tant de plumes féminines saurait retenir son attention : le passage du fait individuel au phénomène collectif lui serait un suffisant témoignage, quant à l’intérêt d’un mouvement qui mobilise des forces correspondantes à celles dont la société se trouve travaillée. Car c’est ici que nous touchons au point central de notre effort, celui où les conclusions du moraliste viennent se déduire logiquement de l’enquête du psychologue. Sont-ils pas comme les deux volets d’un dyptique qui s’expliquent et se commentent naturellement ? Du point de vue littéraire, le philosophe de Franckfort aurait tôt fait de déblayer le terrain, de renvoyer à leurs magazines celles qui brassent des besognes en contribuant pour leur bonne part à ce que Sainte-Beuve appelait déjà, voici cinquante années, l’industrie littéraire. Mais une fois terminé ce premier travail éliminatoire, quand il aurait, de son clair regard d’observateur, fouillé l’âme de chacune en plongeant ses yeux dans leurs yeux, quand il aurait sondé les reins et ausculté les cœurs de celles qui représentent une valeur, quel serait son diagnostic ? Je vous le demande et me le demande à moi-même en tentant de le reconstituer.

Point de génie sans doute, si l’on entend par là le jaillissement spontané d’une âme qui, grâce à la puissance de ses moyens d’expression, ne trouve d’image adéquate que dans les forces de la nature s’imposant tout autour d’elle. C’est bien le sens de son premier jugement, quand il parle « d’œuvre complète et originale dans les Beaux-Arts ». Mais que de talent dépensé et comment demeurer insensible, si l’on connaît la tradition française, à tant d’art mis en œuvre pour renouveler nos sensations ? Comment y demeurerait-il insensible, lui surtout qui ne saurait manquer de reconnaître en celles qu’il va juger tout un groupe de jeunes initiées ? Ici, en effet, l’impartialité du juge se complique et s’affaiblit de l’indulgence du maître pour des disciples en qui il retrouve un miroir à ses plus chères doctrines. Il faut tenir compte de cette nuance : avoir conçu, en s’en créant un premier titre à la gloire, une métaphysique de l’amour qui repose toute sur l’observation désenchantée de ses exigences physiologiques ; en avoir déduit, dans une langue aussi claire qu’impérieuse, des servitudes qui s’imposent à l’humanité suivant la rigueur implacable de l’antique destinée… puis rencontrer soudain dans l’œuvre rapprochée de cinq auteurs femmes qui n’eurent guère entre elle que ce point commun, je ne dis pas seulement la confirmation, mais une manière d’hymne enthousiaste à vos plus solides croyances, n’est-ce pas là de quoi brouiller le meilleur regard, intervertir les opinions du plus robuste misogyne ?

Je veux supposer qu’il n’ait rien perdu de cette lucidité première qui fit son indépendance. Le groupe aimable et sympathique de ces jeunes femmes qui spontanément lui viennent rendre hommage et s’avouent ses disciples en rendant témoignage à son œuvre, n’a point entamé sa liberté d’appréciation. A son tour il s’incline devant cette saisissante faculté d’assimilation, et la souplesse de talents qui, tout en continuant la meilleure tradition de notre génie latin, gardent pourtant leur accent propre. Il s’étonne qu’une même poussée de sève ait produit ces fleurs rares à la lumière du jour. Mais dans le même instant qu’il en admire l’éclat et qu’il en respire le parfum, il démêle ce qu’il y a d’artifice en elles. Il ne se laisse pas éblouir, il ne perd pas un instant la tête. Je l’aperçois même qui prépare sa volte-face et opère son mouvement de retraite. Toutes les concessions qu’il a faites comme écrivain, il va revenir sur elles, comme psychologue et moraliste. Tout le terrain qu’il a abandonné comme artiste, il va le reprendre au nom d’un intérêt supérieur. J’ai beau faire, je ne puis m’empêcher d’entendre ses conclusions : les voici, brièvement résumées, avant même que nous les développions : La Femme littéraire est un monstre, au sens latin du mot. Elle est un monstre, parce qu’elle est anti-naturelle. Elle est anti-naturelle parce qu’elle est anti-sociale, et si elle est anti-sociale, dernier terme du raisonnement, c’est qu’elle reproduit, comme en un saisissant microcosme, la plupart des ferments de dégénérescence qui travaillent notre monde moderne.

Voici, je pense, comment pourrait s’édifier un raisonnement qui n’apparaît pas seulement celui que tiendrait le philosophe de Franckfort, mais aussi celui de tous les esprits fondant leurs déductions sur l’observation des lois de la nature. Partant de l’idée spinoziste qui envisage le monde comme un ensemble de forces hiérarchisées entre elles suivant un plan inéluctable, on aboutit à ce principe : Tout être doit se développer dans l’ordre de ses tendances, et chaque fois qu’il contredit sa loi, ce n’est pas seulement au dépens de sa destinée personnelle, c’est encore pour le plus grand dommage du groupe social dont il fait partie. Ainsi s’affirme l’universel principe de solidarité des forces qui établit un rapport de mutuelle dépendance entre chaque mouvement individuel, si bien qu’il n’est pas un de ces mouvements qui n’ait son retentissement sur le voisin, par un jeu de tous points identique à celui des flots de la mer, où nous voyons chaque courbure de la vague qui s’avance vers le visage réagissant sur la courbure la plus proche et collaborant par là à l’immensité du flux. Magnifique et bienfaisante image, la plus hautement symbolique que je sache de la loi de solidarité, son premier mérite n’est-il pas de substituer sa vertu éducatrice à ce que l’idée toute nue pourrait avoir de trop abstrait ? Dans l’immense flux d’intérêts en conflit et de puissances rivales que représente une société, quel est le rôle, quelle est la mission de la femme ? Notre seul instinct suffit à les préciser : ils sont tout de création et de conservation.

Prenons-la dès sa petite enfance, pour observer dans l’œuf les traits primordiaux que la Nature en elle déposa, comme le germe d’où sortira tout l’avenir… ce sera l’ensemble des instincts qui, d’abord embryonnaires, mais non moins précis pour cela, composeront plus tard sa décisive personnalité. Voyez ce groupe d’enfants où se trouvent confondus les deux sexes ! Tandis que les garçons se dépensent en généreux efforts, déjà les filles ne livrent qu’une partie d’elles-mêmes, et de leurs regards en coulisse observent si l’intérêt s’attache sur elles. Coquetterie… prononce la langue vulgaire. Ah ! que les mots sont donc étroits, et dans leur brutale précision expriment insuffisamment les nuances dont se compose une âme humaine, fût-elle en formation ! C’est bien le fait qu’ils signifient, mais, sous le fait que nos yeux constatent, qui dira l’intention cachée, le trait inconscient qui n’en est que plus fort, par où le psychologue fortifie en l’expliquant la notation de l’observateur ? Coquetterie, dites-vous. Je le veux bien, mais plutôt encore : besoin de plaire, première esquisse du geste qui sera celui de toute la vie ; hommage rendu par l’instinct à sa destination future, au rôle, au rôle unique que lui assigna la nature. Il n’est presque rien d’insignifiant dans les propos que le vulgaire traite de puérils, et, pour ma part, j’aime à la folie ce mot d’une petite fille entendu dans les allées d’un jardin public qui, par ses prolongements sur l’âme féminine, vaut à mon sens les plus médullaires légendes de Gavarni : « Maman, soupire-t-elle à sa mère qui la tient encore par la main, repassons, dans cette allée. — Pourquoi, mon enfant ? — Parce qu’il y a une dame qui a dit que j’étais jolie ! »

Plaire ! il n’est pour elles nulle autre raison d’exister. Depuis les époques lointaines où ce leur était l’unique moyen d’échapper à la mort en écartant, par l’éveil du désir, les brutalités du mâle primitif, jusqu’aux temps d’extrême civilisation où ce devint leur meilleur gage de domination sur le citoyen policé, elles ne poursuivent pas d’autre but ; tous leurs efforts vont à préparer les armes qui assureront leur pouvoir. D’où leur propension aux larmes… les larmes, signe de faiblesse, qui dans leurs yeux deviennent un instrument de force… les larmes dont Jean Paul disait : « C’est leur sang de saint Janvier avec lequel elles accomplissent leurs miracles… » les larmes, à propos desquelles un évêque, qui dans la pratique de la confession avait pris d’excellentes vues sur la psychologie féminine, faisait cette observation : « Les petites filles aiment tant à pleurer que j’en ai connu qui allaient pleurer devant un miroir pour jouir doublement de leur état. » Faut-il insister sur ce qu’il y a de saisissant dans cette notation, propre à ravir un psychologue ? Elle nous en dit long sur la puissance de dédoublement de l’âme féminine. La voyez-vous, la fille d’Ève ? elle pleure et se regarde pleurer : c’est l’actrice qui va jouer son rôle et prépare ses effets. C’est peu d’utiliser les moyens d’action dont on dispose, il faut encore les étudier par le détail pour saisir l’infinité de leurs nuances.

Qui donc a prétendu que les pleurs enlaidissent ? Dans nos yeux d’hommes peut-être, qu’ils boursoufflent et tuméfient. Mais elles, savent-elles pas s’arrêter à temps pour en dégager une séduction ? C’est toujours l’image immortelle dont Shakespeare caractérise le charme de Cléopâtre, et partant, de toute femme qui obéit à son instinct : « Je l’ai vue une fois dans la rue sauter quarante pas à cloche-pied. Ayant perdu haleine, elle voulut parler et s’arrêta palpitante, si gracieuse qu’elle faisait d’une défaillance une beauté. » Don des larmes, besoin de plaire, les deux sont liés ensemble, comme un effet à sa cause. C’est pour elles la part sérieuse, j’allais dire tragique, de la vie, puisque leur destinée en dépend et qu’il n’y a rien de plus sérieux pour l’être que d’accomplir sa destinée. D’où leur crainte de l’ironie. Volontiers moqueuses, les petites filles ont la terreur d’êtres moquées, car elles sentent déjà que c’est la suprême atteinte au prestige par où elles s’imposeront.

Ces premiers traits marquent bien chez la femme la prédominance affective et son corollaire, la passionnalité, où nous allons trouver les puissances de création et de conservation que la nature lui assigna comme rôle et comme fonction vitale. Un des amis de Mme de la Sablière disait d’elle : « Elle n’a jamais pensé, elle n’a fait que sentir. » Paradoxe évident, où il nous fait voir l’exagération du mot qui s’ingénie à souligner une vérité. Corrigeons ce qu’il y a d’excessif dans la formule : La femme est l’ennemie née de l’abstrait. Quand elle pense, c’est toujours à travers sa sensibilité, à l’état secondaire peut-on dire. Pour elle, plus strictement que pour l’autre moitié du monde, le mot n’est que le substitut de l’image, d’où le succès de la littérature d’imagination qui n’est pas près de disparaître ni même de diminuer, tant que les femmes composeront une moitié de ce monde. Il n’y faut voir qu’une conséquence de cette personnalité au sujet de laquelle Fénelon observe : « Un défaut bien plus ordinaire chez les filles, c’est celui de se passionner même pour les choses les plus indifférentes. Elles ne sauraient voir deux personnes qui sont mal ensemble sans prendre parti dans leur cœur pour l’une ou contre l’autre. »

Ah ! celui-là connaissait bien un sexe pour qui l’idée de justice toute nue correspond précisément à l’abstraction ennemie de sa nature, et tellement hostile à son tempérament qu’elle aime mieux la négliger de parti pris que d’y plier les prédilections de son cœur.

Ainsi s’affirme, par des indices certains, s’esquissant au premier âge, la parfaite unité de constitution mentale chez celle dont la vie a ce double but : créer, conserver. Petite fille, déjà nous la voyons qui mime son rôle, puisqu’à vrai dire le sens de sa destinée tient tout en ces deux gestes symboliques : le regard dont elle quête l’assentiment de qui l’approche, premier signe d’élection amoureuse, et l’étreinte dont elle presse sur son cœur le hochet de bois qui figure sa maternité à venir. C’est bien le rôle qu’elle répète dans la coulisse avant de revêtir le costume et de passer à l’avant-scène. Plus tard en effet les circonstances multiples de la vie individuelle se chargeront de diversifier le geste, mais toujours, en définitive, il pourra se ramener à ces éléments essentiels. Un vague instinct lui révéla que, pour sa tâche de création, la Nature exige la dualité des sexes, et plus tard le regard passionné de l’amante ne sera que l’affirmation consciente du sentiment qui cherche à fixer ce que le premier regard de la petite fille s’était appliqué à conquérir. Car il ne suffit pas de créer ; encore faut-il conserver, et ce geste est encore plus expressif de l’âme féminine, qui enserre de ses bras et presse sur sa poitrine la tête de celui qui assurera la durée du foyer.

Tous les instincts de la Femme vont donc spontanément à cette forme de conservatisme social qui d’avance accepte une hiérarchie de forces à laquelle elle se soumet. C’est peu dire qu’elle accepte l’autorité virile : elle la demande, elle la requiert de tout son amour, forme inséparable du besoin de protection auquel elle dut de pouvoir subsister aux premiers âges. Il faut voir un expressif symbole, et de qui s’y connaissait en amour, dans l’attirance de la brebis blanche Desdemone vers le bélier noir Othello. Ce n’est pas seulement notre amour des contrastes qui trouve sa satisfaction dans ces deux images rapprochées. N’a-t-on pas toujours observé que les plus faibles et les plus femmes inclinaient à l’amour des plus robustes et des plus virils ? C’est comme une loi d’harmonie qui veut que deux êtres, en se rapprochant, cherchent à se compléter l’un l’autre. Certains y verront une suite de la tendance ancestrale à laquelle la Femme fut redevable de subsister, elle et ses enfants, et sans laquelle ne se serait pas opérée la sélection indispensable à la race. C’est, en tout cas, le principe, ayant son origine dans ce qu’il y a de plus fort en nous : la sexualité, de ce conservatisme social qui d’avance accepte l’autorité, ses formes diverses et ses symboles, comme autant de gages d’une durée correspondante à son besoin de fixité.

Tel est donc le type normal. Créer, Conserver… ce sont les deux termes où vient aboutir l’effort du sexe qui nous donna nos mères, nos sœurs, nos amantes et nos épouses. Si puissante l’unité de constitution mentale qui les régit, que cherchons en chacune les mêmes traits fondamentaux, diversifiés seulement dans le détail par les exigences de notre nature subordonnée elle-même à la volonté de vie qui se perpétue par elles. J’admire à quel point nous restons, suivant la féconde pensée du philosophe de Franckfort, les instruments aveugles d’une force qui poursuit son but en nous pliant à ses lois, car, de quelque nom qu’on l’appelle : Dieu, Nature, Fatalité, on ne fait que marquer par là une prédilection métaphysique, et elle n’en demeure pas moins l’unique régulatrice de nos destinées. Qui de nous voudrait, pour la serrer dans ses bras, pour imprimer sur ses lèvres le baiser d’amour préludant à la fusion des êtres, qui d’entre nous voudrait d’une femme en qui il ne retrouvât pas quelques-unes des vertus essentielles admirées chez sa mère, chez ses sœurs ! L’instinct du futur chef de famille qui va fonder un foyer s’oriente vers les qualités qui lui paraissent le plus sûr gage de sa durée, assez semblable à celui du citoyen qui participe à la vie de la nation, dont il se sent un membre actif et responsable.

Conservatisme social… avons-nous dit. Il est au confluent de tous les instincts de la Femme, envisagée comme type normal et continuatrice de la vie. Il répond aux besoins intimes de l’homme qui la veut perpétuer. Nous le voyons qui s’appuie sur un ensemble de garanties ou de forces qui ne se sont guère modifiées depuis que le monde se développe en sociétés organisées, et auxquelles il paraît bien, d’après de récentes expériences, que l’on aura du mal à trouver des suppléantes. Faut-il les nommer, ces vertus cardinales, authentiques soutiens de la société ? Ce sont l’Ordre, reposant tout entier sur le principe d’autorité, qui maintient entre les divers membres du groupe, comme entre les pièces d’un organisme savamment assemblées, les rapports de dépendance et de hiérarchie propres à assurer leur fonctionnement… La Morale, qui envisage l’être individuel, comme un composé d’instincts bons et mauvais, entre lesquels se poursuit une lutte sans trêve, les uns conservateurs, les autres destructeurs de la personnalité, répondant de façon frappante d’ailleurs à cette théorie biologique de la Phagocytose, ou lutte entre les bons et mauvais microbes qui constituent l’être physique et rivalisent entre eux pour la destruction ou la durée de celui-ci… La Religion, enfin, qui reposant au fond sur l’idée kantienne, perçue bien avant Kant, de la relativité de la connaissance, propose l’hypothèse d’une Destinée supra-terrestre, laquelle peut seule donner un sens à la vie… la Religion, le plus puissant de tous les freins, assise même de l’ordre social, sur laquelle durant tant de siècles s’appuya l’édifice, et dont un penseur de nos jours a pu dire, en termes d’autant plus saisissants qu’il n’y voyait que le dernier soutien de cet ordre compromis : « On peut évaluer son apport dans nos sociétés modernes, ce qu’elle y a introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’elle y entretient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. »

Veut-on maintenant qu’au type normal nous opposions son contraire ? Ce sera la Femme de lettres, telle que nous la propose, en groupement serré, la production contemporaine. Si j’atteins à l’établir, j’aurai terminé mon effort de synthèse, en recomposant le monstre. Mais déjà les éléments épars que nous fournit l’analyse ne furent-ils pas édifiants ? Dès l’instant qu’elle prend en main la plume, elle se révèle comme un ferment d’anarchie, si bien que nous la pouvons concevoir dans l’ordre privé excellente épouse, mère accomplie, puis démentant comme de parti pris, dans ses constructions imaginatives, la valeur des vertus dont personnellement elle donna l’exemple. Je renonce à en chercher l’ultime raison, laissant ce soin à des psychologues plus pénétrants ou plus patients que moi, et me contente de grouper mes conclusions.

Faites ce dernier effort de rapprocher, dans une vue d’ensemble, les héros qu’avec tant d’amour leur pinceau caressa : ce sont membres d’une même famille avec qui vous fîtes individuellement connaissance, et qui se trouvent maintenant à portée de votre main. Quelle ressemblance psychique entre eux, si toutefois les qualités du talent qui les fixa diversifient leurs traits apparents ! De toute leur énergie nous les avons vus démentir et repousser les instincts conservateurs de vie. Quel instinct d’ordre pourrions-nous attendre de celles qui sont à ce point esclaves et victimes de la sensation exclusive, qu’elle est devenue la Divinité devant laquelle elles s’humilient ? L’instinct d’ordre nous enseigne à établir une hiérarchie dans nos appétits, comme la morale à exalter les uns et à rabaisser les autres au nom d’un principe directeur. Qu’adviendra-t-il chez celles dont l’unique principe directeur est l’abandon de tout l’être ?

Ah ! j’entends assez ce que l’on peut objecter, et qui tient tout en ceci : les Droits de la passion. Nul plus que nous ne les saurait admettre, à une condition pourtant : c’est qu’on leur reconnaisse un contrepoids nécessaire. Évidemment l’adultère n’est pas près de disparaître, la plus riche matière littéraire où s’exerça et continuera de s’exercer utilement l’imagination des écrivains, pour en dégager des conflits propres à passionner l’intérêt. Mais ce sera précisément à raison de ces luttes où sont engagées les destinées de l’âme, par la mise en jeu des forces, conservatrices ou destructrices, qui se combattent en elle. Les plus grands chefs-d’œuvre de la Littérature d’imagination ne prennent leur relief à nos yeux que par l’existence de ces conflits, et sans remonter aux ouvrages que consacra le recul des années, la Femme de trente ans par exemple ne garde son prestige littéraire, que dans la phase morale si je puis dire, celle où l’instinct du devoir poursuit sa lutte avec les mouvements de la passion13. Mme Bovary elle-même, dont toute une génération fit un symbole d’immortalité, connaît également la lutte, puisqu’elle ne glisse entre les bras de Rodolphe qu’après avoir cherché un refuge au confessionnal et s’être heurtée aux insuffisances du prêtre incompétent. Qui sait ce qu’il fût advenu d’elle, si le pauvre curé Bournisien avait sympathisé avec ses angoisses, et ne lui avait somme toute fait la réponse : Puisque vous êtes malade, pourquoi n’allez-vous pas trouver votre mari ?…

Par la plus étrange interversion, qui modifie sa nature en l’élevant au rang littéraire, la Femme-auteur a changé tout cela ; aussi bien, la voulant caractériser, sera-ce peu que dire antimorale. C’est amorale qu’il faut substituer. Si la prédestination de la Femme, envisagée comme elle l’est par nos auteurs, à la façon d’une antique Fatalité, est bien de succomber dès l’instant qu’on l’attaque ; si toujours elle doit, en vertu de la faiblesse inhérente à son être, « comme le fruit mûr tomber sur la prairie », qui ne voit que du même coup s’affaisse le ressort d’intérêt qui nous attachait à ses actes ? Peut-être nous arrêterons-nous encore à quelques sujets de ces trop spéciales nosographies. Mais, du simple point de vue littéraire, en admettant que nous écartions des conséquences morales pourtant si attachantes, nous ne pouvons que regretter les anciennes complications sentimentales, qui faisaient contrepoids à l’instinct et créaient un rempart de toutes leurs défenses assemblées. Pour ce qui est du point de vue social, on voit assez maintenant quel ferment leur œuvre représente dans la dissolution des idées morales qui jadis ont mené le monde, et vers lesquelles il faudra bien qu’il se retourne un jour, faute d’une meilleure lumière pour le guider !