(1900) La vie et les livres. Cinquième série pp. 1-352
/ 2317
(1900) La vie et les livres. Cinquième série pp. 1-352

Théophile Gautier.
Pages choisies publiées par Paul Sirven.

M. Émile Bergerat, dans une oraison funèbre consacrée à la mémoire de Théophile Gautier, son beau-père, a écrit cette phrase mélancolique et grondeuse :

« Certaines œuvres ne sont pas pour le public, et celle de Gautier est du nombre. Sans doute il1 y viendra, mais pour le moment il en est aux romans charabiatés, et le style du Petit Journal lui mesure sa manne littéraire. À l’heure où il aura besoin d’un Morceaux choisis de Théophile Gautier, il se trouvera bien quelque professeur pour le lui tailler en plein drap, moyennant deux francs cinquante. »

Cette boutade un peu colérique de Caliban — boutade qui contient d’ailleurs une part de vérité — a dû surprendre plus d’un lecteur. M. Émile Bergerat devrait être informé tout le premier de ce qui concerne le célèbre auteur du Capitaine Fracasse. Or, ce professeur, dont le sacrilège, d’ailleurs peu lucratif, est voué d’avance aux Érinnyes, ce professeur existe, et il a peut-être déjà touché aux caisses d’un éditeur sans scrupules le prix de son forfait. Je le dénoncerai, ce professeur cruel, cet universitaire-goule, ce normalien-vampire. C’est M. Paul Sirven, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé des lettres, professeur de rhétorique à l’École alsacienne2.

Ce qui absout M. Paul Sirven, c’est qu’en commettant son crime il a cru bien faire. Il a péché par excès d’amour et de piété pour le bon Théo. Ayant savouré la sensualité inquiétante de Mademoiselle de Maupin, les magnificences de Fortunio, l’étonnante et authentique égyptologie du Roman de la momie — approuvée par Maspero, — les chinoiseries exquises du Pavillon sur l’eau, les reflets et les chatoiements des Émaux et camées, il a voulu, par un élan de généreux prosélytisme, faire goûter au public les délices des sources troublantes où il s’était silencieusement abreuvé.

Mais, hélas ! le public, souvent épars en d’oisives villégiatures, le public, désarticulé par la bicyclette et tiraillé par la passion du kodak ou du vérascope, ne peut plus déguster le nectar idéal qu’à petites gorgées. Il faut lui mesurer la poésie au pèse-gouttes. M. Paul Sirven n’hésita pas. Il entreprit d’extraire la quintessence des floraisons prodigues où s’est épanoui luxueusement le talent superbement verbal de Théophile Gautier.

Il a disposé — comme des fioles d’élixir sur l’étagère d’un alchimiste — une série d’échantillons : descriptions précises et vastes, figures d’hommes et de bêtes, paysages réfléchis en des miroirs magiques, vif-argent où se dessinent des arabesques, or liquide où s’est concentrée la splendeur des aurores, clartés vermeilles où flamboie la pourpre des couchants, lueurs laiteuses où s’irise l’opale des clairs de lune, nuances indécises où la blancheur des perles se fond avec la nacre rosée des coquillages, étincelles où scintille le rayonnement des étoiles, spirales où se déroulent les volutes des vagues, féerie de lumière où le feu des pierres précieuses s’incruste en de merveilleuses orfèvreries…

Je crois que rien d’essentiel ne manque à ce musée. M. Paul Sirven, complaisant cicérone, se tient devant son exposition et invite les passants par une « introduction » où M. Émile Bergerat est abondamment cité, en compagnie de M. Edmond de Goncourt. Car les professeurs de la jeune Université ont coutume d’être magnanimes envers leurs contempteurs. Qui sait si le public, séduit par cette bonne grâce, touché par ce ton d’admiration élégante et indépendante, ne sera pas tenté, malgré son apathie, de dépasser le vestibule et d’entrer dans le temple afin d’en compter tous les trésors ?

Je serais ravi de ce bon mouvement. Je sais bien que le terrible M. Scherer n’a pas craint d’appeler Théophile Gautier « l’écrivain le plus étranger qui fut jamais à toute conception élevée de l’art, aussi bien qu’à tout emploi viril de la plume ». Mais M. Scherer ne pouvait s’entendre avec l’homme au « pourpoint rose » et au « gilet rouge ». Je n’ignore pas que M. Émile Zola3 partagea, sur ce point, l’avis de Scherer, et que M. Brunetière4 se rangea, lui aussi, de ce côté.

M. Brunetière affirme qu’« on pourrait, dans une histoire de la littérature contemporaine, oublier ou négliger, sans qu’il y parût seulement, l’œuvre presque entière de Théophile Gautier5 ».

N’importe. Le culte de Théophile Gautier est une de mes dévotions les plus anciennes et les plus tenaces. J’éprouve une grande joie à voir son nom, qui longtemps brilla confusément parmi des pléiades, sortir enfin hors de pair et briller au premier rang des accessits, à distance respectueuse des plus grands noms de ce siècle, mais dans le voisinage de Victor Hugo, de Musset, de Lamartine, de Vigny.

M. Henry Houssaye, dînant aux Ambassadeurs avec M. Edmond de Goncourt, le 20 août 1886, constatait avec une certaine amertume « l’amoindrissement de la gloire de Théophile Gautier, en train de disparaître sous celle de Flaubert6 ». Je crois que ces deux noms peuvent vivre côte à côte, sans se gêner mutuellement. On ne peut les séparer l’un de l’autre. Gustave Flaubert fut disciple de Théophile Gautier, au moins autant que de Victor Hugo. Dès le collège, il fut romantique et « moyenâgeux » à la façon de l’auteur des Jeune-France. Le futur auteur de Salammbô, élève du lycée de Rouen, apercevait, en songe, tout le décor chatoyant, hérissé, touffu, où s’installa d’abord le poète des Émaux et camées. C’était, dans une perspective lointaine et bleuâtre, un mirage de vitraux, de clochetons, de créneaux et de mâchicoulis… Un choc d’armures voisinait avec un frisson de bannières éployées… Une procession de saints et de saintes défilait sur la frise des châsses gothiques, ou sur le tympan des portails1.

Le jeune Flaubert aimait les estampés de ce Célestin Nanteuil, que Théophile Gautier définissait ainsi : « Un de ces longs anges thuriféraires ou joueurs de sambucque qui habitent les pignons des cathédrales et qui serait descendu par la ville au milieu des bourgeois affairés, tout en portant son nimbe plaqué derrière la tête, en guise de chapeau, mais sans avoir le moindre soupçon qu’il n’est pas naturel de porter une auréole dans la rue. »

Flaubert aima, comme Théophile Gautier, l’orientalisme forcené de Gérard de Nerval et les mélodrames de Bouchardy, aussi enchevêtrés que les lianes des forêts vierges ou que les ciselures des cathédrales.

Le romancier de Madame Bovary fut, avant tout, un artiste, et un artiste à la façon de Gautier.

Si l’on a pu, quelquefois, sacrifier celui-ci à celui-là, il est vrai de dire que Gautier fut souvent sacrifié à certains qui ne valaient pas Flaubert, avant que le recul des années, l’oubli des polémiques, la prompte agonie des réputations éphémères, l’impérieuse vertu des œuvres fortes eussent éliminé peu à peu l’encombrement des médiocres, et permis à la postérité d’écarter la foule des gens de lettres qui, par des moyens étrangers à la littérature, occupèrent l’attention de leurs contemporains.

J’ai déniché, un jour, parmi les vieilleries du manoir de la Villebague, près de Saint-Coulomb, en Bretagne, un document fort instructif. C’est un tableau où sont représentées, en une sorte de cortège triomphal, toutes les gloires dont la France s’enorgueillissait au commencement de l’année 1854. Cela s’appelle le Panthéon Nadar. Panthéon très hospitalier. Le nombre des personnes admises dans ce sanctuaire atteint le chiffre de deux cent soixante-neuf. Certes, je retrouve dans cette cohue le profil aigu de Lamartine, le front colossal de Victor Hugo, le grand nez inquiet de Musset et sa chevelure de saule pleureur, Vigny avec sa face rasée de clergyman, Dumas père et fils, Michelet, Chateaubriand qui voisine cordialement avec Frédéric Soulié, Proudhon, modeste, à côté de Sarrans jeune, Guizot tournant le dos à Ricourt, Jules Simon éclipsé par le docteur Yvan, Baudelaire non loin de Benjamin Tilleul. Voici Edmond About, déjà célèbre. Mais Taine et Renan ne sont pas encore sortis de la pénombre où ils creusent leur sillon. Je cherche vainement la calotte de Sainte-Beuve, la redingote de Mérimée, la belle figure aveugle d’Augustin Thierry. Mais je puis saluer, si le cœur m’en dit, M. Charles Brifaut, de l’Académie française, M. Vachette, M. Lurine, auteur d’Ici l’on aime, M. Crétineau-Joly, M. Watripon, M. Furpille… Ces noms me donnent froid dans le dos. Je songe à des gens dont le nom s’étale maintenant dans les journaux le lendemain des « premières » ou des réceptions académiques. Je crains pour eux l’indifférence et l’ironie de nos fils.

Le pauvre Théo figure dans cette illustre assemblée. Je l’aperçois, barbu et chevelu, un peu triste, l’œil morne, les joues tombantes, l’air fatigué. Devant lui, l’insupportable Jules Janin, en gilet blanc, les mains dans ses poches, la bedaine en avant, crève de santé, d’outrecuidance, et semble lancer un calembour. À sa gauche, se tient M. Jules de Prémaray, un petit homme maigre et sec, que je n’ai pas l’honneur de connaître particulièrement. À sa droite, Paul de Saint-Victor, la moustache en croc, le nez en bec d’aigle, les yeux écarquillés. Derrière lui, M. Auguste Lireux, un gros qui n’a pas l’air commode7. Et, tout autour, M. Rigault, moustachu et morose ; M. Matharel de Fiennes, épanoui et finaud ; M. Louis Huart, long et mélancolique ; M. Charles Philipon, glabre et rusé ; M. Rolle, frisé, rasé, correct et solennel ; M. Adolphe Gaïffe, juvénile et crépu.

Toutes ces gloires sont passées
Comme l’onde et comme le vent…

Soyez persuadé que si Théophile Gautier a été introduit dans ce groupe, ce n’est point précisément parce qu’il a écrit le Roi Candaule et Arria Marcello, ni parce qu’il a rimé la Symphonie en blanc majeur, mais bien plutôt parce qu’il a « fait », comme on dit, la critique dramatique dans un journal. Cette « publicité » hebdomadaire était indispensable à un homme qui, n’ayant jamais été politicien, ne pouvait pas devenir un personnage.

1854 ! C’était le temps où la littérature du second Empire atteignait, pour ainsi dire, son plus haut point de prospérité. Sainte-Beuve commençait à publier ses subtiles et copieuses monographies du lundi. Émile Augier faisait rire les bourgeois, peints par eux-mêmes dans l’effigie de Monsieur Poirier. Le romantisme expirait dans la Dalila d’Octave Feuillet. Madame Bovary allait paraître, afin de montrer, par son déplorable exemple, le danger du sentiment et de la rêverie. Gustave Planche était le critique attitré de la Revue des Deux Mondes. Taine venait de soutenir sa thèse de doctorat sur La Fontaine et ses fables, et préparait son Essai sur Tite-Live. Renan étudiait l’Histoire générale et comparée des langues sémitiques. Baudelaire cueillait, dans un jardin empoisonné, ses Fleurs du mal. Alexandre Dumas fils se reposait, entre Diane de Lys et le Demi-Monde. Le financier Mirès dînait avec des artistes et des littérateurs, qui croyaient flairer, à sa table, les truffes d’un nouveau La Popelinière. Les bals des Tuileries donnaient à Eugène Delacroix une sensation d’« abjection dorée8 ». L’orchestre du Théâtre-Français, sous la direction d’Offenbach, accompagnait les chœurs de l’Ulysse de Ponsard, et Lamartine vendait, pour vivre, des morceaux choisis de ses œuvres, à l’usage de l’enfance. Gounod chantait ses romances chez la princesse Mathilde. Le musicien Auber fredonnait ses flons-flons chez le duc de Morny. Le philosophe Émile Montégut méditait, après Wilhelm Meister, sur la toute-puissance de l’industrie, Théodore de Banville rimait ses Odelettes,

Cependant que les violettes
Ouvraient leurs fraîches cassolettes…

Les Goncourt collectionnaient des faits divers, afin d’écrire leur Histoire de la société française pendant la Révolution et pendant le Directoire. Alexandre Dumas père dédiait à Victor Hugo un drame, intitulé la Conscience. Et Victor Hugo, exilé, lui répondait pompeusement : « Cher compagnon de luttes, grand et glorieux confrère, je vous serre dans mes bras. » Jules Simon écrivait le Devoir, tandis qu’Edmond About se préparait à cribler de ses flèches la Grèce contemporaine. Leconte de Lisle venait de rimer les Poèmes antiques et préparait les Poèmes barbares. M. Silvestre de Sacy rédigeait le Journal des Débats. Lamartine disparaissait dans l’oubli, à ce point que personne ne lui écrivait plus9.

L’École normale, dirigée par le recteur Michelle et privée de ses meilleurs maîtres, était abandonnée par la jeunesse10.

D’ailleurs, Mgr Menjaud, évêque de Nancy et de Toul, était premier aumônier de Sa Majesté l’empereur, et disait des messes mises en musique par M. Auber, membre de l’Institut. Il y avait, aux Tuileries, des « préfets du palais », habillés d’un habit rouge lie-de-vin, écussonné aux basques, d’un gilet de casimir blanc, d’un pantalon bleu et d’un chapeau à cornes. Le grand chambellan s’affublait d’un habit écarlate, caparaçonné d’or, et une clef pendait sur sa basque gauche. Les valets de chambre étaient en habit marron, gilet marron, pantalon noir et cravate noire. Napoléon III avait une canne en rhinocéros, dont la poignée était formée par une tête d’aigle en or. M. Mocquard composait des drames en collaboration avec d’Ennery et Victor Séjour. Les remises impériales contenaient sept belles voitures, qui s’appelaient la Topaze, la Turquoise, la Victoire, la Brillante, l’Opale, l’Améthyste et la Cornaline, et une calèche dorée, qui se nommait la Cybèle. Le baron de Lage était lieutenant des chasses, porte-arquebuse de l’empereur. Edgar Ney, premier veneur, était magnifique lorsqu’il revêtait son dolman jonquille, sa culotte bleue, ses bottes à la hussarde, ses cadenettes poudrées et son kolback empanaché de rouge. M. Jadin était peintre de la vénerie et, à ce titre, suivait les chasses en uniforme, sur un cheval équipé à l’anglaise, avec crouplin de feutre blanc bordé d’un galon vert. Les faisanderies impériales étaient abondantes en faisans dorés, argentés et vénérés. Le duc de Cambacérès était grand-maître des cérémonies, et s’habillait de violet, comme un évêque. M. Damas-Hinard était secrétaire des commandements de l’Impératrice, dont Mlle Pepa était première femme de chambre.

Les zouaves français se préparaient à guerroyer en Crimée, côte à côte avec les highlanders de Sa Majesté Britannique et avec les nizams du Grand-Turc.

En 1854, le poète d’Albertus, le peintre de l’école romantique, le conteur picaresque des Jeune-France, était obligé d’aligner de la « copie » à la Presse et bientôt au Moniteur, pour faire vivre ceux et celles qu’il aimait. Il tournait la meule, disait-il plaisamment, dans plusieurs ergastules. Et, quand il avait fini sa corvée quotidienne, il demandait, avec sa placidité volontiers narquoise : « Qu’est-ce qu’on va encore me faire faire ? » L’ancien dandy de 1830, l’homme au gilet rouge, effroi des bourgeois, celui qui avait bu du vin de Chypre dans le crâne d’un tambour-major tué à la bataille de la Moskowa, le magnifique seigneur qui ne rêvait que fêtes vénitiennes, costumes Renaissance, créneaux moyenâgeux, bergeries Watteau, décors Pompadour, était devenu chroniqueur forcené, tâcheron de lettres. Tout autre que cet artiste accompli se fût gaspillé, émietté, anéanti à cette besogne, qui, selon les calculs de M. Bergerat, son gendre, l’obligea d’écrire la matière de trois cents volumes. Mais, comme tous ceux qui connaissent toutes les ressources de leur métier, il trouva dans ce surcroît de travail l’occasion de mieux exercer et mesurer sa force. Il a donné lui-même, dans un discours prononcé sur la tombe de Fiorentino, une charmante définition du métier du feuilletoniste11. Cette condamnation à l’écriture perpétuelle, loin d’appauvrir sa veine, surexcita sa fécondité. Ne maudissons pas trop ces besognes « journalières » qui, après tout, n’abêtissent que les imbéciles, n’épuisent que les faibles et ne ruinent que les indigents. Elles n’affaiblissent que les gâte-sauce et gâte-métier de la presse. Elles ont servi, en somme, la renommée de Théophile Gautier. S’il n’avait pas été rédacteur à la Presse, Nadar ne l’aurait peut-être pas admis dans son Panthéon. Sans les articles qu’il prodiguait au jour le jour et dont la signature enfonçait son nom, bon gré mal gré, dans les plus rétives caboches, les lumineux tableaux de Militona seraient aussi oubliés que les fantaisies de ce pauvre Gérard de Nerval. Tous ces papiers de circonstance, envolés aux quatre vents de l’actualité, notices bibliographiques, souvenirs personnels, interviews, dissertations sur les Salons annuels, « variétés » sur les événements du jour, toutes ces feuilles, qui semblaient éphémères, ont formé, en se réunissant, les Fusains et eaux-fortes, les Portraits contemporains, l’Histoire du romantisme, le Guide de l’amateur au Musée du Louvre, les Tableaux à la plume 12. Ce sont là, n’en doutez pas, des ouvrages durables et qui assurent à Théophile Gautier une des plus honorables places parmi nos critiques littéraires, la première peut-être parmi nos critiques d’art.

On a dit, avec un mélange de paradoxe et de sévérité : « À moins que ce ne soit dans le feuilleton dramatique ou dans le compte rendu des Salons de peinture, Gautier n’a rien laissé qui paraisse assuré de survivre13 ».

Que sont devenus les critiques d’art qui furent contemporains de Gautier ?

En ce temps-là, on citait encore M. Haussard qui, dans un article du Temps, à propos du Salon de 1839, loua la Suzanne de Théodore Chassériau. Le critique Louis Peisse, rédacteur au Producteur, au National, à la Revue des Deux Mondes, au Constitutionnel, était un des auteurs favoris d’Eugène Delacroix, bien qu’il eût été, parfois, bien rigoureux pour ce grand peintre14. Que sont devenues ces autorités ? C’est à peine si les curieux de littérature périmée ouvrent encore les recueils de Théophile Silvestre, de Thoré, de Castagnary, de Paul Mantz. On lit encore les feuilletons de Gautier15.

Il ne fut pas un critique pointu. Cet excellent écrivain était un brave homme. Aussi éloigné que possible de nos jeunes « éreinteurs », il était entré dans la vie littéraire en proclamant ses admirations et ses enthousiasmes. Une visite, ou plutôt un pèlerinage à la maison de Victor Hugo, à qui Gérard de Nerval et Pétrus Borel le présentèrent, avait décidé de sa vocation. Épris d’un amour passionné pour le génie, respectueux du talent, indulgent pour tous ceux qui aimaient les lettres, il ne se vengeait de la médiocrité que par le silence. Dans les centaines de volumes qu’amoncela son labeur, il n’y a pas une goutte de venin.

Il aurait pu prendre pour maxime cette phrase de Goethea :

Il est bon de redresser et d’instruire, mais il vaut encore mieux encourager… L’encouragement, après le blâme, c’est un chaud soleil après une pluie de printemps16.

Il préférait au plaisir de morigéner la divine volupté de comprendre ou d’absoudre17.

Il souffla l’audace à Chassériau hésitant. Il défendit Delacroix, au moment même où M. Sosthène de La Rochefoucauld, directeur des Beaux-Arts, faisait appeler ce peintre afin de lui conseiller de dessiner d’après la bosse. Tous les genres de talent le ravissaient. Il comparait bonnement Frédérick Lemaître à Victor Hugo, à Dumas, à Balzac, à Delacroix, à Préault. Rien ne lui échappait de ce qui était beau18. Les peintres étrangers, tels que l’Allemand Cornélius, l’Anglais Hunt, lui étaient aussi familiers que les peintres français. Il écrivit sur la mort de Heine19, le 25 février 1856, un feuilleton si beau, qu’Eugène Delacroix ne put se tenir de lui écrire cette lettre :

Mon cher Gautier,

Votre oraison funèbre de Heine est un vrai chef-d’œuvre dont je ne puis m’empêcher de vous complimenter. Son impression me suit toujours, et il ira rejoindre ma collection d’excerptæ celebres. Eh quoi ! votre art qui a tant de ressources que le nôtre n’a pas, est-il donc cependant, dans de certaines conditions, plus éphémère que la fragile peinture ? Que deviendront quatre pages charmantes, écrites dans un feuilleton, entre le catalogue des actions vertueuses des quatre-vingt-six départements et le narré d’un vaudeville d’avant-hier ? Pourquoi n’a-t-on pas averti quelques hommes zélés pour les vrais et grands talents ? Je ne savais pas même la mort de ce pauvre Heine : j’aurais voulu sentir devant cette bière, qui emportait tant de feu et d’esprit, ce que vous avez si bien senti. Je vous envoie ce petit hommage, moins pour les obligations que je vous ai d’ailleurs, que pour le plaisir triste et doux que j’ai eu à vous lire. Mille amitiés sincères20.

Je ne sais si personne a jamais mieux compris que lui les grands hommes qui ont donné une voix à ce siècle. Si sa clairvoyance, très avertie, indique un défaut dans un chef-d’œuvre, c’est d’une touche légère, sans insistance de cuistre ni mauvaise humeur de pédant. Il s’approche avec une amicale intelligence de ceux qui lui ressemblent le moins. Son génie plastique, pittoresque, précis, païen, est très différent du génie impalpable, spiritualiste, chrétien de Lamartine. Écoutez cependant comme il a décrit le lyrisme des Méditations et des Harmonies :

Dans les tableaux de Lamartine il y a toujours beaucoup de ciel : il lui faut cet espace pour se mouvoir aisément et tracer de larges cercles autour de sa pensée. Il nage, il vole, il plane ; comme un cygne se berçant sur ses grandes ailes blanches, tantôt dans la lumière, tantôt dans la brume, d’autres lois aussi dans des nuages orageux, il ne pose à terre que rarement et bientôt reprend son essor, à la première brise qui soulève ses plumes. Cet élément fluide, transparent, aérien, qui se déplace devant lui et se referme après son passage, est sa route naturelle ; il s’y soutient sans peine durant de longues heures, et de cette hauteur il voit s’azurer les vagues paysages, miroiter les eaux et pointer les édifices dans un vaporeux effacement.

Lamartine n’est pas un de ces poètes, merveilleux artistes qui martèlent le vers comme une lame d’or sur une enclume d’acier, resserrant le grain du métal, lui imprimant des carres nettes et précises. Il ignore ou dédaigne toutes ces questions de forme, et, avec une négligence de gentilhomme qui rime à ses heures sans s’astreindre plus qu’il ne faut à ces choses de métier, il fait d’admirables poésies, à cheval en traversant les bois, en barque le long de quelque rivage ombreux, ou le coude appuyé à la fenêtre d’un de ses châteaux. Ses vers se déroulent avec un harmonieux murmure, comme les lames d’une mer d’Italie ou de Grèce, roulant dans leurs volutes transparentes des branches de laurier, des fruits d’or tombés du rivage, des reflets de ciel, d’oiseaux ou de voiles, et se brisant sur la plage en étincelantes franges argentées. Ce sont des déroulements et des successions de formes ondoyantes, insaisissables comme l’eau, mais qui vont à leur but et sur leur fluidité peuvent porter l’idée comme la mer porte les vaisseaux, que ce soit un frêle esquif ou un vaisseau de haut bord…

Cette manière large et vague convient à la haute spiritualité de sa nature ; l’âme n’a pas besoin d’être sculptée comme un marbre grec. Des lueurs, des sonorités, des souffles, des blancheurs d’opale, des nuances d’arc-en-ciel, des bleus lunaires, des gazes diaphanes, des draperies aériennes, soulevées et gonflées par les brises, suffisent à la peindre et à l’envelopper.

J’ai copié avec délices cette page lamartinienne. C’est une définition à la fois poétique et parfaitement exacte. Le modèle est saisi, désormais imposé à notre souvenir, dans la plénitude et la beauté de sa vie intellectuelle.

Que nous sommes loin, ici, de cette critique myope qui se perd dans les commérages, ou de cette autre qui, en voulant régenter de trop haut les contrées et les époques, perd de vue les individus ! En art, il ne faut s’arrêter que devant les personnalités exceptionnelles et ne considérer que les œuvres durables. Le reste, la foule, ne compte pas. Théophile Gautier est toujours resté fidèle à cette maxime. S’il a crayonné, çà et là, quelques pochades afin de s’amuser, du moins il n’a jamais disposé son chevalet, sa palette et ses pinceaux que pour les écrivains qui méritaient cet honneur. Il peignait les hommes de génie à larges traits, ne s’attardant pas aux disgrâces fâcheuses, aux menues difformités dont la découverte jette en des joies indécentes les potaches et les pions. Il pensait, avec raison, que les auteurs n’existent que par leurs œuvres. Il montrait l’éclosion de ces œuvres, comment elles sortent, par un élan spontané ou par un effort patient, des têtes organisées pour penser et des cœurs faits pour aimer, pour haïr, pour souffrir. Et, dès l’instant où l’œuvre nouvelle, animée de sa vie propre, commençait à propager parmi les générations des hommes un rêve d’amour et d’harmonie, il la suivait dans son progrès et dans ses destinées, il la regardait vivre, se développer, s’enrichir au contact des idées, influer sur les mœurs et accroître d’une quantité malaisément calculable le trésor commun de l’humanité.

Si le titre de « professeur de littérature » n’était pas gâté par l’abus que l’on en fait, je l’appliquerais à Théophile Gautier. Son Alfred de Vigny, dans les Portraits contemporains, est digne d’être regardé longtemps. Son Victor Hugo, dans le Rapport sur les progrès de la poésie, est un morceau achevé. C’est un grand bas-relief, que l’on peut étudier à loisir, tant il est riche de détails. Ici la critique égale vraiment le chef-d’œuvre. Son Balzac est admirable. Je voudrais que M. Rodin nous en eût fait un pareil.

Pour être un critique vraiment digne de ce nom il faudrait pouvoir rivaliser, le cas échéant, avec les poètes ou les prosateurs dont on parle. On ne peut pas comprendre tout à fait si l’on n’est pas capable d’égaler. Ceci me remet en mémoire un trait que rapportent les anecdotiers du xviiie  siècle. Un jour, Crébillon (le futur tragique), alors clerc de procureur, dînait à la table de son patron, M. Prieur, qui était (comme beaucoup de bourgeois de Paris en ce temps-là) un homme fort lettré. Le jeune homme parlait avec fougue, non seulement des auteurs à la mode, mais encore des grands maîtres, tels que Corneille et Racine.

« Mais, monsieur de Crébillon, dit le procureur, je vous entends censurer, souvent avec raison, mais toujours d’une façon remplie d’imagination, les chefs-d’œuvre tragiques de nos deux grands maîtres. Vous faites plus : quelquefois, en trouvant le défaut vous trouvez le remède. Vous critiquez en poète et en homme de génie ; il vous vient des idées heureuses et vous imaginez des choses auxquelles ils seraient peut-être bien aise d’avoir pensé… »

Il faudrait que tous les critiques fussent dignes d’entendre des compliments pareils. La profession qui consiste à disserter sur les écrits des autres ne doit pas être le pis-aller de ceux qui ne peuvent faire ni des romans, ni des odes, ni des drames. Goethe dans ses conversations avec Eckermann, Lamartine dans certaines leçons de son Cours familier de littérature, Gautier dans ses feuilletons et dans ses chroniques, furent des critiques supérieurs, parce qu’ils étaient des écrivains comparables aux plus grands.

Il s’en faut, d’ailleurs, que cette occupation soit incompatible avec le souci d’entreprendre des œuvres d’art. C’est au moment où Théophile Gautier était critique, et critique acharné, critique de théâtre, c’est juste à ce moment qu’il écrivit les poèmes où sa maîtrise apparaît avec le plus de sûreté et de magnificence : les Voyages en Espagne, en Russie, à Constantinople, le Capitaine Fracasse, le Nid de rossignols, le Roi Candaule, le Roman de la momie 21, les Émaux et camées.

Il disait, en soupirant :

Mes colonnes sont alignées
Au portique du feuilleton ;
Elles supportent, résignées,
Du journal le pesant fronton.
Jusqu’à lundi je suis mon maître.
Au diable chefs-d’œuvre mort-nés !
Pour huit jours je puis me permettre
De vous fermer la porte au nez.
Les ficelles des mélodrames
N’ont plus le droit de se glisser
Parmi les fils soyeux des trames
Que mon caprice aime à tisser.
Voix de l’âme et de la nature,
J’écouterai vos purs sanglots
Sans que les couplets de facture
M’étourdissent de leurs grelots.

Alors, en ses loisirs trop brefs, il jouait avec les mots, de façon à tirer de leurs harmonies une perception visuelle, une sensation de couleur. Il rimait la Symphonie en blanc majeur :

De leur col blanc courbant les lignes,
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin des femmes cygnes
Nager en chantant près du bord.
Et, suspendant à quelque branche
Le plumage qui les revêt,
Faire luire leur peau plus blanche
Que la neige de leur duvet.
De ces femmes, il en est une,
Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers dans les cieux froids ;
Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur,
À des régals de chair nacrée,
À des débauches de blancheur.

On ne peut rien imaginer de plus plastique. Théophile Gautier devint poète critique d’art en fréquentant les peintres et les sculpteurs. L’orientaliste Marilhat, le charmant Chassériau, le paysagiste Corot, Adolphe Leleu, Célestin Nanteuil, Camille Rogier, Lorentz furent ses premiers amis et ses maîtres. Ses mots sont frottés de couleur. Il est resté peintre la plume à la main. Il y a du vermillon, de l’ocre jaune et du bleu-turquoise sur ses pages. S’il ne sait pas saisir la grâce en mouvement et noter ces nuances d’expression, presque insaisissables, qu’un écrivain subtil a nommé la « féerie du visage humain », du moins il est incomparable dans l’art de préciser en un pur contour les beautés sereines et stables. Il trouve d’instinct, comme un joaillier, les beaux mots qui fleuronnent et luisent22. Je ne louerai point de nouveau la couleur, le relief, la netteté de ses peintures. Nul n’a mieux vu que lui le décor changeant où s’agitent nos peines : « À la vérité, dit M. Sirven, il ne décrit pas, il reflète ; il reflète à la manière d’un lac ; il est d’une exactitude et d’une limpidité merveilleuses. » Il fut, par excellence, le peintre de l’École romantique23. Grand chasseur d’épithètes et conquérant d’adjectifs, il disait lui-même : « J’ai déterré de charmants et même d’admirables adjectifs dont on ne pourra plus se passer. J’ai fourragé à pleines mains dans le xvie  siècle… Je suis revenu la hotte pleine, avec des gerbes et des fusées. J’ai mis sur la palette du style tous les tons de l’aurore et toutes les nuances du couchant, etc. »

Regardez, en effet, cette vue de Moscou à vol d’oiseau :

On ne saurait rêver rien de plus beau de plus riche, de plus féerique, que ces coupoles surmontées de croix grecques, que ces clochetons en forme de bulbes, que ces flèches à six ou huit pans côtelées de nervures, évidées à jour, s’arrondissant, s’évasant, s’aiguisant, sur le tumulte immobile des toitures neigeuses. Les coupoles dorées prennent des reflets d’une transparence merveilleuse, et la lumière au point saillant s’y concentre en une étoile qui brille comme une lampe. Les dômes d’argent ou d’étain semblent coiffer des églises de la lune ; plus loin, ce sont des casques d’azur constellés d’or, des calottes faites en plaques de cuivre battu, imbriquées comme des écailles de dragon, ou bien encore des oignons renversés peints en vert et glacés de quelque paillon de neige ; puis, à mesure que les pans se reculent, les détails disparaissent même à la lorgnette, et l’on ne distingue plus qu’un étincelant fouillis de dômes, de flèches, de tours, de campaniles de toutes les formes imaginables, dessinant d’un trait d’ombre leur silhouette sur la teinte bleuâtre du lointain et en détachant leur saillie par une paillette d’or, d’argent, de cuivre, de saphir ou d’émeraude. Pour achever le tableau, figurez-vous, sur les tons froids et bleutés de la neige, quelques traînées de lumière faiblement pourprées, pâles roses du couchant polaire semées sur le tapis d’hermine de l’hiver russe.

La probité de cet artiste scrupuleux était infinie. Il aimait, disait-il, à lire le Dictionnaire de la langue française. C’était pour lui, nous dit-on, un verger de délices. Il lut aussi Mathurin Régnier, Théophile de Viau, Saint-Amant, Scarron, Scudéryb, tous les lyriques, précieux, grotesques ou burlesques du xviie  siècle. Il a recueilli l’élite de leur vocabulaire. Il a ravigoté de vieux mots vagabonds, auxquels l’Académie refusait l’entrée de son Dictionnaire. Il a doré, safrané la prose française. Il aurait pu enseigner la grammaire et la littérature aux enfants24. Tous les hommes de talent qui ont commencé d’écrire dans la seconde moitié de ce siècle — sauf peut-être Renan — doivent le reconnaître pour leur professeur de rhétorique. Il a éparpillé, à travers son œuvre disparate, des préceptes avec lesquels on ferait aisément l’Art poétique du romantisme. On a pu dire qu’il fut le « Malherbe » et (horresco referens) le « Boileau » des Jeune-France. On l’a appelé le « législateur d’un nouveau Parnasse ». Taine s’est avoué son disciple. Flaubert procédait de lui, et aussi les Goncourt, et aussi M. Émile Zola qui a modelé beaucoup de pages sur le patron de Théo. M. Huysmans et l’ineffable Des Esseintes auraient pu prendre place dans ce « club des Haschischins », où Gautier connut Baudelaire, Boissort et autres chercheurs de « paradis artificiels25 ». Nos symbolistes n’auraient pas cru inventer la théorie de l’audition colorée et la méthode des voyelles suggestives, si Gautier n’avait pas rimé avec des mots de neige et d’aubépine la Symphonie en blanc majeur 26.

Mais on a trop répété que cette virtuosité verbale était l’unique prestige de Théophile Gautier. Cette louange, par les restrictions énormes qu’elle suppose, plaît aux esprits chagrins qui craignent d’admirer même les morts. Ce maître styliste a prouvé par son exemple qu’il n’est pas nécessaire d’écrire mal pour sentir, pour voir et pour savoir. Après tout, il a eu, pour le moins, autant d’« idées » que Malherbe. Lisez attentivement ses Affinités secrètes, et dites, après cela, si ce poète fantasque est incapable de penser.

Vite affranchi de la tyrannie romantique, libre de toute école, échappé des cénacles, Théophile Gautier aurait voulu parcourir en tous sens le monde moderne et traduire en beauté les formes nouvelles de la vie. Pèlerin passionné, il fut un des inventeurs de l’exotisme. Dédaigneux des ignorances dont les esthètes sont coutumiers, très instruit au contraire, grand lecteur de livres petits et gros, il apercevait d’une vue perçante les civilisations très reculées, les races primitives, les drames confus qui se nouent au fond de ces perspectives troubles que les historiens découragés appellent « la nuit des temps ». Il a compris quel parti la littérature pouvait tirer de l’érudition et comment l’archéologie, l’épigraphie, avaient renouvelé notre conception du passé. Il n’a pas vécu assez pour voir une Grèce inconnue, lointaine, sortir des tranchées où nos fouilleurs cherchent obstinément des parcelles de vérité. Et il a pensé que le poète moderne doit, comme les grands seigneurs aumôniers du moyen âge, se tourner vers les foules et leur faire largesse de beauté.

Les poètes sont de grands épicuriens. Leurs yeux ont besoin d’une fête perpétuelle, et, si les choses leur paraissent ennuyeuses, ils les décorent et les parent, pour en voiler la triste nudité.

Gautier a eu la nostalgie des formes magnifiques où vécut jadis l’humanité. Il eût été digne, après ses escales « au fleuve Jaune où sont les cormorans », d’être accueilli par le sourire de ces statues belles et mystérieuses qui, plus anciennes que Phidias, échappées par miracle à l’incendie des Perses, ont dormi pendant vingt-trois siècles et se sont éveillées, un matin de printemps, sur l’Acropole d’Athènes !

Prosper Mérimée

Mérimée et ses amis, par Augustin Filon, avec une bibliographie des œuvres complètes de Mérimée par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.

Taine a tracé jadis le portrait de Mérimée en quelques coups de crayon rapides et forts :

C’était un homme grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l’apparence d’un Anglais ; du moins il avait cet air froid, distant, qui écarte d’abord toute familiarité. Rien qu’à le voir, on sentait en lui le flegme naturel ou acquis, l’empire de soi, la volonté et l’habitude de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était impassible. Même dans l’intimité, et lorsqu’il contait une anecdote bouffonne, sa voix restait unie, toute calme ; jamais d’éclat ni d’élan ; il disait les détails les plus saugrenus en termes propres… La sensibilité chez lui était domptée jusqu’à paraître absente ; non qu’elle le fût, tout au contraire, mais il y a des chevaux de race si bien matés par leur maître, qu’une fois sous sa main ils ne se permettent plus un soubresaut27.

Le philosophe Ernest Renan a écrit sur le romancier de Colomba cette phrase : « Mérimée eût été un homme de premier ordre s’il n’eût pas eu d’amis ; ses amis se l’approprièrent ».

Après ces jugements, voici le témoignage d’un biographe qui a beaucoup connu Mérimée, qui, pendant plusieurs années, a joui et profité de sa conversation, et qui a pu, grâce à d’illustres amitiés, chercher dans des lettres intimes les confidences furtives où cet écrivain, si habitué qu’il fût à maîtriser sa pensée et sa plume, s’est peint tout entier. M. Augustin Filon nous a donné, sur Mérimée, deux volumes très documentés et suggestifs.

 

La première entrevue de M. Augustin Filon et de Mérimée remonte au mois d’août de l’année 1863. M. Filon sortait de l’École normale, où il avait été le camarade de l’archéologue Albert Dumont, du journaliste Charles Bigot, du savant Gaston Darboux, de l’historien Ernest Lavisse, de l’érudit Gabriel Monod, du géographe Vidal de la Blache, et l’élève de l’helléniste Chassang, du critique Sainte-Beuve, du grammairien Thurot, de l’aimable Caro, de l’illustre Victor Duruy. Les normaliens, quelles que fussent leurs opinions politiques, admiraient beaucoup Mérimée. Ils aimaient sa probité littéraire, le réalisme classique de son langage, son ironie subtile et profonde. L’ironie a toujours été en honneur à l’École normale. Le prestige de cet homme d’esprit était d’autant plus grand qu’il ne recherchait point la faveur des générations nouvelles. On ne le voyait presque jamais en public. Il ne discourait pas dans les banquets. On ne lui offrait pas des punchs d’indignation ou de remerciement. M. Filon l’avait peut-être imaginé tout autre qu’il n’était. Voici comment il fixa, sur un carnet daté de Fontainebleau, l’impression récente et vive :

« En entrant dans la cour des Fontaines, j’ai aperçu l’Impératrice qui venait du jardin anglais. Un vieux monsieur marchait à côté d’elle en regardant les pavés. Mise soignée et même coquette ; pantalon gris, gilet blanc, simple cravate bleu ciel, d’ancien style. Un gros nez à bout carré, de forme curieuse ; le front haché de quatre profondes rides cruciales ; l’œil rond, froid, un peu dur, à l’ombre d’un sourcil épais et derrière le miroitement du pince-nez. L’allure générale très raide. Probablement un diplomate anglais.

« L’impératrice m’appelle pour me présenter. C’est Mérimée. »

C’est à Madrid, dans l’été de 1830, que l’auteur du Théâtre de Clara Gazul avait connu la comtesse de Montijo, mère de l’Impératrice. Bien qu’il eût à peine vingt-sept ans, il était déjà plus que célèbre. Il était à la mode, parce qu’il inquiétait tout le monde. Plusieurs personnes le croyaient romantique, sous prétexte qu’il avait lu à ses amis, chez Étienne Delescluze, un Cromwell antérieur à celui de Victor Hugo.

Ayant lu Inès Mendo ou le Préjugé vaincu, l’enthousiaste J.-J. Ampère avait déclaré, dans un journal, qu’un Shakespeare nous était né. Disciple de sir Walter Scott, — comme, du reste, Victor Hugo, Balzac, Alfred de Vigny et Vitet — il fit une Jacquerie dans le temps où Fougeray publiait les Soirées de Neuilly, Loève-Veimars une série de Scènes historiques, et Cordellier-Delanoue le Barbier de Louis XI.

La Chronique du règne de Charles IX s’inspirait visiblement de Peveril du Pic, de Quentin Durward, des Puritains et, en général des « Waverley Novels ».

« Vers l’an de grâce 1827, dit Mérimée, j’étais romantique. Nous disions aux classiques : “Vos Grecs ne sont point des Grecs, vos Romains ne sont point des Romains. Vous ne savez pas donner à vos compositions la couleur locale.” Point de salut sans couleur locale. Nous entendions par couleur locale ce qu’au xviiie  siècle on appelait les mœurs, mais nous étions très fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. En fait de poésies, nous n’admirions que les poésies étrangères et les plus anciennes : les ballades de la frontière écossaise, les romances du Cid nous paraissaient des chefs-d’œuvre incomparables, surtout à cause de la couleur locale28… »

Les heyduques et les Croates de la Guzla avaient réjoui tous les Jeune-France, épris de couleur locale. Les cénacles disaient qu’il était impossible d’être plus Illyrien. Ce fut, dans toute l’école, un long cri de douleur et de rage, lorsqu’on apprit que cette orgie d’exotisme était une pittoresque mystification. L’ironiste et polyglotte Mérimée avait donné une nasarde sur le nez des Jeune-France. Tout le monde voulut voir le jeune impertinent qui traitait avec tant d’irrévérence les grands-prêtres du romantisme et les accessoires du culte. Ce petit scandale n’avait pas nui au succès de Mateo Falcone, de l’Enlèvement de la redoute, du Vase étrusque, de la Partie de trictrac. La première lettre de l’« Inconnue » date, à peu près, de ce temps-là. Mérimée voulut se reposer de tout ce bruit en visitant l’Espagne, où il partagea son temps entre la préparation d’une Histoire de la peinture à l’huile, les courses de taureaux et l’entretien des gitanes.

Le hasard d’une rencontre sur l’impériale d’une diligence le mit en relation avec don Cipriano Gusman Palafox y Portocarrero, comte de Teba et de Montijo, ancien colonel d’artillerie au service de la France. Ce gentilhomme avait deux petites filles, Paca et Eugenia. Le voyageur français, qu’une sympathie instinctive avait attiré dans cette famille, ne se doutait pas que cette liaison fortuite ferait de lui, douze ans plus tard, un homme de cour et un fonctionnaire assez important.

 

Avant d’être appelé, par sa destinée bizarre, au soin de rédiger le contrat de mariage d’un empereur et de cette petite fille qu’il avait promenée, grondée, amusée dans les jardins de Carabanchel, Mérimée perdit beaucoup de temps à tâcher très sincèrement de devenir un bon fonctionnaire.

Cet esprit libre, qui eut la réputation de ne rien respecter, éprouva toujours un secret désir d’entrer et de s’installer dans les hiérarchies officielles. Il pensait, non sans motifs, que le titre d’« homme de lettres » est bien vague, que celui de « publiciste » est inquiétant, et qu’on est exposé (depuis que la « République des lettres » s’ouvre comme un moulin) à des confusions fâcheuses ou à d’incommodes promiscuités, et que, dans une démocratie fondée sur le sans-gêne mutuel, la meilleure précaution contre les malotrus est encore un bouton de cristal.

A la fin de ses jours, il est devenu sénateur, plus heureux que Renan, qui rêva, sans jamais pouvoir l’atteindre, un fauteuil au Luxembourg.

Tout jeune, au sortir de l’École de Droit, il fut maître des requêtes au Conseil d’État, chef de cabinet de M. d’Argout, ministre de la marine, chef de cabinet du même M. d’Argout, ministre du commerce, et encore chef de cabinet de M. d’Argout, ministre de l’intérieur29. C’est probablement au ministère qu’il acquit, à force d’étude, ces façons irréprochables, cette mise correcte, cette physionomie sérieuse, cette respectability, dont la tradition se perd, semble-t-il, dans les bureaux et même dans les antichambres. C’est peut-être dans les bureaux, qu’il prit aussi l’habitude de calligraphier presque administrativement ses manuscrits30.

On a retrouvé des invitations à souper, griffonnées de sa main, avec l’en-tête : « Cabinet du ministre ». Ne nous scandalisons pas. Je connais des gens qui mobilisent les estafettes de la cavalerie municipale pour porter leurs billets doux (parce que « ça fait de l’effet »), et qui n’ont pas l’excuse d’avoir écrit la Vénus d’Ille.

La confiance d’un secrétaire d’État confère, paraît-il, à ceux qui en sont honorés, le droit d’entrer à toute heure dans les coulisses des théâtres. Mérimée profita modérément de cette aubaine sur laquelle se jettent, avec un furieux appétit, les affamés et les insatiables. Il préférait retrouver une petite bande d’amis, auxquels il donnait rendez-vous à table. « Nous étions huit qui dînions très souvent ensemble », écrit-il à la comtesse de Montijo. Il nomme deux de ces viveurs : Stendhal et Sutton Sharpe, l’avocat anglais, qui « gagnait en dix mois 150 000 francs, puis en passait deux autres parmi les rats de l’Opéra ». Les autres étaient le baron de Mareste, Koreff, médecin et ami de Stendhal, Eugène Delacroix, Victor Jacquemont, qui n’avait pas encore vu l’Inde, le baron Horace de Viel-Castel, qui fut plus tard académicien et qui n’était alors que diplomate et gastronome. Quand Mérimée ne causait pas au café de la Rotonde avec ses amis, il allait s’asseoir, chez Mme de Boigne ou à l’hôtel Castellane, près de quelque jolie femme. Il recherchait les « belles méchantes », les « adorables furies », les Italiennes ou les Andalouses « au sein bruni », genre Colomba ou genre Carmen. On peut croire que les sauvagesses ne lui déplaisaient point. D’ailleurs excellent fils. Quand il rentrait chez lui pour dormir ou pour corriger ses épreuves, après avoir soupé au cabaret, ou bu de l’orangeade sur les tours de Notre-Dame, il ne manquait jamais de donner le bonsoir à sa mère.

Ce cynique a beaucoup aimé les femmes. Il en aima plusieurs en particulier. Pour quelques-unes il eut de l’amour ; pour les autres, de l’amitié. Parmi celles qui lui inspirèrent l’un et l’autre de ces deux sentiments, il faut citer d’abord cette « Inconnue » dont l’image, d’abord indistincte, puis très précise, a intrigué, passionné, obsédé son esprit et son cœur.

C’était en 1831. Il collaborait à la Chronique, et remarqua, parmi les lettres de femmes qu’il recevait comme tout chroniqueur, une épître dont le tour lui sembla particulièrement agréable. Il crut d’abord que la correspondante qui lui avait adressé, sous le masque, les témoignages d’une admiration sans bornes, était une dame anglaise. Elle signait, en effet, Lady A. Seymour. C’était une demoiselle de province, Jenny Dacquin, fille d’un notaire de Boulogne-sur-Mer. Il la vit à Londres, au mois de décembre 1840, neuf ans après avoir répondu à sa première épître. Il remarqua qu’elle avait des bas rayés et de beaux yeux, des « yeux mauvais », de fines attaches, une main blanche, des cheveux superbes, une « nature si raffinée qu’elle résumait pour lui toute une civilisation ». Il l’aima pendant plus de vingt ans, d’un amour bizarre et légèrement « poseur » que gâta un malheureux abus de psychologie stendhalienne, et qu’il faut respecter, parce qu’il a éveillé des larmes divines dans les yeux de cet homme d’attitude hautaine, de propos volontiers cyniques et d’aspect glacé.

Au fond, c’était un sentimental. Il avait beau faire : le poète, vainement réprimé, renaissait en lui, s’échappait vers les chimères fantasques ou les visions douloureuses. On sait qu’un jour, étant occupé à visiter les arènes de Nîmes, il vit, à dix pas de lui, un oiseau charmant, un peu plus gros qu’une mésange, le corps gris de lin, avec des ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et le regardait fixement. Il se souvint que la duchesse de Buckingham avait vu, en 1628, sous la forme d’un oiseau, son mari assassiné à Portsmouth par John Felton. Il crut que Jenny était morte et que c’était son âme qui voltigeait ainsi… Le lendemain, rassuré par une lettre, il rougit de sa « bêtise ». C’est la peur d’être « bête » qui a toujours retenu l’esprit de Mérimée au seuil du rêve, dans certaines limites qu’il aurait pu dépasser d’un coup d’aile et d’un glorieux essor.

 

L’Académie porta malheur à ce roman. L’« Inconnue » fut jalouse de cette maîtresse âgée qui, dit-on, ne souffre pas de rivales. Pendant la séance de réception, en 1844, le nouvel élu, siégeant en habit vert et l’épée au côté, lui envoya, du bout de son gant blanc, un baiser discret. C’était très osé, en un pareil lieu, c’était très élégant, tout à fait distingué, un peu froid. Pauvre Jenny ! Elle a dit en parlant d’elle-même un mot délicieux, un mot de poète : « Je ne sais que jouer et rêver ».

Mérimée aima d’autres femmes. Il eut même la délicatesse d’aimer sans déclarer son amour.

On lit, dans une de ses lettres :

« J’allais être amoureux quand je suis parti pour l’Espagne. La personne qui a causé mon voyage n’en a jamais rien su. Si j’étais resté, j’aurais peut-être fait une grande sottise, celle d’offrir à une femme digne de tout le bonheur dont on peut jouir sur la terre, de lui offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les choses qui lui étaient chères, une tendresse que je sentais moi-même très inférieure au sacrifice qu’elle aurait peut-être fait31. »

C’est le sonnet d’Arvers, moins les rimes et moins ce ton de fatuité résignée que les romantiques mêlaient à tous leurs gémissements32. C’est aussi une généreuse action, dont peu de gens seraient capables. On trouve beaucoup de traits aussi chevaleresques dans la vie de ce sceptique qui prenait plaisir à se calomnier lui-même, qui écrivait, par exemple, le 27 mai 1852, à la comtesse de Montijo : « J’ai manqué au précepte si juste de feu M. de Montrond, qui recommandait de se méfier des premiers mouvements, parce qu’ils sont presque toujours honnêtes. » En réalité, Mérimée se calomniait.

Il eut peu d’amis. Lorsqu’on en a trop, on ne peut attribuer à chacun d’eux qu’une part de soi-même. Mérimée prodiguait sans compter, à ceux qu’il aimait, son temps, sa peine, son talent. Sa correspondance avec la comtesse de Montijo est un répertoire inépuisable d’idées et de faits. On y trouve des chroniques exquises, de courtes nouvelles, d’admirables morceaux d’histoire contemporaine. Elle serait encore enfouie dans un tiroir, si M. Augustin Filon n’avait obtenu la permission d’en publier quelques extraits. Combien d’écrivains, surtout parmi les commerçants d’aujourd’hui, seraient capables de gaspiller ainsi leur « copie » ? Mérimée pensait sans doute que ce sacrifice est la plus précieuse marque d’estime qu’un homme de lettres puisse donner à une femme d’esprit.

Le malheur, l’exil, les pires épreuves, les plus douloureuses désillusions ne purent ébranler la constance et la fidélité de ce pessimiste qui se vantait de n’avoir pas de cœur. Là-dessus, les Souvenirs littéraires du poète Édouard Grenier, qui est républicain, et le livre de M. Augustin Filon, qu’un loyal scrupule a engagé dans un autre parti, sont parfaitement d’accord33. Mérimée avait eu la malchance de se laisser gagner, lui si méfiant, par l’affabilité loquace de l’Italien Libri. Lorsque celui-ci fut convaincu d’avoir volé des livres à la Bibliothèque Nationale, il s’obstina seul contre tous à le croire innocent et à le défendre. Outré de l’arrêt qui frappa son ami, il insulta la magistrature dans la Revue des Deux Mondes et fut condamné, pour ce délit, à quinze jours de prison, qu’il subit de fort bonne grâce, sans se donner des airs de victime. Il fit plus. Considérant que « sa position de repris de justice » pourrait compromettre la dignité de la bureaucratie française, il écrivit au ministre pour lui offrir sa démission.

Car il était fonctionnaire de l’administration des Beaux-Arts. Même (et cette démonstration n’est pas la partie la moins piquante du curieux livre de M. Filon) il était le modèle des inspecteurs. (Les romanciers sont parfois d’excellents fonctionnaires.) Il inspecta réellement les monuments historiques dont il avait la garde. Bien plus, il les protégea contre les propriétaires, contre les fabriques, contre les conseils municipaux, contre toutes les puissances malfaisantes qui veulent remplacer les vieilles bâtisses par des granges, des gares, des buanderies et des préaux. À Couard, près d’Autun, il chassa du tombeau de Divitiacus une famille de porcs, que les autorités locales y avaient installée. À Villeneuve-lès-Avignon, il fit déguerpir un rustre qui avait, sans façon, calé ses barriques sur le sépulcre d’un pape. Il fut, avec Montalembert, contre des démolisseurs ineptes, le défenseur de l’église de Vézelay. Il corrigea plusieurs erreurs, propagées avec fougue par les archéologues départementaux. C’était pour lui une vive joie que de rencontrer un maire lettré ou un curé intelligent. Il faillit embrasser, dans un transport de reconnaissance, l’archiprêtre de Saint-Maximin. Ce digne ecclésiastique était en guerre avec les personnages influents de sa paroisse. Le conseil municipal voulait tout badigeonner. Le curé, au contraire, prétendait « conserver aux murailles de son église le noble vernis dont le temps les avait revêtues ».

« Monsieur l’inspecteur général, dit le prêtre, j’ai d’abord essayé de négocier. Mais ils n’ont rien voulu entendre. Alors, j’ai donné au sacristain l’ordre de fermer l’église. C’est ainsi que je les ai réduits à composition. Sacrebleu ! je les aurais laissés six mois sans messe !…

— Bravo, monsieur le curé ! »

Le soir même, un rapport signalait à qui de droit ce défenseur des antiquités. Et sans doute une silhouette amusante se fixait dans l’imagination de M. l’inspecteur, que cette dépense de zèle n’empêchait pas d’être un romancier toujours attentif34.

Quand écrivait-il ? On se demande comment il a pu, dans cette existence si dispersée, parmi ces multiples devoirs d’amitié et ces besognes dont il s’acquittait avec une ponctualité peut-être dédaigneuse, plus tard dans les divertissements de Saint-Cloud et des Tuileries, trouver le temps d’achever tant d’œuvres, où « il est arrivé, selon le mot de Sainte-Beuve, à la perfection35 ». On dirait que, pour ce dilettante, comme pour les gentilshommes d’autrefois, l’art fut moins un métier qu’une récréation élégante, un accessoire, un superflu. Il ne parlait guère de sa prose, ou, s’il en parlait, c’était sur un ton de léger persiflage, estimant sans doute que l’honnête homme (nous dirions aujourd’hui le gentleman) ne se pique de rien. Ses écrits les plus admirés sont nés d’un caprice, d’une conversation, d’une lecture, du désir de plaire à quelqu’un… On regrette, en lisant sa biographie, qu’il n’ait pas formé le dessein de remplir sa destinée et d’aller jusqu’au bout de son mérite. La liste complète de ses œuvres, patiemment dressée par M. le vicomte de Lovenjoul, donne une idée vraiment extraordinaire de ses aptitudes et de ses facultés. Il y avait en lui, outre le conteur et l’artiste que l’on connaît, un philologue, un historien qui n’ont pas abouti tout à fait, malgré les vigoureux tableaux de l’Essai sur la Guerre sociale et les vastes esquisses de l’Histoire de don Pèdre. Sa curiosité, si étendue et si diverse, a devancé la mode sur bien des points. Il savait le russe et traduisait le poète Pouchkine en 1849. Il parlait couramment les dialectes et les patois de l’Espagne, ayant vécu, dans les auberges, avec des muletiers et sur les routes avec des gitanos. L’italien, le grec ancien et moderne, l’anglais lui étaient familiers. L’érudition était pour lui une façon particulière de regarder l’éternelle vie jusque dans la réalité morte. Il avait beaucoup voyagé. Amoureux de Naples, il poussa ses excursions jusqu’en Grèce, avec Ampère et Charles Lenormant. Il vit ensuite l’Asie Mineure. L’étude des livres et l’expérience de la vie lui semblaient inséparables. Quand on isole l’écriture de la chose écrite, on s’expose à devenir un cuistre ou un sot.

La cuistrerie et la sottise, malheureusement trop répandues, furent les épouvantails de Mérimée. Il finit par voir partout ces deux bêtes noires, et son principal souci, à mesure que l’âge aigrissait sa manie, fut de les accabler de ses traits36. Il avait peur du snobisme, du faux goût et de la convention. Né méfiant, il devint mystificateur. Le dimanche 25 février 1849, dînant chez Bixio avec Delacroix, Lamartine, Malleville, Scribe et Meyerbeer, il prit plaisir à mystifier l’illustre auteur des Méditations, en le poussant sur les poésies de Pouchkine, que Lamartine prétendait avoir lues, bien qu’elles ne fussent pas encore traduites37. La comtesse de La Pagerie rapporte dans ses Mémoires qu’aux Tuileries « il avait l’air de rire de tous les hommes qui l’entouraient, sans pour cela se croire meilleur qu’eux ». C’est bien dans cette posture de critique narquois et désabusé que la postérité le verra. Ses ennemis le représentent comme un dilettante maussade, un dandy grincheux, inépuisable narrateur d’anecdotes méchantes. Sa devise, gravée sur sa bague, était une phrase grecque qui veut dire : Souviens-toi de te méfier 38. Il ne faut pas trop craindre d’être dupe ; il n’a manqué à cet homme supérieur, pour être un grand homme, que d’avoir moins d’esprit, de considérer l’humanité avec plus d’indulgence et de se prendre lui-même davantage au sérieux. Il a craint de s’abandonner à son essor naturel. Il a eu le courage de ses opinions, mais non pas de ses sentiments. Il a trop cligné de l’œil et pas assez pleuré, malgré l’envie qu’il en eut quelquefois.

L’esprit est une flamme dangereuse qui, tout en brûlant les mauvaises herbes, dessèche les fleurs d’alentour. Pourtant n’en disons pas de mal, Voltaire, About, Mérimée n’ont pas été remplacés. On ne voit pas que les affaires humaines aillent, pour cela, beaucoup mieux. Les gens spirituels sont aussi nécessaires à une nation policée que les douaniers et les gendarmes. Que deviendra le monde le jour où il n’y aura plus personne pour se moquer des pédants, des pontifes, des pieds-plats, de tous les bonshommes burlesques et vilains ?

Octave Feuillet

Quelques années de ma vie, par Mme Octave Feuillet. — Souvenirs et correspondances, par la même.

L’indiscret Sainte-Beuve serait bien content.

Ah ! si ce grand biographe, si ce friand et subtil confesseur revenait au monde, quelle joie ne prendrait-il pas à voir tous ces hommes et femmes de lettres, qui se déshabillent aux vitrines des libraires ! Partout, le public est convié à des expositions sensationnelles. Le mystère des correspondances privées est violé. Le secret des personnes est livré à Polichinelle, qui va conter la chose à Arlequin, lequel s’en gausse avec Pierrot. Ici, c’est le cœur de Mérimée, livré tout chaud à la curiosité de la foule. Ailleurs, c’est la confession de George Sand. Plus loin, c’est cette pauvre poétesse Marceline Desbordes-Valmore, qui vient nous avouer elle-même qu’elle a « fauté ». On a découvert que le grand Victor Hugo savait défendre ses intérêts, toucher ses rentes, résister à son éditeur. Et l’on entendit des messieurs, peut-être enrichis par la brocante, s’écrier d’un air positivement dégoûté : « Hein ? quel rapiat que ce père Hugo ! » Et M. Edmond Biré fut satisfait.

Il faudra, quelque jour, analyser ce bizarre plaisir que nous éprouvons tous, nous autres médiocres, dès que nous pouvons surprendre en flagrant délit d’erreur, de petitesse ou de ridicule, les hommes privilégiés dont nous sommes forcés d’acclamer le génie ou d’applaudir le talent. Il y a une assez forte dose de jalousie démocratique dans cette disposition maligne… Et puis les hommes aiment tant à voir démolir ! Avez-vous remarqué, à Paris surtout, les cercles de curieux qui se forment autour des entreprises de démolitions ? Mais, aujourd’hui, je voudrais simplement extraire le suc et la moelle de deux volumes très copieux que Mme Octave Feuillet consacre à la mémoire de son mari.

 

Il serait aisé à quelqu’un qui voudrait faire le facétieux, de trouver là des occasions de plaisanterie. Si le malin Sainte-Beuve, le grincheux Edmond Schererc et les autres ennemis de Feuillet vivaient encore, ils en feraient sans doute des gorges chaudes. Certaines personnes, pour l’écraser d’un mot, l’appelleraient encore l’« auteur favori de l’impératrice Eugénie ». On peut s’égayer particulièrement sur la candeur minutieuse avec laquelle ce galant homme s’acquitta, aux Tuileries et à Saint-Cloud, de ses devoirs de courtisan.

Courtisan, il le fut (courtisan honnête) et l’on n’a pas négligé de relever dans ces deux recueils de lettres et de correspondances, tous les traits qui peuvent marquer à quel point Feuillet goûta le plaisir d’être admis aux récréations de Compiègne, aux plaisirs de Saint-Cloud et aux dîners de Fontainebleau. Oui, c’est vrai, il écrivait à sa femme, le 16 juin, ce bout de billet, dont la sincérité, après tout, n’est pas un cas pendable :

J’ai beau faire, toute ma philosophie n’y peut rien ; j’éprouve toujours une fièvre de première représentation quand, après un intervalle, je vais me retrouver en présence des personnes augustes et surtout, comme hier, avec la quasi-certitude d’être interpellé et de faire quelques-unes de ces sottes réponses qui se trouvent plus facilement que les à-propos.

Je montais donc le perron hier soir, quelques minutes avant sept heures, les genoux serrés par cette légère angoisse. C’était la première fois que je pénétrais dans les grands appartements du palais.

Il décrit ailleurs, avec une dévotion minutieuse, les toilettes de l’Impératrice. Rien n’échappe à ses catalogues pieux, qui s’achèvent en descriptions enthousiastes et se colorent de teintes idéalisées :

L’Impératrice s’est levée et a disparu. Puis elle est rentrée au bout d’un quart d’heure pour présider son thé. Elle avait changé de toilette. Elle avait quitté sa grande traîne blanche et bleue et revêtu une robe courte et étroite, parfaitement décolletée, et chaussé des petites mules blanches comme celle du pape, brodées de paillettes d’argent. J’ose dire que jamais aucune Diane, aucune Corisande, aucune Gabrielle n’a fait dans ces salons une entrée plus gracieuse, plus triomphale, plus légère, plus aimable. Elle avait vingt ans ! Elle s’est assise sur un grand canapé, tournant le dos à l’immense porte ouverte sur le lac. J’étais assis en face d’elle, je la voyais dans ce cadre de verdure lointaine, d’eaux lumineuses, d’azur sombre et d’étoiles ! On a causé jusqu’à près de minuit, de toutes choses, du palais, des souvenirs qu’il rappelle, de Marier Antoinette, de Monaldeschi, de Mme de Motteville. Puis on est passé dans le salon voisin où l’Empereur faisait sa partie d’échecs. On était gai, l’Empereur lui-même plus que de coutume.

Parfois ce sont des constatations sobres à la façon de l’officieux Dangeau :

« Point d’impératrice au dîner d’hier. Elle souffre d’un gros rhume. Je me suis trouvé à table en face de l’Empereur, qui était en belle humeur. Il nous a conté un menu de dîner fait pour Alexandre Dumas et dans lequel figure une pieuvre rôtie. Le prince impérial, qui était près de son père, s’est mêlé à la conversation et se penchant tout à coup vers moi :

« — Monsieur Feuillet, dit-on des combats navals ou des combats navaux ? »

« — Autant que possible ni l’un ni l’autre, monseigneur. »

« Et l’Empereur de rire de son bon rire d’enfant qui lui faisait sauteries épaules. »

Rien n’échappe à l’investigation passionnée de ce poète épris des splendeurs impériales :

« Le cabinet particulier de l’Impératrice se compose de deux pièces réunies par une espèce d’arcade, cela est un pur rêve, un nid de fée, de reine, d’oiseau bleu. Des tableaux, des fleurs, des merveilles d’art, des petits coins, des niches, des retraites, des grottes cachées dans des draperies derrière des paravents de verdure et de fleurs, avec des lampes dans le feuillage… »

Ceci encore :

« … Pendant plus de vingt minutes, l’Impératrice m’a tenu sous le charme de sa parole, de sa beauté, de sa couronne. Tout à coup elle s’est levée, me couvrant des feux de ses diamants, comme si elle eût secoué une pluie d’étoiles. »

De temps en temps, l’académicien Octave Feuillet jouait des rôles dans les charades de la cour, entre deux opérettes du jovial Offenbach. On le vit un jour, à Compiègne, affublé d’un pantalon tricolore et « d’une veste de beau berger ». Une autre fois, il se couvrit le chef d’une casquette dorée et cercla ses chevilles de bracelets de grelots, qui tintaient. Il consentit même, après un peu d’hésitation, à paraître sur les planches en maillot à paillettes. Ainsi accoutré, il remporta un succès auquel il fut peut-être plus sensible qu’à la réussite de Monsieur de Camors. Toutes les crinolines de la cour s’empressèrent pour le féliciter. L’Impératrice avait fait bisser plusieurs tableaux ; l’Empereur « riait comme un bienheureux ».

Napoléon III passe et repasse dans ses souvenirs, silhouette indécise, déconcertante à force de contraste, doucement rebelle aux jugements sommaires de l’histoire, inégale assurément aux tyrans légendaires dont elle fut rapprochée par le lyrisme officiel des préfets et par la haine aveugle des pamphlétaires, — ombre d’empereur, qui n’eut point, quoi qu’on en ait dit, les vertus de Jules César ni les vices de Néron, chef populaire qui disparut dans une formidable tempête d’impopularité, — apôtre vague du socialisme humanitaire et représentant d’une autorité absolue à laquelle il renonça par l’effet d’un préjugé sincèrement libéral, — ami de la paix et condamné par le sort à des guerres perpétuelles, idole de la démocratie et instrument de règne pour les partisans surannés du despotisme, — personnage inquiétant, douloureux, tragique, prince acclamé comme le sauveur d’une République et maudit comme l’égorgeur inconscient d’une nation, — installé au pouvoir par un plébiscite et chassé du trône par une révolution, — héritier douteux d’une dynastie conquérante et libérateur chimérique des peuples opprimés, — général d’une armée longtemps victorieuse et signataire de nos pires capitulations, — arbitre de l’Europe avant d’en être le jouet et la risée ; — figure ambiguë et trouble, devant qui notre conscience perplexe refuse de formuler un verdict.

Le voici, cet homme doux et pâle, déjà suffisamment reculé dans le lointain, pour que les jeunes gens d’aujourd’hui, en cherchant ses traits effacés, puissent être exempts des passions diverses que son nom souleva dans l’âme de nos pères. Le voici, errant de palais en palais, promenant çà et là sa mélancolie morne et ses brusques accès de brève et bizarre gaieté, ordinairement sérieux et fatal parmi des messieurs et des dames qui ne péchaient point par excès de gravité, confiant à ses familiers les inquiétudes de son esprit visionnaire et de sa volonté irrésolue, effrayé par le poids des responsabilités qui pesaient sur sa tête, chancelant déjà sous la poussée de ce suffrage universel qui naguère se ruait si joyeusement à la servitude, et enfin (sur ce point les témoignages sont unanimes) séduisant tous ceux qui l’entourent par sa bonne grâce tranquille, par la simplicité souriante de son accueil et par la fidélité de ses attachements.

Je voudrais faire passer ici, sous vos yeux, comme un album de photographies, quelques-uns des « instantanés » qui furent saisis au vol par l’attentif Octave Feuillet pendant les séjours qu’il fît à Compiègne, aux Tuileries, à Fontainebleau. Mieux que les dissertations d’académie et que les documents de chancellerie, ces notes griffonnées à la hâte, ces lettres vite rédigées font voir la réalité vivante. Évidemment le portraitiste a quelque tendance à prendre son modèle en des attitudes avantageuses. On ne peut pas être un photographe impitoyable, lorsqu’on exerce la profession de romancier idéaliste. Derrière tous les profils que nous présente Octave Feuillet, on aperçoit presque toujours, dans un clair-obscur nimbé d’auréoles, la noble tête de Maxime Odiot de Champcey d’Auterive, dit le « Jeune homme pauvre ». N’importe. On remarquera aisément, dans les images éparses que je tâcherai de réunir, la trace toute chaude de la vie réelle, et malgré un léger parfum de noblesse un peu factice, la bonne odeur de la vérité.

C’est le 13 novembre 1859 que les Portraits de la marquise, petite comédie de circonstance, composée par Feuillet pour l’Impératrice, fut représentée au palais de Compiègne. Sa Majesté, pour marquer son approbation, fit faire son portrait en miniature et l’offrit à l’heureux auteur. Quelques jours après, M. et Mme Feuillet furent invités à dîner aux Tuileries. C’était, pour les gens de lettres, en ce temps-là, un honneur dont rien aujourd’hui ne peut donner l’idée. On recherchait jalousement cette faveur, qui était regardée comme la consécration de la renommée. Et ce n’était point un plaisir médiocre que de s’imposer par le prestige du talent à l’attention de ces assemblées luisantes d’or, de galons et de diamants. Le régime impérial — il faut le reconnaître en toute sincérité — a honoré les lettres. Et l’on ne peut pas dire que les écrivains auxquels il distribua ses grâces ou prodigua ses coquetteries furent des fonctionnaires domestiqués : le noble Feuillet, le timide Sandeau, l’impertinent Mérimée, le libre Théophile Gautier, l’égoïste Sainte-Beuve, le doux Renan, le sauvage Taine, d’autres qui peuvent encore témoigner de vive voix, compensent, par leur indépendance intellectuelle et par l’éclat de leur réputation, le souvenir du chantre Belmontet.

Donc, le biographe de Sibylle fut flatté d’obtenir si tôt une distinction si enviée. Il vit, dans cette heureuse fortune, un présage favorable à une candidature académique, qui déjà le préoccupait. Mais étant, avant tout, le plus délicat et le plus charmant des maris, il fut ravi parce que l’Impératrice daigna demander à Mme Feuillet l’adresse de son couturier. L’Empereur eut même la bonté, étant à table, de chercher du regard sa nouvelle invitée, à travers l’encombrement des corbeilles de fleurs, des candélabres et des surtouts d’or massif. La princesse d’Essling, maîtresse des cérémonies, voyant cela, écarta tout exprès une pyramide de fruits !

Dès lors, ce ménage, gentiment littéraire et innocemment bonapartiste, fut convié à toutes les fêtes, pénétra dans le petit cercle de la cour et savoura, dans ce milieu un peu mêlé, des félicités très pures. Quand Mme Feuillet était retenue à Saint-Lô par des affaires de famille, son mari, par des lettres incessantes et détaillées, lui contait toutes les merveilles et toutes les élégances auxquelles il avait part. Il faudrait illustrer ces pages avec des aquarelles de l’exact Eugène Lami, et avec de la musique du romanesque Charles Gounod. La beauté de l’Impératrice, cette beauté que le bon Dubufe et le loyal Winterhalter ont essayé de rendre fidèlement, le ravit d’admiration :

« J’ai passé hier encore aux Tuileries une admirable soirée… À sept heures et demie, je débarquais sous le pavillon de l’Horloge, grelottant dans mes bas de soie ; j’ai toujours froid. Je monte l’escalier de gauche… Il y avait un petit nombre de dames et de généraux. Sandeau et sa femme, à ma grande joie, sont arrivés peu de moments après moi et m’ont tiré de mon isolement. Vers huit heures, on annonce l’Empereur, puis l’Impératrice suivie pas à pas par le prince impérial, digne et charmant. L’Empereur vient jusqu’à moi et me donne la main : “Je ne vous ai pas dit bonsoir”, et il gagne la porte en se dandinant. L’Impératrice parcourait alors le front de notre ligne, s’inclinant par intervalle. Elle avait un diadème en diamants et un peigne en diamants d’où s’échappait un chignon à la grecque. Elle était éblouissante et fulgurante, vêtue d’un satin argenté et pareille à Diane sœur du Soleil. »

L’excellent Sandeau, ce jour-là, fut très embarrassé. Il avait pour voisin de table un monsieur qu’il prit d’abord pour un loup de mer et qu’il appela amiral. Puis, se ravisant, il crut reconnaître, à certains propos que c’était un médecin, et il l’honora aussitôt du titre de docteur. Mais reprenons le récit de notre Feuillet :

« L’Impératrice m’a parlé de Sibylle et des larmes qu’elle lui a données, puis elle m’a demandé de tes nouvelles. La conversation est tombée sur les tables tournantes. L’Impératrice, un peu mystique, se plaît à ces évocations. Elle a voulu sur l’heure faire une expérience sur la sensibilité de son guéridon ; nous voilà donc assis autour du guéridon ; M. et Mme de Cadore étaient aussi de l’expérience. On ne s’appliquait nullement ; j’étais un peu distrait. L’Impératrice disait : “Soyons sérieux”, et ne l’était guère ; la table seule faisait bonne contenance et ne bougeait pas. Tout à coup, l’Impératrice se lève en disant :

« Ah ! voilà l’Empereur ! »

« C’était l’Empereur en effet qui avait passé sa journée à surveiller les fouilles d’un camp de César dans les environs. Il m’a dit un bonjour amical après avoir au préalable embrassé l’Impératrice.

« Les salons étaient déjà remplis. Tout étincelait de parures et d’épaules. J’ai trouvé là M. de Sacy, intimidé à un degré extraordinaire.

« Pauvre M. de Sacy ! »

Il faut détacher encore ceci :

« L’Impératrice me fit inviter à aller prendre le thé chez elle. Le personnel était très limité. L’Impératrice nous montra le cadeau que l’Empereur lui avait fait pour sa fête.

« L’Empereur entra ; alors il dit à l’Impératrice :

« — Eugénie, voilà un valet de chiens qui te demande.

« Et, démasquant la porte, il laisse passer le petit prince en habit galonné de veneur, culotte courte, bas blancs, grand chapeau, le cor en sautoir et tenant en laisse deux jolis chiens blancs qui l’entraînaient plus vite qu’il ne voulait. Il était ravissant. L’Empereur avait les yeux humides en l’embrassant. »

En 1868, Feuillet fut nommé bibliothécaire du château de Fontainebleau. Pendant la belle saison, il voyait ses chers souverains presque tous les jours. Il s’enhardit avec eux jusqu’au point d’oser leur exprimer ses opinions sur la politique. Il approuvait du reste toutes les initiatives du gouvernement. Son optimisme candide déridait parfois le maître ennuyé auquel il tâchait de faire entrevoir un avenir bleu et rose.

Un jour, l’Empereur le rencontrant, lui dit, de sa voix molle :

« Je ne vous ai pas encore remercié de votre lettre, de cette lettre que vous m’avez écrite il y a… combien… plus d’un an déjà ?…

— Sire, répondit le bon romancier, c’est bien à moi à remercier l’Empereur qui a bien voulu me répondre et me rassurer, car je craignais d’être sorti de la réserve qui convient.

— Vous croyez, dit l’Empereur avec un sourire triste, vous croyez que nous devons persévérer dans les réformes libérales. Nous essayons. Nous verrons si cela réussira.

— L’Empereur a bien raison !

— Nous verrons si nous réussirons », répéta la voix molle, de plus en plus lointaine, comme perdue dans un rêve…

Feuillet prit son courage à deux mains et insista, d’un ton oratoire et véhément dont il n’était pas coutumier :

« L’empereur a raison, je suis convaincu que l’Empereur est dans la vérité. L’Empereur et la France sont centre gauche, la majorité est centre droit, voilà la situation ! »

Devant cette opinion imprévue et cette naïve confiance, Napoléon III sortit de son calme et céda, malgré lui, à un accès de franche hilarité. Il reprit :

« Oui, oui, c’est bien ; mais on va si facilement aux extrêmes dans ce pays ! Voyez ce qui se passe ! »

Il faisait allusion à un journal, fort injurieux pour sa personne, et que ses sujets lisaient avec empressement.

« Sire, hasarda Feuillet, on lit tout cela, mais on le méprise.

— Eh oui ! mon cher monsieur Feuillet ; mais on peut mépriser une femme et coucher tout de même avec elle. »

Puis, on parla de l’Angleterre, des États-Unis…

« Quand on revient d’Amérique en Europe, dit l’Empereur (soudain revenu aux idées générales), on trouve que tout le monde a l’air endormi… »

Cependant, l’orage s’amoncelait sur la frêle bâtisse du second Empire. L’air se chargeait d’électricité. En vain on multipliait les paratonnerres pour détourner la foudre. Les réunions de Compiègne, de Fontainebleau, de Saint-Cloud et des Tuileries furent assombries par des visages soucieux, dont le mutisme annonçait des événements inévitables. Finies, les jolies promenades, libres de préoccupations, sur les étangs ou dans les forêts. Les admirations d’Octave Feuillet ne pouvaient plus être exemptes d’angoisse. Il était, malgré son romantisme idéaliste, trop clairvoyant pour ne point soupçonner ce qui allait arriver. Il était aussi trop expert aux péripéties dramatiques pour ne pas discerner ce qu’il y avait de poignant dans le drame réel qui se jouait sous ses yeux. Les acteurs principaux, si légers ou si coupables qu’ils pussent être, les comparses, quel que fût l’attrait de leur beauté tragique ou de leur force comique, ne lui faisaient pas oublier ce qui, dans ce spectacle composite, était fait pour retenir l’attention et la pitié. Parmi tous les personnages de cette tragi-comédie à cent actes divers, il y avait un pauvre être innocent et charmant, que le hasard de la naissance avait jeté, comme une proie sans défense, à l’acharnement des destins contraires et des partis adverses. Le sort injuste promettait déjà de frapper sans mesure l’héritier de ce trône précaire, l’enfant malheureux qui portait le poids des fautes commises, et qui, dès ce temps, payait des dettes dont il n’était point comptable. Je trouve, dans une lettre datée de Fontainebleau, cette scène que personne, je pense, ne pourra lire sans compassion :

« La soirée d’hier a été triste. Le prince était allé dans la journée assister à la distribution des prix du grand concours. Il était revenu pour dîner, mais nous étions déjà réunis depuis longtemps dans le salon de Saint-Louis, l’Impératrice même y était, et ni l’Empereur ni le prince ne paraissaient. Cette longue attente a fini par sembler extraordinaire à la cousine de l’Impératrice. La comtesse Sclafani m’a dit tout bas qu’elle avait vu rentrer le prince très triste et qu’elle pensait qu’il avait dû se passer quelque chose de pénible à Paris. L’Empereur est enfin arrivé avec le prince et on a passé dans la galerie.

« J’étais placé en face de Leurs Majestés. L’Empereur avait l’air grave, doux et tranquille comme à l’ordinaire. Le prince de même, mais l’Impératrice était visiblement préoccupée et très silencieuse. Après le dîner, on est venu prendre le café dans le salon de Saint-Louis, puis tout le monde s’est écoulé peu à peu par l’escalier qui donne dans la cour de la Fontaine. Sept à huit personnes seulement prolongeaient la causerie dans le salon, entre autres M. Conti et moi. Nous étions tous deux assis dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, quand tout à coup un rire étrange, saccadé, continu, a éclaté dans l’embrasure de la fenêtre voisine. Un petit frisson m’a passé et j’ai regardé M. Conti qui m’a dit tranquillement :

« — C’est l’Impératrice qui rit.

« — Mais c’est une attaque de nerfs, ai-je dit.

« — Non, non, pas du tout.

« Enfin, ce rire continuant avec plus de violence, il n’y a plus eu de doute possible, nous nous sommes levés et nous avons passé dans le salon voisin. Pietri a vivement fermé les deux battants de la porte que l’Empereur a entrouverte la minute d’après en demandant Corvisart de sa voix douce et calme. Le bruit de ce rire effrayant a cessé, on entraînait l’Impératrice chez elle ; mais les fenêtres du salon où nous étions retirés ouvraient sur la cour ovale où sont les appartements de l’Impératrice, et bientôt nous avons entendu de nouveau ce rire terrible retentir bruyamment ; la cour en était remplie et un groupe de domestiques et de surveillants écoutait au milieu du silence ce rire sardonique qui glaçait le sang.

« J’ai interrogé alors M. Conti sur ce qui s’était passé. Il paraît que le prince a été assez mal accueilli à cette distribution des prix et qu’il a été chuté…

« La pauvre femme a reparu une heure après dans le jardin. On s’est groupé cinq ou six autour d’elle. J’étais assis, contre son fauteuil, un peu en arrière, sur une des marches du perron. Elle portait sans cesse à son nez un gros flacon d’éther, puis renversait sa tête sur le dossier et regardait le ciel noir. Elle essayait de suivre la conversation, mais elle disait des choses décousues, répétant à tout instant avec une tendresse d’intonation extrême : “Mon petit garçon, mon petit garçon !” »

Ces citations, que personne ne jugera trop longues, suffisent à montrer que ces deux volumes, riches d’impressions personnelles, excèdent de beaucoup les limites habituelles de l’histoire littéraire. Le second Empire, ainsi vu du dedans, et par un témoin dont la déposition n’est point altérée par des préoccupations d’intérêt personnel, est un des spectacles les plus émouvants que les historiens puissent observer et dépeindre.

Ce n’est point le lieu d’exposer tout ce que ces notes intimes nous révèlent sur les qualités individuelles d’Octave Feuillet. Qu’il me suffise d’indiquer en deux mots que ce courtisan eut des raffinements de fidélité quand la mauvaise fortune rendit plus difficile l’exercice de son culte. L’empire déchu, l’Empereur détrôné, l’Impératrice errante n’eurent point de partisan plus tenace ni plus loyal. Ici, la politique n’a rien à voir. Il s’agit simplement de qualifier un talent et d’analyser une âme. Octave Feuillet ne fut pas plus que les autres hommes exempts de ces menus enfantillages contre lesquels peut s’exercer la malignité des critiques impeccables. Mais il faudrait être bien pur de tout péché pour oser l’accabler sous des sentences sévères. Et il serait facile de prouver, par des extraits de ses confessions, qu’il fut aussi naïf, aussi aimable, aussi noble que les héros de ses romans.

Édouard Grenier

Poésies complètes , par Édouard Grenier : t. I, Primavera, Ïambes, La Mort du Juif-Errant, Le Rêve, L’Elkovan, Prométhée délivré, etc. ; t. II, Jacqueline Bonhomme, Francine, Rayons d’hiver. —  Souvenirs littéraires , par le même, 1 vol.

On a souvent cité cette page où Prévost-Paradol, fatigué de polémiques, las d’assister au perpétuel recommencement des mêmes discussions, arrivé à l’âge où les plus déterminés journalistes voudraient échapper à la corvée de l’article quotidien, interrompait sa « copie », déjà guettée par le prote, pour implorer la tutelle et le réconfort des lettres maternelles et charmantes. Cette invocation est si belle, si évidemment sincère, d’un si superbe mouvement, malgré son allure un peu trop oratoire, qu’on ne saurait se lasser de la relire :

« Salut, lettres chéries, douces et puissantes consolatrices ! Depuis que notre race a commencé à balbutier ce qu’elle sent et ce qu’elle pense, vous avez comblé le monde de vos bienfaits ; mais le plus grand de tous, c’est la paix que vous pouvez répandre dans les âmes. Vous êtes comme ces sources limpides, cachées à deux pas du chemin, sous de frais ombrages. Celui qui vous ignore continue à marcher d’un pas rapide ou tombe épuisé sur la route. Celui qui vous connaît accourt à vous, rafraîchit son front et rajeunit en vous son cœur. Vous êtes éternellement belles, éternellement pures, clémentes à qui vous revient, fidèles à qui vous aime. Vous nous donnez le repos, et si nous savons vous adorer avec une âme reconnaissante et un esprit intelligent, vous y ajoutez par surcroît un peu de gloire. Qu’il se lève d’entre les morts et qu’il vous accuse celui que vous avez trompé ! »

Je ne sais si l’amour des lettres est aussi pur et aussi généreux chez nous que chez nos devanciers. Certains signes, assez inquiétants, obligent les moins pessimistes à regretter l’état d’âme des lettrés d’autrefois. Beaucoup d’entre nous demandent à la littérature tout autre chose que des joies littéraires. Le Bottin des gens de lettres est tout rempli de notables commerçants. Il y a, dans le bois sacré des Muses, comme un bruit de comptoir et de gros sous. Nos romanciers savent très exactement ce que rapporte une moralité bien placée et ce que vaut une ordure jetée au bon endroit. Nos poètes eux-mêmes voudraient bien vendre au poids leurs mélancolies, leurs élans et leurs rêves. Jamais on n’a vu pareille foire aux livres, ni tant d’affiches, de prospectus, de boniments, de trompettes, de clowns, de pitres. Nous appliquons au débit de nos petites inventions la méthode qu’ont inaugurée le pharmacien Géraudel et l’écuyer Buffalo Bill pour faire avaler au public des pastilles et des histoires de brigands. Nous avons remplacé la gloire par la publicité. Voyez la vente ! Voyez la vente ! Notre plus grand écrivain sera celui qui détiendra le record du « tirage »… Et puis, la littérature s’encanaille. Elle se prête aux ambitions de Rastignac et de Trissotin. Elle est complice de la « rosserie » des petits féroces. Quelques plumitifs se servent d’elle pour répandre, à tort et à travers, des plaidoyers anarchistes, des protestations habiles, des effusions sans sincérité. Puis, quand ils ont poussé à la prison, au bagne, ailleurs encore, quelques têtes faibles, ils vont, d’un air serein, toucher le prix de leurs lignes. Tout cela n’est pas joli à voir. Lisons, afin de nous nettoyer les yeux et l’âme, ce vers du bon poète Pierre de Ronsard :

L’amour, sans plus, du verd laurier m’agrée…

Je sais un homme, qui est resté parmi nous comme un survivant d’une génération disparue, et dont l’exemple est un cas très rare, tout à fait singulier, d’amour des lettres. Le poète Édouard Grenier n’a même pas exigé des Muses, en retour de son adoration dévote, ce « verd laurier » que l’ambitieux Ronsard voulait cueillir. Les vrais amants, lors même qu’ils ne sont pas toujours heureux en amour, se consolent de tout par le bonheur d’aimer. La noble passion qui a embelli la vie, déjà longue, du poète Édouard Grenier a été souvent récompensée. Elle l’eût été davantage si ce charmant esprit, qui est de race aristocratique, eût mêlé à son talent un peu de ce savoir-faire dont le génie lui-même ne pourra désormais se passer.

Le poète Édouard Grenier a publié, sur le tard et sans demander le secours de la réclame, des vers dont la plupart sont très bons, dont plusieurs sont très beaux. S’il a écrit dès l’âge, le plus tendre, ce fut simplement pour fixer les émotions qui ont inquiété son cœur, ou bien pour arrêter au vol les spectacles qui hantaient ses yeux. Nulle vision d’éditeur bien payant, nulle idée de scandale lucratif ne s’est jamais interposée entre son regard et la page vierge à laquelle il confiait ingénument ses songeries. Il a aimé l’amitié, l’amour, même privé d’espoir, le souvenir des heures douces, la grâce du printemps fleuri où l’on a parlé pour la première fois aux arbres du chemin, le sourire des jeunes filles, l’ombre des bois où l’on a laissé tomber de ses lèvres l’aveu hésitant et candide, les douloureuses délices des yeux qui se rencontrent et des mains qui se cherchent, la splendeur brève du renouveau, les paradis clairsemés qui nous délassent parfois de l’étape incommode, toutes ces adorables choses dont nous affectons de nous moquer maintenant (pauvres fous que nous sommes !) et sans qui la vie ne serait qu’un horrible cauchemar. Il a pris son parti tout de suite ; il n’a pas craint les hauteurs, il s’est écrié :

Toi qui fais oublier, qui charmes, qui consoles,
Ô Muse ! avec tes sœurs s’il faut que tu t’envoles,
Ne m’abandonne pas, viens, prends-moi dans tes bras.
Partons ! le ciel est vaste et la route est connue :
Il vaut mieux se mouiller les ailes dans la nue
Que de salir ses pieds dans la fange d’en bas.

Il est resté dans la nue si longtemps, que ceux-là seuls qui ont la vue perçante ont pu l’y découvrir. Si l’on mesure le prix des louanges à la valeur des personnes qui les donnent, le poète Édouard Grenier n’est pas à plaindre. Le poète Lamartine voyait dans son poème, intitulé la Mort du Juif-Errant, le « germe de la plus belle épopée moderne ». Le poète Théophile Gautier disait que ce poème « c’était une belle fresque sur fond d’or ». Le Breton Brizeux, le fougueux Barbier, l’honnête Laprade n’étaient pas loin d’avoir la même opinion. George Sand trouvait chez l’auteur de Prométhée délivré « deux qualités rarement réunies, la grandeur et la fraîcheur ». Plusieurs de ses élégies ont été recopiées soigneusement par des lectrices fidèles, qui voulaient les garder à la portée de la main et près du cœur. Un critique subtil l’a appelé un « Lamartine sobre, un Musset décent, un Vigny optimiste ». Ses contemporains, même ceux qui, par une espèce de tour de force, réussirent à ne point l’aimer, ne le séparaient pas de la pléiade où il chercha constamment des maîtres et des amis. Lorsqu’il se présenta chez l’âpre Viennet, au cours d’une campagne académique où ses amis l’avaient poussé, cet académicien auquel il déclina ses noms et qualités fit mine de foncer sur lui en brandissant une canne et s’écria : « Ah ! c’est vous qui avez écrit la Mort du Juif-Errant ! Je ne voterai pas pour vous ; vous êtes un romantique ! » En revanche, Victor Hugo fut assez aimable. Il le fit asseoir à côté de lui, s’installa sur un fauteuil gothique, sous un dais, et prononça d’une voix profonde, lente, bien accentuée, sur un ton emphatique, quelques paroles de bienvenue : « Monsieur Grenier, je suis bien aise de vous voir ; Vacquerie m’a parlé de vous, Vacquerie vous a lu ! » Le candidat était tout fier de cet accueil et se laissait aller à une vague espérance, lorsque le maître reprit, toujours sur le même ton sacerdotal, détachant ses mots et ses syllabes comme s’il eût été en chaire pour un prône : « Je voterai néanmoins pour Arsène Houssaye ; il a de grands titres littéraires. Sans doute, il a trempé dans cette orgie de l’Empire, mais je ne lui en veux pas : j’ai de l’indulgence pour les autres, je n’en ai pas pour moi. » Afin de corriger l’effet désastreux de ce discours, l’illustre poète consentît à faire connaître à son interlocuteur quelques-uns de ses sentiments intimes : « Je vais rarement à l’Académie : quelques amis veulent bien encore me consulter, mais j’y vais sans plaisir. L’Académie n’est pas ce qu’elle devrait être ; M. Guizot l’a pervertie et il l’a perdue, comme il a perdu et perverti la monarchie. »

Quoi qu’il en soit, malgré la fureur des uns, l’encouragement des autres, et l’amitié de tous ceux qui ont lu ses vers, le poète Édouard Grenier, après cinquante ans d’un labeur si probe et d’un dévouement si désintéressé aux lettres, n’est pas encore académicien. Il est moins célèbre que tel ou tel reporter. On ne l’interviewe jamais. On ne lui demande pas son avis sur le krach de la librairie, sur la réforme de l’orthographe, sur les crimes passionnels, sur l’emploi de la lance et sur la nouvelle tenue des dragons. Les premières représentations ont lieu sans lui. On ne l’aperçoit pas dans les coulisses de l’Opéra. Je parie que les organisateurs de vernissages négligent de lui envoyer des billets pour ces fêtes où s’écrasent, au dire des nouvellistes mondains, « toutes les notabilités du tout-Paris littéraire et artistique ». Il n’est pas décoré. On ne lui a même pas décerné le grade d’officier d’Académie, récompense honorable, après tout, puisque le conteur Guy de Maupassant n’a jamais pu monter plus haut. Mais tout cela le touche peu. S’il s’afflige quelquefois, c’est à cause de l’abandon où nous laissons la poésie. Il a écrit, à propos de son dernier recueil, cette phrase mélancolique : « Je réunis ici ce que j’ai retrouvé de mes poésies, soit inédites, soit publiées çà et là dans les revues ou les journaux. Je le fais surtout pour mes amis ; car je ne sais si le public lit encore des vers… » Il avait dit, dans la préface de ses premières Poésies :

… J’ai cherché la clarté, la pureté et l’élévation ; j’ai aspiré au grand art. On sentira, je pense, dans ces pages, le jeune contemporain de Lamartine, de Musset, de Vigny, de Brizeux et de Barbier, pour ne parler que des morts et de ceux que j’ai connus et aimés. Nous sommes bien loin de tout cela maintenant. Pour ma part, je me fais l’effet d’un attardé, d’un épigone. Pourvu que je n’aie pas l’air d’un revenant.

En effet, il revient de loin. Il revient d’un pays enchanté. Il a combattu dans l’arrière-garde de cette grande armée, qui a couru tant d’aventures et remporté tant de triomphes. Il est allé, avec les guides dont il suivait pieusement la trace, vers de radieux mirages, qui n’apparaissent plus qu’à travers une brume à nos yeux fatigués. C’est pourquoi il est encore jeune, et nous sommes déjà vieux. Il a aimé passionnément la beauté. À cause d’elle, il a révéré les grands poètes, les grands artistes, tous les hommes divins qui nous ont donné, sans compter, le vrai pain de vie, faute duquel nous serions exposés à mourir de misère morale et d’ennui. Il ne lui suffisait pas d’entendre l’écho de leurs cris d’amour, de leurs désespérances et de leurs joies. Il voulait les voir, leur parler, tenir de leurs mains quelque relique. Pendant longtemps, il a conservé des lettres que les plus célèbres écrivains de ce siècle lui avaient écrites. Elles étaient enfermées, comme une correspondance amoureuse, dans une cassette arabe en bois de santal que Mme Tastu lui avait rapportée de Bagdad. Hélas ! les barbares ont détruit, avec beaucoup d’autres choses, ce gracieux trésor. Les incendies de la Commune ont dévoré cette maison de la rue de Lille que le poète Édouard Grenier habita, pendant trente ans, porte à porte avec Mérimée. Quand il se promène dans les rues, l’enthousiaste disciple de Lamartine, de George Sand, de Sainte-Beuve, ne reconnaît plus le décor où il a salué pour la première fois ses illustres amis. Qu’est devenu ce salon de la rue Saint-Florentin où l’on rencontrait le naturaliste Humboldt, le physicien Arago, le peintre Ary Scheffer, où Liszt se mettait au piano, où l’on essayait parfois un timide quadrille pour amuser les deux filles de M. Guizot, tandis que le poète Édouard Grenier, tout fier d’un pareil honneur, faisait une partie d’échecs avec Lamennais ? Qu’est devenu ce café Caron, où le « dîner Brizeux » réunissait périodiquement cinq convives, résolus à soutenir jusqu’au bout, parmi des générations oublieuses, la renommée du barde breton ? Ce pauvre café a servi ses derniers biftecks à quelques fidèles, dont je suis. Et il a disparu, moins bruyamment que Tortoni, bien qu’il eût peut-être mieux mérité de la littérature… La maison de la rue de la Ville-l’Évêque où Lamartine a tant travaillé et tant souffert, sert maintenant, paraît-il, à loger les vieilles paperasses du ministère de l’intérieur.

N’importe. La mémoire du poète Édouard Grenier est assez tenace et assez riche pour relever des ruines et peupler des déserts. Il vient de publier des Souvenirs littéraires, si copieux, si vivants, si instructifs, que je ne connais pas de plus attrayante lecture. Il faut écouter cet idéaliste impénitent, comme on écoute les témoins, de plus en plus rares, des victoires impériales. Cet homme a vu Chateaubriand !

Il l’a vu deux fois. D’abord, à Notre-Dame, lors des conférences du Père Lacordaire, vers 1840. Sur le parvis, devant l’église, un groupe d’étudiants reconnut le grand homme et le suivit d’abord en silence, respectueusement. Puis, des acclamations retentirent. On cria : « Vive Chateaubriand ! » Les passants s’arrêtèrent. Chateaubriand monta dans un des cabriolets qui stationnaient devant le quai et s’échappa lentement à cette ovation improvisée, en saluant la foule… La seconde fois, c’était sur le quai Voltaire. René passa, une badine à la main, serré dans une redingote noire, vif, allègre, presque aussi fringant qu’au temps heureux où il se savait attendu par Pauline de Beaumont. Son regard était beau et plein de feu. Où allait-il ?…

Les premiers mois de l’année 1848 furent une belle saison pour les poètes. Lamartine régnait. Comme aux jours glorieux de la cité antique, le peuple avait voulu être régi par l’éloquence et par le génie. À la nouvelle de ces événements prodigieux qui semblaient présager une ère nouvelle et qui enivrèrent d’espoir ceux qui croient que les affaires politiques doivent être maniées par des archanges, le poète Grenier accourut précipitamment à Paris. Une joie imprévue l’y attendait. Un matin, on vint le prévenir « qu’un inconnu, d’âge mûr, de tenue fort correcte, la figure fraîche et rasée, le regard fin, le chef orné d’une perruque blonde », demandait à lui parler confidentiellement.

« Monsieur, lui dit ce mystérieux personnage, je sais que vous revenez d’Allemagne, où le ministère des finances vous a chargé d’une mission. Je sais, de plus, qu’après avoir rempli votre devoir avec le zèle le plus louable, vous avez profité de vos loisirs pour aller chercher à Vienne des impressions poétiques et pittoresques.

— C’est vrai, monsieur. Vous êtes fort exactement renseigné.

— Savez-vous la langue allemande ?

— Suffisamment pour lire Goethe à livre ouvert, pour n’être pas volé par les aubergistes et pour n’être pas trompé par les interprètes sur le sens d’un discours officiel.

— Parfait. Ce n’est pas le cas de tous nos diplomates… Vous plairait-il de me donner quelques renseignements sur les pays que vous avez visités ?

— A vos ordres. »

Lorsque cet examen fut terminé l’inconnu se leva et dit :

« Je suis le baron d’Eckstein. Mon ami, M. de Lamartine, m’a prié de l’aider à reconstituer les légations françaises d’outre-Rhin, en lui trouvant des jeunes gens qui sachent l’allemand et connaissent l’Allemagne. Je viens de sa part vous demander si vous voulez bien faire partie de cette nouvelle diplomatie républicaine. On lui a parlé de vous avec éloge, et je vois qu’on ne l’a pas trompé. Allez le voir demain au ministère ; je le préviendrai de votre visite ; il sera heureux de vous voir. »

Un poète lyrique chef de l’État ; un gouvernement qui offre des places à des jeunes gens sur la seule recommandation de leurs mérites ; un ministre qui va chercher des poètes pour en faire des secrétaires de légation, c’était trop beau ; c’était l’âge d’or ; cela ne pouvait pas durer. Peu de temps après, Lamartine, cet homme d’État qui sut réprimer une émeute sans faire charger la cavalerie municipale, cet orateur qui abattit le drapeau rouge par la seule vertu de sa merveilleuse éloquence, descendit du pouvoir, découragé par l’expérience des hommes et des choses, déçu par les effrayantes distances qui séparent encore le rêve et l’action. Dès lors, commença ce long crépuscule où son génie s’éteignit lentement et tristement. On le voit, dans le livre de M. Édouard Grenier, assis, dès le matin, à sa table de travail, accumulant pour apaiser les exigences de ses créanciers, les feuillets de ce Cours familier de littérature, où il a enfoui d’admirables pages, trop oubliées. On le voit aussi, las de ces besognes forcées, avide de repos et d’oubli, achevant de vivre et tâchant d’échapper au supplice de penser. Il faut citer cette lettre que M. Édouard Grenier écrivait en 1868 et qui marque bien son impression d’alors, son attendrissement et son culte :

J’ai vu souvent M. de Lamartine, cet hiver. Je vais chez lui par piété, une piété attendrie ; il faut savoir être fidèle. Cela m’est facile, d’ailleurs : j’ai toujours eu le culte des ruines, et, hélas ! ce n’est plus qu’une ruine désormais. Au lieu de parler avec une abondance souvent amère de sa situation, comme il y a deux ans, il a pris maintenant l’attitude du silence ; — ou plutôt le silence s’est établi de lui-même dans cette belle intelligence, comme il se fait dans toutes les solitudes et parmi les débris des temples abandonnés. Il vous accueille, vous reconnaît, vous le prouve par un mot, vous écoute, suit la conversation sans rien dire… Son intelligence, comme ces feux endormis sous la cendre, ne fait que sommeiller sous le poids des années et l’amas de douleurs, de calomnies et de gloire que la vie a amoncelés sur elle. Mais que de tristesse quand on pense quel orateur, quel poète est enseveli dans ce morne silence ! Pauvre cher grand homme ! Pourquoi n’est-il pas mort sous les sabots d’un cheval, le jour où nous avons manqué être écrasés tous les deux par un équipage, au tournant du pont Royal, ou plutôt pourquoi n’est-il pas tombé sous les balles des factieux en 1848 ?

Cette taciturnité devint, de jour en jour, plus profonde. Et pourtant, qui sait si cette grande âme, enveloppée de nuit, ne continuait pas d’aimer et de souffrir ? Un soir, Mlle Valentine de Cessia, la nièce du poète, la noble femme qui a fermé ses yeux et qui veilla tendrement sur sa gloire, se mit à lire à haute voix, devant lui, quelques chants de Jocelyn. Quand elle eut fini, elle leva les yeux et vit des larmes couler sur le visage douloureux de Lamartine.

Je voudrais entrer encore dans le détail de ces Souvenirs littéraires. C’est un livre qu’on ne peut se résoudre à fermer. On y trouve des anecdotes curieuses, racontées avec une spirituelle bonhomie. On n’y rencontre point ces commérages par où notre érudition indiscrète et cancanière aime à rapetisser les grands écrivains. M. Édouard Grenier est un galant homme, que Henri Heine, George Sand, Montalembert, Villemain, Mignet, Thiers, le duc d’Aumale, Mme d’Arnim, Edmond Scherer ont pu admettre dans leur intimité sans craindre ces « révélations » dont nous accablent, à présent, les dénicheurs de documents inédits et les chercheurs d’interviews. Un optimisme clairvoyant, une indulgence très avertie et très décidée à l’égard de ceux que l’« influence divine » a placés hors de la portée de nos jugements, anime cette confession d’un lettré, ce récit très varié et très simple où défile plus d’un demi-siècle de littérature et d’art.

L’auteur est de ceux qui admirent d’instinct, sans jalousie et sans injurieuse curiosité, tout ce qui dépasse le niveau commun, tout ce qui épouvante, scandalise ou exaspère les médiocres. Je ne dirai pas qu’il a vieilli. Mais il est arrivé à ce moment de la vie où les jours tombent lentement et silencieusement comme les pétales des roses d’automne. Je le rencontrai dernièrement. Il était gai, le visage épanoui, comme un adolescent qui vient d’apercevoir enfin une beauté longtemps désirée. « Je reviens de Grèce, me dit-il. Je n’ai pas voulu mourir sans voir le Parthénon. »

Honorons les lettres ! Elles sont capables, malgré tout, de donner la sagesse à nos pensées, la dignité à notre conduite, la grâce à nos discours. Elles aiment les honnêtes gens, puisqu’elles les rendent si heureux. Elles sont vraiment consolatrices.

Le duc d’Aumale

I. Sa vie

Plus d’une fois, dans ces libres entretiens où l’on peut causer familièrement avec le lecteur, j’ai déclaré mon goût pour les biographies. Rien n’est plus intéressant que la vie d’un homme ou d’une femme. La vie individuelle est le fond multiforme, ondoyant et divers sur lequel s’exercent toutes les littératures. L’exploitation de ce domaine infiniment varié commença dès l’instant où les Sémites inventèrent l’écriture en gravant sur la pierre, avec une pointe de clou, les symboles graphiques de leurs « états d’âme ». Et il s’en faut que le genre humain ait fini d’écrire. Sous le voile bariolé des poèmes, des romans et des drames, il y aura encore beaucoup de biographies cachées…

Lorsque la vie d’une personne a touché aux événements publics, le récit de cette existence individuelle est un bon moyen d’apprendre une partie de l’histoire générale.

La biographie, très documentée, que nous donne M. Ernest Daudet, parcourt, en retraçant la carrière du général Henri d’Orléans, duc d’Aumale, soixante-quinze années du xixe  siècle39.

Ce n’est pas que la vie du cinquième fils de Louis-Philippe se soit mêlée directement à l’histoire de France. Les destinées de notre nation n’ont pas été modifiées par sa venue. Sa carrière a été trop entravée pour s’égaler à son mérite. Et, si le fusil de quelque moricaud d’Algérie l’eût étendu dans la brousse, il n’y aurait eu, dans notre pays, qu’un bon soldat et un excellent gentilhomme de moins. C’est déjà beaucoup.

Le duc d’Aumale a côtoyé l’histoire. Il a marché aux bords de la politique, comme un cavalier qui chevauche sur la lisière d’un bois mal famé. Il a regardé, d’un œil méfiant, ces fourrés dangereux où, selon Victor Hugo,

Le sentier a l’air traître et l’arbre a l’air méchant.

On peut, en suivant sa trace, apercevoir, au hasard de la route, des coins peu connus ou des clairières inexplorées. Et puis, ce prince aimable et brave, qui fut un témoin plutôt qu’un acteur de la tragi-comédie moderne, a peut-être mieux compris que les premiers rôles, engagés dans la bagarre ténébreuse, un spectacle qui, surtout dans les derniers temps de sa vie, l’acheminait peu à peu vers la sérénité.

Son enfance, depuis 1822 jusqu’en 1830, évoque, pour ainsi dire, les arrière-plans de la Restauration, les coulisses où le futur roi Louis-Philippe, mis en pénitence par la royauté légitime, expiait d’anciennes liaisons avec les sans-culottes et des manifestations jacobines que Louis XVIII ne pouvait pas oublier.

Je voudrais que M. Ernest Daudet eût glissé avec moins de hâte sur les pages où il esquisse les hôtes du Palais-Royal et de Neuilly. Le fils de Philippe-Égalité, tenu soigneusement à l’écart des affaires publiques, vivait en marge de la cour. On l’avait affublé du grade de « colonel-général des hussards », bien qu’il fût déjà le moins hussard de tous les princes. Mais l’Almanach royal ne lui attribuait que le titre d’« Altesse Sérénissime », tandis que la duchesse Marie-Amélie, sa femme, était « Altesse Royale », comme fille du roi de Naples. Si bien qu’aux bals des Tuileries, lorsque Louis-Philippe et Marie-Amélie descendaient de leur carrosse, la porte s’ouvrait d’abord à deux battants pour la duchesse, et ensuite à un battant pour le duc. Le protocole a de ces rigueurs…

Louis-Philippe, duc d’Orléans, était trop avisé pour paraître vexé de ces malices. Il mettait à profit les froideurs du Château en se dispensant des corvées de cour et en évitant la contagion d’impopularité qui commençait à se répandre aux alentours du trône des Bourbons.

« C’est un brave homme », disaient les ouvriers en voyant le cousin du roi promener ses enfants sous les charmilles.

« C’est un des nôtres », disaient les bourgeois de Béranger, en admirant les vertus privées que Son Altesse Sérénissime avait su restaurer dans la famille, jusqu’alors décriée, du Régent.

Louis-Philippe, qui surveillait en personne l’éducation de ses fils, confia le jeune duc d’Aumale aux soins d’un professeur de l’Université, M. Cuvillier-Fleury. Cet honnête homme, dont Sainte-Beuve s’est moqué outre mesure, fut le plus consciencieux des maîtres. Il apprit l’équitation, afin d’accompagner son élève au Bois. Dans ces chevauchées pédagogiques, il ne négligeait pas de donner au duc ce que nous appelons maintenant des « leçons de choses ». On rencontrait parfois, dans l’allée des Poteaux, un cavalier au teint olivâtre, au nez retroussé, aux yeux perçants, avec une de ces fines moustaches que les bourgeois trouvaient alors insolites et presque impertinentes. C’était Eugène Delacroix. La conversation s’engageait entre le professeur Cuvillier-Fleury et le fougueux peintre dont le pinceau était alors comparé, par les critiques influents, à un « balai ivre ». Une discussion s’élevait, amicale, mais vive ; Delacroix, très passionné, très âpre à la dispute, était immodéré dans ses ripostes. Le bon Cuvillier, tout bouillant, s’emportait comme une soupe au lait.

« Voyons ! voyons ! mon cher Fleury, disait le peintre, vous êtes vraiment trop romantique !

— Voyons ! voyons ! mon cher Delacroix, vous êtes décidément trop classique. Vous êtes arriéré, que diable ! »

Eugène Delacroix, en effet, n’admettait pas qu’on eût écrit en français depuis la mort de Racine. Cuvillier-Fleury avait des opinions beaucoup plus libérales.

Ces propos ont été rapportés par le duc d’Aumale dans un récit qui est inscrit au Livre du centenaire du « Journal des Débats », et qui me semble avoir échappé aux investigations, pourtant si sagaces, de M. Ernest Daudet. Sans doute, en écoutant ces querelles, l’enfant comprit que dans tout révolutionnaire il y a un conservateur probable, et que dans tout conservateur il y a un révolutionnaire possible. Il apprenait, dès son jeune âge, à discerner ce qu’il y a de mystérieux dans les oscillations et dans les bouleversements de la politique.

Le mardi 27 juillet 1830, à six heures et demie du matin, Michelet, maître de conférences à l’École normale, commençait son cours d’histoire. Ses élèves (Vacherot, Chéruel, Foncin, Adolphe Berger) écoutaient fort attentivement. Tout à coup, une détonation fit trembler les vitres de la salle. Le canon grondait du côté des Tuileries. Michelet interrompit sa leçon et dit : « Messieurs, on fait de l’histoire ! Nous l’écrirons ! »

Le mercredi 28 juillet, M. le chancelier Pasquier, jadis petit robin d’ancien régime, naguère baron de l’empire, alors « noble pair » de la Restauration, apprit que « des pavés arrachés, des arbres abattus sur les boulevards, formaient des barricades de tous côtés ». M. Pasquier apprit aussi que « des coups de fusil très bien ajustés partaient des fenêtres et des coins de rue ». M. Pasquier se barricada dans sa maison, laissa le gouvernement dont il portait encore la livrée se débattre avec l’émeute, et attendit, sans trop d’impatience, l’occasion d’offrir au nouveau régime, quel qu’il fût, son douzième serment de fidélité.

Le jeudi 29 juillet, le peuple et la garde royale se fusillèrent mutuellement avec une allégresse qui n’eut d’égale que l’apathie du ministère, la niaiserie de la cour et la tendance des orateurs révolutionnaires à fuir les coups. Le Louvre fut pris d’assaut. Les flaques de la place Dauphine furent rouges de sang. La caserne de Babylone fut un charnier. Le boulevard des Italiens prit l’aspect d’une boucherie. Le polytechnicien Vaneau et le normalien Farcy furent tués. Braves enfants ! Ils croyaient mourir pour la République. Pendant ce temps, un attroupement de députés, d’ailleurs déchus d’un mandat que leur avait conféré un régime tombé, se préparaient, dans la sécurité du huis-clos, à saluer Louis-Philippe comme les vieilles sorcières de Macbeth : « Salut !… Tu seras roi ! »

Les savants organisateurs de cette trilogie ont surnommé ces trois journées les Trois Glorieuses. On a inscrit sur une colonne, à la place où fut la Bastille, les noms des dupes qui sacrifièrent leur vie à cette intrigue parlementaire. Paris incendié fut un vaste brasier où de pauvres diables tirèrent, pour les autres, les marrons du feu. Et la monarchie de Juillet inaugura ses destinées moroses. Le prince qui fut l’instrument de cette mystification et qui accepta des mains de quelques marchands un sceptre dérisoire dont sa noble femme ne voulait pas, a laissé dans l’histoire le souvenir d’un monarque débonnaire, modeste, bien intentionné. Il distribua des sabres d’honneur à MM. les officiers de la garde nationale qui, après la bataille, avaient mis belliqueusement leurs bonnets à poil. Il confia naïvement sa dynastie à la loyauté de ces sabres. Abandonnant désormais son dolman de hussard, il professa pour la garde nationale une sorte d’admiration mystique. Il se proclama le général en chef de cette arme. Il porta des épaulettes d’argent, comme M. Prudhomme. Il s’efforça, très sincèrement, d’être un militaire civil, un bourgeois couronné, un roi-citoyen. Ses ministres cherchèrent un « juste milieu » entre des termes inconciliables. Le système de la « paix à tout prix » fit croire aux bourgeois censitaires que la France ne ferait plus jamais la guerre, sauf dans les endroits où les petites gens et les vaillants princes sont seuls admis à l’honneur de cueillir des lauriers pour les classes « digérantes ». Et cet équilibre instable dura jusqu’au jour où le malheureux Louis-Philippe, taquiné par Jacques Bonhomme dont il s’était un peu moqué, trahi par Joseph Prudhomme dont il avait encouragé l’orgueil et rassasié les ambitions, dut porter la peine de son péché originel. Le roi des barricades vit les barricades se tourner contre lui. Le roi des bourgeois fut abandonné par une bourgeoisie qui ne soutient jamais ceux qui la défendent. Le roi-citoyen dut reculer devant un mouvement populaire qu’un grand poète a trop cruellement appelé la « révolution du mépris ».

Si quelque chose avait pu sauver ce régime bâtard, c’eût été assurément la bonne grâce, la fière allure, la bravoure bien française des jeunes fils de France qui entouraient ce trône vacillant.

Lorsque Ferdinand d’Orléans, prince royal, périt d’une chute de voiture sur la route de Neuilly, Alfred de Musset improvisa des vers qui méritent d’être cités, parce qu’ils furent l’expression éloquente du deuil public :

Que ce Dieu qui m’entend me garde d’un blasphème !
Mais je ne comprends rien à ce lâche destin
Qui va sur un pavé briser un diadème
Parce qu’un postillon n’a pas sa guide en main !
Je le pense et le dis à qui voudra m’en croire,
Non pas en courtisan qui flatte la douleur,
Mais je crois qu’une place est vide dans l’histoire.
Tout un siècle était là, tout un siècle de gloire,
Dans ce hardi jeune homme, appuyé sur sa sœur,
Dans cette aimable tête et dans ce brave cœur.
Certes, c’eût été beau, le jour où son épée,
Dans le sang étranger lavée et retrempée,
Eût au pays natal ramené la fierté…
À moi, Nemours ! à moi, d’Aumale ! à moi, Joinville !
Certes, c’eût été beau, ce cri dans notre ville,
Par le peuple entendu, par les murs répété !

Après la mort, si tragique, du prince royal, le duc d’Aumale fut le plus séduisant héros de cette Algérie, où la monarchie de Juillet trouva un prestige qui lui manquait sur le continent. Il combattit à côté de Lamoricière, de Cavaignac, de Gueswiller, de Duvivier, de Charras, chevaliers errants qui honorèrent par leurs prouesses un régime dénué de chevalerie.

Le duc d’Aumale était, avant tout, un soldat français. Ce fils de roi, devenu académicien, aurait donné son titre d’Altesse Royale et son habit à palmes vertes pour son képi de guerre et son épée à dragonne d’or.

Il écrivait un jour à M. de Chabaud-Latour : « Je suis soldat dans l’âme. » Les détails biographiques dont nous fait part, M. Ernest Daudet confirment, jusque dans les moindres détails d’une longue vie, cette fière déclaration, où apparaît la mélancolie d’un homme de cœur réduit à l’inaction.

Dès le temps où il était écolier, il avait déjà la « folie de l’épée ». Il aimait bien son maître, le savant et ingénieux Cuvillier-Fleury. Il l’eût aimé peut-être un peu moins, si M. Cuvillier-Fleury n’eût été le fils d’un brillant officier de dragons. Le musée de Versailles possède un tableau qui représente les Préliminaires de Leoben. Parmi les redingotes bleues des généraux français et les habits blancs de l’état-major autrichien, on distingue l’uniforme vert d’un jeune officier de dragons qui présente la plume au général Bonaparte. C’était le commandant Louis Cuvillier-Fleury. On parla souvent de ses campagnes dans les doctes entretiens des Tuileries ; le professeur et l’élève, entre deux odes d’Horace, évoquaient le souvenir des grandes guerres.

Lorsque le duc d’Aumale reçut pour ses étrennes, le 1er janvier 1837, son premier galon, il dit, en revêtant l’uniforme de sous-lieutenant d’infanterie :

« Moi, je n’ai d’autre ambition que d’être le quarante-troisième Bourbon tué sur le champ de bataille. »

Les exercices du « service en campagne » lui plaisaient par une sorte d’avant-goût de la réalité belliqueuse et chevaleresque. « Vois-tu, écrivait-il à un ami, je ne le dis qu’à toi, parce que toi seul tu ne me trouveras ni vain ni ridicule ; quand, confondu dans le rang, j’entends tonner le canon, j’oublie que nous jouons la comédie, une sorte de délire s’empare de moi ; il me semble que j’aurais dans les batailles cette fièvre qui fait réussir, et je reste en extase jusqu’à ce que la voix monotone du chef de bataillon me rappelle à la réalité. »

On sait comment le duc d’Aumale, au milieu de son beau rêve d’épopées africaines, fut surpris par la Révolution de 1848. Un caprice de la politique lui arrachait des épaulettes qu’il avait portées avec honneur, des éperons qu’il avait gagnés à la bataille, une épée qu’il avait tirée au grand jour, face à l’ennemi.

Ni le temps ni la distance ne purent, pendant vingt-deux ans d’exil, apaiser, dans le cœur de ce soldat français, la nostalgie de ces bivouacs d’Algérie où sa jeunesse s’était enivrée de soleil, de danger, de gloire. Dans les mornes hivers et dans les tristes étés de Twickenham, il essayait de tromper l’ennui des heures monotones en écrivant l’histoire des zouaves et des chasseurs à pied. Le poids de l’exil s’allégeait au souvenir des gais combats. Et le proscrit écoutait venir, du fond des années heureuses, ce chant grêle de la diane qui là-bas, dans les matins roses et clairs, semblait la voix de l’aurore. Il songeait à ses espérances, vite éveillées et tôt déçues. Il envia ses camarades qui pouvaient, malgré les passions populaires et les combinaisons des politiciens, continuer, sous le drapeau national, de servir la France.

Dans la soirée du 5 septembre 1870, le duc d’Aumale revenait à Paris par le train de Bruxelles, en même temps qu’un autre exilé dont le génie avait paré de splendeurs poétiques une monarchie vermoulue et une république éphémère : Victor Hugo.

L’ancien cavalier du col de Mouzaïa, le vainqueur d’Abd-el-Kader, le vieil Africain décoré sur le champ de bataille attendit, deux ans, qu’un acte d’équité lui rendît son képi brodé, son écharpe de commandement et ses épaulettes étoilées. Cette rentrée dans le giron de la grande famille militaire fut assurément la plus forte joie de son retour.

On sait ce qui a suivi : la présidence du procès Bazaine, difficile tâche, acceptée à contrecœur et loyalement remplie ; — le séjour à Besançon, où le général Henri d’Orléans, duc d’Aumale, porta joyeusement les plumes blanches de commandant en chef ; — puis les nouvelles taquineries de la politique, les querelles des partis, voilant de deuil la fin d’une vie dont elles avaient déjà gâté le radieux début.

Lorsque le général duc d’Aumale fut placé par la République à la tête d’un corps d’armée, sur la frontière, il sentait tout le prix de ce périlleux honneur et rêvait davantage encore.

« Certes, disait-il à ses officiers, il est beau de commander une armée. Mais commander une division de cavalerie et tomber comme un Condé, en menant une charge, voilà qui est encore plus beau. »

Le duc d’Aumale n’aurait jamais été un général de guerre civile. Né dans un siècle orageux, il a vu plusieurs révolutions, il a traversé des époques troublées, sans que la fidélité de son patriotisme ait jamais cédé au contrecoup de nos discordes. Ce prince loyal avait assez de clairvoyance intellectuelle et de grandeur morale pour discerner, en toute occasion, l’intérêt de la France, et pour regarder sans cesse, au-dessus des agitations de la rue ou des intrigues du Parlement, les trois couleurs du drapeau. Les pires épreuves n’ont pu ébranler cette religion, qui s’était emparée de son âme tout entière. L’adversité, qui aigrit et révolte les caractères médiocres, avait épuré son esprit et fortifié son cœur. Du fond de l’exil et de la retraite, il suivait, avec une attention passionnée, la marche de nos armées au chemin de l’honneur et de la victoire. Il écoutait l’écho de nos clairons vainqueurs. Il saluait nos enseignes déployées, sans chercher à connaître les desseins de politique éphémère qui se cachaient à l’ombre de l’étendard immortel. Et si parfois un mouvement d’impatience échappait à sa sérénité coutumière, c’est que ce soldat, éloigné du champ de bataille par les querelles des partis, ce chef, dépouillé de son commandement, aurait voulu que la destinée lui accordât une plus large part de péril et de responsabilité.

On oublia que Lamartine, peu suspect de tendresse envers la famille de Louis-Philippe, avait dit au jeune colonel de 1846 : « Vous avez servi la France. Elle grandit tout ce qui la sert. » En 1886, un décret signé Grévy et contresigné Boulanger raya le duc d’Aumale des cadres de l’état-major général de l’armée.

On vit alors, à des signes certains, que l’ambition de cet homme n’avait jamais dépassé la limite de ces cadres. S’il n’eût pas été prince, il eût marché tout uniment dans la voie ouverte par Lamoricière, Bugeaud et Changarnier. La France aurait pu avoir en lui quelque chose comme un Mac-Mahon lettré, un Canrobert très intelligent, un Bourbaki supérieur. Qui sait si, aux heures difficiles, la fortune de nos armes n’en eût pas été changée ?

Toute cette partie du récit de M. Ernest Daudet contient des faits très intéressants. Les témoignages inédits, les documents nouveaux y abondent. On y voit comment, après le départ de Grévy et avant la fuite de Boulanger, tout le monde, sans distinction de parti, s’appliqua très consciencieusement à revenir sur une mesure trop vite accordée à des rancunes ou à des frayeurs, dont l’expression avait été peu noble.

Dans la matinée du 12 mars 1889, le duc d’Aumale, revenu de son second exil, se présentait à l’Élysée. Entrant chez M. Carnot, il lui dit : « Monsieur le Président, en touchant le sol de la patrie, mon premier soin est de vous exprimer les sentiments que m’inspire l’acte que votre gouvernement vient d’accomplir dans des conditions également honorables pour celui qui en est l’auteur et celui qui en est l’objet. » M. Carnot, très ému, lui prit les mains, et, les étreignant affectueusement : « Je me félicite de votre retour, répondit-il. J’aurais pu vous rappeler un peu plus tôt. Mais je tenais à ce que vous revinssiez sans condition. Nous ne pouvions agir autrement avec un homme tel que vous. » Et le Président de la République, prenant congé du prince, lui dit : « Au revoir, monseigneur ! » Quand le duc d’Aumale traversa le salon des officiers de service, le chef de la maison militaire du président lui présenta ses respects en l’appelant : « Mon général ».

« Ah ! répondit le duc. Que vous me faites plaisir ! C’est le titre que j’aime le mieux, et voilà si longtemps qu’on ne me l’avait donné ! »

Au mois d’octobre 1896, M. Félix Faure, qui, en 1886, avait voté contre la loi relative à l’exil des princes, invita le duc d’Aumale à toutes, les fêtes données en l’honneur des souverains de Russie. Le duc se rendit à l’Élysée, un matin, vers sept heures, et dit au président ces paroles, dont le texte authentique a été conservé :

Je n’ai pas voulu, monsieur le Président, attendre le moment où je vous rencontrerai peut-être à la séance de l’Académie, pour vous remercier des gracieuses invitations auxquelles j’aurais été heureux de me rendre. Je tiens à vous dire loyalement, à vous, chef de l’État et chef de l’armée, pourquoi je n’ai pas cru pouvoir les accepter. Il n’y a là rien de personnel, ai-je besoin de vous l’affirmer ? Vous connaissez mes sentiments pour vous. Rien qui, de près ou de loin, tienne à la politique. Mais voici. Je suis le doyen des officiers généraux français. J’ai commandé en chef devant l’ennemi. Tous mes camarades, qui vous entourent et qui approchent l’empereur, ont revêtu leur uniforme. Cet uniforme, je l’ai porté sous le gouvernement républicain, quand, dans une circonstance mémorable, j’ai rendu la justice au nom du peuple français. Je l’ai porté quand, au lendemain de la guerre, j’ai commandé pendant six ans un corps d’armée sur la frontière, veillé sur ce coin de l’Alsace qui nous reste et relevé les remparts de Belfort à portée de canon des Allemands. Je ne parle pas des souvenirs du passé : la prise de la smalah, la soumission d’Abd el-Kader et autres faits de guerre. Eh bien ! paraître avec un autre costume devant un souverain étranger, auprès de vous, monsieur le Président, il me semble que ce serait manquer de respect à ce glorieux habit, rompre avec toutes les traditions que nos anciens nous ont laissées. Dans ce que je vous dis, ne voyez aucune apparence de protestation ; c’est le sentiment d’un Français, d’un soldat. Quand je verrais mes camarades, Billot, Saussier, Galliffet, Davout, vêtus de leur uniforme et moi seul dépouillé du mien, je pleurerais !…

Quelques mois après, en apprenant sa mort, M. Félix Faure dit au porteur de cette mauvaise nouvelle : « C’était un grand citoyen, un patriote ».

Le même jour, un des mandataires de la famille d’Orléans alla chez le général Billot, ministre de la Guerre. Quoique souffrant, le général descendit dans son cabinet.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, je devine ce que vous venez m’annoncer. Il est mort ! »

Devant le silence affirmatif de son interlocuteur, le général reprit :

« C’était le premier soldat de France. »

Pauvre duc d’Aumale ! Pour rendre à ce soldat les honneurs militaires, pour faire défiler la troupe devant ce troupier, pour accorder au doyen des généraux de l’armée française le salut suprême des étendards et des épées, il fallut chercher un biais, recourir à un stratagème, enfreindre le règlement ! Il était dit que la politique poursuivrait ce vaillant prince jusque dans son cercueil. En un temps où plusieurs généraux ne surent pas toujours échapper aux pièges de la politique, celui-ci avait fait son possible pour s’en affranchir, pour s’en dépêtrer. Et cependant, elle venait encore le saisir mort après l’avoir tant persécuté durant sa vie.

Dieu merci ! Ces difficultés furent résolues par un gouvernement bien inspiré, dont l’initiative avait devancé l’élan unanime de l’opinion. Le général Henri d’Orléans, duc d’Aumale, grand-croix de la Légion d’honneur, membre de l’Institut de France, fut enseveli avec tous les honneurs dus aux citoyens français qui sont investis de ces grades et revêtus de ces dignités.

Plus d’un républicain, en quittant ces belles funérailles, se disait, à part soi, que la République sera « une et indivisible » lorsqu’elle acceptera, sans aucun reniement, l’héritage séculaire de la patrie, lorsqu’elle unira, pour le salut commun, toutes les forces vives de la nation, lorsqu’enfin, à l’appel autour du drapeau menacé, tous les hommes de bonne volonté pourront répondre : « Présent ! »

II. Les écrits

Lorsque le comte de Clermont, prince du sang, abbé commendataire de Saint-Germain-des-Prés, en général célèbre par ses défaites, voulut être de l’Académie, il fit savoir aux Quarante que tel était son désir. Aussitôt il fut élu à l’unanimité, le samedi 1er décembre 1733. Ce prince, ne voulant pas tenir le second rang dans une cérémonie, refusa de se plier à la coutume traditionnelle de la réception publique. Il voulut bien toutefois adresser à la compagnie un compliment de douze lignes, dans lequel il promettait aux académiciens sa protection. C’est à peu près tout ce qu’il a écrit.

Le général Henri d’Orléans, duc d’Aumale, n’était pas de la race des grands seigneurs stériles et impertinents40. Il a sollicité les suffrages de l’Académie française avec l’intention évidente de rendre hommage, par cette démarche de candidat respectueux, à une assemblée qui lui paraissait, malgré certaines défaillances, dépositaire d’une tradition historique et chargée d’un devoir social. Par son testament, il a témoigné en quelle estime il tenait les cinq classes de cet Institut de France dont il faisait partie à des titres divers. Désormais, qu’on le veuille ou non, il faudra le compter, avec le cardinal de Richelieu, avec le chancelier Séguier, avec le ministre Colbert, avec le consul Bonaparte, au nombre des bienfaiteurs de ce corps très composite, mais encore imposant.

Enfin, il a écrit plus et mieux que bon nombre de ses confrères.

Son premier livre, improvisé dans le temps de son premier exil, s’intitule : les Zouaves et les Chasseurs à pied. Il l’écrivit pendant la guerre de Crimée, comme s’il eût cherché, par ce moyen, à n’être point tout à fait absent des champs de bataille où ses compagnons d’armes, plus heureux que lui, faisaient le coup de feu. Il souhaitait, de tout son cœur, que « les drapeaux qui flottèrent sur la brèche de Constantine fussent enfin plantés sur les murs de Sébastopol ». Son livre est un récit de bivouac, une sorte de fanfare, claironnée avec enthousiasme, tout d’une haleine, par un officier d’Afrique, à qui l’on a ôté trop tôt son sabre et ses galons. Je voudrais que ce petit livre commode, pas gênant, très portatif, facile à caser dans une musette, fût distribué aux bibliothèques de nos régiments. Ces pages sont toutes chaudes de l’épopée algérienne. Elles évoquent le mirage de ces années héroïques où il y avait encore, dans les ravins de l’Atlas et dans les oasis de Biskra ou de Figuig, des ennemis à vaincre, des exploits à tenter, des risques à courir, de la gloire à gagner…

   As-tu vu
   La casquette,
   La casquette ?
   As-tu vu
   La casquette
Au pèr’ Bugeaud ?

Au rythme de cette marche allègre, aux accents de cette poésie dénuée d’académiques métaphores, les zouaves s’en vont, d’un pas dégagé, à travers les plaines d’alfa ou les forêts de cactus, vers la montagne perfide ou vers les douars menaçants. Soldats sublimes et cocasses. S’ils n’avaient conquis d’emblée l’admiration des Français et des Arabes, ils eussent été quasiment ridicules, avec leur accoutrement de mamamouchis. Crânes et débrouillards, ils ne craignent ni les balles, ni la pluie, ni le vent, ni le soleil, ni la faim, ni la soif. Aux haltes de midi, sous le ciel torride, ils se font des tendelets avec leurs turbans et leurs ceintures, jetés sur les faisceaux, et ils dorment, comme des odalisques, le visage délivré de la chaleur et caressé par la brise. Sous l’averse, ils rabaissent leurs capuchons, tendent les plis de leurs culottes, et les voilà préservés de l’humidité. Toujours gais, ils supportent sans mauvaise humeur des étapes si dures que le sang empourpre leurs guêtres blanches. Ils narguent les chasseurs d’Afrique en sifflant des boute-selles qui réveillent les chevaux harassés. Ils cheminent par monts et par vaux, ayant pour toutes chaussures des espadrilles de peau de bœuf retenues par des ficelles. Ils se nourrissent du blé des silos. Ils chargent à la baïonnette dans la neige, sous la grêle. Ils connaissent tous les grands sentiments et tous les bons tours. Ce sont des héros un peu chapardeurs. Ces pourfendeurs de Kabyles n’ont pas leurs pareils pour tordre le cou aux poules, faire main-basse sur les tortues, secouer un olivier, rafler des figues, dénicher une jarre d’huile et passer un licol aux bourricots vagabonds. Une nuit, le maréchal Bugeaud, dormant d’un œil selon sa coutume, est réveillé, sous sa tente, par des piétinements, des bêlements, le bruit d’une lutte sourde entre des hommes et des bêtes. Il regarde par sa lucarne et voit les zouaves fort occupés à s’approprier nuitamment un magnifique troupeau de moutons qui avait été razzié la veille et parqué dans le camp par l’intendance. Furieux, le vainqueur d’Isly, en chemise, l’épée à la main, fonce sur les maraudeurs. Aussitôt, zouaves et moutons de disparaître, comme par l’effet d’une bizarre magie. On éveille les officiers, on fait des appels, des contre-appels, on perquisitionne. Tout le monde est à son poste, prêt au combat. Personne n’a vu de moutons… Le père Bugeaud est obligé de se recoucher bredouille. Mais il rit tout de même dans sa moustache.

Cette biographie des zouaves n’est pas seulement pour l’auteur une occasion bien naturelle de s’abandonner à des souvenirs de jeunesse dont on parlera longtemps, autour des feux, dans les grand’gardes d’Algérie. C’est aussi un moyen de fixer au passage, en de brèves esquisses, la figure des vaillants hommes qu’il a connus là-bas, et dont il aime à se rappeler la mâle vertu. L’Algérie, la « seconde France, patrie militaire des zouaves », a vu les premiers exploits de Lamoricière, de Ladmirault, de Bourbaki, de Charras, de Cavaignac, de Le Flô, de Canrobert. Ceux-là sont illustres, parce que les balles, auxquelles pourtant ils s’exposaient de gaieté de cœur, ont épargné leur jeunesse. Ils ont pu remplir leur mérite, aller jusqu’au bout de leur destinée et assister aussi, hélas ! à des crépuscules qui leur ont fait regretter amèrement les rayonnantes aurores du Tell ou de l’Aurès. Mais les autres zouaves ! Ceux qui sont tombés là-bas, mitraillés ou sabrés ! Il serait injuste d’oublier leur sacrifice. Le duc d’Aumale n’en a garde, et, dans ces notes rapides, il nous donne une liste funèbre et glorieuse : le capitaine Bessières, tué à l’assaut de Laghouat, le lieutenant d’Harcourt, le commandant Peraguey, le capitaine Gardarens, frappé, à l’assaut de Constantine, tout près du colonel Combe, le sergent Giovannelli, le capitaine Gautrin, le capitaine Magagnosc, le lieutenant Laplanche. Le capitaine de Grandchamp, qui fut laissé pour mort dans un combat, subit l’affreux supplice de servir de billot à plus de quarante de ses camarades décapités sur son corps, et put rejoindre sa compagnie, défiguré, haletant, sanglant… On ne peut les nommer tous41. À chaque feuillet de ce petit Plutarque de poche, on voit passer leurs silhouettes hautaines et cordiales. Ils ont eu l’héroïsme joyeux, le courage bon enfant. Ils sont morts à la française, sans emphase. Quel pédant d’école militaire a donc prétendu que leur exemple a nui, en Europe, au prestige de nos armes, qu’ils ont désappris la grande guerre, abandonné les sacrés principes et troublé la tactique des bureaucrates en pantalon garance ? Comme si le premier principe de la « grande guerre » n’était pas partout et toujours d’accepter un poste périlleux et de s’y tenir ! Non, si nous avons été vaincus en 1870, ce n’est pas la faute des zouzous, ni des turcos, ni des spahis, ni des vitriers d’Afrique. Ils ont, Dieu merci ! jeté assez d’éclat sur nos défaites et suffisamment sauvé l’honneur du pays, pour que les conférenciers n’aient pas le droit de les injurier commodément du haut de leurs chaires doctrinales.

Le duc d’Aumale disait, en 1871 : « La France est cassée, mais les morceaux en sont bons. »

 

L’historien des zouaves et des chasseurs à pied semble avoir prévu les dangers que courait notre nation, lorsqu’il publia en 1867 — l’année même de cette Exposition universelle où la France se grisa de vain prestige et de fausse sécurité — cette espèce de méditation rétrospective qu’il intitula : les Institutions militaires de la France ; Louvois-Carnot-Saint-Cyr. Louvois, c’est l’organisateur de l’ancienne armée royale, victorieuse à Steinkerque, à Nerwinde, à Fontenoy ; — Carnot, c’est l’homme des armées révolutionnaires et napoléoniennes ; — Gouvion-Saint-Cyr, c’est le promoteur de la loi de 1832.

Ce traité devrait être lu, relu et médité par tous nos officiers. On y trouve, en un langage sobre et clair, le souci qui fut la principale préoccupation du duc d’Aumale, et qui donne à sa vie, malgré tant de traverses et de déboires, une belle unité. Instruit et averti par l’étude quotidienne de l’histoire, il redoutait de voir l’armée se rebeller secrètement contre l’ordre nouveau et se consumer dans les regrets stériles d’une sorte d’émigration à l’intérieur. Il craignait, par conséquent, de voir la Démocratie se méfier de ceux-là même à qui elle remet le soin de la défense nationale. Il aurait voulu contribuer, par son action personnelle, à dissiper un malentendu qui risque d’être le plus douloureux procès des temps modernes, et qui menace également les libertés publiques et la sécurité de la patrie.

L’histoire de la Prusse inquiétait le duc d’Aumale. Jamais on n’avait vu sortir si vite de l’obscurité et s’imposer si rapidement à la terreur de l’Europe une nation naguère si petite, si pauvre, si méconnue, si méprisée. Pendant plusieurs siècles, une monarchie quasiment indigente végète sur un sol ingrat. Elle est l’objet du dédain des diplomates, de la risée des voyageurs. Elle pousse en dessous, obscurément, enfonçant ses racines tenaces dans la terre dure, vivotant chichement sous des rois burlesques, dont les magnifiques potentats de Versailles, de Londres, de Madrid raillent le caporalisme et la rusticité. Tout à coup, au milieu des cours de l’Europe, éclate la foudroyante nouvelle de Rossbachd. Quoi ! ce roitelet de Poméranie a osé vaincre les premiers soldats du monde ? Et aussitôt les professeurs de stratégie bouleversent leur enseignement, changent leurs rédactions, dissertent à perte de vue sur l’« ordre oblique », sur le « fusil à baguette », et même sur l’institution prétendue bienfaisante de la schlague. Cependant, les années passent, amenant des révolutions inouïes, des catastrophes sans précédents. L’Europe est labourée, ravagée jusqu’en son fonds par des invasions, par des conquêtes, par des massacres, par des traités. Le royaume prussien, abandonné de tous, détesté, hué par le « concert européen », martelé par la main puissante de Napoléon, réduit à des proportions étriquées, tient bon tout de même. Il s’enfonce tristement et obstinément dans sa terre natale comme un coin de fer dont la tête est rouillée mais dont la trempe est bonne. Cette peuplade, décimée, humiliée, résiste à tout, survit à tout. Et, un jour, devant les empereurs et les rois, devant les diplomates toujours étonnés, s’inscrit, en lettres inoubliables, le nom d’un petit village de Bohême : Sadowa !… Pourtant, le « pas oblique » a disparu ; le « fusil à baguette » est relégué dans les musées ; la bastonnade elle-même est surannée. Soit, disent les raisonneurs un peu déconcertés, tout s’explique par l’emploi des mouvements tournants, du télégraphe électrique et des chemins de fer… Eh ! parbleu ! dit un autre, c’est la faute du fusil à aiguille. Ne voyez-vous pas, insinue un troisième, que le vainqueur de Sadowa, c’est l’instituteur ?

« Tout comme il y a cent ans, disait le duc d’Aumale en 1867, tout comme il y a cent ans, les jugements qu’on porte actuellement pèchent par ce qu’ils ont d’exclusif. Il est inexact d’attribuer les dernières victoires des Prussiens à telle ou telle branche de leur système militaire, et ce serait faire injure au vainqueur que de chercher dans l’excellence même d’un système l’unique explication des événements de l’été dernier… Ce qu’il nous importe de dire et ce que nous croyons vrai, c’est que si la Prusse a pu presque instantanément mettre en ligne une armée considérable, très instruite, bien commandée, complètement pourvue et, à défaut d’expérience, animée du plus vif sentiment de l’honneur ; si elle a pu opérer à la fois sur l’Elbe, sur le Mein, dans la Thuringe, et, tout en dispersant les levées de la Confédération germanique, envahir la Bohême avec des troupes supérieures en nombre et en organisation aux légions vaillantes et aguerries que lui opposait l’Autriche, elle doit ce grand résultat aux institutions militaires qu’elle a su maintenir, coordonner, développer pendant la paix. »

Et il ajoute :

« Les institutions militaires ne donnent pas, ne garantissent pas la victoire ; elles donnent le moyen de combattre, de vaincre ou de supporter des revers. Sans elles, tant que durera l’état actuel des sociétés européennes, tant que nous ne verrons pas fleurir cet âge d’or, pax perpetua, qui, selon Leibniz, n’existe qu’au cimetière ; sans elles, disons-nous, pas de sécurité ni de véritable indépendance pour les nations. Comment se sont-elles fondées ? Par quelles transformations peuvent-elles s’adapter aux temps ou au génie des peuples ? D’où vient qu’elles se fortifient ou s’affaiblissent, qu’elles s’épurent ou se corrompent ? Comment peuvent-elles devenir un fardeau insupportable, un instrument de tyrannie, ou s’implanter dans les mœurs, s’associer aux libertés publiques et former la base de la puissance nationale ? Nous essayerons de l’étudier dans l’histoire de notre pays. »

On ne s’étonnera pas qu’un homme qui a passé la meilleure part de sa vie parmi les soldats considère que les institutions militaires d’une nation doivent être une sorte de cadre où se discipline et se fortifie la vie nationale. Mais ce n’est pas lui qui établira cette sotte distinction du civil et du militaire, dont la tradition subsiste encore dans quelques bureaux de recrutement et dans quelques parlottes de politiciens. Ce préjugé haineux sépare, au grand profit des adversaires de notre patrie et des ennemis de notre liberté, ce qui doit être uni d’une jointure indissoluble. Mettre des cloisons étanches entre les soldats et les citoyens, c’est exposer, du même coup, l’armée et la nation aux pires dangers. Celle-ci se défiera des gens armés, galonnés, empanachés ; elle les regardera de travers, comme des garnisaires, dont on a besoin, que l’on supporte, mais qu’il faut licencier au plus vite dès qu’on se croit hors de péril. Celle-là s’habituera insensiblement à considérer la foule anonyme des pékins comme une collection de bonshommes méprisables, mal habillés, dénués de prestige et même de tenue, et sur lesquels il est bon de taper, de temps en temps, le 18 Brumaire ou le 2 Décembre. C’est ainsi que la France, divisée contre elle-même par des sophismes ridicules, a vu naître d’un côté Homais, le bourgeois craintif, criard, ennemi personnel du sabre, et de l’autre, ce fameux colonel Ramollot, pour qui l’humanité finit aux murs de la caserne, Ramollot jureur, sacreur, radoteur ; Ramollot, qui méritait tout de même de n’être pas blagué trop fort, parce qu’à l’occasion cette vieille bête se ferait crânement tuer. Mais enfin, si l’on me donnait à choisir entre ces deux hommes, j’aimerais mieux ni l’un ni l’autre. À cause des malentendus que représentent leurs figures grotesques, la France a oscillé, depuis cent ans, entre le triomphe (à l’intérieur) des gardes prétoriennes tenues en main par un « pouvoir fort », et la débandade des milices « citoyennes », systématiquement affaiblies par des partis, qui, d’un cœur léger, sacrifiaient à la crainte de consolider un gouvernement désagréable le soin d’assurer la défense des frontières. Le remède à ces maux, qui nous ont valu tant de misères, c’est, selon notre auteur, la conservation soigneuse de cette armée nationale, que Carnot avait formée en amalgamant les admirables troupes de Louvois avec les recrues nouvelles que la Révolution jetait sur les champs de bataille.

La garde de nos institutions militaires exige chez ceux qui en sont chargés, l’exercice presque quotidien des facultés les plus rares. Un ministre de la guerre n’est pas un simple compteur de boutons de guêtre. C’est très bien d’étudier les avantages respectifs du dolman et de la tunique, de disserter sur les basanes et de se prendre de passion pour le képi « semi-rigide ». On se rend populaire en faisant peindre les guérites, en autorisant le port de la barbe ou en goûtant le rata. Cela ne suffît pas. La preuve, c’est que tous les gouvernements soucieux des intérêts de l’armée ont placé au ministère non pas des techniciens plus ou moins moustachus, grognons et compétents sur les vétilles, mais quelques-unes de nos plus fortes têtes : un grand commis, comme Louvois, un organisateur comme Carnot, un philosophe comme le maréchal Gouvion-Saint-Cyr42.

Le livre du duc d’Aumale sur les Institutions militaires de la France s’achève par des conseils et par des avertissements que l’on peut résumer ainsi :

Toutes les fois que nous touchons aux lois qui régissent notre armée, n’apportons pas à cette œuvre, souvent nécessaire, des préoccupations autres que le souci de la sécurité publique et de la défense nationale. Le service militaire est fait pour garantir au pays tout entier l’ordre et la tranquillité qui sont la condition du progrès, et non point pour donner satisfaction aux idées préconçues d’un parti. C’est commettre une action dangereuse et coupable que de jeter une question si haute dans la rhétorique d’un programme électoral. On se trompe, si l’on croit fortifier les institutions démocratiques en affaiblissant les institutions militaires. La force d’une démocratie réside dans la puissance de l’opinion, dans le respect de tous envers la loi. Si ces deux points d’appui manquent, la faiblesse, savamment organisée, d’une milice sans prestige ne sera pas une garantie pour la liberté. Qui ne sait, d’ailleurs, que les démocraties, lorsqu’elles ont peur d’être brutalisées par l’ennemi du dehors, se jettent aveuglément au-devant de César ?

On voit que le culte raisonné de la patrie et le souci d’assurer, à travers les incertitudes du présent et les menaces de l’avenir, la perpétuité de notre race, dominent, dans les ouvrages du duc d’Aumale, toutes les autres préoccupations. Il pensait qu’on n’a encore rien inventé de mieux, comme laboratoires de vertus, que la famille et la patrie.

Cette noblesse de sentiment et ce beau souffle d’épopée animent, d’un bout à l’autre, les sept volumes où il a conté d’une plume alerte, en un langage lucide et précis, la vie des princes de Condé.

Cette œuvre est un morceau d’histoire de France, inclus dans la biographie particulière d’une famille dont les splendeurs et les misères ont été souvent unies aux diverses fortunes qui ont tour à tour rehaussé ou accablé notre nation.

À la bataille de Jarnac, le 13 mars 1569, Louis Ier de Bourbon, prince de Condé, s’apprêtait à charger à la tête de ses cavaliers huguenots, lorsque le cheval de M. de La Rochefoucauld lui lança une ruade qui lui cassa la jambe. Le coup fut si rude, dit Agrippa d’Aubigné, qu’on entendit craquer la fracture, et que l’os perça la botte. Malgré la douleur qu’il ressentait, le prince resta en selle, et montrant aux siens la devise de sa cornette : « Doux est péril pour Christ et le pays », il s’écria : « Voici, noblesse vraiment française, le moment désiré. Souvenez-vous en quel état Louis de Bourbon entre au combat ! » Et, baissant la tête, il chevaucha vers la mort, avec 300 cavaliers contre 800 lances.

Le duc d’Aumale aime à conter ces prouesses, qui donnent parfois à sa narration un air de chanson de geste. Mais les hauts et puissants seigneurs n’ont pas le privilège exclusif d’exciter son admiration. Autour d’eux, il groupe, avec beaucoup d’art et d’émotion reconnaissante, les braves gens qui furent pour eux ce qu’ont été pour lui ses chefs et ses camarades de l’armée d’Afrique : par exemple, ces capitaines des régiments de Picardie et de Piémont, qu’on appelait à l’armée de Rocroi, les « petits vieux » ; le marquis de la Barre, excellent artilleur ; le vénérable Gassion, cuirassier insigne ; le beau Bois-Dauphin, tué devant Dunkerque ; Baradat, ancien chanoine devenu capitaine de cavalerie ; le gros Senneterre, qui, blessé à la cuisse, se faisait attacher sur son arçon ; tant d’autres, qui faisaient la « guerre en dentelles », et qui auraient pu chanter cette vieille chanson de route :

Messieurs les maîtres, dit Lauzun,
Assurez vos chapeaux chacun,
Nous allons charger en bataille.

Ces bons Français ont trouvé un historien digne d’eux, un biographe lettré, séduit par leur vaillance, amusé par leur courtoisie, passionné pour leur héroïsme, capable d’écrire leurs belles aventures sur le ton que demande un tel récit, dans le langage d’un cavalier et d’un gentilhomme.

J’ai fait une longue halte devant les écrits du duc d’Aumale. La mort, en dispersant les courtisans d’un prince, autorise le respectueux témoignage de ceux qui l’ont admiré sincèrement de loin.

Auguste Blanqui

L’Enfermé, par Gustave Geffroy.

« Accusé, levez-vous. Comment vous appelez-vous ?

— Louis-Auguste Blanqui.

— Quel âge avez-vous ?

— Soixante-sept ans.

— Quel est votre domicile ?

— Mon domicile, je ne m’en connais pas, à moins que ce ne soit la prison.

— Votre profession ?

— Homme de lettres. »

Ce dialogue s’engagea, le 15 février 1872, dans la salle des assises du palais de justice de Versailles, entre le colonel Bobillard, président du quatrième conseil de guerre, et un vieux monsieur très correct, ganté de noir, redingoté de noir, l’air d’un universitaire en retraite ou d’un médaillé des Trois Glorieuses (il l’était en effet), mais pâle de colère intérieure et animé, sous la froideur apparente de sa face d’ivoire, par une flamme de révolte. L’assemblée était nombreuse. Des militaires, des journalistes, des députés, des femmes du monde (avec, parmi leurs fourrures, Dumas fils), se pressaient pour voir Blanqui le récidiviste, Blanqui en personne, que l’on venait d’extraire du Dépôt de la rue Saint-Pierre, sa vingt-troisième geôle, pour lui demander compte de l’échauffourée du 31 octobre 1870, la huitième insurrection à main armée où il prit part.

 

Cet émeutier philosophe qui, dans l’intervalle de ses batailles, écrivait en prison un traité de l’Éternité par les astres, cet astrologue tombé dans un cul-de-basse-fosse, qui, la veille de son dernier procès, envoyait au président de l’Académie des Sciences un mémoire sur la lumière zodiacale, ce Silvio Pellico de la monarchie de Juillet, du second Empire et de la troisième République, a été peint aux trois moments principaux de son existence aventureuse par trois peintres, habiles à saisir, même chez un ennemi, l’expression qui persiste et le trait qui demeure.

Voici d’abord un portrait signé du poète Henri Heine, et qui date de 1831, l’année où le jeune Blanqui, encore tout chaud de la fumée de poudre où s’était évanouie la royauté de Charles X, dénonçait aux Amis du peuple, la platitude et la vulgarité du nouveau régime :

« Je me trouvais, dit Henri Heine, je me trouvais par hasard, à l’assemblée des Amis du peuple… Il s’y trouvait plus de quinze cents hommes, serrés dans une salle étroite qui avait l’air d’un théâtre. Le citoyen Blanqui, fils d’un conventionnel, fit un long discours plein de moquerie contre la bourgeoisie, ces boutiquiers qui avaient été choisir pour roi Louis-Philippe, la boutique incarnée, qu’ils choisirent dans leur propre intérêt, non dans celui du peuple, qui n’était pas complice d’une si indigne usurpation. Ce fut un discours plein de sève, de droiture et de colère. La réunion avait l’odeur d’un vieil exemplaire, relu, gras et usé, du Moniteur de 1793. Elle ne se composait guère que de très jeunes hommes et de très âgés… Au reste, jeunes et vieux, dans la salle des Amis du peuple, conservaient un digne sérieux, comme on le trouve toujours chez des hommes qui se sentent forts. Seulement, leurs yeux étincelaient, et souvent ils criaient : “C’est vrai ! c’est vrai !” quand l’orateur articulait un fait. »

Le poète Lamartine, ministre des affaires étrangères, reçut un jour, en 1848, la visite de Blanqui. Aussitôt Lamartine, écrivain, griffonna cette note :

« Blanqui lui-même vint se livrer un matin, avec abandon, à moi, à l’heure où l’on prétendait qu’il conspirait ma mort. J’en plaisantai avec lui. Je ne crois pas au poignard dans la main de ceux qui manient l’arme intellectuelle. Blanqui m’intéressa plus qu’il ne m’effraya. On voyait en lui une de ces natures trop chargées de l’électricité du temps, qui ont besoin que les commotions les soulagent sans cesse. Il avait la maladie des révolutions. Il en convenait lui-même. Les longues souffrances physiques et morales étaient empreintes sur sa physionomie, plus en amertumes qu’en colères. Il causait avec finesse. Son esprit avait de l’étendue. Il me parut un homme dépaysé dans le chaos, qui semblait chercher la lumière et une route à tâtons à travers le mouvement. Si je l’avais revu plus souvent, je n’aurais pas désespéré de lui pour les grandes utilités de la République. Je ne l’ai vu qu’une fois. »

Enfin, le journaliste J.-J. Weiss publia, pendant la guerre de 1870, cet article qu’il faut sauver du naufrage où s’abîment les vieux journaux ;

« Je ne connais de Blanqui que ce que j’ai vu de lui, du 4 septembre au 8 décembre 1870, sur une estrade de club, que ce que j’ai lu de lui pendant le même temps, sur un méchant morceau de papier jaunâtre qu’il faisait paraître à force de sacrifices, qui n’avait ni abonnés, ni acheteurs, qui n’a pas pu vivre plus de trois mois, et dont je suis peut-être le seul, en dehors de son cénacle intime, à me souvenir aujourd’hui. Je ne connais que le Blanqui du siège, le Blanqui du club des Halles et de la Patrie en danger. C’est de celui-là seul que je veux parler…

« Son extérieur était distingué, sa tenue irréprochable, sa physionomie délicate, fine et calme, avec un éclair farouche et sinistre qui traversait quelquefois des yeux minces, petits, perçants, et, à leur état habituel, plutôt bienveillants que durs ; la parole mesurée, familière et précise, la parole la moins déclamatoire que j’aie jamais entendue avec celle de M. Thiers. Quant au fond du discours, presque tout y était juste. J’avais pour voisin, au club des Halles, un jeune rédacteur du Journal des Débats, très conservateur, comme j’ai l’honneur d’être moi-même, qui débutait alors et qu’on remarquait beaucoup pour la sagesse et la maturité de son esprit. Combien de fois ne l’ai-je pas entendu soupirer au moment où Blanqui faisait son exposé quotidien des événements du siège, des fautes du gouvernement, des nécessités de la situation : “Mais tout cela est vrai) Mais c’est qu’il a raison ! Mais quel dommage que ce soit Blanqui !” Je le pensais comme lui, je le disais comme lui, mais je n’en soupirais pas. La vérité est bonne, de quelque côté qu’elle vienne. »

À ces honorables témoignages, il convient d’ajouter une étude détaillée, fouillée, qui est due à un écrivain dont j’ai déjà loué le talent vigoureux et tendre, l’impressionniste Gustave Geffroy43. L’auteur du Cœur et l’Esprit, de la Vie artistique, des Notes d’un journaliste et de cette sérieuse étude sociale qui s’intitule folâtrement Yvette Guilbert, a consacré dix ans à réunir les matériaux de cette biographie. Cette œuvre de prédilection germait lentement dans son esprit et dans son cœur. Tandis qu’il paraissait prodiguer toute son attention aux meules de Claude Monet, aux blanchisseuses d’Edgar Degas, aux brumes d’Eugène Carrière, aux banlieues de Jean-François Raffaëlli, aux paysanneries de Camille Pissarro, aux damnations d’Auguste Rodin, aux pierrots d’Adolphe Willette et à la comédie humaine racontée, après Balzac, par Jean-Louis Forain, l’historien de l’impressionnisme trouvait le temps de parcourir, une à une, comme les étapes d’un douloureux calvaire, les prisons de Blanqui. Il délivrait de l’oubli cette vie enclose. Il s’arrêtait d’abord dans la maison centrale de Fontevraude, où son héros, à peine marié, fut verrouillé pendant huit mois en 1836. De là, il courait s’enfermer sous les triples serrures du mont Saint-Michel, entre ces murailles de granit dont le silence et l’ombre pesèrent sur Blanqui pendant quatre ans, de 1840 à 1844.

Puis il s’installait, avec son prisonnier exténué, mourant, dans les odeurs fades, écœurantes, de l’hôpital de Tours. Une éclaircie de liberté, une trêve à toutes ces épreuves, l’aurore de 1848 et, de nouveau, l’enfermement, l’éternel écrou à Vincennes, et ensuite dans la citadelle de Doullens, où Blanqui écrivit, entre autres ouvrages, une dissertation sur le protestantisme et un pamphlet contre Robespierre… De Doullens, M. Gustave Geffroy se transporte en bateau cellulaire à Belle-Île-en-Mer, pour passer trois mois dans une chambre du Château-Fouquet, d’où il émigre au Pénitencier, parmi six cents détenus dont le gouvernement a peur, et que le ministre de l’intérieur laisse vivre en phalanstère, jouant aux boules, se faisant mutuellement des conférences… Ici, un nouveau voyage. Dix jours de mer, quatre jours en rade de Cadix, trois jours en rade d’Ajaccio, vingt-quatre heures de patache, et le guichetier de Corte reçoit livraison de Blanqui. Triste séjour. « L’été, dans la prison de Corte, est étouffant, entre des murs blancs où l’air ne circule pas. En hiver, c’est un autre supplice, le supplice de l’eau. La prison est au rez-de-chaussée et au sous-sol. Le prisonnier que l’on jette là peut croire habiter quelque grotte marine ou quelque égout. L’eau ruisselle des murs, suinte des plafonds, des planchers. La moisissure qui ronge les murailles gagne l’homme enfoui dans les caveaux glacés… » Un court passage à la maison d’arrêt de Marseille. Quatre mois d’internement à Mascara, dans la province d’Oran. Une station à Toulon, dans un fort. Une levée d’écrou, et cela recommence. Trois années à Sainte-Pélagie (1861-1865), trois années pas trop malheureuses, employées surtout à lire des auteurs très sérieux ou très plaisants (le grave Tacite et le joyeux Horace, Balzac le pessimiste et Aboutie moqueur, le lyrique Lamartine, le grivois Paul de Kock et surtout le Prince de Machiavel), ou bien à jouer aux échecs avec Jean Dolent, ou bien encore à donner des leçons de lecture aux voleurs. Survient la guerre. Blanqui est nommé commandant du 169e bataillon de la garde nationale ; il porte une tunique boutonnée d’or, un képi à quatre galons, un sabre. Mais presque aussitôt il est destitué par ses propres soldats. C’est le temps où le philhellène Gustave Flourens est « major de rempart », tandis que le général Trochu disserte. On crie, on se dispute, on s’accuse mutuellement de trahison. Et, finalement, la ville de Paris ouvre ses portes aux Prussiens… Quelque temps après, le 17 mars 1871, Blanqui, fort affaibli par le siège, malade (il faut lui rendre cette justice) de déception et d’angoisse patriotiques, est arrêté, près de Bretenoux, dans le département du Lot, par les gendarmes de Figeac. On lui apprend qu’il vient d’être condamné à mort par un conseil de guerre, et on le promène encore de brigade en brigade, de prison en prison. Tandis que la Commune de Paris lui prodigue des dignités et des titres, il reprend sa vie d’autrefois, transféré de cellule en cellule, ballotté de procureurs en substituts et de gardiens-chefs en geôliers. De temps en temps, il reçoit la visite d’un préfet qui le morigène. L’administration pénitentiaire le cadenasse à Cahors, l’en extrait, le dirige sur Périgueux, sur Coutras, sur Tours. Arrêt à Saumur, à Angers, à Nantes, à Redon, à Rennes. Passage à Saint-Brieuc. Arrivée à Morlaix. C’est l’avant-dernière étape. Le 24 mai 1871, à trois heures du matin, Blanqui est enfermé au château du Taureau. On mobilise un vaisseau de guerre pour le garder. Une sentinelle est en faction sous sa fenêtre, baïonnette au canon, fusil chargé. Le pont-levis du château est levé. Le commandant du fort communique au prisonnier les instructions officielles, venues de Paris : « Ordre de faire feu sur le détenu à la moindre tentative d’évasion, et, si on tentait de l’enlever, ordre de le fusiller sur-le-champ et de ne livrer aux assaillants qu’un cadavre. » C’est le carcere duro. Dans sa casemate obscure et sonore, le vieil émeutier, très nerveux, est secoué à chaque instant, réveillé, taquiné par toutes sortes de chocs, de paroles et de bruits. La nuit, ce sont les pas du factionnaire sur le pavé, les changements du poste, les qui-vive, le fracas des crosses contre terre, les rondes d’officiers, de sous-officiers, les patrouilles, les appels, les contre-appels. Pendant le jour, la cantinière et le portier-consigne hurlent des duos à faire miauler des chiens, tandis que les mioches poussent des cris aigus, et que le chœur des soldats profère des beuglements formidables. C’est à devenir fou. Blanqui, toujours le nez dans ses paperasses, amoureux de silence et maniaque de tranquillité comme un vieux professeur, se bouche les oreilles avec de la cire. Il se plaint au commandant :

« Vous m’avez enfermé dans un tombeau, vous me devez au moins la paix du tombeau.

— Je ne puis pas empêcher de chanter des gens qui s’ennuient.

— Mais, dans aucune prison, de pareils scandales ne seraient tolérés. Le silence règne dans les maisons d’arrêt, dans les maisons centrales, partout où il y a des détenus. Il devrait régner aussi dans votre bastille.

— Ceci n’est ni une bastille ni une prison, c’est une caserne.

— Une caserne ! Mais une caserne ne renferme pas de prisonniers politiques, des masques de fer, auxquels il est défendu de dire un seul mot à qui que ce soit. J’en suis là, moi. Il m’est défendu d’adresser la parole à personne, et il est plus sévèrement encore défendu de me parler.

— Oui, vous êtes une manière de masque de fer.

— Certes, et je n’habite pas une caserne. La cour et les corridors d’une caserne ne sont pas encombrés toute la nuit de rondes, de patrouilles, de factionnaires hurlant des qui vive ! à se briser les poumons. On y dort en paix. Votre prétendue caserne est un fort de Fenestrelle, une bastille de Louis XIV, premier échantillon du retour à l’ancien régime. Cette bastille est une violation de toutes les lois… C’est l’arbitraire de l’ancienne monarchie. On m’y a introduit clandestinement au milieu d’une nuit noire. Il ne s’y trouve pas de greffe. Je n’ai pas été écroué. Je n’ai pas aperçu, depuis huit mois, l’ombre d’un magistrat civil ou militaire. Je suis à la merci de violences sans responsabilité.

— Votre situation est bien simple : vous êtes ici prisonnier de guerre. »

Cette biographie très dramatique, très colorée, un peu trop pailletée peut-être de touches empruntées à la palette des impressionnistes (non pas que cela me fâche, mais vraiment une telle façon de peindre ne va pas avec la latinité rectiligne du modèle), cette biographie s’achève par une description de l’ancienne abbaye de Clairvaux, devenue maison centrale et prison d’État.

Ainsi, en compagnie du biographe Gustave Geffroy et de l’insurgé Blanqui, on peut faire le tour de France en prison. Mais rassurez-vous. Chemin faisant, dans ces préaux où pousse l’herbe, dans ces corridors, dans ces parloirs-cages, derrière ces guichets verrouillés, on rencontre, en somme, pas mal de braves gens. J’aperçois, parmi ce peloton de punition, le noble Godefroy Cavaignac, qui s’évada de Sainte-Pélagie ; le général Clément Thomas, qui devait plus tard, par une cruelle ironie du sort, tomber sous les balles des communards ; l’ouvrier Albert, dont les vertus furent récemment célébrées par des voix officielles ; le bonhomme Joigneaux ; Raspail, pharmacien solennel et doux ; Eugène Pelletan, poursuivi à cause des audaces du Courrier du dimanche ; Germain Casse, prévenu d’« outrage à la morale publique et religieuse » ; Scheurer-Kestner, accusé de « manœuvres et intelligences à l’intérieur » ; Laurent Pichat, inculpé d’« excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres » ; Edmond Scherer, condamné pour le même délit, et l’honnête Étienne Vacherot, conscience admirable, intelligence supérieure, maintenant oublié par la démocratie, sans doute parce qu’il a vécu pour la liberté, souffert pour la République et travaillé pour l’esprit humain.

On ne peut écrire la vie d’un homme marquant — qu’il soit grand politique ou notoire carbonaro — sans coudoyer avec lui, sans remuer tout son siècle.

Je félicitais M. Auguste Angellier d’avoir contribué, par sa Vie de Robert Burns, à faire, de la biographie, un genre littéraire.44 Les mêmes louanges sont dues au biographe de l’Enfermé. Les biographies réelles, lorsqu’elles ne se réduisent pas à de sèches nomenclatures, lorsqu’elles montrent, dans une destinée tragique, le jeu des passions et, autour de cette destinée, les remous du milieu ambiant, de telles biographies valent mieux que la plupart des fictions romanesques. Raconter ainsi, en détail, la vie d’un homme, évoquer les idées pour lesquelles il a vécu, les sentiments dont il a savouré le réconfort ou subi la meurtrissure, et enfin le décor extérieur qui a réjoui ou peiné ses yeux, c’est explorer, en tous sens et jusqu’au fond, un coin de nature et d’humanité45. Aux personnes que le nom de Blanqui éloignerait de ce livre, je conseillerai de vaincre ce petit mouvement de frayeur et d’aller chercher dans ces pages, presque toujours apaisées et sereines, une vive résurrection des vaillants de 1830, et le contrecoup de cet élan magnifique qui, au sortir des cauchemars de la Restauration, entraîna tous les esprits de ce temps-là, pêle-mêle les sublimes génies et les pauvres têtes, depuis Lamartine, Hugo et Vigny, jusqu’à Ledru-Rollin, Huber et Herbulet, vers les mirages d’un idéal nouveau. Tout cela est représenté, par M. Gustave Geffroy, avec une belle fougue. Et si je répète, après l’auteur, que les épreuves de ce volume ont été revues par M. Lucien Herr, on conviendra que cette narration volontiers lyrique ne s’avance que sur des notions vraies et des documents contrôlés.

 

Quant à l’homme dont M. Geffroy tente ici la réhabilitation, l’apologie, plus encore, l’apothéose, je ne veux pas le juger en de brèves lignes. « L’esprit de révolte du vieux Blanqui, dit M. Geffroy, salubre comme le sel de la mer, imprégnera l’histoire. Il n’a pas voulu le bonheur, il a refusé d’être payé de son vivant. Il est même plus grand que les martyrs et les saints des religions, qui n’acceptent de souffrir et de mourir qu’avec la certitude d’une vie future, d’une récompense de paradis. Lui, ne veut être ni consolé, ni récompensé. Il accepte hautainement le sort, sans l’espoir d’une rémunération. C’est le héros nouveau, d’accord avec l’idéal du siècle, d’accord avec l’humanité. » Poussé par sa vocation de critique d’art (et par sa pitié naturelle) vers le Salon des Refusés, vers les vies dolentes, vers les limbes où végètent les obscurs, M. Geffroy a voulu défendre ce refusé de la politique, ce malheureux qui fut renié, même par les siens. Le chevaleresque Barbès, devant la Haute-Cour de Bourges, le 2 avril 1849, a flétri Blanqui, et Blanqui, soutenu par de Flotte, a déclaré que personne au monde n’était plus menteur que Barbès. Je crois que, dans cette altercation haineuse, ces deux célèbres chefs d’insurgés ont été entraînés trop loin par la passion, comme il arrive d’ordinaire aux amis qui se brouillent.

Le 31 mars 1848, Blanqui fut accusé de trahison par son propre parti. On prétendit qu’il était « de la police ». On lui sortit un « dossier ». C’était déjà la mode en ce temps-là. Il ressortait, paraît-il, d’un papier publié par l’archiviste Taschereau, que Blanqui avait ses petites entrées au ministère de l’intérieur et qu’il avait souvent « mangé le morceau » chez le ministre Guizot. Et donc il fut « exécuté » selon le rite, par les purs. Il ne s’est jamais relevé de ce coup.

M. Geffroy réfute les allégations de Taschereau par des raisons qui, je l’avoue, m’ont convaincu. Cela d’ailleurs n’enlève rien à l’horreur que m’inspirent des entreprises violentes dont le premier résultat fut de répandre sur le pavé de Paris le sang innocent. Dans l’affaire du 12 mai 1839, je m’apitoie moins sur Barbès, condamné à mort et d’ailleurs gracié, et sur Blanqui, condamné à la détention, que sur le lieutenant Drouineau, tué à son poste, en faisant son devoir.

Après cela, je reconnais que Blanqui, « résigné pour lui-même, révolté pour tous », fut brave, sincère, que son journal du siège de Paris est remarquable de clairvoyance, et qu’il a eu littérairement des trouvailles singulières (notamment une métaphore qu’il a passée à Taine et une tirade dont a hérité Renan).

Et puis, il a tant souffert ! Ne soyons pas plus durs que le clairvoyant J.-J. Weiss, lequel a dit :

Comment tant de souffrances, à la longue, et tant de déceptions si profondes et si cruelles, n’eussent-elles pas apporté à leur suite un ferment de folie ? Avoir la conscience nette et claire qu’on est le premier de sa secte et de son parti ; sacrifier, tout à la cause révolutionnaire, joies de la jeunesse, études et travaux de l’âge mûr, fortune, liberté, honneur, une femme aimée ; méditer sans cesse dans la prison, dans l’exil, à travers les chemins que l’on suit en fugitif, au fond des cachettes ténébreuses où l’on se dérobe, sur les lois de la politique et sur les procédés certains de gouvernement qu’on mettra en jeu le jour de la victoire, et quand elle arrive, la victoire convoitée de la Révolution, quand la Révolution triomphante reçoit de la fortune, pour première tâche, la France à délivrer de l’invasion, Paris à sauver d’une capitulation épouvantable, voir la Révolution qu’on a préparée par toute sa vie glisser entre les mains « de valets des rois déguisés en brillants papillons républicains », … puis un beau jour ne même plus se plaindre parce qu’on n’a plus de quoi payer le morceau de papier sur lequel on imprimera sa plainte ; se sentir mourir inutile à son pays qui se meurt… Ah ! si l’enfer existe, il doit être fait de sensations pareilles. Et ç’a été l’existence de Blanqui.

L’état de révolutionnaire était rude, au temps des vieilles barbes. Maintenant, c’est quelquefois un joli métier, pas difficile.

M. Émile Deschanel46

M. le professeur Émile Deschanel, au cours de sa vie déjà longue, fort honorable, très bien remplie, a trouvé le moyen de résoudre un problème difficile. Il a vécu politiquement et littérairement, sans apporter aux affaires publiques la dangereuse fantaisie d’un homme de lettres et sans laisser atteindre l’élégance de son âme par la barbarie contagieuse des politiciens.

Je ne voudrais offenser personne. Mais il est évident que le niveau intellectuel de nos assemblées délibérantes baisse, à mesure que s’enhardit la cohue démocratique. Chaque renouvellement, total ou partiel, humilie d’un cran la valeur moyenne de nos mandataires. Les vides que la maladie et la mort creusent dans notre Parlement ne semblent point réparables. Au Sénat même, où se maintiennent encore certaines traditions de culture et de courtoisie, chaque disparition nous vaut l’arrivée d’une gloire suburbaine ou provinciale, souvent dépaysée et penaude. Par qui fut remplacé Victor Hugo ? Et qui viendra, plus tard, s’asseoir, au Luxembourg, devant le pupitre de M. le professeur Berthelot ?

L’auteur de la Vie des comédiens, qui n’a jamais été ministre, est sage et sérieux, malgré l’enjouement aimable de son style. Je parie qu’il n’éprouve aucun sentiment d’envie, lorsqu’il apprend qu’un garde municipal à cheval est allé dire : « Tu seras ministre » à quelque Macbeth de la Bresse, de l’Aunis ou du Porcien. Il a trop lu et relu le comique Aristophane pour ignorer par quelles ruses cousues de fil blanc on devient le favori du suffrage universel. Apparemment, il n’a jamais voulu descendre aux roublardises de Cléon le corroyeur. C’est pourtant bien simple ; le premier venu peut y réussir. Voyez plutôt cette scène des Chevaliers, que M. le professeur Deschanel a précisément traduite pour l’édification de ses auditeurs et de ses lecteurs. C’est, comme vous savez, un dialogue entre un esclave et un charcutier qui se présente à point pour être (comme nous disons dans nos congrès) l’outsider des partis rivaux :

Démosthène. — Tourne maintenant l’œil droit du côté de la Carie, et l’autre vers Chalcédoine, et, dis-moi, n’es-tu pas heureux ?

Le Charcutier. — Parce que tu me fais loucher ?

Démosthène. — Non ; mais d’avoir tout cela à administrer ; car cet oracle te fait souverain.

Le Charcutier. — Souverain, moi ? Un charcutier !

Démosthène. — Oui, souverain, pour cela même, parce que tu n’es rien que vaurien et faubourien.

Le Charcutier. — Je ne me crois pas digne d’un si haut rang.

Démosthène. — Et pourquoi donc, pas digne ? Aurais-tu des scrupules ? Serais-tu d’honnête famille ?

Le Charcutier. — Par tous les dieux ! Je suis de la canaille !

Démosthène. — Heureux drôle ! Tu es né pour gouverner !

Le Charcutier. — Mais je n’ai pas d’éducation : à peine sais-je lire et mal !

Démosthène. — Ceci pourrait te faire tort de savoir lire, si mal que ce soit. Le gouvernement populaire n’appartient pas aux hommes instruits ni aux honnêtes gens, mais aux ignorants et aux gredins.

Ici, la verve d’Aristophane — comme celle de tel ou tel de nos orateurs socialistes — se débraille un peu et dépasse la mesure. M. Deschanel blâme cet excès et reproche à Aristophane d’avoir confondu l’ochlocratie avec la démocratie. « L’ochlocratie, dit-il, est le gouvernement de la populace ; la démocratie est le gouvernement du peuple. » Je n’y contredis pas. Mais on avouera qu’à de certains moments la démocratie tend vers l’ochlocratie, de même que les corps pesants tendent vers le centre de la terre.

D’ailleurs, M. Deschanel ne s’est point privé, pour cela, du plaisir de commenter copieusement et ingénieusement cette autre scène, où l’on voit deux candidats offrir leurs services au bonhomme Peuple :

Cléon, au bonhomme Peuple. — Ah ! tu ne trouveras jamais d’amis plus dévoués que moi. Seul, j’ai su étouffer les conspirations ! Il ne se trame pas un complot dans la ville que je ne sonne aussitôt l’alarme.

Le Charcutier, au même. — Tiens, voici une boîte d’onguent pour les plaies de tes jambes.

Cléon. — Permets que j’ôte tes cheveux blancs, pour te rajeunir.

Le Charcutier. — Prends cette queue de lièvre, pour essuyer la chassie de les yeux.

Cléon. — Quand tu te moucheras, ô Peuple, essuie tes doigts à mes cheveux !

Le Charcutier. — Aux miens !

Cléon. — Aux miens !

Tout a été dit (comme vous voyez) et depuis longtemps, sur la psychologie des réunions électorales. C’est pourquoi les personnes qui ont vécu dans l’intimité familière des maîtres anciens ne peuvent pas considérer comme des nouveautés ni même comme des modernités les flagorneries qu’écoute encore le bonhomme Peuple, et ne sauraient se figurer qu’une cabriole démagogique, exécutée après boire, soit nécessairement une « marche en avant ».

J’ai l’air de sortir des limites où doit se mouvoir la « critique littéraire ». Je suis, remarquez-le bien, au cœur de mon sujet. En effet, ce sont les livres et la méditation, et non point le tapage de la rue ni le commerce des hommes qui ont inspiré à M. Émile Deschanel les convictions politiques dont il a été, pendant quarante ans, sans ostentation et sans défaillance, le très noble serviteur. C’est un démocrate idéaliste, et, à ce titre, il représente un genre à peu près disparu : il a puisé sa foi républicaine aux sources les plus pures. Quelle erreur on a commise en retirant des mains de nos écoliers le Conciones et en remplaçant le discours latin par d’insipides exercices ! Les humanistes, les lettrés, les privilégiés qui ont échappé à l’action déprimante des programmes récents, trouvaient, dans les textes dont ils faisaient leur nourriture quotidienne, des raisons de vivre, des motifs d’espérer, des arguments à invoquer contre toutes les tyrannies. L’opposition, sous le second Empire, a vécu de cette forte substance et de cet austère entretien. La troisième République, en répudiant toutes ces antiquités, a renié ses propres origines et compromis son avenir. Plût à Dieu que nous eussions encore beaucoup de Fabricius, de Thraséas et de Cremutius Cordus !

M. Deschanel fut initié au culte de la liberté par des âmes fortes et douces. Les Vacherot, les Despois, les Havet, tous ces universitaires de vieille roche et de bonne race furent ses amis ou ses maîtres. C’est d’eux qu’il apprit à respecter la vérité, à chercher la justice, à travailler pour le triomphe du droit. Formé par ces anciennes disciplines, qui prenaient l’âme tout entière, il se trouva muni de fières maximes dès qu’il fut obligé, par sa conscience, de passer du discours à l’acte. Il préféra la destitution, la prison, l’exil au sacrifice de ses opinions.

Je pourrais craindre, en rappelant ce trait, de donner à M. Deschanel les apparences d’un fossile. En ce temps de veulerie, de « lâchage », de « rosserie », ou (pour parler plus académiquement) de compromissions et de capitulations, un homme qui file en Belgique autrement que pour emporter une caisse, semble un revenant des temps lointains. Cela ne se fait plus. C’est vieux jeu… Nous n’aimons pas les gens qui s’acquittent si proprement de leur devoir. Leur noblesse est un vivant reproche à notre dilettantisme. Nous sommes tentés de leur crier, avec ces gentillesses de langage qui de Montmartre ont passé dans la littérature, et de la littérature dans les salons : « Eh ! va donc, poseur ! On ne nous la fait pas ! »

Mais, précisément, M. Deschanel n’a jamais posé. Sa vertu est exempte de raideur puritaine et d’arrogance jacobine. Personne n’est plus éloigné de la morgue et du pédantisme. Ayant souffert pour la liberté, il n’a point voulu jouer le rôle du proscrit maussade et grondeur. Son humeur resta gaie, même parmi ces sociétés lugubres où l’on s’échauffait la bile en déclamant les Propos de Labienus. Si je ne craignais d’abuser des métaphores, je dirais qu’il fut, en ce temps-là, un stoïcien couronné de roses.

Tandis que la politique lui faisait mauvaise figure, la littérature lui souriait, et son esprit était en joie perpétuellement. Montesquieu, dit-on, était habituellement délivré de tout souci par une heure de lecture. Je crois qu’une heure de libre écriture ou de causerie à bâtons rompus peut faire oublier à M. Deschanel bien des misères. Et il ne jouit pas en égoïste de cette félicité intérieure. Il aime à la propager autour de lui par ses livres, qui sont la continuation de son enseignement.

Livres ! Enseignement ! Voilà des mots désagréables, et qui ne peuvent se rapporter tout à fait aux occupations ni aux caprices de cet esprit si alerte et si dispos. L’auteur des Essais de critique naturelle ne s’est-il pas calomnié lui-même en inscrivant sur la couverture de ses volumes des titres parfois solennels ? À moins que ce ne soit une façon de nous faire goûter davantage le plaisir que l’on éprouve à découvrir, au lieu d’une dissertation en trois paragraphes, les ingénieuses et doctes fantaisies d’un maître qui nous amuse en nous instruisant.

La collection des œuvres complètes de M. Émile Deschanel — une vraie bibliothèque — atteste un labeur ininterrompu, l’information la plus variée et la plus diverse, une lecture immense. Mais l’auteur, obligeant et courtois, nous épargne le spectacle de ses efforts et la confidence de ses minutieuses recherches. Il n’imite pas ceux qui comparaissent en public l’œil dur, le front crispé, les épaules lasses, le geste accablé, — grossier charlatanisme, peu différent de celui qui consiste à mettre de la poussière sur une bouteille pour faire trouver le vin meilleur.

Sénateur prompt à s’émanciper de sa chaise curule, professeur que n’empêtra jamais la robe doctorale, journaliste aussi (je tiens à montrer du doigt, à l’occasion, cet honorable confrère), liseur presque aussi charmant que M. Legouvé, et, pour toutes ces causes, vrai bienfaiteur public, M. Émile Deschanel prodigue sa parole et ses écrits ; plusieurs générations d’hommes et de femmes lui doivent des notions précieuses ou des plaisirs délicats.

Il enseigna le grec à l’historien Taine, à l’humoriste Edmond About, au chroniqueur Sarcey. J’imagine que les élèves et le maître n’ont pas dû s’ennuyer un seul instant, si j’en juge par ce livre des Hétaïres, dont raffolait Victor Hugo. Ses réflexions sur la comédie attique furent goûtées de Renan, qui appelait son Étude sur Aristophane « un livre supérieur ». Sainte-Beuve loua sa Physiologie des écrivains et des artistes. Son brillant paradoxe sur le Romantisme des classiques a paru peut-être un peu risqué et prolongé. Cependant, tout en refusant d’en admettre les conclusions, le critique Ferdinand Brunetière le jugeait ainsi :

« Il importe surtout que la critique et l’histoire littéraire, au lieu d’aller, comme l’a dit M. Deschanel dès sa première leçon, “s’enlizer purement et simplement dans les sables de la philologie”, se soucient quelquefois aussi de remuer des idées. Là est la valeur du livre de M. Deschanel. Une idée y domine le sujet. Les faits n’y valent point par eux-mêmes, mais pour autant qu’ils concourent à la démonstration de l’idée… De pareils livres font faire à ceux qui les lisent plus de pas en avant que de fort gros, et, d’ailleurs, fort estimables ouvrages, qui se croient, sans doute, plus savants. »

L’opinion du psychologue Paul Bourget n’est pas moins flatteuse. « Il y a, dit l’auteur du Disciple, un charme particulier à ces pages de critique, rédigées après avoir été parlées, et qui, de la conversation, gardent l’alerte allure, le ton aisé, la variété de points de vue, un je ne sais quel air vivant et agile. L’ouvrage du professeur du Collège de France est un des meilleurs ouvrages de haute critique qui aient été donnés depuis la mort de Sainte-Beuve. »

M. Deschanel a, pour ainsi dire, créé ou recréé à son usage un genre littéraire qui, depuis la publication de ses Conférences de Belgique, a rapidement évolué dans le sens indiqué par lui. Ici encore, j’invoquerai l’autorité d’un témoin dont on ne récusera pas la compétence : M. Francisque Sarcey. Écoutez ce que dit, avec sa verve coutumière, celui qu’on a justement nommé notre « conférencier national » :

C’est à Deschanel qu’il faut reporter l’honneur de la création des conférences. Il en est le fondateur et le père…

Ce que je ne saurais rendre, c’est cette parole sûre et souple, naturelle et élégante ; c’est cette aisance sans affectation, cette connaissance de son public, cet esprit toujours doublé de bon sens, cette malice voilée de bonhomie ; c’est l’art d’amener des citations heureuses, qui jettent sur le sujet de la lumière et de l’éclat ; c’est une lecture animée et fine, qui conserve aux chefs-d’œuvre la fraîcheur et la vie, qui nous fait voir des intentions et des nuances nouvelles jusque dans Molière ; ce sont enfin toutes ces qualités qui font de M. Deschanel un des orateurs les plus écoutés et les plus goûtés du public… On s’abandonne au plaisir de suivre cette parole si sûre, si élégante, si harmonieuse, de voir se répandre sur le sujet traité une lumière toujours égale… Il a porté sa manière au dernier point de perfection dont elle est susceptible, il en joue avec la sûreté de main d’un virtuose consommé : il est un maître.

Est-il nécessaire, après cela, d’expliquer, par raisons démonstratives, la faveur avec laquelle on accueille, en ce moment, le cours de M. Deschanel sur Balzac et la Comédie humaine ? Qu’il nous suffise de constater ce succès et de transcrire cette jolie note griffonnée un jour par l’élève Jules Lemaître : « Du public accouru aux leçons de M. Deschanel, le premier tiers voit et entend ; le second tiers, pressé dans les corridors, entend sans voir ; l’autre tiers s’en va désespéré, sans avoir vu ni entendu ».

Le plus récent ouvrage de M. Émile Deschanel est consacré à Lamartine. C’est un hommage, encore plus qu’une étude, hommage de piété reconnaissante envers le poète incomparable qui a versé si largement à nos soifs désespérées la consolation, l’oubli, la force. Onorate l’altissimo poeta ! Tous, du fond des turpitudes où la réalité nous enfonce, nous avons levé les yeux et tendu les bras vers l’homme qui fut le plus malheureux, le plus sublime, le plus glorieux peut-être des enfants du siècle. Nous pensons de nouveau avec tendresse, après quelques années d’ingratitude, à ce cœur douloureux et fier, qui fut consumé par des amours merveilleuses, à cet esprit surhumain où se sont réfléchies, comme en un miroir de diamant, les questions éphémères et pressantes qui inquiètent l’humanité, les sentiments qui sont le tourment et la joie de notre race, les beautés éternelles qui sont le triomphe de l’art.

Ce ne sont point des hasards chronologiques qui ont amené M. Deschanel à s’arrêter devant cette figure qui, à mesure qu’elle s’éloigne vers le passé, s’impose davantage à notre culte. Dans cet artiste qui fut homme d’État, dans cet écrivain qui fut un chef populaire, dans ce poète qui fut un voyant, il reconnaissait ce qui est évidemment son propre idéal : l’union de l’éloquence et de l’honnêteté, de l’enthousiasme et de la sagesse, de la politique et des lettres. Nos admirations donnent ordinairement la mesure de notre valeur morale et intellectuelle. Celles de M. Deschanel sont salutaires et fécondes. Il a réussi à les répandre, de proche en proche, en des âmes qui lui gardent secrètement une reconnaissance fidèle. Et son œuvre multiple est comme un Songe de Poliphile f, très nuancé, très ondoyant, et que domine, à des hauteurs sereines, un rêve lumineux.

Trois étapes de M. Anatole France

Nos pères avaient une quantité de bonnes choses que nous n’avons plus.

                          George Eliot.

Vite un fauteuil pour M. Anatole France, à l’Académie des Sciences morales et politiques, dans le coin des indisciplinés, à côté de M. Émile Gebhart.

En effet, l’Orme du mail est une monographie politique et sociale qui pourrait s’intituler : Étude sur une ville de province sous la troisième République. Ou bien : Contribution à l’étude de la psychologie des démocraties. Ou bien encore : Essai sur les mœurs, considérées dans leurs rapports avec les institutions.

Si l’auteur de l’ineffable Rôtisserie avait adopté l’un ou l’autre de ces titres, en y joignant quelques épigraphes, empruntées aux Assemblées provinciales de Léonce de Lavergne, à l’Église de France de Delbos, à l’État religieux des abbés Bonnefoy et Bernard, à l’Histoire du gouvernement parlementaire de Duvergier de Hauranne, nul doute que son travail n’eût été l’objet de « communications » en des conférences d’hommes doctes, et qu’une chaire de sociologie n’eût été offerte à l’ami de Jérôme Coignard.

Mais l’Orme du mail ! Oh ! l’Orme du mail ! Cela est peu sérieux. Cela sent l’école buissonnière, le Jardin d’Épicure, la flânerie, la dissipation. Les personnages politiques passeront, dédaigneux, en disant : « Bah ! c’est de la littérature ! »

Seulement, c’est toujours la littérature qui finit par avoir raison.

I. L’Orme du mail

Cet orme, très vieux, sans doute planté au temps de la grande Révolution, en qualité d’« arbre de la liberté », pourrait s’étonner, à bon droit, qu’une nation puisse vivre avec des lois durables et des coutumes changeantes. Autour du mail où ce vieil arbre enfonce ses racines, il y a un chef-lieu dont la vie a été réglée, mécanisée, domestiquée par des législateurs morts depuis longtemps. Au centre de cette ville, le pouvoir exécutif est représenté par une préfecture qu’institua jadis le Premier Consul. L’autorité ecclésiastique s’exerce par l’entremise d’un archevêque, nommé par la République et le Saint-Siège, en vertu d’un Concordat que signa le Premier Consul. La justice est rendue par des magistrats dont Portalis et Treilhard dictent encore les décisions. L’impôt est perçu par des fonctionnaires qu’avait prévus l’honnête financier Gaudin, duc de Gaèteg. M. de Fontanes, grand-maître de l’Université impériale, reconnaîtrait la « Faculté » où les fils des commerçants locaux et des gros paysans d’alentour viennent passer les examens du « bachot ».

Depuis près d’un siècle, la maison n’a pas bougé. Voyons, d’après M. Anatole France, quels sont les habitants nouveaux qui désormais s’installent dans cette bâtisse héréditaire. La démocratie bourgeoise a dit au maître impérial :

« La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir ».

D’abord le préfet, M. Worms-Clavelin, israélite. M. Worms-Clavelin a commencé sa carrière dans des brasseries où péroraient des « chimistes politiciens ». Dès qu’il eut conquis, sans savoir au juste pourquoi, ce diplôme de licencié en droit qui est le « pont-aux-ânes » de la plupart des Français, il épousa Mlle Noémi Coblentz, fille d’Isaac Coblentz, lequel était agent d’affaires dans un entresol du quartier Bréda. Franc-maçon et même « vénérable du Soleil-Levant », M. Worms-Clavelin a été casé dans l’administration par les gens avec lesquels il avait pris autrefois des bocks. Farouche radical et laïcisateur forcené au temps où il n’était que sous-préfet de Céret, il s’apaise, maintenant qu’il est pourvu d’une préfecture de première classe. Il triture les élections en dosant de son mieux le républicanisme clérical des presbytères avec le socialisme généreux des instituteurs. Il s’appuie d’un côté sur les loges, de l’autre sur deux ou trois châteaux qui se sont « ralliés ». Dans les crises particulièrement malaisées, il organise des fêtes franco-russes. Les palmes académiques et le ruban vert du Mérite agricole lui sont très utiles pour ramener au bercail les égarés et les révoltés. Aidé par sa femme Noémi Coblentz, qui a du « tact », ce gros homme louvoie très lestement entre les députés et les sénateurs, de manière à rester quand les ministres tombent. Il réalise exactement ce type de fonctionnaire que M. Barthou, ministre de l’Intérieur, définissait, un jour, à la tribune du Sénat. C’est un de ces préfets « qui obéissent moins au souci de servir le gouvernement que de se ménager, par de regrettables complaisances, les faveurs du gouvernement qu’ils espèrent ou redoutent le lendemain… » Si l’on ajoute que M. Worms-Clavelin, ayant « un goût inné pour les métaux précieux », est collectionneur de ciboires ; qu’il brocante de vieilles chasubles, mais que, d’ailleurs, il est personnellement intègre, « hors les irrégularités devenues régulières par l’effet d’une mauvaise administration commune à toute la République » ; qu’il chasse volontiers le poil et la plume chez les « gros bonnets » du département ; « qu’il tire avec des écarts de jambe, des haussements d’épaules, des inclinaisons de tête, des clignements d’yeux et des froncements de sourcils, à la façon des locataires de Bois-Colombes, bookmakers et limonadiers, ses premiers compagnons de chasse », et vous aurez un léger crayon de ce bouc émissaire sur lequel M. Anatole France semble avoir épuisé toutes les flèches d’or de son carquois.

Autour du préfet, voici quelques autres dignitaires.

Son Éminence Monseigneur Charlot, cardinal-archevêque. Prélat bien-pensant, c’est-à-dire républicain à la façon du pape et de M. l’abbé Gayraud. Ami de la tranquillité, du pouvoir et de la bonne chère, ce prélat offre aux autorités civiles et militaires des dîners qui sont abondamment pourvus de faisans, de lièvres et de bécasses par le « braconnier de la préfecture ». Ignorant et faible, intrigant et hypocrite, le cardinal Charlot « ne se range pas volontiers du côté des vaincus ». Soigneux de sa popularité, « très attentif à se concilier l’opinion de tous, il ne dédaigne pas celle des honnêtes gens ». Il parle volontiers, dans ses mandements, « des vérités de la religion confirmées par les découvertes de la science et notamment par les expériences de M. Pasteur ». Bref, l’élévation de Mgr Charlot à la pourpre cardinalice est, selon M. Anatole France, un des principaux résultats de cette méthode de gouvernement qui consiste à faire à l’Église « des blessures profondes, cachées, envenimées, en introduisant dans l’épiscopat des prêtres imbéciles d’esprit et de caractère… ».

Le général Cartier de Chalmot, commandant la division. Noté comme un excellent officier. Classé dans les bureaux « comme un des plus intelligents de nos divisionnaires ». Le général Cartier de Chalmot, n’étant plus « enclin à monter à cheval », exécute des manœuvres dans sa chambre. Voici comment : « Il a mis sa division en fiches dans de petites boîtes de carton qu’il pose chaque matin sur son bureau et qu’il range chaque soir sur des tablettes de bois blanc au-dessus de son lit de fer. » Levé dès l’aube, le général, à peine sorti du tub où il a épongé sa vieille peau, s’attelle à ses fiches et les fait manœuvrer. Cette stratégie se prolonge jusqu’au moment où Mme la générale, en peignoir, ses cheveux blancs couronnés de bigoudis, entre violemment dans la chambre en criant : « Poulot ! Poulot ! viens déjeuner ! »

Dans le chef-lieu où M. Anatole France nous emmène, la justice est rendue par le président Peloux, ancien avoué normand, jadis obligé de vendre son étude à la suite d’une fâcheuse affaire de terrains, maintenant lumière de la magistrature épurée. L’avocat Lerond, substitut démissionnaire, s’est fait, dans toute la ville, une réputation d’esprit, en disant de lui : « C’est un gaillard qui mesure la distance de son fauteuil au banc des accusés » Mais le président Peloux s’est réhabilité, dans ces derniers temps, en « salant » les anarchistes. On l’accueille à la table des maisons bourgeoises, et même de certains châteaux, comme un des derniers défenseurs de l’ordre, comme le boulevard de la propriété et le rempart du capital. Somme toute, ce Peloux est proche parent de ces étonnants magistrats, dont M. François Coppée, dans le roman qu’il a intitulé le Coupable, nous décrivait les façons un peu débraillées, les aptitudes chicanières et les talents de société. M. Peloux joue bien au billard.

Parmi toute cette bande de fonctionnaires nomades, qui campe dans ce coin de province, il n’y a guère que deux personnes honnêtes et vraiment intelligentes : 1º un prêtre, l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire ; 2º un universitaire, M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des Lettres. Ici, M. Anatole France a vu très juste. Le clergé — catholique ou protestant, — l’Université — littéraire ou scientifique — pourraient bien être, à tout prendre, nos dernières aristocraties. Presque toute la somme de vie intellectuelle et morale dont est capable notre nation s’est réfugiée dans ces deux corps, si différents d’ailleurs l’un de l’autre. On trouve, en province, dans les plus petites provinces, des curés très vertueux, des pasteurs d’une rare culture. Et c’est peut-être lorsqu’on monte vers les hauts échelons de la hiérarchie cléricale que l’on voit diminuer le mérite de l’esprit et les qualités du cœur. En l’état présent des choses, il n’y a guère de chances pour que l’abbé Lantaigne parvienne jamais aux dignités officielles qui font de Charlot un personnage…

Quant aux professeurs de l’Université, il faut bien croire qu’ils représentent une élite, puisqu’ils ont le privilège d’être injuriés tous les jours, dans les gazettes, dans les petites revues, dans les conversations des cénacles et sur les planches de nos théâtres, par les plus inintelligents de nos concitoyens. Il ne se passe guère de semaine où l’Université n’« écope » en quelques chroniques. Hier encore, un « Jeune » déjà âgé, annonçant un « art nouveau » (le sien), vouait l’Université aux dieux infernaux. Cet apôtre ajoutait, naturellement, que toute sa « génération » partageait sa haine. Qu’est-ce que les professeurs ont donc fait à ce garçon, pour qu’il veuille ainsi allumer un brasier de haine et qu’il s’en donne chaud ? Oui, qu’est-ce que les professeurs ont donc fait à ces gens, dont ils excitent, sans le vouloir, la colère et l’envie ? Qu’est-ce qu’on veut ? Leurs places ? Je ne crois pas. Car ces places sont malaisées à tenir, peu rétribuées (surtout dans l’enseignement supérieur) et, par conséquent, peu offrables. Que dirait un agent électoral, un député non réélu, un préfet en disponibilité ou un négociant en faillite, si le gouvernement lui proposait, comme récompense ou comme « compensation », une place de maître de conférences à la Faculté de Poitiers ?

Taine, qui était affranchi de tout préjugé universitaire, a écrit ceci :

Les administrateurs et professeurs de l’Université, même les premiers, n’ont qu’un salaire modique : 6 000 francs au Muséum et au Collège de France, 7 500 à la Sorbonne, 5 000 dans les Facultés de province, 4 000 ou 3 000 dans les lycées, 2 000, 1 500, 1 200 dans les collèges communaux, juste de quoi vivre. Le train des plus hauts fonctionnaires est modeste ; chacun vivote sur des appointements restreints… Point de gaspillage ; les écritures sont bien tenues ; peu de sinécures, même dans les bibliothèques ; point de passe-droits ou de scandales criants. L’envie égalitaire est presque désarmée : il y a beaucoup de places pour les petites ambitions et les mérites moyens, et il n’y a presque aucune place pour les grandes ambitions, les grands mérites. Les hommes éminents de l’Université servent l’État et le public à prix réduits moyennant un traitement alimentaire, un grade plus haut dans la Légion d’honneur, parfois un siège à l’Institut, un renom universitaire ou européen, sans autre récompense que le plaisir de travailler d’après leur conscience intime et l’approbation des vingt ou trente personnes compétentes qui, en France ou à l’étranger, sont capables d’apprécier leur travail à sa valeur.

Taine, au temps où il parcourait les départements en qualité d’examinateur pour l’École de Saint-Cyr, a dû rencontrer son camarade Bergeret, maître de conférences dans la ville où M. Worms-Clavelin est préfet.

M. Bergeret (ce nom et ce type resteront) est tien un universitaire de province. Je l’ai tout de suite reconnu. C’est un cœur généreux et un peu triste, un esprit délicat et un peu chagrin. Ayant beaucoup vécu dans les livres, il a été froissé de bonne heure par la réalité. Il s’étonne ingénument que les hommes et les choses ne soient pas conformes à ces nobles idées, dont il aimait à contempler l’harmonie dans cette petite « turne » de l’École normale où s’écoulèrent, si doucement, les trois années les plus heureuses de sa jeunesse. Il a pris un pli dès son âge adolescent. Il est fait pour vivre dans un phalanstère studieux, dans un couvent de bénédictins laïques, et non point dans une cohue qui n’est agitée et passionnée que par des vanités ou des intérêts. Les professeurs de province, sauf dans certaines villes ingénieuses et hospitalières (Nîmes, Nancy), fréquentent peu les provinciaux. Célibataires, ils vivent entre eux, à la pension, au café, occupant ordinairement une table à part, près de la table d’hôte, échangeant de vagues bonjours avec les officiers et les magistrats qui mangent à côté, et stupéfiant la dame du comptoir par l’insistance avec laquelle ils demandent les journaux… Mariés, ils se reçoivent sans façon entre collègues et daubent, au coin du feu, sur les puissants du jour. Presque partout, particulièrement dans ces grandes fourmilières industrielles du Nord où un caissier, gagnant plus qu’eux, obtient davantage de considération, ils sont tentés de dire, comme Ovide, exilé chez les Scythes :

Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis.

Ils ont beaucoup lu, trop peut-être. Si bien qu’ils aperçoivent le monde à travers un voile de littérature volontiers pessimiste. M. Homais leur gâte tous les pharmaciens. Pot-Bouille leur interdit d’estimer les bourgeois ventrus. Ils songent à Charles Bovary, à la Terre, aux paysans de George Sand et de Balzac. Ils goûtent la fraîcheur de la Mare au diable. Pourtant ils méprisent les ruraux qui viennent à la ville en char-à-bancs afin de vendre un cochon à la foire ou de présenter un fils au baccalauréat.

On ne peut pas dire que M. Bergeret soit malheureux. Il n’est pas heureux non plus. M. Anatole France nous dit qu’il se croit persécuté par son doyen. Je crois qu’il y a là une erreur. Les doyens ne persécutent plus, depuis qu’ils sont élus par leurs collègues, lesquels, plus avisés que les grenouilles, ne regrettent jamais d’avoir un soliveau pour roi. Mais M. Bergeret est taquiné, dans la vie, par ces mille piqûres que ressentent vivement les natures fines. Sa femme et ses trois filles ont complètement secoué le joug de l’autorité maritale et paternelle. M. Bergeret « s’attriste de trouver des bigoudis sur sa table à écrire et de voir ses manuscrits brûlés aux marges par les fers à friser ». Il a des regrets, parfois, en songeant à Sarcey, à Prévost-Paradol, à Hervé, et il se dit in petto : « Et moi aussi j’aurais pu être journaliste ! » Quand il a cessé de méditer sur la monotonie des journées universitaires et provinciales, il va se rencoigner dans la boutique du libraire Paillot, rue des Tintelleries, ou s’asseoir sous l’orme du mail, en compagnie de son ami, l’abbé Lantaigne.

Cet abbé et ce professeur ne se ressemblent pas. L’un procède de saint Augustin, de saint Thomas et parle sans ironie. L’autre serait plutôt un « petit-fils de Voltaire », apparenté avec Renan. Toutefois, ils sont à peu près d’accord sur la politique. L’esprit de la Satire Ménippée habite en eux. Sous les excommunications de l’un, sous les épigrammes de l’autre, on retrouve, au fond, les mêmes sentiments : ceux de M. Anatole France.

Écoutez France-Lantaigne :

Vous n’avez pas, monsieur Bergeret, l’esprit théologique. Je parle de notre République. Je ne considère ni la romaine, ni la batave, ni l’helvétique, mais seulement la française. L’Église ne périra pas. Quelle sera la consolation du patriote ? Il découvre que tous les membres de l’État sont gangrenés et putréfiés. En vingt ans, quel progrès dans la décomposition ! Un chef de l’État dont l’impuissance est l’unique vertu et qui devient criminel dès qu’on suppose qu’il agit ou seulement qu’il pense ; des ministres soumis à un Parlement inepte ; un fonctionnarisme sans cesse accru, immense, avide, malfaisant, en qui la République croit s’assurer une clientèle et qu’elle nourrit pour sa ruine ; une magistrature recrutée sans règle ni équité ; une armée que pénètre sans cesse, avec la nation tout entière, l’esprit funeste d’indépendance et d’égalité, pour rejeter ensuite dans les villes et les campagnes la nation tout entière, gâtée par la caserne ; un corps enseignant qui a mission d’enseigner l’athéisme et l’immoralité ; une diplomatie à qui manquent le temps et l’autorité ; enfin, tous les pouvoirs, le législatif et l’exécutif, le judiciaire, le militaire et le civil, mêlés, confondus, détruits l’un par l’autre ; un règne dérisoire qui, dans sa faiblesse destructive, a donné à la société les deux plus puissants instruments de mort que l’impiété ait jamais fabriqués : le divorce et le malthusianisme.

Écoutez France-Bergeret :

Ce régime est, peut s’en faut, tel que vous le représentez. Et c’est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l’État, mais soulage les personnes, et procure une certaine facilité de vivre et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c’est le sincère désir qu’elle a de ne point faire la guerre en Europe. Elle est volontiers militaire, mais point du tout belliqueuse. En considérant les chances d’une guerre, les autres gouvernements n’ont à redouter que la défaite. Le nôtre craint également, avec juste raison, la victoire et la défaite. Cette crainte salutaire nous assure la paix, qui est le plus grand des biens.

Le pire défaut du régime actuel est de coûter fort cher. Il ne paye point de mine : il n’est pas fastueux. Il n’est brillant ni en femmes ni en chevaux. Mais, sous une humble apparence et des dehors négligés, il est dépensier. Il a trop de parents pauvres, trop d’amis à pourvoir. Il est gaspilleur. Le plus fâcheux est qu’il vit sur un pays fatigué, dont les forces baissent et qui ne s’enrichit plus. Et le régime a grand besoin d’argent.

J’ai été nourri sous l’Empire, dans l’amour de la République. « Elle est la justice », me disait mon père, professeur de rhétorique au lycée de Saint-Omer ; Il ne la connaissait pas. Elle n’est pas la justice. Mais elle est la facilité. Monsieur l’abbé, si vous aviez l’âme moins haute, moins grave et plus accessible aux riantes pensées, je vous confierais que la République actuelle, la République de 1896, me plaît et me touche par sa modestie. Elle consent à n’être point admirée. Elle n’exige que peu de respect et renonce même à l’estime. Il lui suffit de vivre.

Assurément les pouvoirs forts font les peuples grands et prospères. Mais les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu’ils y renoncent. La gloire leur a coûté trop cher pour qu’on ne sache pas gré à nos maîtres actuels de ne nous en procurer que de la coloniale. Si l’on découvrait enfin l’inutilité de tout gouvernement, la République de M. Carnot aurait préparé cette inappréciable découverte. Et il faudrait lui en avoir quelque reconnaissance. Toute réflexion faite, je me sens très attaché à nos institutions.

Ce livre, dont il serait superflu de louer le style, est délicieux et inquiétant. Il est saturé d’idées, ou du moins de commencements d’idées. Je ne lui reprocherai qu’une légère tendance à l’uniformité caricaturale. L’ironie continue, comme l’éloquence continue, risque d’ennuyer, d’agacer. Le dilettantisme, même paré de toutes les grâces du langage, est une posture dont le spectacle, à la longue, pourrait devenir pénible. La perpétuité de la moquerie, la malignité des pince-sans-rire finiront par nous faire regretter tout de bon l’emphase lourde et convaincue de Rousseau. Je ne dis pas cela pour M. Anatole France, dont la maîtrise est assurée contre tous les accidents. Mais il a des disciples, hélas ! des pasticheurs qui croient, en sautillant, imiter sa démarche aisée et qui grimacent de toutes leurs forces, afin de sourire aussi bien que lui.

En tout cas, ce livre exquis et terrible n’est pas fait pour réconcilier la littérature et la politique, qui depuis quelque temps se brouillent de plus en plus. Ce divorce est toujours plus dangereux pour celle-ci que pour celle-là. Les exemples abonderaient pour le prouver. Que les politiciens prennent garde ! Je ne veux pas humilier mes contemporains, en citant des noms dont nous n’avons plus les équivalents. Mais je me rappelle ceci : on sait ce qu’il en a coûté au premier Empire d’avoir déplu à Chateaubriand, à Louis-Philippe d’avoir offensé Lamartine, à Napoléon III d’avoir vexé Victor Hugo.

II. Le Mannequin d’osier

« Madame Bergeret dit sèchement à M. Bergeret :

« Je ne te comprends pas, Lucien. Tu ris de ce qui n’est pas risible et l’on ne sait jamais si tu plaisantes ou si tu es sérieux. Il n’y a pas de conversation possible avec toi. »

Le lecteur ingénu du Mannequin d’osier s’arrête, perplexe, devant ce petit discours, et il est presque tenté d’en appliquer les termes — moins sèchement, moins aigrement — au romancier séduisant du Lys rouge, au peintre de Thaïs, au moraliste errant qui va du Jardin d’Épicure à la Rôtisserie de la Reine Pédauque.

Pourquoi ce titre imprévu : le Mannequin d’osier ?

Voici :

Dans le triste cabinet de travail où M. Lucien Bergeret, maître de conférences à la Faculté des Lettres, annote Virgile à l’usage des boursiers de licence, l’impérieuse Mme Bergeret exige une place pour le mannequin d’osier qui lui sert à draper ses robes. Il est là, toujours là, ce mannequin. Il est encombrant, ironique, fatal. On dirait un squelette, destiné à mortifier, en cellule, quelque pénitent. Femme sans tête, corps sans âme, fantôme du sexe aimable par qui le pauvre professeur a été toujours maltraité, ce mannequin goguenard ébauche des rondeurs de hanches, des cambrures de taille et des richesses de seins orgueilleux, à deux pas de la table où M. Bergeret corrige les thèmes de ses étudiants (car les étudiants font maintenant des thèmes). Il est symbolique, ce mannequin. Il représente les menus tracas de la vie domestique. Il dit la gêne des petits ménages, l’incommodité des maisons étroites où l’on est « les uns sur les autres ». Sa silhouette obsédante allonge des ombres sur les pages d’écriture où M. Bergeret aligne les paragraphes de son cours. Il mêle incessamment sa réalité morose aux nobles idées dont nous entretiennent les classiques latins et grecs, rangés tout à côté sur une planche de sapin. Il rappelle les toilettes prétentieuses d’une épouse économe, tandis que Platon, Homère, Virgile, évoquent la beauté nue d’Aphrodite et la sagesse, harmonieusement vêtue, de Pallas Athéna…

« Le mannequin était là, debout, contre les éditions savantes de Catulle et de Pétrone, le mannequin d’osier, image conjugale. »

Dans ce récit, dont les héros sont moins des personnages que des types, M. Bergeret représente l’Université.

Mal logé, mal marié, mal nourri, modestement habillé de noir, ce maître de conférences promène, à travers les infortunes de sa vie privée et les devoirs de son état, une inconscience étrangement féconde en dissertations. 1º C’est un philologue perpétuellement dérangé. Le piano de ses filles interrompt, par des gammes fâcheuses, la sérénité de ses méditations sur la musique des anciens. Une odeur de graillon, relent de la cuisine prochaine, pénètre jusqu’à son cabinet, avec le fracas des vaisselles lavées par le torchon de la bonne à tout faire. 2º C’est un père mal respecté. Ses filles, qui d’ailleurs sont laides et maigres, lui prennent du papier pour essayer leurs fers à friser, laissent traîner des bigoudis sur ses livres et s’installent à son bureau pour compter le linge ou inscrire la dépense. 3º M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, est un George Dandin ineffable. Il pince sa femme Amélie en flagrant délit de conversation criminelle avec M. Roux, qui est le meilleur boursier de la faculté. Les gamins de la ville crayonnent sur les murs son nom et son effigie, accompagnés des commentaires les plus explicites et des attributs les plus désobligeants. M. Bergeret, homme serein, prend le parti de bouder silencieusement et relire les pensées de l’empereur Marc-Aurèle. Mme Bergeret, au lieu de s’humilier, se rebiffe. 4º M. Bergeret est un fonctionnaire dédaigné. Il brille moins, dans les cérémonies officielles, que le receveur de l’enregistrement ou le conservateur des hypothèques. Son habit noir est râpé. Sa cravate blanche n’est pas fraîche. Le plastron de sa chemise ne peut retenir « les boutons de nacre dans les boutonnières agrandies par un long usage ». Au revers de cet habit de fonctionnaire « pauvre et mince », une palme d’or, suspendue par un ruban violet, « jette un éclat dérisoire et fait paraître que M. Bergeret n’est pas chevalier de la Légion d’honneur ».

Après l’Université, l’armée. Celle-ci nous apparaît sous la figure du jeune M. Roux, déjà nommé. Ce licencié-fantassin est actuellement sous les drapeaux. Il fait, sans conviction, son année de service militaire. Au moment où il séduit la femme légitime de son bon maître, il est vêtu d’un pantalon rouge et d’une capote bleue que le ceinturon de l’épée-baïonnette fronce violemment à la taille. Ce soldat de la République n’a point de patriotisme. Il n’a pas non plus de disposition à la révolte. Exempt de cet enthousiasme que la guerre n’éveille pas dans l’âme des nouvelles générations, mais fort éloigné d’une « rouspétance » qu’il jugerait nuisible à son repos, le licencié Roux a toutes les docilités et tout le scepticisme d’un troupier très moderne. Il sait que l’insurrection contre les chefs est punie par une série de châtiments qui s’échelonnent depuis la simple salle de police jusqu’à la fusillade en musique. Il aime mieux éviter ces pénalités diverses. Les corvées de quartier ne l’effrayent plus, depuis qu’il sait qu’on s’en affranchit en payant la goutte au caporal et au sergent. Il craint peu les officiers, car il n’a pas souvent l’occasion de les voir. Il salue, dans la rue, ses supérieurs, et il s’estime fort heureux lorsqu’il obtient d’eux, en retour, un vague geste du doigt vers la visière du képi. Cette négligence indique, dans l’état-major, quelque disposition au relâchement de la discipline. M. Roux s’en réjouit et n’aspire qu’à réaliser le type du parfait garde national. Il « tire son année » le plus doucement qu’il peut. Très carottier, très fricoteur, il s’efforce de vivre en paix avec les très hauts, très puissants et très galonnés seigneurs de son régiment. Le métier d’ailleurs ne lui répugne pas trop. Il se vante d’y trouver l’occasion d’une somnolence quasiment perpétuelle et d’un abrutissement qui, pour être méthodique, n’en est pas moins salutaire. Les absurdes causeries de la chambrée le reposent de toute la philologie inscrite au programme des examens. Il attribue à son sergent-major des larcins dont la vue, dit-il, l’exerce à l’indulgence. Il affirme que le lieutenant est plus ahuri que le sous-lieutenant, le capitaine que le lieutenant, le commandant que le capitaine. À force d’observer cette progression en raison directe des grades, il devient très philosophe. Il s’occupe de faire comme les autres, c’est-à-dire d’en faire le moins possible. Il argue d’un certain malaise dans le genou pour obtenir des dispenses d’exercice. Le temps de son service militaire se passe principalement en congés.

Tout près de l’universitaire M. Bergeret et du militaire M. Roux, voici encore M. Worms-Clavelin, israélite et franc-maçon, préfet du département. Ce dignitaire représente l’Administration. Nous le connaissons déjà, l’ayant rencontré sous l’orme du mail. Depuis notre dernière entrevue, il est devenu un peu plus indifférent aux changements de ministères. Il est demeuré aussi ennuyeux. Seulement, les plus récentes nouveautés de la politique lui fournissent de quoi varier ses motifs d’éloquence. Il pérore sur l’alliance russe. Il flétrit les Grecs. Il prône les Turcs… Ayant profité de la République libérale, il commence à croire que l’amour de la liberté n’est qu’une des formes de l’égoïsme. Ses affaires de famille ne vont pas mal… Il consent presque à voir, dans l’Église nationale de France, la forme morale et idéale de la patrie. Il soupçonne que la religion est le premier des liens sociaux. Il s’avise, lui aussi, de vouloir « renouer les fils de la tradition ». En même temps, s’il fait un discours de distribution de prix, il cède — comme tant d’autres — à la tentation de saluer cette « aube des temps nouveaux », ce mirage décevant, par lequel les sociétés affaiblies essayent de se donner l’illusion du progrès. Mme Worms-Clavelin a fait baptiser sa fille, à l’âge de onze ans, pour la faire admettre dans un couvent distingué et pour la marier, plus tard, avec un catholique. « Mme Worms-Clavelin, considérant la force et la richesse de l’Église, a tenu la main énergiquement à ce que Jeanne fût laissée à ces religieuses qui donnaient à la jeune fille des principes et des manières. Mme Worms-Clavelin patronne les œuvres catholiques du diocèse, tandis que M. Worms-Clavelin encourage prudemment les comités radicaux, toujours bons à ménager, même lorsque la politique du ministère est modérée… »

Nous retrouvons aussi deux autres vieilles connaissances, l’abbé Guitrel et l’abbé Lantaigne, déjà vu aux environs de l’orme du mail. Celui-ci est probe, laborieux, chaste : il ne parviendra point aux sommets de la hiérarchie ecclésiastique. Celui-là est intrigant, coureur de guilledou : il sera évêque. Ce diptyque est, selon le spirituel auteur du Mannequin d’osier, un léger crayon du clergé contemporain.

Les magistrats sont-ils meilleurs ? Hélas ! non, si nous en jugeons d’après M. Roquincourt, déjà portraicturé, si je ne me trompe, et caricaturé dans le livre intitulé l’Orme du mail.

Pour achever cette peinture d’une ville de province sous la troisième République, il faut épingler ici les fiches très instructives où M. Anatole France a recueilli, grâce à l’obligeance de M. Mazure, archiviste départemental, la biographie succincte des familles du chef-lieu.

La famille Laprat, féconde en sénateurs, est « pleine d’incestes ».

Un membre de la famille Courtrai a été condamné pour crime de haute trahison en 1814.

Le banquier Dellion, président du Comice agricole, a pour ancêtres des accapareurs de blé.

Le député réactionnaire est l’arrière-petit-fils d’un sans-culotte, auteur d’un hymne à sainte Guillotine.

Le respectable M. Hyacinthe Quatrebarbe, architecte diocésain, descend d’un ménage de chauffeurs, pendus à un arbre, sous le Consulat.

Le grand-vicaire est le propre neveu d’un fournisseur aux armées qui fut envoyé au bagne en 1812 pour avoir livré, au lieu de bœuf, la viande de chevaux morveux.

Je ne sais dans quelle préfecture M. Anatole France a découvert cette collection, si complète, d’imbécillités et de gredineries. On refuserait de s’attarder en pareille compagnie, si l’auteur du Mannequin d’osier ne prêtait à tous ces comparses son esprit, qui est irrésistible, et son style, qui est impeccable.

Les dialogues philosophiques de M. Bergeret avec MM. Roux, Lantaigne et Mazure, les aphorismes du préfet, même les propos sans suite où se traîne la conversation des dames de l’endroit, se ressemblent par une certaine unité de ton et communauté d’allure. Une même plume, infiniment souple, variée, flexible et charmeuse, y a prodigué, ici, les ressources de la plus subtile rhétorique. Ces entretiens, dont la forme est tour à tour divinement caressante et diaboliquement brutale, sont, pour l’historien de ce pauvre M. Bergeret, l’occasion d’une revue très inquiétante, où passent toutes les opinions pour lesquelles les hommes assemblés professent encore quelque respect. Les familiers de l’Orme du mail et les voisins du Mannequin d’osier prennent la parole à tour de rôle, moins pour dire leur sentiment que pour exprimer les opinions, parfois contradictoires, souvent violentes et toujours souriantes, que M. Anatole France professe sur tous sujets, de omni re scibili. La religion, la morale, la patrie, le gouvernement, la législation, le passé, le présent et l’avenir sont les objets successifs de ces entretiens enjoués et malins. L’univers entier se décompose, se dissout dans ces phrases, comme un bloc de métal mordu par un corrosif. Jamais on n’a poussé plus loin l’art de la destruction. Jamais on n’a mieux dissimulé sous une floraison de guirlandes l’horreur vertigineuse du vide.

Les interlocuteurs, dont l’âme reflète l’âme chatoyante et versicolore de M. Anatole France, réduisent en miettes, sans avoir l’air d’y toucher, l’édifice séculaire de notre tranquillité individuelle et de notre sécurité sociale. Si je ne craignais de risquer l’apparence d’un jeu de mots, je dirais que M. Anatole France est un sapeur de bases…

Rien n’est sacré pour ce sapeur !

Mais quel délicieux sapeur ! Sa pioche est d’or fin, sa pelle est un bijou. Tout de même, il creuse bel et bien la fosse où tomberont, si nous n’y prenons garde, nos illusions, nos rêves, nos amours, tous les « cordiaux », tous les « excitants » qui nous font vivre et nous aident à mourir.

Regardons de près les philtres de ce dangereux sorcier. On peut les étiqueter selon leur nature et d’après leurs effets. Ce sont des antidotes contre des « états d’âme » ou contre des caractères organiques que nous considérions jusqu’ici comme les signes et comme les conditions de la santé.

M. Anatole France met au fond de son creuset la religion traditionnelle à laquelle la plupart des Français font profession d’appartenir. Il lui semble qu’elle n’est plus qu’un rituel dont les formules règlent les gestes d’un troupeau de chrétiens routiniers et dont l’observance est confiée à un clergé volontiers simoniaque. Les grands séminaires n’enseignent plus la théologie. La preuve, c’est que le terrible sermon du R. P. Ollivier sur l’incendie du Bazar de la Charité a été généralement désapprouvé par l’autorité diocésaine, par les prêtres séculiers, par les députés catholiques et par la clientèle des aristocratiques paroisses. Or ce sermon était, de tout point, conforme à la tradition de la Bible, aux directions des Pères de l’Église et à la doctrine des Saints Conciles. C’est l’avis de M. l’abbé Lantaigne. C’est aussi l’opinion de M. Anatole France, que nous ne savions pas si intransigeant sur les principes, et qui rappelle, en une page tout à fait renanienne, combien Jéhovah — le vrai Jéhovah — était avide de la fumée des sacrifices et altéré de sang humain.

L’idée de patrie, soumise au même traitement, ne résiste guère à l’analyse de M. Bergeret, causant sous l’orme du mail avec l’abbé Lantaigne, ou à la blague de M. Roux, attendant sur un canapé la venue complaisante de Mme Bergeret. La patrie, vue du troisième étage où trône le mannequin d’osier, ne serait plus guère qu’un vieux fétiche, mal gardé par une cohue de militaires affaiblis.

La Révolution et la République, ingénieusement persiflées par les compagnons du Mannequin d’osier, sont défendues, non sans une sorte d’éloquence, par le préfet Worms-Clavelin. Ce fonctionnaire fait valoir la paix dont nous jouissons depuis vingt-cinq années, la beauté de nos Expositions universelles et de nos Bœufs gras, la transmission normale des pouvoirs présidentiels, le nombre toujours croissant des amusements publics, l’efficacité de notre police, la prestance de notre gendarmerie, bref tous les bienfaits qu’il est séant de louer sous les lambris dorés d’une préfecture.

M. le préfet Worms-Clavelin ajoute, d’une voix tremblée, quelques paroles attendries sur les misères de la démocratie laborieuse.

À cet avocat de nos institutions, M. Bergeret, doucement, oppose cette objection cruelle :

On goûte un plaisir philosophique à considérer que la Révolution a été faite en définitive pour les acquéreurs de biens nationaux et que la Déclaration des droits de l’homme est devenu la charte des propriétaires…

… L’argent est devenu honorable. C’est notre unique noblesse. Et nous n’avons détruit les autres que pour mettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plus insolente et la plus puissante de toutes.

Pauvre M. Worms-Clavelin ! Plus loin, c’est un sien ami, jadis communard et maintenant inspecteur des Beaux-Arts, qui le harangue sur la politique extérieure :

Nous sommes tombés dans une citerne de honte… Ce qu’il y a de plus triste, c’est que la France, la France, antique libératrice des peuples, n’a souci désormais que de venger, en Europe, les droits des porteurs de titres. Nous avons laissé massacrer, sans même oser frémir, trois cent mille chrétiens d’Orient, dont nous nous étions constitués, par nos traditions, les protecteurs augustes et vénérés. Tu vois, dans les eaux de Crète, la République nager parmi les puissances comme une pintade dans une compagnie de goélands.

Ailleurs, c’est l’abbé Lantaigne qui gémit sur notre décadence :

Il y avait une opinion publique sous la monarchie et sous l’empire. Il n’y en a plus aujourd’hui. Ce peuple, autrefois ardent et généreux, est devenu tout à coup incapable de haine et d’amour, d’admiration et de mépris.

Et M. Bergeret, donnant la réplique à l’abbé, gémit sur ce « peuple inglorieux et patient, traînant sans désirs une morne existence, indifférent au juste et à l’injuste… ».

Ici, je me permettrai de poser une question à M. Anatole France. Si son patriotisme, en désaccord avec les jeux délicats de son esprit, l’incline à souhaiter pour notre nation un réveil d’énergie, d’où vient qu’il s’applique avec tant de suite et de méthode, depuis plusieurs années, à combiner, d’une main diligente, tous les narcotiques et tous les « stupéfiants » qui peuvent aggraver notre engourdissement et alourdir notre torpeur ?

Le Mannequin d’osier, sous son air plaisant, est un bréviaire de découragement et un manuel de nihilisme. Si notre état est vraiment conforme à ce diagnostic, nous devons nous résigner à la paralysie générale.

L’ironie continue, comme l’éloquence continue, endort. C’est apparemment pour nous préserver de l’anesthésie que l’auteur charmant de la Rôtisserie a multiplié ici les détails qui croustillent.

Son M. Bergeret n’est pas seulement le plus Dandin des universitaires. Il est sujet à ce péché. que les théologiens appellent la délectation morose. Toutes les fois qu’il rencontre Mme  de Gromance, née Chapon, la plus belle femme du pays, M. Bergeret devient luxurieux, sinon de corps, du moins de consentement. Il pense, complaisamment, aux bas noirs et au cotillon blanc de cette dame. Un jour, au sortir de la messe, il ose lui lancer une œillade assassine. La dame riposte par un regard hautain, qui glace jusqu’aux moelles le professeur lascif. Alors M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des Lettres, s’en va, penaud, préparer son cours. Et, comme il a coutume de réfléchir sur tous les déboires de sa pauvre vie, il s’adresse à lui-même cette petite mercuriale :

« Elle a été rosse. Mais j’avais été mufle. »

C’est drôle. C’est très drôle, d’une drôlerie un peu amère. La première fois que j’ai lu, dans l’Écho de Paris, cette saynète désopilante et déconcertante, j’ai ri tout haut. Dans le livre, parmi les réussites, les trouvailles et, par instants, les beautés où s’exerce, s’amuse et triomphe le brillant génie de M. Anatole France, cette note me gêne, comme ces grincements d’archet auxquels sont exposés les plus grands virtuoses lorsqu’ils ne mettent pas assez de colophane.

Que de rosses ! Que de mufles dans ces 350 pages !

On comprend qu’après ce jeu de massacre, où choses et gens tombent pêle-mêle comme des capucins de cartes, le spirituel imprésario de ce guignol macabre nous propose cette conclusion :

Il est difficile de concevoir que des hommes réfléchis et sensés nourrissent l’espoir de rendre un jour supportable le séjour de cette petite boule qui, tournant gauchement autour d’un soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme une vermine à sa surface moisie.

Et alors ?

Alors, il n’y a plus rien.

Et les hommes n’auraient plus qu’à choisir, selon leurs goûts, entre une cellule au désert, un plongeon dans la rivière, un coup de tête contre un mur, une boulette de strychnine ou une balle de plomb, si ces lamentations n’étaient corrigées, atténuées par le sourire du Jérémie intermittent qui est une des incarnations sublunaires de M. Anatole France. L’air narquois du conteur, sa voix qui ne sait pas s’indigner, son geste qui hésite à maudire, quelque chose d’onctueux dans l’invective, d’espiègle dans la gravité et de goguenard dans l’anathème, nous avertissent que ce pessimisme n’est pas douloureux, que ces jérémiades sont voluptueuses, qu’enfin il ne faut point prendre au tragique ces ingénieux discours, mais s’y complaire, s’y ébattre comme en propos de haute graisse et joyeux devis tels que les contes du sieur d’Ouville et ceux d’Eutrapel, le Cymbalum de Des Périersh, les Matinées de Cholière et les Serées de Jean Bouchet.

L’étrange livre ! On le prend et on le laisse, on le déteste et on s’y attache. On s’y délecte et on s’y mortifie. Enfin, on lui donne l’absoute.

Et pourtant M. Anatole France est un de ceux qui ont connu, selon le beau mot de George Sand, le « tourment des choses divines ». Il est doué, plus que personne, de cet « esprit de finesse » dont parlait Pascal. Mais il a aussi l’esprit de caricature. Il manque d’esprit chrétien, à moins que l’esprit chrétien ne consiste exclusivement à voir partout l’horreur du péché originel. Il n’a point de sympathie pour ses semblables.

Oh ! que M. France est bien Français par cette obstination à médire de sa propre race !

III. Pierre Nozière

« La première idée que je reçus de l’univers me vint de ma vieille Bible en estampes. C’était une suite de figures du xviie  siècle, où le Paradis terrestre avait la fraîcheur abondante d’un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabançons, des lapins, de petits cochons, des poules, des moutons à grosse queue. Ève promenait parmi les animaux de la création sa beauté flamande. »

C’est ainsi que M. Anatole France nous rapporte ses propres impressions d’enfance, en ayant l’air de nous conter les aventures de Pierre Nozière.

Pierre Nozière était né « regardeur », comme d’autres naissent marcheurs, calculateurs, orateurs ou sauteurs. Il pouvait demeurer pendant des heures entières les yeux fixés sur un spectacle. Il aimait les jolies couleurs et les lignes belles.

Avant d’admirer la mer, le ciel, les montagnes, les forêts et les étoiles, il s’amusa longtemps à regarder le reflet de ces merveilles sur les pages coloriées des vieux livres ou dans les images peintes des musées. Quand il se fut promené tout à son aise à travers les rayons et les ombres de sa Bible brabançonne, le jeune Nozière fut conduit par sa bonne au Jardin des Plantes. Ayant pris l’habitude, dès son jeune âge, d’associer l’illusion à la réalité, de mêler la nature au rêve et d’unir la sensation des choses vues à la divination des choses invisibles, il se crut transporté, par la baguette d’une fée, dans les splendeurs du Paradis terrestre. C’étaient bien les mêmes arbres, noueux et placides comme des géants très doux. Les mêmes eaux jaillissantes et claires faisaient étinceler, sous les feuilles, leur fraîcheur de cristal. Les mêmes fleurs, bleues, rouges ou violettes, éparpillaient un semis de turquoises, de rubis ou d’améthystes, sur le velours lustré des pelouses. Çà et là, s’arrêtant au détour d’une allée, Pierre Nozière put apercevoir sa face de gamin pensif au miroir des étangs où glissait la blancheur des cygnes.

Tous les animaux, jadis réunis dans l’arche de Noé, se trouvaient rassemblés au Jardin des Plantes. Voici la crinière royale du lion, le mufle du tigre, la moustache du léopard, les yeux dorés de la panthère, le museau de l’ours. Mais Pierre Nozière était un peu inquiet. Il lui sembla que, dans le Paradis terrestre, les crinières, les mufles, les moustaches, les yeux et les museaux avaient un aspect à la fois plus débonnaire et plus triomphant. Le lion captif lui parut valétudinaire et morose. Le tigre prisonnier bâilla plusieurs fois devant lui. Le léopard et la panthère faisaient les cent pas dans leur cage en attendant leur ration de viande comme des bourgeois désœuvrés qui sont réduits à tuer le temps avant de se mettre à table… L’ours blanc était ridicule dans la fosse où il est enterré vivant, misérable jouet des tourlourous, des nounous et des mioches qui lui jettent des morceaux de pain pour se moquer de sa voracité maladroite ou des journaux déchirés pour rire de ses déconvenues.

Les oiseaux n’étaient pas beaucoup plus gais que les bêtes à quatre pattes. Le cacatoès, couleur de saphir et d’émeraude, s’ingéniait à répéter, de sa voix rauque, les niaiseries des badauds. Le héron, sur ses échasses, attendait que le gardien de sa geôle vînt lui jeter quelques poissons sous le bec. Il y avait là des oiseaux bleus, des oiseaux verts, des oiseaux roses, de vrais « oiseaux de paradis ». Mais tous étaient mornes ; leurs ailes étaient repliées et inutiles, loin de l’espace illimité où s’éploie librement, dans la lumière, l’essor des envergures conquérantes.

Ce pauvre aigle ! Était-il assez triste, sur son perchoir, l’œil éteint, le nez allongé vers la terre, lui que les imagiers représentent planant sur les plus hautes cimes et bravant fixement le soleil !

Pierre Nozière, en promenade au Jardin des Plantes, réfléchissait. Les grilles de ce paradis, les palissades, les cages, les chaînes lui paraissaient en désaccord avec l’heureuse liberté de l’Éden primitif. Son jeune esprit s’initiait, en jouant, aux mystères d’une vérité qui serait insupportable, si sa laideur n’était masquée par le décor éternel des arbres et des fleurs. Il soupçonna, dès cet instant, que l’alliance de l’homme avec les bêtes est un pacte depuis longtemps aboli. Les animaux du Jardin des Plantes ne sont pas les hôtes ni les compagnons de l’humanité. Ce sont des prisonniers de guerre.

Pierre Nozière était un bon enfant. Il n’avait pas remarqué, jusqu’alors, les engins de destruction dont les êtres vivants sont armés les uns contre les autres. Il ne savait pas que ses ongles étaient d’anciennes griffes et que les dents dont il se servait pour mordre dans ses tartines de confiture étaient, bel et bien, des crocs de carnassier, primitivement destinés à happer de la chair vive.

Il discerna, peu à peu, dans les spectacles qui façonnaient sa jeune âme, l’entre-tuerie qui est, depuis longtemps, la condition de la vie universelle.

Il ne put s’empêcher, sans doute, de faire une autre réflexion qui, vu son âge, était innocente. Dans le Paradis terrestre une belle dame se promenait, superbement nue. Au Jardin des Plantes, on ne voyait rien de pareil. Pierre Nozière comprit plus tard que le maléfice du péché originel s’est perpétué, d’âge en âge, dans l’obligation de la pudeur, vertu perverse, sans qui le vice n’aurait point de saveur ni d’attraits.

En dehors du Jardin des Plantes, Pierre Nozière ne connaissait guère que le quartier où habitaient ses parents : les quais de la Seine, le pont Neuf, le dôme de l’Institut… Ce pays, maintenant ravagé par les ingénieurs des chemins de fer, fut jadis une contrée de riante figure, de doux loisir et de gaie science. Les vieux Parisiens n’en oublieront jamais le charme évanoui. On était si tranquille, si heureux sur cette rive gauche ! Le fleuve, incessamment mobile et multicolore, tantôt bleuté par la clarté du jour, tantôt diapré de mille feux par l’illumination nocturne des ponts et des berges, mettait, dans ce recueillement et dans cette solitude, le mouvement de sa vie fluide. Les riverains du quai Conti ou du quai Voltaire, sans avoir la prétention d’être un peuple maritime, ont pris peu à peu, dans la familiarité quotidienne des eaux courantes, quelque chose de la philosophie des gens de mer. Accoudés aux barreaux de leurs fenêtres, ou debout sur le seuil de leurs boutiques, ils regardent passer les bateaux. Ils ressemblent aux habitants du Tréport ou de Honfleur, comme un capitaine de bateau-mouche ressemble à un pêcheur d’Islande… Pierre Nozière pouvait, sans quitter le logis paternel, regarder l’amusante métamorphose de la Seine. Ses yeux, du matin au soir, étaient divertis par un défilé d’images. Il connut des crépuscules d’été, où le fleuve, embrasé par le couchant, était comparable à une coulée d’or en fusion. Il vit des soirées d’hiver, où la brume enveloppait de mousseline blanche la mélancolie des eaux plaintives. Son enfance fut ainsi ennoblie par une sorte de poésie aimable et triste que ne connaissent pas les autres Parisiens, plus ou moins hantés par l’obsession trépidante des omnibus et des tramways. La Seine, venue de loin, lui apportait l’idée de la montagne salubre où filtrait, à travers les herbes neuves, le mince filet d’eau, origine du fleuve. Il se demandait où pouvaient bien aller, sur leur pente ininterrompue, les eaux inquiètes. Ce voisinage élargissait son horizon. La naissance obscure du fleuve, sa destinée inconnue, éveillaient, dans son imagination, des formes vagues, où apparaissait confusément le mythologique fantôme des nymphes et des naïades.

Il est dangereux de regarder trop longtemps couler un fleuve. Tandis que l’œil du spectateur prend plaisir à poursuivre la grâce éphémère des reflets qui s’éteignent et des nuances qui meurent, l’âme s’habitue, par une accoutumance insensible et délicieuse, aux voluptés de l’illusion.

Le sens de « l’écoulement des choses » est nécessaire au sage, s’il ne rêve rien au-delà des félicités molles du doute et des béatitudes languissantes du scepticisme. En cet état de contemplation sereine et amusée, le philosophe sait que la fantasmagorie de l’univers n’est pas plus stable que l’apparition d’une étincelle de lumière à la crête d’une vague. Nos sentiments, nos idées, nos plaisirs, nos douleurs, nos haines, nos amours sont aussi fragiles que le reflet des nuages dans le miroir des eaux. Alors, pourquoi chercher un point fixe dans l’immensité mouvante qui nous ballotte, nous berce et nous endort ? Pourquoi vouloir encadrer nos pensées dans les contours tremblés d’une réalité dont les lignes, à chaque instant, se déplacent, dont les teintes s’effacent et dont les plus somptueuses magnificences n’ont que l’éclat fugitif d’une aurore boréale ?

Tout n’est qu’apparences, a dit un moraliste. Et la beauté de l’univers n’est, en somme, qu’un feu d’artifice sous un crâne. Est-ce qu’on essaye de lier en gerbe un bouquet de fusées ? Vivons donc en paix, sans nous préoccuper outre mesure du soin de mettre dans nos ambitions ou dans nos espoirs un souci de durée, dont la nature ne nous permet pas l’audacieuse présomption.

Telle est la doctrine que la Seine, comme une institutrice bienveillante, enseignait doucement à Pierre Nozière. Cette doctrine fut professée, en des temps très anciens, par le Grec Héraclite, qui, dit-on, pleurait sans cesse, tandis que Démocrite, son compère, riait toujours. Héraclite pleurait en songeant à l’évanouissement, si rapide, des réalités illusoires que sa vue ne pouvait saisir ni arrêter au vol. Le papillotement universel, qui faisait cligner ses yeux, en tirait ordinairement des larmes. La relativité de nos perceptions l’affligeait. « Hélas ! disait-il en soupirant, l’homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Pierre Nozière, au contraire, s’est réjoui de sa condition. Il n’eût pas échangé contre un empire la loge que le sort lui assignait au spectacle de l’univers. « J’étais heureux, dit-il, et les gens heureux ne savent pas grand-chose de la vie. La douleur est la grande éducatrice des hommes… »

Pierre Nozière admirait, sur la rive droite, par-delà le fleuve, un paysage superbe et charmant. C’était la façade du Louvre, avec ses portes monumentales, ses hautes fenêtres, ses mascarons ciselés, toute la grâce héroïque et cavalière de la Renaissance. On n’a pas savouré le charme de Paris si l’on ne s’est arrêté à l’entrée du pont des Saints-Pères, surtout vers le soir, quand l’ombre descend, comme une draperie légère, sur le deuil de l’antique palais. La colonnade elle-même, entrevue au coin du jardin de l’Infante, s’accorde harmonieusement avec la majesté de l’ensemble. On dirait une ode de Ronsard, achevée par un chœur de Racine. Et toute cette architecture est noble, d’une beauté avenante et d’une décence aimable, jusque dans les scrupules trop minutieux qui ont surveillé sa symétrie.

À mesure que Pierre Nozière grandissait, le Louvre lui inspirait davantage le goût de ce qui est beau, l’horreur de ce qui est vilain, vulgaire ou mesquin. Le Louvre lui donna des leçons de style. Nozière s’appliqua désormais à ordonner ses pensées et ses paroles selon le rythme qui lui parut le plus propre à flatter l’oreille et l’intelligence de ses contemporains. La règle de beauté, qui fut le principal secret de sa maîtrise en l’art d’écrire, lui a permis, malgré le scepticisme profond dont il était atteint, d’établir une distinction entre les actions humaines. À force de regarder « couler » le cours des hommes et des choses, il s’exposait à devenir lui-même trop « coulant » sur la distinction du bien et du mal. Mais il apprit que le bien est une harmonie, que le mal est un discord. Sa morale fut surtout une esthétique. Le vice lui déplut parce qu’il était laid. Les personnes mal informées ou peu averties croyaient que Pierre Nozière, trop distrait par les spectacles changeants où se plaisait son caprice, deviendrait incapable d’approuver ou de désapprouver, de bénir ou de maudire. C’était un jugement téméraire. Pierre Nozière, tant qu’il ne rencontra sur son chemin que des problèmes peu pressants, ne se hâta point d’en chercher la solution. De savoir, par exemple, si Louis XVI aurait pu empêcher la Révolution en offrant aux jacobins des places, des décorations et des grades, comme on peut soutenir également le pour et le contre, cela n’émeut pas Pierre Nozière, et il abandonne cette énigme aux « Œdipes » qui, chaque soir, dans les cafés de province, se mettent martel en tête pour trouver le mot des rébus. Survienne un véritable cas de conscience, un de ces conflits tragiques où la gloire de la patrie et l’honneur de l’humanité sont en jeu. Pierre Nozière prend parti d’une façon vive et d’une humeur décidée. Sans quitter tout à fait son air de détachement narquois et le ton d’habituelle ironie qui lui est trop familier et qui lui sied trop bien pour qu’il s’en déprenne, il discerne très nettement, dans le tohu-bohu des opinions, des passions et des querelles, la dictée du bon sens, la voix de la bonté, la protestation, vainement inécoutée, de la justice et du droit. Résolument, il se range du côté de la vérité. Cette décision n’est point, chez lui, l’effet d’un simple raisonnement. Un instinct secret l’éloigne des méchants et des imbéciles, des cœurs de pierre et des caboches de bois. Étant Français de France, bourgeois de Paris, imbu de la meilleure sève de notre sol, imprégné de toute la bonne humeur de notre race, il ne comprend pas (lui qui comprend tant de choses) que l’on s’abandonne aux délectations moroses de l’intolérance et du fanatisme. Le syndicat des antisémites, sorte d’association fondée sur le désir de reprendre illicitement à quelques juifs trop riches l’argent et l’or qu’ils ont, je ne sais comment, ramassé, lui semble un foyer de convoitises malsaines et d’ambitions petites. On ne fait rien de grand lorsqu’on vise uniquement l’escarcelle d’autrui.

Pierre Nozière n’admet pas que l’on crie : « Mort aux juifs ! » Les hurlements à la mort sont de mauvaises suggestions pour les foules inconscientes. Il s’ensuit toujours quelque effusion de sang. Tandis que les pamphlétaires illustres gagnent des gros sous en accumulant toutes les ressources de leur rhétorique meurtrière, les obscurs scélérats s’arment dans l’ombre. Et les revolvers partent tout seuls, au risque de tuer des chrétiens selon le « rite anti-juif ».

Pierre Nozière ne s’étonne de rien. S’il s’étonnait, il serait frappé de stupeur par la puissance de haine qui permet aux antisémites et à leurs complices masqués d’étendre leur manie de persécution à d’autres personnes, notamment aux protestants de France. Longtemps, les gens naïfs ont cru que les guerres de religion étaient définitivement éteintes. Les clameurs de la Saint-Barthélemy semblaient reléguées au fond des plus vieux mélodrames. Il fallait aller voir la Reine Margot pour entendre crier « haro » sur le huguenot. Maintenant, cette ridicule exclamation se répand dans les salons où jacassent les snobinettes. On réhabilite les Dragons de Villars. La dissertation sur les inconvénients du protestantisme a remplacé, autour des tables chargées de truffes, la conférence néo-socialiste et le couplet vaguement humanitaire qui, naguère encore, à l’heure du foie gras, étaient de rigueur. On ne s’attendrit plus, entre la poire et le fromage, sur le malheureux sort des affamés. La mode a changé. On préfère dévorer du juif et manger du protestant, au nom d’une religion qui nous commande d’« aimer notre prochain comme nous-même pour l’amour de Dieu ».

Mais il s’agit bien de religion, dans ces méchantes distractions de l’oisiveté mondaine ! Demandez donc à ces prétendus défenseurs du catholicisme s’ils obéissent seulement aux prescriptions de l’Église :

Les dimanches la messe ouïras
Et les fêtes de commandement.
Tous tes péchés confesseras
À tout le moins une fois l’an.
Ton Créateur tu recevras
Au moins à Pâques humblement.

La messe, les péchés et le Créateur, voilà des sujets de méditation dont nos joyeux docteurs des salons « littéraires » sont fort dégagés. Ils sont croyants sans croire, prédicants sans autorité, affirmatifs sans conviction, papistes sans Credo, piétistes sans piété, dévots, si c’est être dévots que d’être saturés d’un fiel de sacristie. Je ne crois pas que jamais, au temps du Bas-Empire, le désœuvrement et la malice aient jamais inventé quelque chose de plus hybride, de plus byzantin, de plus opposé à la rectitude de notre jugement et à la probité de nos mœurs.

C’est d’ailleurs au nom de la patrie, que ces messieurs en frac et ces dames décolletées soutiennent leurs paradoxes et débitent leurs calembredaines. Car vous saurez que le patriotisme autrefois négligé par les clients, volontiers cosmopolites, des five o’clock, est maintenant à la mode. Il ne faut plus avoir l’accent anglais, ni se faire blanchir à Londres, ni être en partance pour le Nouveau Monde. Ces gentillesses et ces exploits sont, à présent, surannés. Le chic, c’est de se dire « terrien », autochtone, indigène, premier occupant du sol ancestral. Ce rôle est assez difficile à jouer pour les nombreux princes, marquis, comtes, vicomtes, barons, dont les pères, voulant redorer un blason défraîchi, sont allés chercher, au pays du Veau d’or, des épouses juives.

Pierre Nozière, dans son coin, regarde cette comédie. Il en connaît les acteurs, les figurants et jusqu’aux plus humbles comparses. Il sait ce que valent ces professions de foi, qui ne sont nullement incompatibles avec l’incrédulité, et ce culte du drapeau, qui s’accorde si bien avec la dispense de tout service militaire. Il sait aussi que ces illogismes, ces incohérences, ces effronteries d’une minorité neurasthénique et vociférante ne sont point des nouveautés.

M. Anatole France, nourri sur les quais, parmi les vénérables livres qui racontent des histoires anciennes, a déjà vu passer toutes ces figures. Il a dénombré les différents costumes sous lesquels cette parade, quasiment foraine, s’est déjà présentée à la France, qui, régulièrement, a chassé les pitres. Frocs, chapelets et pertuisanes de la très sainte Ligue, feutres emplumés des Importants, pourpoints et hauts-de-chausse des Frondeurs, toutes ces hardes se sont promenées, à travers l’histoire de France, sur des corps sans âme et sur des têtes sans cervelle qu’un juste retour des choses d’ici-bas a toujours précipités vers une journée des Dupes. Qu’importe cette mascarade ? Tous ces précurseurs, acharnés contre Henri IV, contre Richelieu, contre Mazarin, n’ont pas empêché le triomphe final des gens d’esprit et des gens de cœur. Jamais la France ne s’est trompée longtemps sur les intentions de ces bandes affolées qui, malgré leurs patenôtres et leur hypocrite affectation de chauvinisme, n’ont jamais pu avoir une odeur de sainteté ni un parfum de terroir.

Au temps de la très sainte Ligue, les bourgeois de Paris se moquaient déjà d’un certain catholicon d’Espagne, drogue frelatée, dont il est resté, paraît-il, quelques gouttes au fond du flacon éventé. M. Anatole France, après avoir peut-être abusé d’un dilettantisme où son talent ne pouvait pas s’attarder sans dommage, est revenu à la tradition vigoureuse et à la causticité héréditaire des Français de France. Allègrement, il s’est rangé du côté de Pascal contre Escobar, et avec Voltaire contre Nonotte et Patouillet.

C’est pourquoi il est en train d’écrire, à bâtons rompus, sous le nom de M. Bergeret, une œuvre fantasque, ondoyante, diverse et savoureuse, qui pourrait bien être la Satire Ménippée de ce siècle finissant.

M. de Vogüé, romancier

I. Jean d’Agrève

Je n’os onques si grant frisson…
Mais mon cuer et mon corps ensemble
Trembloient plus que fueille de tremble…
Vescy mon cuer ; se je povoie,
Par ma foy, je le metteroie
En vostre main, pour l’emporter.
                Guillaume de Machaut.
C’est toujours une histoire bien simple que celle d’un cœur passionné…
                Alfred de Vigny.

Un jour, le roi Richard II d’Angleterre, qui « moult bien parloit et lisoit françois », fit venir en son palais d’Eltham messire Jehan Froissart, chanoine de Chimay, homme docte et subtil, grand clerc en l’art d’aimer et passé maître au récit des amoureuses prouesses.

Froissart apporta au roi un beau livre, enluminé d’or, d’azur et de carmin, couvert de velours vermeil à dix clous d’argent, fermé par deux grands fermaux richement ouvrés de rosiers d’or.

« Adonc, messire, demanda le roi, de quoi traite ce livre ? »

Et l’autre répondit :

« D’amour47. »

Le vicomte de Vogüé, si quelqu’un l’interrogeait (mais, hélas ! les rois, ni les empereurs, ni les présidents ne s’occupent plus guère de littérature !), pourrait reprendre pour son propre compte la réponse brève et triomphante du chanoine de Chimay.

Jean d’Agrève est un livre d’amour, d’amour exalté, d’amour sublime. C’est, comme on disait au temps du Roman de la Rose, un « ditié amoureux » qu’il faudrait illustrer par des miniatures où seraient pourtraits en vives couleurs le suave Bel-Accueil et les trois sœurs Beauté, Simplesse, Courtoisie, et dame Franchise et Pitié et Chasteté, inventions dont il ne faut point rire, puisqu’elles ont préservé nos pères, pendant longtemps, de Rosserie, Veulerie et Muflerie, lesquelles sont, comme vous savez, les trois Grâces de ce siècle finissant.

Peu importe, ici, le costume inévitable dont les héros de ce roman romanesque sont affublés par les tailleurs et par les couturiers de la troisième République.

Jean d’Agrève, lieutenant de vaisseau, porte en petite tenue une casquette à trois galons, en grande tenue un bicorne doré, comme Pierre Loti. L’armet du fameux « chevalier à la charrette », Lancelot du Lac, lui siérait davantage. Il revêt, lorsqu’il est « en civil », une redingote, un smoking ou un frac qu’il pourrait échanger contre le justaucorps de Guiron le Courtois. Et le porte-voix dont il se sert pour commander la manœuvre fait songer, de loin, au cor d’ivoire dont sonnait, pour appeler sa dame, Lanval le gentil damoiseau.48

Hélène est bien obligée d’adopter ce « costume tailleur », lequel s’applique, selon la remarque si juste d’un couturier philosophe, à exagérer toutes les parties que la nature a faites plus saillantes dans le corps féminin49. On aimerait mieux, pour elle, le « bliaut » de soie, à manches flottantes, et la ceinture incrustée de topazes, agates, escarboucles et sardoines, dont se parait la svelte beauté d’Aelis « au clair visage50 » et de cette princesse lointaine dont les mains étaient blanches comme les marguerites des prés51… Chapeautée de paille légère, de violettes et de mimosa, elle ferait mieux, peut-être, de démêler, avec un peigne d’ivoire, ses cheveux d’or et de les ramener sur ses épaules en une double natte tombante, à la façon de cette dame de pierre que l’on peut admirer au portail de la cathédrale de Chartres. Mieux que sur les coussins d’une Victoria ou d’un sleeping, je la vois, en tunique blanche, en manteau écarlate, chevauchant sur un palefroi, l’épervier au poing, un lévrier jappant autour d’elle. Ainsi parut jadis, pour l’émerveillement de son siècle, cette reine dont un vieux poète a dit :

Le corps eut beau, basse la hanche,
Le cou plus blanc que neige en branche ;
Les yeux eut vairs, blanc le visage,
Belle bouche, nez bien assis,
Les sourcils bruns et beau le front,
Tête bouclée et blondissante :
Fil d’or ne jette telle lueur
Que ses cheveux sous le soleil52.

Jean d’Agrève, ancien élève du collège Sainte-Barbe, entré au Borda en 1859, embarqué comme aspirant sur l’Atalante, et comme enseigne sur le Château-Renault, nommé lieutenant de vaisseau pendant la guerre pour sa belle conduite au fort d’Issy, envoyé ensuite aux Antilles et dans le Pacifique, désigné pour servir, à bord du Bayard, sous les ordres de l’amiral Courbet, Jean d’Agrève a recueilli, le long de ses croisières, au hasard de ses escales et au cours de ses expériences mondaines, beaucoup de sentiments et d’idées. La grande monotonie de la mer, la vie claustrale du bord, le recueillement des heures de « quart » l’ont habitué, comme la plupart de ses camarades, à la réflexion, et l’ont presque obligé à la lecture. Ses livres de prédilection sont la Vie nouvelle du Dante, les poèmes passionnés de Shelley, l’Isabella de Keats, le Don Quichotte de Cervantes, bref deux ou trois œuvres choisies dans cette collection, un peu négligée, qui devrait être la bibliothèque circulante de l’humanité, et qui recule peu à peu devant les pornographies ou les niaiseries des cabinets de lecture… Jean d’Agrève a gardé un lumineux souvenir des heures de rêverie et des accès d’enthousiasme auxquels il s’abandonna sans honte pendant les divins loisirs de la station du Levant. Oh ! la belle vie ! Il n’est pas un officier, dans toute notre marine, qui ne se rappelle avec délices le mouillage du Pirée, la douceur de l’hiver athénien, l’éveil du printemps sur les coteaux de l’Hymette, l’été splendide, rafraîchi par les brises de l’Archipel, le pèlerinage à l’Acropole, et les bonnes causeries, dans le petit salon de l’École d’Athènes… C’est là-bas que Jean d’Agrève a connu le vicomte de Vogüé, alors troisième secrétaire à l’ambassade de Constantinople. Tous deux ils ont visité, en Thessalie, les étonnants monastères des Météores ; ils ont chassé le perdreau et la grive dans les lauriers-roses des Sporades, et médité sur cette sanglante question d’Orient, que la diplomatie européenne persiste à conserver dans son musée d’horreurs, afin d’avoir une éternelle occasion de congrès, de cérémonies et de parlotes. Ces deux hommes se lièrent alors d’une amitié merveilleuse, dont la jointure est telle que leurs figures et leurs âmes ont fini par se ressembler… Neveu d’un amiral, le lieutenant de vaisseau Jean d’Agrève a porté, tout jeune, les aiguillettes du service l’état-major. Officier d’ordonnance du ministre de la marine, il connut les femmes des Tuileries, l’assemblée de Versailles, les fortes têtes du Seize-Mai, et il se lança, comme tous ses contemporains, lui l’héroïque combattant d’Issy, dans cette farandole politico-mondaine par laquelle nous avons tâché d’oublier les désastres de la patrie. Puis il s’est ressaisi, repenti. Et la superposition de tous ces souvenirs, les plis successifs que les années ont imprimés sur son cœur, les rides mêmes que le temps a infligées à son front, n’ont pas affaibli la puissance de passion romanesque qui est le fond même de sa personne morale. Bien qu’il touche au midi de son âge, et qu’il soit précisément occupé à louvoyer autour du cap de la quarantaine — peut-être même à cause de — il est plus disposé que jamais à aimer une femme d’un amour ingénu et cependant illégitime, selon les règles de l’antique courtoisie, tout ainsi que Thibaut de Champagne aima

La reine Blanche comme un lys
Qui chantait à voix de sereine.

Hélène, presque slavisée, un peu brusque dans ses manières et impétueuse dans ses caprices, a été transplantée, alors qu’elle n’était qu’une sauvageonne, « dans la vaste plaine où le Niémen roule des eaux incertaines ». Elle se souvient vaguement d’un château rouge et gris, d’où elle sortait « pour aller au bord de la rivière longue qui passe sous les arbres en pleurant ». Elle a cheminé, à travers la neige glacée des steppes, sur des traîneaux que conduisaient à fond de train, des isvoschiks en houppelande. Le hurlement des loups, le sanglot du vent dans les sapinières, le grincement des essieux tardifs, ce « je ne sais quoi de gémissant sur cette morose steppe russe », les étoiles froides, dans le ciel gelé, ont souvent effrayé ses rêves. Elle a couru d’ouièzde en ouièzde, sur ces pistes incommodes que les ingénieurs de Pétersbourg appellent des « routes naturelles ». Elle passa des hivers autour d’un samovar à Moscou, des étés sous les bouleaux d’Arkhangelski, des printemps au fond des vallées du Caucase. Cette vie décousue, errante, cette façon de courir incessamment sur les idées, sur les livres, sur les choses, lui a donné, de bonne heure, bien qu’elle soit Française, l’insouciance amusée, la résignation inquiète que les Russes expriment si bien par ce proverbe : « Dièlo nié volk, v’lièsse nié oubiéjit : une affaire n’est pas un loup ; elle ne se sauve pas dans les bois. » Hélène s’est laissée marier, nonchalamment, avec un vieux prince levantin, qu’elle n’aimait pas, et pour qui elle éprouva, dès le soir de ses noces, la répulsion que les ibséniennes des drames scandinaves témoignent si tumultueusement à leurs époux. Eh bien ! cette éducation, ces déceptions, ces expériences, jointes à d’innombrables séjours dans les départements rastaquouères de la France méridionale, n’ont pas dévelouté son âme. Son esprit est compliqué, mais son cœur est tout neuf. Elle attend l’oiseau bleu. Elle guette l’étoile du berger. Telle, la gentille Nicolette, fille du roi de Carthage, s’ennuyait de sa solitude, lorsqu’elle vit venir à sa rencontre le jeune Aucassin53.

Telle encore, la blonde Yseult, naviguant vers la Cornouaille, où elle était attendue par son époux le vieux roi Marc, soupirait après le bel écuyer Tristan. Lors vous savez ce qui advint. Tristan et Yseult burent (par erreur, dit la fable, mais je crois bien qu’ils le firent exprès) un breuvage enchanté dont l’influence les lia, l’un à l’autre, d’un amour plus fort que la mort. C’est de là que vint tout leur bonheur et toute leur peine54… Au fond du hanap d’or où ils avaient puisé la vraie vie, une goutte est restée, miraculeusement conservée à travers les siècles, et assez efficace pour que la vertu divine du philtre d’amour ait pu ensorceler, au milieu de tous les dilettantismes qui ont affaibli nos courages, un officier de la marine française et une femme du monde cosmopolite.

Jean et Hélène se virent, pour la première fois, en rade des Salins-d’Hyères, sur le pont de la Triomphante, parmi les fleurs, les pavois et les flonflons d’un bal que le vice-amiral, commandant l’escadre, offrait, selon l’usage, à la population bariolée des casinos. Jean s’attendait à cette aventure. Cette rencontre vint décider de sa destinée juste à un de ces moments de crise où l’homme semble baisser la tête, comme s’il attendait le coup délicieux et accablant dont il ne se relèvera jamais.

Il était alors en congé et, « s’ennuyant de s’amuser à Paris », il avait pris la fuite vers une retraite où il fût assuré de ne point trouver de snobs, ni de fêtards, ni de politiciens, ni de perroquets troublants, ni de perruches neurasthéniques. Port-Cros-des-Îles-d’Or offrit un exil propice à sa mélancolie. C’est un rocher qui semble s’être détaché des Cyclades, au temps où la sainte Délos flottait sur les eaux. Entre l’île du Levant, large table de pierre rase, et l’île de Porquerolles, plus riante et plus fleurie, Port-Cros dessine sur le ciel une silhouette fière. Les touristes qui flânent sous les palmiers-nains des boulevards d’Hyères, les pêcheurs qui raccommodent leurs filets sur les grèves du Lavandou, les vignerons qui grappillent sur les coteaux de Bormette peuvent la voir, chaque matin, resplendir de rose incarnat, et, chaque soir, s’assombrir d’un voile violet autour duquel rayonne, comme un nimbe de vitrail, l’or embrasé du couchant. Lorsqu’on accoste en cette solitude, on est surpris de trouver un jardin là où peut-être on redoutait un cailloutis. Par endroits, la paroi lisse et nue reçoit le soleil sur son miroir aveuglant ; mais ailleurs les pins, tordus par le vent du large, descendent jusqu’à la vague, qui mêle son inquiétude éternelle à leur éternel frisson. Sur les pentes, les chênes-verts, rabougris, buissonnent, se hérissent et font songer à ces maquis du Péloponnèsej et de l’Asie Mineure, où leur pauvre verdure épineuse s’accroche aux pierrailles… Mais, au sommet des falaises, les bruyères blanches épanouissent de grands bouquets parmi les étoiles bleu pâle du romarin et les touffes argentées du cinéraire maritime. L’oranger, le palmier, le chêne-liège, le laurier-rose, enchevêtrés aux raquettes des cactus et aux glaives des aloès, ébauchent, dans les combes de Port-Cros, des coins de paysage africain… Le fenouil et la germandrée « saturent l’atmosphère de leurs effluves amers, et c’est un paradoxe délicieux, le contraste de l’air si doux avec cette végétation violente, ces plantes de passion âpre et de fort parfum ».

Jean d’Agrève a loué, sur les collines de Port-Cros, une petite maison, la seule sans doute qui soit restée debout dans cette oasis sans maître, depuis le temps où les pirates barbaresques en ont chassé une colonie de moines qui s’étaient mis en tête de faire pousser des navets dans ce paradis. Là, en compagnie d’un vieux gabier qui jadis a servi « sur l’État », cet homme inquiet, chimérique et blasé, croyait avoir trouvé enfin la détente de ses nerfs, le repos de ses sens et la paix de son cœur.

Il rencontra Hélène.

Dès lors, il cessa de s’appartenir. Cette maîtrise de soi, dont il était si fier, et que nulle aventure amoureuse ne lui avait enlevée, il dut, cette fois, y renoncer. Mais cette abnégation lui fut payée au centuple. Comme tous ceux qui aiment, il redevint jeune, presque enfant. Et c’est là (nos trouvères et nos troubadours l’ont souvent remarqué) la première récompense, le plus précieux guerdon de l’amour55. Ses yeux s’ouvrirent à une clarté nouvelle. Pour lui, l’univers se para de couleurs fraîches. Toute vulgarité s’effaça du champ de sa vue. On a beau avoir des fils blancs dans les cheveux, des souvenirs semblables à des fleurs fanées, et, au fond de l’âme, le déboire du péché, l’amour véritable est pareil à l’aurore du printemps. Une grande passion est une rosée d’eau lustrale.

Elle, de son côté, aussitôt qu’il lui adressa la parole, fut attentive et charmée.

Quelques jours après, elle lui dit :

« Aimez-moi. Voulez-vous ? Je vous attends depuis si longtemps ! »

Et comme il demeurait un peu étourdi par le choc, craignant aussi que quelqu’un n’entendît, hésitant, balbutiant les excuses timides auxquelles on a recours en pareil cas, elle reprit, d’une voix lente, les yeux fixes, le visage transfiguré par une clarté intérieure :

« Qu’importe ? le monde n’existe pas pour moi. M’aimerez-vous ? Tout ce qui n’est pas cela me laisse indifférente. Vous me jugerez mal, mon action est folle, on ne se livre pas ainsi à un inconnu. Vous n’êtes pas un inconnu. J’ai réfléchi plus que vous ne croyez : depuis deux ans je vous cherche, sans pouvoir vous joindre. Si vous n’étiez pas venu, je serais allée à vous. Je sais que je souffrirai par vous ; tant mieux. Je n’ai pas vécu, je veux vivre, et par vous seul je puis vivre. Je le sais. Ne me demandez pas d’expliquer comment et pourquoi, je suis trop ignorante pour parler. Mais je le sais. Je me donne toute, pour toujours, vous le sentez bien. C’est à vous que je suis envoyée… »

Lorsque le roman de M. de Vogüé parut dans la Revue des Deux Mondes, on a vu des Parisiennes se cabrer contre cet épisode. Ces dames disaient : « Non, il n’est pas possible qu’une femme se jette ainsi à la tête d’un homme ». On eût cru qu’elles en voulaient à Hélène d’avoir supprimé, par la franchise de sa démarche, toutes ces défenses préliminaires qui plaisent à l’amour-propre du sexe, et par où les femmes bien élevées aiment à ennoblir leurs plus chères défaites. À quoi l’auteur de Jean d’Agrève pourrait objecter simplement : « Peu importe que cela soit possible, puisque c’est arrivé ». Et d’ailleurs, les exemples ne manquent pas pour justifier son dire. Quand on aime vraiment, quand on éprouve autre chose qu’une passionnette, on ne barguigne pas.

Si Hélène avait du goût pour la chicane, elle pourrait invoquer les « précédents » qui foisonnent dans l’histoire amoureuse de l’humanité.

Donc, la solitude de Port-Cros s’égaye et s’illumine de la venue d’Hélène. Et, quand elle s’en va, laissant aux fleurs un peu de sa grâce, Jean est tenté de lui dire, comme Lancelot du Lac à la reine Guenièvre : « Dame, vous m’avez dit en me quittant : Adieu, beau doux ami. Jamais ce mot, depuis ce temps, ne m’est sorti du cœur. C’est ce mot qui fera de moi un vaillant homme si jamais je le suis. Ce mot me console en tous mes ennuis. Il m’a guéri de toute peine, gardé de tout péril, enrichi dans la pauvreté56. »

Hélas ! de telles amours ne peuvent guère s’accorder avec le bonheur, lequel est fait, le plus souvent, de résignation et de platitude. Lorsqu’on a goûté ces profondes délices, il faut, sans faiblir, se laisser imposer la rançon, la note à payer, la douloureuse, comme dit Maurice Donnay en son argot de boulevardier sentimental. Et d’ailleurs il est impossible de concevoir une autre issue à ces sublimes aventures.

« Nous vivrons très vieux, très heureux ! » dit Hélène. Erreur ! Hélène meurt désespérée, loin de son ami.

« Ah ! cette route de l’infini sur laquelle on part ensemble ! » s’écrie Jean d’Agrève. Songe illusoire ! Jean, affolé par la douleur, se fait tuer froidement dans une bataille contre les Chinois.

Et ce récit finit mal, comme la plupart des nobles vies.

J’ai tâché de situer Jean d’Agrève dans la lignée glorieuse où ce roman mérite une place par sa noblesse et par sa beauté. J’ai cru, par là, rendre un hommage plus convenable à cette œuvre singulière que si j’avais tout bonnement complimenté l’auteur sur les réussites de style dont il est coutumier. Jean d’Agrève appartient à cette série d’épopées courtoises ou (si l’on aime mieux) de romans idéalistes qui va du cycle de la Table-Ronde au Roman de la Rose et de l’Astrée à Corinne, tandis que, parallèlement, notre gauloiserie nationale s’épanouit la rate aux facéties du Roman de Renart, aux énormités de la farce rabelaisienne, au bon sens de la comédie moliéresque57

La France a toujours oscillé entre la chanson de geste et le fabliau. Actuellement, nous semblons pencher pour le fabliau, j’entends le fabliau érotico-pleurnichard, avec « garçonnière », five o’clock, rendez-vous chez le pâtissier, leçons de bicyclette, pattes de mouches sur petits bleus, et le bon petit adultère des familles (perversité et précautions)… Ah ! ce que nous en avons assez de cette cuisine ! C’est aussi (passez-moi le mot), c’est aussi « embêtant » que le « Songe » des anciennes tragédies58.

Le romancier de Jean d’Agrève a donc commis (et je l’en félicite) un magnifique anachronisme. Pourtant son livre d’amour est moderne par certains caractères. L’action y est aussi simplifiée que dans les comédies de M. de Curel ou de M. Hervieu. Pas d’événements, sinon ceux qui se passent au fond des âmes. Il est vrai que ces événements sont les seuls qui comptent, et que Dante, lorsqu’il aperçut Béatrice, fut plus sensiblement dévié de son ancienne route que s’il avait subi, une à une, toutes les aventures de Rocambole.

Il faut lire ce livre lentement, à loisir, avec âme, comme il a été écrit, et comme on lirait, par exemple, Zayde ou Adolphe. Dans le décor éblouissant où l’auteur nous emmène et qu’il peint avec une intensité vigoureuse, nous trouverons, si nous voulons nous prêter à ce sortilège, des rencontres de mots, des trouvailles de pensées, des nuances de sentiments, qui éveilleront en nous des harmonies cachées, des ressouvenirs, des regrets. Il faut aimer les livres en proportion de l’au-delà qu’ils font entrevoir et désirer.

Mais pouvons-nous lire ainsi ? Ce livre fier et triste, aux vitrines des libraires, me fait l’effet d’un cadet de haute race, fourvoyé dans une foire. Nous voulons maintenant des bouquins moins hautains, faciles à lire en voyage, fabriqués pour les séjours en wagon, et que l’on peut, sans inconvénient, oublier sur le filet.

II. Les Morts qui parlent

« Éloigné momentanément du théâtre des affaires, je suis réduit, au milieu de ma solitude, à me considérer un instant moi-même, ou plutôt à envisager autour de moi les événements contemporains dans lesquels j’ai été acteur ou dont j’ai été témoin. Le meilleur emploi que je puisse faire de mes loisirs me paraît être de retracer ces événements, de peindre les hommes qui y ont pris part sous mes yeux et de saisir et graver ainsi, si je puis, dans ma mémoire, les traits confus qui forment la physionomie agitée de mon temps. »

C’est ainsi que M. de Tocqueville, ancien député de Valognes, prenant la plume pour écrire ses Souvenirs, expliquait son dessein59.

M. de Vogüé, ancien député d’Annonay, aurait pu inscrire ces mots, comme épigraphe, en tête de l’important ouvrage qu’il vient de consacrer à ses anciens collègues du Palais-Bourbon.

La plupart des écrivains qui se sont assis sur les banquettes de la Chambre ou sur les fauteuils du Sénat ont pris plaisir à nous faire part des impressions qu’ils ont recueillies dans ces assemblées.

Le 7 juillet 1845, Lamartine, député de Mâcon, écrivait ceci :

Ce pays est mort, rien ne peut le galvaniser qu’une crise. Comme honnête homme je la redoute, comme philosophe je la désire : nous marchons à l’inverse de l’esprit de Dieu. Pays sans courage et sans vertu, admirable parterre pour les apostats politiques. Naples a inventé Polichinelle, la France est digne d’inventer pis. N’y pensons plus et travaillons.

M. de Tocqueville n’a pas été beaucoup plus indulgent pour les hommes considérables qui furent ses collaborateurs dans la confection des lois. Il considérait la Chambre comme un labyrinthe de petits incidents, de petites idées, de petites passions, de vues personnelles et de projets contradictoires, dans lequel s’épuisait la vie des hommes publics

Il a dit expressément que le règne de Louis-Philippe fut une longue comédie parlementaire. Il a tracé, de main de maître, le dessin d’une scène qui, depuis quelques années, se renouvelle fréquemment sous nos yeux : la chute d’un ministère et tout ce qui s’ensuit.

C’était le 23 février 1848. Le roi avait accepté la démission de M. Guizot et venait de confier à M. Molé le soin de former un nouveau cabinet. Cette nouvelle causa un grand tumulte dans les rangs de l’ancienne majorité. Beaucoup de gens se lamentaient. Mais M. de Tocqueville contemplait sans aucune pitié ces transes mortelles. Il connaissait trop bien ses collègues, pour croire un seul instant que leur douleur fût désintéressée. Il nous dit crûment que « le plus grand nombre de ces hommes se sentaient atteints non seulement dans leurs opinions publiques, mais dans le plus sensible de leurs intérêts privés ». Et il insiste, précisant les faits, révélant les secrètes convoitises, enfonçant le trait satirique dans la peau des législateurs :

L’événement qui renversait le ministère compromettait la fortune de celui-ci, pour celui-là la dot de sa fille, pour cet autre la carrière de son fils. C’est par là qu’on les tenait presque tous. La plupart d’entre eux ne s’étaient pas seulement élevés à l’aide de leurs complaisances, on peut dire qu’ils en avaient vécu…

Je voyais de mon banc cette foule ondulante ; j’apercevais la surprise, la colère, la peur, la cupidité, troublées avant d’être repues, mêler leurs différents traits sur ces physionomies effarées ; je comparais, à part moi, tous ces législateurs à une meute de chiens qu’on arrache, la gueule à moitié pleine, à la curée.

Et M. de Tocqueville, avec une tranquillité de pince-sans-rire, ajoute cette petite note, qui ne manque pas d’ironie :

Si beaucoup de conservateurs ne défendaient le ministère qu’en vue de garder des émoluments et des places, je dois dire que beaucoup d’opposants ne me paraissaient l’attaquer que pour les conquérir.

Mon Dieu ! si M. de Tocqueville revenait au monde et qu’il voulût revoir ce Palais-Bourbon, près duquel Michel de L’Hospital et d’Aguesseau continuent de monter la garde, il ne trouverait peut-être pas grand-chose de nouveau sous le plafond « lumineux » de l’amphithéâtre. M. de Vogüé, racontant à son tour la chute d’un ministère, nous fait remarquer, en des termes différents, les mêmes espoirs et les mêmes regrets.

Hélas ! l’humanité se répète. Les figures changent. Les costumes se démodent. Les masques tombent. Les âmes restent pareilles. Si je consultais tous les anciens députés, même ceux qui ont vu resplendir l’« âge d’or » du régime parlementaire, je crois qu’ils me rapporteraient tous, avec de légères variantes, les mêmes désillusions et les mêmes rancœurs. Le bon et regretté Bardoux, qui a écrit un panégyrique en l’honneur de la Bourgeoisie française, et qui était incapable d’amertume, avoue lui-même que les bourgeois parlementaires de 1830, si chers au cœur de M. Duvergier de Hauranne, furent dignes, par leur « manie des places », d’être stigmatisés dans la Curée, d’Auguste Barbier.

« Ce n’est pas une Chambre, c’est un chenil ! »

Telle est la courte et expressive légende qu’on pouvait lire, dès l’année 1832, au bas d’une lithographie satirique où Grandville et Forest avaient représenté Casimir Perier fouaillant les députés.

En 1834, Daumier exagéra, dans un de ses chefs-d’œuvre, la béatitude bedonnante de la majorité, sommeillant, ricanant, ronflant sur les fauteuils parlementaires. Rien de plus inquiétant que ces caricatures. On ne lit que des pensées d’avidité sous ces crânes épais, sur ces bajoues tombantes, sur ces lippes. Les visages, enlaidis de cupidité, s’engoncent dans le triple tour des cravates, entre les deux pointes du col droit. Les nez s’allongent sous les besicles, comme pour flairer quelque pâture. Les lèvres rasées ont une vilaine expression de chicane. Presque tous ces messieurs dorment, affalés sur leur pupitre. On croit les entendre ronfler. Quelques-uns cependant prennent une prise de tabac et se mouchent bruyamment dans des mouchoirs à carreaux.

Tous ont un même air de rustres endimanchés et satisfaits. Et voilà ce qu’on appelait alors le ventre législatif.

Ce ventre fut cruellement secoué, lorsque des hommes en blouse, armés de fusils, brandissant des drapeaux, envahirent l’hémicycle, sautèrent par-dessus les gradins, escaladèrent la tribune, fermèrent la baraque et emportèrent la clef.

L’institution du suffrage universel n’a donc pas créé les maux dont nous souffrons. Elle a pu développer les germes infectieux que contenait l’organisme de l’oligarchie censitaire.

Dès l’année 1884, un sénateur républicain, M. Edmond Scherer, avait l’audace, au grand scandale d’un certain nombre de ses collègues, de décrire ce qu’il appelait « les mœurs du suffrage universel ». Il disait la toute-puissance du politicien, depuis le comité local où pérorent les gros bonnets du chef-lieu, jusqu’au Parlement et aux bureaux ministériels, où les élus s’efforcent, tant bien que mal, de tenir les promesses fantastiques qu’ils ont faites à ceux qu’ils sont censés représenter.

Scherer définissait ainsi les parlementaires « nouveau jeu », les politiciens de profession :

Ce sont les hommes qui appartiennent aux carrières libérales, qui ont quelque instruction, quelque facilité de parole, des habitudes de sociabilité et enfin le goût de la politique, et naturellement de la politique avancée. Il est remarquable, en effet, que l’orateur du chef-lieu soit toujours partisan des opinions extrêmes. La même ardeur qui le pousse à jouer un rôle en fait un personnage d’opposition. Contre qui le besoin de lutte, les instincts turbulents se tourneraient-ils, sinon contre l’autorité ? Sans parler de l’affinité entre la culture superficielle et le programme radical. L’idée abstraite opère dans le vide.

Je viens de nommer le comité électoral. Savez-vous ce que c’est que ce comité ? Tout simplement la clef de nos institutions, la maîtresse pièce de la machine politique60.

Ainsi, les misères et les faiblesses de l’ancien « pays légal » dénoncées par M. de Tocqueville, s’étendent maintenant, selon M. Scherer, au pays tout entier, tyrannisé, sur toute la surface du territoire, par des comités électoraux. Après avoir montré la composition de ces comités locaux, qui ne sont point formés de délégués régulièrement nommés, mais qui se constituent spontanément et se composent toujours, en définitive, des fainéants de chaque localité, M. Scherer faisait voir la bassesse des candidats prosternés devant ce tribunal, et la fâcheuse posture du député, enchaîné par les engagements sans nombre qu’il a dû signer sous peine de voir réussir son concurrent.

M. de Vogüé, au sixième chapitre de son livre, a décrit, lui aussi, le comité local, le « clan d’agitateurs alertes… entraînés… organisés… embusqués… ». Il a montré « cette minorité active qui courbe sous le joug, par les faveurs et par la terreur, une majorité moutonnière ».

Voici comment M. Scherer racontait l’arrivée du député à Paris, et les manœuvres auxquelles est condamné le nouvel élu, s’il veut se consolider dans sa position :

L’élu part enfin pour la capitale, chargé d’engagements dont beaucoup seront difficiles à tenir, dont plusieurs pèseront désagréablement sur l’esprit d’un homme tiraillé entre des obligations de conduite parlementaire qu’il n’avait pas prévues et les lettres de change qu’il a si imprudemment passées à l’ordre de ses constituants. Mais ce n’est là qu’une partie des soucis qui vont l’assiéger. Il n’a pas plus tôt mis les pieds au Palais-Bourbon qu’il doit travailler à se fortifier dans une position si laborieusement conquise. La préoccupation qui va dominer toute sa vie publique, colorer toutes ses opinions, déterminer tous ses votes, c’est le soin de sa réélection à quatre années de là… Il importe que, dans toutes les fonctions publiques qui confèrent quelque influence locale, il écarte ses adversaires s’il en a, qu’il se débarrasse même des tièdes ou des insuffisants, qu’il leur substitue des hommes capables de devenir des agents utiles.

M. de Vogüé anime curieusement les esquisses, un peu pâles, de M. Scherer, lorsqu’il nous montre, dans les couloirs de la Chambre, certains de ses collègues, se frottant les mains et disant :

« Enfin ! j’ai mon juge de paix… j’ai mon percepteur… Enfin ! j’ai fait sauter mon substitut ! »

M. Scherer énumérait, dans sa mercuriale, toutes les menues sollicitations, toutes les humiliantes démarches où doivent descendre les députés et les sénateurs, sous peine d’être privés de leurs sièges :

La petite pièce après la grande. Le député porte à la tribune des propositions de loi qui enflent le budget, ou il vote des dégrèvements qui contribuent d’une autre façon à créer des déficits ; il assiège les ministres pour obtenir une place pour celui-ci, une remise d’amende pour celui-là ; mais il ne faut pas supposer que ses discours parlementaires ou ses séances dans les antichambres ministérielles acquittent la dette qu’il a contractée envers ses électeurs le jour où il a brigué leur confiance. Ces sollicitations qui entraînent tant de démarches, qui prennent tant de temps, qui font écrire tant de lettres, sont loin d’épuiser la liste des services que les commettants attendent de leur mandataire. Le suffrage universel a une si haute idée de la faveur dont il honore ses élus, qu’il ne se fait aucun scrupule de mettre leur reconnaissance à contribution de toutes les manières imaginables. L’élection devient ainsi un marché, un marché dont l’électeur se croit autorisé à réclamer le prix sous forme de menues complaisances, et le député devient l’homme d’affaires de l’arrondissement, j’allais dire son homme à tout faire.

Un jour, dans un banquet où quelques « vieilles barbes » s’étaient réunies pour célébrer l’anniversaire de 48, un député, M. Ballue, décrivit ses tribulations. Il parla de certains électeurs qui lui écrivaient pour lui demander de procurer une nourrice à leur nouveau-né, alléguant que le service des nourrices est mieux surveillé à Paris qu’ailleurs. D’autres lui racontaient les symptômes de la maladie dont ils se croyaient atteints et le priaient de consulter pour eux quelque grand médecin de la capitale.

Un autre député, M. Lockroy, mis en goût par cette confession, prit la parole après M. Ballue et déclara connaître un département où les voix « se payaient cinq francs pièce ».

La République Française, dans son numéro du 12 avril 1882, publia une lettre par laquelle un électeur demandait une montre en argent à son député, « comme souvenir de sa noble et bienveillante personne ». « Outre le besoin, écrivait le malin solliciteur, je serai fier de pouvoir dire à nos adversaires politiques que vous n’oubliez pas vos bons amis. » Par une attention délicate, l’auteur de la lettre réclamait la photographie de son député en même temps que la montre.

Il faudra désormais ajouter à ces témoignages si concordants, le rapport détaillé, coloré, pittoresque, où M. de Vogüé résume les occupations quotidiennes d’un député consciencieux. Que de lettres doivent écrire, chaque jour, ces « forçats de la correspondance » ! Voici « le cercle vicieux de la mendicité parlementaire : l’électeur mendie des faveurs chez le député, qui les mendie chez le ministre, lequel mendie les votes du député, qui mendie les suffrages de l’électeur ». Regardant, au fond des coulisses du Palais-Bourbon, dans le salon des Conférences, l’« immense table en fer à cheval couverte d’écritoires et de papiers aux majestueux en-têtes », M. de Vogüé songeait : « Comment cette table ne croule-t-elle pas sous le poids des millions de mensonges qu’elle a portés ! »

L’auteur des Morts qui parlent considère le Palais-Bourbon comme une espèce de « colossal tombeau, sépulcre où se décompose la vie nationale ». Il a fait, plusieurs fois, le tour de ce mausolée, afin de compter tous les cadavres ensevelis dans les sarcophages, toutes les urnes posées dans les niches, toutes les épitaphes gravées sur les stèles.

Errant dans les corridors de la Chambre, aussi lugubres que des catacombes, il a entendu le bruit de ses pas retentir sur les dalles avec une sonorité funèbre, comme si le pavé de ce lieu redoutable eût recelé des cercueils. Il a cru sentir, dans la salle des Pas-Perdus, l’odeur glacée des caveaux. Les statues qui, çà et là, font des gestes sur la tête de nos représentants, lui ont paru sortir de chez le marbrier. Les huissiers ressemblaient à des gardiens de cimetière. Le personnel des bureaux était aussi triste qu’une corporation de croque-morts. Le président, lorsqu’il entrait en séance, avait l’air de conduire un deuil. Le tumulte parlementaire, vainement exorcisé par une cloche qui sonne un glas, était macabre comme un sabbat de spectres. On aurait dit un charivari de revenants. Une oreille attentive pouvait percevoir dans cette sarabande de squelettes un bruit d’ossements entrechoqués… Cette impression était surtout saisissante vers le soir, à « l’heure des chauves-souris », au moment où les ordonnateurs des cérémonies politiques allument les lampes, comme pour une veillée funéraire. Alors, on entendait distinctement « des gens marcher dans le mur ». L’éclairage de l’amphithéâtre était fantastique. Un jour cru, brutal, une lumière de jugement dernier, tombait des hautes verrières du plafond. Dans cette clarté implacable, M. de Vogüé voyait s’agiter, au-dessus des crânes de ses collègues, une farandole de fantômes : « Envie, Lâcheté, Bêtise, Calomnie, blêmes Furies ». Vision horrifique…

M. de Vogüé regardait les députés de nos divers départements se trémousser dans l’« horrible cuve ». Il les regardait aussi se démener dans le « salon de la Paix », autour d’un Laocoon de bronze qui, enlacé ainsi que sa déplorable famille, en des nœuds de serpents, se tord… Et le député d’Annonay avait envie de dire à ses amis :

« Ah ! vous croyez voir les gestes, entendre les paroles de cinq cent quatre-vingts contemporains, sans plus, conscients et responsables de ce qu’ils disent et font ? Détrompez-vous. Vous voyez, vous entendez quelques mannequins, passants d’un instant sur la scène du monde, qui font des mouvements réflexes, qui sont les échos d’autres voix. Regardez, derrière eux, une foule innombrable, les myriades de morts qui poussent ces hommes, commandent leurs gestes, dictent leurs paroles. Nous croyons marcher sur la cendre inerte des morts : en réalité ils nous enveloppent, ils nous oppriment ; nous étouffons sous leur poids ; ils sont dans nos os, dans notre sang, dans la pulpe de notre cervelle ; et surtout quand les grandes passions entrent en jeu, écoutez bien la voix : ce sont les morts qui parlent… »

Entraîné, peut-être gêné par cette obsession de l’obscur atavisme qui détermine les actions et les réactions de nos députés, M. de Vogüé a cru devoir sortir du cadre où s’enferment ordinairement les auteurs de mémoires. M. de Tocqueville n’étant pas embarrassé d’idées pareilles, pouvait désigner nommément et montrer du doigt ceux de ses collègues dont la physionomie lui semblait assez particulière pour mériter d’être fixée en traits individuels : le politicien Duchâtel, ministre de l’intérieur, gros homme « toujours prêt à obliger quand son intérêt ne s’y opposait pas » ; — le procureur Hébert, garde des sceaux, « face grippée, chafouine, un nez et un menton pointus, des yeux secs et vifs, des lèvres retirées et sans rebords », bref, « un animal carnassier » ; — M. Guizot, « malingre, anguleux, parfois aigre et tranchant » ; — M. Odilon Barrot, M. Sallandrouze, M. Dufaure, et ainsi de suite.

M. de Vogüé, absorbé par sa théorie de l’hérédité, désireux de mettre cette théorie en pleine lumière, a négligé les vivants pour s’occuper surtout des morts. Il a inventé des personnages auxquels il attribue, autant que possible, une signification collective. Il substitue à ses collègues réels un certain nombre de députés fictifs qu’il appelle Couilleau, Rousseblaigue, Boutevierge, Cornille, Caucuste, etc. L’auteur des Morts qui parlent est obligé, pour répondre à son titre, d’imaginer des héros de roman, capables de contenir en eux une grande quantité de morts et, pour ainsi dire, de résumer des races.

Voici le héros et l’héroïne de son récit.

D’abord, Elzéar Bayonne ou le juif du Palais-Bourbon. Petit-fils d’un pauvre diable qui brocantait des engrais dans la plaine Monceau, le juif Elzéar est né sous cette enseigne significative : Au fumier de Job. Tandis qu’il grandissait, la tribu des Bayonne gagnait de l’argent ou se poussait dans les emplois. Le petit juif Elzéar put suivre les cours du lycée Louis-le-Grand. Mais l’enseignement universitaire ne s’empara point de son âme. Les Hébreux morts parlaient au jeune lauréat, plus fort et plus clair que les professeurs aryens. Les lointains prophètes, Michée, Jérémie, Baruch, lui dictaient leurs anathèmes courroucés contre les riches, contre les satisfaits, contre les repus, et façonnaient son langage aux farouches revendications de l’éternelle justice. L’esclave Joseph, devenu vizir d’un pharaon, le berger Moïse, conduisant son peuple dans la Terre promise, le pieux Daniel, prince des satrapes de Darius, le mendiant Mardochée, enrichi des dépouilles d’Aman, lui expliquaient ces paroles du Livre : Les fils d’Israël se multiplièrent comme les grains qui germent ; ils devinrent très forts et emplirent la terre. Plus on les opprimait, plus ils se multipliaient… En même temps, les martyrs que le Saint-Office, comme dit aimablement M. Drumont, avait fait « gigoter dans des chemises soufrées », criaient au jeune Elzéar, du fond des siècles, leur clameur de vengeance. Et voilà pourquoi Elzéar Bayonne fut le plus élégant et le plus jouisseur des députés socialistes. En ébranlant, par ses harangues furibondes, la société aryenne, il laissait parler en lui la voix des morts pourris dans les ghettos. Il savait, d’autre part, que le socialisme est bien vu par les snobs chez qui l’on dîne. Il voulait arriver au pouvoir par une conversion opportune. Mais les morts parlèrent trop haut. Le juif Elzéar se fit mettre à la porte de la Chambre, pour avoir imité trop au naturel les vociférations du prophète Michée. Et il fut tué, en duel, par un officier.

Voici maintenant Esther Bayonne, ou la juive de Fontenay-aux-Roses, cousine du précédent. Fille d’un inspecteur d’Académie, elle fut destinée à l’enseignement dès son enfance. Mais, comme elle était juive, la doctrine universitaire glissa sur son âme sémite et n’en put atteindre les profondeurs. Tandis que ses maîtres lui faisaient la leçon, elle écoutait, distraite, les morts qui parlent. Ces morts, c’étaient les ancêtres de sa race, la lignée, qui depuis le commencement du monde, escalade les degrés de l’échelle de Jacob. Les discours qu’elle entendait monter du fond des tombes la rendaient sourde aux conseils d’idéalisme généreux que lui prodiguaient les professeurs de l’École normale de Fontenay. Cette petite-fille d’Hérodiade était trop ambitieuse pour se résigner à la « morne tâche d’institutrice d’État, médiocre, sans horizon ». À l’exemple de Salomé, elle aimait les « perspectives illimitées », l’« indépendance », la « fortune », la « gloire ». Cette belle juive se sentait née pour être la favorite d’un padischah. Elle fut attirée irrésistiblement par le théâtre, par le harem moderne où le peuple souverain applaudit ses sultanes. Elle veut briller, elle aussi, dans ces palais où triompha Rachel, où règne Sarah… Voilà pourquoi Esther Bayonne, irrésistiblement poussée pour les morts, est maintenant sociétaire de la Comédie-Française. Protégée par un vieux droitier et maîtresse d’Elzéar, elle a un salon politique. Elle fait et défait les ministères. Les plus beaux hommes d’État sont à ses pieds, comme David aux pieds de Bethsabée.

Autour de ces deux protagonistes se groupent les autres personnages, tous dominés par les « morts ». Ce sont : le vicomte de Félines, gentil garçon qui, volontiers, ferait rôtir les parpaillots, — le vieux marquis de Kermaheuc, chevau-léger en qui revivent trente générations de Bretons, — le robin Boutevierge, — le révolutionnaire Cantador, dont la voix de basse est l’écho du cercueil où dorment les vieilles barbes, — et aussi un « Français de France », M. Jacques Andarran…

La plupart de ces figures sont présentées avec le bonheur d’expression dont M. de Vogüé nous a donné maintes preuves. Mais je suis peiné, je l’avoue, de voir son talent se débattre contre la doctrine ingénieuse et revêche qui tyrannise tout son roman. Nulle théorie ne s’oppose davantage à la liberté d’un développement romanesque, puisque les morts, parlant toujours, nous annoncent, à l’avance, ce que vont faire les vivants. Et la source de l’intérêt en est inévitablement appauvrie.

Et puis, si l’on va au fond des choses, rien ne me paraît moins prudent, plus dangereux que cette doctrine, au nom de laquelle on peut, selon son gré, glorifier ou excommunier les « races ». Ce genre de fatalisme ne me plaît pas plus que la religion étroite et cruelle des Turcs. Prendre pour acte de foi ce qu’il y a de plus incertain dans les élucubrations ténébreuses des anthropologues, c’est un parti bien étrange, peu scientifique, et dont la témérité pourrait nous mener loin.

C’est au nom de cette doctrine des races qu’on a prétendu justifier les clauses barbares du traité de Francfort. Je suis surpris qu’un esprit aussi généreux que M. de Vogüé s’y complaise et s’y attarde. Aussi bien, est-ce le moment d’adopter cette doctrine qui deviendrait si facilement une arme de guerre civile ? M. de Vogüé lui-même ne le croit pas. Car il a enregistré, dans la conversation de ses collègues, le propos que voici :

« Ce n’est pas propre, un endroit où coule tant de haine et jamais de sang.

— Patiente un peu, fit Jacques, il finira bien par couler… »

M. Paul Bourget

Voyageuses . — Cf.  Études et portraits . —  Sensations d’Italie . —  Outre-Mer .

Voyageuses… Ce titre évoque une vision coquette et brave : la femme moderne sortie enfin (un peu trop peut-être) de la réclusion ancestrale, équipée, armée pour la course, ayant quitté les babouches nonchalantes pour les alertes souliers de cuir jaune, bien lacés, préférant décidément l’alpenstock à la quenouille, et marchant, avec les hommes, à la conquête du monde par le sleeping-car et la bicyclette.

Voyageuses… Lorsqu’on attend, sur l’asphalte d’une gare, le départ d’un train, on trouve ordinairement l’occasion de patienter en admirant les jeunes femmes qui montent en wagon. La grâce féminine a inventé pour les commodités du touring un costume d’une sobriété unie et d’une simplicité allègre. Le petit chapeau canotier s’incline crânement sur les cheveux roulés à la diable ; la plume « couteau » menace le ciel ; la jaquette « tailleur » cambre la taille et enferme le buste en de discrets contours ; le petit col d’homme est fermé par une cravate droite ; la jupe de drap tombe, en plis sincères, le long des hanches, jusqu’aux chevilles que serrent des bottines aussi hautes que des guêtres. Tout cela est ajusté, clos comme une armure légère. Il y a des gens qui préfèrent cet équipement presque défensif à la complaisance des toilettes de bal. En tout cas, c’est tout à fait nouveau, ce type de la femme sans bijoux, sans poses languissantes, sans attitudes penchées, de la femme choisissant avec désinvolture sa place dans le compartiment, disposant avec vigueur ses bagages dans le filet, et se montrant au moins l’égale de l’homme dans la lutte pour le coin. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est le bon petit camarade de l’autre sexe, un peu maigri, durci, comme nous, par les sports entraîneurs et par la douche réfrigérante. Nos pères préféraient l’ingénue de romance, l’odalisque de sérail, l’épouse féconde et la nourrice plantureuse.

La femme à bicyclette n’est peut-être pas aussi jolie que la femme en chemin de fer. Pourtant, sur la poussière des routes, parmi l’étincellement des nickels, on rencontre quelquefois des pédaleuses qui feraient damner tous les saints du Paradis. Mais enfin les avis sont partagés. La querelle de la jupe et de la culotte n’est pas encore apaisée. Celle-là compte de vaillants apôtres ; celle-ci est défendue par de preux chevaliers. Attendons la fin de ce tournoi.

Nous pouvons d’ailleurs être tranquilles. Les femmes seront toujours des femmes, même si elles s’habillent en zouaves. Le cœur féminin peut battre sous un jersey collant aussi bien que sous le flottement lâche du peplum antique. Il y aura toujours des moments où reparaîtra, malgré les gilets montants et les jambières à trente-six boutons, l’Ève du Paradis terrestre. C’est ce que veut démontrer M. Paul Bourget dans un livre intitulé : Voyageuses.

Ces voyageuses s’appellent Christine Malglaive, Germaine de Corcieux, Alice de Mégret, Odile d’Estinac. Elles ont beau être cosmopolites, elles sont presque toutes « habillées, lingées, chapeautées, bottées par les meilleurs faiseurs de la rue de la Paix ». M. Paul Bourget les a rencontrées en route et il a épinglé leur notice individuelle sur les cahiers où il conserve ses impressions de touriste, pêle-mêle avec des fleurs séchées et des croquis inachevés.

M. Paul Bourget a beaucoup voyagé. Il croit, avec raison, que les idées courent les chemins et qu’on doit les conquérir en plein air, dans la lumière.

J’ai lu récemment, dans une revue universitaire, ce sujet de « composition française » proposé aux jeunes filles de nos lycées : Dites quel plaisir teinté de mélancolie vous éprouvez en feuilletant un vieil album de photographies. J’imagine que Paul Bourget goûte le même genre de volupté lorsqu’il jette les yeux sur Foncin ou Vidal-Lablache. Il retrouve, dans le carmin, l’azur et le vermillon des atlas, les itinéraires de ses anciennes étapes. Assurément, les chemins de fer où il a pris ses billets, les paquebots où il a retenu ses cabines, les tunnels où il s’est enfoncé, les viaducs qu’il a franchis, les fleuves où il a navigué, les lacs où il a rêvé, même les voies forestières où il a fusillé des merles, aboutissent plus ou moins aux devantures anglaises de la rue de la Paix. N’importe. Le réseau des lignes qu’il a parcourues se ramifie sur une bonne part de l’ancien continent et du nouveau.

Si j’osais, je comparerais les premières sorties de M. Paul Bourget aux juvéniles escapades du rat de la fable. Il courut d’abord dans le voisinage de sa maison. Il explora le Quartier latin.

C’était en 1884. M. Paul Bourget avait trente-deux ans. C’est l’âge où l’on commence ordinairement à étudier la « jeunesse contemporaine ». On n’est pas encore assez vieux pour être traité de perruque ; on est assez âgé pour espérer de pouvoir disserter sur ce sujet avec désintéressement. M. Paul Bourget publia, le 20 janvier 1884, dans le Journal des Débats, une monographie du « boul’ Mich ». Il révéla l’embourgeoisement du Quartier, l’agonie de la bohème, la fuite de Musette et de Mimi Pinson. Il esquissa la géographie des cafés, les coins de province qui stagnent, obstinément monotones, autour des Facultés et des hôtels garnis : ici l’estaminet coutumier où les Flamands entonnent de la bière et du saucisson, plus loin la brasserie où les Poitevins vont lire le Mémorial des Deux-Sèvres, ailleurs la « terrasse » où gesticulent les félibres. Il montra ce morceau de Paris « en proie à la grande invasion annuelle des fils de la bourgeoisie départementale ». Il disait (déjà ! treize ans avant Henri Lavedan !) que le désir de parvenir tout de suite se manifestait chez cette jeunesse avec une âpreté singulièrement plus âpre qu’en aucun temps. Il déclarait que cette génération (la mienne, celle de Barthou, de Poincaré, de Wyzewa), avait parfois un côté sinistre. (Taine disait déjà cela de ses cadets en 1855, et je le dirai bientôt des contemporains de Fernand Gregh.) Il prévoyait, très finement, le « socialisme radical ». Il déplorait enfin l’éparpillement de notre énergie nationale et cherchait avec inquiétude des remèdes à notre neurasthénie.

Il crut, très sincèrement, les trouver chez les Anglo-Saxons. En février 1884, il était à Pise, non pas encore pour y savourer le soave austero de l’Italie, mais pour y lire les poèmes de Shelley, notamment la Plante sensitive.

Au mois de juillet 1884, il revit l’Angleterre pour la sixième fois. « Je ne suis pas encore blasé, disait-il, sur le plaisir que procure aux anglomanes la vision d’une petite ville du Kent ou du Sussex, avec ses maisons basses garnies de fenêtres en saillie, avec ses pelouses sur lesquelles des raies blanches marquent les places des joueurs de tennis. »

Il aima, dans Hyde Park, la douceur molle des verdures, le défilé des amazones et les processions politiques. Il admira la santé athlétique des boys, des misses et des ladies. Il se plut à analyser la belle tenue des dandys : « plastrons de chemise tendus comme des cuirasses, cols droits et raides, luisants comme de la porcelaine, nœuds de cravate ayant la rigidité du marbre, chapeaux noirs lustrés comme du métal ». Et ne voyez point, je vous prie, dans ce catalogue d’élégances l’effet de ce « snobisme vestimentaire » dont lui-même s’est moqué spirituellement. Il considère ces plastrons, cravates et chapeaux simplement comme des signes qui doivent aider l’observateur à mieux comprendre en quoi consiste la supériorité des Anglo-Saxons. « De ces habitudes rigoureuses, dit-il, le satirique peut sourire ; le moraliste, lui, ne saurait les négliger sous peine de méconnaître un signe, frivole si l’on veut, mais bien caractéristique, de la grande vertu anglaise : cette capacité d’exiger beaucoup de soi-même qui fait qu’un gentleman, ici, vit et meurt en tenue comme un soldat… Qui peut dire que l’étiquette n’est pas, en effet, une arme comme une autre dans le conflit entre les classes ? Ainsi l’ont pensé Louis XIV et l’Empereur, lesquels s’entendaient pourtant à gouverner. »

Il écouta, en des fêtes villageoises, des sermons anglicans, alternant avec des ripailles de tartines beurrées. Il compara le logis, souvent délabré, du paysan français avec « la petite maison du farm-labourer » (rosiers devant la porte, géraniums sur le rebord de la fenêtre). Il voulut voir, dans l’île de Wight, la propriété du poète Tennyson. Heureux pays ! pensa-t-il, heureux pays où les poètes peuvent vivre, que dis-je ? s’enrichir en faisant de beaux vers !

Il s’arrêta, dans Oxford Street, devant le magasin de tapisserie ouvert par l’illustre William Morris. Les tableaux préraphaélites de Burne-Jones lui plurent, et il les recommanda aux Français.

Il lut les livres de ce Ruskin dont M. Robert de La Sizeranne s’est fait le propagateur et le truchement, livres immenses qu’un professeur de l’Université, M. Morel, comparait dernièrement à une mer sans bornes et sans fond61.

C’est seulement après ce pèlerinage au pays anglais que Paul Bourget, d’ailleurs imprégné de la Littérature anglaise de Taine, voyagea dans les salons parisiens. La direction de son esprit était dès lors indiquée ; ses prédilections lui étaient imposées par des expériences antérieures, il avait pris un pli. On risquerait, si l’on ne songeait à son éducation britannique, de ne point comprendre le soin avec lequel l’auteur de Cruelle énigme et d’Un cœur de femme décrivit les « coupés anglais commandés à Londres », les « petites lampes anglaises à globe rose », les bow-windows où l’on est bien pour flirter, les lunches où brillent la théière d’argent et l’aiguière d’eau chaude, les adultères où l’on dit : Will you be so kind as to ask for a carriage, will you ?… bref, toutes les élégances anglaises qui fleurissent si joliment entre le parc Monceau et les Champs-Élysées. Naïveté de néophyte ! ont dit les malveillants ; admirations d’étudiant ébloui ! Point du tout. Cela est raisonné. Cela s’explique naturellement par cette inquiétude vraiment avant-courrière, qui poussa Paul Bourget à précéder, dans l’étude et dans le panégyrique des Anglo-Saxons, les Edmond Demolins, les Paul de Rousiers, les Max Leclerc. D’avance, il souscrivait à cette phrase d’André Chevrillon : Le gentleman anglais, développé au grand air, tranquillement assis sur quelques fortes idées morales, est un des spécimens accomplis de notre humanité, par sa noblesse et par son bonheur 62.

En 1891, Paul Bourget publia ses Sensations d’Italie. Ouvrez le volume. Que lisez-vous à la première page ? Ceci : To Robert, lord Lytton, these italian sketches are dedicated by his affectionate friend and admirer.

Sous les cyprès de la Toscane, devant les collines bleues de l’Ombrie, parmi les ruines harmonieuses de la grande Grèce, Paul Bourget s’efforce de rester Anglais.

Je ne veux pas dire, par là, qu’il osa étaler au soleil italien les casquettes quadrillées, les ulsters injurieux et les façons sans gêne que John Bull adopte aussitôt qu’il est sorti de son île. Non. L’auteur du Disciple est né à Clermont, en Auvergne. Il est, Dieu merci ! de notre race par la courtoisie et par le bon goût.

Mais dans ses courses à travers les églises et les musées d’Italie, il reste Anglais. Et, comme au fond il n’est pas Anglais, il se fait naturellement un peu plus Anglais que s’il était Anglais. Vous saisissez, n’est-ce pas ?

Comparez ses Sensations aux Promenades de Gregorovius, aux Essais de Gebhart, aux Croquis de René Bazin, aux Notes plus récentes de M. Eugène Lautier. Ce Germain et ces Latins ont vu l’Italie des empereurs, des papes et des républiques. Bazin et Lautier ont même regardé curieusement la nouvelle Italie, le royaume d’Humbert et de Crispi, l’État nouveau ou renouvelé, encore adolescent ou déjà faible, qui étonne l’Europe par des mésaventures semblables à des crises de croissance ou bien (on ne sait pas au juste) à des symptômes d’inquiétante débilité. Ils ont étendu leur enquête jusqu’aux romans et poèmes où se marque l’activité intellectuelle de nos voisins. L’un a interviewé, dans une villa proche de Vicence, le noble et charmant Antoine Fogazzaro ; l’autre a écouté les conférences du sensuel et séduisant Gabriel d’Annunzio. Tous deux, en débouchant des fiasques de chianti et en découpant des grives au genièvre, daignaient ouvrir ces gazettes tumultueuses où la politique italienne éclate et tonitrue en phrases qui pourraient être signées tantôt par Cicéron, tantôt par Pasquin.

M. Bourget, lui, n’a pas voulu voir ce spectacle vivant et divers. Même l’Italie des romantiques s’effaça devant ses yeux comme un vain mirage. Le turban de Mme de Staël et la lyre de Lamartine le préoccupèrent moins que le plaid de mistress Janet Ross ou que la guitare de Shelley. Il vit surtout l’Italie des esthètes anglais. Dès qu’il eut dépassé le mont Cenis, et qu’il stoppa en gare de Bardonnèche, il se sentit dans le royaume de Ruskin.

J’ai essayé, un jour, de résumer la prédication de ce célèbre professeur Ruskin, qui est, comme on sait, une espèce de cicérone génial63. Sa doctrine, épandue en une centaine de volumes, se resserre et se comprime en minces plaquettes, afin de pouvoir suivre les Anglais en voyage. Selon Ruskin, l’Italie est faite pour procurer aux Anglais des émotions esthétiques et des impressions morales. M. Bourget n’est peut-être éloigné de cette opinion que par les nuances changeantes dont s’atténue et dont se voile l’expression de sa pensée. Son pèlerinage au-delà des monts est essentiellement ruskinien. Ruskin le hante au cimetière de Pise, et lui inspire quelques pages, d’ailleurs jolies, sur les fresques funèbres d’Orcagna… Ruskin le console, à Assise, durant une triste journée de novembre, dans un hôtel anglais tenu par des Anglais, habité par des Anglais… Ruskin, à Volterra, lui souffle ce vers mystérieux : La sirène aime la mer, et moi j’aime le passé… Ruskin n’est évincé qu’une seule fois, à Tarente ; il est obligé de céder la place au général Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, personnage que Bourget considère comme « le plus cruel des vivisecteurs de l’amour ». Je crois bien aussi que, par-ci par-là, Ruskin s’efface un peu pour laisser paraître Stendhal ou Napoléon…

Mais ceci n’est point une contradiction. Bourget a toujours été amoureux d’énergie. Il salue la puissance humaine toutes les fois qu’il croit la découvrir dans un grand individu ou dans une grande race. Lorsqu’il mit le pied sur les quais de New-York, il put penser que sa croisière à la recherche de l’énergie s’achevait et qu’en débarquant sur le véritable champ de bataille des Anglo-Saxons il arrivait au terme de ses nostalgiques pèlerinages64.

Et les Voyageuses ? N’ayez crainte. Elles reviennent à nous par un long détour.

L’art de M. Bourget est très composite. Ses idées, ses personnages, sont des amalgames de lectures et de visions. Ses conceptions se rattachent aux méditations des autres ou à ses propres rêveries par un écheveau de liens subtils. Voici quatre petites femmes : Christine Malglaive, Germaine de Corcieux, Alice de Mégret, Odile d’Estinac. Elles sont Françaises.

Christine nous emmène à Corfou. Corfou ! L’île préférée de M. Paul Bourget. « Quel voyageur, dit-il, a pu prononcer ce nom sans un soupir, s’il s’est une fois promené sous la verdure d’argent de ses oliviers énormes, en face de la côte sauvage de l’Épire qui dresse ses montagnes blanches de neige par-delà le canal, si intensément bleu le jour, si pâlement lilas le soir ?… »

Germaine nous conduit au milieu des Celtes de l’Irlande, de pauvres Celtes, imaginatifs et excitables, pas pratiques pour un penny, et si peu individualistes !

La comtesse Alice exile ses mélancolies dans l’île de Port-Cros, louée pour une saison de chasse par un ami de son mari.

Odile s’assied à une table d’hôte de la Maloja, dans la Haute-Engadine. Cent cinquante personnes, autour d’elle, « soupent en sept ou huit langues, entre des murs stuqués à l’imitation du marbre et sous des plafonds éclairés par une végétation compliquée de fleurs électriques ».

Je ne veux pas étriquer par de sèches analyses la bonté de Christine, la grâce de Germaine, la charité d’Alice, les douleurs d’Odile.

Ce que je voudrais noter, c’est ceci : Ni les jardins de Corfou, ni les friches lamentables de l’Irlande, ni les arômes des îles d’Or, ni la « cosmopolis » alpestre de l’Engadine n’ont pu déprendre M. Bourget de ses chers Anglo-Saxons. À Corfou, il ne dissimule pas ses sentiments pour le protectorat britannique, ni sa joie lorsque son hôte écrase des citrons dans un petit pressoir d’argent venu de Regent Street… À Dublin, son cocher dépenaillé lui présente une fâcheuse idée de la race celtique, tandis que de jeunes Anglo-Saxons, confortablement vêtus de flanelle blanche, jouent patiemment au cricket sous les vieux hêtres… Dans la rade d’Hyères, au pays des pitchouns, sur le pont d’un bateau où sont parqués des soldats rapatriés de Madagascar, Alice de Mégret interpelle notre auteur : Do you speak English ?… Will you ask him if the officers were as badly off as the men ?… Et le débraillement de nos troupiers, les « capotes délabrées », les « képis déformés », la « repoussante malpropreté des basanes », les récits sur l’incohérence des ordres donnés et sur l’inertie du commandement, sont encore une occasion de constater que la race gallo-romaine court décidément un mauvais bord65.

Un de mes amis, très anglophobe, m’affirmait un jour, avec des gestes désespérés, que M. Pallain, du temps qu’il était directeur général des douanes, remarquait une hausse dans le chiffre des importations anglaises toutes les fois que Bourget publie un roman.

M. Pallain est bien capable de mettre de l’esprit jusque dans les statistiques.

Quoi qu’il en soit, M. Bourget continue, avec une sincérité souvent éloquente, la propagande inaugurée en 1725 par ce Béat de Muralt, qui est le véritable ancêtre de M. Edmond Demolins66. Après ce Béat, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, fortifièrent de toute la puissance de leur génie une tradition reprise avec éclat, dans notre siècle, par Guizot, Taine, James Darmesteter. Pendant ce temps, une tranchée parallèle, commencée par Mme de Staël, et à laquelle ont travaillé, depuis la guerre, Michel Bréal, Gabriel Monod, Gaston Paris, a détourné vers nous une notable quantité d’idées allemandes. Nous avons toujours été ainsi. Au moyen âge, les Polonais nous ont donné leurs souliers « à la poulaine ». Nous avons été Italiens au xvie  siècle, Espagnols au xviie . Entre temps, nous nous sommes échauffés à la vue des grands hommes de Plutarque. Maintenant, nous sommes Anglais. Avons-nous tort ? avons-nous raison ? That is the question. Je ne la traiterai pas aujourd’hui. J’ai voulu simplement situer Bourget dans sa lignée, montrer ses tenants et ses aboutissants, le remettre dans son « milieu ». Je sais qu’il préfère une étude sincère et motivée à de fades compliments.

Provinces et provinciaux

I. Sur M. André Theuriet.
À propos de son élection à l’Académie.

Si les petites bêtes ont du cœur, si les arbres des forêts sont capables de sentiment, si les herbes des sentiers rustiques ont des accès de tendresse et de reconnaissance, il y a eu de la joie ce soir, malgré l’hiver, dans les bois, autour des mares et des étangs, parmi la mousse. Les coccinelles sont couchées, comme dit le poète Armand Silvestre ; mais si elles ont appris, avant de s’endormir, que le champêtre André Theuriet, leur bon ami, est, à cette heure, très heureux, elles rêveront, cette nuit, d’aurore et de printemps.

Quelle jolie séance nous aurons, le jour où l’auteur de Sauvageonne, un peu gêné peut-être par son habit de récipiendaire, sera reçu, devant cinq ou six cents témoins, par le directeur de l’Académie ! Quelque chose de frais, de verdoyant, de fleuri égayera sans doute la solennité de cette cérémonie et la froideur du décor où les Quarante tiennent leurs assises. Un gentil soleil illuminera la coupole du triste architecte Le Vauk. Au milieu des congratulations imposées par l’usage, et malgré l’inévitable panégyrique des morts, rien d’amer ni de sombre ne troublera cette petite fête. Le fantôme de Dumas le fils passera, de temps en temps, comme un spectre gênant dans cette idylle. Les mots féroces du terrible mulâtre : « Tue-la ! tue-la ! » se jetteront au travers des chastes amours où s’attardent les héros et les héroïnes de race blanche qu’a célébrés doucement le rural André Theuriet. Il se peut que le chantre matinal des Pommes sauvages veuille enfler ses pipeaux afin de jouer quelque lamento emprunté aux musiques horrifiques de l’Ami des femmes. J’ai peur qu’il ne casse sa flûte s’il entreprend de tonitruer ceci :

« Donc ceux qui voient, ayant reconnu à des signes évidents ce qui va se passer, se sont regardés d’une certaine manière et se sont dit tout bas : Il est temps !… Les temps prédits sont proches. Dieu a de nouveau prévenu Noé. Il va falloir être avec les hommes dans le déluge ou avec l’homme dans l’arche. » Je ne vois pas, non plus, le flexible poète des Brins d’osier entonnant, par piété envers les mânes de son illustre prédécesseur, ce terrible récitatif : « C’était une Bête colossale qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ces cornes dix diadèmes. Et les sept têtes de la Bête dépassaient les plus hautes montagnes, et, formant une immense couronne, plongeaient dans tous les horizons ». Enfin, s’il entreprend, comme doit le faire tout bon successeur, d’explorer même les œuvres ignorées et, pour ainsi dire, les péchés de jeunesse commis par son héros, je souhaite qu’il ne cite point (à moins que ce ne soit pour faire rire ses confrères) les vers où Dumas fils prétendit expliquer comment il faut s’y prendre

Pour entrer au palais qu’on trouve au pont des Arts.
Si tu veux quelque jour chez ces ombres descendre,
Prends ta belle jeunesse, et, venant rattacher,
Ainsi que Jeanne d’Arc sur le bois d’un bûcher,
Brûle-la toute entière et jette au vent sa cendre !
Reste seul en faisant le vide autour de toi,
Et tu seras reçu, c’est une ruse adroite.
Car on ne peut pas passer par cette porte étroite
Si l’on a par hasard un bagage avec soi.

On n’a pas l’audace de penser légèrement à un sujet si sérieux. Sans quoi l’on désirerait que le compliment adressé par le pastoral André Theuriet à la docte compagnie fût, d’un bout à l’autre, une mélodie de printemps, un chant d’oiseau.

Qui, mieux que lui, connaît la voix du pinson ?

Fitt ! fitt ! fitt ! Partout à la fois
Le pinson chante dans les bois.
Son ramage, qui se marie
Aux voix des merles familiers,
Annonce à tous les écoliers
        Pâque fleurie.
Fitt ! fitt ! fitt ! Partout à la fois
Le pinson chante dans les bois.

Et les trilles du rouge-gorge :

Tireli !… Le jour renaît.
Tout dort : râles de genêt
Et cailles dans les champs d’orge ;
Mais ta matinale voix
Déjà réveille les bois,
        Rouge-gorge.
L’amour dans ton cœur mutin
S’éveille encore plus matin,
Car, dès avant la Saint-George,
Ton nid brave le grésil Et les averses d’avril,
        Rouge-gorge.

Et les refrains du merle, qui s’en donne à cœur joie sur sa branche, comme un peintre en bâtiment sur son échelle :

En mars le merle, gai siffleur,
Chante dans les pruniers en fleur.
Malgré les tardives gelées
Qui poudrent à blanc les prés verts,
Il sent le printemps à travers
Le ciel rayé de giboulées.
Longtemps d’avance il va rêvant
À des clos remplis de cerises,
Et, flairant des odeurs exquises,
Il siffle, la narine au vent.
Et le merle noir, gai siffleur.
Chante dans les pruniers en fleur

Et la bonne caille amoureuse :

La moisson mûre au vent frissonne,
Les cailles sous l’herbe ont filé,
Et leur appel d’amour résonne
— Caille ! caillette ! — dans le blé.
Aux roses clartés de l’aurore
On l’entend monter au lointain,
        Bref et sonore,
Et le soir, on l’entend encore
Dans la paix du jour qui s’éteint.
Chez cette race de bohème
Au gré du hasard on s’unit.
On se rencontre un soir, on s’aime.
— Caille ! caillette ! — Vite un nid !
Un trou dans la paille séchée,
Voilà le lit à ciel ouvert
        De l’accouchée ;
Les épis mûrs à la nichée
Donnent le vivre et le couvert.
Caille ! caillette ! au sud, au nord…
Rasant d’une aile vagabonde
Les champs et la mer, tour à tour
        Grasse et féconde,
À travers le monde, à la ronde,
La caille chante et fait l’amour.

Sur un rythme qu’eût envié Remy Belleau, le forestier Theuriet a aimé la fauvette, et il a dit ses mœurs, qu’elle soit rousserolle en marais, effarvatte en prairie, verderolle en chènevières :

Ô fauvettes babillardes
    Et mignardes,
Joie et charme du courtil,
Quand l’arbre sans feuille encore
    Se décore
Des premières fleurs d’avril ;
Gaîté des vertes lisières
    De rivières
Où votre nid sur les eaux,
Dans une molle indolence
    Se balance
Entre trois brins de roseaux ;
Vous avez l’éclat limpide
    Et rapide
Des plaisirs vifs et trop courts ;
Votre leste villanelle
    Nous rappelle
Nos printanières amours.

Voilà un aimable concert. Heureux l’homme qui, en ce siècle si dur, a passé sa vie à cueillir des fleurs et à écouter les oiseaux. La vie de l’aimable André Theuriet est une idylle. On en pourrait faire un roman paisible, à la manière anglaise, sous ce titre : l’Idylle d’un receveur d’enregistrement. Au temps où il appartenait à l’administration des Domaines, il consacrait ses loisirs à herboriser, en compagnie de son ami Camille Fistié, dans les halliers du Barrois, sur les bords de l’Ornain et de la Saulx. Plus tard, il emporta sa boîte de fer-blanc et son sécateur dans les montagnes qui a voisinent le divin lac d’Annecy. Les prés de Menthon-Saint-Bernard, les vignes de Talloires, les châtaigneraies du Roc-de-Chère, les sommets crénelés du Parmelan et de la Tournette n’ont plus de secrets pour lui. Maintenant, après des haltes brèves sous les rosiers de Nice, il est maire de Bourg-la-Reine, et administre, avec des soins de pépiniériste prudent, sa commune fleurie67.

De ce long tête-à-tête avec la nature, l’auteur de la Maison des deux Barbeaux est revenu parfait botaniste, spécialement infaillible sur le dangereux chapitre des champignons. Et aussi, en se promenant « au bord des taillis où jaunissent les cornouillers en fleurs, au fond des combes humides où le joli-bois épanouit ses calices », il a appris l’art d’exprimer comme pas un le « sourd frisson qui court à travers la forêt, le murmure mystérieux de l’herbe qui pousse, de la feuille qui se déplie et de la sève qui monte… ». L’essentiel, quand on écrit, c’est d’apporter à la littérature française quelque chose de nouveau. André Theuriet fut novateur par ses émotions de sylvain modéré et de faune tranquille.

De son passage dans les bureaux, il a gardé l’habitude des soins méticuleux et des calligraphies régulières. C’est pour cela, peut-être, que ses descriptions ont quelquefois un air ratissé et propret de jardin de curé. Intime avec les animaux et les plantes avant d’étudier les passions humaines, il a conquis une belle place de romancier, mais il est resté, tout de même, fleuriste, forestier, oiselier. On dirait que son paganisme ingénu le maintient sur un terrain neutre, sur cette ligne indécise où les anciens apercevaient des métamorphoses. Les jolies jeunes filles dont il aime à nous entretenir ont de vagues parentés avec les églantines et avec les mésanges. Quand il veut nous donner l’idée d’une jeune femme épanouie, on sent qu’il pense surtout à une rose mousseuse. Ses jeunes premiers sont souvent d’exquis moineaux ou d’honnêtes merles. Ayant été amusé, dans les champs, par la maternité intempérante des cailles, il reporte volontiers quelque chose de cette bienveillance aux gentilles bourgeoises grassouillettes, aux petites mamans de France, qui, sans troubles décadents ni rêveries exotiques, exemptes de bandeaux plats et de théories malthusiennes, sont heureuses tout simplement « de chanter et de faire l’amour ».

De là le charme reposant de cette œuvre et l’optimisme souriant de cet écrivain. Cet esprit salubre est indulgent aux hommes et aux femmes, parce qu’il connaît surtout les bêtes du bon Dieu.

II. M. Émile Pouvillon68

Dieu ! que c’est donc amusant, maintenant, d’apprendre la géographie de la France ! Plusieurs de nos provinces, les plus belles ou les mieux aimées, ont retenu, par je sais quel charme, des peintres qui nous font voir, comme en un miroir enchanté, les grâces antiques, les misères récentes et jusqu’aux verrues du sol national. Ne me parlez plus du morose Malte-Brun ni du fâcheux Cortambert. Laissons les nomenclatures de Meissas et Michelot. Ne fatiguons point nos enfants sous le fardeau des dissertations suscitées par les nouveaux programmes. Éloignons de notre vue ces livres gris où les plus harmonieuses vallées sont des « cuvettes », où les fleuves bleus sont des « artères », où les montagnes sont des « arêtes », des « contreforts » ou des « bourrelets ». Oublions cette ennuyeuse terminologie, où tout se confond, où tout s’efface. Allons à ceux qui savent transposer, en lettres noires sur du papier blanc, ce qu’il y a de vivant, de mouvant, de changeant dans la nature et dans l’humanité. De même que j’ai appris l’histoire de France dans les romans mirifiques du père Dumas, j’ai connu le Berri par les récits succulents de la mère Sand, la bonne Berrichonne. J’ai vécu en Touraine avec Balzac… Alphonse Daudet, Paul Arène et leur cadet Georges Beaume m’ont ensoleillé de lumière provençale, rassasié de brandade, enivré de la chanson stridente et torride des cigales. J’ai été Breton avec Anatole Le Braz et Charles Le Goffic ; Bressan avec Gabriel Vicaire ; Meusien avec André Theuriet et Camille Fistié ; Normand avec Gustave Flaubert et Masson-Forestier ; Auvergnat avec Jean Ajalbert ; Flamand avec Paul Adam ; Cévenol avec Ferdinand Fabre ; Périgourdin avec Eugène Le Roy… Le poète Jean Richepin, qui est de la Fère, et qui par erreur se dit Touranien, m’a fait voir, aux tournants de ses odes, des coins de Picardie. René Bazin aime à refléter, au cristal de sa phrase, les horizons fuyants de la molle Loire, les collines qui ondulent, les peupliers qui frissonnent, les saules qui se penchent pour mouiller leur chevelure au fil de l’eau… Je voudrais, si Dieu me prête vie, faire connaître un jour le paysage avenant, les opinions alanguies et les passions apaisées du Poitou, qui est à peu près, chez nous, ce que le comté de Warwick est en Angleterre. Et tout cela, c’est de la bonne décentralisation. Ici, les écrivains sont d’accord avec la « Ligue nationale de décentralisation », que préside M. de Marcère, et même avec la fameuse « commission extraparlementaire de la décentralisation ». Enfin je connais le Quercy comme si je l’avais fait, parce que je suis, depuis longtemps, un lecteur dévot d’Émile Pouvillon, et l’ami de la petite Césette, le compagnon de l’Innocent, le commensal des Antibel, et généralement l’interlocuteur de toutes les Petites âmes dont ce délicieux provincial a traduit la rêverie ou perpétué la plainte.

Émile Pouvillon s’est raconté lui-même dans ses ouvrages sans le vouloir, peut-être sans le savoir, comme a fait George Eliot dans le Moulin sur la Floss. Je voudrais essayer de retracer sa vie d’après ses œuvres. Et, si je me trompe pour quelques détails matériels, je suis assuré que l’impression d’ensemble est conforme à la réalité. Il est de Montauban. C’est là, sur les bords du Tarn, au pied des riants coteaux du Tescou, parmi des marguilliers, des presbytères et des couvents, que ses yeux s’ouvrirent à la clarté du jour et que son regard s’aiguisa doucement à saisir, sans malice, les ridicules, les tics, toutes les menues misères des petites gens.

Le mot qu’il entendit prononcer le plus souvent est celui-ci : Pecaïré !

Son enfance, comme celle de la plupart des provinciaux, fut sans doute pieuse et bien nourrie, parfumée d’encens, sucrée de friandises, saturée de catéchisme et empiffrée de bonnes choses.

Les Parisiens, qui ont de si belles églises, ne s’en aperçoivent pour ainsi dire pas. La fantasmagorie de leurs rues, de leurs boulevards, de leurs boutiques, éclipse les vitraux et empêche le passant de dire bonjour aux statues de pierre qui se morfondent dans les niches des portails. La hauteur des maisons nuit à la majesté des clochers. Le fracas des omnibus, les vociférations des camelots, le vacarme des théâtres et les flonflons des bastringues couvrent la voix des cloches. Chez nous en province, l’église s’impose même à ceux qui la considèrent comme un monument d’obscurantisme. Elle domine de sa flèche nos maisons basses. Elle étend son ombre sur nos rues désertes. Son carillon réveille nos indolences. Son cadran mesure longuement les heures à notre oisiveté. Sa girouette nous fait redouter la pluie ou espérer le beau temps. Seule, elle pense, elle parle, elle commande, dans les petites cités, où tout le monde bavarde, et où personne n’ose élever la voix.

Le petit Pouvillon, dès qu’il fut en âge de marcher tout seul, entendit la messe et les vêpres, dimanches et fêtes, à la cathédrale. Quelle magnifique église ! « une superbe maison, ma foi, avec des croisées qui n’en finissaient plus, des colonnes, des colonnettes, des toits l’un par-dessus l’autre, des statues vertes, des gargouilles noires, des clochers, des clochetons, des tours, des campaniles ; une forêt de pierres et de briques rouges haut levées dans le ciel ». Et quelles cérémonies ! « Des cierges plus brillants que des étoiles, des ostensoirs plus fulgurants que des soleils… » Et des chapes ! Et des chasubles !… Ce qui surtout jetait le petit Pouvillon dans l’enthousiasme, c’était la vue des suisses à culottes courtes. Ils l’enchantaient vraiment, « ces hommes empanachés, barbus comme le Père éternel, avec leur bicorne posé sur l’oreille et leur épée battant la rondeur du mollet. Leur prestance était sans pareille quand ils ouvraient à deux battants les portes de la sacristie ou qu’ils précédaient, en faisant sonner leur canne à pomme d’argent, l’aumônière brodée des quêteurs ».

Ce que Pouvillon aimait à voir, aussi, c’étaient les enfants de chœur, « les petits curés en soutane rouge qui manœuvraient au bruit du claquoir de chêne, balançant l’encensoir, pliant le genou, saluant, croisant les bras, s’asseyant comme un seul homme, et tirant la langue au fond de leur barrette, les effrontés gamins » ! Mais tout cela n’était rien auprès de l’éclat qui environnait, comme une auréole, la personne sacrée de Monseigneur l’évêque !

Pouvillon aimait « à voir pontifier Sa Grandeur, assistée d’une cour d’acolytes et de servants : porte-crosse, porte-mitre, porte-bougeoir, porte-queue, porte-missel, porte-aiguière, porte-serviette, un monde de chambellans en soutane, tous magnifiquement vêtus, évoluant avec ampleur, ou bien hiérarchiquement échelonnés, immobiles sur les degrés du trône épiscopal.

Pouvillon aimait « à voir, sous le dais écarlate frangé de crépines d’or, le reflet blanc du bougeoir effleurer le visage rosé de Monseigneur, et ses mains pâles étendues sur le missel ». Il aimait, « après l’Agnus, l’accolade évangélique tournant et retournant dos à dos ou nez à nez les séminaristes rangés en longue file dans les stalles du chœur, et au saint nom de Jésus, les barrettes noires sautant en l’air l’une après l’autre, comme une bande d’étourneaux dans un pré » !

Oh ! que les processions étaient somptueuses à Montauban, par les radieux dimanches de juin ! Les pompiers escortaient le Saint-Sacrement. Les rues étaient drapées de linge blanc et enguirlandées de branches fleuries. Les portes étaient encadrées de buis. Les pétales de roses tombaient, en pluie de parfums et de couleurs, autour des reposoirs. Et, après les offices, quand on avait la conscience blanche et l’estomac dispos, quels bons dîners ! Les lamproies de la Garonne, accommodées avec des poireaux tendres et nageant dans une sauce au vin vieux, mijotée à petit feu, sont un mets dont les amateurs se souviennent longtemps. Et l’on n’oublie jamais, lorsqu’on y a goûté, les sarcelles, les bécassines et les poulardes que les vieilles femmes de Montastruc apportent au marché. Les massepains à plusieurs étages, les tartes, les coques parfumées au cédrat et au gingembre, les croustades à la graisse sont mémorables. Quant aux crubalets ou gaufres à la mode de Saint-Nicolas, on se croit en paradis dès qu’on en mange…

Quel dommage de quitter cette admirable vie ! Mais en Quercy, comme ailleurs, il faut étudier. Les pédants et les grimoires guettent l’enfance à peine sortie de nourrice. Les collèges s’ouvrent et puis se ferment, rabattant lourdement leurs portes, vraies geôles de la jeunesse captive. On ne peut pas rester toujours à regarder de belles églises, à muser dans des jardins, ou à rire devant des gâteaux. On est obligé de travailler pour passer bachelier, et pour se destiner, qui à la pharmacie, qui à l’avocasserie, qui à l’enregistrement, qui au métier de percepteur (un joli métier, pas fatigant, lucratif et très recherché en province).

Donc, Émile Pouvillon, le cœur gros, dut quitter la maison accoutumée, le jardin où des lauriers-roses fleurissaient dans des pots de faïence vernie, les chambres amies où les portraits des « anciens » souriaient dans des cadres fanés. Il dut renoncer aux parties de boule sur le sable fin des allées, « aux réveils, si gais, le dimanche, dans les sonneries matinales de la messe première, si amusantes à écouter du lit, aussi légères que des rêves d’enfants ». Finies les promenades en ville et les escapades vers les faubourgs, le long du canal, sous les platanes du cours. Comme tant d’autres pitchou de Montauban, il vécut des années tristes, entre les quatre murs d’un collège, il fut condamné, par la coutume, à tourner sans relâche les pages du Quicherat, à traduire le De viris, à s’empêtrer dans des contresens, à buter contre des solécismes, à s’achopper contre des barbarismes. Sur les bancs des écoles, il coudoya la noblesse de sa province, « de petits messieurs pommadés, blasonnés jusqu’à la marque de leurs chaussettes » ; et aussi des enfants du peuple « issus de boutiquiers ou de demi-paysans, attirés là par la modicité des prix, qu’on abaissait, quand il le fallait, au niveau des plus petites bourses ». Il connut l’idéal des uns et le rêve des autres : pour les hobereaux, Saint-Cyr, l’École forestière, l’École des haras ; pour les autres, être notaire, avoué, contrôleur, paperasser, financer, ergoter, s’habiller en noir… Un jour, en promenade, son voisin, Justin Ségol, fils d’un homme en blouse et d’une femme en coiffe, lui montra deux panonceaux, qui reluisaient au-dessus d’un vieux logis. On entrevoyait, dans le corridor, des gens de la campagne, qui rôdaient, inquiets et finauds. On apercevait, derrière la fenêtre voilée de lustrine verte, des gratte-papier qui griffonnaient. « Oh ! s’asseoir là, respirer cette odeur de papier timbré, être bourgeois, être notaire, quel bonheur ! » L’élève Ségol, d’ailleurs, ne devint pas notaire. Ayant raté son bachot, mais pourvu du « brevet de grammaire », il se résigna, faute de mieux, à être pharmacien. Après tout, pensa Pouvillon, un pharmacien, « c’est un bourgeois qui purge ».

Pouvillon, ayant fini ses classes et obtenu le diplôme de bachelier ès lettres, s’en alla peut-être à Toulouse, afin de suivre les cours de la Faculté. Toulouse ! c’est une belle ville, et gaie avec ça ! Des églises superbes ! Des cafés magnifiques ! On y chante instinctivement. L’éloquence y coule sans effort des lèvres humaines. Quel gentil peuple que le peuple de Toulouse ! Pouvillon ne fréquenta guère ces messieurs de la Faculté. C’est à peine s’il comparut devant leur sacré aréopage les jours d’examen. En revanche, il parut souvent aux Allées, le dimanche, tandis que la musique militaire prodiguait aux Toulousains le joyeux tonnerre de la grosse caisse et les fioritures du cornet à pistons. Les singes du Jardin des Plantes l’amusèrent par leurs gambades et l’attristèrent par leurs malices. Il les vit un jour brimer un « nouveau », cela lui rappela ses débuts de collégien. Les hommes, songea-t-il, ressemblent aux singes… Pour se consoler, quand il se sentait poursuivi par les idées noires, il allait entendre la grand-messe à Saint-Étienne. C’est joli, Saint-Étienne de Toulouse. « Le clocher de brique et son léger campanile se revêtent de cette transparence rose, qui est comme la nuance juste du bonheur. » Pour y arriver, il faut « traverser un boulingrin plein de soleil où des jacinthes, épanouies autour d’un jet d’eau, envoient des odeurs tièdes capiteuses, sous les ormeaux en fleurs ». D’autres fois (car il faut varier ses plaisirs) l’étudiant Pouvillon courait, aux environs de Toulouse, les fénétras (fêtes votives). Il chevauchait les chevaux de bois. Je crois (sans oser l’affirmer) qu’il consentait à flûter la blanquette de Limoux sous les tonnelles en amusant par de menues agaceries les grisettes des faubourgs.

Mais il préférait tout de même à ces divertissements toulousains le loisir ensoleillé des vacances. Ah ! les vacances ! Nous ne trouvons guère que cela de bon dans nos souvenirs de jeunesse, nous autres, libres citoyens d’une démocratie affairée. Quand nous cherchons au fond de nos mémoires, nous n’y découvrons que des mois d’août et de septembre. Nous vivons deux mois par an. Le reste du temps n’est que torpeur et hivernage. Malgré les années qui passent, notre expérience est courte et nous restons très jeunes, ayant beaucoup dormi…

Les vacances de Pouvillon laissèrent en son esprit des images ravissantes. On dirait un album de lumineuses aquarelles.

C’était « une maison basse, au bord d’une route, dans une grande plaine ; une plaine en long sans arbres, toute jaune ou toute brune, selon qu’elle portait des moissons ou des labours ». Pays fertile et triste. « La monotonie d’un ciel presque toujours bleu, sans une goutte d’eau ni un flocon de vapeur, s’ajoutait à l’uniformité de la terre. » Résidence peu récréative, direz-vous. Tournez-vous donc là-bas, du côté du levant. Regardez, « presque au ras du sol, cette ligne d’un vert tendre, mince et sinueuse, dont le profil s’abaisse insensiblement aux deux extrémités de l’horizon ». Savez-vous ce qu’il y a derrière cette verdure ?… Té, c’est la Garonne ! Là-bas, « s’étendent des prairies toujours humides, des alignements d’arbres aux frondaisons luxuriantes, toute une oasis de fraîcheur ».

La Garonne ! Lorsqu’il la vit pour la première fois, Pouvillon sentit un coup au cœur, comme les jeunes pagès de Cordes-Tolosane quand ils aperçoivent celle qui doit être leur bonne amie. Il était juché sur une charrette à bœufs, parmi des piles de linge que l’on menait à la lessive. Tout à coup, il poussa un cri. Du haut d’un rocher en surplomb, « la vallée se découvrait : la Garonne d’abord, une Garonne tumultueuse, haletante, lancée de toute sa colère contre le roc vif ébréché, déchiré par ses âpres morsures, et, au-delà du fleuve, en amont, en aval, tout un pays d’arbres, des forêts de peupliers, des taillis de saules, un fouillis vert tendre d’où sortait la pointe blanche d’un clocher dénonçant un village blotti dans les feuilles ».

La Garonne ! Depuis cette première entrevue Pouvillon n’a pas cessé un seul jour de l’aimer, de la célébrer, de la voir ou de penser à elle. Il faut vous dire que la Garonne, en passant si vite dans le Quercy, laisse derrière elle, quand par caprice elle change de lit, des eaux, quasiment mortes, qu’elle anime doucement de son remous. Ces étangs, que les gens du pays appellent des gaures, sont très beaux et très bons69. « La nappe profonde dort immobile sous le dais impénétrable des grands arbres : carolins majestueux, à l’énorme armature ; saules inclinés, au port superbe et nonchalant. Il fait sombre ; des lueurs plombées traînent sur l’eau grise et lourde, voilée d’herbages. Dessous, dans les grands fonds vaseux, obstrués de racines, les brochets, les carpes, se promènent gravement. Les ablettes sautent. Des grenouilles, avec des yeux en or, s’étalent sur les palettes laquées des nénuphars ; des libellules se bercent à la pointe des joncs… » C’est charmant. Et l’on n’a qu’à laisser tremper sa ligne au fil de l’eau. Le poisson vient tout seul ; on n’a presque pas le temps de changer les amorces. Les heures passent et la gourde s’emplit.

Émile Pouvillon connut aussi d’autres rivières : souvent, il s’est assis sur l’herbe, près de Saint-Antonin, dans l’étroite marge d’ombre que font les peupliers au bord de l’Aveyron, tandis que des musiques d’oiseaux égayaient, autour de lui, la solitude et que des parfums de menthe attiraient les guêpes. Il se retournait, de temps en temps, pour voir rôtir au soleil le « causse » d’Anglar… Il s’est attardé sur les rives du Lot, en haut de l’étroite vallée qui remonte vers le Rouergue. « Là, on voit des montagnes sévères, noires de châtaigniers ou claires de vignobles. On suit des chemins de halage, verdis d’herbe drue. On cause avec les éclusiers… Enfin il ne négligea point la Lère du Quercy, simple “affluent” dont beaucoup de fleuves pourraient être jaloux. Très curieuse, cette Lère ! Moitié rivière, moitié ruisseau ; tantôt lente, endormie sous les iris, tantôt emportée, enjambant les chaussées moussues, poussant les meules ; elle est si maigre à de certains endroits qu’on ne lui donnerait pas dix brasses de vie : une fourmi, semble-t-il, la passerait à pied sec… Attendez : la voilà qui se ranime, qui s’enfle, et… pstt ! la pelle s’ouvre ; elle saute, enfarinée, au déversoir d’un moulin. Quatre fois, en une lieue, ce manège recommence, les moulins se touchent… Entre les chaussées et les déversoirs, ce sont des îles, des enclos fermés de palissades, des peupliers en quinconce, des prairies où sèchent des lessives, des ponts et des passerelles où défilent, tout le long du jour, des charrettes et des charretons… »

Mais Pouvillon revient toujours à sa Garonne. Malgré son pèlerinage à Lourdes et ses voyages aux eaux des Pyrénées, c’est aux environs de ce fleuve qu’il a le mieux connu la nature et les hommes. Les riverains de la Garonne sont ordinairement scieurs de long, braconniers, sabotiers, vanniers, gardeurs de vaches, quelquefois orpailleurs, c’est-à-dire chercheurs d’or à la bêche et au crible dans le sable mouillé. Tout ce petit monde travaille, s’amuse, s’accorde ou se chamaille dans les hameaux et dans les « bordes », auprès de l’eau, parmi les peupliers et les oseraies. Pouvillon s’est arrêté dans tous les coins, dans tous les recoins de la vallée quercinoise. Il a été le témoin de toutes ces humbles vies, si agitées parfois. Il en a vu les longs labeurs et les joies brèves. De vieilles cantilènes, rythmées par la cadence des rames ou jetées au vent des plaines, sont venues à lui du fond des siècles. Toutes les provinces ont une âme. Émile Pouvillon a sauvé de l’oubli l’âme chantante, allègre, batailleuse et patiente de son Quercy natal. Il a regardé, là-bas, dans ce coin du Midi, une des formes locales que prend la lutte universelle de l’humanité contre les puissances aveugles. C’est une terrible voisine que la Garonne. Elle a des crues subites, des changements soudains. Un jour de printemps lui suffit pour passer sur un village, arracher les récoltes, déraciner les arbres, éventrer les maisons. Elle rompt les barres de gravier, escalade les palissades, rognant le domaine des uns, augmentant le terrain des autres. Ses déplacements, ses percées brutales, ses alluvions bousculent, en quelques heures, le travail de dix ans. C’est une source infinie de misères, de deuils, de haines, de chicanes. Et cela n’empêche pas le Quercy d’être un pays d’espérance et de gaieté. Les Quercinois, malgré tout, ne rechignent pas à danser le branle ou la ronde tremblante toutes les fois qu’aux fêtes votives le ronflement du tambour et les ritournelles de l’emboise appellent les beaux gars et les belles filles. « Des poussées de verdure fraîche, des flots d’herbes et de fleurs cachent les blessures de la terre et les ravinements creusés par la course des eaux. La terre oublie. Les gens se souviennent à peine. L’emboise et le tambour mènent à travers les rues la fête éternelle de la vie. »

J’ai pris plaisir à esquisser la biographie intellectuelle d’Émile Pouvillon, d’après les confidences que recèle la trame brillante et naïve de ses récits. J’ai fait un bouquet de citations, cueillies au hasard dans son œuvre fleurie. J’aurais voulu montrer, par l’histoire de ce romancier, comment une destinée provinciale peut se parer de poésie. La morale de cette histoire, c’est qu’on est bien fou de courir le monde ou de se laisser happer, entraîner, meurtrir par l’engrenage de Paris. Toutes les passions humaines peuvent s’enclore entre les quatre murs d’une maison. Toutes les splendeurs du ciel peuvent se refléter dans un étang. Les quatre arpents de la moindre province peuvent contenir toutes les dimensions, de nos vices et de nos vertus.

Pouvillon n’a jamais voulu déserter le sol qui donne à ses pensées, à ses sentiments, à sa phrase un goût de terroir si savoureux. Il a aimé les petites existences, qui sont, pour ainsi dire, des atomes d’humanité. Et, dans ces atomes, il a entrevu les perspectives illimitées de la vie et le domaine infini de l’âme. Il a vécu, dans cette province bénie où l’on a du « temps à perdre ». Il a goûté le charme divin du loisir. Cette fidélité lui a porté bonheur. La vocation littéraire est née, chez lui, de la force des choses. Il a mis spontanément par écrit ce qu’il voyait, ce qu’il entendait. Ses nouvelles, souvent comparables aux plus jolis contes de Daudet (Ménine surtout est un chef-d’œuvre en quatre pages), ses nouvelles semblent s’être arrangées toutes seules sur le papier. Ses idylles, parfois idéalistes à la façon de George Sand, fixent sans effort des spectacles admirés sincèrement, des propos recueillis sans y penser. Ce n’est pas que Pouvillon manque d’art. Au contraire, son écriture est impeccable. Quand il commença d’écrire, ayant beaucoup lu Cladel, il se plaisait trop peut-être aux rutilances des ors et des gemmes. Mais enfin, il n’écrit jamais pour écrire. Il ignore les corvées de la « copie » obligatoire et machinale. Il a raconté, pour son plaisir et pour le nôtre, les tribulations de l’Innocent et les mésaventures des Antibel. Heureux homme ! Il ignore les ennuis du « métier ». Il a passé sa vie à faire œuvre d’amoureux.

Il est gai et il est ému. Il est chrétien et il aime les fêtes païennes. Il est honnête et il est charmant. Il est citoyen d’un chef-lieu, et il n’est pas bourgeois. Il est champêtre, et il n’est pas rustique. Bref, il est bien du pays de cette exquise Césette, qui a la grâce délicate d’une figurine. Il est de ce Midi, où les larmes brillent dans l’aube matinale comme une rosée de printemps, où la figure de Dieu continue de se modeler sur les contours des idoles antiques, où les paysanneries se transfigurent en églogues, où le divin soleil dissipe les brumes, disperse les soucis, illumine l’esprit des hommes et ennoblit la tristesse elle-même par une auréole de beauté.

III. Pierre Loti chez les Basques

Le président de la République, sur la proposition du ministre de la marine, enjoignit un jour à l’académicien Pierre Loti, lieutenant de vaisseau, d’aller prendre le commandement du Javelot, chaloupe-canonnière, qui est, de toute éternité (l’Annuaire est là pour le prouver), « en mission dans la Bidassoa ».

Quel est, au juste, l’objet de cette mission ? Les voyageurs qui vont de Hendaye à Saint-Sébastien. se posent cette question les uns aux autres, lorsqu’ils voient le Javelot perpétuellement embossé devant l’île des Faisans, sous le pont du chemin de fer.

Les uns disent : « C’est pour la contrebande ». Les autres insinuent : « C’est pour surveiller la côte ». Les malins pensent qu’il s’agit peut-être de régler certaines questions de frontières, qui sont irrésolues depuis le traité des Pyrénées, et pour lesquelles une commission diplomatique (voyez l’Annuaire des affaires étrangères) « fonctionne » encore à Paris.

Je croirais plutôt que M. le président et M. le ministre, en signant et en contresignant cet ordre ingénieux, ont obéi à une arrière-pensée de littérature. Ils ont pensé sans doute que le paisible Javelot est un observatoire commode pour étudier l’âme basque. Pourvu de ce commandement, qui n’exige pas une application soutenue ni une attention de toutes les heures, Loti, dans sa chaloupe, a pu rêver, méditer, écrire, corriger des épreuves. Et il nous a donné ce qui nous manquait : un livre sur la Biscaye.

Une femme d’esprit me disait récemment :

« Quel dommage qu’un écrivain n’aille pas s’installer à Saint-Jean-de-Luz, à Urrugne ou aux environs de Hendaye, afin de substituer aux sèches nomenclatures du Guide Joanne ou du Manuel Baedekerl, la peinture vivante de ce divin pays !… On décrit la Bretagne, encore la Bretagne, toujours la Bretagne. Personne, ou presque personne ne songe à ce pauvre coin de Biscaye.

— Et le Voyage aux Pyrénées de Taine ? insinuai-je.

— Taine ? Eh bien ! franchement, ses descriptions sont trop violentes, trop forcenées. Il n’a va, à Saint-Jean-de-Luz, que des spectacles épouvantables. Évidemment, il y est arrivé par un mauvais jour… »

Ma gracieuse interlocutrice avait raison. Jusqu’ici, la plupart des prosateurs et des poètes n’ont parlé de la Biscaye qu’en passant, en courant, d’un ton hâtif et d’une haleine essoufflée.

Théophile Gautier, en 1840, eut à peine le temps de remarquer (bien qu’il eût de fort bons yeux) le chapeau pointu, la veste brune, les guêtres de peau et la ceinture rouge du mayoral qui conduisait la voiture de Bayonne à Madrid. Il dessina, sur son carnet, deux ou trois contrebandiers qui n’étaient peut-être que d’honnêtes bouviers en béret. Aux relais, avant de payer avec des réaux, pleins de couleur locale, le propriétaire de la posada, le bon Théo improvisait des vers picaresques sur

                                                   Urrugne,

Nom rauque, dont le son à la rime répugne70.

Victor Hugo, le 23 juillet 1843, par un après-midi de pesante chaleur, fut cahoté de Dax à Bayonne sur l’impériale d’une diligence dont la sellette lui parut aussi dure que les cailloux du chemin. Quelques jours après, il vit rapidement Biarritz, « village blanc à toits roux et à contrevents verts ». Se promenant, à marée basse, parmi les coquillages et les crabes, il vit « une belle jeune fille qui nageait vêtue d’une chemise blanche et d’un jupon court dans une petite crique fermée par deux écueils à l’entrée d’une grotte ». En nageant, cette baigneuse chantait

Gastibelza, l’homme à la carabine…

De là, le poète des Feuilles d’automne se rendit à Saint-Jean-de-Luz, qui lui parut « un village cahoté dans les anfractuosités de la montagne ». La Bidassoa lui sembla une jolie rivière, mais il observa que, « dans l’île des Faisans, il y a des canards ». Irun ne lui plut guère. « Irun, dit-il, ressemble aux Batignolles. » Toutefois, en regardant la carte du Guipúzcoa, il remarqua de beaux noms aux syllabes étranges ; et il se promit de leur faire un sort71. Déjà, il avait illustré le village d’Hernani, troupeau de huttes, perdu sur la frontière d’Espagne. Plus tard, en écrivant la Légende des Siècles, il se souvint de ce mont Jaïzquivel, auquel les touristes de Saint-Sébastien ne manquent jamais d’accorder un coup d’œil entre deux courses de taureaux :

Laveuses, qui, dès l’heure où l’Orient se dore,
Chantez, battant du linge, aux fontaines d’Andorre,
Et qui faites blanchir des toiles sous le ciel ;
Chevriers, qui roulez, sur le Jaïzquivel,
Dans les nuages gris votre hutte isolée ;
Muletiers, qui poussez de vallée en vallée
Vos mules sur les ponts que César éleva,
Sait-on ce que là-bas le vieux mont Corcova
Regarde par-dessus l’épaule des collines72 ?

Ainsi, la Biscaye, effleurée par des incursions brèves, n’avait pas encore été annexée à la littérature. C’est à ce moment que Loti vint. Il était temps, grand temps. Car les Basques subtils exploitent déjà les curiosités de leur beau pays, comme s’ils étaient Suisses. Victor Hugo avait prédit ces appétits de lucre et cette invasion des Barbares. « Un jour viendra, disait-il, où Biarritz, ce village si honnête, sera pris du mauvais appétit de l’argent, sacra fames. Biarritz mettra des peupliers sur ses mornes, des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes, des pantalons à ses baigneuses !… On lira la gazette à Biarritz ; on jouera le mélodrame et la tragédie à Biarritz. Le soir, on ira au concert, et un chanteur en i chantera des cavatines de soprano à quelques pas de ce vieil océan qui chante la musique éternelle des marées, des ouragans et des tempêtes73… »

Hélas ! cette sinistre prophétie est maintenant réalisée. Biarritz et Hendaye sont des « plages ». Les casinos, les hôtels (tous de premier ordre, naturellement), les cabines, les cafés, les villas se multiplient dans les vallées de la Bidouze, de la Nive et de la Nivelle. Des chalets trop confortables guettent les voyageurs au sommet de la Rhune. Le bourg d’Ascain, où Loti aimerait à planter sa tente, ne sera bientôt plus qu’une colonie d’auberges cosmopolites. L’avènement de l’industrie, la toute-puissance de la richesse, succédant à l’agriculture et à l’honnête trafic, commencent à défigurer les choses et les gens du pays basque. L’état lamentable de ce pays dévasté n’a pas découragé Loti. L’auteur des Japoneries d’automne est un grand conquérant. Il est sûr de vaincre parce qu’il ne voit pas l’ennemi. Il lit les Guides, il les sait par cœur, mais il n’a, de sa vie, entrevu M. Perrichon. Heureux homme ! Son imagination l’enveloppe d’un nuage doré qui dérobe à ses yeux toutes les vulgarités et toutes les platitudes. Il est doué d’une puissance d’illusion divinement enfantine. Le pèlerin du Désert a mis un burnous pour monter au Sinaï, et là-haut il n’a pas été offusqué par la table d’hôte, établie pour les clients de l’agence Cook, à l’endroit même d’où Moïse rapporta les tables de la Loi. Pareillement, le commandant du Javelot, « en mission dans la Bidassoa », élimina d’instinct tout ce qui pouvait gêner sa vue. Il se fit Basque, comme il s’était déjà fait Turc, Nippon et Bédouin. Son initiation, commencée en l’automne de 1891, par une châtelaine du pays « escualdanac » (c’est ainsi qu’il faut appeler le pays basque), vient d’aboutir à une manière de chef-d’œuvre : Ramuntcho.

C’est du Loti, du vrai Loti, de l’ancien. Cette histoire, très belle, se passe autour du clocher massif d’Etchezar, planté comme un donjon de forteresse au tournant d’un chemin, en face de la haute muraille des Pyrénées… Occasion, pour Loti, de nous dépeindre, avec cette précision émue dont il est coutumier, le décor des montagnes basques. Hauteurs peu élevées, mais dont les crêtes découpent sur le ciel un zigzag de lignes très nettes. Silhouettes lointaines de vieilles villes, Fontarabie, Irun, dont la physionomie âpre s’adoucit dans les vapeurs bleuâtres de l’horizon. Églises « qui ressemblent à des mosquées, avec leurs grands vieux murs farouches, percés tout en haut seulement de minuscules fenêtres ». Cimetières dont les cyprès se massent, en assemblées sombres, au milieu des hameaux disséminés. Petits sentiers de chèvres, qui semblent ramper au flanc des coteaux. Chemins ombreux et solitaires sous les vieux chênes qui s’effeuillent, entre des talus richement feutrés de mousses et de fougères. Ravins où bruissent des torrents. Pelouses inclinées, où les fleurs de digitale s’élancent partout comme de longues fusées roses. Gorges d’ombre, où se tassent de grands chênes, et au-dessus, partout, un lourd amoncellement de montagnes, d’une couleur rousse, brûlée de soleil… Et la Bidassoa, tantôt encaissée comme un gave entre deux falaises de roches, tantôt élargie en estuaire, bleue comme un lac aux heures de marée haute, ou devenue un mince filet d’argent, à l’étale de basse mer. Tous les aspects du ciel, de la terre et des eaux, tous les moments du jour et de la nuit, tous les changements des saisons pourraient se refléter en images fixes sur les plaques sensibles que Pierre Loti, merveilleux photographe en couleurs, offre aux impressions de la fantasmagorie universelle. Il suffit, pour s’en convaincre, de feuilleter cet album-ci.

Journées de novembre, « dans un tiède rayonnement de ce soleil qui s’attarde longtemps sur les pentes pyrénéennes. Au bord des chemins, montent de hautes graminées, comme au mois de mai, et de grandes fleurs en ombrelles, qui se trompent de saison ; dans les haies, des troènes, des églantiers ont refleuri, au bourdonnement des dernières abeilles, et l’on voit voler de persistants papillons, à qui la mort a fait grâce de quelques semaines ».

Crépuscules d’arrière-saison, où « l’automne s’indique par la chute hâtive du jour, avec tout à coup une fraîcheur montant des vallées d’en-dessous, une senteur de feuilles mourantes et de mousse ; les brumes tristes apparaissant avec le soir ; les Pyrénées confondues parmi des vapeurs d’un gris d’encre, ou bien, par places, découpées en noires silhouettes sur un pâle ciel d’or ».

Après-midis limpides d’hivers attiédis par les brises d’Afrique. Le relief des montagnes s’avive de lumière et d’ombre. Les Pyrénées semblent s’avancer, écraser le village… Les cimes espagnoles ou les cimes françaises sont là, toutes proches, comme plaquées les unes sur les autres, exagérant leurs bruns calcinés, leurs violets intenses et sombres… Par instants, la clarté du jour est éclipsée par de grandes nuées opaques, déployées en forme d’arc. Çà et là, le voile se déchire. Et, par la déchirure, frangée de vif-argent, on aperçoit la profondeur d’un ciel bleu, presque vert…

Pluie dans la montagne. Les nuages sont descendus si bas qu’ils enveloppent les pacages de mi-côte, s’appesantissent en traînées lourdes jusqu’au fond des combes et semblent amasser un poids de tristesse sur le toit des maisons, sur la tête des hommes, sur l’âme obscure des bêtes. La bourrasque d’automne s’annonce par une demi-obscurité qui brouille l’aspect des choses, et, par de brusques coups de vent qui font frissonner les arbres. La nature semble se recueillir, attendre. Et les premières gouttes d’eau commencent à tomber, larges, espacées, lourdes, s’étalant avec un bruit monotone sur la jonchée des feuilles mortes. Les courlis, messagers de tempêtes, fuient vers la haute mer. Le vent, plus fort, secoue les branches. L’eau, plus drue, ruisselle à travers les herbes couchées, les chemins ravinés et les roches dénudées. Les montagnes semblent emprisonnées, comme dans un réseau, par les raies innombrables, continues de l’averse. Et pendant des heures et des heures, la Biscaye est noyée, glacée par l’ondée refroidissante, avant que l’hiver vienne tuer les germes, arrêter les sèves, alanguir les cœurs…

Effets de nuit… C’est dans les montagnes que la nuit, nourricière de fantômes, évocatrice de rêves, source obscure des terreurs, a gardé le plus cette puissance des ténèbres qui, dans les temps anciens, faisait chanceler de vertige et d’effroi l’âme religieuse de notre race.

Aurores d’avril, si magnifiques et si douces, qu’on ne sait, en vérité, quelle puissance méchante a voulu, par le perpétuel rajeunissement du printemps merveilleux, rendre plus sensibles à notre cœur, plus inconcevables à notre esprit, plus implacables à notre chair les atteintes de la décrépitude, le mystère décevant de l’amour, l’aiguillon de la douleur et de la mort.

Loti, en Biscaye, s’effrayait de ces formidables antithèses, dont la hantise a poursuivi, dans les cinq parties du monde, son âme longuement songeuse et vite amusée. Il n’y a pas de coin de terre, si petit qu’il soit, où nous ne puissions apercevoir l’infinité de notre misère. Et partout aussi nous pouvons espérer de trouver un peu de ce réconfort précaire, que Pascal appelait le « divertissement ».

L’auteur de Mon frère Yves s’est « diverti » en regardant les Basques. Il aime ces montagnards chaussés d’espadrilles, parce qu’ils sont lestes et forts, résignés et braves. Attiré par l’inconnu, il se plaît à interroger l’énigme insoluble qui fait hésiter la science devant le problème de leurs origines. Je ne sais s’il comprend cette langue « euskarienne », qui a dérouté tant de philologues. Mais j’incline à croire qu’il sait l’irrintzina, le grand cri basque, signe de joie, de ralliement ou de détresse, appel des contrebandiers, si fort qu’il domine le tonnerre des gaves, si perçant que les pêcheurs l’entendent malgré le vent et les vagues, si terrible que les carabiniers d’Espagne et les douaniers de France pâlissent en l’écoutant. À l’appel de Loti, les Basques sont venus à travers la montagne. Tous, beaux garçons et belles filles, vieillards et enfants, mendiants, buveurs de cidre, bouviers sans sou ni maille ou notables villageois enrichis par des migrations vers l’Amérique du Sud, tous sont venus, d’un pas dégagé, le béret sur l’oreille, la jambe serrée par les lanières des souliers de corde. Et, dans le décor arrangé pas le sortilège du magicien qui les assemble, ils se souviennent de leurs aïeux, ils font les gestes héréditaires.

D’abord, la contrebande. C’est très amusant, surtout par les nuits d’hiver, par grand vent et pluie fouettante, lorsque les rudes gars descendent vers la Bidassoa et remontent péniblement, les pieds enfoncés dans la vase, à cause de la lourdeur des caisses et des ballots. Gare au bateau-ronde, qui promène chaque nuit les gabelous d’Espagne ! Il faut ruser comme des Peaux-Rouges, faire le guet, se tapir contre les barques de pêche, veiller, l’oreille tendue, sous le ruissellement de la pluie. Quelle joie, lorsqu’on peut arriver, avec la cargaison, à la petite auberge de Zitzarry. C’est alors qu’on pousse à pleins poumons le terrible cri : l’irrintzina !

Ensuite, les parties de pelote, après vêpres, le, dimanche. Ils sont là six beaux garçons, six pelotaris, en tenue de combat, le torse libre dans une chemise de cotonnade rose ou moulé par un maillot de fil — sauf les curés qui, dans ce pays, sont aussi enragés que les autres, et veulent lancer la balle, malgré l’entrave de leur robe noire. Etchezar est le centre des bons joueurs, le « conservatoire de la pelote », célèbre en Espagne et jusqu’en Amérique. La « pelote » est une petite balle de corde, serrée et recouverte en peau de mouton, et dure comme une boule de bois. On la saisit, on la lance avec un gant d’osier, fabriqué en France par un vannier unique du village d’Ascain… Le pelotari vainqueur est acclamé en Biscaye, comme en Castille le toréador. Les filles, dont le joli chignon est noué d’un foulard de soie, sourient en le voyant venir.

Le dimanche soir, au clair de lune, on danse le fandango sur des airs de valse ancienne. Le fandango tourne et oscille… Tous les bras, tendus et levés, s’agitent en l’air, montent ou descendent avec de jolis mouvements cadencés, suivant les oscillations du corps. C’est une danse silencieuse, car les espadrilles légères effleurent à peine le sol. Le frou-frou des robes se mêle, comme un bruissement indistinct, au petit claquement sec des doigts, imitant un bruit de castagnettes. « Avec une grâce espagnole, les filles, dont les manches s’éploient comme des ailes, dandinent leurs tailles serrées, au-dessus de leurs hanches vigoureuses et souples… »

Et, pendant la semaine, la vie habituelle reprend, rude et vaillante. Par les chemins étroits, les charrettes aux roues de bois, sans rayons et sans jantes, passent, en grinçant, traînées par des bœufs qu’active la mélopée des anciennes chansons.

Ainsi, par le caprice tout-puissant de Loti, la Biscaye ressuscite à peu près telle qu’elle pouvait être, au temps de cet Alain, sire d’Albret, dont M. Achille Luchaire a narré les aventures74. On oublie qu’il y a maintenant, dans cette province, un chef-lieu d’arrondissement, des chefs-lieux de canton, des percepteurs, des maîtres d’école, des modistes, des politiciens et des agents électoraux. Le touriste profanateur a disparu. C’est une Biscaye nettoyée, purifiée, faite à souhait pour encadrer les amours sauvages et fières de Ramuntcho et de Gracieuse.

Ramuntcho (autrement dit le petit Raymond) est le plus fin contrebandier d’Etchezar, le plus vigoureux pelotari des Pyrénées, le plus fin danseur de fandango, qui ait jamais tourné sur la place de l’église, durant les soirs d’été, tandis que la lune écornait son croissant aux cimes abruptes de la Gizune. Plus raffiné que la plupart de ses compagnons, il est Basque par sa mère Franchita (une grande femme sérieuse, pâle et droite sous ses vêtements noirs) ; mais son père est un étranger qui est venu dans le pays jadis et qui est reparti vers les villes.

Gracieuse est la sœur d’un garçon nommé Arrochkoa, lequel est le camarade d’enfance, le rival au jeu de Ramuntcho. Qu’elle est jolie, cette Gracieuse, et qu’on aime à la regarder, soit qu’elle entre à l’église, embéguinée de noir, ses cheveux blonds serrés par l’étroite mantille des cérémonies, soit que la guitare et le tambourin basque, sonnant la seguidille espagnole, égayent d’un rire clair la fraîcheur de ses quinze ans, soit que, sous les platanes, après le fandango, en s’en allant parmi les herbes longues et les scabieuses, elle se retourne pour sourire à son ami et lui envoyer, de la main, un gentil adios !

Ramuntcho aime Gracieuse. Elle est pour lui une fiancée toujours présente, même lorsqu’elle est loin. Toutes ses bonnes pensées, il les lui dédie, comme à une image de la Vierge tutélaire et consolatrice. Toutes ces prouesses, tous ces exploits qui rendent jaloux les autres jeunes gens, il les lui offre en secret. Quand ils se promènent, au bras l’un de l’autre, ils parlent d’avenir, d’espérance, d’immortel amour. Ils songent au foyer entrevu, au bonheur espéré, à ce plus tard dont se berce et se leurre éternellement la fragilité de nos pensées… Et je ne résumerai point ces dialogues. Ils sont charmants. Je ne vois que Loti qui sache faire parler ainsi les lèvres vermeilles, les yeux adolescents et les âmes en fleur.

Amours divines, que traverse et torture, comme toujours, la survenue des intérêts humains, et cette question de « convenance », qui est pour les familles, même en Biscaye, une sorte de raison d’État.

Ramuntcho n’épousera pas Gracieuse. Cela serait trop beau, trop conforme à la loi sacrée. C’est pourquoi des gens s’y opposent.

Il quitte le pays, pour son service militaire. Quant à elle, afin de la guérir de son mal, on l’enferme dans un couvent. Trois ans après, bruni par des campagnes au soleil, très loin, dans les colonies, il revient au village natal, et il apprend que sa fiancée s’est faite religieuse. Que ceux qui ont connu quelque part, dans l’univers, un coin béni et douloureux, qui fut plein du souvenir de l’Adorée, et qui, par son absence, est devenu désert, que ceux-là relisent l’histoire de ce retour. Oh ! ici, toute l’ironie mauvaise dont nous sommes saturés ne peut duper notre esprit ni désabuser notre cœur. Cela est beau, d’une beauté primitive et cependant contemporaine de tous les âges, d’une beauté déchirante, comme tout ce qui touche le fond de nos joies rapides et de nos longues misères.

Avant toutes choses, avant de savoir ce qu’il fera ou ne fera pas, le malheureux veut suivre, en un lent pèlerinage, tous les chemins où il marchait jadis avec elle, chemins fleuris alors, chemins de paradis, et maintenant si âpres, malgré l’image enfuie, dont la grâce flotte encore sur leur solitude.

Mais à son âge, on ne souffre pas sans révolte. Avant de renoncer au bonheur, on veut le conquérir de haute lutte. Lisez, dans cet admirable poème (décidément impossible à résumer), lisez comment Ramuntcho essaya de lutter contre sa destinée et comment il fut vaincu… La scène de la rencontre, dans le couvent, est un des drames les plus magnifiques et les plus poignants que je connaisse. Et avec des moyens si simples ! Je vous préviens que cela finit très mal, comme la plupart des nobles romans et comme beaucoup d’histoires qui sont arrivées…

IV. M. Anatole Le Braz75

Grâce au ciel, le sentiment humain est pareil à ces fleuves puissants qui fertilisent la terre il ne s’arrête pas pour attendre la beauté ; il coule avec une force irrésistible et entraîne la beauté avec lui.

                                                  George Eliot.

C’était (de cinq à sept) dans le clair-obscur et dans l’intimité d’un petit salon, situé sur la rive droite de la Seine, à Paris.

Des fleurs partout, fleurs volontairement simples ou étrangement compliquées, roses d’automne ou orchidées, symboles épanouis de nos âmes lasses, de nos cœurs inquiets, de nos esprits ambigus, de toute notre civilisation énervée, molle, contradictoire, où le parfum de la candeur alterne, dans les divertissements des gens à la mode, avec le ragoût de la perversité.

La lumière des lampes, atténuée, alanguie par les nuances mourantes des abat-jour, caressait de clartés incertaines le tissu bariolé des tentures et la toison moelleuse des tapis. Dans cet asile clos, capitonné, ouaté, prudemment défendu contre les indiscrétions de la démocratie, le bruit de la rue arrivait en sonorités étouffées, pareilles au grondement d’un fleuve endigué, amorti, lointain.

Trois jeunes gens, apparemment aristocrates (du moins je les jugeai tels à cause de leurs cravates), étaient assis sur des sièges élégants, mais incommodes. Ils semblaient n’avoir rien à faire et n’exercer aucune profession, bien qu’ils fussent (je l’ai su depuis) employés dans les bureaux du gouvernement. Celui des trois qui affectait l’allure la plus juvénile et qui pérorait le plus étourdiment, me parut (à le voir de près) approcher de la quarantaine. Les deux autres cherchaient à être impassibles. Ils parlaient par sentences, d’un air digne et solennel. Les discours de ces jeunes pontifes étaient aussi ennuyeux que les propos du quadragénaire jovial étaient risibles. Tous les trois, d’ailleurs, étaient vêtus de la même façon. Cet uniforme, au premier abord, confondait leurs âges. Mais les plus jeunes étaient tendus, raidis par une précoce gravité. On eût dit qu’ils voulaient commander à quelqu’un d’absent. Leur inaptitude à comprendre était armée de suffisance autoritaire. Ils énoncèrent quelques aphorismes sur Napoléon, qui semblait, je ne sais pourquoi, les préoccuper. Cependant, il n’y avait rien, dans leur personne, qui rappelât le Premier Consul ni même l’Empereur. Je ne sais si je ne me trompe. Mais je pensai que ces petits arrivistes (très positifs, très « sécots », un peu féroces, très grotesques) n’étaient pas destinés aux « burins de l’histoire », ni aux « pinceaux de l’épopée », ni au bronze triomphal de la colonne Vendôme. Je les vouai d’avance au crayon d’Albert Guillaume, portraitiste souriant des redingotes-jupes, des cravates opulentes, des « tubes à huit reflets » et des impérieux sourcils, arqués par le monocle.

Lorsque mes trois employés du ministère eurent achevé de blaguer la République, de prôner l’antisémitisme et de s’apitoyer, en buvant du thé, sur le sort des petits et des humbles, la dame du logis (très blonde, très fine, vraiment digne d’une cour mieux ajustée à la délicatesse de son esprit) dit, de sa voix d’or, en montrant des magazines épars sur un guéridon :

« Oh ! avez-vous lu, dans la Revue de Paris, cette nouvelle d’Anatole Le Braz, le Sang de la Sirène ? Que c’est joli ! Jamais je n’ai eu, à ce point, l’impression du talent. Cet homme a le sens de la mer… »

En écoutant ces paroles (que je cite textuellement) les monocles prirent une mine approbative et compétente.

Le nom de M. Anatole Le Braz, prononcé dans ce décor et parmi cette assemblée, me surprit quelque peu et me réjouit beaucoup. Je regardai le mobile visage de mon interlocutrice, son front charmant, rétréci par le savant désordre des boucles fauves, ses yeux brillants, trop amusés par la fantasmagorie multicolore des spectacles, toute sa personne, affinée par cette vie de Paris, qui met du papillotement dans nos idées, du déséquilibre dans notre démarche et de l’usure mentale dans l’acuité de nos impressions.

Je songeai : voici une petite cervelle qui, chaque jour, est martelée, tympanisée par tous les tam-tam du reportage, de la conversation de la réclame. On lui vante, en l’espace d’un mois, une bonne centaine d’hommes supérieurs et une douzaine (au moins) de génies authentiques. Les journaux, dès le matin, les affiches, tout le long de l’après-midi, les voix humaines, jusqu’à une heure avancée de la nuit, lui crient des noms. Les étalages des libraires, les prospectus, les annonces l’assaillent d’offres et de promesses. Elle est comme dans un bazar, entourée de mercantis qui vantent leur pacotille. Symbolistes par-ci, naturalistes par-là, pornographes presque partout, c’est une séquelle déchaînée qui s’attache aux basques de cette pauvre femme et qui la tiraille pour lui arracher des compliments ou des gros sous.

Eh bien ! Voilà ce bon Le Braz. On ne le voit « nulle part ». C’est-à-dire qu’il ne court pas les « vernissages », ni les boutiques, ni les théâtres, et qu’il ne va pas, aux « premières », recevoir ces poignées de main de confrères, qui vous font froid dans le dos… Provincial impénitent, il décentralise pour son propre compte, sans vaticiner sur la décentralisation. Cet homme est à Quimper ! Il est professeur, par-dessus le marché. Professeur ! Sentez-vous bien toute la quantité de ridicule que ces trois syllabes, aux yeux de certaines gens, contiennent ? Oui, gagner honnêtement sa vie en instruisant la jeunesse, et se réserver tout de même, entre les heures de classe, un coin de solitude, de rêve, de poésie, cela semble burlesque à plusieurs plaisantins qui trouvent apparemment leur pitance quotidienne dans des métiers plus nobles. Ce Le Braz est étonnant. De si loin, de si bas, son nom monte jusqu’à ces hauts degrés où la mode parisienne a coutume d’étaler, pêle-mêle, les gloires solides et les réputations truquées. Sa renommée a traversé, sans effort, le brouhaha de la foule et les hurlements des camelots. Son œuvre sincère, probe, ingénue, poursuit son chemin sans intrigue, avec une ténacité bretonne. Sans doute, il y a dans cette œuvre quelque chose de fort et de durable, puisque nous en subissons l’ascendant sans être sollicités par des influences extérieures. Cette lecture n’ayant pas été recommandée d’abord par les « salons littéraires » ni prescrite par le rituel du snobisme, on peut s’y plaire en sécurité. Ici, point de mystification ni de mensonge à craindre. Cela repose. Et cette réussite, obtenue par des moyens si simples, si directs, est une occasion de joie pour tous ceux qui aiment assez les lettres pour les vouloir dégager de tout charlatanisme, de toute collusion et de toute duperie.

Je n’ai pas la prétention d’avoir découvert M. Anatole Le Braz dans sa retraite de Quimper. M. Anatole Le Braz est de ceux qui peuvent marcher sans aide vers la notoriété et vers le succès. Mais, puisque des malins me reprochent de viser, toutes les fois que je prends la plume, un dîner en ville (parfaitement !), un fauteuil à l’Académie (en effet !), un siège à la Chambre (comment donc !), un autre siège au Sénat (sans doute !), une place du gouvernement (c’est tout à fait ça !), on me permettra bien de me prouver à moi-même que je suis peut-être capable d’un sentiment désintéressé.

J’ai eu le plaisir, il y a cinq ans, d’imprimer pour la première fois, dans un journal de Paris, le nom, alors inconnu, de M. Anatole Le Braz.

Un libraire de Rennes, M. Hyacinthe Caillière, m’avait envoyé, à tout hasard, un volume de vers intitulé : la Chanson de la Bretagne. Tout d’abord, je m’étais méfié. Je connaissais quelques bardes en paletot et j’évitais leur approche. Le « Dîner celtique » — ce dîner où l’on rencontrait des druides et des nègres — m’avait désenchanté, surtout depuis que Renan n’y venait plus. Quand j’ouvris ce livre, j’étais résigné à n’y trouver qu’un écho affaibli de cette cantilène dont Brizeux a prolongé la plainte traînante au pays des dolmens et des menhirs. Encore un joueur de biniou, me disais-je. C’était, en effet, un joueur de biniou, attentif à la voix des Celtes morts, de la Bretagne agonisante. Cette chanson indécise chevrotait l’oraison funèbre de l’Armorique. Elle disait :

………………… la Bretagne
Va dans la mort s’assoupir ;
Sur la côte ou la montagne,
Son chant n’est plus qu’un soupir.
Pour l’entendre, j’ai fait taire
Toute voix qui vient d’ailleurs,
Et, dans mon cœur solitaire,
Se sont tus jusqu’à mes pleurs.
On dit qu’en visions brèves,
Devant les yeux clos déjà,
Surgissent plus grands les rêves
Qu’aux jours vivants on songea.
Or, je viens chanter aux portes
Les derniers rêves cueillis
Sur les lèvres presque mortes
Du plus aimé des pays.

Et c’était une complainte, sans cesse recommençante, monotone, comme un chant de matelot, bercé au rythme du roulis, ensorcelé par l’éblouissement des mirages :

L’âme des matelots est sœur de la mer pâle :
Des rochers douloureux en hérissent les bords ;
Le fond — champ de granit, vaste pierre tombale,
Vide d’inscriptions, couvre un peuple de morts.
Et c’est pourtant, c’est là, que la terre splendide,
La Belle aux flots dormant, le pays enchanté,
Le rose de la mer, l’éternelle Atlantide,
Fleurit toujours suave en sa vierge beauté.

Le Braz errait sur les grèves, écoutant, au bord de la mer bretonne, ce que dit le sanglot désespéré des flots. Il évoquait les tempêtes et les naufrages, et aussi les joyeuses partances vers des parages inconnus. Il apercevait, dans le brouillard, ces vaisseaux-fantômes, dont l’apparition met en fuite les passants attardés sur les galets des plages. Mais le poète n’a pas peur des revenants de la mer. Il les accueille, au contraire ; il va au-devant d’eux. Il a pitié de l’éternelle détresse des navigateurs. Il aime aussi les accès de gaieté qui dérident brusquement leurs mélancolies, comme une éclaircie de ciel bleu entre deux « grains ». S’il avait été roi dans quelque île lointaine, sans doute il aurait voulu, comme Alcinoüs, faire asseoir, dans son palais, le marin d’Ithaque, l’antique patron des gens de mer, le naufragé, battu par le vent, secoué par la vague, le patient et ingénieux Ulysse, celui qui a beaucoup souffert, beaucoup attendu, beaucoup espéré, l’homme résigné, indomptable, qui reste obstiné dans sa route, les yeux fixés vers les étoiles, la pensée errante vers les surprises de l’horizon, le cœur accoutumé aux malices de la destinée, et fidèlement soutenu contre les chances mauvaises par un amour plus fort que la mort…

Lorsqu’on suit les rivages et les falaises depuis la baie des Trépassés jusqu’à l’Enfer de Plogoff, on voit souvent affleurer à la surface de l’Océan des débris sinistres : mâts rompus, vergues cassées, varangues tordues, carcasses de bricks ou de goélettes, apportés, on ne sait d’où, par les grandes houles de l’Ouest. La marée montante achève de les briser contre les roches, ou les dépose doucement sur le sable des grèves, comme pour les ensevelir en un linceul doré.

La Chanson de la Bretagne a murmuré en sourdine ce que racontent ces témoins muets, ce que disent les épaves…

Dans l’âpre souffle des hivers,
Pareilles à des noyés hâves,
Voici venir du fond des mers
Les tristes, les vieilles épaves…
Et c’étaient jadis des vaisseaux,
Des vaisseaux bruns aux blanches voiles,
Que berçait l’infini des eaux
Avec la chanson des étoiles ;
C’étaient des bricks aux mâts hautains,
Aux flancs rebondis comme l’Arche,
Et qui semblaient, dans les lointains,
Un peuple de clochers en marche !
L’Océan vaste, avec lenteur,
Les promenait sur son épaule
Des soleils lourds de l’Équateur
Aux frissonnantes nuits du pôle.
Et le soir, les marins assis,
Balancés dans les vergues noires,
Se racontaient de longs récits,
Vieux refrains et vieilles histoires ;
Et les mousses, rudes enfants,
Dans leur sommeil plein de chimères,
Rêvaient des retours triomphants
Vers le pays où sont les mères,
Il est là-bas, le pays vert,
Au bord des galets dans la brume.
Ils reviendront… Le seuil ouvert
A l’air d’attendre, et l’âtre fume.
Ils reviendront… Ils ont écrit,
Ceux du moins qui savent écrire.
Ils reviendront… La mer sourit
De son mystérieux sourire…

M. Anatole Le Braz est, avant tout, un chercheur d’épaves. Dans le grand naufrage de nos provinces, dans ce désastre qui, peu à peu, submerge de banalité, enlinceule de grisaille tout ce qui était l’originalité, la force et la grâce de l’ancienne France, il a entrepris le sauvetage de sa Bretagne natale. Du moins, il sauve ce qu’il peut sauver. Car les avaries sont déjà presque irréparables. Les parties vives de ce vieux morceau de France (taillé en proue de navire, le cap sur l’Occident) sont atteintes. On aura de la peine à redresser le bâtiment, couché de guingois et rasé comme un ponton. Pour dégager la quille engravée, pour aveugler les voies d’eau, il faut se mettre résolument à l’ouvrage, s’isoler du reste des hommes, faire métier de calfat, s’enfermer dans une cloche à plongeur.

Le Braz a voulu plonger aussi loin que possible dans l’inconnu, dans le passé, vers les origines mystérieuses de sa race. Un bon compagnon, mort trop tôt, mort à la peine, lui avait donné l’exemple, l’avait précédé dans cette descente aux profondeurs vertigineuses où les reliques se colorent de nuances pâles et changeantes. Si la Bretagne, modernisée par l’alcoolisme et par la politiquaille, garde encore quelque souci de reconnaissance, elle consacrera un monument à la mémoire de Luzel. Non pas sur un champ de foire ni dans un jardin public : Luzel fuyait les marchés et les tapages. Mais dans un musée, ou parmi les livres d’une bibliothèque. Ou bien dans une lande fleurie, proche de la mer et des forêts, assez loin cependant du fracas des vagues et du bruissement des chênes, pour que le vent, qui caresse l’or des ajoncs et la pourpre des bruyères, puisse apporter jusque-là l’écho des chansons anciennes dont Luzel fut amoureux.

Pendant plus de trente ans, Luzel, pèlerin passionné, parcourut les bourgades, les villages et les hameaux de la Bretagne. C’était une manière de chevalier errant. Il voulait, comme Huon de Bordeaux et comme Éviradnus, délivrer des princesses captives. Il a ressuscité, à force d’entêtement et de douceur, malgré l’oppression d’un siècle positif, la poésie surannée, les légendes mortes du pays breton. Luzel est un de nos derniers bardes. Toujours Breton, telle était sa devise. Cette devise servit de titre à un recueil de vers armoricains, qu’il publia en 1865, et dont Sainte-Beuve, à qui rien n’échappait, entretint ses lecteurs du lundi : « Nous autres Bretons, disait-il vaillamment dans sa préface, nous autres Bretons, nous avons l’avantage de posséder une langue à nous : je dis langue et je repousse vigoureusement le nom flétrissant de patois 76. » Il savait que les bonnes fées, conteuses de merveilles, ne courent plus les chemins et que leurs derniers fidèles doivent les chercher aux coins ignorés où elles se cachent : devant l’âtre rustique où flambent des bûches de sapin, tandis que les vieux et les vieilles, ravigotés par la flamme, sentent s’épanouir dans leur cœur la floraison des souvenirs ; — dans les petites maisons blanches et basses, où les pêcheurs remaillent des filets ou ralinguent des voiles ; — à bord des péniches ou des cotres qui, le long de l’Odet ou à travers le Morbihan, portent des « batelées » de pèlerins aux pardons de Penmarc’h et de Sainte-Anne d’Auray. Il a confessé les jolies filles de Pont-Aven, qui ont des yeux d’azur, des cheveux de soie pâle et des bonnets éployés en ailes de moulin.

Et Luzel, avant de mourir, transcrivit pour les savants ce qu’il avait recueilli sur des lèvres ingénues. Ses livres massifs, solides, pleins de documents, riches de commentaires, sont profonds comme des tombes. Ils ressemblent à ces ossuaires bretons, où les images de la mort paraissent moins lugubres, étant fleuries de rameaux verts, voisines des logis habités, et, pour ainsi dire, mêlées, par une habitude séculaire, à la vie de chaque jour.

Disciple de Luzel, le poète Le Braz a osé faire l’école buissonnière autour des souterrains, des gouffres et des lacs illusoires où son maître entrevoyait les clochers de la ville d’Is. Son amour pour la Bretagne d’autrefois ne l’a pas empêché d’observer et de peindre la Bretagne d’aujourd’hui, « le pays tant aimé, mer tout autour, bois au milieu ». Ou plutôt il les confondit toutes les deux dans la même dévotion. Il avait l’instinct de l’expression colorée, le don du style. Quand on possède ce don, quand on est mû par cet instinct, on écrit malgré soi, sans songer aux éditeurs ni même aux lecteurs. On écrirait n’importe où, n’importe comment. On écrirait la tête en bas avec une pointe de clou. C’est ainsi que ce brave professeur, au sortir du lycée et pendant les vacances, commença de mettre sur le papier ce qu’il voyait sous la lumière du ciel. Il devint, sans propos délibéré, le narrateur des choses et des gens de là-bas. Amoureux de la mer, et retenu au continent par ses fonctions paisibles, il laissa l’heureux Loti appareiller pour les terres lointaines. Il eut peut-être l’ambition d’être quelque chose comme le Dickens ou le George Eliot de la Bretagne. Il a décrit, en tout cas, les intérieurs bretons avec la minutie d’un peintre hollandais. Il a écouté, dans la monotone existence familière, le battement des cœurs tendus, rythmés, pour ainsi dire, par le balancier des vieilles horloges. Il a aimé cette sorte de beauté qui ne réside pas dans l’harmonieuse proportion des corps, mais dans les secrètes sympathies des âmes.

Le terrible vent des équinoxes d’automne poursuit les feuilles jaunies qui se collent aux sillons, se noient dans les fossés, se perchent aux arbres. D’autres fois, en lisant Le Braz, on croit se promener parmi le velours fauve des bruyères et sentir passer, en frais effluves, la brise salubre du matin. Et il dit simplement ce qu’il voyait, entendait, devinait autour de lui : la vie des petits ports, le va-et-vient des allants et des arrivants, le remue-ménage autour des jetées et des brise-lames, ce qu’apporte le flot, ce qu’emporte le jusant, ce que disent les pilotes, ce que pensent les douaniers, ce que rêvent les « maîtres au cabotage », ce que ruminent les retraités, ce que souffrent les marins. Il fut le poète des petites âmes qu’épanouit et que dilate l’amour. Tout le drame de la côte bretonne se reflète aux tableaux de ce peintre et s’y agite en flux et reflux de vagues, en inquiètes clartés de phares, en gestes éplorés de sémaphores.

Si l’on veut mesurer la quantité de vérité humaine que l’on peut enclore dans des traits de mœurs locales, on lira, dans le volume qui s’appelle Pâques d’Islande, le récit intitulé : Funérailles d’été.

On songe, en le lisant, à l’Enoch Arden de Tennyson.

Le Braz est d’autant plus apte à comprendre le présent qu’il connaît le passé. Pour décrire une province, il faut être triplement provincial. Celui-ci l’est à souhait. J’entends qu’il connaît les tenants et les aboutissants du pays où le sort l’a fait naître. La Bretagne, tant de fois racontée, déjà livrée « aux notes » des touristes, a pris, sous sa plume, un air imprévu et neuf. C’est qu’il en a observé les « dessous » et les racines.

La prose de Le Braz est meilleure que ses vers. Elle se colore et se nuance de teintes mouvantes et douces, parce qu’elle se repose sur des réalités solides, comme ce divin golfe du Morbihan, si riche de tons, si fertile en métamorphoses, parce que ses eaux, illuminées de soleil ou frissonnantes de brume, empruntent leur aspect changeant à des fonds d’argile, à des « platures » de pierre ou à des lits d’algue verte…

Je souhaite que ce provincial demeure dans sa province, qu’il y amasse un trésor de vérité et de poésie, qu’il nous donne un jour le testament d’une race.

Quel dommage, si ses succès parisiens le décidaient à prendre le train et à venir (comme tant d’autres !) se gâter à Paris ! Restez à Quimper, bon Le Braz ! Ne quittez pas votre paroisse ! Restez-y comme René Bazin reste à Angers, comme Angellier reste à Lille, comme Pouvillon reste à Montauban, comme Eugène Le Roy reste à Hautefort (Dordogne). Ici, vous n’avez que faire. Vous perdriez, dans notre foire littéraire, vos belles couleurs de loup de mer, vos illusions de poète, votre maîtrise d’écrivain ! Surtout, ne songez pas à devenir député ! Croyez-moi, vous représentez la Bretagne mieux que l’abbé Gayraud, lequel d’ailleurs n’est pas Breton !

Quelqu’un (ce n’est pas moi) a dit que Le Braz était « un grand artiste sans le savoir ». Je n’y contredis pas. Et je me demande s’il y a une autre façon d’être un grand artiste.

V. M. Masson-Forestier77

Il y a quelques années, le Journal des Débats publia, par l’effet d’une indulgence fort rare à Paris, un manuscrit qui lui était arrivé directement de province. C’était une « nouvelle » dont la longueur ne dépassait pas deux colonnes. Une fantaisie du metteur en pages plaça cette « copie » non point « au rez-de-chaussée », où figurent habituellement les « fictions » romanesques, mais à la « trois », entre le compte rendu de la Chambre et le bulletin des tribunaux. Or, ce récit avait un tel air de vraisemblance, les détails en étaient si précis, les personnages de ce petit drame avaient une telle apparence de réalité, et le style en était si uni, si exempt de procédés, si conforme au train habituel de la vie, que beaucoup de lecteurs prirent cette nouvelle pour un « fait divers sensationnel ». Je crois même que quelques journaux furent tentés de reproduire la chose avec cette mention alléchante : Par fil spécial.

Le romancier départemental qui se permettait ainsi de jeter de la poudre aux yeux de Paris s’appelait Me Masson-Forestier, docteur en droit, agréé au tribunal de commerce de Rouen.

Son histoire mérite d’être contée. Les provinciaux vivent très souvent d’une façon originale. De même que j’ai tenté d’esquisser la vie « quercinoise » de l’idéaliste Pouvillon, je résumerai la carrière « normande » du réaliste Masson-Forestier. Mais, pour célébrer le peintre de la Garonne, les indications poétiques suffisaient. Pour louer le biographe des huissiers, notaires, avoués, juges et plaideurs normands, il faut des chiffres, des dates, une exactitude de procès-verbal.

L’auteur de la Jambe coupée et de Remords d’avocat est né à Elbeuf en 1852. On est processif, à Elbeuf. Les hommes de loi y sont nombreux. L’enfance de Masson-Forestier fut éblouie par l’éclat des panonceaux, qui brillent dans presque toutes les rues de cette jolie ville. Bien que son père fût arrière-neveu de Racine, et que cette illustre parenté ennoblit sa maison d’un parfum de poésie, on destina le jeune Masson-Forestier au notariat. Vous savez qu’en province une famille qui se respecte doit compter, pour le moins, un notaire parmi ses membres. Le notariat est devenu, petit à petit, la féodalité de notre démocratie. Entrer dans cette chevalerie procédurière, voilà l’idéal de tous nos paysans parvenus et de tous nos bons bourgeois citadins. Émile Pouvillon (vous vous en souvenez) a noté ce point avec sa douce ironie : « Oh ! respirer l’odeur du papier timbré ! Être notaire ! Quel bonheur ! »

Masson-Forestier travailla donc pour être notaire. Il entra comme clerc dans une étude. Il admira la solennité des manches de lustrine. Il entendit les plumes d’oie gratter, gratter sans relâche, avec un bruit de termites, le papier timbré du gouvernement. Il vit les portes rembourrées se refermer d’elles-mêmes sur des dialogues mystérieux, comme pour étouffer d’étranges secrets. Il grossoya des actes de vente. Il prit part à des purges d’hypothèques. Mais son horizon ne s’arrêtait point aux murailles de son cabinet, ni même aux limites de la commune d’Elbeuf. La manie littéraire qui agite tous les compatriotes de Flaubert, et surtout cette inquiétude nomade qui réapparaît parfois dans l’âme de la vieille Normandie, donnaient des soucis à son patron. Un jour, il partit pour l’Angleterre, sur les traces de Guillaume le Conquérant. Il poussa jusqu’à l’Irlande et parcourut à pied, sac au dos, en compagnie d’un jeune étudiant de Dublin, le comté de Connaught, qui est une des plus sauvages régions de l’île. Dans cette solitude, il trouva un tertre où étaient ensevelis des soldats de la Révolution française, tombés là-bas les armes à la main, et que l’histoire avait oubliés. Il a ressuscité, depuis, ces héros inconnus, dans un récit qui s’intitule : Lambeau d’épopée.

Lorsqu’on est sujet à de pareilles escapades, on ne peut pas décemment s’établir notaire. Masson-Forestier fit comprendre à sa famille que la carrière du notariat, surtout en Normandie, était fort encombrée. Il consentit toutefois à acheter une charge d’agréé au tribunal de commerce de Rouen. Mon Dieu ! c’est encore de la paperasse et de la chicane. Mais c’est plus intéressant, plus vivant qu’une étude à Elbeuf. On a souvent l’occasion de plaider dans des procès maritimes qui étendent l’imagination vers les pays lointains. On assiste à des drames dont les comparses peuvent être vulgaires, mais dont le décor est beau. On voit s’agiter, sous forme de procès, des passions parfois tragiques.

Pendant de longues années, Masson-Forestier dressa des inventaires, plaida pour de pauvres matelots contre de richissimes armateurs, se chamailla fort avec des courtiers de navire, vit souffrir (oh ! combien !) cet éternel torturé, qui s’appelle le Code, étudia tout ce monde d’affaires, de discussions, de marchandages qui grouille autour de la vie héroïque des marins. Ce que Masson-Forestier a coudoyé de roublards dans le temps de sa pratique professionnelle est impossible à dénombrer. Il a connu des financiers qui voulaient bien escompter à 30 % le papier des commerçants gênés. Il a été obligé de recevoir, à son bureau, des armateurs coutumiers d’un méfait qui s’appelle en style juridique la baraterie. On cite, en Angleterre, de grandes maisons dont la fortune s’est édifiée sur cette honnête opération. Un chavirage, bien calculé, rapporte tant, à condition que les compagnies d’assurances ne surveillent pas de trop près l’embarquement du lest… « On ne charge que l’entrepont, de sorte que le centre de gravité du navire, au lieu de rester comme toujours au-dessous de la ligne de flottaison, se trouve porté au-dessus. En cet état, il suffit d’un coup de vent pour que le bateau chavire, et les assureurs sont obligés de payer… » Ah ! Me Masson-Forestier entretenait, par devoir, de belles relations, du temps qu’il était agréé au tribunal de commerce de Rouen ! Il a connu notamment, quand il allait plaider au Havre, M. Dasconnaquère, procureur de la République, ancien agent d’affaires dans le Midi, jadis fort clérical, devenu, tout d’un coup, radical et magistrat, grâce à l’influence d’un député. Il a échangé quelques lettres avec Vaurollad, huissier à Amiens, une fière canaille. Il a dû répondre aux saluts obséquieux de Me Anquetin, « un malin, un finaud qui a roulé tant de gens ! Songez donc qu’Anquetin a tenu dans sa main — cette grosse main carrée qui pince comme un étau — toute la noblesse de la province… Dans ce monde-là, par peur du scandale, on se laisserait écorcher sans crier ».

Et enfin, notre auteur a vu fonctionner en public, non sans grincement ni déclanchement, le majestueux appareil de la justice. Oh ! dans un beau cadre par exemple. « Au palais de justice de Rouen, dans la grande salle des assises, l’ancienne chambre des États de Normandie. Elle est fameuse entre toutes, cette salle ! Pas un mélodrame judiciaire qui ne la copie pour son décor de cinquième acte… Au plafond, c’est un fouillis scintillant de caissons et de rosaces dorées. Aux fenêtres, de belles verrières couvertes d’armoiries féodales, écussons des villes de Normandie ; aux murs, une riche tenture brocart et or. Derrière les sièges destinés aux magistrats, dans la pénombre, un triptyque en bas-relief du temps de Louis XII, représentant à droite la Justice, à gauche la Force, se tendant la main pour une action commune. Entre les deux, leur résultante… le Christ crucifié, — une leçon de philosophie sans doute ou de résignation à l’adresse des pauvres diables de condamnés, à qui cela enseigne — comme disait cet autre — “que le malheur peut arriver à tout le monde”. »

Me Masson-Forestier, tout en plaidant, observa minutieusement le personnel des tribunaux. D’abord les magistrats, qui sont presque toujours de fort honnêtes gens, mais qui risquent d’être déformés par le métier ou troublés par l’instabilité de notre politique. Ensuite, les avocats, dont la société ressent plus que jamais l’utilité, puisque le Parlement vient de les associer à l’œuvre si lente et si capricieuse de l’instruction judiciaire. Enfin, le public des audiences correctionnelles ou criminelles : « les petits rentiers qui viennent de temps en temps à ce spectacle gratuit », et les habitués : « un troupeau de vagabonds, de loqueteux, aux faces hâves, parqué entre des grilles de fer. Ceux-là ne manquent jamais d’accourir toutes les fois qu’ils savent qu’on va leur montrer quelque misérable plus misérable qu’eux, se débattant vainement, essayant de faire tête à toutes les forces sociales coalisées qui l’assaillent à la fois. Toujours ils se montrent les plus acharnés à la perte des accusés, ceux-là ! et, s’ils supposent qu’il va échapper, ils grognent, leurs yeux luisent. Ah ! non, le populaire n’aime pas les acquittements ».

Plus encore que les juges, les avocats et le public, Me Masson-Forestier regardait les parasites abominables qui sont, hélas ! la séquelle de la Justice, et qui vivent d’elle en la déshonorant. Il voyait, dans la coulisse, les jurisconsultes véreux qui savent, pour de l’argent, mettre la loi du côté de la fraude ; les huissiers escrocs qui connaissent l’art de « faire des frais » aux pauvres gens afin de les dépouiller jusqu’aux os ; bref, tous les gratte-papier dont l’existence, tolérée malgré tant de révolutions et de réformes, est une des hontes de notre temps.

Souvent, en accrochant sa robe au vestiaire, Me Masson-Forestier se disait à part soi : « Si je racontais tout ce que j’entends, tout ce que je vois derrière la toile ! » Rentré chez lui, il contemplait ses cartons verts, pleins de dossiers. Et il songeait : « Il y a là-dedans des histoires de brigands à faire frémir, et devant qui tous les feuilletons de Montépin sont des contes à dormir debout. Tout cela est vrai, hélas ! et tout cela dépasse l’imagination. Ces liasses, nouées de cordonnet rouge et enfermées dans des “chemises” jaunes, sont maculées de taches de sang. Le papier timbré, qui fait vivre tant de gens, en fait mourir aussi. »

Dès lors l’inclination à la littérature, qui avait résisté, chez Me Masson-Forestier, à tous les grimoires de la chicane, trouva un emploi déterminé. Il consigna par écrit ses impressions professionnelles. Modestement, il en fit d’abord des sortes de « canevas », qu’il envoya, de Rouen, à des romanciers parisiens, espérant qu’entre les mains d’artistes en renom, ces histoires vraies deviendraient des « nouvelles » sobres et saisissantes, à la façon de Mérimée, pour lequel il a toujours professé une vive admiration. Personne n’ayant essayé de raconter les drames obscurs et poignants dont il indiquait les péripéties, il se mit bravement à l’œuvre. C’est ainsi qu’il devint auteur à quarante ans sonnés. Il avait dépassé l’âge où l’on a coutume de débuter dans les lettres. Il n’eut pas à regretter le stage que sa destinée lui avait imposé. Riche d’expérience et de souvenirs, pourvu d’idées mûries dans l’action, il devait justifier par avance ce conseil que M. Jules Lemaître donnait un jour à ceux qu’effraye la surproduction des « gendelettres » : « N’ayons nul scrupule de décourager les jeunes souffrant du mal d’écrire. Chez ceux qui ont du talent, ou ce talent percera quand même, ou il se manifestera plus tard, sous des formes imprévues, dans la profession qui les aura recueillis… Et ainsi ni leur sensibilité ni leur imagination ne seront perdues. »

Le premier livre de M. Masson-Forestier fut tout de suite remarqué par les personnes qui ont le courage, malheureusement peu commun, de vaincre cette défiance que nous inspire toujours la signature d’un inconnu. Il y avait, dans ce recueil, une nouvelle fort émouvante, intitulée : le Douanier Porret. Ce récit et ceux qui l’accompagnaient plurent aux connaisseurs par une bonne odeur de vérité. M. Émile Faguet les jugea ainsi : « Ce ne serait pas assez de dire de ces nouvelles qu’elles sont vraies. Elles sont vraiment vraies. Certainement elles sont arrivées. »

Son second recueil ne fut pas moins heureux. Dans la Jambe coupée, il y a quelques pages qui sont au nombre des plus sobres qui aient été écrites dans notre langue. M. Francisque Sarcey avait déjà qualifié de mériméen le court récit qui s’appelle Mariage pressé. À mon sens, le Banqueroutier (paradoxe tragique où l’on voit la singulière délicatesse morale qui peut survivre à toutes les humiliations dans la conscience d’un failli) et surtout Baraterie (aventure féroce d’un armateur indélicat) méritent aussi cette épithète flatteuse. À boulet rouge est un « exploit » d’huissier qui est rapporté avec une surprenante simplicité de moyens. C’est un dossier étalé devant nous, une serviette d’avocat vidée sans phrases. L’émotion produite est intense. Cette histoire, d’ailleurs, est arrivée. Plusieurs personnes connaissent les acteurs de ce drame. On sait le nom de l’honnête homme qui fut assassiné par l’effrayant huissier Vaurollad…

Sans réclame, sans intrigues, par la force invincible de la vérité, M. Masson-Forestier s’imposait d’emblée à l’attention de l’élite, et les gens de goût avaient l’œil sur lui. On lui donna des conseils, ce qui, pour un homme de sa valeur, vaut mieux que des compliments.

« Votre début est de bon augure, disait M. Francisque Sarcey, mais, commencer à quarante ans, c’est tard. Aussi, croyez-moi, quittez votre profession et venez à Paris. Sinon vous aurez peu de chances de percer : les affaires vous pèseront sur l’esprit, le style judiciaire vous alourdira la main ; enfin le boulevard, hospitalier aux étrangers, l’est beaucoup moins aux provinciaux qui s’obstinent à leur province. À Paris, vous serez dans la vraie atmosphère qui convient aux lettres. L’air y est plus oxygéné, plus stimulant ; les gens y ont plus de goût, un sentiment plus sûr des nuances. »

« Restez en province et restez aux affaires, affirmait au contraire M. E. Melchior de Vogüé. Si les grandes maisons littéraires se sont largement ouvertes devant vous, c’est qu’elles trouvaient originale la note que vous apportiez. Mais cette originalité, soyez-en persuadé, vous la devez en grande partie à ce que votre vie est toute différente de celle de nos auteurs parisiens. C’est un précieux avantage, que d’avoir sous les yeux le spectacle des luttes qui naissent des affaires. À Paris, l’observation vous serait moins aisée, vous ne nous donneriez plus ce que j’appellerai des suggestions de réalité, et vous risqueriez de voir s’affaiblir votre personnalité. Ici, il est si malaisé de s’appartenir. »

M. Ludovic Halévy, ce grand bienfaiteur des lettres, par qui furent affermies tant de vocations incertaines, exprimait au nouveau venu quelques regrets :

« Oh ! que je voudrais vous voir modifier votre genre, l’adoucir ! Il est trop âpre, trop amer, trop ironique parfois. Je sais bien que cela vous sera difficile ; vous êtes, vous aussi, de cette génération qui sortit du lycée en 1870 et dont Bourget m’a dit les déchirements d’âme, déchirements irréparables… Oui, c’est votre excuse. Mais, voyez-vous, l’homme ne se complaît pas longtemps à peindre ses chagrins et ses misères. Il y aura une réaction. Elle commence. Prenez garde !… Mettez-moi des femmes dans vos histoires. Oh ! ne vous croyez pas obligé de retomber dans l’adultère. Non, l’adultère a été trop exploité, il est bien usé. Contentez-vous de regarder autour de vous. Il y a des jeunes filles en Normandie, n’est-ce pas ? On s’y marie. Dites-nous cela. Quoi de plus captivant que la grâce ingénue, alerte, de la jeune fille ? Quoi donc ? En province il est difficile de connaître des jeunes filles, on les voit et c’est tout. Vous forcez la note, la province n’est pas si guindée que cela. »

Et voici enfin ce que disait M. Brunetière :

« Vous me dites que vous n’arrivez pas facilement à mettre des femmes au premier plan de vos récits. Eh ! mon Dieu, qu’à cela ne tienne ! Continuez à vous en passer. Vous feriez de la psychologie amoureuse que je ne vois pas trop ce que vous y découvririez de bien neuf, mais justement vous choisissez vos sujets en dehors de l’amour. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, l’amour, j’entends l’amour-passion, occupe dans notre littérature une place exagérée, hors de proportion avec le rôle qu’il joue réellement dans la vie. »

Quel parti choisira M. Masson-Forestier parmi ces conseils, assez contradictoires, mais tous également bienveillants ? Quittera-t-il la basoche ? Viendra-t-il se fixer à Paris pour y jouir d’une réputation désormais établie ? Je le crains. Se réconciliera-t-il avec l’amour, ou restera-t-il, selon l’expression de M. Brunetière, « un Maupassant sans femmes » ? Je ne sais. En tout cas, il a le don du conte bref et nerveux. Il grave à la pointe sèche, d’un style qui veut ignorer toutes les fioritures de l’« écriture artiste », mais qui cerne beaucoup de faits et de pensées dans un contour précis. Il s’efforce de condenser le plus d’émotion possible en ses phrases courtes et nues. Il dessine, d’un trait, des raccourcis vigoureux. On n’oublie plus, quand on les a vus de face ou de profil, son avocat Rogeard, ni son notaire Anquetin, ni M. Granvalon, agréé au tribunal de commerce d’Elbeuf, ni l’armateur Le Hertel, ni M. Mazelin, syndic des assureurs. On sent que toutes ces figures ont été saisies sur le vif, qu’elles sont ressemblantes et à peine déguisées d’un demi-masque. L’auteur de la Jambe coupée a quelque chose du réalisme sobre, du ton brusque et décisif que recherchait l’auteur de Colomba. Et il ressemble parfois à Maupassant par une sorte d’humour âcre.

Il diffère d’ailleurs de ces deux maîtres. Mérimée, admirable écrivain, homme méfiant et compliqué, pince-sans-rire, toujours en scène devant les autres et devant lui-même, affectait de se détacher des atrocités ou des scandales qu’il narrait posément. Quant à Maupassant, il racontait comme un poète et aussi (passez-moi l’expression, ce n’est pas une injure) comme une bête. Je veux dire que son génie semblait absolument étranger à toute considération de morale ou d’immoralité, de droit ou d’injustice. C’était une force de la nature. Il s’épanchait en histoires naïvement grasses, comme un fleuve qui charrie des eaux puissantes. Son verbe était instinctif, quasiment inconscient. Et tout lui était bon. Tout contribuait à nourrir de haute graisse sa fécondité narrative. Son novellino s’abaisse fréquemment jusqu’aux décamérons de table d’hôte. Quelques-uns de ses chefs-d’œuvre sont, au fond, des fabliaux de commis-voyageurs.

M. Masson-Forestier, lui, continue de plaider, même lorsqu’il raconte. Cette disposition n’est pas seulement l’effet de ce « tic professionnel » dont parle M. Raymond Poincaré dans la préface de Remords d’avocat. C’est la conséquence d’une doctrine très lucide touchant le bien et le mal. M. Masson-Forestier, lorsqu’il se présente, non plus devant le tribunal de commerce de Rouen, mais à la barre de l’opinion publique, représente des intérêts et soutient une cause. Il est le défenseur des petites gens contre ceux qui les vexent, qui les oppriment, qui les plument. Ses récits impliquent des conclusions sur le système de nos lois et de nos procédures. Tel de ses contes est une vive plaidoirie contre les huissiers. Son dernier livre, Remords d’avocat, est l’analyse d’un cas de conscience, l’examen très serré des questions si délicates que soulève l’exercice des « droits de la défense ». Son œuvre, succincte, robuste, est un répertoire de faits et d’idées où pourront puiser ceux de nos législateurs qui s’occupent de réviser le Code d’instruction criminelle, de réduire les frais de justice, de réformer le recrutement de la magistrature, de sauver du ridicule ou de l’odieux l’institution du jury, et enfin de dissiper, par un esprit de charité sociale, ce mystère d’iniquité que la conscience des humbles entrevoit trop souvent dans les griffonnages des gens de loi.

J’en ai dit assez pour montrer quel est l’intérêt d’une pareille œuvre qui, Dieu merci ! n’est pas près d’être achevée.

Préoccupé, avant tout, d’associer la littérature avec la vie et de les comparer sans cesse l’une à l’autre, je suis allé, en songeant aux livres de M. Masson-Forestier, à l’audience du tribunal civil, dans ma petite ville de Melle (Deux-Sèvres). On y débattait justement un beau procès, un magnifique procès, qui dure depuis dix-huit ans et qui, dit-on, a passionné, avant de venir ici, tout le département du Calvados. C’est une affaire de captation d’héritage, une effroyable dispute où il n’est question que de testaments supprimés, de signatures extorquées, de témoins subornés. Nous écoutions de toutes nos oreilles. Songez donc ! Une des colonnes du barreau de Caen, une des lumières du barreau de Falaise s’étaient dérangées pour secourir l’héritier actuel, le beatus possidens. La partie adverse était assistée par un avocat très distingué du barreau de Poitiers. C’était, pour ainsi dire, la lutte du Poitou contre la Normandie. Pendant six heures d’horloge nous fûmes abasourdis d’éloquence, saturés de science juridique, bardés de textes et de commentaires. En sortant de ce tournoi, nous comprenions, à peu près, ce que disait la jurisprudence, mais nous n’étions pas sûrs que le droit, l’équité, la loi naturelle antérieure aux lois écrites, fût exactement du même avis. Il faut croire que la chose n’était pas bien claire, puisque le jugement a été remis à quinzaine… Je connais les magistrats du siège. Je les sais fort attachés à leurs devoirs professionnels, soucieux de loyauté, ouverts aux idées élevées. Je leur prêterai les livres de M. Masson-Forestier.

VI. M. René Bazin

Dieu m’a appelé pour servir les autres, pour me réjouir avec ceux qui se réjouissent, pour pleurer avec ceux qui pleurent.

                          George Eliot.

Les Angevins sont à la fois casaniers et un peu vagabonds. Ils répètent volontiers, avec Du Bellay,

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage,
Ou comme cettuy-là qui conquit la Toison…

Et alors, comme leur compatriote Bernier, médecin d’Aurang-Zeb, ils voudraient partir pour les États du Grand-Mogol ; ou bien ils voudraient, comme Théodore Pavie, explorer le sol et les religions de l’Inde. Puis, ils sont pris par le regret de la douceur angevine. Ils veulent revenir aux rives de Loire, dans les prairies larges où le fleuve étale ses eaux plates qui s’en vont indéfiniment entre les verdures pâles.

Tout leur appétit d’exotisme ne saurait leur faire oublier les bouquets d’osiers et de saules où courent, le long du fleuve, les sentiers étroits ; ils songent aux petits villages, pleins de petites gens, de mœurs surannées et de menues légendes qui ont gardé, du voisinage des châteaux royaux et de tant d’aventures nationales accumulées autour de leurs masures, je ne sais quel air de documents historiques, et qui sont peut-être les endroits où apparaît le plus clairement, dans l’aspect des choses comme dans le langage des hommes, le visage de la « doulce France ».

Alors, ils reviennent au gîte, et les anciens familiers du « Tibre latin », les coureurs de jungles et chasseurs de bêtes féroces, redeviennent des citoyens sédentaires, marguilliers de leurs paroisses, tueurs de perdreaux, membres de la Société archéologique du Maine. Et, s’il leur arrive de conter leurs voyages, ils ne croient pas devoir imiter les éclats de voix, les yeux arrondis, les gestes forcenés et le ton vociférant de Tartarin de Tarascon.

La biographie de M. Bazin tient, tout entière, en plusieurs voyages, interrompus par des haltes à Angers, ville très vieille où l’herbe pousse entre les pavés.

Il y a, dans la réputation de M. René Bazin, comme dans son talent, comme dans son pays, j’oserai dire comme dans sa personne, quelque chose de délicat, de véridique, de solide et d’honnête qui, par ce temps de cabotinage furieux, mérite d’être signalé tout de suite à la sympathie des gens de goût.

Cette renommée s’est établie sans brigue, sans mystification, sans tapage de réclames ni fracas de scandales. Elle a une bonne odeur de probité. Elle est née simplement et naturellement, comme tout ce qui est viable. Elle se soutient hors des coteries, des officines et des boutiques, parce qu’elle s’appuie sur la force éternelle de la vérité.

Le premier livre de M. René Bazin78, venu d’Angers sans malice, et fourvoyé en pleine foire parisienne comme un oiseau parmi le tumulte d’un bazar, risquait fort de tomber dans le silence et l’oubli, lorsqu’il eut la chance d’être aperçu par un écrivain célèbre qui, au lieu d’être chagriné, selon l’usage, par l’arrivée des jeunes, se donne au contraire le noble plaisir d’encourager les talents nouveaux. C’est ce grand bienfaiteur des lettres qui est allé chercher Loti sur son banc de quart. Et c’est lui qui dénicha M. René Bazin à Angers. La liste serait longue, si je voulais énumérer tous ceux qui furent éveillés à la vie de l’esprit, renseignés sur leur propre vocation par ce conseiller clairvoyant, subtil, et dont la bonté, si efficace, ne s’alourdit jamais d’ostentation ni d’emphase.

M. René Bazin trouva ainsi un éditeur, des journaux, les moyens de faire entendre ce qu’il avait à dire. Sa voix, volontiers modeste, voilée, discrète, a percé tout de même le chaos de vociférations, de grosses caisses, de boniments et de charlataneries dont le malheureux public est abasourdi, affolé, écœuré. Il voyagea, sans tambours ni trompettes. La relation de ses voyages, écrite sur un ton tranquille, en un style plutôt teinté que coloré, avec des mots dont la nuance s’atténue de « douceur angevine », démontre qu’un observateur attentif pouvait encore découvrir du nouveau en Italie après Taine, en Espagne après Théophile Gautier. Revenu dans sa province, l’auteur d’Une tache d’encre et des Italiens d’aujourd’hui s’est diverti à peindre, en des pages qui ont une fraîcheur d’aquarelles, la grâce un peu molle, et si charmante, du paysage natal : les brumes d’aurore qui étendent, le matin, un voile argenté sur les eaux dormantes de la Loire ; le contour tremblé des coteaux ; l’accueil fleuri des pelouses ondulées ; la haie vive, et le saule incliné, et le peuplier qui frissonne… Dans ce décor, dont l’harmonie s’accorde avec son âme souriante et apitoyée, il a regardé vivre, souffrir, mourir des gens, de pauvres gens. Il a reçu leurs confidences. Il a rapporté leurs peines. Et ainsi, par l’effet d’une charité qui s’attendrit sur le sort des affligés, mais qui connaît aussi leurs joies brèves, M. René Bazin est devenu conteur.

Maintenant, cet écrivain de talent sincère, de cœur chaud, de noble esprit, est communément compté, même par les concurrents que son succès désarme, au nombre de nos premiers romanciers.

M. René Bazin, malgré son air simple et modeste, se hausse tout bonnement au niveau des grands conquérants. Il est, je crois, professeur de droit criminel à l’Université catholique d’Angers. Mais le droit criminel ne l’empêche pas d’écrire des romans et de marcher à la conquête de l’Europe. Tant pis pour les étudiants catholiques d’Angers. Je serais désolé que l’auteur de la Sarcelle bleue se fût enseveli dans le droit criminel. Le droit criminel ne convient guère à M. Bazin, dont le caractère est agréable et dont l’âme est exempte de noirceur. Je comprends qu’après avoir pensé, par devoir, aux voleurs, aux assassins, aux prisons, aux supplices, ce professeur libre quitte les geôles et coure les grands chemins.

On retrouve sa trace partout. Je causais un jour, sur le cap Fréhel, avec le gardien du phare. Ce brave homme, sachant que je m’occupais d’écritures, me dit pour me faire plaisir :

« Un monsieur, qui est écrivain, est venu l’année dernière. Il s’appelait M. René Bazin. L’ingénieur de Saint-Brieuc l’avait autorisé à coucher dans le phare. »

Et alors, j’appris, sur M. Bazin, des choses étonnantes. Non content d’avoir grimpé au cap en traînant une bicyclette, il avait voulu passer la nuit dans la lanterne du phare. Le gardien, souriant, l’avait laissé monter. Mais vous savez comment c’est fait, la lanterne d’un phare à éclipse ? Ces machines qui tournent, cette plaque de tôle argentée qui renvoie des reflets aveuglants, ce vent qui siffle, ces oiseaux de mer qui viennent battre la vitre, avec cela, une odeur d’huile et de pétrole… c’est éblouissant, vertigineux, fantastique. On a besoin d’une énergie extraordinaire pour n’être pas fasciné, hypnotisé.

Le gouvernement donne douze ou quinze cents francs par an, et même moins, à d’anciens soldats qui font ce métier toutes les nuits. Je ne sais pas au juste comment M. René Bazin s’en tira.

Ayant visité l’Italie en détail, l’auteur d’Une tache d’encre se tourna vers l’Espagne.

« L’Espagne ! diront les personnes qui ont beaucoup lu, c’est un beau pays, certes, mais si souvent décrit ! M. Bazin n’a-t-il pas craint d’être comparé à Théophile Gautier ? » Et les grincheux ajouteront sans doute, en refusant d’ouvrir le livre : « Inutile de lire ceci. L’Espagne est faite. »

Eh bien ! non. L’Espagne n’est pas « faite » après Théophile Gautier, pas plus que l’Italie n’est « faite » après Taine. Ces grands écrivains ont peint, avec une incomparable maîtrise, des tableaux dont il est impossible d’oublier la magnificence et le relief. Mais leur vision, si personnelle, risque parfois d’agrandir les objets. Et puis, le monde moderne a si rapidement changé, depuis le temps, déjà lointain, où ils brossaient en plein air leurs toiles somptueuses ! L’Italie des archiducs et des grands-ducs, des tromblons et des escopettes n’existe plus. Les lagunes de Venise reflètent des lampes électriques. À Florence, la corne d’un tramway appelle les voyageurs pour Fiesole.

Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en afflige, c’est ainsi. Après tout, l’art et la beauté n’y perdront rien. Les toiles du Véronèse, au couvent de la Madonna-del-Monte, près de Vicence, ne sont plus exposées aux pittoresques fantaisies des soudards croates…

M. René Bazin a une façon de voyager qui est, je crois, la meilleure de toutes. Il ne demande aux Guides que les renseignements indispensables. Il ne s’embarrasse pas d’économie politique, ni d’ethnographie comparée, ni de philosophie sociale. Il néglige d’emporter dans sa valise ces lunettes bleues, jaunes, vertes ou rouges dont s’encombrent les voyageurs trop consciencieux. Il ne fait pas de plan. Il ne combine pas de savants itinéraires. Il part pour la frontière comme il partirait pour la chasse. Et il ouvre l’œil.

M’y voici, dit-il, en terre d’Espagne. Ne vous étonnez pas, mon ami, si je ne débute par aucune considération générale. Je ne connais rien du pays, — si ce n’est la petite Fontarabie, qui dort dans son armure ancienne, — ni rien des gens. Je n’ai, de plus, fait aucun plan, aucun projet, sauf de bien voir. Et je vous dirai, au jour le jour, ce que j’aurai visité le matin, entendu l’après-midi, rêvé le soir en prenant mes notes.

S’il s’en dégage quelque jugement, ce sont les choses mêmes qui parleront ; car, parmi mes bagages, je n’emporte aucun préjugé, aucun souvenir bon ou fâcheux, pas même une part d’action de vingt pesetas, qui m’engage, pour ou contre, dans les affaires d’Espagne.

J’entre par Irun.

Infatigable, toujours en éveil, volontiers causeur, très liant, il nous promène, tantôt en chemin de fer, tantôt sur le bât des mulets andalous, de Saint-Sébastien à Loyola, de Santander à Burgos, de Valladolid à Salamanque, de l’Escurial à Tolède. Mis en goût par les zigzags de la route, il sort de la terre d’Espagne, pousse une pointe vers le Portugal, une autre vers le Maroc. Je ne résumerai pas son livre. C’est un recueil fourmillant d’impressions et de faits, qu’on ne peut réduire en sommaires. On y trouve de tout. Les paysages y sont sobres, gracieux, un peu fluides peut-être. Telle, cette aquarelle andalouse :

Nous avons contourné la baie de Cadix, et nous remontons au nord ; Devant nous, des marais s’étendent, d’abord divisés par des talus tachetés de meules de sel, puis entièrement déserts et incultes, espaces où l’œil plonge indéfiniment dans la rousseur des herbes. Çà et là une lueur d’eau, une rayée longue et mince entre ces champs de roseaux fanés, dont l’automne a rompu les tiges. Toute la terre est blonde. Tout le ciel est d’un azur léger. Des bandes de canards s’élèvent en criant ; ils prennent leur route ; ils glissent ; ils ne sont plus qu’une pointe de flèche, en apparence immobile dans la lumière, et même alors on devine qu’ils n’atteindront pas de sitôt la limite de ces solitudes immenses, les retraites inconnues, vers les montagnes là-bas, qui sont hautes comme le doigt.

C’est joli. C’est fin. C’est léger, un peu fragile. Ne sent-on pas, en regardant cette esquisse, que M. René Bazin est né sur les bords de la Loire, qu’il a aimé le fleuve nonchalant dont les eaux se traînent, indéfiniment paresseuses, le long d’une rive basse, parmi des roseaux penchés et des peupliers frissonnants ? Joachim Du Bellay, s’il eût connu l’Espagne, eût pris, dans l’image de l’horizon natal, ces touches imprécises, ces nuances flottantes, ces lignes molles. Ni lui, ni M. René Bazin n’ont été assaillis, en naissant, par la rudesse des arêtes dures et par l’âpreté des terres chaudes.

J’extrais encore, de cet album, ce croquis, noté à Grenade :

Nous descendons, par la Porte de Fer, dans un chemin fortement encaissé, sauvage, que dominent bientôt à gauche les falaises caillouteuses qui portent l’Alhambra et à droite de hauts talus couronnés d’ormes. Le chemin s’enfonce en tournant dans le ravin. Le temps s’est embelli. Tout à coup, mon guide lève les bras et s’exclame : « Quel bonheur ! » Je ne comprends pas d’abord. Il me montre quatre hommes montant, deux par deux, et balançant sur leurs épaules une boîte rose. « Un mort, monsieur ! » Quelques gens du faubourg bohémien, hommes et femmes, suivent à la débandade. Le petit cercueil approche. L’enfant est à découvert, vêtu d’une robe blanche, son pauvre visage pâle couronné de roses, et, comme c’est un garçon, un voile de tulle rouge le couvre et flotte au vent. Une pitié m’étreint le cœur à la vue de ce cortège d’indifférents qui passe sans une larme. Elle dure encore, lorsque le guide s’écrie de nouveau : « Encore un, monsieur ! Non, c’est trop de chance ! » Je le fais taire. Et nous croisons un autre convoi, une autre boîte ouverte, blanche cette fois, où une petite fille est étendue, fleurie aussi et voilée de bleu. Ils montent. J’entends leurs rires derrière nous, et le bruit des cailloux déplacés qui roulent et nous poursuivent.

Lisez le reste, tout le reste. Vous y trouverez des émotions et des idées, de la poésie sans phrases et de l’érudition sans grimoire, des descriptions et des anecdotes, des vues de cathédrales et des pochades rapidement saisies au hasard des rencontres. Vous y entendrez des conversations sans nombre. Professeurs, muletiers, aubergistes, diplomates, chefs-de gare, moines, ingénieurs, paysans et citadins, civils et militaires, toréadors, M. Bazin fait causer tout le monde. C’est le plus aimable et le plus irrésistible des interviewers.

Je lisais récemment, sous la signature d’un critique ordinairement sévère, cette phrase significative : « M. René Bazin décrit comme Tourguéneffm et raconte comme Maupassant. »

Laissons en paix les morts. Les comparaisons pèchent toujours par un manque de proportion ou par un défaut d’exactitude. J’ai connu, à l’École normale, un vieux professeur dont nous nous moquions parce qu’il disait : « Bossuet est Bossuet, Pascal est Pascal. » Il avait raison, ce vieux professeur. Les hommes, les livres et les choses ne se ressemblent jamais. M. René Bazin est M. René Bazin. Ce n’est déjà pas si mal. Et je l’en félicite.

Si l’on voulait, à tout prix, chercher, dans l’histoire de l’esprit humain, les conteurs dont il procède, on songerait peut-être à George Eliot. Son nouveau roman, dont le titre (De toute son âme) est si naïf, si peu « roublard », si touchant, rappelle, par l’émotion du dessin et par la tendresse de la couleur, les peintures de Silas Marner et du Moulin sur la Floss. Dans le spectacle multicolore et fourmillant de la vie universelle, M. René Bazin néglige volontiers ce qui brille d’un éclat trop dur. L’insolent prestige des heureux et des cyniques effarouche sa charité sincèrement chrétienne. La comédie mondaine lui semble une farce négligeable. Il a de la sympathie pour les obscurs et pour les anonymes. Il cherche volontiers ses sujets dans la pénombre de la vie commune. Il prétend que les honnêtes gens sont souvent pittoresques et intéressants. Il va, d’instinct, vers le drame poignant dont s’agite, au cœur même de notre société inquiète, la destinée inaperçue de ceux qui souffrent aujourd’hui et qui sont peut-être les maîtres de notre lendemain, s’il est vrai que l’infiniment petit est le roi du monde moral comme il est le roi du monde physique. Il aime à s’asseoir près de l’humble foyer du peuple. Il est attiré par les yeux, voilés de larmes, qui, chaque jour, pleurent dans la nuit, et cherchent, à travers les ténèbres, un Dieu invisible, rédempteur et consolateur. Il est réaliste, car il cherche, avant tout, à encadrer sa fantaisie dans un cadre vrai. Et son idéalisme consiste à croire que l’idéal n’est autre chose que la réalité d’accord avec l’Évangile. Il aime les mécomptes cachés et les joies éphémères, les réveils consolants de ce gentil peuple des provinces françaises, que notre littérature sacrifia trop longtemps à la niaiserie des rastaquouères et des snobs. S’il ne décrit pas avec la puissance de George Eliot les grandes âmes encloses dans de petites vies, du moins sa prédilection le mène vers les jolies âmes qui s’épanouissent au fond des multitudes, et qui, poussées librement sur un terreau d’apparence ingrate, conservent, même transplantées par le sort ou égayées par le bonheur, une grâce franche et un sauvage parfum. Oui, vraiment, c’est de George Eliot qu’il procède ; et l’on peut dire que son programme littéraire tient tout entier dans ces mots que signa jadis l’auteur de Middlemarch : « Il faut qu’il y ait parmi nous des hommes qui se dévouent avec sympathie à la fidèle représentation des choses ordinaires de la vie, qui soient capables de trouver la beauté dans les choses ordinaires de la vie, et qui soient heureux de montrer avec quelle tendresse la lumière du ciel tombe sur elles. »

Le nouveau récit de M. René Bazin s’encadre dans un milieu qui est peint avec une précision de détails où se marque la sincérité consciencieuse d’une observation faite à loisir.

C’est un milieu ouvrier, représenté à nos yeux quasiment avec cette minutie dont Le Play, en ses monographies sociales, était coutumier.

Nous sommes à Nantes, chez de pauvres gens, qui triment dur et qui ont bien de la peine à joindre honorablement les deux bouts. Voici les ateliers et les usines de la Ville-en-Bois, tout pleins de visages rouillés par la fumée, par les débris du fer, du cuivre, du tan, par la poussière qui vole autour des poulies en marche. Plus loin, c’est la rue Voltaire, le boulevard Delorme, la rue Crébillon, où passent « ces ouvrières fines, souples, toujours pressées, qu’on rencontre le matin dès huit heures, deux par deux, trois par trois, filant sur le trottoir, vers l’atelier de la couturière ou de la modiste. Un rien les habille parce qu’elles sont jeunes — que deviennent les vieilles dans ce monde-là ? — et ce rien est délicieusement chiffonné, parce qu’elles ont des doigts d’artiste, un petit goût à elles et vingt modèles à copier. Quand elles ont passé, la rue perd une grâce. Il y en a qui toussent et qui rient… ». Si l’on descend vers les quartiers bas, le long des quais où l’on entend les bricks et les goélettes tirer sur leurs amarres et faire craquer leurs mâtures, on arrive, par les sentiers de halage, dans les prairies où le souffle de la Loire éparpille « un parfum de feuille de peuplier ». Là, dans la saison douce, on rencontre des faucheurs de foin. Ou bien, le dimanche, on entre, pour boire un coup, dans une cabane de pêcheurs, tandis que les filets sèchent, accrochés à des pieux, parmi les nasses d’osier, les voiles roulées et les bouts de filin. C’est une curieuse nation, que cette race des marins de la Loire. « Preneurs d’aloses et d’anguilles, rudes travailleurs, mais capricieux, de cœur tendre et d’humeur frondeuse, braconniers impénitents et convaincus, ils savent la pêche, la chasse, le vent, l’eau, les sables, les bateaux, et hors de là ils ne savent rien que pleurer quand il le faut, et rire les jours de fête en buvant un verre de muscadet… »

La vie n’est pas toujours clémente à ce menu peuple. Dans les fabriques de conserves, les salaires sont courts, les chômages sont longs. Gare aux écosseuses de pois qui sont trop jolies ! Malheur aux vieux cloueurs de caisses qui se meurtrissent la main et ne peuvent plus travailler ! Les patrons sont quelquefois trop aimables, ou trop durs… Notre société brutale n’est plus une association fraternelle, mais une compagnie d’assurances qui ne donne des dividendes qu’à ses gros actionnaires. Dans les ateliers de mode, chez les fabricants de fleurs artificielles et chez les couturières, la « morte-saison » a vite fait d’apporter le découragement, l’oisiveté, la disette. Et alors viennent les jours de liberté et de détresse, les heures où le pain devient plus difficile à obtenir, où l’on doute si l’on pourra rentrer chez la patronne, où des idées de mort passent dans l’esprit… Vacances forcées, tâches serviles des ouvrières sans ouvrage, besognes de misère, vestons à quarante centimes, chemises à cinq sous, galons perlés à trois sous les deux mètres, tête-à-tête avec les mères qui ne comprennent pas, tentation des vingt ans que le travail n’assagit plus, histoires mauvaises du passé, douleur de vivre seule… Lisez les livres très documentés de M. Charles Benoist, de M. d’Haussonville sur la condition des « ouvrières de l’aiguille ». Ces études, toutes foisonnantes de faits et de chiffres, illustreront à merveille le récit de M. René Bazin. L’émotion qui apparaît sous les statistiques impassibles de ces deux témoins fait comprendre ce cri de pitié et de colère qui échappe involontairement au lyrisme contenu du romancier : « Pauvres filles, dont la mode affine le goût et désoriente l’imagination ; qui doivent aimer le luxe pour être habiles ouvrières, et sont par là plus faibles contre lui ; guettées à la sortie de l’atelier, considérées comme une proie facile à cause de leur pauvreté élégante et de leur liberté nécessaire, entendant tout, voyant le mal d’en bas et devinant celui d’en haut, ressaisies par l’étroitesse de leur condition quand elles rentrent le soir, et toujours comparant, qu’elles le veuillent ou non, le monde qu’elles habillent avec celui d’où elles sortent. L’épreuve est dure, presque trop, car elles sont jeunes, délicates, aimantes, et plus que d’autres sensibles à la caresse des mots ! »

Là-bas, dans ce coin de Bretagne industrielle et marchande, la nature elle-même est méchante, perfide pour les pauvres diables. La Loire est belle, sans doute, aux abords de la prairie de Mauves, entre ses deux rideaux d’arbres légers. Le fleuve coule d’un seul jet, lent et large… Vers l’orient, à l’extrême horizon, les arbres sont si bien rassemblés, mêlés par un effet de la distance, que la grande nappe, tour à tour argentée et dorée, semble sortir des profondeurs irréelles d’une forêt bleue… Le matin, une brume fine s’étend sur les eaux et la brise amincit les lames du brouillard, comme des copeaux blancs. Les pêches sont bonnes, dans les aubes d’été, parmi les roseaux de l’île Héron. La Loire s’éveille. Les battoirs chantent dans les saulaies. Des canots de pêcheurs de saumon rayent, çà et là, le miroir du fleuve, qui flambe en-dessous et s’emplit d’or pâle… Vers midi, le souffle de la Loire passe par bouffées fraîches, cherche des moulins ou des voiles, s’égare à travers les champs, dans l’étendue vaste… Les soirs sont très doux, sur les deux rives, au-delà des faubourgs. Il y a surtout, dans la saison chaude, une heure exquise. L’aube frissonne. « Les étoiles hésitantes, combattues par un reste de jour, ne luisent pas encore, mais elles emplissent les profondeurs du ciel comme une poudre impalpable dont aucun grain n’est visible. C’est l’heure où la rosée redresse l’herbe, où les chevaux, dans les prés, s’endorment sur trois pieds à l’abri des saules nains. » Les gens du quartier de l’Ermitage, près de la gare maritime, peuvent, en ouvrant leurs fenêtres, entendre le cri des oiseaux de marais regagnant leur gîte… À l’occident, parmi les mâtures bercées par le rythme de la mer que l’on sent toute voisine, la ville découpe un profil de dentelures violettes : on dirait une cité-fantôme, suspendue entre un fleuve de flamme et un ciel embrasé.

Oui. Mais attention ! Cette Loire, si belle, a des caprices imprévus. Quelquefois, l’été, quand on va cueillir des boutons d’or, des trèfles mauves ou des marguerites au-delà du canal Saint-Félix, on est surpris de voir des filets d’eau trouble ruisseler à travers les basses tiges. Les moires, à la surface du fleuve, s’étendent, s’étirent… Les gens du pays ne s’y trompent pas. Ils courent, ils crient : Elle monte ! Elle monte ! Les églises des paroisses sonnent, se répondent, de loin en loin. Par les canaux, au milieu des plantes de marais et des joncs, la Loire mauvaise s’avance, guettant les moissons, noyant les foins, ruinant les campagnes. Il faut se dépêcher de sauver tout ce que la crue n’a pas atteint. On ne connaît plus de dimanches ni de fêtes. Les hommes, les femmes, les enfants se mettent à l’ouvrage pour faucher la « première coupe » compromise ou le regain menacé. Et c’est un vrai drame que cette lutte entre le travail, humain et la force des choses. Parfois les travailleurs sont plus rapides que l’invasion des eaux. Les charrettes, attelées en hâte, chargées à s’effondrer, se sauvent vers les métairies. Mais parfois aussi, l’homme est vaincu et regarde s’engloutir les récoltes, toute la richesse, tout l’espoir d’une année.

Tel est le petit monde laborieux, inquiet, résigné, que M. René Bazin a aimé « de toute son âme », et qu’il nous fait aimer, nous aussi, par l’effet d’une sympathie communicative à laquelle on ne peut résister. Sincèrement chrétien, M. Bazin n’a pas la religion offensive, mais la ferveur de son zèle évangélique l’entraîne vers les petites destinées dont il a pitié. Ce sont de pauvres vies, ordinairement courbées par un mauvais vent de misère, et tôt défleuries. La joie, une joie qui brille, mais qui dure peu, y sourit quelquefois comme ces soleils d’hiver, qui font étinceler la neige en scintillements de pierres précieuses, sur les branches des arbres morts. Parfois, chez ces ouvriers d’usine, parmi ce troupeau de jolies filles, modistes et couturières, jusque dans les placides cabanes des mariniers et des pêcheurs, un écho de paroles irritées s’éveille, retentit, s’éteint, ressuscite, laissant toujours après lui un bruit de haine. Ce n’est pas pour rien qu’on a été à l’école primaire et qu’on a récité à l’instituteur des pages de livres où il est question du partage inégal des richesses, où il est dit, en phrases superbes, que l’orgueil de ceux qui possèdent trop est une insulte quotidienne au dénuement de ceux qui ne possèdent pas assez. Certes, le peuple des provinces de l’Ouest, ce peuple aux yeux clairs, aux idées courtes, au cœur simple, se méfie des politiciens en tournée qui vont prêcher la guerre civile. La phraséologie des rhéteurs se heurte à son bon sens, et aussi au secret instinct qui fait redouter à tous les gens de bonne foi, dans les violences d’une révolution sociale, la banqueroute certaine de la patrie et l’avènement d’un internationalisme où la France périrait… Mais ce n’est pas une raison pour supporter en silence ce que l’on supportait jadis. La causticité naturelle à la vieille race des Gaules, cet esprit de fabliau que nous avons hérité de nos ancêtres, n’épargne guère l’aristocratie nouvelle qui, sans méchanceté peut-être, faisant le mal sans le savoir, pèse si lourdement sur les faibles, emprunte à l’argent un prestige très vite bafoué par l’irrespect, et oublie enfin, dans un paganisme plus béotien qu’athénien, que la fortune, comme la noblesse, oblige…

M. Lemarié, gros fabricant de conserves alimentaires à Nantes, exerce volontiers, sur son personnel, des droits régaliens ou féodaux. Une jolie petite ouvrière, toute rose, toute blonde, venue de Quimperlé où les filles ont la tête légère, tenta son caprice. Des compliments, des broches en doublé, un peu d’argent, il n’en fallut pas davantage pour décider la victoire de ce patron. Mais presque tout de suite l’aventure tourna mal. L’ouvrière devint enceinte. Le patron donna deux mille francs. Pour ce prix-là, on trouve des pauvres, des ouvriers vagabonds, descendus des côtes de Brest à la quête du pain, qui consentent à épouser les filles séduites.

Ainsi naquit, près d’un foyer déjà souillé par l’iniquité sociale, cette gracieuse et innocente Henriette Madiot, dont M. René Bazin a conté avec amour la biographie. Ne demandez pas à M. René Bazin de faire, comme George Eliot, le roman des femmes laides. Les Français, amoureux du beau, ne peuvent se hausser jusqu’à cet effort d’ascétisme. L’héroïne de ce roman est exquise.

Souple et fine et instinctivement fière, armée de froideur volontaire à cause de ces rencontres incessantes auxquelles sont exposées, dans la rue, les jeunes filles que personne ne défend, plus sujette que d’autres à ces offenses triviales, parce qu’elle a un teint délicat, une taille élégante et une torsade blonde qui luit au soleil comme une gerbe de paille fraîche, Henriette Madiot, de son pas vif, sa jupe retenue d’une main, le buste un peu penché en avant, les yeux au-dessus des passants, afin d’éviter les œillades ridicules, se hâte, tous les matins, le long des maisons de la rue Crébillon, vers l’atelier de Mme Clémence, modiste… Alphonse Daudet, lorsqu’il a dessiné le portrait de Désirée Delobelle, n’a pas mis dans son œuvre plus de tendresse que M. René Bazin n’en consacre à la gracieuse accortise d’Henriette Madiot. Mais celle-ci n’est point, comme la douce et navrante héroïne de Fromont jeune et Risler aîné, une souffreteuse, une découragée, une malade, Au contraire, elle veut vivre, cette aimable et honnête fille, qui rêve, parfois, de donner son âme, sa beauté en des fiançailles merveilleuses. À mesure qu’elle grandit, une puissance mystérieuse la transfigure, et son clair visage de vierge s’alanguit souvent d’un sourire presque maternel. Vivre, pour les femmes, c’est aimer. Qui aimer,, lorsqu’on est petite modiste à quinze francs par mois, trop pauvre pour prétendre à l’attention des gens « comme il faut » (à moins que ce ne soit pour le mauvais motif) et nécessairement trop affinée pour devenir la femme d’un terrassier ou d’un maçon ? C’est précisément une des anomalies dont souffre notre société. C’est l’impasse où végètent tant d’ouvrières, d’institutrices, d’employées, tant de filles du peuple qui, par l’accoutumance professionnelle, par la culture de l’esprit, par la finesse de l’âme, par la coquetterie obligatoire que leur état leur inflige, sont trop demoiselles pour demeurer autour du clocher natal, et pas assez riches pour fonder un foyer. Oh ! la cité dolente des « isolées » ! oh ! la solitude morale de ces outlaws modernes, que notre égoïsme met, pour ainsi dire, hors la loi ! Pauvres âmes désemparées, qui vivotent en marge de nos combinaisons et de nos catégories. Pauvres femmes qui souvent se jettent dans le romanesque, parce que nous leur avons désappris la vérité et fermé l’amour, et qui, dans leurs crises sentimentales, visent volontiers à la sainteté, parce qu’elles commencent à désespérer de rester honnêtes. Tristes enfants, qui n’ont point leur part de bonheur à la table de famille, obligées de choisir entre la solitude que nos préjugés leur imposent, et le déshonneur que leur propose notre cynisme.

Je voudrais bien indiquer en passant une autre figure que M. Bazin a mise en relief. C’est Mme Lemarié, la femme du gros fabricant de conserves alimentaires. Une malheureuse, qui pleure dans son magnifique hôtel du boulevard Delorme, qui se souvient que Jésus aimait les pauvres ouvriers, qui prodigue les aumônes avec une libéralité maladive, et qui ose à peine employer à son usage l’argent que gagne son mari, comme si elle y soupçonnait un mystère d’iniquité.

J’ai un peu erré à l’aventure, parmi les péripéties de ce roman, dont la fin ressemble, par une assez curieuse coïncidence, au dénouement de Ramuntcho… C’est que M. Bazin s’attarde, lui aussi, sur les incidents qui tentent sa rêverie. Il y a des moments où il s’arrête devant ses personnages pour les considérer d’un œil amoureux. Il se donne et il nous donne la sensation délicieuse de la lenteur. Et l’action s’arrête du même coup. On voudrait plus d’élan, plus de puissance. On souhaiterait que l’auteur appuyât davantage sur le sol où il trace son sillon, et qu’il fît sortir du terrain labouré toute la quantité de vie qui s’y trouve incluse. Mais ces tableaux sont délicats, souvent charmants, de contours un peu indécis, de couleurs un peu neutres, mais de nuances exquises. M. René Bazin décrit volontiers les « petits intérieurs » avec la minutie d’un Gérard Dow ou d’un Van Ostade, à cela près qu’il met partout la grâce prévenante, le « grain de beauté » dont nous sommes amoureux, nous autres Français et Latins. La trame de ces récits est ténue et précieuse. Ces observations sont subtiles, exactes, souvent profondes sous un air d’abandon. Et ce livre, exempt de rhétorique humanitaire, est animé d’une ardente sympathie pour ceux qui souffrent, armé d’ironie placide contre ceux qui vivent de la souffrance d’autrui.

Ce livre est un éloquent plaidoyer contre l’indifférence des marchands, contre l’insolence des riches, contre la sauvagerie de la populace, contre la sécheresse des savants, contre la vanité des lettrés.

On se demande, en fermant ce récit véridique, s’il peut y avoir place, ici-bas, pour la démocratie, pour la fraternité, en dehors du christianisme, ou du moins de l’esprit chrétien. Et l’on se confirme dans cette opinion, que le réalisme littéraire ne peut aboutir à des œuvres pures que s’il est ennobli de maximes chrétiennes.

Il semble qu’il y ait quelque chose de changé dans les modes de notre littérature romanesque et dans les dispositions de nos romanciers.

Les conteurs qui ont entrepris d’alléger pour nous le poids des heures et de nous affranchir du souci quotidien paraissent fort détachés et presque libérés de l’étroit espace où s’exerçait auparavant leur fantaisie. Pendant longtemps, les historiettes de la vie sensuelle furent le thème préféré de leurs narrations déshabillées et de leurs pantalonnades psychologiques. Ils répétaient, avec une obstination inquiétante et quasi machinale, les monotones litanies d’un culte mondain qui consistait dans la glorification du plus banal des sept péchés capitaux. Ils officiaient pontificalement dans des sortes de chapelles vulgairement appelées « garçonnières ». C’étaient des enclos très petits, ordinairement situés dans des rues neuves et banales de la plaine Monceau. Avant d’y introduire les héros et les héroïnes de leurs fabliaux adultérins, nos psychologues entassaient dans ces lieux un assortiment d’objets que ce genre de littérature aime à représenter comme l’expression suprême du luxe et de l’élégance. Beaucoup d’étoffes et de rideaux, de manière à procurer « un étouffement du bruit et de la lumière ». La porte « disparaissait » sous des tentures naturellement « lourdes ». Moquettes et carpettes s’amoncelaient en triple épaisseur de lainage pour amortir les chutes et pour feutrer les capitulations. Pendant dix ans, nos « fêtards » et nos « snobinettes » furent condamnés, par nos romanciers mondains, à festoyer parmi le faste d’un orientalisme qui rappelle les « marchands de pastilles du sérail ». Ensuite les mobiliers anglais (oh ! combien !) remplacèrent ces splendeurs levantines. Les snobs et leurs amies furent installés dans un décor laqué, découpé, ajouré. Partout des faïences pâles, des étains mats, des mousselines vaporeuses. Cretonnes anglaises. Pannes anglaises. Velours anglais. Papiers anglais (artistic wall papers). Dès qu’on est admis en ce sanctuaire esthétique, on se sent l’âme alanguie par des nuances mourantes : primerose, vert de mer, vert de figue, brun noisette, œillet fané, vert de houx, œuf de moineau. Des fleurs symboliques et souvent malades agonisent dans des vases au long col : iris, tournesols, chrysanthèmes, tulipes, glaïeuls, orchidées… Au parfum de ces fleurs se mêle une vague odeur de cigarettes russes. La turquerie n’apparaît plus, dans cet asile, que sous la forme d’un divan « large, bas et profond », d’ailleurs recouvert d’une collection de coussins japonais, persans, arabes. Avec cela, il faut un tapis d’ours de Sibérie, blanc, moelleux et caressant. Au milieu de ces accessoires, un monsieur se promène et, de temps en temps, s’assied. Malgré la commodité de son costume d’intérieur, il est un peu gêné dans ses mouvements, évitant de plier les jambes, « pour ne pas marquer les genoux de son pantalon ». Nerveusement, il attend une dame… Roulement d’un fiacre dans la rue. C’est elle ! « Robe de velours saphir garnie de zibeline. Chapeau fait d’ailes de colibris, deux grosses boules d’hortensias bleus, piquées des deux côtés du chapeau, au-dessus des oreilles. Une boule d’hortensia au manchon. Des gants. Air distrait. — Bonjour !… »

Ou bien (je cite encore textuellement) : « Robe Paméla en foulard réséda semé de bluets. Collet de drap vert jeune-pousse. Chapeau fait d’un papillon de gaze réséda et de deux touffes de bluets. — Elle entre en coup de vent. — Ah ! je le savais bien, que tu étais là !… »

Ordinairement (ces choses se passant de préférence l’hiver), la dame est « emmitouflée » de chinchilla. Le monsieur la désemmitoufle. Et voilà l’invariable recommencement d’un roman psychologique…

Ainsi, c’est toujours la même histoire. C’est ennuyeux à la fin. Nous avons le droit de nous plaindre. Et Gyp n’a pas eu tort de crier, d’un ton irrévérent : « Ohé ! les psychologues ! » Nous voulons un horizon plus large, des perspectives plus étendues, de l’air, du ciel… Et nous allons volontiers vers les œuvres sincères qui, sous le tableau d’une aventure individuelle, nous font deviner les traits d’une question sociale.

M. René Bazin, l’auteur discret, ingénu et charmant de Madame Corentine et de la Sarcelle bleue, vient de nous donner des romans de mœurs campagnardes.

Cette fois, le peintre coutumier de la Loire molle et nonchalante a quitté son paysage natal. Il avait d’abord rêvé au clair de lune, près des peupliers frissonnants, sur le rivage du fleuve argenté. Peut-être était-il hanté alors, dans ses songeries adolescentes, par le souvenir des poètes dont le fantôme flotte encore au bord de ces eaux presque dormantes qui ont murmuré des chuchotements de consolation et de réconfort, pour de royales mélancolies. Pierre de Ronsard étant allé à Blois, où était la cour, rencontra une belle fille qui s’appelait Cassandre. Il en fut amoureux. Elle était blonde. Ses cheveux ressemblaient à des fils d’or frisé. Son sourire était doux. Ses baisers avaient un goût d’ambre. Le « mignard embonpoint » de son sein ravissait les yeux des hommes. Elle était vermeille comme une rose de mai. La première fois que Ronsard la vit, elle était au bord de la Loire, dans un pré,

Échevelée en simple vertugade,
Et, comme fleur, marchait dessus les fleurs.

Si René Bazin eût vécu au temps de son illustre compatriote, Joachim Du Bellay, il eût peut-être choisi, sur les rives de la Loire, une « éternelle adorée » dont il eût célébré, à la manière de Pétrarque, « la grâce et les rigueurs ». Il eût chanté, en rimes païennes, la gloire de cette belle, son teint de « lys blanchissans », son « col de marbre et de porphyre », ses « lèvres de roses », ses « yeux célestes », son « doux parler », son « esprit, rare présent des cieux » ;

Sa bouche de corail et ses perles insignes.

Pour elle, il eût cueilli, dans les jardins illusoires,

L’amaranthe, le lys et les roses nouvelles.

Mais, venu dans un siècle de civilisation remuante et de démocratie inquiète, René Bazin, même au temps où il faisait des vers, n’a pas pu s’enfermer dans la douceur de l’horizon natal, ni limiter son rêve aux tranquilles extases de la poésie amoureuse. Il eût peut-être préféré, pour y installer sa vie, un âge de foi tranquille et de hiérarchie régulière. Il eût alors cultivé son jardin, en savourant, à l’ombre de ses espaliers, la « douceur angevine ». Né parmi des hommes qui ne peuvent se résigner au bonheur sédentaire, René Bazin fit comme eux. Il sortit de son logis et de son village. Il demanda des billets aux employés des gares. Il monta dans des trains. Il quitta son pays et visita la terre étrangère, non pas à cheval, son porte-manteau en trousse, à la façon de Joachim Du Bellay ou de Montaigne, mais dans des wagons où sa curiosité de romancier put observer à loisir divers échantillons de la race humaine. Il savait abréger les longueurs de la route en interrogeant ses compagnons de voyage, en les « interviewant », comme fit autrefois et d’une autre manière, Pierre de Bourdeilles, abbé de Brantôme.

Bazin vit l’Italie et Rome… Il y goûta, comme Du Bellay, des plaisirs nostalgiques. Il flâna parmi les fleurs qui, dès les premiers jours du printemps, s’épanouissent, malgré le sarcloir des archéologues, dans les interstices des marbres, aux talus du Forum.

Il aima, dans le Transtevère, aux heures chaudes des journées lourdes, les rues pleines d’ombre et de silence. La cité morte lui donna, comme à Du Bellay, la sensation de la « mobilité des vivants » et de la « mobilité des empires ». Toutefois, il était peu antiquaire ; il vit moins les antiquités de Rome que la « cosmopolis » romaine.

Mais, tandis que, sur les sept collines, le long des berges du Tibre et parmi l’« orgueil des colosses antiques », il cherchait le visage de la Ville Éternelle, une autre image se levait dans sa mémoire, se précisait en fins contours et en couleurs tendres. Dans la nécropole du Palatin, sous les voûtes lamentables des thermes de Caracalla, dans le cirque immense du Colisée, l’exilé se plaisait à évoquer un autre décor, un paysage accueillant, sobre et voilé, des descentes ombreuses qui s’inclinaient vers un fleuve, des toits de chaume, des clos ensemencés de froment ou de luzerne, des coteaux, des bois, des moulins, des villages égayés de pampres, des clochers familiers où luisait l’ardoise fine…

Les pins d’Italie ne lui faisaient pas oublier les peupliers, ni les saules de la Loire familière. Alors, la nostalgie devint si forte qu’il résolut de retourner au gîte. Maintenant, la campagne romaine, l’aria cattiva, le rendrait malade. Le brûlant sirocco l’accablerait. Il serait affolé par la tramontane. Le soleil du Midi, ce soleil impitoyable qui dénude le squelette décharné des ruines, offusquerait son regard. Il gémirait, comme Du Bellay, d’être « cloué sur l’Aventin ».

Les regrets où il a mis son amour de la province natale, ces plaintes qui apaisaient sa peine, cet appel filial à la maison quittée, au clocher lointain, au « Loire gaulois », nous ont valu un livre simple et tendre qui s’intitule, tout simplement : En province. C’est une suite de croquis où apparaît, en images douces, la vie, un peu lente, de nos départements de l’Ouest. René Bazin aime les gens de là-bas presque autant que Georges Rodenbach aima les béguines de Bruges-la-Morte. Il leur prête libéralement toutes les vertus de son esprit et toutes les qualités de son cœur. Il nous les rend aussi aimables que lui, ce qui n’est pas peu dire, et, par là, il les flatte évidemment. Non pas que les provinciaux de Maine-et-Loire, de la Loire-Inférieure ou de la Vendée méritent toutes les duretés dont Balzac usa envers les Tourangeaux ou les sévérités dont Flaubert accabla les Normands. La vérité, ici comme ailleurs, se trouve en un juste milieu, entre les satires de la Comédie humaine et les idylles si gracieuses, si fraîches, de M. René Bazin.

La vie de province nous apparaît sous des couleurs avenantes, parce qu’elle s’évanouit peu à peu et prend, en s’effaçant, la grâce triste des choses qui s’en vont. Au temps où les chemins de fer et les expositions universelles n’invitaient pas les provinciaux à changer d’air et de place, tous les détracteurs de la nature humaine s’accordaient à dénoncer les vices et les ridicules de la province. On n’a pas oublié ces lignes corrosives de La Bruyère :

« J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte ; une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie, et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir. »

Les raisons pour lesquelles l’auteur des Caractères voulait s’en aller de cette petite ville sont amplement déduites et développées dans les romans de Balzac. Rappelez-vous, dans la première partie des Illusions perdues, la soirée offerte par Mme de Bargeton aux notables d’Angoulême, en l’honneur du jeune Lucien de Rubempré. N’oubliez pas, dans la biographie d’Ursule Mirouët, les personnages de petite ville, qui s’agitent avec un âpre désir de rapine autour de la succession du vieux docteur Minoret. Ils sont d’ailleurs inoubliables, malgré le style assez fâcheux dont Balzac, malheureusement, enveloppait ses conceptions.

C’est ce Minoret-Levrault, maître de poste de Nemours, insensible à tout, hormis à ses intérêts, « présentant une de ces physionomies où le penseur aperçoit difficilement trace d’âme, sous la violente carnation que produit un brutal développement de la chair ». C’est ce Goupil qui, « armé de prétentions que comportait sa laideur, avait un détestable esprit, particulier à ceux qui se permettent tout, et l’employait à venger les mécomptes d’une jalousie permanente » ; — ce Massin-Levrault, « un des plus âpres bourgeois de la petite ville, ayant la physionomie d’un Tartare : des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé, les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sans rebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare » ; — enfin cette Mme Crémière, « au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes, et qui passait pour instruite parce qu’elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre, pleine de prétentions à l’élégance et au bel esprit, attendait l’héritage de son oncle pour prendre un certain genre, orner son salon et y recevoir la bourgeoisie, car son mari lui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilités qu’elle voyait chez la notairesse ».

En tête du roman social qu’il intitula les Paysans, Balzac a inscrit cette préface apocalyptique :

Le but de cette étude d’une effrayante vérité, tant que la société voudra faire de la philanthropie un principe au lieu de la prendre pour un accident, est de mettre en relief les principales figures d’un peuple oublié par tant de plumes à la poursuite de sujets nouveaux… Cet oubli n’est peut-être que de la prudence, par un temps où le peuple hérite de tous les courtisans de la royauté. On a fait de la poésie avec les criminels, on s’est apitoyé sur les bourreaux, on a presque déifié le prolétaire. Des sectes se sont émues et crient par toutes leurs plumes : « Levez-vous, travailleurs ! » comme on dit au tiers-état : « Lève-toi ! »

Et cet homme de génie, qui parfois écrivait si mal, ajoute ceci :

On voit bien qu’aucun de ces Érostrates n’a eu le courage d’aller au fond des campagnes étudier la conspiration permanente de ceux que nous appelons encore les faibles contre ceux qui se croient les forts… Il s’agit seulement d’éclairer, non pas le législateur d’aujourd’hui, mais celui de demain.

M. René Bazin, lui aussi, est allé « au fond des campagnes », afin d’« éclairer le législateur ». Et voici le résultat de son enquête : des paysages délicieux et des constatations désolantes.

L’auteur de la Sarcelle bleue ne peut aller dans un pays sans y enluminer aussitôt un joli recueil d’aquarelles. Les images dont il a orné son dernier roman (la Terre qui meurt) sont d’une couleur particulièrement délicate et claire. Il a eu l’idée fort ingénieuse d’élire domicile, pour deux ou trois mois, dans un pays très pittoresque, où personne ne va : le Marais vendéen. Il s’en est emparé aimablement et décidément, par une sorte de conquête poétique.

Les voyageurs qui cherchent très loin des impressions rares pourraient s’épargner beaucoup de fatigue et de dépense, en visitant le Marais. Imaginez une vaste région de prairies, coupées par des canaux qui s’entrecroisent en tous sens. Dans cette contrée, que j’appellerais volontiers une Venise champêtre, il n’y a pas d’autres routes ni d’autres chemins que ces rivières et ces rigoles, qui coulent, lentement, le long des terres humides et des herbages frais. Les saules qui se penchent sur l’eau, les peupliers sveltes, les bouleaux frileux qui s’effeuillent au vent, çà et là quelques noyers enracinés dans la cour des maisons, étendent, sur cet asile de solitude et de recueillement, un léger rideau de feuillage qui apaise la lumière, adoucit les nuances, éteint les reflets. Le silence de cette contrée est si parfait, que le moindre mouvement des êtres et des choses y devient un incident capable d’amuser la rêverie du spectateur. Une branche morte qui tombe dans l’eau, un souffle de brise qui émeut la pointe des herbes, une anguille qui frétille sous les nénuphars, un chien qui aboie dans une ferme lointaine, le frôlement d’une sarcelle qui s’égaye entre l’eau et le ciel, les battements indistincts d’un lavoir invisible, le passage subtil des libellules dont l’aile impalpable égratigne le miroir de l’eau, tels sont, pour un poète, les événements quotidiens du Marais. Là-bas, on mène une vie à part, très originale, distincte du reste de l’humanité. Les gens du Marais, les « Maraîchins », comme on les appelle, vont et viennent en bateau, tellement séparés du genre humain, qu’ils peuvent se croire maîtres et citoyens d’une petite république. Ils ont des bateaux assez larges pour parcourir leur grand canal, des yoles pour entrer dans les « conches » plus étroites, et des espèces de pirogues allongées, pointues, pour pénétrer dans les rigoles qui délimitent les prés.

Je voudrais trouver des mots infiniment légers, fuyants, translucides et silencieux, afin de fixer les visions d’une journée très douce, jadis passée dans le Marais de la Sèvre niortaise, près des Communaux-de-Sansais. Un robuste Maraîchin, armé d’une longue perche, dirigeait notre barque sur un canal bordé d’une double haie de peupliers, de bouleaux et de trembles. Un ciel de printemps répandait, dans le cœur des hommes, dans l’âme obscure des bêtes et dans la vie mystérieuse des choses, la tiédeur et la joie du renouveau. L’azur tendre souriait dans l’intervalle des feuilles jeunes et des branches fleuries. Une brise légère inclinait les tiges et parfois un souffle plus fort éparpillait des corolles sur l’eau à peine ridée d’un imperceptible remous. À droite et à gauche, la ligne des arbres dessinait le canal comme une avenue et s’enfonçait vers des perspectives embrumées d’une buée d’argent. Quelles impressions de douceur, de grâce et de suavité ! Partout, le regard ne rencontrait que des formes indécises, des nuances atténuées, des mouvements souples, des mobilités et des lueurs, des apparitions et des reflets, ce charme fluide, insaisissable que les religions anciennes ont adoré dans la beauté ondoyante des naïades.

Les heures coulaient. Le bateau glissait. Nous étions heureux. Une manœuvre du batelier nous engagea dans une rivière sinueuse que les habitants du pays appellent la Conche-Torse. Les saules, rapprochés par le resserrement des berges, formaient au-dessus de nous un dôme de verdure. C’était comme une vision de paradis irréel, cette lumière verte, qui tombait de la voûte de feuillage et remuait au fond de l’eau en miroitements verts. Je ne puis trouver qu’une comparaison pour rendre ce souvenir unique. On aurait cru être dans l’intérieur d’une émeraude…

Si donc les Maraîchins de M. René Bazin étaient raisonnables, ils resteraient chez eux. Ou bien, s’ils étaient malins, ils y attireraient des peintres, comme font les indigènes de Barbizon, de Pont-Aven et de l’île de Bréhat. Hélas ! ils ne sont ni raisonnables, ni malins. Ils suivent, eux aussi, ce mouvement désordonné qui emporte les paysans de France hors des villages et les transporte dans des chefs-lieux où souvent ils meurent de faim. Assurément, ce n’est pas la première fois que nous voyons cet exode des paysans vers les villes. En 1287, le roi Philippe le Bel permit aux nobles de poursuivre leurs serfs fugitifs dans les villes. « Peut-être, dit Michelet, était-il besoin de ralentir ce grand mouvement du peuple vers les villes, d’empêcher la désertion des campagnes. La terre serait restée déserte, comme il arriva dans l’empire romain. »

J’ai souvent pensé à cette phrase, en regardant les jachères d’Asie Mineure et les steppes de la Tunisie, autrefois fertiles…

Sommes-nous menacés d’une telle désolation ? M. René Bazin paraît le croire, puisqu’il intitule son livre la Terre qui meurt. Il nous décrit la dislocation des familles, l’abandon du labour, la niaiserie des beaux gars qui laissent la charrue pour aller végéter dans les « places du gouvernement », chemins de fer, douanes, antichambres. Il montre les machines de centralisation qui inspirent et absorbent les forces provinciales, les forces rurales. Il ne parle pas assez de la politique, grande débaucheuse, qui affole les paysans, les arrache au travail, les rassemble dans les cabarets et les pousse ensuite, saoulés de promesses, vers les villes, où ils croient pouvoir obtenir des places, devenir des « employés en paletots », et, comme on dit, attraper quelques rogatons dans l’« assiette au beurre ».

Cette préoccupation de M. René Bazin, cette inquiétude sociale si élevée, ennoblit son nouveau roman de mœurs rustiques et donne je ne sais quoi de grave, de recueilli et de généreux aux idylles qui, grâce à son talent, fleurissent encore sur la Terre qui meurt.

Plus encore que le talent unanimement reconnu de M. René Bazin, je louerai la nouveauté de sa tentative, la prédilection spontanée et consciente qui le dirige vers les énigmes de la destinée, vers les malentendus tragiques qui séparent la société et l’individu, la volonté et l’instinct, l’amour et le bonheur. Il a choisi, cette fois, en dépit des apparences, un grand sujet. Et c’est faire de lui, je pense, un assez rare éloge que de montrer comment il n’a pas été inégal à sa tâche.

De tels écrivains et de tels livres sont réconfortants. On trouve, dans leur succès, la preuve évidente que, s’il y a « quelque chose de gâté » dans notre pays, du moins les parties saines sont encore visibles et palpables. Je voudrais que la voie indiquée ici fût suivie par tant de jeunes talents, qui hésitent. Je crois que le génie de notre race joue en ce moment une grosse partie et que, devant la montée vigoureuse des autres nations, notre fortune intellectuelle est enjeu. Il s’agit de savoir si la littérature française s’enlisera dans l’érotisme bavard, dans la confection commerciale, dans un rabâchage d’historiettes grivoises et sottes, ou si elle continuera d’être, comme autrefois, propagatrice de pensées hardies, servante des idées générales, messagère de gloire, de liberté et d’amour. Le moment est venu, où tous ceux qui ne sont pas énervés, usés par le dilettantisme, doivent prendre nettement position de ce côté ou de l’autre.

Je suis pour la sincérité contre le savoir-faire, pour l’art contre la fabrication, pour le bon ouvrage contre la camelote, pour les lettres bienfaisantes et consolatrices contre les calembredaines d’alcôve et de cabinet particulier. Je sais qu’en parlant ainsi, je m’expose à des haines féroces. J’en ai prévu toutes les malices, je n’en redoute pas les effets et j’en revendique l’honneur. Il ne tenait qu’à moi de me concilier beaucoup de sympathies, en ne rechignant point à ce métier de courte échelle, qui est fort usité dans les syndicats littéraires. J’aime mieux rester libre et dire mon avis. N’ayant jamais dépassé, envers qui que ce soit, les limites de la critique permise, résolu d’ailleurs à n’abandonner aucune parcelle de mon droit, parfaitement décidé à ne point gaspiller en complicités vulgaires ou en basses querelles un temps que je dois réserver à de plus nobles débats, je n’ai d’autre ambition que de défendre, à mon rang et dans la mesure de mes forces, la cause de la vérité, de la salubrité publique et de la beauté.