Chapitre premier
La solidarité sociale, principe de l’émotion esthétique la plus complexe
I. La transmission des émotions et leur caractère de sociabilité. — Transmission constante des vibrations nerveuses et des états mentaux corrélatifs entre tous les êtres vivants, surtout entre ceux qui sont organisés en société.1° Transmission inconsciente à distance par courants nerveux—. Somnambulisme ; action sympathique à distance dans l’hypnotisme. 2° Transmission plus conscient et plus directe par le toucher. L’embrassement. 3° Transmission par l’odorat. 4° Par l’ouïe et la vue. — Toute sensation est une sensation de mouvement, et tout sensation de mouvement provoque un mouvement sympathique—. Problème : Comment la perception de la douleur chez autrui peut-elle devenir agréable dans l’art ? La pitié. — La vengeance. 5° Transmission indirecte des émotions par l’intermédiaire des signes. L’expression.
II. L’émotion esthétique et son caractère social— L’agréable et le beau. Sentiment de solidarité organique inhérent au sentiment du beau : notre organisme est une société de vivant et le plaisir esthétique est le sentiment d’une harmonie. L’utile et le beau ; leurs différences, leurs points de contact. — La solidarité sociale et la sympathie universelle, principe de l’émotion esthétique la plus complexe et la plus élevée. — Animation et personnification des objets. — Comment une suite de raisonnements abstraits peut nous intéresser et exciter la sympathie. De la sympathie et de la société avec les êtres de la nature. — Un paysage est un état d’âmes, un phénomène de sympathie et de sociabilité. — L’émotion esthétique et l’émotion morale.
III. L’émotion artistique et son caractère social. L’objet de l’art est d’imiter la vie pour nous faire sympathiser avec d’autres vies et produire ainsi une émotion d’un caractère social. — Eléments de l’émotion artistique. 1° Plaisir intellectuel de reconnaître les objets par la mémoire ; 2° Plaisir de sympathiser avec l’artiste ; 3° Plaisir de sympathiser avec les êtres représentés par l’artiste. — Rôle▶ de l’expression. — ◀Rôle▶ de la fiction : création d’une société nouvelle et idéale. — Le mouvement, comme signe extérieur de la vie et moyen de l’art. — Le but le plus haut de l’art est de produire une émotion esthétique d’un caractère social. Ressemblance et différences de l’art et de la religion. L’anthropomorphisme et le sociomorphisme dans l’art.
I — La transmission des émotions et leur caractère de sociabilité
La transmission des vibrations nerveuses et des états mentaux corrélatifs est constante entre tous les êtres vivants, mais surtout entre ceux qui sont groupés en sociétés ou en familles, et qui forment ainsi un organisme particulier. Ce qui devrait nous étonner, ce n’est pas la possibilité d’une action constante des êtres les uns sur les autres ; c’est l’hypothèse contraire, à savoir que la présence d’un organisme vivant, c’est-à-dire d’un complexus de mouvements et de courants, restât sans influence sur un autre complexus semblable. On sait que, comme le remarque Bain, les cordes de deux violons qu’on fait vibrer tendent toujours à prendre l’unisson ou les harmoniques. Il n’est que logique de supposer dans le monde moral des phénomènes analogues de vibration sympathique ou, pour parler le langage psychologique, de détermination réciproque, de suggestion et comme d’obligation mutuelle. La tension en excès dans une partie du corps social se répand sur les autres parties. Toute société n’est qu’une tendance à l’équilibre des molécules vivantes qui la constituent, et toute douleur, tout plaisir, qui sont des ruptures d’équilibres sur un point, tendent essentiellement à se propager.
La transmission des émotions entre les organismes peut avoir lieu d’une manière consciente ou inconsciente, directe ou indirecte, c’est-à-dire par le moyen de signes interprétables. 1° La transmission inconsciente et directe à distance des mouvements et états psychiques d’un organisme, au moyen de simples courants nerveux, semble incontestable dans certaines conditions, par exemple dans le somnambulisme et même dans la pure surexcitation du système nerveux. Elle semble produire jusque chez les individus normaux des effets que la statistique rend sensibles. On peut voir à ce sujet, les expériences de MM. Richet, Pierre et Janet, Ochorowicz, celles de la Society for psychical researches. L’organisme de Mme B…, magnétisée par M. Pierre Janet, tend à régler ses mouvements sur celui du magnétiseur, et cela à distance, sans l’intervention des sens connus. Si M. Pierre Janet boit dans une chambre voisine, on voit des mouvements de déglutition se produire sur la gorge de Mme B… Ce réglage des deux organismes l’un sur l’autre permet aussi la transmission de mouvements bien plus complexes accompagnés de sensations. « Si, dans une autre chambre, dit M. Pierre Janet, je me pince fortement le bras ou la jambe, elle pousse des cris et s’indigne qu’on la pince au bras ou au mollet. Enfin, mon frère qui assistait à ces expériences et qui avait sur elle une singulière influence, car elle le confondait avec moi, essaya quelque chose de plus curieux. En se tenant dans une autre chambre, il se brûla fortement le bras pendant que Mme B… était dans cette phase particulière de somnambulisme où elle ressent les suggestions mentales. Mme B… poussa des cris terribles et j’eus de la peine à la maintenir. Elle tenait son bras droit au-dessus du poignet et se plaignait d’y souffrir beaucoup. Or, je ne savais pas moi-même exactement l’endroit où mon frère avait voulu se brûler. C’était bien à cette place-là. Quand Mme B… fut réveillée, je vis avec étonnement qu’elle serrait encore son poignet droit et se plaignait d’y souffrir beaucoup, sans savoir pourquoi. Le lendemain, elle soignait encore son bras avec des compresses d’eau fraîche, et le soir, je constatai un gonflement et une rougeur très apparents13. »
2° La transmission des émotions, qui s’accomplit ainsi à distance d’un système nerveux à l’autre, est augmentée au plus haut point par le toucher. Bain a le premier montré l’importance morale du tact, qui est le sens fondamental ; nous pouvons maintenant nous expliquer mieux cette importance. Le toucher est le moyen le plus primitif et le plus sûr de mettre en communication, d’harmoniser, de socialiser deux systèmes nerveux, deux consciences, deux vies. Il y a dans le toucher entre deux êtres vivants quelque chose de très semblable à la pression du bouton électrique qui précipite deux courants l’un au-devant de l’autre ; ce phénomène est grossi dans le contact entre deux êtres de sexe contraire. Chacun de nous a éprouvé, les romanciers ont souvent décrit l’émotion profonde que peut faire ressentir le plus léger contact d’un être aimé. Ce n’est là que le grossissement d’un phénomène qui se produit, infiniment moindre, toutes les fois que la vie entre en contact avec la vie. Le toucher est, par excellence, le sens de la vie, et c’est aussi celui qui nous révèle le plus sûrement la mort. Laura Bridgman se souvient encore de l’émotion horrible qu’elle ressentit, toute petite, au toucher d’un cadavre. C’est parce que le toucher est ainsi le sens de la vie qu’il a pris une si grande importance dans le rapport des sexes ainsi que dans ceux des parents et des enfants. Nous pouvons par là comprendre pourquoi, comme le remarque Bain, le toucher est toujours sous-entendu dans toutes les émotions tendres, pourquoi chaque créature est disposée à « donner quelque chose » pour le plaisir premier de l’embrassement, même lorsqu’il n’est que paternel ; pourquoi enfin ce plaisir de l’embrassement se retrouve au fond de toutes les affections bienveillantes, familiales ou sociales. Dans l’embrassement, c’est la vie de l’espèce entière dont nous cherchons à sentir la vibration puissante et que nous tentons de faire passer en nous. Si Bain a raison de rejeter l’hypothèse de Spencer qui ramène simplement l’amour des parents pour leur progéniture à l’« amour du faible », s’il a raison de voir dans l’amour maternel le plus primitif une sorte de réponse réflexe à « l’étreinte du petit », c’est que cette étreinte révèle à la mère non pas la faiblesse, mais la force même de la vie ; d’une vie qui, — la mère la plus animale le sent bien encore vaguement, — est sortie d’elle-même, est dans une profonde harmonie avec la sienne propre, et dont toutes les palpitations ne sont pour ainsi dire que le retentissement des battements de son propre cœur.
3° Le sens de l’odorat a eu aussi, à des périodes inférieures de l’évolution, un ◀rôle▶ considérable dans la transmission des sensations et émotions. Ce ◀rôle▶ est évident chez les sociétés animales ; il a subsisté longtemps chez les sociétés humaines primitives. Si, aujourd’hui, son importance s’est effacée dans les phénomènes psychiques conscients, elle a dû persister dans les phénomènes inconscients ; elle se manifeste encore plus ou moins au moment des amours ; elle permet encore au médecin de distinguer à distance telle ou telle maladie, et jusqu’à l’aliénation mentale. Enfin, chez les névropathes et les hypnotisés, le sens de l’odorat reprend tout à coup une importance extraordinaire, qui n’est sans doute que le grossissement des faits qui passent inaperçus chez les personnes moyennes14.
L’émotion esthétique est la plus immatérielle et la plus intellectuelle, des émotions humaines ; les organes à l’aide desquels elle se produit surtout, sont les yeux et les oreilles : préservés de tout contact direct avec les objets, de tout choc, ils n’ont pas à craindre d’être violemment déchirés et désagrégés : une vibration légère comme le rayon ou l’onde sonore qui la produit, une excitation qui peut s’arrêter à telles fibres isolées sans mettre en mouvement la masse des nerfs optiques et auditifs, c’est assez pour provoquer dans ces sens un changement d’état saisissable : ils sont donc très propres à ces délicates distinctions intellectuelles qui sont l’une des marques auxquelles nous reconnaissons les sentiments esthétiques.
Les sensations de l’ouïe et de la vue semblent d’abord comme abstraites, étrangères à l’état intime des corps dont elles nous transmettent la forme ou les sons. Mais il ne faut pas oublier que l’ouïe et la vue rendent pour nous sensibles, dans les vibrations mêmes de l’air et de la lumière, les changements apportés à la direction et à l’amplitude de ces vibrations par les corps qu’elles ont rencontrés ; lorsque ces corps sont agités par des ondes nerveuses, celles-ci, arrivent Jusqu’à nous, portées pour ainsi dire par les ondes lumineuses ou sonores. En, regardant un visage, ce n’est pas seulement la forme plastique de ce visage que nous percevons, c’est, sa grimace ou son sourire, vibrant dans le rayon du soleil qui met en mouvement nos nerfs optiques.
Au fond, il n’y a que des sensations de mouvement, et, dans toute sensation de mouvement, on peut voir une imitation plus ou moins élémentaire du mouvement perçu. La sensation du cri d’angoisse, c’est ce cri nous traversant tout entier, nous faisant, vibrer d’une façon symétrique aux vibrations nerveuses de l’être qui l’a poussé ; de même, la vision d’un mouvement commence en nous-mêmes ce mouvement. Il se produit ce qui a lieu dans le phonographe, où la plaque, en vibrant sympathiquement à la voix humaine, devient capable de l’imiter, de reproduire jusqu’à son accent. Grâce à de la correspondance entre les mouvements et les états psychiques, il est démontré que percevoir la souffrance ou le plaisir d’autrui, c’est commencer à souffrir ou à jouir soi-même. Les mêmes lois qui font que la représentation subjective d’un mouvement ou d’un sentiment est ce mouvement ou ce sentiment commencé en nous, font que la perception chez autrui d’un mouvement ou d’un sentiment en sont le retentissement en nous-mêmes.
A ce sujet un problème se pose, qui intéresse au plus haut point la morale et l’art. Puisque la perception de la douleur chez autrui est en quelque sorte le prélude d’une douleur chez nous-mêmes, comment cette douleur peut-elle en venir à procurer indirectement quelque plaisir ? Tel est le plaisir de la vengeance chez les cruels, celui de la pitié morale ou esthétique, etc. C’est que le caractère agréable ou pénible d’une émotion provient, non du premier état mental qui lui sert de prélude, mais de l’activité de la réaction intérieure consécutive. Cette réaction peut être très forte, beaucoup plus forte que le trouble premier ; elle a alors pour résultat une excitation du système nerveux, non une dépression ou une altération, et ce qui eût été une souffrance s’épanouit en joie. Toute résistance facilement vaincue cause le plaisir d’un déploiement de puissance. Un léger frisson de peur n’est pas sans charme du moment où nous ne laissons pas l’onde nerveuse s’amplifier à l’excès. La morsure même peut être encore une caresse. Il se produit ici des phénomènes mentaux très analogues au phénomène physiologique qui nous fait trouver du plaisir dans les frictions énergiques à la peau, dans les affusions d’eau froide, toutes excitations pénibles au début, mais bientôt agréables par l’afflux de force nerveuse qu’elles provoquent.
La douleur d’un individu ne se transmet donc pas nécessairement à un autre sous forme de douleur ; ou, en tout cas le trouble nerveux qui se transmet peut être compensé d’autres causes, agir comme un simple, stimulant, aboutir même dans certains cas à ce qu’on a appelé la volupté de la pitié. Mais ce qui importe, c’est que le sentiment d’un encouru danger par un individu ou d’une douleur subie par lui en vienne à provoquer, chez un autre individu, des mouvements réflexes aboutissant vers le point douloureux à soulager ou vers le danger à écarter ; nous en venons alors à localiser chez autrui l’origine de notre malaise sympathique, et nous cherchons à y porter remède chez autrui. Ce qui fait que, dans la pitié active, on jouit plus qu’on ne souffre, c’est qu’on agit plus qu’on ne pâtit.
Le mécanisme de la vengeance et celui de la pitié, comme l’a bien vu Spinoza, ont un fond identique ; mais le plaisir de la vengeance tend nécessairement à disparaître par l’effet de l’évolution, car il est constitué par l’excitation du groupe de tous les sentiments antisociaux, que la civilisation tend à dissoudre. La pitié, au contraire, excite en nous tout le groupe des sentiments sociaux les mieux coordonnés et systématisés ; de plus, la pitié est un principe d’action intarissable, son objet étant infini comme le bien à réaliser.
Outre les moyens directs, il y a des moyens indirects de transmettre l’émotion qui jouent un rôle toujours plus marqué entre les hommes ; nous voulons parler de tous les signes plus ou moins conventionnels qui constituent le langage des gestes et des sons. Grâce à ces signes, tout le dedans de nous-mêmes, qui primitivement ne pouvait transparaître au dehors que dans les cas d’émotion vive, peut constamment se faire jour. En d’autres termes, l’art de l’expression élargit dans des limites jusque-là inconnues la communicabilité des consciences. On le voit, non seulement notre pensée en son fond est impersonnelle, mais de plus notre sensibilité, qui semble nous constituer plus intimement, finit par devenir en quelque sorte sociale. Nous ne savons pas toujours, quand nous souffrons, si c’est à notre cœur ou à celui d’autrui. Tout le perfectionnement de la conscience humaine ne fait donc qu’augmenter la primitive solidarité inconsciente des systèmes nerveux.
II — L’émotion esthétique et son caractère social
Dans l’étude des sentiments et des êtres, les uns font commencer le sentiment esthétique un peu plus haut, les autres un peu plus bas. Rien de plus délicat que les questions de frontières ; elles amènent la guerre entre les peuples. Pour notre compte, nous avons essayé de reculer de plus en plus les frontières de l’esthétique et d’élargir le domaine du beau15. Le caractère esthétique des sensations, en effet, nous paraît dépendre beaucoup moins de leur origine et, pour ainsi dire, de leur matière que de la forme et du développement qu’elles prennent dans la conscience, des associations et combinaisons de toute sorte auxquelles elles donnent lieu : elles sont comme ces plantes qui vivent moins par leurs racines que par leurs feuilles. En d’autres termes, c’est le milieu de la conscience, bien plus que la sensation brute, qui explique et constitue l’émotion esthétique. Celle-ci est, selon nous, un élargissement, une sorte de résonance de la sensation dans notre conscience tout entière, surtout dans notre intelligence et dans notre volonté16.
Notre conscience, selon les recherches les plus récentes des psychologues, malgré son unité apparente, est elle-même une société, une harmonie entre des phénomènes, entre des états de conscience élémentaires, peut-être entre des consciences cellulaires. Toujours est-il que les cellules de l’organisme, qui forment une société de vivants, ont besoin de vibrer sympathiquement et solidairement pour produire la conscience générale, la cœnesthésie. La conscience individuelle même est donc déjà sociale, et tout ce qui retentit dans notre organisme entier, dans notre conscience entière, prend un aspect social. Il y a longtemps que les philosophes grecs ont placé le beau dans l’harmonie, ou du moins ont considéré l’harmonie comme un des caractères les plus essentiels de la beauté ; cette harmonie, trop abstraitement et trop mathématiquement conçue par les anciens, se réduit, pour la psychologie moderne, à une solidarité organique, à une conspiration de cellules vivantes, à une sorte de conscience sociale et collective au sein même de l’individu. Nous disons : moi, et nous pourrions aussi bien dire nous. L’agréable devient beau à mesure qu’il enveloppe plus de solidarité et de sociabilité entre toutes les parties de notre être et tous les éléments de notre conscience, à mesure qu’il est plus attribuable à ce nous qui est dans le moi.
Tout, dans l’organisme, se détermine réciproquement, de telle sorte que l’état d’un sens particulier réagit aussitôt sur tout le système nerveux, et qu’il n’est peut-être pas de sensation réellement indifférente pour l’ensemble de l’organisme. Selon. M. Féré, toute sensation, est suivie d’une augmentation de nos forces nerveuses. Un sujet qui a manifesté une certaine force au dynamomètre en manifeste, ensuite, davantage lorsqu’il a été soumis à des excitations sensorielles. Les émotions esthétiques peuvent avoir une influence non seulement sur la vie de relation, mais encore sur la vie organique, où elles augmentent l’activité circulatoire et par conséquent l’activité nutritive. Il y a longtemps que Haller constatait que le son du tambour exagérait l’écoulement du sang d’une veine ouverte. Rappelons que la perte de la vue peut déranger l’équilibre général de l’organisme et altérer les centres nerveux : elle produit fréquemment l’aliénation mentale ; des individus, qui étaient devenus ainsi aliénés en perdant la vue, recouvrèrent la raison après avoir recouvré la vue par une opération. Sur cent vingt aveugles examinés par le docteur Dumont, trente-sept (le tiers à peu près) présentaient des désordres intellectuels variant depuis l’hypocondrie jusqu’à la manie et aux hallucinations — mêmes observations au sujet du toucher. D’après un fait rapporté par le docteur Auzouy, un jeune homme très intelligent et d’excellent caractère devint si indiscipliné et d’une telle conduite à la suite d’une anesthésie de la peau, qu’on fut obligé de le faire enfermer dans l’asile de Marseille. Avec le retour de la sensibilité cutanée sous l’influence d’un traitement, l’équilibre moral et intellectuel se rétablit. Ce jeune homme éprouva encore à diverses reprises plusieurs périodes d’insensibilité de la peau, et à chaque fois les mauvais instincts qui l’avaient fait enfermer ne tardaient pas à se réveiller, pour disparaître avec la guérison. On voit quelle solidarité existe entre toutes les parties de notre être. Le sentiment du beau n’est que la forme supérieure du sentiment de la solidarité et de l’unité dans l’harmonie ; il est la conscience d’une société dans notre vie individuelle.
Dans le sentiment du beau, le sujet sentant a donc une part non moins importante que l’objet senti. Aussi nous croyons qu’on ne peut trouver de plaisir très complexe et très conscient, par conséquent renfermant une variété unifiée, qui ne soit plus ou moins esthétique. Une sensation ou un sentiment simple ne saurait guère être esthétique, tandis qu’il est peu de sentiments et de sensations, quelle que soit leur humble origine, qui ne puissent prendre un sens esthétique en se combinant harmonieusement l’un avec l’autre dans la conscience, alors même que chacun pris à part est étranger au domaine de l’art. Voici un pot de fleurs vide sur une fenêtre : il n’a rien de beau. Vous respirez, en marchant, un parfum de réséda, et vous n’éprouvez guère qu’une sensation agréable. Repassez près de la fenêtre : le pot de fleurs renferme maintenant une plante, un modeste réséda dont l’odeur vous arrive. La plante vit, et son parfum est comme un signe de sa vie ; le pot de fleurs lui-même semble participer à cette vie et s’est embelli en s’embaumant.
On peut presque à volonté faire passer tour à tour une même sensation du domaine du simple plaisir dans le domaine du plaisir esthétique, ou de celui-ci dans celui-là. Si, par exemple, vous entendez de la musique sans l’écouter, en pensant à autre chose, ce ne sera guère pour vous qu’un bruit plus ou moins agréable, quelque chose comme un parfum respiré sans y penser ; écoutez, le bruit agréable, deviendra esthétique, parce qu’il éveillera des échos dans votre conscience entière ; soyez distrait de nouveau, et la sensation, s’isolant, se fermant, redeviendra simplement agréable. De même, en face de certains paysages que l’œil contemple avec un sentiment banal d’aise et de facilité, il faut un réveil de la conscience et de la volonté pour faire naître le véritable sentiment L’admiration esthétique est, dans une certaine mesure, une œuvre de volonté.
On le voit,, le beau est un agréable plus complexe et plus conscient, plus intellectuel et plus volontaire ; le sentiment du beau, c’est la jouissance immédiate d’une vie plus intense et plus harmonieuse, dont la volonté saisit immédiatement l’intensité et dont l’intelligence perçoit immédiatement l’harmonie. Dans tout sentiment de jouissance comme tel et considéré en lui-même, il y a déjà une certaine intensité de vie et une certaine harmonie ; il y a donc déjà un rudiment de valeur esthétique ; mais ce sentiment ne devient vraiment esthétique que quand l’intelligence perçoit spontanément l’harmonie même qu’il enveloppe et quand la volonté eh mesure spontanément l’intensité. Il faut que notre conscience entière soit intéressée et en action, mais sans raisonnement et sans calcul, de manière à éprouver immédiatement et spontanément une jouissance tout à la fois sensitive et volontaire.
Précisément parce que nous identifions le beau avec l’agréable intellectuel, nous ne pouvons songer à l’identifier avec l’utile, qui diffère si souvent de l’agréable même. L’utile est un ensemble de moyens en vue de la jouissance à venir ; il n’est donc pas l’agréable, mais la recherche parfois pénible de l’agréable. Or le beau doit plaire immédiatement.
Dans nos Problèmes d’esthétique contemporaine, nous avons montré que le sentiment de l’utile n’exclut pas toujours le plaisir du beau ; nous avons réfuté ainsi certaines exagérations de Kant et des évolutionnistes, qui rejettent de la beauté toute finalité, même immédiatement sentie. Selon nous, l’utilité peut constituer parfois dans les objets un premier degré de beauté très inférieure ; mais l’utilité n’est belle que dans la mesure où elle ne s’oppose pas à l’agréable, où elle est même pour ainsi dire de l’agréable fixé, de l’agréable pressenti : il faut que l’utile nous fasse jouir d’avance d’un effet qui charme. L’agréable et le beau peuvent toujours subsister indépendamment de l’utile, comme le plaisir et le bonheur à part de l’intérêt, qui n’est qu’un calcul de moyens intermédiaires. Si donc nous croyons que tout ce qui est utile, c’est-à-dire adapté à une certaine fin, ordonné pour cette fin, apporte par cela même à l’intelligence une satisfaction et acquiert ainsi quelque degré de beauté, loin de nous la pensée que tout ce qui est beau doive, pour être admiré, justifier d’une utilité pratique, et qu’on doive, par exemple, connaître « l’emploi d’un vase antique » avant de le trouver beau. De même, pour reprendre un exemple de M. Havet, nous ne saurions hésiter entre la beauté douteuse et, en tous cas, bien élémentaire du bec de gaz lançant son faisceau ; de clarté en forme de papillon, — beauté associée à des éléments désagréables, a des lignes anguleuses et rigides, — et l’immortelle grâce d´une statue lumineuse dressant, sa torche, sorte de Lucifer vivant. On peut, comme dans l’architecture, arriver au beau par l’utile ; mais quand l’esthéticien tient déjà le beau, il n’a pas à chercher l’utile, sinon par surcroît et par une sorte de luxe à rebours.
La beauté très primitive inhérente à l’utilité, en tant qu’ensemble de moyens et de fins bien ordonnés, apparaît, surtout quand cette utilité est plus visible et quand l’objet utile, mis en action, prouve immédiatement devant nous son usage. Un arc est beau, lançant sa flèche ; le bouclier d’Ajax avec ses sept peaux de bœuf était beau dans la mêlée, arrêtant comme un mur tous les projectiles ; les poulies compliquées, des puits de Vérone, près du vieux palais des Scaliger, prennent une certaine beauté lorsqu’on les voit soulever le seau ruisselant jusqu’aux plus hautes fenêtres du palais ; un levier semble beau aussi quand il soulève un rocher, et ensuite, si on le regarde au repos, on ne lui refusera plus un certain caractère, esthétique par, la vision anticipée de son effet. Cette sorte de beauté propre à l’utile peut aller s’accentuant à mesure que s’accentue la parfaite adaptation de l’objet à son usage. Par malheur, plus un objet est approprié à un usage défini, plus il a chance de ne l’être qu’à celui-là, et de devenir inutile, désagréable ou même franchement laid sous tous les autres rapports : une plume de fer, qui ne manque pas d’une certaine grâce quand on la voit courir légèrement sur le papier, est pourtant beaucoup moins esthétique qu’une plume d’oie grinçante qui, inférieure peut-être sous un seul rapport, celui de son usage précis, aura la grande supériorité d’être une plume d’oiseau, blanche, transparente et vivante. De presque là une antinomie entre la beauté très restreinte de l’utile tous les autres genres plus larges de libre beauté. C’est cette antinomie que rencontrent les architectes et les ingénieurs. Plus on augmente l’utilité d’une chose, plus on restreint en général sa beauté possible, eu la circonscrivant pour ainsi dire dans les côtés uniques par où cette chose peut être utile ; cette beauté, quelque restreinte, quelque consente qu’elle soit, peut encore exister sans doute, mais à une condition : c’est que l’objet où elle existe ne devienne pas le siège d’associations franchement désagréables.
En résumé, l’utile n’est beau que par l’élément intellectuel de finalité aperçue et par l’élément sensible de satisfaction éprouvée d’avance ; il est une anticipation de l’agréable la par perception d’un ensemble de moyens bien ordonnés pour cette fin ; il satisfait donc l’intelligence et la volonté, et il peut aussi, dès à présent, satisfaire la sensibilité ; quand ce triple résultat se produit, quand l’utile nous transporte d’avance au terme et au but, la finalité devient beauté. Il est à remarquer que l’utile a ordinairement un côté social, et par là encore il acquiert un certain degré élémentaire de beauté, car nous sympathisons avec tout ce quia un but social et humain, avec, tout ce qui est ordonné en vue de la vie humaine, surtout de la vie collective.
Si, des rudiments du beau, nous nous élevons à son plus haut développement, le côté social de la beauté va croissant et finit par tout dominer. La solidarité et la sympathie, des diverses parties du moi nous a semblé constituer le premier degré de l’émotion esthétique ; la solidarité sociale et la sympathie universelle va nous apparaître comme le principe de l’émotion esthétique la plus complexe et la plus élevée. D’abord, il n’y a guère d’émotion esthétique sans une émotion sympathique, et pas d’émotion sympathique sans un objet avec lequel on entre en société d’une manière ou d’une autre, qu’on personnifie, qu’on revêt d’une certaine unité et d’une certaine vie. Donc, pas d’émotion esthétique en dehors d’un acte de l’intelligence par lequel on anthropomorphise plus ou moins les choses en faisant de ces choses des êtres animés, et les êtres animés en les concevant sur le type humain.
Les abstractions mêmes ont besoin de paraître vivre pour devenir belles. On a dit qu’une suite de raisonnements abstraits est esthétique en elle-même. Soit, parce qu’elle est déjà une harmonie ; mais ce qui la rend surtout esthétique, c’est le côté humain et sympathique de cette harmonie. Supposons une série de raisonnements abstraits sur des objets abstraits, par exemple une suite de théorèmes d’algèbre. Ce que nous y admirerons, ce ne sera pas une intelligence purement dépouillée et nue, mais une intelligence suivant une direction, se proposant un but, faisant effort pour y arriver, écartant les obstacles, une volonté enfin et, qui plus est, une volonté humaine, avec laquelle nous sympathisons, dont nous aimons la lutte, les efforts, le triomphe. Il y a quelque chose de passionné et de passionnant dans une suite de raisonnements aboutissant à une vérité découverte, et c’est par ce côté qu’elle est esthétique ! Un exercice purement abstrait de l’intelligence, sans un éveil correspondant du désir et de toutes les forces de l’être, n’eût pu aussi bien faire oublier à Pascal un mal de dents. Comme la volonté et la sensibilité, l’imagination même est intéressée dans le raisonnement le plus abstrait, et la preuve, c’est que nous nous figurons toujours le raisonnement : c’est une véritable construction que nous voyons s’élever devant nous, tantôt une échelle dont nous montons ou descendons les degrés, tantôt un savant arrangement de lignes concentriques de circonvolution. Raisonner, c’est marcher, c’est monter, c’est conquérir. Le raisonnement peut être abstrait des choses sans être le moins du monde abstrait de notre, personnalité, abstrait de nous-mêmes ; on peut se mettre tout entier dans un théorème, et par là, ajoutons-le, on y fait bien entrer quelque chose du monde concret, et même tout le monde que nous portons en nous.
Les objets que nous appelons inanimés sont bien plus vivants que les abstractions de la science, et c’est pour cela qu’ils nous intéressent, nous émeuvent, nous font sympathiser avec eux, par cela même éveillent des émotions esthétiques. Un simple rayon de soleil ou de lune nous touche s’il évoque dans notre pensée les figures souriantes des deux astres amis.
Prenons pour exemple le paysage : il nous apparaîtra comme une association entre l’homme et les êtres de la nature.
1° Pour goûter un paysage, il faut s’harmoniser avec lui. Pour comprendre le rayon de soleil, il faut vibrer avec lui ; il faut aussi, avec le rayon de lune, trembler dans l’ombre du soir ; il faut scintiller avec les étoiles bleues ou dorées ; il faut, pour comprendre la nuit, sentir passer sur nous le frisson des espaces obscurs, de l’immensité vague et inconnue. Pour sentir le printemps, il faut avoir au cœur un peu de un peu de la légèreté de l’aile des papillons, dont nous respirons la fine poussière répandue en quantité appréciable dans l’air
2° Pour printanier, comprendre un paysage, nous devons l’harmoniser avec nous-même, c’est-à-dire l’humaniser. Il faut animer la nature, sans quoi elle ne nous dit rien. Notre œil a une lumière propre, et il ne voit que ce qu’il éclaire de sa clarté.
3° Par cela même nous devons introduire dans le paysage une harmonie objective, y tracer certaines grandes lignes, le rapporter à des points centraux, enfin le systématiser. Les vrais paysages sont aussi bien au dedans de nous qu’au dehors : nous y collaborons, nous les dessinons pour ainsi dire une seconde fois, nous repensons plus clairement la pensée vague de la nature. Le sentiment poétique n’est pas né de la nature, c’est la nature même qui en sort transformée en une certaine mesure. L’être vivant et sentant prête aux choses son sentiment et sa vie. Il faut être déjà poète en soi-même pour aimer la nature : les larmes des choses, les lacrymae, rerum, sont nos propres larmes. On a dit que le paysage est un « état d’âme » ; ce n’est pas encore assez ; il faut dire au pluriel, pour exprimer cette communication sympathique et cette sorte d’association entre nous et l’âme des choses : le paysage est un état d’âmes. Si le sentiment de la nature est déjà un sentiment social, à plus forte raison tous les sentiments esthétiques excités par nos semblables auront-ils le caractère de sociabilité. En s’élevant, le sentiment du beau devient de plus en plus impersonnel. L’émotion morale la plus haute est, elle aussi, une émotion sociale, mais elle se distingue de l’émotion esthétique par le but qu’elle poursuit et impose à la volonté : réaliser dans l’individu et dans la société les conditions de la vie la plus sociale et la plus universelle. Le sentiment moral est essentiellement actif, et, comme dit Kant, téléologique. Sans exclure entièrement de l’émotion esthétique l’activité et même la finalité, nous avons cependant reconnu que cette émotion est le sentiment d’une solidarité déjà existante, soit commencée, soit achevée, et non d’une solidarité à établir ; elle est l’harmonie sentie et non l’harmonie voulue, cherchée avec effort ; elle est la sympathie sociale déjà maîtresse de notre cœur, le retentissement en nous de la vie collective, universelle. On pourrait dire que le beau est le bien déjà réalisé, et que le bien moral est le beau à réaliser dans l’individu ou dans la société, humaine. Le bien moral, pour parler comme les théologiens, est le règne de la loi ; le beau est ou le règne de la nature, ou le règne de la grâce, car la nature, c’est la solidarité imparfaite, mais déjà réelle ; la grâce, c’est la solidarité parfaite et réelle, soit entre les diverses parties d’un même être, soit entre les divers êtres : tous en un, un en tous. Aussi les plaisirs qui n’ont rien d’impersonnel n’ont ils rien de durable ni de beau : le plaisir qui aurait, au contraire, un caractère tout à fait universel, serait éternel ; et étant l’amour, il serait-la grâce. C’est dans la négation de l’égoïsme, négation compatible avec la vie même, que l’esthétique, comme la morale, doit chercher ce qui ne périra pas.
III — L’émotion artistique et son caractère social
Nous avons vu que l’émotion esthétique, causée par la beauté, se ramène en nous à une stimulation générale et, pour ainsi dire, collective de la vie sous toutes ses formes conscientes (sensibilité, intelligence, volonté) ; maintenant, de quelle manière définirons-nous l’émotion artistique, celle que cause l’art ?
L’art est un ensemble méthodique de moyens pour produire cette stimulation générale et harmonieuse de la vie consciente qui constitue le sentiment du beau. L’art peut, pour cela, se servir seulement des sensations, qu’il gradue d’une manière plus ou moins ingénieuse, des saveurs, des odeurs, des couleurs. Tels sont les arts tout à fait élémentaires dont parle Platon dans le Gorgias, comme la parfumerie et aussi la polychromie. Ces arts ne cherchent pas à créer la vie ou à paraître la créer, ils se bornent à prendre des produits tout faits de la nature, qu’ils ne modifient que très superficiellement et sans les soumettre à une réorganisation profonde. Ce sont pour ainsi : dire des arts inorganiques, aussi peu expressifs de la vie qu’il est possible. N’oublions pas d’ailleurs que, pour être absolument inexpressive, une sensation devrait être isolée, détachée dans l’esprit ; il n’en est pas une de ce genre, et la cuisine même peut acquérir par association quelque valeur représentative : une salade appétissante est un petit coin de jardin sur la table et comme un résumé de la vie des champs ; l’huître dégustée nous apporte une goutte d’eau de l’Océan, une parcelle de la vie de la mer.
Les arts vraiment dignes de ce nom procèdent d’une manière toute différente : pour eux, la sensation pure et simple n’est pas le but ; elle est un moyen de mettre l’être sentant en communication et en société avec une vie plus ou moins semblable à la sienne ; elle est donc essentiellement représentative de la vie, et de la vie collective.
Analysons le plaisir que nous cause, dans l’art, cet élément essentiel qui est l’imitation de la vie.
Le premier élément est le plaisir intellectuel de reconnaître les objets par la mémoire. Nous comparons l’image ; que nous fournit l’art avec celle que nous fournit le souvenir ; nous approuvons ou nous critiquons. Ce plaisir, réduit à ce qu’il a de plus intellectuel, subsiste jusque dans la contemplation d’une carte de géographie. Mais il s’y mêle, d’habitude beaucoup d’autres plaisirs d’un caractère plus sensitif : en effet, l’image intérieure fournie par le souvenir se trouve ravivée au contact de l’image extérieure, et devant toute œuvre de l’art nous revivons une portion de notre vie. Nous retrouvons un fragment de nos sensations, ; de nos sentiments, de notre visage intérieur dans toute ; imitation par un être humain de ce qu’il a senti et perçu comme nous. Une œuvre d’art est toujours par quelque côté un portrait, et dans ce portrait, en y regardant bien, nous reconnaissons quelque chose de nous. C’est la part du plaisir sensitif « égotiste », comme dit Comte en son jargon.
Le deuxième élément est le plaisir de sympathiser avec l’auteur de l’œuvre d’art, avec son travail, ses intentions suivies de réussite, son habileté. Nous avons aussi le plaisir, corrélatif de sentir et de critiquer ses défaillances. L’art est un des déploiements les plus remarquables de l’activité humaine, c’est la forme du travail la plus difficile et où l’on met : le plus de soi, c’est donc celle qui mérite le plus d’éveiller l’intérêt et la sympathie. Aussi l’artiste est-il rarement oublié : par nous dans la contemplation de l’œuvre d’art. La part que la difficulté vaincue a encore aujourd’hui dans notre admiration était d’ailleurs plus grande pour l’art naissant. La première œuvre de l’art humain, en effet, a été l’outil, hache ou couteau de pierre, et ce qui fut d’abord admiré dans l’outil, c’était l’industrie de l’artisan aboutissant, à travers la difficulté vaincue, à la réalisation d’une utilité. L’industrie, après avoir été ainsi l’art primitif des hommes, s’est subtilisée toujours davantage : elle a travaillé sur des matériaux de moins en moins grossiers, depuis le bois et le silex, façonnés par l’artisan des premiers âges, jusqu’aux couleurs mêlées de nos jours sur la palette du peintre ou aux phrases arrangées par le poète et l’écrivain. Néanmoins l’habileté de main se fait toujours plus ou moins sentir en toute œuvre d’art ; dans les œuvres de décadence, elle devient presque le seul mérite. A ce moment le public, blasé et refroidi, sympathise moins avec les êtres mis en scène par l’auteur d’une œuvre qu’avec l’auteur lui-même ; c’est une sorte de monstruosité, qui permet pourtant de voir dans un grossissement le phénomène habituel de sympathie ou d’antipathie pour l’artiste, inséparable de tout jugement sur l’art.
Le troisième élément est le plaisir de sympathiser avec les êtres représentés par l’artiste. Il y a aussi, dans l’art, un élément de plaisir tiré d’une antipathie mêlée parfois de crainte légère, que compense le sentiment de l’illusion. Ce genre de plaisir en face des œuvres d’art peut être éprouvé même par des singes, qui font des grimaces de satisfaction et d’affection devant l’image d’animaux de leur espèce, qui se fâchent ou prennent peur devant celle d’autres animaux. Remarquons d’ailleurs que les arts primitifs, aussi bien la poésie que le dessin et la sculpture, ont toujours commencé par la figuration des êtres animés ; ils ne se sont attachés que beaucoup plus tard à reproduire le milieu inanimé où ces êtres se meuvent. Encore aujourd’hui, c’est toujours l’homme ou le côté humain de la nature qui nous touche dans toute description littéraire ou reproduction de l’art.
L’émotion artistique est donc, en définitive, l’émotion sociale que nous fait éprouver une vie analogue à la nôtre et rapprochée de la nôtre par l’artiste : au plaisir direct des sensations agréables (sensation du rythme des sons ou de l’harmonie des couleurs) s’ajoute tout le plaisir que nous tirons de la stimulation sympathique de notre vie dans la société avec les êtres d’imagination évoqués par l’artiste. Voici un fil qu’il s’agit d’électriser, le physicien ne peut pas entrer en contact direct avec lui ; comment s’y prendra-t-il ? Il a un moyen d’y faire passer un courant dans la direction qu’il voudra : c’est d’approcher de ce fil un autre fil où circulera un courant électrique ; le premier fil s’électrisera aussitôt par induction. Ce fil qu’il s’agit d’aimanter sans contact, où il faut de loin réussir à faire courir des vibrations dans une direction connue d’avance, c’est chacun de nous, c’est chacun des individus qui constituent le public de l’artiste. Le poète ou l’artiste ont pour tâche de stimuler la vie en la rapprochant d’une autre vie avec laquelle elle puisse sympathiser : c’est une stimulation indirecte, par induction. Vous ne savez point ce que c’est que d’aimer, l’artiste vous forcera à éprouver toutes les émotions de l’amour ; comment ? en vous montrant un être qui aime. Vous regarderez, vous écouterez, et, dans la mesure du possible, vous-même vous aimerez. Tous les arts, en leur fond, ne sont autre chose que des manières multiples de condenser l’émotion individuelle pour la rendre immédiatement transmissible à autrui, pour la rendre sociable en quelque sorte. Si je suis ému par la vue d’une douleur représentée, comme dans le tableau de la Veuve du soldat, c’est que cette parfaite représentation me montre qu’une âme a été comprise et pénétrée par une autre âme, qu’un lien de société morale s’est établi, malgré les barrières physiques, entre le génie et la douleur avec laquelle il sympathise : il y a donc là une union, une société d’âmes réalisée et vivante sous mes yeux, qui m’appelle moi-même à en faire partie, et où j’entre en effet de toutes les forces de ma pensée et de mon cœur. L’intérêt que nous prenons à une œuvre d’art est la conséquence d’une association qui s’établit entre nous, l’artiste et les personnages de l’œuvre ; c’est une société nouvelle dont on épouse les affections, les plaisirs et les peines, le sort tout entier.
Enfin à l’expression vient s’ajouter la fiction, pour multiplier à l’infini la puissance contagieuse des émotions et des pensées. Par cette fiction dont se servent les arts, nous devenons accessibles non seulement à toutes les souffrances et à toutes les joies des êtres réels vivant autour de nous, mais à toutes celles d’êtres possibles. Notre sensibilité s’élargit de toute l’étendue du monde créé par la poésie. Aussi l’art joue-t-il un ◀rôle considérable dans cette pénétrabilité croissante des consciences qui marque chaque progrès de l’évolution. Alors se crée un milieu moral et mental où nous sommes constamment baignés et qui se mêle à notre vie propre : dans ce milieu, l’induction réciproque multiplie l’intensité de toutes les émotions et celle de toutes les idées, comme il arrive souvent dans les assemblées, où un grand nombre d’hommes réunis sont en communication de sentiments et de pensées.
Le mouvement est le signe extérieur de la vie, comme l’action, c’est-à-dire le mouvement voulu, en est le signe intérieur ; il est de plus le grand moyen de communication entre les êtres. Aussi tous les arts se résument-ils dans l’art de produire ou de simuler le mouvement et l’action, et par là de provoquer en nous-mêmes des mouvements sympathiques, des germes d’actions. La musique est du mouvement rendu sensible à l’oreille, une vibration de la vie propagée d’un corps à l’autre. Le rythme le plus primitif, le simple roulement des coups frappés par nos doigts ou par le tambour, c’est encore le mouvement et la vie, car le rythme est la représentation d’une marche, d’une course, d’une danse, des battements du cœur. La sculpture et la peinture, — le vieux Socrate en a fait la remarque, — ont pour objet les modifications de la forme par le mouvement. Les couleurs ont d’ailleurs par elles-mêmes, comme le fait observer Fechner, une valeur symbolique, expressive de la vie et des sentiments, par conséquent des mouvements mêmes. L’architecture est l’art d’introduire le mouvement dans les choses inertes ; construire, c’est animer. L’architecture, en premier lieu, organise les matériaux, les met en ordre ; en second lieu, elle les soumet à une sorte d’action d’ensemble qui élève d’un seul mouvement l’édifice au-dessus du sol et, par l’harmonie des lignes, la continuité du jet ascensionnel, rend léger ce qui est pesant, fait monter et tenir debout, dans la position de la vie, ce qui tend à s’affaisser, à s’écraser. M. Sully-Prudhomme remarque avec justesse que la beauté architecturale ne va pas sans un certain allégement de la matière ; le laid, en architecture, c’est au contraire ce qui est écrasé, lourd, ce qui est tout ensemble inorganisé et inerte.
En résumé, l’art est une extension, par le sentiment, de la société à tous les êtres de la nature, et même aux êtres conçus comme dépassant la nature, ou enfin aux êtres fictifs créés par l’imagination humaine. L’émotion artistique est donc essentiellement sociale ; elle a pour résultat d’agrandir la vie individuelle en la faisant se confondre avec une vie plus large et universelle. Le but le plus haut de l’art est de produire une émotion esthétique d’un caractère social.