Sarah Bernhardt
Mais si les poètes, à l’instigation de Sarah Bernhardt, se sont trop vite adaptés aux mœurs du théâtre il n’en est pas moins vrai qu’ils ont reçu d’elle, une secousse salutaire et qu’elle les a tirés de la torpeur de leur Tour d’ivoire où ils s’enfermaient trop volontiers, en leur rappelant qu’il y avait autour d’eux des oreilles attentives à conquérir. Elle leur a donné le sens de l’émulation. Ce n’est peut-être pas entièrement sa faute si certains, passant d’un extrême à l’autre, ont glissé si vite sur la pente des concessions, et ont déserté les hautes entreprises pour les spéculations commerciales. Ce qui demeure, à la louange de Sarah Bernhardt, c’est qu’elle a répandu le goût des beaux vers que transfigure la musique de sa voix, la flamme de son génie et la noblesse de son maintien. La nature l’a merveilleusement douée. Un statuaire grec, disait Banville, voulant symboliser l’Ode, l’eût choisie pour modèle. À l’heure qui nous occupe, elle vient de prendre possession avec éclat de la scène du Théâtre-Français. À triompher dans les rôles de Phèdre et d’Andromaque, elle nous fera aimer Racine qu’elle a sorti de l’exil où l’avait confiné l’anathème romantique et sèmera ainsi les germes d’une future renaissance classique. Comment cette femme admirable, d’une activité dévorante, artiste jusqu’au bout des ongles, ne se serait-elle pas imposée impérieusement à l’élite de son temps et n’y eût-elle pas marqué son empreinte ? Elle est vibrante, inquiète, nostalgique. On sent en elle le besoin de vêtir chaque jour une âme nouvelle, le désir d’écarter la Réalité navrante et de s’évader chaque soir
Vers les horizons bleus dépassés le matin.
Elle sera Doña Sol, Phèdre, Andromaque, Cléopâtre, Marguerite, Ophélie. Elle fera revivre
aux yeux des foules le fantôme des héroïnes évanouies. Son temps haletant la suit et
l’applaudira quand, pour résumer et sceller toutes les aspirations éparses de l’heure,
elle évoquera les splendeurs du Bas-Empire, bâtira au milieu de nos brouillards
industriels, un décor fleuri et somptueux de Byzance et dressera sur les imaginations
éblouies l’image de Théodora, impératrice d’Orient. Là s’épanouira son souci de plastique,
son goût des longs voiles, des tissus précieux, des dalmatiques et des étoles orfévrées
qui va révolutionner la
mode. Elle sera « l’Empire à la fin de la
décadence »
, comme Verlaine, et les poètes nouveaux la suivront des yeux comme
une éblouissante vision de rêve. La Poésie illumine tout ce qu’elle touche. Elle prêtera
un cachet d’art même aux vulgaires affiches de son spectacle pour lesquelles elle
mobilisera des talents neufs : Orazi, Grasset, Mucha. À son geste, on verra les murs
éteints flamboyer d’un enchantement de couleurs. Elle y apparaîtra figée dans une pose
hiératique d’idole, de sainte de vitrail, de panagia byzantine, les mains chargées de
bagues, les bras débordants de palmes et de fleurs. Musa inspiratrix,
c’est le nom que lui donne Spindler dans cette icône où il la montre de profil, vêtue du
peplum antique, ses cheveux dénoués casqués de lauriers. C’est véritablement la Muse. Elle
inspire à Edmond Rostand sa Princesse lointaine. Elle s’apparente, en
image, à la Madone de Baudelaire, à l’Hérodiade de
Mallarmé. Elle semble l’illustration vivante de tous ces poèmes, obsolètes et polychromes,
en train d’éclore de toutes parts, pleins de lys, d’alérions, de clairs de lune, de sphinx
et de centaures, et elle captivera les chevaucheurs de nuées et de chimères par la grâce
imprévue et troublante de ses travestis, évoquant la vision de l’Androgyne, du Surêtre
asexué, de l’Ange impollu, ce qui lui vaudra l’hommage d’un poète exquis et
précieux, l’arbitre des élégances, le nouveau Pétrone, l’un des adeptes de l’esthétique
nouvelle, chez qui Huysmans a pris l’idée de son Des Esseintes : le comte Robert de
Montesquiou :
REVIVISCENCE2
Les Héroïnes disparaissent en cohortesComme si les chassait un étrange aquilon :Sombre Lorenzaccio, pâle Hamlet, blanc Aiglon,Un jeune homme renaît des jeunes femmes mortes.
Le Florentin éphèbe a des faiblesses fortes,Le Sphinx du Danemark meurt sous un sort félon ;Un sinistre palais du lugubre salonSur le blond fils de l’Aigle a refermé ses portes.
Une grâce de femme est dans ces trois enfants :C’est que tous trois sont faits, vaincus ou triomphants,Des grâces de Sarah qui fait toutes les femmes.
Et Phèdre et Jeanne d’Arc palpitent dans la chairDe ce Lorenzaccio qui prépare les lamesDe l’Hamlet, Aiglon noir, de l’Aiglon, Hamlet clair.
Ainsi Sarah Bernhardt a joué un rôle dans révolution symboliste en se pliant à son esthétique extérieure et en la diffusant.
En attendant, les poètes de la Renaissance exaltent Baudelaire. On sent que sa mémoire leur est chère et l’emprise sur les cerveaux de ce génie, encore si contesté, et que les symbolistes brandiront comme un drapeau, s’avère chaque jour grandissante.
En 1873 parurent trois volumes auxquels d’ailleurs personne ne prit garde, mais qui auront une grande répercussion sur le mouvement symboliste :
Une Saison en enfer, d’Arthur Rimbaud ;
Les Amours jaunes, de Tristan Corbière ;
Le Coffret de Santal, de Charles Cros.
En 1874, Cros publie la Revue du Monde nouveau, qui n’eut que quelques numéros, mais où collaboraient Stéphane Mallarmé, Léon Dierx, Villiers de l’Isle-Adam, Germain Nouveau, Zola.