II
La guerre de Sept Ans, en venant rompre le cours des prospérités de Frédéric et de ses loisirs si bien occupés, mit à l’épreuve l’âme de sa sœur, cette âme supérieure et sensible, et nous permet de l’apprécier par ses plus hauts côtés, dans son attitude vraiment historique.
Cette guerre, Frédéric la voyait de loin venir, quoiqu’elle l’ait en définitive un peu surpris. Sa sœur la présageait et la craignait dès 1755, en observant les lointaines escarmouches entre l’Angleterre et la France au sujet des limites du Canada, et les hostilités maritimes qui en furent la suite :
Vous me marquez vos craintes pour la guerre, lui écrivait-il (21 septembre 1755) ; mais, ma chère sœur, il y a bien loin de la rivière d’Ohio à la Sprée, et du fort de Beau-Séjour à Berlin. Je parierais bien que les Autrichiens ne marcheront pas sitôt en Flandre. La guerre voyage en grande dame : elle a commencé en Amérique, à présent elle est arrivée dans l’océan et dans la Manche ; elle n’a pas débarqué encore, et si elle prend terre le printemps qui vient, elle pourrait peut-être, pour plus grande commodité, cheminer en litière, de sorte qu’on la verra venir de loin ; et, après tout, on est exposé à tant de hasards dans le cours commun de la vie, que la guerre n’y ajoute qu’un petit degré de plus.
Bientôt les deux puissances rivales, sentant qu’une lutte ouverte était inévitable, travaillèrent à engager dans leur querelle les divers états du continent : la France s’allia à l’Autriche, l’Angleterre s’unit à la Prusse. Frédéric, recevant le duc de Nivernais comme ambassadeur du cabinet de Versailles, exprimait à sa sœur le regret de ne pouvoir jouir en lui de l’homme aimable. Engagé, disait-il dans des négociations très délicates et très épineuses, il craignait que ses lettres ne se ressentissent de son ennui. Après avoir tâté l’Autriche et s’être assuré de ses mauvais desseins, il se décida à prendre les devants et à entrer en campagne sans déclaration préalable. C’était le conseil de sa sœur.
Votre volonté est accomplie, lui écrivait-il après la victoire de Lowositz (4 octobre 1756)ak; impatienté par les longueurs des Saxons, je me suis mis à la tête de mon armée de Bohême, et j’ai marché d’Aussig à un nom qui m’a paru de bon augure, étant le vôtre, au village de Welmina. J’ai trouvé les Autrichiens ici, etc.
La formidable année 1757 commence ; c’est celle qui fut la plus fertile en péripéties de toutes sortes, et où Frédéric parut épuiser toutes les chances contradictoires de la fortune : il n’en eut plus dans les années suivantes que des répétitions encore bien rudes, mais affaiblies. La margrave prend la part la plus entière à son sort ; elle l’admire comme son héros, comme le plus grand prince régnant, « et un de ces phénomènes qui ne paraissent tout au plus qu’une fois dans un siècle. » Après ses premiers succès dont il ne profite peut-être pas autant qu’il aurait pu65, elle le voit près d’être écrasé entre les trois puissances ennemies : elle brûle de s’entremettre en sa faveur. Les événements le pressent d’y consentir. Après la perte de la bataille de Kolin (le 18 juin), il se montre disposé à laisser agir dans ses intérêts cette sœur au courage viril, qui ne saurait rien lui conseiller que de digne. Elle lui avait offert de tenter une voie de conciliation du côté de la France :
Votre courrier ne m’est parvenu qu’à présent, lui écrit-il (28 juin). Si vous pouviez préparer l’esprit des Français à s’expliquer envers vous des conditions de la paix, pour que l’on pût juger de leurs intentions et voir s’il y aurait quelque chose à faire avec eux ; si vous les priiez de vous confier leurs demandes, assurant de n’en point faire un mauvais usage, et leur répondant des bonnes dispositions dans lesquelles j’étais, peut-être verrait-on si ce traité est vrai, qu’on les suppose avoir fait avec les Autrichiens, et du moins pourrait-on juger par leurs propositions à quoi l’on peut s’attendre d’eux en cas de besoin. Si la paix me venait par vos mains, elle me serait doublement chère, et vous auriez l’honneur d’avoir pacifié l’Allemagne.
L’adversité a cela de particulier, qu’elle donne à Frédéric le sentiment du droit, qu’il n’a pas toujours eu très présent et très vif en toutes les circonstances de sa vie : en cette crise d’alors, il se considère comme iniquement assailli et traqué, lui le champion d’une grande et juste cause, le soutien de la liberté de l’Allemagne et de l’indépendance protestante : « L’Allemagne est à présent dans une terrible crise : je suis obligé de défendre seul ses libertés, ses privilèges et sa religion ; si je succombe, pour le coup, c’en sera fait. » Il ajoute ces remarquables paroles, qui ont dans sa bouche une singulière autorité et dont il paraît s’être mal souvenu dans d’autres temps :
A-t-on jamais vu que trois grands princes complotent ensemble pour en détruire un quatrième qui ne leur a rien fait ? Je n’ai eu aucun démêlé ni avec la France ni avec la Russie, encore moins avec la Suède. Si dans la société civile trois bourgeois s’avisaient de dépouiller leur cher voisin, ils seraient proprement roués par ordonnance de la justice. Quoi ! des souverains qui font observer ces mêmes lois dans leurs États donnent des exemples aussi odieux à leurs sujets ! Quoi ! ceux qui doivent être les législateurs du monde enseignent le crime par leur exemple ! Ô temps ! Ô mœurs !
On a quelquefois de ces accès et de ces cris de justice quand on est dans le malheur et dans l’oppression. Le signe des belles et tout à fait grandes âmes est de n’en jamais perdre la conscience ni l’habitude aux heures de la force et de la prospérité.
La margrave n’avait pas besoin de longs raisonnements pour croire au bon droit de son frère, pour se confier en ce qu’elle appelait sa grande âme, et que nous appellerons seulement son grand caractère. Elle sentait instinctivement comme lui, elle avait le cœur à l’unisson du sien : « Il faut être ce que la naissance, qui en décide, nous fait en entrant au monde. J’ai cru qu’étant roi, disait Frédéric, il me convenait de penser en souverain, et j’ai pris pour principe que la réputation d’un prince devait lui être plus chère que la vie. » Elle épouse donc complètement ses intérêts et sa destinée. Déjà mortellement atteinte du mal qui doit l’enlever, elle multiplie les démarches, les correspondances, tente plusieurs ouvertures, frappe à plus d’une porte et devient sa secrète et active négociatrice pendant qu’il guerroie.
Frédéric lui écrit le 7 juillet (1757) ces paroles significatives, qui définissent bien, dans ces conjonctures si graves, le rôle délicat qu’elle s’est donné et qu’il lui confirme :
Puisque, ma chère sœur, vous voulez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer ce M. de Mirabeau (ce nom est-il bien exact ?) en France. Je me chargerai volontiers de sa dépense ; il pourra offrir jusqu’à cinq cent mille écus à la favorite (Mme de Pompadour) pour la paix, et il pourrait pousser les offres beaucoup au-delà si en même temps on pouvait l’engager à nous procurer quelques avantages. Vous sentez tous les ménagements dont j’ai besoin dans celle affaire, et combien peu j’y dois paraître ; le moindre vent qu’on en aurait en Angleterre pourrait tout perdre. Je crois que votre émissaire pourrait s’adresser de même à son parent qui est devenu ministre (Bernis), et dont le crédit augmente de jour en jour. Enfin, je m’en rapporte à vous. À qui pourrais-je mieux confier les intérêts d’un pays que je dois rendre heureux qu’à une sœur que j’adore, et qui, quoique bien plus accomplie, est une autre moi-même ?
C’est peu après ce temps que la margrave songea à se servir de Voltaire pour une tentative du même genre et qui avait le même but, mais qui ne paraît point se rattacher à la précédente.
Elle n’avait cessé d’être en de bons termes avec Voltaire et de correspondre avec lui avant et depuis sa disgrâce de Berlin : « Je vous ai promis, monsieur, de vous écrire, et je vous tiens parole, lui disait-elle en décembre 1750 au début de leur relation, quinze jours après l’avoir vu à Berlin. J’espère que notre correspondance ne sera pas aussi maigre que nos deux individus, et que vous me donnerez souvent sujet de vous répondre. » Continuant plume en main les plaisanteries des petits soupers, elle se disait la sœur Wilhelmine ou la sœur Guillemette, de la même abbaye que frère Voltaire. Je ne réponds pas du goût parfait de toutes les plaisanteries qu’on trouve dans ces premières lettres de la margrave ; elle est beaucoup de son siècle, et un peu de son pays. Elle s’en doute bien elle-même, et voudrait que Voltaire vint donner à sa petite société un dernier tour, un dernier poli de civilisation en faisant « un pèlerinage à Notre-Dame de Bareith. » Il promet toujours et ne vient jamais : « Vous me faites éprouver le sort de Tantale : soyez donc archi-germain dans vos résolutions, et procurez-moi le plaisir de vous revoir. » On a joué chez elle le Mahomet : « Les acteurs se sont surpassés, et vous avez eu la gloire d’émouvoir nos cœurs franconiens. » Elle demande décidément au poète philosophe de « la conduire dans le chemin de la vérité » ; et en attendant, elle lui fait des objections, mais des objections dans un sens plus avancé, plus radical. Il lui avait envoyé son poème sur La Loi naturelle ; elle lui propose des doutes sur sa théorie, un peu trop platonicienne selon elle ; il semble que pour son compte elle adopterait plutôt celle de Hobbes, de Pascal, et de ceux qui ne cherchent l’origine de la justice que dans l’amour de la conservation et dans la seule utilité de la société. Mais assez peu nous importe cette philosophie de la margrave, qui n’est guère qu’une variante de celle de son frère : nous nous attachons surtout aux sentiments actifs et dévoués qu’elle déploya et qui la caractérisent mieux.
Elle songea donc, dans le moment critique et décisif, après la perte de la bataille de Kolin, à profiter du zèle de Voltaire et de son désir de réparer ses torts envers Frédéric ; Elle s’ouvrit à lui par lettres vers le mois d’août 1757. L’ami de Voltaire, le maréchal de Richelieu, arrivait en Allemagne pour commander l’armée française ; il y avait peut-être quelque chose à tenter de son côté. Il s’agissait, pour sauver Frédéric, ou de détacher de la coalition, ou du moins de ralentir la France, de convaincre celle-ci, par une voie ou par une autre, qu’il n’était nullement de son intérêt que le roi de Prusse fût détruit, et que, si malheur lui arrivait, elle aurait plus tard à s’en repentir. Voltaire se mit aussitôt à l’œuvre avec une activité que quelques lettres de sa correspondance connue faisaient déjà soupçonner, et que d’autres lettres récemment publiées▶ viennent de mettre en pleine lumière66. Voltaire alors en Suisse, aux Délices, et très lié avec les Tronchin de Genève, eut l’idée d’employer un des membres de cette famille, Tronchin, banquier à Lyon, et de le prendre pour son intermédiaire auprès de l’archevêque de cette ville, le cardinal de Tencin, autrefois du conseil du roi, mis de côté pour le moment, mais qui avait toujours des intelligences à Versailles et des lueurs d’espérances d’y revenir.
Vous pourriez bien, écrit-il à ce Tronchin (27 septembre 1757), me faire un plaisir en vous confiant à mon amitié et à ma discrétion. Je sais à qui Mme la margrave de Bareith s’est adressée pour une négociation qui n’a pas réussi. Vous avez souvent des conversations avec un homme qui est au fait, quoiqu’il soit éloigné du cabinet, et que les idées de ce cabinet puissent changer d’un jour à l’autre. Ses lumières et son expérience, jointes à sa correspondance, peuvent le mettre en état de juger si on est effectivement dans l’intention d’abandonner le roi de Prusse à toute la rigueur de sa mauvaise destinée, en cas qu’il soit sans ressource, et si on veut détruire absolument une balance qu’on a jugée longtemps nécessaire. Vous pourriez aisément, dans la conversation, savoir ce qu’en pense l’homme instruit dont j’ai l’honneur de vous parler. Comptez que ni vous ni lui ne serez point compromis. Fiez-vous à ma parole d’honneur, et ne regardez point la prière que je vous fais comme l’effet d’une vaine curiosité : j’ai quelque intérêt à être instruit…
Et le 20 octobre 1757 :
Il m’a paru que Mme la margrave avait une estime particulière pour un homme respectable (il est bon de savoir d’avance qu’il s’agit toujours du cardinal de Tencin) que vous voyez souvent. J’imagine que si elle écrivait directement au roi une lettre touchante et raisonnée, et qu’elle adressât cette lettre à la personne dont je vous parle, cette personne pourrait, sans se compromettre, l’appuyer de son crédit et de son conseil. Il serait, ce me semble, bien difficile qu’on refusât d’être l’arbitre de tout, et de donner des lois absolues à un prince qui croyait, le 17 juin (veille de la bataille de Kolin), en donner à toute l’Allemagne. Qui sait même si la personne principale qui aurait envoyé la lettre de Mme la margrave au roi, qui l’aurait appuyée, qui l’aurait fait réussir, ne pourrait pas se mettre à la tête du congrès qui réglerait les destinées de l’Europe ? Ce ne serait sortir de sa retraite honorable que pour la plus noble fonction qu’un homme puisse faire dans le monde, ce serait couronner sa carrière de gloire.
Le cardinal de Tencin, dans une note dictée par lui à Tronchin, se prêtait à l’ouverture, tout en repoussant doucement la perspective ambitieuse qu’on lui faisait entrevoir ; il y disait :
Le plan est admirable : je l’adopte en entier, à l’exception de l’usage qu’il voudrait faire de moi, en me mettant à la tête de la négociation. Je n’ai besoin ni d’honneurs ni de biens, et, comme lui, je ne songe qu’à vivre en évêque philosophe. Je me chargerai très volontiers de la lettre de Mme la margrave, et je pense qu’elle ferait très bien, dans la lettre qu’elle m’écrira, de mettre les sages réflexions que M. de Voltaire emploie dans la sienne concernant l’agrandissement de la maison d’Autriche…
Une lettre, dans le sens voulu, fut écrite par la margrave et adressée non pas au roi, mais au cardinal ; la lettre au roi ne devait venir qu’après qu’on aurait sondé le terrain à Versailles. Pendant ce temps-là, on agissait également auprès du maréchal de Richelieu, alors général de l’armée française en Saxe, et, sans rien obtenir quant à l’ensemble des affaires, on parvenait personnellement, par des moyens indirects, à le ralentir. Il y eut là des semaines terribles d’angoisse pour la margrave. Berlin avait été deux jours au pouvoir de l’armée autrichienne, qui en avait rançonné les habitants. Frédéric, dans les singuliers vers qu’il rimait vaille que vaille dans les courts entractes des combats, et qui couraient ensuite presque autant que des bulletins, avait manifesté un dessein plus antique que moderne : c’était, après avoir tenté un dernier grand coup, de ne point survivre à sa ruine, de se donner la mort. Il avait dit dans l’épître à d’Argen
Ami, le sort en est jeté ?Las du destin qui m’importune,Las de ployer dans l’infortune, etc.
Il l’allait redire à Voltaire, dans les meilleurs vers qu’il ait faits :
Pour moi, menacé du naufrage,Je dois, en affrontant l’orage,Penser, vivre, et mourir en roi.
Il le répétait à sa sœur en finissant l’épître à elle adressée (août 1757) :
Ainsi, mon seul asile et mon unique portSe trouve, chère sœur, dans les bras de la mort.
Sa sœur lui répondit aussitôt (15 septembre) :
Votre lettre et celle que vous avez écrite à Voltaire, mon cher frère, m’ont presque donné la mort. Quelles funestes résolutions, grand Dieu ! Ah ! mon cher frère, vous dites que vous m’aimez, et vous me plongez le poignard dans le cœur. Votre épître que j’ai reçue m’a fait répandre un ruisseau de larmes. J’ai honte à présent de tant de faiblesse. Mon malheur serait si grand, que j’y trouverais de plus dignes ressources. Votre sort décidera du mien ; je ne survivrai ni à vos infortunes, ni à celles de ma maison. Vous pouvez compter que c’est ma ferme résolution. Mais, après cet aveu, j’ose vous supplier d’examiner le pitoyable état de votre ennemie (Marie-Thérèse) lorsque vous étiez devant Prague. C’est le changement subit de la fortune pour les deux partis : ce changement peut se renouveler lorsqu’on y pensera le moins. César fut esclave des pirates, et devint le maître de la terre. Un grand génie comme le vôtre trouve des ressources quand même tout est perdu…
Voltaire écrivait à Frédéric dans le même sens, et rachetait tous ses torts passés par le bon sens et la franchise de ses remontrances. Se tuer pour ne pas céder, dans la position de Frédéric, c’était faire acte de fierté encore plus que de courage, surtout de courage patriotique et civil :
Les Caton et les Othon, lui disait Voltaire, dont Votre Majesté trouve la mort belle, n’avaient guère autre chose à faire qu’à servir ou qu’à mourir ; encore Othon n’était-il pas sûr qu’on l’eût laissé vivre ; il prévint par une mort volontaire celle qu’on lui eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d’exiger un tel parti ; en un mot, votre vie est très nécessaire : vous sentez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l’Europe ne sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c’est un devoir pour un homme tel que vous de se réserver aux événements. J’ose vous dire bien plus ; croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité héroïque, elle ne serait pas approuvée ; vos partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient.
Quant à la margrave, après avoir fait ses objections à Frédéric, elle n’hésitait pas et se tenait prête à partager et à imiter son sort : « Je suis dans un état affreux, écrivait-elle à Voltaire (le 19 août), et ne survivrai pas à la destruction de ma maison et de ma famille : c’est l’unique consolation qui me reste. » Et le 16 octobre : « Notre situation est toujours la même : un tombeau fait notre point de vue. Quoique tout semble perdu, il nous reste des choses qu’on ne pourra nous enlever : c’est la fermeté et les sentiments du cœur. » Cependant, Frédéric discutait librement avec elle de ses résolutions tragiques, de leur commune et unanime destinée ; il sentait la force des raisons qu’on lui opposait, et il les admettait en partie :
Si je ne suivais que mon inclination, je me serais dépêché d’abord après la malheureuse bataille que j’ai perdue ; mais j’ai senti que ce serait faiblesse, et que c’était mon devoir de réparer le mal qui était arrivé. Mon attachement à l’État s’est réveillé ; je me suis dit : Ce n’est pas dans la bonne fortune qu’il est rare de trouver des détenteurs, mais c’est dans la mauvaise.
Mais cet attachement à l’État ne le pouvait contraindre, prétendait-il, au-delà de certaines limites, et il y avait des humiliations qu’il ne se croyait pas tenu de subir :
Vous verrez par le billet ci-joint ce que je tente encore ; c’est le dernier essai. La reconnaissance, le tendre attachement que j’ai pour vous, cette amitié de vieille roche qui ne se dément jamais, m’oblige d’en agir sincèrement avec vous. Non, ma divine sœur, je ne vous cacherai aucune de mes démarches, je vous avertirai de tout ; mes pensées, le fond de mon cœur, toutes mes résolutions, tout vous sera ouvert et connu à temps. Je ne précipiterai rien, mais aussi me sera-t-il impossible de changer de sentiments… Je suis très résolu de lutter encore contre l’infortune ; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l’opprobre de ma maison… Quant à vous, mon incomparable sœur, je n’ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même, et je ne saurais condamner en vous les sentiments que j’éprouve tous les jours… Il ne me reste que vous seule dans l’univers, qui m’y attachiez encore ; mes amis, mes plus chers parents sont au tombeau ; enfin, j’ai tout perdu. Si vous prenez la résolution que j’ai prise, nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c’est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils seront chargés, et à porter le poids que nous avons soutenu si longtemps. Ce sont là, mon adorable sœur, de tristes réflexions ; mais elles conviennent à mon état présent. Au moins ne pourra-t-on pas dire que j’aie survécu à la liberté de ma patrie et à la grandeur de ma maison, et l’époque de ma mort deviendra celle de la tyrannie de la maison d’Autriche.
Les distances, les difficultés des chemins amenaient entre lui et la margrave des interruptions et des intervalles de silence qui faisaient craindre à celle-ci que tout ne fût accompli et consommé : témoin cette lettre fiévreuse, délirante, et qui exprime le moment le plus exalté, le paroxysme de sa tendresse et de son inquiétude :
La mort et mille tourments ne sauraient égaler l’affreux état où je suis. Il court des bruits qui me font frémir : on dit que vous êtes dangereusement blessé ; d’autres (disent), malade. En vain je me suie tourmentée pour avoir de vos nouvelles ; je ne puis en apprendre. Ô mon cher frère ! quoi qu’il puisse vous arriver, je ne vous survivrai pas. Si je reste encore dans la cruelle incertitude, où je suis, j’y succomberai, et je serai heureuse. J’ai été sur le point de vous envoyer un courrier, mais je n’ai osé le faire. Au nom de Dieu, faites-moi écrire un mot. Je ne sais ce que j’ai écrit ; j’ai le cœur déchiré, et je sens qu’à force d’inquiétude et d’alarmes, mon esprit s’égare. Ô mon cher adorable frère ! ayez compassion de moi. Veuille le ciel que je me trompe, et que vous me fassiez gronder ! mais la moindre chose qui vous regarde me pénètre le cœur et alarme trop vivement ma tendresse. Que je périsse mille fois, pourvu que vous viviez et que vous soyez heureux ! Je ne puis en dire davantage ; la douleur me suffoque… (15 octobre 1757.)
Dans cette extrémité, tandis que Frédéric raisonnait de sa situation en homme qui avait lu et médité le chapitre XIIe De la grandeur et de la décadence des Romains, et qu’il prétendait usurper le droit le plus ambitieux pour un mortel, celui de finir la pièce où il était acteur en ce monde à l’endroit où il le voulait, les choses subitement changèrent, et un souffle léger de la fortune vint rendre vaines ces altières réminiscences de Caton. On sait les circonstances imprévues de la bataille de Rosbach : une marche fausse, prolongée, devant un ennemi bien posté, qui avait eu le temps de se ranger en bataille, amena une défaite facile et prompte, mais dont l’effet moral fut immense. « C’était une bataille en douceur, dit Frédéric en l’annonçant à la margrave (5 novembre). Grâce à Dieu, je n’ai pas eu cent hommes de morts. » Mais il avait le droit d’ajouter : « À présent je descendrai en paix dans la tombe, depuis que la réputation et l’honneur de ma nation est sauvé. Nous pouvons être malheureux, mais nous ne serons pas déshonorés. »
Dans sa joie la margrave adressait à Voltaire un bulletin détaillé ; elle y joignait l’assurance que les bonnes intentions pour la paix étaient toujours les mêmes après comme avant : « J’écrirai au premier jour au cardinal (de Tencin) ; assurez-le, je vous prie, de toute mon estime, et dites-lui que je persiste toujours dans mon système de Lyon. » Elle prenait beaucoup sur elle en écrivant ces longues lettres ; sa santé était épuisée, une toux sèche la dévorait, et elle allait entrer dans les derniers, mois de ses mortelles souffrances.
Toute cette fin d’année (1757), elle ne cesse, même après la nouvelle et tout à fait glorieuse victoire de Lissa ou Leuthen, de suivre la négociation entamée : elle ne respire que la paix. Mais le cabinet de Versailles ne veut entendre à aucune proposition séparément de ses alliés ; il le voudrait, qu’en honneur il le peut moins que jamais après Rosbach, et la lassitude n’est encore assez grande d’aucune part pour déterminer à la modération. La mort du cardinal de Tencin, en mars 1758, vient priver d’un canal commode et sûr, dans le cas où il y aurait eu lieu de nouveau à l’employer.
Les lettres de la margrave et de son frère dans les premiers mois de 1758 sont assez rares, soit qu’on en ait perdu ou supprimé un bon nombre, soit que la maladie de la margrave les ait rendues moins fréquentes.
Frédéric essaie de sauver aux états de sa sœur les horreurs de la guerre, et, par ses diversions, d’attirer l’ennemi d’un autre côté. Il lui exprime dans chaque lettre, et de la manière la plus sentie, la part qu’il prend à ses souffrances et tout ce qu’elle est dans sa vie :
Quoi ! toute malade et infirme que vous êtes, vous pensez à tous les embarras où je me trouve ! En vérité, c’en est trop. Pensez plutôt, pensez-le et persuadez-vous-le bien, que sans vous il n’est plus de bonheur pour moi dans la vie, que de vos jours dépendent les miens, et qu’il dépend de vous d’abréger ou de prolonger ma carrière… Si vous m’aimez, donnez-moi quelques espérances de votre rétablissement. Non, la vie me serait insupportable sans vous. Ce ne sont pas des phrases, cela est vrai… Mon cœur et mon âme sont à Baireuth, chez vous, et mon corps chétif végète ici, sur les grands chemins et dans les camps.
Quant à elle, elle est arrivée au dernier période du mal et au terme extrême de la phthisie (10 août 1758) :
Vous voulez, mon cher frère, savoir des nouvelles de mon état, je suis, comme un pauvre Lazare, depuis six mois au lit. On me porte depuis huit jours sur une chaise et sur un char roulant, pour me faire un peu changer d’attitude. J’ai une toux sèche qui est très forte et qu’on ne peut maîtriser ; mes jambes, ainsi que mes mains et mon visage sont enflés comme un boisseau… Je suis résignée sur mon sort ; je vivrai et mourrai contente, pourvu que vous soyez heureux.
Elle mourut le 14 octobre de cette année (1758), à l’âge de quarante-neuf ans, le jour même où son frère était battu à Hochkirch par les Autrichiens. Quand il apprit cette mort trop prévue, il entra dans un deuil sombre : « Jamais je ne vis tant d’affliction, dit son lecteur M. de Catt dans des mémoires encore inédits ; volets fermés, un peu de jour éclairant sa chambre, des lectures sérieuses : Bossuet, Oraisons funèbres ; Fléchier, Mascaron ; un volume d’Young, qu’il me demanda. » Il a consacré à sa mémoire une noble page dans son Histoire de la guerre de Sept Ans. Je ne parle pas de divers endroits de ses poésies ; il sentait bien que ce n’était point par là qu’il la ferait vivre. Pour plus de sûreté il écrivit à Voltaire en lui recommandant celle qui n’était plus :
N’en perdez jamais la mémoire, lui disait-il, et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument à son honneur. Vous n’avez qu’à lui rendre justice, et, sans vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la plus belle.
Voltaire répondit par une lettre en vers comme il savait les improviser ; les éloges de la margrave y étaient mêlés à ceux de Frédéric. Ce n’était point là ce que Frédéric avait demandé ; il insista (janvier 1759):
J’ai reçu les vers que vous avez faits : apparemment que je ne me suis pas bien expliqué. Je désire quelque chose de plus éclatant et de public. Il faut que toute l’Europe pleure avec moi une vertu trop peu connue. Il ne faut point que mon nom partage cet éloge ; il faut que tout le monde sache qu’elle est digne de l’immortalité ; et c’est à vous de l’y placer.
Voltaire, malgré ses merveilleux talents, n’avait point, osons le dire, ce qui est propre à conférer l’immortalité aux morts et à leur assurer une dernière et impérissable couronne. Est-ce seulement ici l’éclat de la trompette lyrique qui lui manquait ? Certainement ce don lyrique, entre ses dons divers, il ne l’avait pas ; poète charmant, vif, inimitable dans la raillerie, pathétique même par accès et sensible par éclairs, il n’avait ni la splendeur des images, ni la magnificence du ton, ni ce que l’antique Pindare a appelé « la pure clarté des muses sonores ». Il n’avait pas en sa veine de quoi justifier cet autre mot du même poète, et qui porte avec lui sa preuve lumineuse : « Elle vit plus longtemps que les actions, la parole que la langue a tirée d’un esprit profond avec la rencontre des grâces. » Les grâces, il les rencontrait souvent, il les accostait volontiers, mais c’étaient les grâces familières ; et cette autre condition que veut Pindare, la profondeur, était absente. Sa muse était trop libertine au fond pour avoir longtemps sur sa lèvre l’effusion sacrée. Et c’est ici, puisqu’il s’agissait d’un hommage funèbre, qu’on se rend bien compte de tout ce qu’il aurait fallu encore, — quelque chose de la flamme d’un Bossuet, si ce n’est de celle d’un Pindare. La gravité, l’autorité de la parole, celle des doctrines, cette immortalité religieuse acceptée et passée dans le cœur, puisée à la source des croyances, qui s’étend de celui qui parle aux personnes qu’il célèbre et les revêt de leurs vertus épurées comme d’un linceul éblouissant et indestructible, tout cela manquait ; et, il faut le dire, la mémoire même de la généreuse et noble margrave n’y prêtait pas. Ses ironies, celles même de son frère, étaient trop voisines ; et, le poète eut-il été plus sublime ou plus grave, elles eussent suffi pour déconcerter son désir et pour déranger l’idéal du monument. Frédéric, remarquez-le bien, se mettait à ce moment presque en contradiction avec ses principes. Que veut-il pour sa sœur, en effet ? Il demande, il commande au poète un cri retentissant de douleur, un hommage public, durable, éclatant. Mais, à cette heure émouvante et solennelle, les voilà tous payés de leurs doctrines ; ils y trouvent un fonds d’aridité qui ne peut se racheter. La seule oraison funèbre qui se conçoive pour l’épicurien sincère est celle-ci : « Tout est fini, c’est irréparable ; nous-mêmes nous y serons demain. Pleurons en silence ! » Voltaire qui n’était pas précisément épicurien, mais que le sujet invitait à l’être, fit donc une ode plus agitée qu’émue, dans laquelle il s’évertuait de son mieux ; il s’écriait :
Ô Bareith ! ô vertus, ô grâces adorées !Femme sans préjugés, sans vice et sans erreur,Quand la mort t’enleva de ces tristes contrées.De ce séjour de sang, de rapine et d’horreur, etc.
Mais l’élan ne se soutient pas ; le style fait défaut, et la pensée se fatigue à vouloir s’élever et à remplir un rythme incomplet, mais encore trop large pour elle. Trahissant ses faiblesses secrètes, Voltaire ne put s’empêcher, en publiant d’abord son ode, d’y rattacher et d’y coudre en notes toutes sortes de malices qui n’y avaient nul rapport, des invectives contre les ennemis de la philosophie et contres les siens propres : il y vit surtout une occasion de semer par le monde une diatribe de plus, en la glissant dans les plis de la robe de cette renommée funèbre. Ce n’est point à de tels offices qu’il convient d’employer l’aile des muses, ces divines messagères.
Je ne veux rien diminuer des mérites de la margrave, après m’être attaché avec tant de soin à les rassembler et à les offrir aux yeux du lecteur. Elle était évidemment une personne des plus distinguées, spirituelle, naturelle, piquante, capable de satire, encore plus capable d’affection, tendrement dévouée à son frère, et l’égalant au besoin par la fermeté du caractère et le stoïcisme des résolutions : dans une des crises les plus extrêmes où se soient vues des personnes de leur rang, elle a fait acte de vigueur et de sacrifice ; si Frédéric avait fini violemment alors, elle serait indubitablement morte avec lui ; elle avait de l’âme d’une Porcia ou d’une Roland. Mais d’où vient qu’à toute cette existence et à cette physionomie si animée, si courageuse, il manque toutefois un certain charme, une certaine beauté idéale, et que le poète ou le peintre ne pourrait même la lui prêter sans être infidèle ? Il y a eu, en des temps plus voisins de nous, une autre sœur de roi aussi, qui a voulu partager la destinée de son frère et mourir avec lui : cet autre roi était loin d’être un grand homme ou même un homme supérieur, ce n’était qu’un honnête homme ; cette sœur, c’était une personne douce, pure, simple, pieuse, ayant surtout les trésors du cœur. Mourir avec son frère, mais non pas se tuer avec lui, voilà ce qu’avait médité dans son héroïsme patient et tranquille, et aux pieds du crucifix, cette angélique créature. Nommons-les par leurs noms : la sœur de Louis XVI, Mme Élisabeth, qui aurait pu tant de fois s’échapper et sortir de France, voulut demeurer là où était le danger et se résigna à tout souffrir et à périr. Le sacrifice s’est consommé ; et, grâce à cette simplicité de cœur de la victime, grâce à la sublimité des sources où elle s’inspirait, il est descendu sur elle, dans cette immolation suprême, un rayon qui ne la quitte plus et qui répand sur ce front sans tache et dans ce regard céleste la clarté sereine d’une figure de Raphaël. La pensée est ravie au-delà ; l’humanité est dépassée.
Cela dit, ne confondons point les ordres ; laissons les existences diverses et les personnages du passé dans les cadres naturels que la réalité nous offre et où notre observation les décrit. Contentons-nous de reconnaître et de saluer dans la margrave une des femmes originales du xviiie siècle, un esprit piquant, une rare fierté d’âme, un caractère et un profil qui a sa place, marquée non seulement dans l’anecdote, mais dans l’histoire de son temps, et qui, à meilleur droit encore que le prince Henri et à un degré plus rapproché, se distinguera toujours au fond du tableau à côté du roi son frère. Elle a son nom désormais et son titre dans l’avenir, sa correspondance couvre et rachète ses mémoires, et quand il sera question d’elle, on dira d’abord : C’est une sœur de roi.