Préface
Lorsque je rentrai en France en 1800, après une émigration pénible, mon ami, M. de Fontanes, rédigeait le Mercure de France ; il m’invita à écrire avec lui dans ce journal, pour le rétablissement des saines doctrines religieuses et monarchiques.
J’acceptai cette invitation : je donnai quelques articles au Mercure, avant même d’avoir publié▶ Atala, avant d’être connu, car mon Essai historique était resté enseveli en Angleterre. Ces combats n’étaient pas sans quelques périls : on ne pouvait alors arriver à la politique que par la littérature ; la police de Buonaparte entendit à demi-mot ; le donjon de Vincennes, les déserts de la Guyane et la plaine de Grenelle attendaient encore, si besoin, était, les écrivains royalistes. Mon premier article sur le voyage en Espagne de M. de Laborde faillit de me coûter cher : Buonaparte menaça de me faire sabrer sur les marches de son palais, ce furent ses expressions. Il ordonna la suppression du Mercure et sa réunion à La Décade. Le Journal des débats, qui avait osé répéter l’article, fut bientôt après ravi à ses propriétaires.
Au retour du roi, je réclamai auprès du gouvernement la propriété du Mercure, que j’avais acheté de M. de Fontanes pour une somme de 20,000 francs. Je m’étais imaginé que la cause qui avait fait supprimer cet ouvrage ferait un peu valoir mon bon droit ; je me trompai. C’est ainsi qu’ayant eu à répéter une part de mes appointements de ministre en Suède, je n’ai pu l’obtenir, par la raison qu’ayant fait le voyage de Gand, je ne m’étais pas rendu à mon poste à Stockolm ; c’est ainsi qu’en sortant du ministère, non seulement on ne m’a pas alloué le traitement de retraite accoutumé, mais encore on m’a supprimé ma pension de ministre d’État. Je rappelle ceci non pour me plaindre, mais afin qu’on ne fasse pas à l’avenir porter sur d’autres que moi ces méprisables vengeances, et ces ignobles économies, si peu d’accord avec la générosité naturelle de nos monarques et la dignité de la couronne.
Un choix des articles du Mercure a été fait par moi : ces articles, réunis à quelques autres articles littéraires tirés du Conservateur et du Journal des débats, forment la collection renfermée dans ce volume Les lettres n’ont jamais été plus honorables que lorsque, dans le silence du monde subjugué, elles proclamaient des vérités courageuses et faisaient entendre les accents de la liberté au milieu des cris de la victoire.
Puisque le nom de M. de Fontanes est venu se placer naturellement sous ma plume, qu’il me soit permis de payer ici un nouveau tribut de regret et de douleur à la mémoire de l’excellent homme que la France littéraire pleurera longtemps. Si la Providence me laisse encore quelques jours sur la terre, j’écrirai la vie de mon illustre et généreux ami. Il annonça au monde ce que, selon lui, je devais devenir ; moi je dirai ce qu’il a été : ses droits auprès de la postérité seront plus sûrs que les miens.
De l’Angleterre et des Anglais
Si un instinct sublime n’attachait pas l’homme à sa patrie, sa condition la plus naturelle sur la terre serait celle de voyageur. Une certaine inquiétude le pousse sans cesse hors de lui ; il veut tout voir, et puis il se plaint quand il a tout vu. J’ai parcouru quelques régions du globe ; mais j’avoue que j’ai mieux observé le désert que les hommes, parmi lesquels, après tout, on trouve souvent la solitude.
J’ai peu séjourné chez les Allemands, les Portugais et les Espagnols, mais j’ai vécu assez longtemps avec les Anglais. Comme c’est aujourd’hui le seul peuple qui dispute l’empire aux Français, les moindres détails sur lui deviennent intéressants.
Érasme est le plus ancien des voyageurs que je connaisse, qui nous ait parlé des Anglais. Il n’a vu à Londres, sous Henri VIII, que des barbares et des huttes enfumées. Longtemps après, Voltaire, qui avait besoin d’un parfait philosophe, le plaça parmi les Quakers, sur les bords de la Tamise. Les tavernes de la Grande-Bretagne devinrent le séjour des esprits-forts, de la vraie liberté, etc., etc., quoiqu’il soit bien connu que le pays du monde où l’on parle le moins de religion, où on la respecte le plus, où l’on agite le moins de ces questions oiseuses qui troublent les empires, soit l’Angleterre.
Il me semble qu’on doit chercher le secret des mœurs des Anglais dans l’origine de ce peuple. Mélange du sang français et du sang allemand, il forme la nuance entre ces deux nations. Leur politique, leur religion, leur militaire, leur littérature, leurs arts, leur caractère national, me paraissent placés dans ce milieu ; ils semblent réunir, en partie, à la simplicité, au calme, au bon sens, au mauvais goût germanique, l’éclat, la grandeur, l’audace et la vivacité de l’esprit français.
Inférieurs à nous, sous plusieurs rapports, ils nous sont supérieurs en quelques autres, particulièrement en tout ce qui tient au commerce et aux richesses. Ils nous surpassent encore en propreté ; et c’est une chose remarquable, que ce peuple qui paraît si pesant, a, dans ses meubles, ses vêtements, ses manufactures, une élégance qui nous manque. On dirait que l’Anglais met dans le travail des mains la délicatesse que nous mettons dans celui de l’esprit.
Le principal défaut de la nation anglaise c’est l’orgueil, et c’est le défaut de tous les hommes. Il domine à Paris comme à Londres, mais modifié par le caractère français, et transformé en amour-propre. L’orgueil pur appartient à l’homme solitaire, qui ne déguise rien, et qui n’est obligé à aucun sacrifice ; mais l’homme qui vit beaucoup avec ses semblables est forcé de dissimuler son orgueil, et de le cacher sous les formes plus douces et plus variées de l’amour-propre. En général les passions sont plus dures et plus soudaines chez l’Anglais ; plus actives et plus raffinées chez le Français. L’orgueil du premier veut tout écraser de force en un instant ; l’amour-propre du second mine tout avec lenteur. En Angleterre, on hait un homme pour un vice, pour une offense ; en France un pareil motif n’est pas nécessaire. Les avantages de la figure ou de la fortune, un succès, un bon mot suffisent. Cette haine, qui se forme de mille détails honteux, n’est pas moins implacable que la haine qui naît d’une plus noble cause. Il n’y a point de si dangereuses passions que celles qui sont d’une basse origine ; car elles sentent cette bassesse, et cela les rend furieuses. Elles cherchent à la couvrir sous des crimes, et à se donner, par les effets, une sorte d’épouvantable grandeur qui leur manque par le principe. C’est ce qu’a prouvé la révolution.
L’éducation commence de bonne heure en Angleterre. Les filles sont envoyées à l’école, dès leur plus tendre jeunesse. Vous voyez quelquefois des groupes de ces petites Anglaises, toutes en grands mantelets blancs, un chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, une corbeille passée au bras, et dans laquelle sont des fruits et un livre ; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu’on les regarde. Quand j’ai revu nos petites Françaises coiffées à l’huile antique, relevant la queue de leur robe, regardant avec effronterie, fredonnant des airs d’amour et prenant des leçons de déclamation, j’ai regretté la gaucherie et la pudeur des petites Anglaises : un enfant sans innocence est une fleur sans parfum.
Les garçons passent aussi leur première jeunesse à l’école, où ils apprennent le grec et le latin. Ceux qui se destinent à l’église, ou à la carrière politique, vont de là aux universités de Cambridge ou d’Oxford. La première est particulièrement consacrée aux mathématiques, en mémoire de Newton ; mais en général les Anglais estiment peu cette étude, qu’ils croient très dangereuse aux bonnes mœurs, quand elle est portée trop loin. Ils pensent que les sciences dessèchent le cœur, désenchantent la vie, mènent les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme à tous les crimes. Les belles-lettres au contraire, disent-ils, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité, et conduisent ainsi, par la religion, à la pratique de toutes les vertus1.
L’agriculture, le commerce, le militaire, la religion, la politique, telles sont les carrières ouvertes à l’Anglais devenu homme. Est-on ce qu’on appelle un gentleman farmer (un gentilhomme cultivateur) ? on vend son blé, on fait des expériences sur l’agriculture ; on chasse le renard ou la perdrix en automne ; on mange l’oie grasse à Noël ; on chante le roast beef of old England, on se plaint du présent, on vante le passé, qui ne valait pas mieux, et le tout en maudissant Pitt et la guerre, qui augmente le prix du vin de Porto ; on se couche ivre, pour recommencer le lendemain la même vie.
L’état militaire, quoique si brillant sous la reine Anne, était tombé dans un discrédit dont la guerre actuelle l’a relevé. Les Anglais ont été longtemps sans songer à tourner leurs forces vers la marine. Ils ne voulaient se distinguer que comme puissance continentale. C’était un reste des vieilles opinions, qui tenaient le commerce à déshonneur. Les Anglais ont toujours eu comme nous une physionomie historique, qui les distingue dans tous les siècles. Aussi c’est la seule nation, qui, avec la française, mérite proprement ce nom en Europe. Quand nous avions notre Charlemagne, ils avaient leur Alfred. Leurs archers balançaient la renommée de notre infanterie gauloise ; leur prince Noir le disputait à notre Duguesclin, et leurs Marlborough à nos Turenne. Leurs révolutions et les nôtres se suivent ; nous pouvons nous vanter de la même gloire, et déplorer les mêmes crimes et les mêmes malheurs.
Depuis que l’Angleterre est devenue puissance maritime, elle a déployé son génie particulier dans cette nouvelle carrière ; ses marins sont distingués de tous les marins du monde. La discipline de ses vaisseaux est singulière ; le matelot anglais est absolument esclave. Mis à bord de force, obligé de servir malgré lui, cet homme si indépendant, tandis qu’il est laboureur, semble perdre tous ses droits à la liberté aussitôt qu’il devient matelot. Ses supérieurs appesantissent sur lui le joug le plus dur et le plus humiliant. Comment des hommes si orgueilleux et si maltraités se soumettent-ils à une pareille tyrannie ? C’est là le miracle d’un gouvernement libre ; c’est que le nom de la loi est tout-puissant dans ce pays ; et quand elle a parlé, nul ne résiste.
Je ne crois pas que nous puissions, ni même que nous devions jamais transporter la discipline anglaise sur nos vaisseaux. Le Français, spirituel, franc, généreux, veut approcher de son chef ; il le regarde comme son camarade encore plus que comme son capitaine. D’ailleurs, une servitude aussi absolue que celle du matelot anglais ne peut émaner que d’une autorité civile : or, il serait à craindre qu’elle ne fût méprisée de nos marins ; car malheureusement le Français obéit plutôt à l’homme qu’à la loi ; et ses vertus sont plus des vertus privées que des vertus publiques.
Nos officiers de mer étaient plus instruits que les officiers anglais. Ceux-ci ne savent que leurs manœuvres ; ceux-là étaient des mathématiciens et des hommes savants dans tous les genres. En général, nous avons déployé dans notre marine notre véritable caractère : nous y paraissons comme guerriers et comme artistes. Aussitôt que nous aurons des vaisseaux, nous reprendrons notre droit d’aînesse sur l’océan comme sur la terre. Nous pourrons faire aussi des observations astronomiques et des voyages autour du monde ; mais pour devenir jamais un peuple de marchands, je crois que nous pouvons y renoncer d’avance. Nous faisons tout par génie et par inspiration ; mais nous mettons peu de suite à nos projets. Un grand homme en finance, un homme hardi en entreprises commerciales, s’élèvera peut-être parmi nous ; mais son fils poursuivra-t-il la même carrière, et ne pensera-t-il pas à jouir de la fortune de son père, au lieu de songer à l’augmenter ? Avec un tel esprit, une nation ne devient point mercantile ; le commerce a toujours eu chez nous je ne sais quoi de poétique et de fabuleux, comme le reste de nos mœurs. Nos manufactures ont été créées par enchantement ; elles ont jeté, un grand éclat, et puis elles se sont éteintes. Tant que Rome fut prudente, elle se contenta des Muses et de Jupiter, et laissa Neptune à Carthage. Ce dieu n’avait après tout que le second empire ; et Jupiter lançait aussi la foudre sur l’Océan.
Le clergé anglican est instruit, hospitalier et généreux. Il aime sa patrie et sert puissamment au maintien des lois. Malgré les différences d’opinion, il a reçu le clergé français avec une charité vraiment chrétienne. L’université d’Oxford a fait imprimer à ses frais et distribuer gratis aux pauvres curés un Nouveau Testament latin, selon la version romaine, avec ces mots : À l’usage du clergé catholique, exilé pour la religion. Rien n’est plus délicat et plus touchant. C’est sans doute un beau spectacle pour la philosophie, que de voir, à la fin du dix-huitième siècle, un clergé anglican donner l’hospitalité à des prêtres papistes, souffrir l’exercice public de leur culte et même l’établissement de quelques communautés. Étrange vicissitude des opinions et des affaires humaines ! Le cri un pape ! un pape ! a fait la révolution sous Charles Ier, et Jacques II perdit sa couronne pour avoir protégé la religion catholique !
Ceux qui s’effraient au seul mot de religion, ne connaissent guère l’esprit humain ; ils voient toujours cette religion telle quelle était dans les âges de fanatisme et de barbarie, sans songer qu’elle prend, comme toute autre institution, le caractère des siècles où elle passe.
Toutefois le clergé anglais n’est pas sans défaut. Il néglige trop ses devoirs, il aime trop le plaisir, il donne trop de bals, il se mêle trop aux fêtes du monde. Rien n’est plus choquant pour un étranger que de voir un jeune ministre promener lourdement une jolie femme entre les deux files d’une contre-danse anglaise. Il faut qu’un prêtre soit un personnage tout divin ; il faut qu’autour de lui règnent la vertu et le mystère, qu’il vive retiré dans les ténèbres du temple, et que ses apparitions soient rares parmi les hommes ; qu’il ne se montre enfin au milieu du siècle que pour faire du bien aux malheureux. C’est à ce prix qu’on accorde au prêtre le respect et la confiance ; il perdra bientôt l’un et l’autre s’il est assis au festin à nos côtés, si on se familiarise avec lui, s’il a tous les vices du temps, et qu’on puisse un moment le soupçonner faible et fragile comme les autres hommes.
Les Anglais déploient une grande pompe dans leurs fêtes religieuses ; ils commencent même à orner leurs temples de tableaux. Ils ont à la fin senti qu’une religion sans culte n’est que le songe d’un froid enthousiaste, et que l’imagination de l’homme est une faculté qu’il faut nourrir comme la raison.
L’émigration du clergé français a beaucoup servi à répandre ces idées. On peut remarquer que, par un retour naturel vers, les institutions de leurs pères, les Anglais se plaisaient depuis longtemps à mettre en scène, sur leur théâtre et dans leurs livres, la religion romaine.
Dans ces derniers temps, le catholicisme apporté à Londres, par les prêtres exilés de France, se montre aux Anglais précisément comme dans leurs romans, à travers le charme des ruines et la puissance des souvenirs. Tout le monde a voulu entendre l’oraison funèbre d’une Fille de France, prononcée à Londres par un évêque émigré, dans une écurie.
L’église anglicane a surtout conservé pour les morts la plus grande partie des honneurs que leur rend l’église romaine.
Dans toutes les grandes villes d’Angleterre, il y a des hommes appelés undertakers (entrepreneurs) qui se chargent des pompes funèbres. On lit souvent sur leurs boutiques King’s coffinmaker : Faiseur de cercueils du roi ; ou bien, Funerals performed here ; mot à mot : Ici on représente des funérailles. Il y a longtemps qu’on ne voit plus parmi nous que des représentations de la douleur, et il faut bien acheter des larmes quand personne n’en donne à nos cendres. Les derniers devoirs qu’on rend aux hommes seraient bien tristes, s’ils étaient dépouillés des signes de la religion. La religion a pris naissance aux tombeaux, et les tombeaux ne peuvent se passer d’elle. Il est beau que le cri de l’espérance s’élève du fond d’un cercueil ; il est beau que le prêtre du Dieu vivant escorte la cendre de l’homme à son dernier asile ; c’est en quelque sorte l’immortalité qui marche à la tête de la mort.
La vie politique d’un Anglais est bien connue en France ; mais ce qu’on ignore assez généralement, ce sont les partis qui divisent le parlement aujourd’hui.
Outre le parti de l’opposition et le parti du ministère, il y en a un troisième qu’on peut appeler des anglicans, et à la tête duquel se trouve M. Wilberforce. C’est une centaine de membres qui tiennent fortement aux mœurs antiques et surtout à la religion. Leurs femmes sont vêtues comme des quakeresses ; ils affectent eux-mêmes une rigoureuse simplicité, et donnent une grande partie de leur revenu aux pauvres : M. Pitt est de leur secte. Ce sont eux qui l’avaient porté et qui l’ont soutenu au ministère ; car, en se jetant d’un côté ou de l’autre, ils sont à peu près sûrs de déterminer la majorité. Dans la dernière affaire d’Irlande, ils ont été alarmés des promesses que M. Pitt avait faites aux catholiques ; ils l’ont menacé de passer à l’opposition. Alors le ministre a donné habilement sa retraite, pour conserver ses amis dont l’opinion est intérieurement la sienne, et pour se tirer du pas difficile où les circonstances l’avaient engagé. Si le bill passe en faveur des catholiques, il n’en aura pas l’odieux vis-à-vis des anglicans ; si, au contraire, il est rejeté, les catholiques irlandais ne pourront l’accuser de manquer à sa parole…
On a demandé, en France, si M. Pitt avait perdu son crédit en perdant sa place ; un seul fait aurait dû répondre à cette question : M. Pitt est encore membre de la chambre des communes. Quand on le verra devenir pair et passer à la chambre haute, sa carrière politique sera finie.
C’est à tort que l’on croit ici quelque influence à la pure opposition. Elle est absolument tombée dans l’opinion publique ; elle n’a ni grands talents, ni véritable patriotisme. M. Fox lui-même ne peut plus rien pour elle ; il a perdu presque toute son éloquence : l’âge et des excès de table la lui ont enlevée. On sait que c’est son amour-propre blessé, plus encore qu’aucune autre raison, qui l’a tenu si longtemps éloigné du parlement.
Le bill qui exclut de la chambre des communes tout membre engagé dans les ordres sacrés, a été aussi mal interprété à Paris. On ne savait pas que ce bill n’a d’autre but que d’éloigner M. Horn Tooke, homme d’esprit, violent ennemi du gouvernement ; jadis dans les ordres, ensuite réfractaire ; autrefois ami de la puissance, jusqu’au point d’avoir été attaqué dans les Lettres de Junius, ensuite devenu l’apôtre de la liberté, comme tant d’autres.
Le parlement a perdu, dans M. Burke, un de ses membres les plus distingués. Il détestait la révolution ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’aucun Anglais n’a plus aimé les Français en particulier, et plus applaudi à leur valeur et à leur génie. Quoiqu’il fût peu riche, il avait fondé une école pour les petits Français expatriés, et il y passait des journées entières à admirer l’esprit et la vivacité de ces enfants. Il racontait souvent, à ce sujet, une anecdote : Ayant mené le fils d’un lord à cette école, les pauvres orphelins lui proposèrent de jouer avec eux. Le lord ne le voulut pas : « Je n’aime pas les Français, moi », répétait-il avec humeur. Un petit garçon n’en pouvant tirer que cette réponse, lui dit : « Cela n’est pas possible, vous avez un trop bon cœur pour nous haïr ; votre Seigneurie ne prendrait-elle point sa crainte pour sa haine ? »
Il faudrait maintenant parler de la littérature et des gens de lettres, mais cela nous mènerait trop loin et demande un article à part. Je me contenterai de rapporter quelques jugements littéraires qui m’ont fort étonné, parce qu’ils sont en contradiction directe avec nos opinions reçues.
Richardson est peu lu ; on lui reproche d’insupportables longueurs et de la bassesse de style. Hume et Gibbon ont, dit-on, perdu le génie de la langue anglaise, en remplissant leurs écrits d’une foule de gallicismes ; on accuse le premier d’être lourd et immoral. Pope ne passe que pour un versificateur exact et élégant ; Johnson prétend que son Essai sur l’homme n’est qu’un recueil de lieux communs, mis en beaux vers. C’est à Dryden et à Milton qu’on donne exclusivement le titre de poètes. Le Spectateur est presque oublié. On entend rarement parler de Locke, qui est regardé comme un assez faible idéologue. Il n’y a que les savants de profession qui lisent Bacon. Shakspeare seul conserve son empire. On en sentira aisément la raison par le trait suivant.
J’étais au théâtre de Covent-Garden, qui tire son nom, comme on sait, du jardin d’un ancien couvent où il est bâti. Un homme fort bien mis était assis auprès de moi ; il me demande « quelle est la salle où il se trouve ? » Je le regarde avec étonnement, et je lui réponds : « Mais, vous êtes à Covent-Garden. » — « Pretty garden indeed ! Joli jardin, en vérité ! » s’écrie-t-il en éclatant de rire et me présentant une bouteille de rhum. C’était un matelot de la Cité, qui, passant par hasard dans la rue à l’heure du spectacle, et voyant la foule se presser à une porte, était entré là pour son argent, sans savoir de quoi il s’agissait.
Comment les Anglais auraient-ils un théâtre supportable, quand leurs parterres sont composés de juges arrivant du Bengale ou de la côte de Guinée, qui ne savent seulement pas où ils sont ? Shakspeare doit régner éternellement chez un pareil peuple. On croit tout justifier, en disant que les folies du tragique anglais sont dans la nature. Quand cela serait vrai, ce ne sont pas toujours les choses naturelles qui touchent. Il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu’on versait pour elle. Le cœur humain veut plus qu’il ne peut ; il veut surtout admirer : il a en soi un élan vers je ne sais quelle beauté inconnue, pour laquelle il fut peut-être créé dans son origine.
Il y a même quelque chose de plus grave. Un peuple qui a toujours été à peu près barbare dans les arts, peut continuer à admirer des productions barbares, sans que cela tire à conséquence ; mais je ne sais jusqu’à quel point une nation qui a des chefs-d’œuvre en tous genres peut revenir à l’amour des monstres, sans exposer ses mœurs. C’est en cela que le penchant pour Shakspeare est bien plus dangereux en France qu’en Angleterre. Chez les Anglais il n’y a qu’ignorance, chez nous il y a dépravation. Dans un siècle de lumières, les bonnes mœurs d’un peuple très poli tiennent plus au bon goût qu’on ne pense. Le mauvais goût alors, qui a tant de moyens de se redresser, ne peut dépendre que d’une fausseté ou d’un biais naturel dans les idées : or, comme l’esprit agit incessamment sur le cœur, il est difficile que les voies du cœur soient droites, quand celles de l’esprit sont tortueuses. Celui qui aime la laideur n’est pas fort loin d’aimer le vice ; quiconque est insensible à la beauté peut bien méconnaître la vertu. Le mauvais goût et le vice marchent presque toujours ensemble ; le premier n’est que l’expression du second, comme la parole rend la pensée.
Je terminerai cette notice par quelques mots sur le sol, le ciel et les monuments de l’Angleterre.
Les campagnes de cette île sont presque sans oiseaux, les rivières petites ; cependant leurs bords ont quelque chose d’agréable par leur solitude. La verdure est très animée ; il y a peu ou point de bois ; mais chaque propriété étant fermée d’un fossé planté, quand vous regardez du haut d’une éminence, vous croyez être au milieu d’une forêt. L’Angleterre ressemble assez, au premier coup d’œil, à la Bretagne : des bruyères et des champs entourés d’arbres.
Le ciel de ce pays est moins élevé que le nôtre ; son azur est plus vif, mais moins transparent. Les accidents de lumière y sont beaux, à cause de la multitude des nuages. En été, quand le soleil se couche, à Londres, par-delà les bois de Kensington, on jouit quelquefois d’un spectacle fort pittoresque. L’immense colonne de fumée de charbon qui flotte sur la Cité, représente ces gros rochers noirs, enluminés de pourpre, qu’on voit dans nos décorations du Tartare ; tandis que les vieilles tours de Westminster, couronnées de nuages et rougies par les derniers feux du soleil, s’élèvent au-dessus de la ville, du palais et du parc de Saint-James, comme un grand monument de la mort, qui semble dominer tous les monuments des hommes.
Saint-Paul est le plus bel édifice moderne, et Westminster le plus bel édifice gothique de l’Angleterre. Je parlerai peut-être un jour de ce dernier. Souvent, en revenant de mes courses autour de Londres, j’ai passé derrière Whitehall, dans l’endroit où Charles fut décapité. Ce n’est plus qu’une cour abandonnée, où l’herbe croît entre les pierres. Je m’y suis quelquefois arrêté pour entendre le vent gémir autour de la statue de Charles II, qui montre du doigt la place où périt son père. Je n’ai jamais vu dans ces lieux que des ouvriers qui taillaient des pierres, en sifflant. Leur ayant demandé un jour ce que signifiait cette statue, les uns purent à peine me le dire, et les autres n’en savaient pas un mot. Rien ne m’a plus donné la juste mesure des événements de la vie humaine et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit ? Le temps a fait un pas et la face de la terre a été renouvelée. À ces générations divisées par les haines politiques, ont succédé des générations indifférentes au passé, mais qui remplissent le présent de nouvelles inimitiés qu’oublieront encore les générations qui doivent suivre.
Essai sur la littérature anglaise
Young
Lorsqu’un écrivain a formé une école nouvelle, et qu’après un demi-siècle de critique on le trouve encore en possession d’une grande renommée, il importe aux lettres de rechercher la cause de ce succès, surtout quand il n’est dû ni à la grandeur du génie, ni à la perfection du goût et de l’art.
Quelques situations tragiques, quelques mots sortis des entrailles de l’homme, je ne sais quoi de vague et de fantastique dans les scènes, des bois, des bruyères, des vents, des spectres, des tempêtes, expliquent la célébrité de Shakspeare.
Young, qui n’a rien de tout cela, doit peut-être une grande partie de sa réputation au beau tableau que présente l’ouverture de ses Nuits ou Complaintes. Un ministre du Tout-Puissant, un vieux père, qui a perdu sa fille unique, s’éveille au milieu des nuits pour gémir sur des tombeaux ; il associe à la mort, au temps et à l’éternité, la, seule chose que l’homme ait de grand en soi-même, je veux dire la douleur. Ce tableau frappe d’abord, et l’impression en est durable.
Mais avancez un peu dans ces Nuits, quand l’imagination, éveillée par le début du poète, a déjà créé tout un monde de pleurs et de rêveries, vous ne trouvez plus rien de ce que l’on vous a promis. Vous voyez un homme qui tourmente son esprit dans tous les sens, pour enfanter des idées tendres et tristes, et qui n’arrive qu’à une philosophie morose. Young, que le fantôme du monde poursuivait jusqu’au milieu des tombeaux, ne décèle dans toutes ses déclamations sur la mort qu’une ambition trompée ; il a pris son humeur pour de la mélancolie. Point de naturel dans sa sensibilité ; point d’idéal dans sa douleur. C’est toujours une main pesante qui se traîne sur la lyre.
Young a surtout cherché à donner à ses méditations le caractère de la tristesse. Or, ce caractère se tire de trois sources : les scènes de la nature, le vague des souvenirs, et les pensées de la religion.
Quant aux scènes de la nature, Young a voulu les faire servir à ses plaintes ; mais je ne sais s’il a réussi. Il apostrophe la lune, il parle à la nuit et aux étoiles, et l’on ne se sent point ému. Je ne pourrais dire où gît cette tristesse, qu’un poète fait sortir des tableaux de la nature ; mais il est certain qu’il la retrouve à chaque pas. Il unit son âme au bruit des vents, qui lui rappelle des idées de solitude : une onde qui fuit, c’est la vie ; une feuille qui tombe, c’est l’homme. Cette tristesse est cachée pour le poète, dans tous les déserts ; c’est l’Écho de la Fable desséchée par la douleur, et habitante invisible de la montagne.
La réflexion dans le chagrin doit toujours prendre la forme du sentiment et de l’image ; et dans Young, au contraire, le sentiment se change en réflexion et en raisonnement. Si j’ouvre la première complainte, je lis :
From short (as usual) and disturb’d repose I wake : how happy they who wake no more !Yet that were vain, if dreams infest the grave.I wake, emerging from a sea of dreamsTumultuous ; where my wreck desponding thoughtFrom wave to wave of fancy’d miseryAt random drove, her helm of reason lost.…………………………………………………The day too short for my distress ; and nightEv’n in the zenith of her dark domainIs sunshine to the colour of my fate.« D’un repos court et trouble je m’éveille. Ô heureux ceux qui ne se réveillent plus ! encore cela même est-il vain, si les rêves habitent au tombeau ! Je sors d’une mer troublée de songes, où ma pensée triste et submergée, privée du gouvernail de sa raison, flotte au gré des vagues d’une misère imaginaire…… Le jour est trop court pour ma tristesse ; et la nuit, même au zénith de son noir domaine, est un soleil auprès de la couleur de mon sort. »
Est-ce là le langage de la douleur ? Je sais que la traduction mot à mot ne rend ni la
nuance de l’expression, ni l’harmonie du style ; mais une traduction littérale n’est
jamais ridicule quand le texte ne l’est pas. Qu’est-ce que c’est qu’une pensée sans gouvernail, flottant de vague en
vague sur une mer de malheur
imaginaire ? Qu’est-ce qu’une nuit qui est un
soleil auprès de la couleur d’un sort ? Le seul trait
remarquable de ce morceau, c’est le sommeil du tombeau, peut-être aussi
troublé par des songes. Mais cela rappelle trop le mot d’Hamlet :
To sleep ! — to dream ! Dormir ! — rêver !
Ossian se lève aussi au milieu de la nuit pour pleurer ; mais Ossian pleure.
Lead, son of Alpin, lead the aged to his woods. The winds begin to rise. The dark wave of the lake resounds. Bends there not a tree from Mora, with its branches bare ? It beats, son of Alpin, in the rustling blast. My harp hangs on a blasted branch. The sound of its strings is mournful. Does the wind touch thee, o harp ! or is it some passing ghost ! It is the hand of Malvina ! But bring me the harp, son of Alpin ; another song shall arise. My soul shall depart in the sound ; my fathers shall hear it in their airy hall. Their dim faces shall hang, with joy, from their cloud ; and their hands receive their son.
« Conduis-moi, fils d’Alpin, conduis le vieillard à ses bois. Les vents se lèvent, les flots noircis du lac murmurent. Ne vois-tu pas sur le sommet de Mora un arbre qui s’incline avec toutes ses branches dépouillées ? Il s’incline, ô fils d’Alpin, sous le bruyant tourbillon. Ma harpe est suspendue à l’une de ses branches desséchées. Le son de ses cordes est triste. Ô harpe, le vent t’a-t-il touchée, ou bien est-ce un léger fantôme ? C’est la main de Malvina ! donne-moi la harpe, fils d’Alpin. Il faut qu’un autre chant s’élève ! Mon âme s’envolera au milieu des sons. Mes pères entendront ces soupirs dans leur salle aérienne. Du fond de leurs nuages ils pencheront avec joie leurs visages obscurs, et leurs bras recevront leur fils. »
Voilà des images tristes, voilà de la rêverie.
Les Anglais conviennent que la prose d’Ossian est aussi poétique que les vers, et qu’elle en a toutes les inversions. Or, on voit que la traduction littérale est ici très supportable. Ce qui est beau, simple et naturel, l’est dans toutes les langues.
On croit généralement que ces images mélancoliques, empruntées des vents, de la lune,
des nuages, ont été inconnues des anciens ; il y en a pourtant quelques exemples dans
Homère, et surtout un charmant dans Virgile. Énée aperçoit l’ombre de Didon dans
l’épaisseur d’une forêt,
comme on voit, ou comme on croit voir, la
lune nouvelle se lever au milieu des nuages
.
Qualem primoque surgere menseAut videt, aut vidisse putat per nubila lunam.
Remarquez toutes les circonstances. C’est la lune qu’on voit ou qu’on croit voir se lever à travers les nuages ; l’ombre de Didon est déjà réduite à bien peu de chose. Mais cette lune est dans sa première phase. Qu’est-ce donc que cet astre lui-même ? — L’ombre de Didon ne semble-t-elle pas s’évanouir ? On retrouve ici Ossian dans Virgile ; mais c’est Ossian sous le ciel de Naples, sous un ciel où la lumière est plus pure et les vapeurs plus transparentes.
Young a donc premièrement ignoré, ou plutôt mal exprimé, cette tristesse, qui se nourrit du spectacle de la nature, et qui, douce ou majestueuse, suit le cours naturel des sentiments. Combien Milton est supérieur au chantre des Nuits, dans la noblesse de la douleur ! Rien n’est beau comme ces quatre vers qui terminent le Paradis perdu :
The world was all before them, where to chooseTheir place of rest, and Providence their guide :They, hand in hand, with wandering steps and slow,Through Eden took their solitary way.« Le monde entier s’ouvrait devant eux. Ils pouvaient y choisir un lieu de repos ; la Providence était leur seul guide : Ève et Adam, se tenant par la main, et marchant à pas lents et indécis, prirent à travers Éden leur chemin solitaire. »
On voit toutes les solitudes du monde ouvertes devant notre premier père ; toutes ces mers qui baignent des côtes inconnues ; toutes ces forêts qui se balancent sur un globe inhabité, et l’homme laissé seul avec son péché au milieu des déserts de la création.
Hervey, dans ses Méditations (quoique d’un génie moins élevé que l’auteur des Nuits), a quelquefois montré une sensibilité plus douce et plus vraie. On connaît ces vers sur l’enfant qui goûte à la coupe de la vie :
Mais sentant sa liqueur d’amertume suivie,Il détourna la tête, et regardant les cieux,Pour jamais au soleil il referma les yeux.
Le docteur Beattie, poète écossais, qui vit encore2, a répandu dans son Minstrel la rêverie la plus aimable. C’est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde de la montagne, qui ignore encore le génie dont il est tourmenté. Tantôt le poète futur va s’asseoir au bord des mers pendant une tempête ; tantôt il quitte les jeux du village, pour aller entendre à l’écart et dans le lointain le son des musettes. Young était peut-être appelé par la nature à traiter de plus hauts sujets ; mais alors ce n’était pas le poète complet. Milton, qui a chanté les douleurs du premier homme, a aussi soupiré le Penseroso.
Ceux de nos bons écrivains qui ont connu le charme de la rêverie, ont prodigieusement surpassé le docteur anglais. Chaulieu a mêlé, comme Horace, les pensées de la mort aux illusions de la vie. Ces vers si connus valent, pour la mélancolie, toutes les exagérations du poète d’Albion :
Grotte, d’où sort ce clair ruisseau,De mousse et de fleur tapissée,N’entretiens jamais ma penséeQue du murmure de ton eau.………………………………
Fontenay, lieu délicieux,Où je vis d’abord la lumière,Bientôt au bout de ma carrière,Chez toi je joindrai mes aïeux.
Muses, qui dans ce lieu champêtreAvec soin me fîtes nourrir ;Beaux arbres, qui m’avez vu naître,Bientôt vous me verrez mourir.
Et l’inimitable La Fontaine, comme il sait rêver aussi !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie,Je ne dormirai point sous de riches lambris ;Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?En est-il moins profond et moins plein de délices ?Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices !
C’est un grand poète que celui-là qui a fait de pareils vers.
La page la plus rêveuse d’Young ne peut être comparée à ce passage de J.-J. Rousseau :
« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île, et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens, et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent, sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours, actif de mon âme, ne laissait pas de m’attacher au point, qu’appelé par l’heure et le signal convenu, je ne pouvais m’arracher de là sans efforts. »
Ce passage de Rousseau me rappelle qu’une nuit, étant couché dans une cabane, en Amérique, j’entendis un murmure extraordinaire qui venait d’un lac voisin. Prenant ce murmure pour l’avant-coureur d’un orage, je sortis de la hutte pour regarder le ciel. Jamais je n’ai vu de nuit plus belle et plus pure. Le lac s’étendait tranquille, et répétait la lumière de la lune, qui brillait sur les pointes des montagnes et sur les forêts du désert. Un canot indien traversait les flots en silence. Le bruit que j’avais entendu provenait du flux du lac, qui commençait à s’élever, et qui imitait une sorte de gémissement sous les rochers du rivage. J’étais sorti de la hutte avec l’idée d’une tempête, qu’on juge de l’impression que fit sur moi le calme et la sérénité de ce tableau ; ce fut comme un enchantement.
Young a mal profité, ce me semble, des rêveries qu’inspirent de pareilles scènes, parce que son génie manquait éminemment de tendresse. Par la même raison, il a échoué dans cette seconde sorte de tristesse que j’ai appelée tristesse des souvenirs.
Jamais le chantre des tombeaux n’a de ces retours attendrissants vers le premier âge de la vie, alors que tout est innocence et bonheur. Il ignore les souvenirs de la famille et du toit paternel ; il ne connaît point les regrets pour les plaisirs et les jeux de l’enfance ; il ne s’écrie point, comme le chantre des Saisons :
Welcome, kindred glooms !Congenial horrors, hail ! with frequent foot,Pleas’d have I, in my chearful morn of life,When nurs’d by careless solitude I liv’d,And sung of Nature with unceasing joy,Pleas’d have I wander’d thro’ your rough domain ;Trod the pur virgin-snows, myself pure, etc.« Ombres propices des hivers, agréables horreurs, je vous salue. Combien de fois, au matin de ma vie, lorsque rempli d’insouciance et nourri par la solitude, je chantais la nature dans une extase sans fin, combien de fois n’ai-je point erré avec ravissement dans les régions des tempêtes, foulant les neiges virginales, moi-même aussi pur qu’elles ! »
Gray, dans son ode sur une vue lointaine du collège d’Eton, a répandu cette même douceur des souvenirs :
Ah ! happy hills, ah ! pleasing shade,Ah ! fields belov’d in vain,Where once my careless childhood stray’dA stranger yet to pain !I feel the gales that from you blow……………………………………………My weary soul they seem to sooth,And redolent of joy and youthTo breath a second spring.« Ô heureuse colline ! Ô doux ombrage ! Ô champs aimés en vain, champs où se joua ma tranquille enfance, encore étrangère aux douleurs ! Je sens les vents qui soufflent de vos bocages… Ils semblent ranimer mon âme fatiguée, et, parfumés de joie et de jeunesse, m’apporter un second printemps. »
Quant aux souvenirs du malheur, ils sont nombreux dans le poète anglais. Mais pourquoi semblent-ils encore manquer de vérité comme tout le reste ? Pourquoi le lecteur ne peut-il s’intéresser aux larmes du chantre des Nuits ? Gilbert expirant à la fleur de son âge, dans un hôpital, et se rappelant l’abandon où ses amis l’ont laissé, attendrit tous les cœurs :
Au banquet de la vie, infortuné convive,J’apparus un jour, et je meurs !Je meurs, et sur ma tombe où lentement j’arrive,Nul ne viendra verser des pleurs.
Adieu champs fortunés, adieu douce verdure,Adieu riant exil des bois ;Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,Adieu pour la dernière fois !
Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacréeTant d’amis sourds à mes adieux !Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,Qu’un ami leur ferme les yeux !
Voyez dans Virgile les femmes troyennes, assises au bord de la mer, et
qui regardent en pleurant l’immensité des flots
.
Cunctæque profondumPontum aspectabant flentes.
Quelle beauté d’harmonie ! comme elle peint les vastes solitudes de l’Océan ! Quel souvenir de la patrie perdue ! Que de douleurs dans ce seul regard jeté sur la face des mers, et que le flentes qui en est l’effet, est triste !
M. de Parny a su faire entrer dans une autre espèce de sentiment le charme attendrissant des souvenirs. Sa complainte sur le tombeau d’Emma est pleine de cette douce mélancolie qui caractérise les écrits du seul poète élégiaque de la France.
L’Amitié même, oui, l’amitié volageA rappelé le folâtre enjouement,D’Emma mourante elle a chassé l’image,Son deuil trompeur n’a duré qu’un moment.Charmante Emma, jeune et constante amie !Ton souvenir ne vit plus dans ces lieux,De ce tombeau l’on détourne les yeux,Ton nom s’efface, et le monde t’oublie !
La muse du chantre d’Éléonore nourrissait ses rêveries sur les mêmes rochers où Paul, la tête appuyée sur sa main, regardait fuir le vaisseau qui emportait Virginie. Héloïse, dans les cloîtres du Paraclet, ranimait toutes ses douleurs et tout son amour à la seule pensée d’Abeilard. Les souvenirs sont comme les échos des passions ; et les sons qu’ils répètent prennent par l’éloignement quelque chose de vague et de mélancolique, qui les rend plus séduisants que l’accent des passions mêmes.
Il me reste à parler de la tristesse religieuse.
En exceptant Gray et Hervey, je ne connais, parmi les écrivains protestants, que M. Necker qui ait répandu quelque tendresse sur les sentiments tirés de la religion. On sait que Pope était Catholique, que Dryden le fut par intervalles, et l’on croit que Shakspeare appartenoit aussi à l’église romaine. Un père enterrant furtivement sa fille dans une terre étrangère, quel beau texte pour un ministre chrétien ! Et cependant, si vous ôtez la comparaison touchante du rossignol (comparaison prodigieusement embellie par le traducteur, comme on va le voir à l’instant), il reste à peine quelques traits touchants dans la Nuit intitulée Narcisse. Young verse moins de larmes sur la tombe de sa fille unique, que Bossuet sur le cercueil de madame Henriette.
Sweet Harmonist ! and beautiful as sweet !And young as beautiful ! and soft as young !And gay as soft ! and innocent as gay !And happy (if ought happy here) as good,For fortune fond had built her nest on high.Like birds quite exquisite of note and plumeTransfix’d by fate (who loves a lofty mark)How from the summit of the grove she fell,And left it unharmonious ! All its charmExtinguish’d in the wonders of her song !Her song still vibrates in my ravish’d earStill melting there, and with voluptuous pain(O to forget her !) trilling thro’ my heart.« Fille de l’harmonie ! tu étais belle autant qu’aimable, jeune autant que belle, douce autant que jeune. Ta gaieté égalait ta douceur, et ton innocence ta gaieté. Pour ton bonheur (s’il est quelque bonheur ici-bas), il était égal à ta bonté, car la fortune avait bâti ton nid sur des lieux élevés. Comme des oiseaux éclatants par le chant et le plumage sont frappés par le sort (qui aime un but élevé), tu es tombée du haut du bocage, et tu l’as laissé sans harmonie ! Tous ses charmes ont disparu avec la merveille de tes concerts ! Ta voix résonne encore à mon oreille ravie, (Ô ! comment pourrais-je l’oublier !) elle attendrit encore mon âme, elle fait encore frémir mon cœur d’une douleur voluptueuse. »
Ce morceau, sauf erreur, me semble tout à fait intolérable ; et c’est cependant un des
plus beaux dans la traduction de M. Le Tourneur. Si j’avais suivi un rigoureux mot à
mot, ce serait bien pis encore. Est-ce là le langage d’un père ?
Une
fille de l’harmonie (sweet harmonist, douce musicienne), qui est belle autant qu’aimable, jeune autant que belle, douce autant que
jeune, gaie autant que douce, innocente autant que gaie.
Est-ce ainsi que la mère d’Euryale déplore la perte de son fils, ou que
Priam gémit sur les restes d’Hector ?
M. Le Tourneur a montré beaucoup de goût en transformant en un
rossignol atteint par le plomb du chasseur
, ces oiseaux
frappés par le sort, qui aime un but élevé
. Il faut toujours
proportionner le moyen à la chose, et ne pas prendre un levier pour soulever une paille.
Le sort peut disposer d’un empire, changer un monde, élever ou
précipiter un grand homme, mais il ne doit point frapper un oiseau. C’est le
durus arator
, c’est la
flèche
empennée
, qui doit faire gémir les rossignols et les colombes.
Ce n’est pas de ce ton que Bossuet parle de madame Henriette.
« Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs. Le matin elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir nous la vîmes séchée, et ces fortes expressions, par lesquelles l’Écriture Sainte exagère l’inconstance des choses humaines, dévoient être pour cette princesse si précises et si littérales. Hélas ! nous composions son histoire de tout ce qu’on peut imaginer de plus glorieux. Le passé et le présent nous garantissaient l’avenir… Telle était l’agréable histoire que nous faisions ; et pour achever ces nobles projets, il n’y avait que la durée de sa vie dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive ? Toutefois, c’est par cet endroit que tout se dissipe en un moment……… La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ; la voilà telle que la mort nous l’a faite ! encore ce reste, tel quel, va-t-il disparaître, etc. »
Je désirerais pouvoir citer de l’auteur des Nuits quelques pages d’une beauté soutenue. On les trouve ces pages dans le traducteur, mais non dans l’original. Les Nuits de M. Le Tourneur, et l’imitation de M. Colardeau, sont des ouvrages tout à fait différents de l’ouvrage anglais. Ce dernier n’offre que des traits épars ; il fournit rarement de suite dix vers irréprochables. On retrouve quelquefois dans Young, Sénèque et Lucain, mais jamais Job ni Pascal. Il n’est point l’homme de la douleur ; il ne plaît point aux cœurs véritablement malheureux.
Dans plusieurs endroits, Young déclame contre la solitude : l’habitude de son cœur
n’était donc pas la rêverie. Les saints nourrissent leurs méditations au désert, et le
Parnasse des poètes est aussi une montagne solitaire. Bourdaloue suppliait le chef de
son ordre de lui permettre de se retirer du monde. « Je sens que mon corps
s’affaiblit et tend vers sa fin, écrivit-il : J’ai achevé ma course : et plût à Dieu
que je pusse
ajouter, j’ai été fidèle !……… Qu’il me soit permis d’employer
uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie……… Là, oubliant les
choses du monde, je passerai devant Dieu toutes les années de ma vie, dans l’amertume
de mon âme. »
Si Bossuet, vivant au milieu des pompes de Versailles, a su
pourtant répandre dans ses écrits une sainte et majestueuse tristesse, c’est qu’il avait
trouvé dans la religion toute une solitude ; c’est que son corps était dans le monde, et
son esprit au désert ; c’est qu’il avait mis son cœur à l’abri, sous les voiles secrets
du tabernacle ; c’est, comme il l’a dit lui-même de Marie-Thérèse d’Autriche,
« qu’on le voyait courir aux autels, pour y goûter avec David
un humble repos, et s’enfoncer dans son oratoire, où malgré le tumulte de la cour il trouvait le Carmel d’Elie, le désert de Jean, et la montagne si
souvent témoin des gémissements de Jésus. »
Le docteur Johnson, après avoir sévèrement critiqué les Nuits d’Young, finit par les comparer à un jardin chinois. Pour moi, tout ce que j’ai voulu dire, c’est que, si nous jugeons avec impartialité les ouvrages étrangers et les nôtres, nous trouverons toujours une immense supériorité du côté de la littérature française ; au moins égaux par la force de la pensée, nous l’emportons toujours par le goût. Or, on ne doit jamais perdre de vue que si le génie enfante, c’est le goût qui conserve. Le goût est le bon sens du génie ; sans le goût, le génie n’est qu’une sublime folie. Mais c’est une chose étrange que ce toucher sûr, par qui une chose ne rend jamais que le son quelle doit rendre, soit encore plus rare que la faculté qui crée. L’esprit et le génie sont répandus en portions assez égales dans les siècles ; mais il n’y a dans ces siècles que de certaines nations, et chez ces nations qu’un certain moment où le goût se montre dans toute sa pureté : avant ce moment, après ce moment tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages parfaits sont si rares ; car il faut qu’ils soient produits dans ces heureux jours de l’union du goût et du génie. Or cette grande rencontre, comme celle de certains astres, semble n’arriver qu’après la révolution de plusieurs siècles, et ne durer qu’un moment.
Shakspere, ou Shakspeare
Après avoir parlé d’Young dans un premier extrait, je viens à un homme qui a fait schisme en littérature, à un homme divinisé par le pays qui l’a vu naître, admiré dans tout le nord de l’Europe, et mis par quelques Français au-dessus de Corneille et de Racine.
C’est Voltaire qui a fait connaître Shakspeare à la France. Le jugement qu’il porta d’abord du tragique anglais fut, comme la plupart de ses premiers jugements, plein de mesure, de goût et d’impartialité. Il écrivait à milord Bolingbroke vers 1730 :
« Avec quel plaisir n’ai-je pas vu à Londres votre tragédie de Jules César qui, depuis cent cinquante années, fait les délices de votre nation ! »
Il dit ailleurs :
« Shakspeare créa le théâtre anglais. Il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie : c’est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais. Il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses qu’on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. »
Telles furent les premières opinions de Voltaire sur Shakspeare. Mais lorsqu’on eut
voulu faire passer ce grand génie, pour un modèle de perfection, lorsqu’on ne rougit
point d’abaisser devant lui les chefs-d’œuvre de la scène grecque et française, alors
l’auteur de Mérope sentit le danger. Il vit qu’en relevant les beautés
d’un barbare, il avait séduit des hommes qui, comme lui, ne sauraient pas séparer
l’alliage de l’or. Il voulut revenir sur ses pas ; il attaqua l’idole qu’il
avait encensée ; mais il était déjà trop tard, et en vain il se repentit d’avoir
ouvert la porte à la médiocrité, d’avoir aidé, comme il le
disait lui-même, à placer le monstre sur l’autel
. Voltaire
avait fait de l’Angleterre, alors assez peu connue, une espèce de pays merveilleux, où
il plaçait les héros, les opinions et les idées dont il pouvait avoir besoin. Sur la fin
de sa vie il se reprochait ces fausses admirations dont il ne s’était servi que pour
appuyer ses systèmes. Il commençait à en découvrir les funestes conséquences ;
malheureusement il pouvait se dire :
et quorum pars magna
fui
.
Un excellent critique, M. de La Harpe, en analysant La Tempête dans la traduction de Le Tourneur, présenta dans tout leur jour les grossières irrégularités de Shakspeare, et vengea la scène française. Deux auteurs modernes, Mme de Staël et M. de Rivarol, ont aussi jugé le tragique anglais. Mais il me semble que, malgré tout ce qu’on a écrit sur ce sujet, on peut encore faire quelques remarques intéressantes.
Quant aux critiques anglais, ils ont rarement dit la vérité sur leur poète favori. Ben-Johnson, qui fut le disciple et ensuite le rival de Shakspeare, partagea d’abord les suffrages. On vantait le savoir du premier pour ravaler le génie du second, et on élevait au ciel le génie du second pour déprécier le savoir du premier. Ben-Johnson n’est plus connu aujourd’hui que par sa comédie du Fox et par celle de L’Alchimiste.
Pope montra plus d’impartialité dans sa critique.
Of all english poets, dit-il, Shakspear must be confessed to be the fairest and fullest subject for criticism, and to afford the most numerous instances, both of beauties, and faults of all sorts.
« Il faut avouer que de tous les poètes anglais, Shakspeare présente à la critique le sujet le plus agréable et le plus dégoûtant, et qu’il fournit d’innombrables exemples de beautés et de défauts de toute espèce. »
Si Pope s’en était tenu à ce jugement, il faudrait louer sa modération. Mais bientôt, emporté par les préjugés de son pays, il place Shakspeare au-dessus de tous les génies antiques et modernes. Il va jusqu’à excuser la bassesse de quelques-uns des caractères du tragique anglais, par cette ingénieuse comparaison :
« Dans ces cas-là, dit-il, son génie est comme un héros de roman déguisé sous l’habit d’un berger : une certaine grandeur perce de temps en temps, et révèle une plus haute extraction et de plus puissantes destinées. »
MM. Théobald et Hanmer viennent ensuite. Leur admiration est sans bornes. Ils attaquent Pope, qui s’était permis de corriger quelques trivialités du grand homme. Le célèbre docteur Warburton, prenant la défense de son ami, nous apprend que M. Théobald était un pauvre homme, et M. Hanmer un pauvre critique ; qu’au premier il donna de l’argent, et au second des notes.
Le bon sens et l’esprit du docteur Johnson semblent l’abandonner à son tour quand il parle de Shakspeare. Il reproche à Rymer et à Voltaire d’avoir dit que le tragique anglais ne conserve pas assez la vraisemblance des mœurs.
« Ce sont là, dit-il, les petites chicanes de petits esprits : un poète néglige la distinction accidentelle du pays et de la condition, comme un peintre, satisfait de la figure, s’occupe peu de la draperie. »
Il est inutile de relever le mauvais ton et la fausseté de cette critique. La vraisemblance des mœurs, loin d’être la draperie, est le fond même du tableau. Tous ces critiques qui s’appuient sans cesse sur la nature, et qui regardent comme des préjugés de l’art la distinction accidentelle du pays et de la condition, sont comme ces politiques qui replongent les états dans la barbarie, en voulant anéantir les distinctions sociales,
Je ne citerai point les opinions de MM. Rowe, Steevens, Gildon, Dennis, Peck, Garrick,
etc. Mme de Montague les a tous surpassés en enthousiasme. Hume et
le docteur Blair ont seuls gardé quelque mesure. Sherlock, a osé dire (et c’est avoir du
courage pour un Anglais), il a osé dire :
Qu’il n’y a rien de
médiocre dans Shakspeare, que tout ce qu’il a écrit est excellent ou détestable ;
que jamais il ne suivit ni même ne conçut un plan, excepté peut-être celui des
Merry Wiwes of Windsor ; mais qu’il fait souvent fort bien une
scène.
Cela approche beaucoup de la vérité. M. Mason, dans son Elfrida et dans son Caractacus, a essayé, mais sans
succès, de donner la tragédie grecque à l’Angleterre. On ne joue presque plus le Caton d’Addison. On ne se délasse au théâtre anglais des monstruosités
de Shakspeare que par les horreurs d’Otway.
Si l’on se contente de parler vaguement de Shakspeare, sans poser les bases de la question, et sans réduire toute la critique à quelques points principaux, on ne parviendra jamais à s’entendre ; parce que, confondant le siècle, le génie et l’art, chacun peut louer et blâmer à volonté le père du théâtre anglais. Il nous semble donc que Shakspeare doit être considéré sous trois rapports :
1º. Par rapport à son siècle ;
2º. Par rapport à ses talents naturels ou à son génie ;
3º. Par rapport à l’art dramatique.
Sous le premier point de vue, on ne peut jamais trop admirer Shakspeare. Peut-être supérieur à Lopez de Vega, son contemporain, on ne le peut comparer en aucune manière aux Garnier et aux Hardy, qui balbutiaient alors parmi nous les premiers accents de la Melpomène française. Il est vrai que le prélat Trissino, dans sa Sophonisbe, avait déjà fait renaître en Italie la tragédie régulière. On a recherché curieusement les traductions des auteurs anciens qui pouvaient exister du temps de Shakspeare.
Je ne remarque, comme pièces dramatiques, dans le catalogue, qu’une Jocaste, tirée des Phéniciennes d’Euripide, l’Andria et L’Eunuque de Térence, Les Ménechmes de Plaute et les tragédies de Sénèque. Il est douteux que Shakspeare ait eu connaissance de ces traductions ; car il n’a pas emprunté le fond de ses pièces d’invention des originaux même traduits en anglais, mais de quelques imitations anglaises de ces originaux. C’est ce qu’on voit par Roméo et Juliette, dont il n’a pris l’histoire ni dans Girolamo de la Corte, ni dans la nouvelle de Bandello ; mais dans un petit poème anglais, intitulé La Tragique Histoire de Roméo et Juliette. Il en est ainsi du sujet d’Hamlet, qu’il n’a pu tirer immédiatement de Saxo Grammaticus, puisqu’il ne savait pas le latin3. En général, on sait que Shakspeare fut un homme sans éducation et sans lettres. Obligé de fuir de sa province pour avoir chassé sur les terres d’un seigneur, avant d’être acteur à Londres, il gardait pour quelque argent les chevaux des gentlemen à la porte du spectacle. C’est une chose mémorable que Shakspeare et Molière aient été comédiens. Ces rares génies se sont vus forcés de monter sur des tréteaux pour gagner leur vie. L’un a retrouvé l’art dramatique, l’autre l’a porté à sa perfection ; semblables à deux philosophes anciens, ils s’étaient partagé l’empire des ris et des larmes, et tous les deux se consolaient peut-être des injustices de la fortune, l’un en peignant les travers, et l’autre les douleurs des hommes.
Sous le second rapport, c’est-à-dire sous le rapport des talents naturels ou du grand écrivain, Shakspeare n’est pas moins prodigieux. Je ne sais si jamais homme a jeté des regards plus profonds sur la nature humaine. Soit qu’il traite des passions, soit qu’il parle de morale ou de politique, soit qu’il déplore ou qu’il prévoie les malheurs des États, il a mille sentiments à citer, mille pensées à recueillir, mille sentences à appliquer dans toutes les circonstances de la vie. C’est sous le rapport du génie qu’il faut considérer les belles scènes isolées dans Shakspeare, et non sous le rapport de l’art dramatique. Et c’est ici que se trouve la principale erreur des admirateurs du poète anglais ; car si l’on considère ces scènes relativement à l’art, il faudra savoir si elles sont nécessaires, si elles sont bien liées au sujet, bien motivées, si elles forment partie du tout, et conservent les unités. Or le non erat hic locus se présente à toutes les pages de Shakspeare.
Mais, à ne parler que du grand écrivain, combien elle est belle cette troisième scène du quatrième acte de Macbeth !
Macduff.
Qui s’avance ici !
Malcolm.
C’est un Écossais, et cependant je ne le connais pas.
Macduff.
Cousin, soyez le bien-venu !
Malcolm.
Je le reconnais à présent. Grand Dieu ! renverse les obstacles qui nous rendent étrangers les uns aux autres.
Rosse.
Puisse votre souhait s’accomplir !
Macduff.
L’Écosse est-elle toujours aussi malheureuse ?
Rosse.
Hélas ! déplorable patrie ! elle est presqu’effrayée de connaître ses propres maux. Ne l’appelons plus notre mère, mais notre tombe. On n’y voit plus sourire personne, hors l’enfant qui ignore ses malheurs. Les soupirs, les gémissements, les cris, frappent les airs, et ne sont point remarqués. Le plus violent chagrin semble un mal ordinaire ; quand la cloche de la mort sonne, on demande à peine pour qui ?
Macduff.
Ô récit trop véritable !
Malcolm.
Quel est le dernier malheur ?
Rosse, à Macduff.
………… Votre château est surpris, votre femme et vos enfants sont inhumainement massacrés………
Macduff.
Mes enfants aussi ?
Rosse.
Femmes, enfants, serviteurs, tout ce qu’on a trouvé !
Macduff.
Et ma femme aussi ?
Rosse.
Je vous l’ai dit.
Malcolm.
Prenez courage ; la vengeance offre un remède à vos maux. Courons, punissons le tyran !
Macduff.
Il n’a point d’enfants !
Quelle vérité et quelle énergie dans la description des malheurs de l’Écosse ! Ce sourire qui n’est plus que sur la bouche des enfants, ces cris qu’on n’ose pas remarquer, ces trépas si fréquents qu’on ne daigne plus demander pour qui sonne la cloche funèbre, ne croit-on pas voir le tableau de la France sous Robespierre ? Xénophon a fait à peu près la même peinture d’Athènes sous le règne des trente tyrans :
« Athènes, dit-il, n’était qu’un vaste tombeau, habité par la terreur et le silence ; le geste, le coup d’œil, la pensée même, devenaient funestes aux malheureux citoyens. On étudiait le front de la victime, et les scélérats y cherchaient la candeur et la vertu, comme un juge tâche d’y découvrir le crime caché du coupable4. »
Le dialogue de Rosse et de Macduff rappelle celui de Flavian et de Curiace dans Corneille, lorsque Flavian vient annoncer à l’amant de Camille qu’il a été choisi pour combattre les Horaces :
Curiace.
Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?Flavian.
Je viens pour vous l’apprendre.Curiace.
Eh bien ! qui sont les trois ?Flavian.
Vos deux frères et vous.Curiace.
Qui ?Flavian.
Vous et vos deux frères.
Les interrogations de Macduff et de Curiace sont
des beautés du même ordre. Mes enfants aussi ? — Femmes,
enfants. — Et ma femme aussi ? — Je vous l’ai
dit. — eh bien ! qui sont les trois ? — Vos deux
frères et vous. — Qui ? — Vous et vos deux frères. Mais le mot de Shakspeare,
Il n’a point d’enfants !
reste sans parallèle.
Le même homme qui a tracé ce tableau, a écrit la scène charmante des adieux de Roméo et de Juliette. Roméo, condamné à l’exil, est surpris par le jour naissant chez Juliette, à laquelle il est marié secrètement :
Wilt thou be gone ? It is not yet near day :It was the nihgtingale, and not the larkThat pierced the fearful hollow of thine ear, etc.Juliette.
Veux-tu déjà partir ? Le jour ne paraît point encore. C’était le rossignol, et non l’alouette, dont la voix a frappé ton oreille alarmée : il chante toute la nuit sur cet oranger lointain. Crois-moi, mon jeune époux, c toit le rossignol.
Roméo.
C’était l’alouette, qui annonce l’aurore, ce n’était pas le rossignol. Regarde, ô mon amour ! regarde les traits de lumière qui pénètrent les nuages dans l’orient. Les flambeaux de la nuit s’éteignent, et le jour se lève sur le sommet vaporeux des montagnes. Il faut ou partir et vivre, ou rester et mourir.
Juliette.
La lumière que tu vois là-bas n’est pas celle du jour. C’est quelque météore qui te servira de flambeau, et t’éclairera sur la route de Mantoue. Reste encore ; il n’est pas encore nécessaire que tu me quittes.
Roméo.
Eh bien ! que je sois arrêté ! que je sois conduit à la mort ! Si tu le désires, je suis satisfait. Je dirai : « Cette blancheur lointaine n’est pas celle du matin ; ce n’est que le pâle reflet de la lune ; ce n’est pas l’alouette, dont les chants retentissent si haut au-dessus de nos têtes, dans la voûte du ciel. » Ah ! je crains moins de rester que de partir. Viens, ô mort ! viens, je te reçois avec joie ! J’obéis à Juliette………
Mais que regardes-tu, ma bien-aimée ? Parlons, parlons encore ensemble, il n’est pas encore jour !
Juliette.
Il est jour ! il est jour ! Fuis, pars, éloigne-toi ! C’est l’alouette qui chante ; je reconnais sa voix aiguë. Ah ! dérobe-toi à la mort : la lumière croît de plus en plus.
Qu’il est touchant ce contraste des charmes du matin et des derniers plaisirs des deux jeunes époux, avec la catastrophe horrible qui va suivre ! C’est encore plus naïf que les Grecs et moins pastoral que l’Aminte et le Pastor fido. Je ne connais qu’une scène d’un drame indien, en langue sanskrit, qui ait quelque rapport avec les adieux de Roméo et Juliette ; encore n’est-ce que par la fraîcheur des images, et point du tout par l’intérêt de la situation. Sacontala, prête à quitter le séjour paternel, se sent arrêtée par son voile :
Sacontala.
Qui saisit ainsi les plis de mon voile ?
Un vieillard.
C’est le chevreau que tu as tant de fois nourri des graines du Synmaka. Il ne veut pas quitter les pas de sa bienfaitrice.
Sacontala.
Pourquoi pleures-tu, tendre chevreau ? Je suis forcée d’abandonner notre commune demeure. Lorsque tu perdis ta mère, peu de temps après ta naissance, je te pris sous ma garde. Retourne à ta crèche, pauvre jeune chevreau ; il faut à présent nous séparer !
La scène des adieux de Roméo et de Juliette n’est point indiquée dans Bandello, et elle appartient toute entière à Shakspeare. Les cinquante-deux commentateurs de Shakspeare, au lieu de nous apprendre beaucoup de choses inutiles, auraient dû s’attacher à découvrir les beautés qui appartiennent à cet homme extraordinaire, et celles qu’il n’a fait qu’emprunter. Bandello raconte en peu de mots la séparation des deux amants :
A la fine, cominciando l’aurora a voler uscire, si basciarono, estrettamente abbraciarono gli amanti, e pieni di lagrime e sospiri si dissero adio 5 .
« Enfin, l’aurore commençant à paraître, les deux amants se baisèrent, s’embrassèrent étroitement, et, pleins de larmes et de soupirs, ils se dirent adieu. »
On peut remarquer, en général, que Shakspeare fait un grand usage des contrastes. Il aime à placer la gaieté auprès de la tristesse, à mêler les divertissements et les cris de joie à des pompes funèbres et à des cris de douleur. Que des musiciens, appelés aux noces de Juliette, arrivent précisément pour accompagner son cercueil ; qu’indifférents au deuil de la maison, ils se livrent à d’indécentes plaisanteries, et s’entretiennent des choses les plus étrangères à la catastrophe ; qui ne reconnaît là toute la vie ? qui ne sent toute l’amertume de ce tableau ? qui n’a pas été témoin de pareilles scènes ? Ces effets ne furent point inconnus des Grecs, et l’on retrouve dans Euripide plusieurs traces de ces naïvetés que Shakspeare mêle au plus haut ton tragique. Phèdre vient d’expirer ; le chœur ne sait s’il doit entrer dans l’appartement de la princesse :
Premier demi-chœur.
Φίλαι, τί δρῶμεν ; ἦ δοκεῖ περᾶν δόμοιςΛῦσαί τ᾽ ἄνασ αν᾽ ἐξ σπιπο ασῶν βρόχων ;Second demi-chœur.
Τίς᾽ οὐ πάρεισι προπο ολοι νεανιαι ;Τὰ πολλὰ πράσσειν ἐκ ἐν ἀσφαλεῖ βίου.Premier demi-chœur.
Compagnes, que ferons-nous ? Devons-nous entrer dans le palais, pour aider à dégager la reine de ses liens étroits ?
Second demi-chœur.
Ce soin appartient à ses esclaves. Pourquoi ne sont-ils pas présents ? Quand on se mêle de beaucoup d’affaires, il n’y a plus de sûreté dans la vie6.
Dans Alceste, la Mort et Apollon se font des plaisanteries. La Mort veut saisir Alceste tandis qu’elle est jeune, parce qu’elle ne se soucie pas d’une vieille proie, et comme traduit le père Brumoy, d’une proie ridée. Il ne faut pas rejeter entièrement ces contrastes, qui touchent de près au terrible, mais qu’une seule nuance ou trop forte eu trop faible dans l’expression rend à l’instant ou bas ou ridicules.
Shakspeare, comme tous les poètes tragiques, a trouvé quelquefois le véritable comique,
tandis que les poètes comiques n’ont jamais pu s’élever à la bonne tragédie ; ce qui
prouve qu’il
y a peut-être quelque chose de plus vaste dans le génie de
Melpomène que dans celui de Thalie. Quiconque peint savamment le côté douloureux de
l’homme, peut aussi représenter le côté ridicule, parce que celui qui saisit le plus, peut à la rigueur saisir le moins. Mais
l’esprit qui s’attache particulièrement aux détails plaisants laisse échapper les
rapports sévères, parce que la faculté de distinguer les objets infiniment petits,
suppose presque toujours l’impossibilité d’embrasser les objets infiniment grands : d’où
il faudrait conclure que le sérieux est le véritable génie de l’homme.
Homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis
miseriis !
Un seul poète comique marche l’égal des Sophocle et des
Corneille : c’est Molière. Mais il est remarquable que le comique du Tartufe et du
Misanthrope, par son extrême profondeur, et, si j’osais le dire, par sa tristesse, se rapproche beaucoup de la gravité tragique.
Les Anglais ont en grande estime le caractère comique de Falstaff dans les Merry Wives of Windsor. En effet, ce caractère est bien dessiné, quoiqu’il soit souvent d’un comique peu naturel, bas et outré. Il y a deux manières de faire rire des défauts des hommes. L’une est de présenter d’abord les ridicules, et d’offrir ensuite les qualités ; c’est la manière de l’anglais ; c’est le comique de Sterne et de Fielding, qui finit quelquefois par faire verser des larmes. L’autre consiste à donner d’abord quelques louanges, et à ajouter successivement tant de ridicules qu’on oublie les meilleures qualités, et qu’on perd enfin toute estime pour les plus nobles talents et les plus hautes vertus. C’est la manière du Français, c’est le comique de Voltaire, c’est le nihil mirari qui flétrit tout parmi nous. Mais les partisans du génie tragique et comique du poète anglais me semblent beaucoup se tromper, lorsqu’ils vantent le naturel de son style. Shakspeare est naturel dans les sentiments et dans la pensée, jamais dans l’expression, excepté dans les belles scènes, où son génie s’élève à sa plus grande hauteur ; encore, dans ces scènes mêmes, son langage est-il souvent affecté ; il a tous les défauts des écrivains italiens de son siècle ; il manque éminemment de simplicité. Ses descriptions sont enflées, contournées ; on y sent souvent l’homme de mauvaise éducation, qui, ne connaissant ni les genres, ni les tons, ni les sujets, ni la valeur exacte des mots, va plaçant au hasard des expressions poétiques au milieu des choses les plus triviales. Comment, par exemple, ne pas gémir de voir une nation éclairée, et qui compte parmi ses critiques les Pope et les Addison, de la voir s’extasier sur le portrait de l’apothicaire dans Roméo et Juliette. C’est le burlesque le plus hideux et le plus dégoûtant. Il est vrai qu’un éclair y brille comme dans toutes les ombres de Shakspeare. Roméo fait une réflexion sur ce malheureux qui tient si fortement à la vie, bien qu’il soit accablé de toutes les misères. C’est le sentiment qu’Homère met avec tant de naïveté dans la bouche d’Achille aux Enfers :
« J’aimerais mieux être sur la terre l’esclave d’un laboureur indigent, où la vie serait peu abondante, que de régner en souverain dans l’empire des Mânes. »
Il reste à considérer Shakspeare sous le rapport de l’art dramatique. Après avoir fait la part de l’éloge, on me permettra de faire la part de la critique.
Tout ce qu’on a dit à la louange de Shakspeare, comme auteur dramatique, se trouve dans ce passage du docteur Johnson :
Shakspeare has no heroes, etc. « Shakspeare n’a point de héros. Sa scène est seulement occupée par des hommes qui agissent et parlent, comme le spectateur eût agi et parlé lui-même, dans la même occasion. Les drames de Shakspeare ne sont point (dans le sens d’une critique rigoureuse) des comédies ou des tragédies, mais des compositions particulières, qui peignent l’état réel de ce monde sublunaire. Elles offrent, sous des formes innombrables, le bien et le mal, la joie et la douleur, combinés dans une variété sans fin ; elles représentent le train du monde, où la perte de l’un est le gain de l’autre ; où le voluptueux s’abandonne à la débauche, au moment même où l’affligé ensevelit son ami ; où la méchanceté de celui-ci est quelquefois déjouée par la légèreté de celui-là, et où mille biens et mille maux arrivent ou sont prévenus sans dessein. »
Voilà le grand paradoxe littéraire des partisans de Shakspeare. Tout ce raisonnement tend à prouver qu’il n’y a point de règles dramatiques, ou que l’art n’est pas un art.
Lorsque Voltaire s’est reproché d’avoir ouvert la porte à la médiocrité, en louant trop Shakspeare, il a voulu dire sans doute qu’en bannissant toute règle, et retournant à la pure nature, rien n’était plus aisé que d’égaler les chefs-d’œuvre du théâtre anglais. Si, pour atteindre à la hauteur de l’art tragique, il suffit d’entasser des scènes disparates, sans suite et sans liaison, de mêler le bas et le noble, le burlesque et le pathétique, de placer le porteur d’eau auprès du monarque, et la marchande d’herbes auprès de la reine, qui ne peut raisonnablement se flatter d’être le rival de Sophocle et de Racine ? Quiconque se trouve placé dans la société de manière à voir beaucoup d’hommes et beaucoup de choses, s’il veut seulement se donner la peine de retracer tous les accidents d’une de ses journées, ses conversations avec l’artisan ou le ministre, avec le soldat ou le prince, s’il veut rappeler les objets qui ont passé sous ses yeux, le bal ou le convoi funèbre, le festin du riche et la misère du pauvre ; celui-là, dis-je, aura fait un drame à la manière du poète anglais. Les scènes de génie pourront y manquer, mais si l’on n’y trouve pas Shakspeare écrivain, on y trouvera Shakspeare dramatiste.
Il faut donc se persuader d’abord qu’écrire est un art ; que cet art a nécessairement des genres, et que chaque genre a des règles. Et qu’on ne dise pas que les genres et les règles sont arbitraires ; ils sont nés de la nature même : l’art a seulement séparé ce que la nature a confondu ; il a choisi les plus beaux traits, sans s’écarter de la ressemblance du grand modèle. La perfection ne détruit point la vérité ; et l’on peut dire que Racine, dans toute l’excellence de son art, est plus naturel que Shakspeare ; comme l’Apollon, dans toute sa divinité, a plus les formes humaines qu’une statue grossière de l’Égypte.
Mais si Shakspeare, dit-on, a péché contre toutes les règles, mêlé tous les genres, blessé toutes les vraisemblances, il a du moins mis plus de mouvement sur la scène, et porté plus loin la terreur que les tragiques français.
Je n’examinerai point jusqu’à quel degré cette assertion est véritable ; si la liberté que l’on se donne, de tout dire et de tout représenter, ne mène pas naturellement à ce fracas de scène, à cette multitude de personnages qui en imposent : je n’examinerai pas si, dans les pièces de Shakspeare, tout marche rapidement à la catastrophe ; si l’intrigue se noue et se dénoue avec art, en prolongeant et précipitant sans cesse l’intérêt pour le spectateur : je dirai seulement que, s’il est vrai que nos tragiques manquent de mouvement (ce que je suis fort loin d’accorder), il est bon qu’ils en mettent davantage dans leurs sujets. Mais cela ne prouve pas qu’on doive introduire sur notre théâtre les monstruosités de cet homme, que Voltaire appelait un sauvage ivre. Une beauté dans Shakspeare n’excuse pas ses innombrables défauts : un monument gothique peut plaire par son obscurité et par la difformité même de ses proportions ; mais personne ne songe à bâtir un palais sur son modèle.
On prétend surtout que Shakspeare est un grand maître dans l’art de faire verser des larmes. Je ne sais s’il est vrai que le premier des arts soit celui de faire pleurer, dans le sens où l’on entend ce mot aujourd’hui. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que de douleur. Si Sophocle me présente Œdipe tout sanglant, mon cœur est prêt à se briser ; mais mon oreille est frappée d’une douce mélodie, mes yeux sont enchantés par un spectacle souverainement beau ; j’éprouve à la fois du plaisir et de la peine ; j’ai devant moi une affreuse vérité, et cependant je sens que ce n’est qu’une ingénieuse imitation d’une action qui n’est plus, qui peut-être n’a jamais été : alors mes larmes coulent avec délices ; je pleure, mais c’est au son de la lyre d’Orphée ; je pleure, mais c’est aux accents des muses ; ces filles célestes pleurent aussi, mais elles ne défigurent point leurs traits divins par des grimaces. Les anciens donnaient aux Furies même un beau visage, apparemment parce qu’il y a une beauté morale dans les remords.
Et puisque nous sommes sur ce sujet important, on me permettra de dire un mot de la querelle qui divise aujourd’hui le monde littéraire. Une partie de nos gens de lettres n’admire plus que les ouvrages étrangers, tandis que l’autre tient fortement à notre ancienne école. Selon les premiers, les écrivains du siècle de Louis-le-Grand n’ont eu ni assez de mouvement dans le style, ni surtout assez de pensées ; selon les seconds, tout ce prétendu mouvement, tous les efforts du jour vers des pensées nouvelles, ne sont que décadence et corruption : ceux-là rejettent toutes règles ; ceux-ci les rappellent toutes.
On pourrait dire aux premiers, qu’on se perd sans retour aussitôt que l’on abandonne les grands modèles qui peuvent seuls nous retenir dans les bornes délicates du goût ; qu’on se trompe lorsqu’on prend pour de véritables mouvements une manière qui procède sans fin par exclamations et par interrogations. Le second siècle de la littérature latine eut les mêmes prétentions que notre siècle. Il est certain que Tacite, Sénèque et Lucain ont plus d’agitation dans le style, et plus de variété dans les couleurs que Tite-Live, Cicéron et Virgile. Ils affectent cette concision d’idées, et ces effets brillants d’expression, que nous recherchons à présent ; ils chargent leurs descriptions, se plaisent à faire des tableaux, à prononcer des sentences : car c’est toujours dans les temps de corruption qu’on parle le plus de morale. Cependant les siècles sont venus ; et, sans s’embarrasser des penseurs de l’âge de Trajan, ils ont donné la palme à l’âge de l’imagination et des arts, à l’âge d’Auguste.
Si les exemples instruisaient, je pourrais ajouter qu’une autre cause de la chute des lettres latines, fut la confusion des dialectes dans l’empire romain. Lorsqu’on vit des Gaulois dans le sénat, lorsque Rome, devenue la capitale du monde, entendit ses murs retentir de tous les jargons, depuis le Goth jusqu’au Parthe, on put juger que c’en était fait du goût d’Horace et de la langue de Cicéron. La ressemblance est frappante : pour peu que l’on continue en France à étudier les idiomes étrangers, et à nous inonder de traductions, notre langue perdra bientôt cette fleur native et ces gallicismes, qui faisaient son génie et sa grâce.
Une des sources de l’erreur où sont tombés les gens de lettres qui cherchent des routes inconnues, vient de l’incertitude qu’ils ont cru remarquer dans les principes du goût. On est un grand homme dans un journal et un misérable écrivain dans un autre : ici un génie brillant, là un pur déclamateur. Les nations entières varient : tous les étrangers refusent du génie à Racine, et de l’harmonie à nos vers ; nous, nous jugeons des auteurs anglais tout différemment que les Anglais eux-mêmes ; on serait étonné de savoir quels sont les grands hommes de France, en Allemagne, et quels sont les auteurs français qu’on méprise dans ce pays.
Mais tout cela ne saurait jeter l’esprit dans l’incertitude, et faire abandonner les principes, sous prétexte qu’on ne sait pas ce que c’est que le goût. Il y a une base sûre où l’on peut se reposer : c’est la littérature ancienne ; elle est là pour modèle invariable.
C’est donc autour de ceux qui nous rappellent à ces grands exemples, qu’il faut nous hâter de nous rallier, si nous voulons échapper à la barbarie. Quand les partisans de l’ancienne école iraient un peu trop loin dans leur haine des littératures étrangères, on devrait encore leur en savoir gré : c’est ainsi que Boileau s’éleva contre le Tasse, par la raison, comme il le dit lui-même, que son siècle avait trop de penchant à tomber dans les défauts de cet auteur.
Cependant, en accordant quelque chose à un adversaire, ne le ramènerait-on pas plus aisément aux bons modèles ? Est-ce qu’on ne pourrait pas convenir que les arts d’imagination ont peut-être un peu trop dominé dans le siècle de Louis XIV ? que ce qu’on appelle aujourd’hui peindre la nature était alors une chose presque inconnue ? Pourquoi n’admettrait-on pas que le style du jour connaît réellement plus de formes ; que la liberté que l’on a de traiter tous les sujets, a mis en circulation un plus grand nombre de vérités ; que les sciences ont donné plus de fermeté aux esprits et de précision aux idées ? Je sais qu’il y a des dangers à convenir de tout cela, et que si l’on cède sur un point, on ne saura bientôt plus où s’arrêter ; mais enfin ne serait-il pas possible qu’un homme, marchant avec précaution entre les deux lignes, et se tenant toutefois beaucoup plus près de l’antique que du moderne, parvînt à marier les deux écoles, et à en faire sortir le génie d’un nouveau siècle ? Quoi qu’il en soit, tout effort pour obtenir cette grande révolution sera inutile, si nous demeurons irréligieux. L’imagination et le sentiment tiennent essentiellement à la religion ; or, une littérature d’où les enchantements et la tendresse sont bannis, ne peut jamais être que sèche, froide et médiocre.
Beattie
Le génie écossais a soutenu avec honneur, dans ce dernier siècle, une littérature que les Pope, les Addison, les Steele, les Rowe, avaient élevée à un haut degré de gloire. L’Angleterre ne compte point d’historiens supérieurs à Hume et à Robertson, ni de poètes plus riches ou plus aimables que Thomson et Beattie. Celui-ci, qui n’est jamais descendu de son désert, simple ministre, et professeur de philosophie dans une petite ville du nord de l’Écosse, a fait entendre des chansons d’un caractère tout nouveau, et touché une lyre qui rappelle un peu la harpe du barde. Son principal, et pour ainsi dire son seul ouvrage, est un petit poème intitulé le Minstrel, ou Les Progrès du Génie. Beattie a voulu peindre les effets de la muse sur un jeune berger de la montagne, et retracer des inspirations qu’il avait sans doute éprouvées lui-même. L’idée primitive du Minstrel est charmante, et la plupart des détails en sont très agréables. Le poème est écrit en stances rimées comme les vieilles ballades écossaises, ce qui ajoute encore à sa singularité. On y trouve à la vérité, comme dans tous les auteurs étrangers, des longueurs et des traits de mauvais goût. Le docteur Beattie aime à s’étendre sur des lieux communs de morale, qu’il n’a pas toujours l’art de rajeunir. En général, les hommes d’une imagination brillante et tendre ont peu de profondeur dans la pensée, ou de force dans le raisonnement. Il faut des passions brûlantes ou un grand génie pour enfanter de grandes idées. Il y a un certain calme du cœur et une certaine douceur d’esprit qui semblent exclure le sublime.
Un ouvrage tel que le Minstrel n’est pas susceptible d’analyse. Pour le faire connaître, il faut le traduire. Je donnerai donc ici le premier chant de cette aimable production, en en retranchant toutefois ce que la délicatesse française ne pourrait supporter. Je préfère m’attacher à montrer les beautés plutôt qu’à compter curieusement les défauts d’un livre. J’aime mieux agrandir l’homme devant l’homme, que de le rapetisser à ses yeux. D’ailleurs, on s’instruit mieux par l’admiration que par le dégoût ; l’une vous révèle la présence du génie, l’autre se borne à vous découvrir des taches que tous les regards peuvent apercevoir ; c’est dans la belle ordonnance des cieux que l’on sent la Divinité, et non pas dans quelques irrégularités de la nature.
Le Minstrel,
ou Les Progrès du Génie.Ah ! qui peut dire combien il est difficile de gravir le sommet où brille au loin le temple de la Gloire ! qui peut dire combien de génies sublimes ont senti l’influence d’un astre funeste ! Repoussés par les outrages de l’orgueil et par les dédains de l’envie, arrêtés par l’insurmontable barrière de l’indigence, ils ont langui quelque temps dans les obscurs sentiers de la vie, puis ils ont disparu dans la tombe, inconnus et sans être pleurés.
Et cependant les langueurs d’une vie sans gloire ne sont pas également accablantes pour tous ! Celui qui ne prêta jamais l’oreille à la voix de la louange, ne se plaindra point du silence de l’oubli. Il en est qui, sourds au cri de l’ambition, frémiraient d’entendre la trompette de la Renommée. Heureux de n’avoir en partage que la santé, l’aisance et la paix, il ne portait pas plus haut ses désirs, celui dont la simple histoire est retracée dans des vers sans art.
Si je voulais invoquer une muse savante, mes doctes accords diraient ici quelle fut la destinée du Barde, dans les jours du vieux temps ; je le peindrais, portant un cœur content, sous de simples habits : on verrait ses cheveux flottants et sa barbe blanchie ; sa harpe modeste, seule compagne de son chemin, répondant aux soupirs des brises, serait suspendue à ses épaules voûtées ; le vieillard, en marchant, chanterait à demi-voix quelque refrain joyeux.
Mais un pauvre minstrel inspire aujourd’hui mes vers. Ne vous étonnez point, mortels superbes, si je lui consacre mes accents. Les muses méprisent le sourire insultant de la fortune, et ne fléchissent point le genou devant l’idole des grandeurs…
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Si les montagnes du Potose brillent de l’éclat du diamant et de l’or, si les montagnes de l’Ecosse s’élèvent froides et stériles, dans le sein des premières germent la cupidité et la corruption ; paisibles sont les vallées des secondes, et purs les cieux qui les éclairent.
Dans les siècles gothiques (comme les vieilles ballades le racontent), vivait autrefois un berger. Ses ancêtres avaient peut-être habité une terre aimée des muses, les grottes de la Sicile ou les vallées de l’Arcadie ; mais lui, il était né dans les contrées du Nord, chez une nation fameuse par ses chansons et par la beauté de ses vierges ; nation fière quoique modeste, innocente quoique libre, patiente dans le travail, ferme dans les périls, inébranlable dans sa foi, invincible sous les armes.
Ce berger paissait son petit troupeau sur les montagnes d’Ecosse ; jamais il ne mania la faux ou ne guida la charrue. Un cœur honnête était tout son trésor. Il buvait l’eau du rocher ; ses brebis fournissaient le lait à ses repas, et lui prêtaient leurs molles toisons pour le défendre des injures de l’hiver ; il suivit leurs pas errants partout où elles voulaient s’égarer.
Du travail naît la santé ; de la santé la paix, source de toute joie. Il n’enviait point les rois ; il ne pensait point à eux : il n’était point troublé par ces désirs que trompe la fortune, qu’éteint la jouissance. Un père vertueux, une mère pudique, suffisaient au besoin de son cœur : il n’aimait qu’eux, et il les aimait depuis son enfance.
Il était toute la postérité de ce couple innocent. Aucun oracle ne l’avait annoncé au monde ; aucun prodige n’éclata sur son berceau. Vous devinez toutes les circonstances de la naissance d’Edwin : les transports du père et les soins maternels ; les prières offertes par la matrone, pour le bonheur, l’esprit et la vertu de l’enfant, et tout un long jour d’été passé dans le repos et la joie !
Edwin n’était pas un enfant vulgaire. Son œil semblait souvent chargé d’une grave pensée ; il dédaignait les hochets de son âge, hors un petit chalumeau grossièrement façonné ; il était sensible quoique sauvage, et gardait le silence quand il était content : il se montrait tour à tour plein de joie ou de tristesse, sans qu’on en devinât la cause. Les voisins tressaillaient et soupiraient à sa vue, et cependant le bénissaient. Aux uns il semblait d’une intelligence merveilleuse ; aux autres il paraissait insensé.
Mais pourquoi dirais-je les jeux de son enfance ? Il ne se mêlait point à la foule bruyante de ses jeunes compagnons ; il aimait à s’enfoncer dans la forêt, ou à s’égarer sur le sommet solitaire de la montagne. Souvent les détours d’un ruisseau sauvage conduisaient ses pas à des bocages ignorés. Tantôt il descend au fond des précipices, du sommet desquels se penchent de vieux pins ; tantôt il gravit des cimes escarpées, où le torrent brille de rochers en rochers ; où les eaux, les forêts, les vents forment un concert immense, que l’écho grossit et porte jusqu’aux cieux.
Quand l’aube commence à blanchir les airs, Edwin, assis au sommet de la colline, contemple au loin les nuages de pourpre, l’océan d’azur, les montagnes grisâtres, le lac qui brille faiblement parmi les bruyères vaporeuses, et la longue vallée étendue vers l’occident, ou le jour lutte encore avec les ombres.
Quelquefois, pendant les brouillards de l’automne, vous le verriez escalader le sommet des monts. Ô plaisir effrayant ! debout sur la pointe d’un roc, comme un matelot sauvé du naufrage sur une côte déserte, il aime à voir les vapeurs se rouler en vagues énormes, s’allonger sur les horizons ; là se creuser en golfe, ici s’arrondir autour des montagnes. Du fond du gouffre, au-dessous de lui, la voix de la bergère et le bêlement des troupeaux remontent jusqu’à son oreille, à travers la brume épaissie.
Cet étrange enfant aimait d’un amour égal les scènes agréables et les scènes terribles. Il trouvait autant de délices dans les ombres et les tempêtes, que dans le rayon du midi, lorsqu’il brille sur l’Océan calmé. Ce penchant à la tristesse l’intéressait aux malheurs des hommes. Si quelquefois un soupir s’échappait de son cœur, si une larme de pitié coulait le long de ses joues, il ne cherchait point à retenir un soupir tendre, une larme si douce.
« Bois sauvages, qu’est devenue votre verdure ? (C’est ainsi que la muse interprète ses jeunes pensées). Vallons, où sont allés vos fleurs et vos parfums, naguère si délicieux aux heures brûlantes du jour ? Pourquoi les oiseaux, qui apportaient l’harmonie à vos bocages, ont-ils abandonné leurs demeures ? Le vent siffle tristement dans les herbes jaunies, et chasse devant lui les feuilles séchées…
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« Tout passe ainsi sur la terre ! Ainsi fleurit et se fane l’homme majestueux…
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« Porté sur l’aile rapide et silencieuse du temps, la vieillesse et l’hiver ont bientôt flétri les fleurs et nos jeunes années.
« Eh bien ! déplorez vos destinées, vous dont les grossières espérances rampent dans cet obscur séjour ! Mais l’âme sublime qui porte ses regards au-delà du tombeau, sourit aux misères humaines et s’étonne de vos larmes. Le printemps ne viendra-t-il plus ranimer ces scènes décolorées ! le soleil a-t-il trouvé une couche éternelle dans la vague de l’occident ! Non ; bientôt l’orient s’enflammera de nouveaux feux ; bientôt le printemps rendra la verdure et l’harmonie aux bocages.
« Et je resterais abandonné dans la poussière, quand une providence bienfaisante fera revivre les fleurs ! quoi ! la voix de la nature, à l’homme seul injuste, le condamnerait à périr, lorsqu’elle lui commande, d’espérer ! Loin de moi ces pensées. Il viendra l’immortel printemps des cieux ! la mâle beauté de l’homme fleurira de nouveau. »
C’était de son père religieux qu’Edwin avait appris ces vérités sublimes…… Mais voilà le romanesque enfant qui sort de l’asile où il s’était mis à couvert des tièdes ondées du midi. Elle est passée la pluie de l’orage, maintenant l’air est frais et parfumé. Dans l’orient obscur, déployant un arc immense, l’iris brille au soleil couchant. Jeune insensé, qui crois pouvoir saisir le glorieux météore ! combien vaine est la course que ton ardeur a commencée ! La brillante apparition s’éloigne à mesure que tu la poursuis. Ah ! puisses-tu savoir qu’il en est ainsi dans la jeunesse, lorsque nous poursuivons les chimères de la vie ! que cet emblème d’une espérance trompée serve un jour à modérer tes passions, et à te consoler quand tes vœux seront déçus. Mais pourquoi une triste prévoyance alarmerait-elle ton cœur ? Périsse cette vaine sagesse qui étouffe les jeunes désirs ! Poursuis, aimable enfant, poursuis ton radieux fantôme ; livre-toi aux illusions et à l’espérance ; trop tôt, hélas ! l’espérance et les illusions s’évanouiront elles-mêmes.
Quand la cloche du soir, balancée dans les airs, chargeait de ses gémissements la brise solitaire, le jeune Edwin, marchant avec lenteur, et prêtant une oreille attentive, se plongeait dans le fond des vallées ; tout autour de lui il croyait voir errer des convois funèbres, de pâles ombres, des fantômes traînant des chaînes ou de longs voiles : mais bientôt ces bruits de ta mort se perdaient dans le cri lugubre du hibou, ou dans les murmures du vent des nuits, qui ébranlait par intervalles les vieux dômes d’une église.
Si la lune rougeâtre se penchait à son couchant sur la mer mélancolique et sombre, Edwin allait chercher les bords de ces sources inconnues où s’assemblaient sur des bruyères les magiciennes des temps passés. Là, souvent le sommeil venait le surprendre, et lui apportait ses visions. D’abord une brise sauvage commençait à siffler à son oreille, puis des lampes allumées tout à coup par une flamme magique, illuminaient la voûte de la nuit.
Soudain, dans son rêve, s’élève devant lui un château dont le portique est chargé de blasons. La trompette sonne, le pont-levis s’abaisse ; bientôt sortent du manoir gothique des guerriers aux casques verts, tenant à la main des boucliers d’or et des lances de diamant. Leur regard est affable, leur démarche hardie ; au milieu d’eux ; de vénérables troubadours, vêtus de longues robes, animent d’un souffle harmonieux le chalumeau guerrier.
Au bruit des chansons et des timbales, une troupe de belles dames s’avance du fond d’un bocage de myrte. Les guerriers déposent la lance et le bouclier, et les danses commencent au son d’une musique vive et joyeuse. On se mêle, on se quitte ; on fuit, on revient ; on confond les détours du dédale mobile ; les forêts resplendissent au loin de l’éclat des flambeaux, de l’or et fies pierreries.
Le songe a fui…… Edwin, réveillé avec l’aurore, ouvre ses yeux enchantés sur les scènes du matin ; chaque zéphyr lui apporte mille sons délicieux ; on entend le bêlement du troupeau, le tintement de la cloche de la brebis, le bourdonnement de l’abeille ; la cornemuse fait retentir les rochers, et se mêle au bruit sourd de l’Océan lointain qui bat ses rivages.
Le chien de la cabane aboie en voyant passer le pèlerin matinal ; la laitière, couronnée de son vase, chante en descendant la colline ; le laboureur traverse les guérets en sifflant ; le lourd chariot crie en gravissant le sentier de la montagne ; le lièvre étonné sort des épis vacillants ; la perdrix s’élève sur son aile bruyante ; le ramier gémit dans son arbre solitaire : et l’alouette gazouille au haut des airs.
Ô nature ! que tes beautés sont ravissantes ! tu donnes à tes amants des plaisirs toujours nouveaux. Que n’ai-je la voix et l’ardeur du séraphin pour chanter ta gloire avec un amour religieux !…
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Salut, savants maîtres de la lyre ! poètes, enfants de la nature, amis de l’homme et de la vérité ! salut, vous dont les vers, pleins d’une douceur sublime, charmèrent mon enfance et instruisirent ma jeunesse !…
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Hélas ! caché dans des retraites ignorées, le pauvre Edwin n’a jamais connu votre art. Quand les pluies de l’hiver et les neiges entassées ont fermé la porte de la cabane, seulement alors il entend quelques troubadours voyageurs chanter les faits de la chevalerie…… ou redire cette ballade touchante des deux enfants abandonnés dans le bois. En Versant des pleurs sur l’attendrissante histoire, Edwin admire les prodiges de la Muse.
Quand la tempête a cessé de rugir, il parcourt l’uniforme désert des neiges ; il contemple les nuages qui se balancent comme de gros vaisseaux sur les vagues de l’Océan, et cinglent vers l’horizon bleuâtre. Parmi ces décorations changeantes et toujours nouvelles, Edwin découvre des fleuves, des gouffres, des géants, des rochers entassés sur des rochers, et des tours penchées sur des tours. Alors descendant au rivage, l’enthousiaste solitaire marche le long des grèves, en écoutant avec un plaisir mêlé de terreur le mugissement des vagues roulantes. C’est encore ainsi que, pendant l’été, lorsque les nuages de l’orage allongent leur colonne ténébreuse sur le sommet des collines, Edwin se hâte de quitter la demeure de l’homme ; c’est encore ainsi qu’il s’enfonce dans la noire solitude, pour jouir des premiers feux de l’éclair et des premiers bruits du tonnerre, sous la voûte retentissante des cieux.
Quand la jeunesse du village danse au son du chalumeau, Edwin, assis à l’écart, se plaît à rêver au bruit de la musique. Oh ! comme alors tous les jeux bruyants semblent vains et tumultueux à son âme ! Céleste mélancolie, que sont près de toi les profanes plaisirs du vulgaire !
Est-il un cœur que la musique ne peut toucher ? Ah ! que ce cœur doit être insensible et farouche ! Est-il un cœur qui ne sentit jamais ces transports mystérieux, enfants de la solitude et de la rêverie ? Qu’il ne s’adresse point aux Muses ; les Muses repoussent ses vœux… Tel ne fut point Edwin. Le chant fut son premier amour ; souvent la harpe de la montagne soupira sous sa main aventureuse, et la flûte plaintive gémit suspendue à son souffle. Sa Muse, encore enfant, ignorait l’art du poète, fruit du travail et du temps. Edwin atteignit pourtant cette perfection si rare, ainsi que mes vers le diront quelque jour.
On voit par ce dernier vers que Beattie se proposait de continuer son poème. En effet, on trouve un second chant, écrit quelque temps après ; mais il est bien inférieur au premier. Edwin, en errant dans le désert, entend un jour une voix grave qui s’élève du fond d’une vallée : c’est celle d’un vieux solitaire qui, après avoir connu les illusions du monde, s’est enseveli dans cette retraite, pour y recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui révèle le secret de son propre génie. On voit combien cette idée était heureuse ; mais l’exécution n’a pas répondu au premier dessein de l’auteur : le solitaire parle trop longtemps, et dit des choses trop communes sur les grandeurs et les misères de la vie. Toutefois on trouve encore dans ce second chant quelques passages qui rappellent le charme et le talent du premier. Les dernières strophes en sont consacrées au souvenir d’un ami que le poète venait de perdre. Il paraît que Beattie était destiné à verser souvent des pleurs. La mort de son fils unique l’a profondément affecté, et l’a enlevé totalement aux Muses. Il vit encore sur les rochers de Morven ; mais ces rochers n’inspirent plus ses chants : comme Ossian qui a perdu son Oscar, il a suspendu sa harpe aux branches d’un chêne. On dit que son fils annonçait un grand talent pour la poésie ; peut-être était-il ce jeune minstrel qu’un père sensible avait peint, et dont il ne voit plus les pas sur le sommet de la montagne7.
Alex. Mackenzie
Il faut peut-être chercher dans l’inconstance et les dégoûts du cœur humain, le motif de l’intérêt général qu’inspire la lecture des Voyages. Fatigués de la société où nous vivons, et des chagrins qui nous environnent, nous aimons à nous égarer en pensée dans des pays lointains et chez des peuples inconnus. Si les hommes que l’on nous peint sont plus heureux que nous, leur bonheur nous délasse ; s’ils sont plus infortunés, leurs maux nous consolent.
Mais l’intérêt attaché au récit des voyages diminue chaque jour, à mesure que le nombre des voyageurs augmente ; l’esprit philosophique a fait cesser les merveilles du désert :
Les bois désenchantés ont perdu leurs miracles8 !
Quand les premiers Français qui descendirent sur les rivages du Canada, parlent de lacs semblables à des mers, de cataractes qui tombent du ciel, de forêts dont on ne peut sonder la profondeur, l’esprit est bien plus fortement ému, que lorsqu’un marchand anglais, ou un savant moderne, vous apprend qu’il a pénétré jusqu’à l’Océan Pacifique, et que la chute de Niagara n’a que cent quarante-quatre pieds de hauteur.
Ce que nous gagnons en connaissance, nous le perdons en sentiment. Les vérités
géométriques ont tué certaines vérités de l’imagination bien plus importantes à la
morale qu’on ne pense. Quels étaient les premiers voyageurs dans la belle antiquité ?
C’étaient les législateurs, les poètes et les héros ; c étaient Jacob, Lycurgue,
Pythagore, Homère, Hercule, Alexandre :
dies
peregrinationis
9 ! Alors tout était
prodige,
sans cesser d’être réalité, et les espérances de ces grandes âmes
aimaient à dire : « Là-bas la terre inconnue, la terre immense. »
Terra ignota ! terra immensa !
Nous avons naturellement la haine des
bornes ; je dirais presque que le globe est trop petit pour l’homme, depuis qu’il en a
fait le tour. Si la nuit est plus favorable que le jour à l’inspiration et aux vastes
pensées, c’est qu’en cachant toutes les limites, elle prend l’air de l’immensité.
Les voyageurs français et les voyageurs anglais semblent, comme les guerriers de ces
deux nations, s’être partagé l’empire de la terre et de l’onde. Les derniers n’ont rien
à opposer aux Tavernier, aux Chardin, aux Parennin, aux Charlevoix ; ils n’ont point de
monument tel que les Lettres édifiantes ; mais les premiers, à leur
tour, n’ont point d’Anson, de Byron, de Cook, de Vancouver. Les voyageurs français ont
plus fait pour la connaissance des mœurs et des coutumes des peuples : νόον ἔγνώ,
mores cognovit
; les voyageurs anglais ont été plus utiles
aux progrès de la géographie universelle : εν πόντω πάθεν, in mari
passus est
10. Ils
partagent, avec les Espagnols et les Portugais, la gloire d’avoir ajouté de nouvelles
mers et de nouveaux continents au globe, et d’avoir fixé les limites de la terre.
Les prodiges de la navigation sont peut-être ce qui donne une plus haute idée du génie de l’homme. On frissonne et on admire, lorsqu’on voit Colomb s’enfonçant dans les solitudes d’un océan inconnu, Vasco de Gama doublant le Cap des Tempêtes, Magellan sortant d’une vaste mer pour entrer dans une mer plus vaste encore, Cook volant d’un pôle à l’autre, et, resserré de toutes parts par les rivages du globe, ne trouvant plus de mers pour ses vaisseaux !
Quel beau spectacle n’offre point cet illustre navigateur, cherchant de nouvelles terres, non pour en opprimer les habitants, mais pour les secourir et les éclairer, portant à de pauvres sauvages les nécessités de la vie, jurant concorde et amitié, sur leurs rives charmantes, à ces simples enfants de la nature, semant, parmi les glaces australes, les fruits d’un plus doux climat, en imitant ainsi la Providence qui prévoit les naufrages et les besoins des hommes !
La mort n’ayant pas permis au capitaine Cook d’achever ses importantes découvertes, le capitaine Vancouver fut chargé, par le gouvernement anglais, de visiter toute la côte américaine, depuis la Californie jusqu’à la rivière de Cook, et de lever les doutes qui pouvaient rester encore sur un passage au nord-ouest du Nouveau-Monde. Tandis que cet habile marin remplissait sa mission avec autant d’intelligence que de courage, un autre voyageur anglais, parti du Haut-Canada, s’avançait à travers les déserts et les forêts jusqu’à la Mer Boréale et l’Océan Pacifique.
M. Mackenzie, dont je vais faire connaître les travaux, ne prétend ni à la gloire du savant, ni à celle de l’écrivain. Simple trafiquant de pelleteries parmi les Indiens, il ne donne modestement son voyage que pour le journal de sa route.
Le 15, le vent soufflait de l’ouest : nous fîmes quatre milles au sud, deux milles au sud-ouest, etc. Le fleuve était rapide : nous eûmes un portage, nous vîmes des huttes abandonnées ; le pays était fertile ou aride ; nous traversâmes des plaines ou des montagnes ; il tomba de la neige ; mes gens étaient fatigués ; ils voulurent me quitter ; je fis une observation astronomique, etc., etc., etc.
Tel est à peu près le style de M. Mackenzie. Quelquefois cependant il interrompt son journal pour décrire une scène de la nature, ou les mœurs des sauvages ; mais il n’a pas toujours l’art de faire valoir ces petites circonstances si intéressantes dans les récits de nos missionnaires. On connaît à peine les compagnons de ses fatigues ; point de transports en découvrant la mer, but si désiré de l’entreprise ; point de scènes attendrissantes lors du retour. En un mot, le lecteur n’est point embarqué dans le canot d’écorce avec le voyageur, et ne partage point avec lui ses craintes, ses espérances et ses périls.
Un plus grand défaut encore se fait sentir dans l’ouvrage : il est malheureux qu’un simple journal de voyage manque de méthode et de clarté. M. Mackenzie expose confusément son sujet. Il n’apprend point au lecteur quel est ce fort Chipiouyan d’où il part ; où en étaient les découvertes lorsqu’il a commencé les siennes ; si l’endroit où il s’arrête à l’entrée de la Mer Glaciale était une baie, ou simplement une expansion du fleuve, comme on est tenté de le soupçonner ; comment le voyageur est certain que cette grande rivière de l’ouest, qu’il appelle Tacoutché-Tessé, est la rivière de Colombia, puisqu’il ne l’a pas descendue jusqu’à son embouchure ; comment il se fait que la partie du cours de ce fleuve, qu’il n’a pas visitée, soit cependant marquée sur sa carte, etc., etc. ?
Malgré ces nombreux défauts, le mérite du journal de M. Mackenzie est fort grand ; mais il a besoin de commentaires, soit pour donner une idée des déserts que le voyageur traverse, et colorer un peu la maigreur et la sécheresse de son récit, soit pour éclaircir quelque point de géographie. Je vais essayer de remplir cette tâche auprès du lecteur.
L’Espagne, l’Angleterre et la France doivent leurs possessions américaines à trois Italiens, Colomb, Gabot et Verazani. Le génie de l’Italie, enseveli sous des ruines, comme les géants sous les monts qu’ils avaient entassés, semble se réveiller quelquefois pour étonner le monde. Ce fut vers l’an 1523 que François Ier donna ordre à Jean Verazani d’aller découvrir de nouvelles terres. Ce navigateur reconnut plus de six cents lieues de côte, le long de l’Amérique septentrionale ; mais il ne fonda point de colonie.
Jacques Cartier, son successeur, visita tout le pays appelé Kannata par les sauvages, c’est-à-dire, amas de cabanes 11. Il remonta le grand fleuve, qui reçut de lui le nom de Saint-Laurent, et s’avança jusqu’à l’île de Montréal, qu’on nommait alors Hochélaga.
M. de Roberval obtint, en 1540, la vice-royauté du Canada. Il y transporta plusieurs
familles avec son frère, que François Ier avait surnommé le gendarme
d’Annibal, à cause de sa bravoure ; mais ayant fait naufrage en 1540,
« avec eux tombèrent, dit Charlevoix, toutes les espérances qu’on avait
conçues, de faire un établissement en Amérique, personne n’osant se flatter d’être
plus habile ou plus heureux que ces deux braves hommes. »
Les troubles qui peu de temps après éclatèrent en France, et qui durèrent cinquante années, empêchèrent le gouvernement de porter ses regards au dehors. Le génie d’Henri IV ayant étouffé les discordes civiles, on reprit, avec ardeur, le projet d’un établissement au Canada. Le marquis de la Roche s’embarqua en 1698, pour tenter de nouveau la fortune ; mais son expédition eut une fin désastreuse. M. Chauvin succéda à ses projets et à ses malheurs ; enfin, le commandeur de Chatte, s’étant chargé, vers l’an 1603, de la même entreprise, en donna la direction à Samuel de Champelain, dont le nom rappelle le fondateur de Quebec, et le père des colonies françaises dans l’Amérique septentrionale.
Depuis ce moment les jésuites furent chargés du soin de continuer les découvertes dans
l’intérieur des forêts canadiennes. Alors commencent ces fameuses missions qui
étendirent l’empire français des bords de l’Atlantique et des glaces de la baie d’Hudson
aux rivages du Golfe Mexicain. Le père Biart et le père
Enemond-Masse parcoururent toute l’Acadie ; le père Joseph s’avança jusqu’au lac Nipissing, dans le nord du, Canada ; les pères de
Brébœuf et Daniel visitèrent les magnifiques
déserts des Hurons, entre le lac de ce nom, le lac Michighan et le lac Érié ; le père de
Lamberville fit connaître le lac Ontario et les cinq cantons
iroquois. Attirés par l’espoir du martyre et par le récit des souffrances qu’enduraient
leurs compagnons, d’autres ouvriers évangéliques arrivèrent de toutes parts, et se
répandirent dans toutes les solitudes. « On les envoyait, dit l’historien de la
Nouvelle-France, et ils allaient avec joie… ; ils accomplissaient la promesse du
Sauveur du monde, de faire annoncer son Évangile par toute la terre. »
La découverte de l’Ohio et du Meschacebé à l’occident, du lac Supérieur et du lac des Bois au nord-ouest, du fleuve Bourbon et de la côte intérieure de la baie de James au nord, fut le résultat de ces courses apostoliques. Les missionnaires eurent même connaissance de ces montagnes rocheuses 12, que M. Mackenzie a franchies, pour se rendre à l’Océan Pacifique, et du grand fleuve qui devait couler à l’ouest ; c’est le fleuve Colombia. Il suffit de jeter les yeux sur les anciennes cartes des jésuites, pour se convaincre que je n’avance ici que la vérité.
Toutes les grandes découvertes étaient donc faites ou indiquées dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale, lorsque les Anglais sont devenus les maîtres du Canada. En imposant de nouveaux noms aux lacs, aux montagnes, aux fleuves et aux rivières, ou en corrompant les anciens noms français, ils n’ont fait que jeter du désordre dans la géographie. Il n’est pas même bien prouvé que les latitudes et les longitudes qu’ils ont données à certains lieux, soient plus exactes que les latitudes et les longitudes fixées par nos savants missionnaires13. Pour se faire une idée nette du point de départ et des voyages de M. Mackenzie, voici donc peut-être ce qu’il est essentiel d’observer.
Les missionnaires français et les coureurs canadiens avaient poussé les découvertes jusqu’au lac Ouinipic ou Ouinipigon 14, à l’ouest, et jusqu’au lac des Assiniboïsl ou des Cristinaux, au nord. Le premier semble être le lac de l’Esclave de M. Mackenzie.
La société anglo-canadienne, qui fait le commerce des pelleteries, a établi une factorerie au Chipiouyan15, sur un lac appelé le lac des Montagnes, et qui communique au lac de l’Esclave, par une rivière.
Du lac de l’Esclave, sort un fleuve qui coule au nord, et que M. Mackenzie a nommé de son nom. Le fleuve Mackenzie se jette dans la mer du pôle par les 69° 14’ de latitude septentrionale, et les 135° de longitude ouest, méridien de Greenwich.
La découverte de ce fleuve et sa navigation jusqu’à l’océan Boréal, sont l’objet du premier voyage de M. Mackenzie. Parti du fort Chipiouyan, le 3 de juin 1789, il est de retour à ce fort le 12 de septembre de la même année.
Le 10 d’octobre 1792, il part une seconde fois du fort Chipiouyan pour faire un nouveau voyage. Dirigeant sa course à l’ouest, il traverse le lac des Montagnes, et remonte une rivière appelée Oungigah, ou la rivière de la Paix. Cette rivière prend sa source dans les Montagnes Rocheuses. Un grand fleuve descendant du revers de ces montagnes, coule à l’ouest, et va se perdre dans l’Océan Pacifique. Ce fleuve s’appelle Tacoutché-Tessé ou la rivière de Colombia.
La connaissance du passage de la rivière de la Paix, dans celle de Colombia, la facilité de la navigation de cette dernière, du moins jusqu’à l’endroit où M. Mackenzie abandonna son canot pour se rendre par terre à l’Océan Pacifique : telles sont les découvertes qui résultent de la seconde expédition du voyageur. Après une absence de onze mois, il revient au lieu de son départ.
Il faut observer que la rivière de la Paix sortant des Montagnes Rocheuses pour se jeter dans un bras du lac des Montagnes, que le lac des Montagnes communiquant au lac de l’Esclave par une rivière qui porte ce dernier nom, que le lac de l’Esclave, à son tour, versant ses eaux dans l’Océan Boréal, par le fleuve Mackenzie, il en résulte que la rivière de la Paix, la rivière de l’Esclave, et le fleuve Mackenzie, ne sont réellement qu’un seul fleuve qui sort des Montagnes Rocheuses à l’ouest, et se précipite au nord, dans la mer du Pôle. Partons maintenant avec le voyageur, et descendons avec lui le fleuve Mackenzie, jusqu’à cette mer Hyperborée.
« Le mercredi 3 juin 1789, à neuf heures du matin, je partis du fort Chipiouyan, situé sur la côte méridionale du lac des Montagnes. J’étais embarqué dans un canot d’écorce de bouleau, et j’avais pour conducteurs un Allemand et quatre Canadiens, dont deux étaient accompagnés de leurs femmes.
« Un Indien qui portait le titre de chef anglais, me suivit dans un petit canot, avec ses deux femmes ; et deux autres jeunes Indiens, ses compagnons, étaient dans un autre petit canot. Les sauvages s’étaient engagés à me servir d’interprètes et de chasseurs. Le premier avait autrefois accompagné le chef qui conduisit M. Hearne à la rivière des Mines de cuivre. »
M. Mackenzie traverse le lac des Montagnes, entre dans la rivière de l’Esclave, qui le conduit au lac du même nom, côtoie le rivage septentrional de ce lac, et découvre enfin le fleuve Mackenzie.
« Le cours du fleuve prend une direction à l’ouest et dans un espace de vingt-quatre milles, son lit se rétrécit graduellement, et finit par n’avoir qu’un demi-mille de large…
« Depuis le lac jusque-là, les terres du côté du nord sont basses et couvertes d’arbres ; le côté du sud est plus élevé ; mais il y a aussi beaucoup de bois……… Nous y vîmes beaucoup d’arbres renversés et noircis par le feu, au milieu desquels s’élevaient de jeunes peupliers qui avaient poussé depuis l’incendie. Une chose très digne de remarque, c’est que lorsque le feu dévore une forêt de sapins et de bouleaux, il y croît des peupliers, quoiqu’auparavant il n’y eût dans le même endroit aucun arbre de cette espèce. »
Les naturalistes pourront contester l’exactitude de cette observation à M. Mackenzie ; car en Europe tout ce qui dérange nos systèmes est traité d’ignorance ou de rêve de l’imagination ; mais ce que les savants ne peuvent nier, et ce que tout l’art ne saurait peindre, c’est la beauté du cours des eaux dans les solitudes du Nouveau-Monde. Qu’on se représente un fleuve immense, coulant au travers des plus épaisses forêts ; qu’on se figure tous les accidents des arbres qui accompagnent ses rives ; des chênes-saules, tombés de vieillesse, baignent dans les flots leur tête chenue ; des planes d’Occident se mirent dans l’onde avec les écureuils noirs, et les hermines blanches, qui grimpent sur leurs troncs, ou se jouent dans leurs lianes ; des sycomores du Canada se réunissent en groupe ; des peupliers de la Virginie croissent solitaires ou s’allongent en mobile avenue. Tantôt une rivière, accourant du fond du désert, vient former avec le fleuve, au carrefour d’une pompeuse futaie, un confluent magnifique ; tantôt une cataracte bruyante tapisse le flanc des monts de ses voiles d’azur. Les rivages fuient, serpentent, s’élargissent, se resserrent ; ici ce sont des rochers qui surplombent ; là de jeunes ombrages dont la cime est nivelée, comme la plaine qui les nourrit. De toutes parts règnent des murmures indéfinissables : il y a des grenouilles qui mugissent comme des taureaux16 ; il y en a d’autres qui vivent dans le tronc des vieux saules17, et dont le cri répété ressemble tour à tour au tintement de la sonnette d’une brebis et à l’aboiement d’un chien18 ; le voyageur, agréablement trompé dans ces lieux sauvages, croit approcher de la chaumière d’un laboureur et entendre les murmures et la marche d’un troupeau. Enfin de vastes harmonies, élevées tout à coup par les vents, remplissent la profondeur des bois, comme le chœur universel des hamadryades ; mais bientôt ces concerts s’affaiblissent, et meurent graduellement dans la cime de tous les cèdres et de tous les roseaux, de sorte que vous ne sauriez dire le moment même où les bruits se perdent dans le silence, s’ils durent encore ou s’ils ne sont plus que dans votre imagination.
M. Mackenzie, continuant à descendre le fleuve, rencontre bientôt des sauvages de la tribu des Indiens-Esclaves. Ceux-ci lui apprennent qu’il trouvera plus bas, sur le cours des eaux, d’autres Indiens appelés Indiens-Lièvres, et enfin plus bas encore, en approchant de la mer, la nation des Esquimaux.
« Pendant le peu de temps que nous restâmes avec cette petite peuplade, les naturels cherchèrent à nous amuser en dansant au son de leur voix… Ils sautaient et prenaient diverses postures… Les femmes laissaient pendre leurs bras, comme si elles n’avaient pas eu la force de les remuer. »
Les chants et les danses des sauvages ont toujours quelque chose de mélancolique ou de
voluptueux. « Les uns jouent de la flûte, dit le Père du Tertre, les autres
chantent et forment une espèce de musique qui a bien de la douceur à leur
goût. »
Selon Lucrèce, on cherchait à rendre avec la voix le gazouillement des
oiseaux, longtemps avant que de doux vers, accompagnés de la lyre, charmassent l’oreille
des hommes.
At liquidas avium voces imitarier oreAnte fuit multò, quàm lævia carmina cantuConcelebrare homines possent, auresque juvare.
Quelquefois vous voyez une pauvre Indienne, dont le corps est tout courbé par l’excès du travail et de la fatigue, et un chasseur qui ne respire que la gaieté. S’ils viennent à danser ensemble, vous êtes frappé d’un contraste étonnant : la première se redresse et se balance avec une mollesse inattendue ; le second fait entendre les chants les plus tristes. La jeune femme semble vouloir imiter les ondulations gracieuses des bouleaux de son désert, et le jeune homme les murmures plaintifs qui s’échappent de leurs cimes.
Lorsque les danses sont exécutées au bord d’un fleuve, dans la profondeur des bois, que
des échos inconnus répètent pour la première fois les soupirs d’une voix humaine, que
l’ourse des déserts regarde du haut de son rocher ces jeux de l’homme sauvage ; on ne
peut s’empêcher de trouver quelque chose de grand dans la rudesse même du tableau, de
s’attendrir sur la destinée de cet enfant de la nature, qui naît inconnu du monde, danse
un moment dans des vallées où il ne repassera jamais, et bientôt cache sa tombe sous la
mousse de ces déserts, qui n’a pas même gardé l’empreinte de ses pas,
Fuissem quasi non essem
19 !
En passant sous des montagnes stériles, le voyageur aborde au rivage, et gravit des roches escarpées avec un de ses chasseurs indiens.
« Mais, dit-il, nous n’étions pas à moitié chemin du sommet, que nous fûmes assaillis par une si grande quantité de maringouins que nous ne pûmes pas aller plus loin. Je remarquai que la chaîne des monts se terminait en cet endroit. »
Quatre chaînes de montagnes forment les quatre grandes divisions de l’Amérique septentrionale.
La première partant du Mexique, et n’étant que le prolongement de la chaîne des Andes, qui traverse l’isthme de Panama, s’étend du midi au nord, le long de la grande mer du Sud, en s’abaissant toujours jusqu’à la rivière de Cook. M. Mackenzie l’a franchie sous le nom de Montagnes Rocheuses, entre la source de la rivière de la Paix et de la rivière Colombia, en se rendant à l’Océan Pacifique.
La seconde chaîne commence aux Apalaches, sur le bord oriental du Meschacebé, se prolonge, au nord-est, sous les divers noms d’Alleganys, de Montagnes Bleues, de Montagnes des Lauriers, derrière les Florides, la Virginie, la Nouvelle-Angleterre, et va par l’intérieur de l’Acadie aboutir au golfe Saint-Laurent. Elle divise les eaux qui tombent dans l’Atlantique de celles qui grossissent le Meschacebé, l’Ohio, et les lacs du Canada inférieur.
Il est à croire que cette chaîne bordait autrefois l’Atlantique, et lui servait de barrière, comme la première chaîne borde encore l’Océan Indien. Vraisemblablement l’ancien continent de l’Amérique ne commençait que derrière ces montagnes. Du moins les trois différents niveaux de terrain, marqués si régulièrement depuis les plaines de la Pensylvanie jusqu’aux savanes des Florides, semblent indiquer que ce sol fut à différentes époques couvert et puis abandonné par les eaux.
Vis-à-vis le rivage du golfe Saint-Laurent (où, comme je l’ai dit, cette seconde chaîne vient se terminer), s’élève sur la côte du Labrador une troisième chaîne presque aussi longue que les deux premières. Elle court d’abord au sud-ouest jusqu’à l’Outaouas, en formant la double source des fleuves qui se précipitent dans la baie d’Hudson, et de ceux qui portent le tribut de leurs ondes au golfe Saint-Laurent. De là, tournant au nord-ouest, et longeant la côte septentrionale du lac supérieur, elle arrive au lac Sainte-Anne, où elle forme une fourche sud-ouest et nord-ouest.
Son bras méridional passe au sud du grand lac Ouinipic, entre les marais qui fournissent la rivière d’Albanie, à la baie de James, et les fontaines d’où sort le Meschacebé, pour se rendre au golfe Mexicain.
Son bras septentrional rasant le lac du Cygne, la factorerie d’Onasburgk, et, traversant la rivière de Severn, atteint le fleuve du port Nelson, en passant au nord du lac Ouinipic, et vient se nouer enfin à la quatrième chaîne des montagnes.
Celle-ci, moins étendue que toutes les autres, prend naissance vers les bords de la rivière Susfçatchiouayne, se déploie au nord-est, entre la rivière de l’Élan et la rivière Churchill, s’allonge au nord jusque vers le 57e degré de latitude, se partage en deux branches, dont l’une, continuant à remonter au septentrion, atteint les côtes de la Mer Glaciale, tandis que l’autre, courant à l’ouest, rencontre le fleuve Mackenzie. Les neiges éternelles dont ces montagnes sont couronnées, nourrissent d’un côté les rivières qui descendent dans le nord de la baie d’Hudson, et de l’autre celles qui s’engloutissent dans l’Océan Boréal.
Ce fut une des cimes de cette dernière chaîne que M. Mackenzie voulut gravir avec son
chasseur. Ceux qui n’ont vu que les Alpes et les Pyrénées, ne peuvent se former une idée
de l’aspect de ces solitudes hyperboréennes, de ces régions désolées, où l’on voit,
comme après le déluge, « de rares animaux errer sur des montagnes
inconnues »
.
Rara per ignotos errent animalia montes.
Des nuages, ou plutôt des brouillards humides fument sans cesse autour des sommets de ces monts déserts. Quelques rochers battus, par des pluies éternelles, percent de leurs flancs noircis ces vapeurs blanchâtres, et ressemblent par leurs formes et leur immobilité à des fantômes qui se regardent dans un affreux silence.
Entre les gorges de ces montagnes, on aperçoit de profondes vallées de granit, revêtues de mousse, où coule quelque torrent. Des pins rachitiques, de l’espèce appelée spruce par les Anglais, et de petits étangs d’eau saumâtre, loin de varier la monotonie du tableau, en augmentent l’uniformité et la tristesse. Ces lieux ne retentissent que du cri extraordinaire de l’oiseau des terres boréales. De beaux cygnes qui nagent sur ces eaux sauvages, des bouquets de framboisiers qui croissent à l’abri d’un roc, sont là comme pour consoler le voyageur et l’empêcher d’oublier cette Providence, qui sait répandre des grâces et des parfums jusque sur ces affreuses contrées.
Mais la scène ne se montre dans toute son horreur qu’au bord même de l’Océan. D’un côté s’étendent de vastes champs de glaces contre lesquels se brise une mer décolorée où jamais n’apparut une voile ; de l’autre s’élève une terre bordée de mornes stériles. Le long des grèves on ne voit qu’une triste succession de baies dévastées et de promontoires orageux. Le soir le voyageur se réfugie dans quelque trou de rocher, dont il chasse l’aigle marin, qui s’envole avec de grands cris. Toute la nuit il écoute avec effroi le bruit des vents que répètent les échos de sa caverne, et le gémissement des glaces qui se fendent dur la rive.
M. Mackenzie arriva au bord de l’Océan Boréal, le 12 juillet 1789, ou plutôt dans une baie glacée, où il aperçut des baleines, et où le flux et le reflux se faisaient sentir. Il débarqua sur une île, dont il détermina la latitude au 69° 14’ nord ; ce fut le terme de son premier voyage. Les glaces, le manque de vivres, et le découragement de ses gens ne lui permirent pas de descendre jusqu’à la mer, dont il était sans doute peu éloigné. Depuis longtemps le soleil ne se couchait plus pour le voyageur, et il voyait cet astre pâle et élargi tourner tristement autour d’un ciel glacé.
Miserable theyWho, here entangled in the gath’ring iceTake their last look of the descending sun !While, full of death, and fierce with tenfold frost,The long, long night, incumbent o’er their head,Falls horrible20.« Malheureux celui qui, embarrassé dans les glaces croissantes, suit de ses derniers regards le soleil qui s’enfonce sous l’horizon, tandis que, pleine de frimas et pleine de mort, la longue, longue nuit, qui pendait sur sa tête, descend horrible ! »
En quittant la baie pour remonter le fleuve et retourner au fort Chipiouyan, M. Mackenzie dépasse quatre établissements indiens, qui semblaient avoir été récemment habités.
« Nous abordâmes, dit le voyageur, une petite île ronde, très rapprochée de la rive orientale, et qui, sans doute, avait quelque chose de sacré pour les Indiens, puisque l’endroit le plus élevé contenait un grand nombre de tombeaux. Nous y vîmes un petit canot, des gamelles, des baquets, et d’autres ustensiles qui avaient appartenu à ceux qui ne pouvaient plus s’en servir ; car, dans ces contrées, ce sont les offrandes accoutumées que reçoivent les morts. »
M. Mackenzie parle souvent de la religion de ces peuples, et de leur vénération pour les tombeaux. Donc un malheureux Sauvage bénit Dieu sur les glaces du pôle, et tire de sa propre misère des espérances d’une autre vie, tandis que l’homme civilisé renie son âme et son Créateur sous un ciel clément, et au milieu de tous les dons de la Providence.
Ainsi, nous avons vu les habitants de ces contrées danser à la source du fleuve dont le voyageur nous a tracé le cours, et nous trouvons maintenant leurs tombeaux près de la mer, à l’embouchure de ce même fleuve ; emblème frappant du cours de nos années, depuis ces fontaines de joie où se plonge notre enfance, jusqu’à cet océan de l’éternité qui nous engloutit. Ces cimetières indiens répandus dans les forêts américaines, sont des espèces de clairières ou de petits enclos dépouillés de leurs bois. Le sol en est tout hérissé de monticules de forme conique ; et des carcasses de buffles et d’orignaux, ensevelies sous l’herbe, s’y mêlent çà et là à des squelettes humains. J’ai quelquefois vu dans ces lieux un pélican solitaire perché sur un ossement blanchi et à moitié rongé de mousse, semblable, par son silence et son attitude pensive, à un vieux Sauvage pleurant et méditant sur ces débris. Les coureurs de bois qui font le commerce de pelleteries, profitent de ces terrains à demi défrichés par la mort, pour y semer en passant différentes sortes de graines. Le voyageur rencontre tout à coup ces colonies de végétaux européens, avec leur port, leur costume étranger, leurs mœurs domestiques, au milieu des plantes natives et sauvages de ce climat lointain. Elles émigrent souvent le long des collines, et se répandent à travers les bois, selon les habitudes et les amours quelles ont apportées de leur sol natal ; c’est ainsi que des familles exilées choisissent de préférence dans le désert les sites qui leur rappellent la patrie.
Le 12 de septembre 1789, après une absence de cent deux jours, M. Mackenzie se retrouve enfin au fort Chipiouyan. Je vais maintenant rendre compte de son voyage à l’Océan Pacifique, montrer ce que les sciences et le commerce ont gagné aux découvertes de ce courageux voyageur, et ce qui reste à faire pour compléter la géographie de l’Amérique septentrionale.
J’ai déjà fait observer que la rivière de la Paix, la rivière de l’Esclave et le fleuve Mackenzie ne sont qu’un seul et même fleuve qui prend sa source dans les Montagnes Rocheuses, à l’ouest, et se jette au nord, dans les mers du Pôle. C’est en descendant ce fleuve que M. Mackenzie a découvert l’Océan Boréal, et c’est en le remontant qu’il est arrivé à l’Océan Pacifique.
Le 10 d’octobre 1792, trois ans après son premier voyage, M. Mackenzie part une seconde fois du fort Chipiouyan, traverse le lac des Montagnes, et gagne la rivière de la Paix. Il en refoule les eaux pendant vingt journées, et arrive le 1er de novembre, dans un endroit où il se propose de bâtir une maison, et de passer l’hiver. Il emploie toute la saison des glaces à faire le commerce avec les Indiens, et à prendre des renseignements sur son voyage.
« Parmi les Sauvages qui vinrent me visiter, étaient deux Indiens des Montagnes Rocheuses…… Ils prétendirent qu’ils étaient les vrais et seuls indigènes du pays qu’ils habitaient, ajoutant que celui qui s’étendait de là jusqu’aux montagnes, offrait partout, ainsi que le haut de la rivière de la Paix, le même aspect que les environs de ma résidence ; que le pays était rempli d’animaux, mais que la navigation de la rivière était interrompue près des montagnes et dans les montagnes mêmes, par des écueils multipliés et de grandes cascades.
« Ces Indiens m’apprirent aussi qu’on trouvait du côté du midi une autre grande rivière, qui courait vers le sud, et sur les bords de laquelle on pouvait se rendre en peu de temps, en traversant les montagnes.
« Le 20 d’avril (1793) la rivière était encore couverte de glaces. Sur l’autre rive, on voyait des plaines charmantes. Les arbres bourgeonnaient, et plusieurs plantes commençaient à fleurir. »
Ce qu’on appelle le grand dégel, dans l’Amérique septentrionale, offre aux yeux d’un Européen un spectacle non moins pompeux qu’extraordinaire… Dans les premiers quinze jours du mois d’avril, les nuages qui jusque-là venaient rapidement du nord-ouest, s’arrêtent peu à peu dans les cieux, et flottent quelque temps incertains de leur course. Le colon sort de sa cabane, et va sur ses défrichements examiner le désert. Bientôt on entend un cri : Voilà la brise du sud-est. À l’instant un vent tiède tombe sur vos mains et sur votre visage, et les nuages commencent à refluer lentement vers le septentrion. Alors tout change dans les bois et dans les vallées. Les angles moussus des rochers se montrent les premiers sur l’uniforme blancheur des frimas ; les flèches rougeâtres des sapins apparaissent ensuite, et de précoces arbrisseaux remplacent, par des festons de fleurs, les cristaux glacés qui pendaient à leur cime.
La nature, aux approches du soleil, entrouvre par degrés son voile de neige. Les poètes américains pourront un jour la comparer à une épouse nouvelle, qui dépouille timidement, et comme à regret, sa robe virginale, décelant en partie, et essayant encore de cacher ses charmes à son époux.
C’est alors que les sauvages, dont M. Mackenzie allait visiter les déserts, sortent avec joie de leurs cavernes. Comme les oiseaux de leurs climats, l’hiver les rassemble en troupe, et le printemps les disperse : chaque couple retourne à son bois solitaire, pour bâtir son nouveau nid et chanter ses nouvelles amours.
Cette saison, qui met tout en mouvement dans les forêts américaines, donne le signal du départ à notre voyageur. Le jeudi, 9 mai 1793, M. Mackenzie s’embarque dans un canot d’écorce avec sept Canadiens et deux chasseurs sauvages. Si des bords de la rivière de la Paix il avait pu voir alors ce qui se passait en Europe, chez une grande nation civilisée, la hutte de l’Esquimaux lui eût semblé préférable au palais des rois, et la solitude au commerce des hommes.
Le traducteur du Voyage de M. Mackenzie observe que les compagnons du marchand anglais, un seul excepté, étaient tous d’origine française. Les Français s’habituent facilement à la vie sauvage, et sont fort aimés des Indiens. Lorsqu’en 1729, le Canada tomba entre les mains des Anglais, les naturels s’aperçurent bientôt du changement de leurs hôtes.
« Les Anglais, dit le père Charlevoix, dans le peu de temps qu’ils furent maîtres du pays, ne surent pas gagner l’affection des sauvages : les Hurons ne parurent point à Québec ; les autres, plus voisins de cette capitale, et dont plusieurs, pour des mécontentements particuliers, s’étaient ouvertement déclarés contre nous à l’approche de l’escadre anglaise, s’y montrèrent même assez rarement. Tous s’étaient trouvés un peu déconcertés, lorsqu’ayant voulu prendre avec ces nouveaux venus les mêmes libertés que les Français ne faisaient aucune difficulté de leur permettre, ils s’aperçurent que ces manières ne leur plaisaient pas.
« Ce fut bien pis encore, au bout de quelque temps, lorsqu’ils se virent chassés à coups de bâton des maisons, où jusque-là ils étaient entrés aussi librement que dans leurs cabanes. Ils prirent donc le parti de s’éloigner, et rien ne les a, dans la suite, attachés plus fortement à nos intérêts que cette différence de manière et de caractère des deux peuples qu’ils ont vus s’établir dans leur voisinage. Les missionnaires, qui furent bientôt instruits de l’impression qu’elle avait déjà faite sur eux, surent bien en profiter pour les gagner à Jésus-Christ, et pour les affectionner à la nation française. »
Les Français ne cherchent point à civiliser les sauvages, cela coûte trop de soins ; ils aiment mieux se faire sauvages eux-mêmes. Les forêts n’ont point de chasseurs plus adroits, de guerriers plus intrépides. On les a vus supporter les tourments du bûcher avec une constance qui étonnait jusqu’aux Iroquois, et malheureusement devenir quelquefois aussi barbares que leurs bourreaux. Serait-ce que les extrémités du cercle se rapprochent, et que le dernier degré de la civilisation, comme la perfection de l’art, touche de près la nature ? ou plutôt est-ce une sorte de talent universel ou de mobilité de mœurs qui rend le Français propre à tous les climats et à tous les genres de vie ? Quoi qu’il en soit, le Français et le Sauvage ont la même bravoure, la même indifférence pour la vie, la même imprévoyance du lendemain, la même haine du travail, la même facilité à se dégoûter des biens qu’ils possèdent, la même constance en amitié, la même légèreté en amour, le même goût pour la danse et pour la guerre, pour les fatigues de la chasse et les loisirs du festin. Ces rapports d’humeur, entre le Français et le Sauvage, leur donnent un grand penchant l’un pour l’autre, et font aisément de l’habitant de Paris, un coureur de bois canadien.
M. Mackenzie remonte la rivière de la Paix avec ses Français-Sauvages, et décrit la beauté de la nature autour de lui.
« De l’endroit d’où nous étions partis le matin, jusque-là, la rive occidentale présente le plus beau paysage que j’aie vu. Le terrain s’élève par gradins à une hauteur considérable, et s’étend à une très grande distance. À chaque gradin on voit de petits espaces doucement inclinés, et ces espaces sont entrecoupés de rochers perpendiculaires qui s’élèvent jusqu’au dernier sommet, ou du moins aussi loin que l’œil peut le distinguer. Ce spectacle magnifique est décoré de toutes les espèces d’arbres, est peuplé de tous les genres d’animaux que puisse produire le pays. Des bouquets de peupliers varient la scène, et dans les intervalles paissent de nombreux troupeaux de buffles et d’élans. Ces derniers cherchent toujours les hauteurs et les sites escarpés, tandis que les autres préfèrent les plaines.
« Lorsque je traversai ce canton, les femelles de buffles étaient suivies par leurs petits, qui bondissaient autour d’elles, et les femelles d’élan ne devaient pas tarder à avoir des faons. Toute la campagne se parait de la plus riche verdure ; les arbres qui fleurissent étaient prêts à s’épanouir, et le velouté de leurs branches, réfléchissant le soir et le matin les rayons obliques de l’astre du jour, ajoutait à ce spectacle une magnificence que nos expressions ne peuvent rendre. »
Ces paysages en amphithéâtre sont assez communs en Amérique. Aux environs d’Apalachucla, dans les Florides, le terrain, à partir du fleuve Chata-Uche, s’élève graduellement, et monte dans les airs en se retirant à l’horizon ; mais ce n’est pas par une inclinaison ordinaire, comme celle d’une vallée ; c’est par des terrasses posées régulièrement les unes au-dessus des autres, comme les jardins artificiels de quelque puissant potentat. Ces terrasses sont plantées d’arbres divers, et arrosées d’une multitude de fontaines, dont les eaux, exposées au soleil levant, brillent parmi les gazons, ou ruissèlent en filets d’or le long des roches moussues. Des blocs de granit surmontent cette vaste structure, et sont eux-mêmes dominés par de grands sapins. Lorsque du bord de la rivière vous découvrez cette superbe échelle et la cime des rochers qui la couronnent au-dessus des nuages, vous croiriez voir le sommet des colonnes du temple de la nature, et le magnifique perron qui y conduit.
Le voyageur arrive au pied des Montagnes Rocheuses, et s’engage dans leurs détours. Les obstacles et les périls se multiplient : là, on est obligé de porter les bagages par terre, pour éviter des cataractes et des rapides ; ici, on refoule l’impétuosité du courant, en halant péniblement le canot avec une cordelle.
Il faut entendre M. Mackenzie lui-même :
« Quand le canot fut rechargé, moi et ceux de mes gens qui n’avaient pas besoin d’y rester, nous suivîmes le bord de la rivière…… J’étais si élevé au-dessus de l’eau, que les hommes qui conduisaient le canot et doublaient une pointe, ne purent pas m’entendre lorsque je leur criai de toute ma force de mettre à terre une partie de la cargaison, pour alléger le canot.
« Je ne pus alors m’empêcher d’éprouver beaucoup d’anxiété en voyant combien mon entreprise était hasardeuse. La rupture de la cordelle, ou un faux pas de ceux qui la tiraient, auraient fait perdre le canot et tout ce qui était dedans. Il franchit l’écueil sans accident ; mais il fut bientôt exposé à de nouveaux périls. Des pierres, les unes grosses, les autres petites, roulaient sans cesse du haut des rochers, de sorte que ceux qui halaient le canot au-dessous, couraient le plus grand risque d’être écrasés ; en outre, la pente du terrain les exposait à tomber dans l’eau à chaque pas. En les voyant, je tremblais, et quand je les perdais de vue, mon inquiétude ne me quittait pas. »
Tout le passage de M. Mackenzie à travers les Montagnes Rocheuses, est d’un grand intérêt. Tantôt, pour se frayer un chemin, il est forcé d’abattre des forêts et de tailler des marches dans de hautes falaises ; tantôt il saute de rochers en rochers, au péril de ses jours, et reçoit l’un après l’autre ses compagnons sur ses épaules. La cordelle se rompt, le canot heurte des écueils ; les Canadiens se découragent et refusent d’aller plus loin. En vain M. Mackenzie s’égare dans le désert pour découvrir le passage au fleuve de l’ouest ; quelques coups de fusil qu’il entend avec effroi retentir dans ces lieux solitaires, lui font supposer l’approche des Sauvages ennemis. Il monte sur un grand arbre ; mais il n’aperçoit que des monts couronnés de neige, au milieu de laquelle on distingue quelques bouleaux flétris, et au-dessous, des bois qui se prolongent sans fin.
Rien n’est triste comme l’aspect de ces bois, vus du sommet des montagnes, dans le Nouveau-Monde. Les vallées que vous avez traversées, et que vous dominez de toutes parts, apparaissent au-dessous de vous, régulièrement ondées, comme les houles de la mer après une tempête. Elles semblent diminuer de largeur à mesure qu’elles s’éloignent. Les plus voisines de votre œil sont d’un vert rougeâtre ; celles qui suivent, prennent une légère teinte d’azur ; et les dernières forment des zones parallèles d’un bleu céleste.
M. Mackenzie descend de son arbre, et cherche à rejoindre ses compagnons. Il ne voit point le canot au bord de la rivière : il tire des coups de fusil, mais on ne répond point à son signal. Il va, revient, monte et descend le long du fleuve. Il retrouve enfin ses amis ; mais ce n’est qu’après vingt-quatre heures d’angoisses et de mortelles inquiétudes. Il ne tarde pas à rencontrer quelques Sauvages. Interrogés par le voyageur, ils feignent d’abord d’ignorer l’existence du fleuve de l’ouest ; mais un vieillard, bientôt gagné par les caresses et les présents de M. Mackenzie, lui dit, en montrant de la main le haut de la rivière de la Paix :
« Il ne faut traverser que trois petits lacs et autant de portages pour atteindre à une petite rivière qui se jette dans la grande. »
Qu’on juge des transports du voyageur à cette heureuse nouvelle ! Il se hâte de se rembarquer avec un Indien, qui consent à lui servir de guide jusqu’au fleuve inconnu. Bientôt il quitte la rivière de la Paix, entre dans une autre petite rivière qui sort d’un lac voisin, traverse ce lac, et de lacs en lacs, de rivières en rivières, après un naufrage et divers accidents, il se trouve enfin, le 18 de juin 1793, sur le Tacoutché-Tessé, ou le fleuve Colombia, qui porte ses eaux à l’Océan Pacifique.
Entre deux chaînes de montagnes s’étend une superbe vallée qu’ombragent des forêts de peupliers, de cèdres et de bouleaux. Au-dessus de ces forêts montent des colonnes de fumée qui décèlent au voyageur les invisibles habitants de ces déserts. Des argiles rouges et blanches, placées dans l’escarpement des montagnes, imitent çà et là des ruines d’anciens châteaux. Le fleuve Colombia serpente au milieu de ces belles retraites ; et sur les îles nombreuses qui divisent son cours, on voit de grandes cabanes à moitié cachées dans des bocages de pins, où les naturels viennent passer les jours de l’été.
Quelques sauvages s’étant montrés sur la rive, le voyageur s’en approcha, et parvint à tirer d’eux quelques renseignements utiles.
« La rivière, dont le cours est très étendu, lui dirent les indigènes, va vers le soleil du midi ; et selon ce que nous avons appris, des hommes blancs bâtissent des maisons à son embouchure. Les eaux coulent avec une force toujours égale ; mais il y a trois endroits où des cascades et des courants extrêmement rapides en interceptent la navigation. Dans les trois endroits, les eaux se précipitent par-dessus des rochers perpendiculaires, beaucoup plus hauts et plus escarpés que dans le haut de la rivière ; mais, indépendamment des difficultés et des dangers de la navigation, il faut combattre les divers habitants de ces contrées, qui sont très nombreux. »
Ces détails jetèrent M. Mackenzie dans une grande perplexité, et découragèrent de nouveau ses compagnons. Il cacha le mieux qu’il put son inquiétude, et suivit encore pendant quelque temps le cours des eaux. Il rencontra d’autres indigènes qui lui confirmèrent le récit des premiers, mais qui lui dirent que s’il voulait quitter le fleuve, et marcher droit au couchant, à travers les bois, il arriverait en peu de jours à la mer par un chemin fort aisé et fort connu des sauvages.
M. Mackenzie se détermine aussitôt à prendre cette nouvelle route. Il remonte le fleuve, jusqu’à l’embouchure d’une petite rivière qu’on lui avait indiquée, et laissant là son canot, il s’enfonce dans les bois, sur la foi d’un Sauvage qui lui servait de guide, et qui, au moindre caprice, pouvait le livrer à des hordes ennemies ou l’abandonner au milieu des déserts.
Chaque Canadien portait sur ses épaules une charge de quatre-vingt-dix livres, indépendamment de son fusil, d’un peu de poudre et de quelques balles. M. Mackenzie, outre ses armes et son télescope, portait lui-même un fardeau de vivres et de quincailleries, du poids de soixante-dix livres.
La nécessité, la fatigue, et je ne sais quelle confiance, qu’on acquiert par l’accoutumance des périls, ôtèrent bientôt à nos voyageurs toute inquiétude. Après de longues journées de marche, au travers des buissons et des halliers, tantôt exposés à un soleil brûlant, tantôt inondés par de grandes pluies, le soir ils s’endormaient paisiblement au chant des Indiens.
« Il consistait, dit M. Mackenzie, en sons doux, mélancoliques, d’une mélodie
assez agréable, et ayant quelque rapport avec le chant de l’église. »
Lorsqu’un voyageur se réveille sous un arbre, au milieu de la nuit, dans les déserts de
l’Amérique, qu’il entend le concert lointain de quelques Sauvages, entrecoupé par de
longs silences et par le murmure des vents dans la forêt, rien ne lui donne plus l’idée
de cette musique aérienne dont parle Ossian, et que les bardes décédés font entendre,
aux rayons de la lune, sur les sommets du Slimora.
Bientôt nos voyageurs arrivèrent chez des tribus indiennes, dont M. Mackenzie cite des
traits de mœurs fort touchants. Il vit une femme
presque aveugle, et
accablée de vieillesse, que ses parents portaient tour à tour, parce que l’âge
l’empêchait de marcher. Dans un autre endroit, une jeune femme, avec son enfant, lui
présenta un vase plein d’eau, au passage d’une rivière, comme Rébecca pencha son vase
pour le serviteur d’Abraham au puits de Nâchor, et lui dit :
Bibe,
quin et camelis tuis dabo potum. « Buvez, je donnerai ensuite à boire à vos
chameaux. »
J’ai passé moi-même chez une peuplade indienne qui se prenait à pleurer à la vue d’un voyageur, parce qu’il lui rappelait des amis partis pour la Contrée des Âmes, et depuis longtemps en voyage.
« Nos guides, dit M. Mackenzie, ayant aperçu des Indiens… hâtèrent le pas pour les rejoindre. À leur approche, l’un des étrangers s’avança avec une hache à la main. C’était le seul homme de la troupe. Il avait avec lui deux femmes et deux enfants. Quand nous les joignîmes, la plus âgée des femmes, qui probablement était la mère de l’homme, s’occupait à arracher les mauvaises herbes dans un espace circulaire, d’environ cinq pieds de diamètre, et notre présence n’interrompit point ce travail prescrit par le respect dû aux morts. C’est dans ce lieu, objet des tendres soins de cette femme, qu’étaient les restes d’un époux et d’un fils ; et toutes les fois qu’elle y passait, elle s’arrêtait pour leur payer ce pieux tribut. »
Tout est important pour le voyageur des déserts. La trace des pas d’un homme, nouvellement imprimée dans un lieu sauvage, est plus intéressante pour lui que les vestiges de l’antiquité, dans les champs de la Grèce. Conduit par les indices d’une peuplade voisine, M. Mackenzie traverse le village d’une nation hospitalière, où chaque cabane est accompagnée d’un tombeau. De là, après avoir franchi des montagnes, il atteint les bords de la rivière du Saumon, qui se décharge dans l’Océan Pacifique. Un peuple nombreux, plus propre, mieux vêtu et mieux logé que les autres Sauvages, le reçoit avec cordialité. Un vieillard perce la foule et vient le presser dans ses bras ; on lui sert un grand festin ; on lui fournit des vivres en abondance. Un jeune homme détache un beau manteau de ses épaules, pour le suspendre aux siennes. C’est presque une scène d’Homère.
M. Mackenzie passa plusieurs jours chez cette nation. Il examina le cimetière, qui n’était qu’un grand bois de cèdres, où l’on brûlait les morts, et le temple où l’on célébrait deux fêtes chaque année, l’une au printemps, l’autre en automne. Tandis qu’il parcourait le village, on lui amena des malades pour les guérir ; naïveté touchante d’un peuple chez qui l’homme est encore cher à l’homme, et qui ne voit qu’un avantage dans la supériorité des lumières, celui de soulager des malheureux.
Enfin le chef de la nation donne au voyageur son propre fils pour l’accompagner et un canot de cèdres pour le conduire à la mer. Ce chef raconta à M. Mackenzie que dix hivers auparavant s’étant embarqué dans le même canot, avec quarante Indiens, il avait rencontré sur la côte deux vaisseaux remplis d’hommes blancs ; c’était le bon Toolec 21, dont le souvenir sera longtemps cher aux peuples qui habitent les bords de l’Océan Pacifique.
Le samedi 20 de juillet 1793, à huit heures du matin, M. Mackenzie sortit de la rivière du Saumon, pour entrer dans le bras de mer où cette rivière se jette par plusieurs embouchures. Il serait inutile de le suivre dans la navigation de cette baie, où il trouva partout les traces du capitaine Vancouver. Il observa la latitude à 52° 21′ 33″, et il écrivit avec du vermillon sur un rocher : Alexandre Mackenzie est venu du Canada ici par terre, le 22 juillet 1793.
Les découvertes de ce voyageur offrent deux résultats très importants, l’un pour le commerce, l’autre pour la géographie. Quant au premier, M. Mackenzie s’en explique lui-même.
« En ouvrant cette communication entre les deux Océans, et en formant des établissements réguliers dans l’intérieur du pays, et aux deux extrémités de la route, ainsi que tout le long des côtes et des îles voisines, on serait entièrement maître de tout le commerce des pelleteries de l’Amérique septentrionale, depuis le quarante-huitième degré de latitude jusqu’au pôle, excepté la partie de la côte qui appartient aux Russes, dans l’Océan Pacifique.
« On peut ajouter à cet avantage celui de la pèche dans les deux mers, et la facilité d’aller vendre les pelleteries dans les quatre parties du globe. Tel est le champ ouvert à une entreprise commerciale. Les produits de cette entreprise seraient incalculables, si elle était soutenue par une partie du crédit et des capitaux dont la Grande-Bretagne possède une si grande accumulation. »
Ainsi, l’Angleterre voit, par les découvertes de ses voyageurs, s’ouvrir devant elle une nouvelle source de trésors et une nouvelle route à ses comptoirs des Indes et de la Chine.
Quant aux progrès de la géographie, qui en dernier résultat tournent également au profit du commerce, le voyage de M. Mackenzie à l’ouest est, sous ce point de vue, moins important que son voyage au nord. Le capitaine Vancouver avait suffisamment prouvé qu’il n’y a point de passage sur la côte occidentale de l’Amérique, depuis Nootka-Sund jusqu’à la rivière de Cook. Grâce aux travaux de M. Mackenzie, ce qui reste maintenant à faire au nord est très peu de chose.
Le fond de la baie du Refus se trouve à peu près par les 68° de latitude nord, et les 85° de longitude occidentale, méridien de Greenwich.
En 1771, Hearne, parti de la baie d’Hudson, vit la mer à l’embouchure de la rivière des Mines de Cuivre, à peu près par les 69° de latitude, et par le 110° et quelques minutes de longitude.
Il n’y a donc que cinq ou six degrés de longitude entre la mer vue par Hearne et la mer du fond de la baie d’Hudson.
À une latitude si élevée, les degrés de longitude sont fort petits. Supposez-les de douze lieues, vous n’aurez guère plus de soixante-douze lieues à découvrir entre les deux points indiqués.
À cinq degrés de longitude, à l’ouest de l’embouchure de la rivière des Mines de Cuivre, M. Mackenzie vient de découvrir la mer par les 69° 7’ nord.
En suivant notre premier calcul, nous n’aurons que soixante lieues de côtes inconnues, entre la mer de Hearne et celle de M. Mackenzie22.
Continuant de toucher à l’occident, nous trouvons enfin le détroit de Behring. Le capitaine Cook s’est avancé au-delà de ce détroit, jusqu’au 69e ou 70e degré de latitude nord, et au 275me de longitude occidentale. Soixante-douze lieues, ou tout au plus six degrés de longitude, séparent l’Océan boréal de Cook de l’Océan boréal de M. Mackenzie.
Voilà donc une chaîne de points connus, où l’on a vu la mer autour du pôle, sur le côté septentrional de l’Amérique, depuis le fond du détroit de Behring, jusqu’au fond de la baie d’Hudson. Il ne s’agit plus que de franchir par terre les trois intervalles qui divisent ces points (et qui ne peuvent pas composer entre eux plus de 250 lieues d’étendue), pour s’assurer que le continent de l’Amérique est borné de toutes parts par l’Océan, et qu’il règne à son extrémité septentrionale une mer peut-être accessible aux vaisseaux.
Me permettra-t-on une réflexion ? M. Mackenzie a fait, au profit de l’Angleterre, des découvertes que j’avais entreprises et proposées jadis au gouvernement, pour l’avantage de la France. Du moins le projet de ce voyage, qui vient d’être achevé par un étranger, ne paraîtra plus chimérique. Comme d’autres sollicitent la fortune et le repos, j’avais sollicité l’honneur de porter, au péril de mes jours, des noms français à des mers inconnues, de donner à mon pays une colonie sur l’Océan Pacifique, d’enlever les trésors d’un riche commerce à une puissance rivale, et de l’empêcher de s’ouvrir de nouveaux chemins aux Indes.
En rendant compte des travaux de M. Mackenzie, j’ai donc pu mêler mes observations aux siennes, puisque nous nous sommes rencontrés dans les mêmes desseins, et qu’au moment où il exécutait son premier voyage, je parcourais aussi les déserts de l’Amérique ; mais il a été secondé dans son entreprise, il avait derrière lui des amis heureux et une patrie tranquille : je n’ai pas eu le même bonheur.
Sur La Législation primitive de M. le vicomte de Bonald
Peu d’hommes naissent avec une disposition particulière et déterminée à un seul objet, qu’on appelle talent ; bienfait de la nature, si des circonstances favorables en secondent le développement, en permettent l’emploi ; malheur réel, tourment de l’homme, si elles le contrarient.
Ce passage est tiré du livre même que nous annonçons aujourd’hui au public. Rien n’est
plus touchant et en même temps plus triste que les plaintes involontaires
qui échappent quelquefois au véritable talent. L’auteur de La Législation primitive, comme tant d’écrivains célèbres, semble n’avoir reçu les
dons de la nature que pour en sentir les dégoûts. Comme Épictète, il a pu réduire la
philosophie à ces deux maximes : « souffrir et s’abstenir », ἀνέχου καί
ἀπέχου
. C’est dans l’obscure chaumière d’un paysan d’Allemagne, au fond d’une
terre étrangère, qu’il a composé sa Théorie du pouvoir politique et
religieux
23 ; c’est au milieu de toutes les privations
de la vie, et encore sous la menace d’une loi de proscription, qu’il a ◀publié▶ ses
observations sur le divorce ; traité admirable, dont les dernières pages
surtout sont un modèle de cette éloquence de pensées, bien supérieure à l’éloquence de
mots, et qui soumet tout, comme le dit Pascal, par droit de puissance ;
enfin c’est au moment où il va abandonner Paris, les lettres, et pour ainsi dire son
génie, qu’il nous donne sa Législation primitive : Platon couronna ses
ouvrages par ses Lois, et Lycurgue s’exila de Lacédémone après avoir
établi les siennes. Malheureusement nous n’avons pas, comme les
Spartiates,
juré d’observer les saintes lois de notre nouveau législateur. Mais que
M. de Bonald se rassure : quand on joint comme lui l’autorité des bonnes mœurs à
l’autorité du génie ; quand on n’a aucune de ces faiblesses qui prêtent des armes à la
calomnie et consolent la médiocrité, les obstacles tôt ou tard s’évanouissent, et l’on
arrive à cette position où le talent n’est plus un malheur, mais un bienfait.
Les jugements que l’on porte sur notre littérature moderne nous semblent un peu exagérés. Les uns prennent notre jargon scientifique, et nos phrases ampoulées pour les progrès des lumières et du génie ; selon eux la langue et la raison ont fait un pas depuis Bossuet et Racine ; quel pas ! Les autres au contraire ne trouvent plus rien de passable ; et, si on veut les en croire, nous n’avons pas un seul bon écrivain. Cependant, n’est-il pas à peu près certain qu’il y a eu des époques en France où les lettres ont été au-dessous de ce qu’elles sont aujourd’hui ? Sommes-nous juges compétents dans cette cause, et pouvons-nous bien apprécier les écrivains qui vivent avec nous ? Tel auteur contemporain dont nous sentons à peine la valeur sera peut-être un jour la gloire de notre siècle. Combien y a-t-il d’années que les grands hommes du siècle de Louis XIV sont mis à leur véritable place ? Racine et La Bruyère furent presque méconnus de leur vivant ; Nous voyons Rollin, cet homme plein de goût et de savoir, balancer le mérite de Fléchier et de Bossuet, et faire assez comprendre qu’on donnait généralement la préférence au premier. La manie de tous les âges a été de se plaindre de la rareté des bons écrivains et des bons livres. Que n’a-t-on point écrit contre le Télémaque, contre les Caractères de la Bruyère, contre les chefs-d’œuvre de Racine ! Qui ne connaît l’épigramme sur Athalie ? D’un autre côté, qu’on lise les journaux du dernier siècle ; il y a plus, qu’on lise ce que La Bruyère et Voltaire ont dit eux-mêmes de la littérature de leur temps ; pourrait-on croire qu’ils parlent de ces mêmes temps où vécurent Fénelon, Bossuet, Pascal, Boileau, Racine, Molière, La Fontaine, J.-J. Rousseau, Buffon et Montesquieu ?
La littérature française va changer de face ; avec la révolution vont naître d’autres pensées, d’autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s’efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres tâcheront de suivre les antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l’emporter sur leurs adversaires, parce qu’en s’appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides bien plus sûrs et des documents bien plus féconds.
M. de Bonald ne contribuera pas peu à cette victoire : déjà ses idées commencent à se répandre ; on les retrouve par lambeaux dans la plupart des journaux et des livres du jour. Il y a de certains sentiments et de certains styles qui sont pour ainsi dire contagieux, et qui (si l’on nous pardonne l’expression) teignent de leurs couleurs tous les esprits. C’est à la fois un bien et un mal : un mal en ce que cela dégoûte l’écrivain dont on fane la fraîcheur, et dont on rend l’originalité vulgaire ; un bien quand cela sert à répandre des vérités utiles.
Le nouvel ouvrage de M. de Bonald est divisé en quatre parties. La première (comprise dans le discours préliminaire) traite du rapport des êtres, et des principes fondamentaux de la législation.
La seconde considère l’état ancien du ministère public en France.
La troisième regarde l’éducation publique, et la quatrième examine l’état de l’Europe chrétienne et mahométane.
Si dans l’extrait que l’on va donner de La Législation primitive on se permet quelquefois de n’être pas de l’opinion de l’auteur, il voudra bien le pardonner. Combattre un homme tel que lui, c’est lui préparer de nouveaux triomphes.
Pour remonter aux principes de la législation, M. de Bonald commence par remonter aux
principes des êtres, afin de trouver la loi primitive, exemplaire éternel des lois
humaines, qui ne sont bonnes ou mauvaises qu’autant qu’elles se rapprochent ou s’éloignent
de cette loi, qui n’est qu’un écoulement de la sagesse divine…
Lex…
rerum omnium principem expressa naturam, ad quam leges hominum diriguntur, quæ
supplicio ímprobos afficiunt, et defendunt et tuentur bonos
24.
M. de Bonald trace rapidement l’histoire de la philosophie qui, selon lui, voulait dire chez les anciens amour de la sagesse, et parmi nous recherche de la vérité. Ainsi
les Grecs faisaient consister la sagesse dans la pratique des mœurs, et
nous dans la théorie. « Notre philosophie, dit l’auteur, est
vaine dans ses pensées, superbe dans ses discours. Elle a pris des stoïciens l’orgueil,
et des épicuriens la licence. Elle a ses sceptiques, ses pyrrhoniens, ses éclectiques ;
et la seule doctrine qu’elle n’ait pas embrassée est celle des privations. »
Sur la cause de nos erreurs M. de Bonald fait cette observation profonde :
« On peut préjuger en physique des erreurs particulières ; on doit préjuger en morale des vérités générales ; et c’est pour avoir fait le contraire, pour avoir préjugé la vérité en physique, que le genre humain a cru si longtemps aux absurdités de la physique ancienne ; comme c’est pour avoir préjugé l’erreur dans la morale générale des nations que plusieurs ont, de nos jours, fait naufrage. »
L’auteur est bientôt conduit à l’examen du problème des idées innées. Sans embrasser l’opinion qui les rejette, ni se ranger au parti qui les adopte, il croit que Dieu a donné aux hommes en général, et non à l’homme en particulier, une certaine quantité de principes ou de sentiments innés (tels que la révélation de l’Être Suprême, de l’immortalité de l’âme, des premières notions de la morale, etc.) absolument nécessaires à l’établissement de l’ordre social. D’où il arrive qu’on peut trouver à la rigueur un homme isolé qui n’ait aucune connaissance de ces principes ; mais qu’on n’a jamais rencontré une société d’hommes qui les ait totalement ignorés. Si ce n’est pas là la vérité, convenons du moins qu’un esprit qui sait produire de pareilles raisons n’est pas un esprit ordinaire.
De là M. de Bonald passe à l’examen d’un autre principe sur lequel il a élevé toute sa législation, savoir : Que la parole a été enseignée à l’homme, et qu’il n’a pu l’inventer lui-même.
Il reconnaît trois sortes de paroles, le geste, la parole et l’écriture.
Il fonde son opinion sur des raisons qui paraissent d’un très grand poids.
1º. Parce qu’il est nécessaire de penser sa parole, avant de parler sa pensée ;
2º. Parce que le sourd de naissance qui n’entend pas la parole est muet, preuve que la parole est une chose apprise et non inventée ;
3º. Parce que si la parole est d’invention humaine, il n’y a plus de vérités nécessaires, etc.
M. de Bonald revient souvent à cette idée d’où dépend, selon lui, toute la controverse
des théistes et des athées, des chrétiens et des philosophes. On peut dire en effet que,
s’il était prouvé que la parole est révélée et non inventée, on aurait une preuve physique
de l’existence de Dieu, et Dieu n’aurait pu donner le verbe à l’homme sans lui donner
aussi des règles et des lois. Tout deviendrait positif dans la société ; et c’était déjà,
ce nous semble, l’opinion de Platon et du philosophe romain :
Legem
neque hominum ingeniis excogitatam, neque scitum aliquod esse populorum, sed æternum
quiddam
, etc.
Il devenait nécessaire à M. de Bonald de développer son idée, et c’est ce qu’il a fait dans une excellente dissertation qui se trouve au second volume de son ouvrage. On y remarque cette comparaison, que l’on croirait traduite du Phédon ou de la République.
Cette correspondance naturelle et nécessaire des pensées et des mots qui les expriment, et cette nécessité de la parole pour rendre présentes à l’esprit ses propres pensées et les pensées des autres, peuvent être rendues sensibles par une comparaison…… dont l’extrême exactitude prouverait toute seule une analogie parfaite entre les lois de notre être intelligent et celles de notre être physique.
Si je suis dans un lieu obscur, je n’ai pas la vision oculaire, ou la connaissance par la vue de l’existence des corps qui sont près de moi, pas même de mon propre corps ; et sous ce rapport ces êtres sont à mon égard comme s’ils n’étaient pas. Mais si la lumière vient tout à coup à paraître, tous les objets en reçoivent une couleur relative, pour chacun, à la contexture particulière de sa surface ; chaque corps se produit à mes yeux, je les vois tous ; et je juge les rapports de forme, d’étendue, de distance que ces corps ont entre eux et avec le mien.
Notre entendement est ce lieu obscur où nous n’apercevons aucune idée, pas même celle de notre propre intelligence, jusqu’à ce que la parole, pénétrant par le sens de l’ouïe ou de la vue, porte la lumière dans les ténèbres, et appelle, pour ainsi dire, chaque idée qui répond comme les étoiles dans Job : Me voilà. Alors seulement nos idées sont exprimées ; nous avons la conscience ou la connaissance de nos pensées, et nous pouvons la donner aux autres ; alors seulement nous nous idéons nous-mêmes, nous idéons les autres êtres et les rapports qu’ils ont entre eux et avec nous ; et de même que l’œil distingue chaque corps à sa couleur, l’esprit distingue chaque idée à son expression.
Trouve-t-on souvent une aussi puissante métaphysique unie à une si vive expression ?
Chaque idée qui répond à la parole comme les étoiles dans Job, me voilà, n’est-ce pas là un ordre de pensées bien élevé, un caractère de
style bien rare ? J’en appelle à des hommes plus habiles que moi :
Quantùm eloquentia valeat, pluribus credere potest.
Cependant nous oserons proposer quelques doutes à l’auteur, et soumettre nos observations à ses lumières. Nous reconnaissons, comme lui, le principe de la transmission ou de l’enseignement de la parole. Mais ne pose-t-il pas trop rigoureusement le principe ? En en faisant la seule preuve positive de l’existence de Dieu et des lois fondamentales de la société, ne met-il pas en péril les plus grandes vérités, si l’on vient à lui contester sa preuve unique ? La raison qu’il tire des sourds-muets, en faveur de l’enseignement de la parole, n’est peut-être pas assez convaincante ; car on peut lui dire : Vous prenez un exemple dans une exception, et vous allez chercher une preuve dans une imperfection de la nature. Supposons un homme sauvage, ayant tous ses sens, mais point encore la parole. Cet homme, pressé par la faim, rencontre dans les forêts un objet propre à la satisfaire ; il pousse un cri de joie en le voyant ou en le portant à sa bouche. N’est-il pas possible qu’ayant entendu le cri, le son tel quel, il le retienne et le répète ensuite toutes les fois qu’il apercevra le même objet, ou sera pressé du même besoin ? Le cri deviendra le premier mot de son vocabulaire, et ainsi de suite, jusqu’à l’expression des idées purement intellectuelles.
Il est certain que l’idée ne peut sortir de l’entendement sans la parole ; mais on pourrait peut-être admettre que l’homme, avec la permission de Dieu, allume lui-même ce flambeau du verbe, qui doit éclairer son âme ; que le sentiment ou l’idée fait naître d’abord l’expression, et que l’expression à son tour rentre dans l’intelligence, pour y porter la lumière. Si l’auteur disait que, pour former une langue de cette sorte, il faudrait des millions d’années, et que J.-J. Rousseau lui-même a cru que la parole est bien nécessaire pour inventer la parole, nous convenons aussi de la difficulté : mais M. de Bonald ne doit pas oublier qu’il a affaire à des hommes qui nient toutes les traditions, et qui disposent à leur gré de l’éternité du monde.
Il y a d’ailleurs une objection plus sérieuse. Si la parole est nécessaire à la manifestation de l’idée, et que la parole entre par les sens, l’âme dans une autre vie, dépouillée des organes du corps, n’a donc pas la conscience de ses pensées ? Il n’y aurait plus qu’une ressource, qui serait de dire que Dieu l’éclaire alors de son propre verbe, et quelle voit ses idées dans la divinité : c’est retomber dans le système de Mallebranche.
Les esprits profonds aimeront à voir comment M. de Bonald déroule le vaste tableau de l’ordre social ; comment il suit et définit l’administration civile, politique et religieuse. Il prouve évidemment que la religion chrétienne a achevé l’homme, comme le suprême législateur le dit lui-même en expirant :
Tout est consommé.
M. de Bonald donne une singulière élévation et une profondeur immense au christianisme ;
il suit les rapports mystiques du Verbe et du Fils, et
montre que le véritable Dieu ne pouvait être connu que par la révélation ou l’Incarnation de son Verbe, comme la pensée de l’homme n’a été
manifestée que par la parole ou
l’incarnation de la pensée.
Hobbes, dans sa Cité chrétienne, avait expliqué le Verbe comme l’auteur
de la législation :
in Testamento Novo græcè scripto, Verbum Dei
sæpè ponitur (non pro eo quod
loquutus est Deus) sed pro eo quod de Deo et de regno ejus… In hoc autem sensu
idem significant λογος Θεου.
M. de Bonald distingue essentiellement la constitution de la société domestique, ou
l’ordre de famille, de la constitution politique ; rapports qu’on a trop confondus dans
ces derniers temps. Dans l’examen de l’ancien ministère public en
France, il montre une connaissance approfondie de notre histoire. Il examine le principe
de la souveraineté du peuple, que Bossuet avait attaqué dans son cinquième
avertissement, en réponse à M. Jurieu. « Où tout est indépendant, dit
l’évêque de Meaux, il n’y a rien de souverain. »
Axiome foudroyant, manière
d’argumenter précisément telle que l’exigeaient les ministres protestants qui se piquaient
surtout de raison et de logique. Ils s’étaient plaints d’être écrasés par l’éloquence de
Bossuet ; l’orateur s’était aussitôt dépouillé de son éloquence, comme ces guerriers
chrétiens qui, s’apercevant au milieu d’un combat que leurs adversaires étaient désarmés,
jetaient à l’écart leurs armes, pour ne pas remporter
une victoire trop
aisée. Bossuet, passant ensuite aux preuves historiques, et montrant que le prétendu pacte social n’a jamais existé, fait voir, ainsi qu’il le dit lui-même,
qu’il y a là autant d’ignorances que de mots ; que si le peuple est
souverain, il a le droit incontestable de changer tous les jours sa constitution, etc. Ce
grand homme (que M. de Bonald, digne d’être son admirateur, cite avec tant de
complaisance), établit aussi l’excellence de la succession au pouvoir suprême.
« C’est un bien pour le peuple, dit-il dans le même avertissement, que le
gouvernement devienne aisé ; qu’il se perpétue par les mêmes lois qui perpétuent le
genre humain, et qu’il aille pour ainsi dire avec la nature. »
M. de Bonald nous reproduit cette force de bon sens, et quelquefois cette simple grandeur de style. C’est un sujet d’étonnement dont on a peine à revenir, que l’ignorance ou la mauvaise foi dans laquelle est tombé notre siècle, relativement au siècle de Louis XIV. On croit que ses écrivains ont méconnu les principes de l’ordre social, et cependant il n’y a pas de question politique dont Bossuet n’ait parlé, soit dans son Histoire universelle, soit dans sa Politique tirée de l’Écriture, soit surtout dans ses controverses avec les protestants.
Au reste, si l’on peut faire quelques objections à M. de Bonald sur les deux premiers volumes de son ouvrage, il n’en est pas ainsi du troisième. L’auteur y parle de l’éducation avec une supériorité de lumière, une force de raisonnement, une netteté de vue dignes des plus grands éloges. C’est véritablement dans les questions particulières de morale ou de politique, que M. de Bonald excelle. Il y répand partout une modération féconde, pour employer la belle expression de d’Aguesseau. Je ne doute point que son Traité d’éducation n’attire les yeux des hommes d’état, comme sa question du divorce fixa l’attention des meilleurs esprits de la France. On reviendra incessamment sur ce troisième volume, qui mérite seul un extrait.
Le style de M. de Bonald pourrait être quelquefois plus harmonieux et moins négligé. Sa pensée est toujours éclatante et d’un heureux choix ; mais je ne sais si son expression n’est pas quelquefois un peu terne et commune ; légers défauts que le travail fera disparaître. On pourrait aussi désirer plus d’ordre dans les matières, et plus de clarté dans les idées : les génies forts et élevés ne compatissent pas assez à la faiblesse de leurs lecteurs ; c’est un abus naturel de la puissance. Quelquefois encore, les distinctions de l’auteur paraissent trop ingénieuses, trop subtiles. Comme Montesquieu, il aime à appuyer une grande vérité sur une petite raison. La définition d’un mot, l’explication d’une étymologie, sont des choses trop curieuses et trop arbitraires pour qu’on puisse les avancer au soutien d’un principe important.
Au reste, on a voulu seulement, par ce peu de mots, sacrifier à la triste coutume qui veut qu’on joigne toujours la critique à l’éloge. À Dieu ne plaise que nous observions misérablement quelque tache dans les écrits d’un homme aussi supérieur que M. de Bonald. Comme nous ne sommes point une autorité, nous avons permission d’admirer avec le vulgaire, et nous en profitons amplement pour l’auteur de La Législation primitive.
Heureux les états qui possèdent encore des citoyens comme M. de Bonald ; hommes que les injustices de la fortune ne peuvent décourager, qui combattent pour le seul amour du bien, lors même qu’ils n’ont pas l’espérance de vaincre !
L’auteur de cet article ne peut se refuser une image qui lui est fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de la France ; sur deux montagnes opposées s’élèvent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attachées des petites cloches que les montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les jeux des spectateurs ; mais personne ne s’arrête pour aller où la cloche l’invite : ainsi les hommes qui prêchent aujourd’hui morale et religion donnent en vain le signal du haut de leurs ruines, à ceux que le torrent du siècle entraîne ; le voyageur s’étonne de la grandeur des débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des souvenirs qui s’en élèvent ; mais il n’interrompt point sa course, et au premier détour du fleuve, tout est oublié.
Sur La Législation primitive
On peut remarquer dans l’histoire que la plupart des révolutions des peuples
civilisés ont été précédées des mêmes opinions, et annoncées par les mêmes écrits :
Quid est quod fuit ? ipsum quod futurum est.
Quintilien et Élien nous parlent de cet Archiloque qui osa le premier ◀publier▶ l’histoire
honteuse de sa conscience à la face de l’univers, et qui florissait en Grèce avant la
réforme de Solon. Au rapport d’Eschine, Dracon avait fait un traité de
l’éducation, où, prenant l’homme à son berceau, il le conduisait pas à pas jusqu’à sa
tombe. Cela rappelle l’éloquent sophiste dont M. de La Harpe a fait un portrait
admirable.
La Cyropédie de Xénophon, une partie de la République de Platon, et les premiers livres de ses Lois, peuvent être aussi regardés comme de beaux traités plus ou moins propres à former le cœur de la jeunesse. Sénèque, et surtout le judicieux Quintilien, placés sur un autre théâtre, et plus rapprochés de nos temps, ont laissé d’excellentes leçons aux maîtres et aux disciples. Malheureusement, de tant de bons écrits sur l’éducation, nous n’avons emprunté que la partie systématique, et précisément celle qui, tenant aux mœurs des anciens, ne peut s’appliquer à nos mœurs. Cette fatale imitation, que nous avons poussée en tout à l’excès, a causé bien des malheurs : en naturalisant chez nous les dévastations et les assassinats de Sparte et d’Athènes, sans atteindre à la grandeur de ces fameuses cités, nous avons imité ces tyrans qui, pour embellir leur patrie, y faisaient transporter les ruines et les tombeaux de la Grèce.
Si la fureur de tout détruire n’avait pas été le caractère dominant de ce siècle,
qu’avions-nous besoin cependant d’aller chercher des systèmes d’éducation dans les débris
de l’antiquité ?
N’avions-nous pas les institutions du christianisme ? Cette
religion si calomniée (et à qui nous devons toutefois jusqu’à l’art qui nous nourrit),
cette religion arracha nos pères aux ténèbres de la barbarie. D’une main, les Bénédictins
guidaient les premières charrues dans les Gaules, de l’autre, ils transcrivaient les
poèmes d’Homère ; et tandis que les clercs de la vie commune
s’occupaient de la collation des anciens manuscrits, les pauvres frères des
écoles pieuses enseignaient gratis aux enfants du peuple les
premiers rudiments des lettres ; ils obéissaient à ce commandement du livre où tout se
trouve :
Non des illi potestatem in juventute, et ne despicias
cogitatus illius.
Bientôt parut cette société fameuse qui donna le Tasse à l’Italie et Voltaire à la
France, et dont, pour ainsi dire, chaque membre fut un homme de lettres distingué. Le
jésuite, mathématicien à la Chine, législateur au Paraguay, antiquaire en Égypte, martyr
au Canada, était en Europe un maître savant et poli dont l’urbanité ôtait à la science ce
pédantisme qui dégoûte la jeunesse. Voltaire Consultait sur ses tragédies les Pères Porée
et Brumoy : « On a lu Jules César devant dix jésuites, écrit-il à
M. de Cideville, ils en pensent comme vous. »
La rivalité qui s’établit un
moment entre Port-Royal et
la Société,
força cette dernière à veiller plus scrupuleusement sur sa morale, et les Lettres provinciales achevèrent de la corriger. Les jésuites étaient des hommes
tolérants et doux qui cherchaient à rendre la religion aimable, par indulgence pour notre
faiblesse, et qui s’égarèrent d’abord dans ce charitable dessein : Port-Royal était
inflexible et sévère, et, comme le roi prophète, il semblait vouloir égaler la rigueur de
sa pénitence à la hauteur de son génie. Si le poète le plus tendre fut élevé à l’école des
Solitaires, le prédicateur le plus austère sortit du sein de la Société. Bossuet et Boileau penchaient pour les premiers ; Fénelon et
La Fontaine pour la seconde.
« Anacréon se tait devant les jansénistes. »
Port-Royal, sublime à sa naissance, changea et s’altéra tout à coup, comme ces emblèmes
antiques, qui n’ont que la tête d’aigle ; les jésuites au contraire se soutinrent et se
perfectionnèrent jusqu’à leur dernier moment. La destruction de cet ordre a fait un mal
irréparable à l’éducation et aux lettres ; on en convient aujourd’hui. Mais, selon la
réflexion touchante d’un historien :
Quis beneficorum servat
memoriam ? aut quis ullam
calamitosis deberi putat
gratiam ? aut quando fortuna non mutat fidem ?
Ce fut donc sous le siècle de Louis XIV (siècle qui enfanta toutes les grandeurs de la France), que le système d’éducation, pour les deux sexes, parvint à son plus haut point de perfection. On se rappelle avec admiration ces temps où l’on vit sortir des écoles chrétiennes, Racine, Molière, Montfaucon, Sévigné, La Fayette, Dacier ; ces temps où le chantre d’Antiope donnait des leçons aux épouses des hommes, où les Pères Hardouin et Jouvency expliquaient la belle antiquité, tandis que les génies de Port-Royal écrivaient pour des écoliers de sixième, et que le grand Bossuet se chargeait du catéchisme des petits enfants.
Rollin parut bientôt à la tête de l’Université ; ce savant homme, que l’on prend
aujourd’hui pour un pédant de collège plein de ridicules et de préjugés, est pourtant un
des premiers écrivains français qui ait parlé d’un philosophe anglais avec éloge :
« Je ferai grand usage de deux auteurs modernes (dit-il dans son Traité des études) ; ces auteurs sont M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, et
M. Locke, Anglais, dont les écrits sur cette matière sont fort estimés, et avec raison.
Le dernier a quelques sentiments particuliers que je ne voudrais pas
toujours adopter. Je ne sais d’ailleurs s’il était bien versé dans la connaissance de
la langue grecque et dans l’étude des belles-lettres ; il ne paraît pas au moins en
faire assez de cas. »
C’est en effet à l’ouvrage de Locke sur l’éducation qu’on peut faire remonter la date de ces opinions systématiques, qui tendent à faire de tous les enfants des héros de roman ou de philosophie. L’Émile, où ces opinions sont malheureusement consacrées par un grand talent, et quelquefois par une haute éloquence ; l’Émile est jugé maintenant comme livre pratique ; sous ce rapport il n’y a pas de livre élémentaire pour l’enfance qui ne lui soit bien préférable : on s’en est enfin aperçu, et une femme célèbre a ◀publié▶ de nos jours, sur l’éducation, des préceptes beaucoup plus sains et plus utiles. Un homme, dont le génie a été mûri par les orages de la révolution, achève maintenant de renverser les principes d’une fausse philosophie, et de rasseoir l’éducation sur ses bases morales et religieuses. Le troisième volume de La Législation primitive est consacré à cet important sujet ; nous avons promis de le faire connaître à nos lecteurs.
M. de Bonald commence par poser en principe que l’homme naît ignorant et faible, mais
capable d’apprendre ; « bien différent de la brute,
l’homme naît,
dit-il, perfectible, et l’animal naît parfait »
.
Que faut-il enseigner à l’homme ? Tout ce qui est bon, c’est-à-dire tout ce qui est nécessaire à la conservation des êtres.
Et quel est le moyen général de cette conservation ? La société.
Comment la société exprime-t-elle ses rapports ? Elle les exprime par des volontés qui s’appellent lois.
Les lois sont donc des volontés, d’où résultent pour les membres de la société des actions appelées devoirs.
Donc l’éducation proprement dite est l’enseignement des lois et des devoirs de la société.
L’homme, sous le rapport religieux et politique, appartient à une société domestique et à une société publique. Il y a donc deux systèmes d’éducation, savoir :
L’éducation domestique qui suit l’enfant dans la maison paternelle ; elle a pour but de former l’homme pour la famille, et de l’instruire des éléments de la religion.
L’éducation publique, qui est celle que les enfants reçoivent de l’état dans des établissements publics ; son but est de former l’homme pour la société publique et les devoirs religieux et politiques qu’elle commande.
L’éducation, dans son principe, doit être essentiellement religieuse. Ici, M. de Bonald combat fortement l’auteur d’Émile. Dire qu’on ne doit donner à l’enfance aucun principe religieux, c’est une des erreurs les plus funestes que jamais ait avancées la philosophie. L’auteur de La Législation primitive cite l’exemple effrayant de soixante-quinze enfants au-dessous de seize ans, jugés à la police correctionnelle, dans l’espace de cinq mois, pour larcins, vols et atteintes aux mœurs. M. Scipion Bexon, vice-président du tribunal de première instance du département de la Seine, à qui l’on doit la connaissance de ce fait, ajoute, dans son rapport, que plus de la moitié des vols qui ont lieu dans Paris, sont commis par des enfants.
« Que des établissements publics, dit M. Necker, dans son Cours de morale religieuse, assurent à tous les enfants des instructions élémentaires de morale et de religion. Votre indifférence vous rendrait un jour responsables des égarements que vous seriez forcés de punir ; votre conscience au moins serait effrayée du reproche que pourrait vous adresser un jeune homme traduit devant un tribunal criminel, un jeune homme prêt à subir une condamnation rigoureuse. Que pourriez-vous répondre en effet s’il disait : “Je n’ai jamais été formé à la vertu par aucune leçon ; j’ai été dévoué à des travaux mercenaires ; j’ai été lancé dans le monde avant qu’on eût gravé dans mon cœur ou dans mon souvenir un seul principe de conduite : on m’a parlé de liberté, d’égalité, jamais de mes devoirs envers les autres, jamais de l’autorité religieuse qui m’aurait soumis à ces devoirs : on m’a laissé l’enfant de la nature, et l’on veut me juger par des lois que le génie social a composées : ce n’était pas avec une sentence de mort qu’il fallait m’enseigner les obligations de la vie !” Tel est le langage terrible que pourrait tenir un jeune homme, en entendant sa condamnation. »
En parlant d’abord de l’éducation domestique, M. de Bonald veut qu’on rejette toutes ces pratiques anglaises, américaines, philosophiques, inventées par l’esprit de système et soutenues par la mode.
« Des vêtements légers, dit-il, la tête découverte, un lit dur, sobriété et exercices, des privations plutôt que des jouissances, en un mot, presque toujours ce qui coûte le moins, est en tout ce qui convient le mieux, et la nature n’emploie, ni tant de frais, ni tant de soins, pour élever ce frêle édifice qui ne doit durer qu’un instant, et qu’un souffle peut renverser. »
Il conseille ensuite le rétablissement des corporations,
« que le gouvernement doit, dit-il, regarder comme l’éducation domestique des enfants du peuple. Ces corporations, où la religion fortifiait par ses pratiques les règlements de l’autorité civile, avaient, entre autres avantages, celui de contenir par le devoir un peu dur des maîtres une jeunesse grossière, que le besoin de vivre soustrait de bonne heure au pouvoir paternel, et que son obscurité dérobe au pouvoir politique. »
C’est voir les choses de bien haut, et considérer en véritable législateur ce que tant d’écrivains n’ont aperçu qu’en économistes.
L’auteur, passant à l’éducation publique, prouve d’abord, comme Quintilien, l’insuffisance d’une éducation privée, et la nécessité d’une éducation commune. Après avoir parlé des lieux où l’on doit établir les collèges, et fixé le nombre des élèves que chaque collège doit à peu près contenir, il examine la grande question sur les maîtres ; laissons-le parler lui-même :
« Il faut une éducation perpétuelle, universelle, uniforme, et par conséquent un instituteur perpétuel, universel, uniforme : il faut donc un corps, car hors d’un corps il ne peut y avoir ni perpétuité, ni généralité, ni uniformité.
« Ce corps (car il n’en faut qu’un) chargé de l’éducation publique, ne peut pas être un corps purement séculier ; car où serait le lien qui en assurerait la perpétuité, et par conséquent, l’uniformité ? Serait-ce l’intérêt personnel ? Mais des séculiers auront ou pourront avoir une famille. Ils appartiendront donc plus à leur famille qu’à l’état, à leurs enfants plus qu’aux enfants des autres, à leur intérêt personnel plus qu’à l’intérêt public ; car l’amour de soi, dont on veut faire le lien universel, est et sera toujours le mortel ennemi de l’amour des autres…
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« Si les instituteurs publics sont célibataires, quoique séculiers, ils ne pourront faire corps entre eux, leur agrégation fortuite ne sera qu’une succession continuelle d’individus entrés pour vivre, et sortis pour s’établir ; et quel père de famille osera confier ses enfants à des célibataires, dont une discipline religieuse ne garantira pas les mœurs ? S’ils sont mariés, comment l’État pourrait-il assurer à des hommes chargés de famille, animés d’une juste ambition de fortune, et plus capables que d’autres de s’y livrer avec succès, comment pourrait-il leur assurer un établissement qui puisse les détourner d’une spéculation plus lucrative ? Si, par des vues d’économie, on les réunit sous le même toit avec leurs femmes et leurs enfants, la concorde est impossible ; si on leur permet de vivre séparément, les frais sont incalculables. Des hommes instruits ne voudront pas soumettre leur esprit à des règlements devenus routiniers, à des méthodes d’enseignement qui leur paraîtront défectueuses ; des hommes avides et accablés de besoins voudront s’enrichir ; des pères de famille oublieront les soins publics, pour les affections domestiques. L’état peut être assuré de ne conserver dans les établissements d’éducation, que les hommes qui ne seront propres à aucune autre profession, des mauvais sujets ; et l’on peut s’en convaincre aisément en se rappelant que les instruments les plus actifs de nos désordres ont été, à Paris, cette classe d’instituteurs laïques, attachés aux collèges, qui, dans leurs idées classiques, ont vu le forum de Rome à l’assemblée de leurs sections, et se sont crus des orateurs chargés des destinées de la république, lorsqu’ils n’étaient que des brouillons bouffis d’orgueil, et impatients de sortir de leur état. Il faut donc un corps qui ne puisse se dissoudre ; un corps où des hommes fassent, à une règle commune, le sacrifice de leurs opinions personnelles ; à une richesse commune, le sacrifice de leur cupidité personnelle ; à la famille commune de l’état, le sacrifice de leurs familles personnelles. Mais, quelle autre force que celle de la religion, quels autres engagements que ceux qu’elle consacre, peuvent lier des hommes à des devoirs aussi austères, et leur commander des sacrifices aussi pénibles ? »
La vigoureuse dialectique de ce morceau sera remarquée de tous les lecteurs. M. de Bonald presse l’argument de manière à ne laisser aucun refuge à ses adversaires. On pourrait seulement lui objecter les universités protestantes ; mais il pourrait répondre que les professeurs de ces universités, bien qu’ils soient mariés, sont cependant des ministres ou des prêtres ; que ces universités sont d’ailleurs des fondations chrétiennes, dont les revenus et les fonds sont indépendants du gouvernement ; qu’après tout, les désordres sont tels dans ces universités, que des parents sages craignent souvent d’y envoyer leurs enfants. Tout cela change absolument l’état de la question, et sert même, en dernière analyse, à confirmer le raisonnement de l’auteur.
M. de Bonald ne s’occupant qu’à poser les principes, néglige de donner des avis particuliers aux maîtres. On les trouve d’ailleurs ces avis dans les écrits du bon Rollin. Le seul titre de ses chapitres fait aimer cet excellent homme : prendre de l’autorité sur les enfants ; se faire aimer et craindre ; inconvénients et dangers des châtiments ; parler raison aux enfants, les piquer d’honneur, faire usage des louanges, des récompenses, des caresses ; rendre l’étude aimable ; accorder du repos et de la récréation aux enfants ; piété, religion, zèle pour le salut des enfants ; c’est sous ce dernier titre qu’on lit ces mots qui font presque verser des larmes d’attendrissement :
« Qu’est-ce qu’un maître chrétien, chargé de l’éducation de jeunes gens ? C’est un homme, entre les mains de qui Jésus-Christ a remis un certain nombre d’enfants, qu’il a rachetés de son sang et pour lesquels il a donné sa vie ; en qui il habite comme dans sa maison et dans son temple ; qu’il regarde comme ses membres, comme ses frères et des cohéritiers, dont il veut faire autant de rois et de prêtres qui régneront et serviront Dieu avec lui et par lui pendant toute l’éternité ; et il les leur a confiés pour conserver en eux le précieux et l’inestimable dépôt de l’innocence. Or, quelle grandeur, quelle noblesse une commission si honorable n’ajoute-t-elle point à toutes les fonctions des maîtres ?…
…………………………………………………………………………………………………………
« Un bon maître doit s’appliquer ces paroles que Dieu faisait continuellement retentir aux oreilles de Moïse, le conducteur de son peuple : “Portez-les dans votre sein comme une nourrice a accoutumé de porter son petit enfant. Porta eos in sinu tuo, sicui portare solet infantulum.” »
Des maîtres, M. de Bonald passe aux élèves. Il veut qu’on les occupe principalement de
l’étude des langues anciennes, qui ouvrent aux enfants les trésors du passé, et promènent
leur esprit et leur cœur sur de beaux souvenirs et de grands exemples. Il s’élève contre
cette éducation philosophique « qui encombre, dit-il, la mémoire des enfants de
vaines nomenclatures de minéraux, de plantes, qui rétrécissent leur intelligence,
etc. »
.
On doit aimer à se rencontrer dans les mêmes sentiments et les mêmes opinions, avec un
homme tel que M. de Bonald. Nous avons eu le bonheur d’attaquer un des premiers cette
dangereuse manie de notre siècle25. Personne, peut-être, ne sent plus que nous le charme de
l’histoire naturelle. Mais quel abus n’en fait-on pas aujourd’hui, et
dans la manière dont on l’étudie, et dans les conséquences qu’on veut en tirer !
L’histoire naturelle proprement dite, ne
peut être, ne doit être qu’une suite
de tableaux, comme dans la nature. Buffon avait un souverain mépris pour les classifications, qu’il appelait
des échafaudages pour arriver
à la science, et non pas la science elle-même
26.
Indépendamment des autres dangers qu’entraîne l’étude exclusive des sciences, comme elles
ont un rapport immédiat avec le vice originel de l’homme, elles nourrissent beaucoup plus
l’orgueil que les lettres. « Descartes croyait, dit le savant auteur de sa vie,
qu’il était dangereux de s’appliquer trop sérieusement à ces
démonstrations superficielles, que l’industrie et l’expérience fournissent moins souvent
que le hasard. Sa maxime était27 que cette application nous désaccoutume insensiblement de l’usage de
notre raison, et nous expose à perdre la route que la lumière nous trace28. »
Et l’on peut ajouter ces paroles de Locke : « Entêtés de cette folle
pensée, que rien n’est au-dessus de notre compréhension
29. »
Voulez-vous apprendre l’histoire naturelle aux enfants, sans dessécher leur cœur et sans flétrir leur innocence : mettez entre leurs mains le commentaire de la Genèse, par M. de Luc, ou l’ouvrage cité par Rollin, dans le livre de ses Études, intitulé De la philosophie. Quelle philosophie, et combien peu elle ressemble à la nôtre ! Citons un morceau au hasard :
« Quel architecte a enseigné aux oiseaux à choisir un lieu ferme, et à bâtir sur un fondement solide ? Quelle mère tendre leur a conseillé d’en couvrir le fond de matières molles et délicates, telles que le duvet et le coton ? et, lorsque ces matières manquent, qui leur a suggéré cette ingénieuse charité, qui les porte à s’arracher avec le bec autant de plumes de l’estomac qu’il en faut pour préparer un berceau commode à leurs petits.
« Est-ce pour les oiseaux, Seigneur, que vous avez uni ensemble tant de miracles qu’ils ne connaissent point ? Est-ce pour les hommes qui n’y pensent pas ? Est-ce pour des curieux qui se contentent de les admirer sans remonter jusqu’à vous ? et n’est-il pas visible que votre dessein a été de nous rappeler à vous par un tel spectacle, de nous rendre sensibles votre providence et votre sagesse infinie, et de nous remplir de confiance en votre bonté, si attentive et si tendre pour des oiseaux, dont une couple ne vaut qu’une obole30 »
Il n’y a que les Études de la Nature de M. Bernardin de Saint-Pierre
qui offrent des
peintures aussi religieuses et aussi touchantes. La plus
belle page de Buffon n’égale peut-être pas la tendre éloquence de ce mouvement chrétien :
Est-ce pour les oiseaux, Seigneur !
etc.
Un étranger se trouvait, il y a quelque temps, dans une société où l’on parlait du fils de la maison, enfant de sept ou huit ans, comme d’un prodige. Bientôt en entend un grand bruit, les portes s’ouvrent, et l’on voit paraître le petit docteur, les bras nus, la poitrine découverte, et habillé comme un singe qu’on va montrer à la foire. Il arrivait se roulant d’une jambe sur l’autre, d’un air assuré, regardant avec effronterie, importunant tout le monde de ses questions, et tutoyant également les femmes et les hommes âgés. On le place sur une table, au milieu de l’assemblée en extase ; on l’interroge : « Qu’est-ce que l’homme, lui demande gravement un instituteur ? — C’est un animal mammifère, qui a quatre extrémités, dont deux se terminent en mains. — Y a-t-il d’autres animaux de sa classe ? — Oui : les chauves-souris et les singes. » L’assemblée poussa des cris d’admiration. L’étranger se tournant vers nous, nous dit brusquement : « Si j’avais un enfant qui sût de pareilles choses, en dépit des larmes de sa mère, je lui donnerais le fouet jusqu’à ce qu’il les eût oubliées. Je me souviens des paroles de votre Henri IV : Ma mie, disait-il à sa femme, vous pleurez quand je donne le fouet à notre fils ; mais c’est pour son bien, et la peine que je vous fais à présent, vous épargnera un jour bien des peines. »
Ces petits naturalistes, qui ne savent pas un mot de leur religion et de leurs devoirs, sont à quinze ans des personnages insupportables. Déjà hommes, sans être hommes, vous les voyez traîner leur figure pâle et leur corps énervé dans les cercles de Paris, décidant de tout en maîtres, ayant une opinion en morale et, en politique, prononçant sur ce qui est bon ou mauvais, jugeant de la beauté des femmes, de la bonté des livres, du jeu des acteurs, de la danse des danseurs, se regardant danser eux-mêmes avec admiration, se piquant d’être déjà blasés sur leurs succès, et, pour comble de ridicule et d’horreur, ayant quelquefois recours au suicide.
Ah ! ce ne sont pas là ces enfants d’autrefois, que leurs parents envoyaient chercher tous les jeudis au collège. Ils arrivaient avec des habits simples, et modestement fermés. Ils s’avançaient timidement au milieu du cercle de la famille, rougissant quand on leur parlait, baissant les yeux, saluant d’un air gauche et embarrassé, mais empruntant des grâces de leur simplicité même et de leur innocence ; et cependant le cœur de ces pauvres enfants bondissait de joie. Quelles délices pour eux qu’une journée passée ainsi sous le toit paternel, au milieu des complaisances des domestiques, des embrassements des sœurs et des dons secrets de la mère ! Si on les interrogeait sur leurs études, ils ne répondaient pas que l’homme est un animal mammifère, placé entre les chauves-souris et les singes, car ils ignoraient ces importantes vérités ; mais ils répétaient ce qu’ils avaient appris dans Bossuet ou dans Fénelon, que Dieu a créé l’homme pour l’aimer et le servir ; qu’il a une âme immortelle ; qu’il sera puni ou récompensé dans une autre vie, selon ses mauvaises ou bonnes actions ; que les enfants doivent être respectueux envers leurs père et mère ; enfin toutes ces vérités de catéchisme qui font pitié à la philosophie. Ils appuyaient cette histoire naturelle de l’homme de quelques passages fameux, en vers grecs ou latins, empruntés d’Homère ou de Virgile ; et ces belles citations du génie de l’antiquité, se mariaient assez bien aux génies non moins, antiques de l’auteur de Télémaque et de celui de l’Histoire universelle.
Mais il est temps de passer au résumé général de La Législation primitive ; tels sont les principes que M. de Bonald a posés.
Il y a un Être Suprême ou une cause générale.
Cet Être Suprême est Dieu. Son existence est surtout prouvée par la parole, que l’homme n’a pas pu trouver, et qui lui a été enseignée.
La cause générale, ou Dieu, a produit un effet également général dans le monde : c’est l’homme.
Ces deux termes, cause et effet, Dieu et l’homme, ont un terme moyen nécessaire, sans quoi il n’y aurait point de rapports entre eux.
Ce terme moyen nécessaire doit se proportionner à la perfection de la cause et à l’imperfection de l’effet.
Quel est ce terme moyen, où était-il ? C’était là, dit l’auteur, « la grande
énigme de l’univers »
.
Il était annoncé à un peuple ; il devait être connu d’un autre.
Il est venu au terme marqué. Avant lui les véritables rapports de l’homme avec Dieu n’étaient point connus, parce que les êtres ne sont point connus par eux-mêmes, qu’ils ne le sont que par leurs rapports ; et que tout terme moyen ou tout rapport manquait entre l’homme et Dieu.
Ainsi il y aura véritable connaissance de Dieu et de l’homme partout où le médiateur sera connu, et ignorance de Dieu et de l’homme, partout où le médiateur sera inconnu.
Là où il y a connaissance de Dieu et de l’homme, et de leur rapport naturel, il y a nécessairement de bonnes lois, puisque les lois sont l’expression des rapports naturels ; donc la civilisation suivra la connaissance du médiateur, et la barbarie l’ignorance du médiateur.
Donc il y a eu civilisation commencée chez les Juifs et civilisation consommée chez les chrétiens. Les peuples païens ont été des barbares.
Il faut entendre le mot barbare dans le sens de l’auteur. Les arts pour lui ne constituent pas un peuple civilisé, mais un peuple policé. Il n’attache le mot de civilisation qu’aux lois morales et politiques ; on sent que tout ceci, bien que supérieurement enchaîné, est sujet à de grandes objections. On aura toujours un peu de peine à admettre qu’un Turc d’aujourd’hui est plus civilisé qu’un Athénien d’autrefois, parce qu’il a une connaissance confuse du médiateur. Les systèmes exclusifs qui mènent à de grandes choses et à de grandes découvertes, ont inévitablement des dangers et des parties faibles.
Les trois termes primitifs étant établis, M. de Bonald les applique au mode social ou moral, parce que ces trois termes renferment en effet l’ordre de l’univers. La cause, le moyen et l’effet deviennent alors pour la société, le pouvoir, le ministre et le sujet.
La société est religieuse ou politique, domestique ou publique ;
L’état purement domestique de la société religieuse s’appelle religion naturelle,
L’état purement domestique de la société politique s’appelle famille.
L’accomplissement de la société religieuse a été de faire passer le genre humain au déisme ou à la religion nationale des Juifs, et de là à la religion générale des chrétiens.
Le perfectionnement de la société politique en Europe a été de faire passer les hommes de l’état domestique à l’état public et fixe des peuples civilisés qui composent la chrétienté.
Le lecteur doit s’apercevoir ici qu’il a quitté la partie systématique de l’ouvrage de M. de Bonald, et qu’il entre dans une série de principes les plus féconds et les plus nouveaux.
Dans tous les modes particuliers de la société, le pouvoir veut la société, c’est-à-dire sa conservation ; le ministre agit, en exécution de la volonté du pouvoir. Le sujet est l’objet de la volonté du pouvoir et le terme de l’action des ministres.
Le pouvoir veut ; il doit être un : les ministres agissent ; ils doivent être plusieurs.
Ainsi M. de Bonald arrive à la base fondamentale de son système politique ; base qu’il a été chercher, comme on le voit, jusque dans le sein de Dieu. La monarchie selon lui, ou l’unité du pouvoir, est le seul gouvernement qui dérive de l’essence des choses et de la souveraineté du Tout-Puissant sur la nature. Toute forme politique qui s’en éloigne, ramène plus ou moins l’homme à l’enfance des peuples, ou la barbarie de la société.
Dans le livre second de son ouvrage, M. de Bonald montre l’application aux états particuliers de la société. Il établit pour la famille, ou la société domestique, les divers rapports entre les maîtres et les domestiques, entre les pères et les enfants. Dans la société publique, il déclare que le pouvoir public doit être comme le pouvoir domestique, commis à Dieu seul et indépendant des hommes, c’est-à-dire qu’il doit être un, masculin, propriétaire, perpétuel ; car sans unité, sans masculinité, sans propriété, sans perpétuité, il n’y a pas de véritable indépendance. Les attributions du pouvoir, l’état de paix et de guerre, le code des lois sont examinés par l’auteur. D’accord avec son titre, il se renferme pour tout cela dans les éléments de la législation. Il a senti la nécessité de rappeler les notions les plus simples, lorsque tous les principes ont été bouleversés dans la société.
Dans le traité du ministère public, qui suit les deux livres de principes, l’auteur cherche à prouver par l’histoire des temps modernes, et surtout par celle de France, la vérité des principes qu’il a avancés.
La religion chrétienne, en paraissant au monde, dit-il, appela à son berceau des bergers et des rois ; et leurs hommages, les premiers qu’elle ait reçus, annoncèrent à l’univers qu’elle venait régler les familles et les États, l’homme privé et l’homme public.
Le combat s’engage entre l’idolâtrie et le christianisme ; il fut sanglant. La religion perd ses plus généreux athlètes, mais elle triomphe. Jusqu’alors l’enfermée dans la famille ou la société domestique, elle passe dans l’État ; elle devient propriétaire. Aux petites églises d’Éphèse et de Thessalonique, succèdent les grandes églises des Gaules et de la Germanie. L’état politique se forme avec l’état religieux, ou plutôt est constitué naturellement par lui. Les grandes monarchies de l’Europe se forment avec les grandes églises : l’Église a son chef, ses ministres, ses fidèles ; l’État son chef, ses ministres, ses féaux ou sujets. Division de juridiction, hiérarchie dans les fonctions, nature des propriétés, tout, jusqu’aux dénominations, devient peu à peu semblable dans le ministère religieux et le ministère politique. L’Église est divisée en métropoles, diocèses, etc. L’État en gouvernements ou duchés, districts ou comtés, etc. L’Église a ses ordres religieux, chargés de l’éducation et du dépôt des sciences ; l’État a ses ordres militaires, voués à la défense de la religion : partout l’État s’élève avec l’Église, le donjon à côté du clocher, le seigneur ou le magistrat à côté du prêtre ; le noble ou le défenseur de l’état vit à la campagne ; le religieux habite les déserts. Bientôt le premier ordre s’altère, et s’altère à la fois dans l’ordre politique et religieux. Le noble vient habiter les villes qui s’agrandissent ; le prêtre quitte en même temps la solitude. Les propriétés se dénaturent ; les invasions des Normands, les changements des races régnantes, les croisades, les guerres des rois contre les vassaux font passer dans les mains du clergé un grand nombre de fiefs, propriété naturelle et exclusive de l’ordre politique ; et dans les mains des nobles, des dîmes ecclésiastiques, propriété naturelle et exclusive de l’ordre clérical : les devoirs suivirent naturellement les propriétés auxquelles ils étaient attachés. Le noble nomma des bénéfices et quelquefois les rendit héréditaires dans sa famille. Le prêtre institua des juges et leva des soldats, ou même jugea et combattit lui-même, et l’esprit de chaque ordre fut altéré, en même temps que les propriétés furent confondues.
Enfin l’époque de la grande révolution religieuse arrive ; elle est d’abord préparée dans l’Église par l’imprudente institution des ordres mendiants, que la cour de Rome crut devoir opposer au clergé riche et corrompu ; mais ces corps deviennent bientôt en France, chez une nation élégante et spirituelle, l’objet des sarcasmes des savants31. En même temps que Rome avait établi ses milices, l’État a voit fondé les siennes Les croisades, les usurpations de la couronne ayant appauvri l’ordre des nobles, il fallut avoir recours pour la défense de l’État aux troupes soldées. La force militaire, sous Charles VII, passe au peuple armé ou aux troupes soldées ; la force judiciaire, sous François Ier, passe au peuple lettré, par la vénalité des offices judiciaires. La réformation dans l’Église vient concourir avec les innovations dans l’État. Les simples citoyens avaient pris la place des magistrats, constitués dans les fonctions politiques ; les simples fidèles usurpèrent sur les prêtres les fonctions religieuses. Luther attenta au sacerdoce public, Calvin le remplaça dans la famille. Le popularisme entra dans l’État, et le presbytérianisme dans l’Église. Le ministère public passa au peuple en attendant qu’il s’arrogeât le souverain pouvoir, et alors furent proclamés les deux dogmes parallèles et correspondants de la démocratie religieuse et de la démocratie politique : l’un, que l’autorité religieuse est dans le corps des fidèles ; l’autre, que la souveraineté politique est dans l’assemblée des citoyens.
Avec le changement dans les principes, vient le changement dans les mœurs. Les nobles abandonnent les belles fonctions de juges, pour embrasser uniquement le métier des armes. La licence militaire vient relâcher les nœuds de la morale ; les femmes influent sur le ministère public ; le luxe s’introduit à la cour et dans les villes ; un peuple de citadins remplace une nation agricole ; au défaut de considération on veut obtenir des titres ; la noblesse est vendue, en même temps que les biens de l’Église sont mis à l’encan ; les grands noms s’éteignent ; les premières familles de l’État tombent dans la pauvreté ; le clergé perd son autorité et sa considération ; enfin, le philosophisme, sortant du fond de ce chaos religieux et politique, achève de renverser la monarchie ébranlée.
Ce morceau très remarquable est tiré de la Théorie du pouvoir politique et religieux, ouvrage supprimé par le directoire, et dont il n’est échappé qu’un très petit nombre d’exemplaires. Il serait à désirer qu’on donnât un résumé de ce livre important, supérieur même à La Législation primitive, et dont celui-ci n’est, pour ainsi dire, qu’un extrait. On saurait alors d’où sortent toutes ces idées si neuves en politique, et que des écrivains mettent aujourd’hui en avant, sans indiquer la source où ils les ont puisées.
Au reste nous avons trouvé partout (et nous nous en faisons gloire) dans l’ouvrage de M. de Bonald, la confirmation des principes littéraires et religieux que nous avons énoncés dans le Génie du Christianisme. Il va même plus loin que nous à quelques égards ; car nous ne nous sentons pas assez d’autorité pour oser dire comme lui, qu’il faut prendre aujourd’hui les plus grandes précautions pour n’être pas ridicule en parlant de la mythologie. Nous croyons qu’un heureux génie peut encore tirer bien des trésors de cette mine féconde : mais nous pensons aussi, et nous avons peut-être été le premier à l’avancer, qu’il y a plus de ressource pour la poésie dramatique dans la religion chrétienne que dans la religion des anciens ; que les merveilles sans nombre qui résultent nécessairement pour le poète de la lutte des passions et d’une religion chaste et inflexible, peuvent compenser amplement la perte des beautés mythologiques. Quand nous n’aurions fait naître qu’un doute sur cette importante question littéraire ? sur cette question décidée, en faveur de la fable, par les plus grandes autorités, ne serait-ce pas avoir obtenu une espèce de victoire32 ?
M. de Bonald s’élève aussi contre ces esprits timides, qui, par respect pour la religion, laisseraient volontiers la religion périr. Il s’exprime presque dans les mêmes termes que nous :
Lorsqu’on méconnaît d’un bout de l’Europe à l’autre ces vérités nécessaires à l’ordre social… serait-il besoin de se justifier devant des esprits timides et des âmes timorées, d’oser soulever un coin du voile qui dérobe ces vérités aux regards inattentifs ? et y aurait-il des chrétiens d’une foi assez faible, pour penser qu’elles seront moins respectées à mesure qu’elles seront plus connues.
Au milieu des violentes critiques qui nous ont assailli dès nos premiers pas dans la littérature, nous avouerons qu’il est extrêmement flatteur et consolant pour nous de voir aujourd’hui notre faible travail sanctionné par une opinion aussi grave que celle de M. de Bonald. Cependant nous prendrons la liberté de lui dire que, dans l’ingénieuse comparaison qu’il fait de son ouvrage au nôtre, il prouve qu’il sait se servir mieux que nous des armes de l’imagination, et que s’il ne les emploie pas plus souvent, c’est qu’il les dédaigne. Il est, quoi qu’il en puisse dire, le savant architecte du temple, dont nous ne sommes que l’inhabile décorateur.
On doit beaucoup regretter que M. de Bonald n’ait pas eu le temps et la fortune
nécessaires pour ne faire qu’un seul ouvrage de sa Théorie du pouvoir,
de son Divorce
33, de sa Législation Primitive, et de ses divers Traités de politique. Mais la Providence qui dispose de nous, a marqué
d’autres devoirs à M. de Bonald ; elle a demandé à son cœur le sacrifice de son génie. Cet
homme rare et modeste consacre aujourd’hui ses moments à une famille malheureuse, et les
soucis paternels lui font oublier les soins de la gloire. On fera de lui l’éloge que
l’Écriture fait des patriarches :
Homines divites in virtute,
pulchritudinis studium habentes : pacificantes in domibus suis.
Le génie de M. de Bonald nous semble encore plus profond qu’il n’est haut ; il creuse plus qu’il ne s’élève. Son esprit nous paraît à la fois solide et fin : son imagination n’est pas toujours, comme les imaginations éminemment poétiques, portée par un sentiment vif ou une grande image ; mais aussi elle est spirituelle, ingénieuse ; ce qui fait qu’elle a plus de calme que de mouvement, plus de lumière que de chaleur. Quant aux sentiments de M. de Bonald, ils respirent partout cet honneur français, cette probité qui font le caractère dominant des écrivains du siècle de Louis XIV. On sent que ces écrivains ont découvert la vérité, moins encore par la force de leur esprit que par la droiture de leur cœur.
On a si rarement de pareils hommes et de pareils ouvrages à annoncer au public, qu’on nous pardonnera la longueur de cet extrait. Quand les clartés qui brillent encore sur notre horizon littéraire se cachent ou s’éteignent par degrés, on arrête complaisamment ses regards sur une nouvelle lumière qui se lève. Tous ces hommes vieillis glorieusement dans les lettres, ces écrivains depuis longtemps connus, auxquels nous succéderons, mais que nous ne remplacerons pas, ont vu des jours plus heureux. Ils ont vécu avec Buffon, Montesquieu et Voltaire ; Voltaire avait connu Boileau ; Boileau avait vu mourir le vieux Corneille ; et Corneille enfant avait peut-être entendu les derniers accents de Malherbe. Cette belle chaîne du génie français s’est brisée. La révolution a creusé un abîme qui a séparé à jamais l’avenir et le passé. Une génération moyenne ne s’est point formée entre les écrivains qui finissent et les écrivains qui commencent. Un seul homme pourtant tient encore le fil de l’antique tradition, et s’élève dans cet intervalle désert. On reconnaîtra sans peine celui que l’amitié n’ose nommer, mais que l’auteur célèbre, oracle du goût et de la critique, a déjà désigné pour son successeur. Toutefois si les écrivains de l’âge nouveau, dispersés par la tempête, n’ont pu s’instruire auprès des anciennes autorités, s’ils ont été obligés de tirer tout d’eux-mêmes, la solitude et l’adversité ne sont-elles pas aussi de grandes écoles ? Compagnons des mêmes infortunes, amis avant d’être auteurs, puissent-ils ne voir jamais renaître parmi eux ces honteuses jalousies qui ont trop souvent déshonoré un art noble et consolateur ! Ils ont encore besoin d’union et de courage ; les lettres seront longtemps orageuses. Elles ont produit la révolution, et elles seront le dernier asile des haines révolutionnaires. Un demi-siècle suffira à peine pour calmer tant de vanités compromises, tant d’amours-propres blessés. Qui peut donc espérer de voir des jours plus sereins pour les Muses ? La vie est trop courte ; elle ressemble à ces carrières où l’on célébrait les jeux funèbres chez les anciens, et au bout desquelles apparaissait un tombeau :
Εσηκεζύγον αὗον ὅσον, etc.« De ce côté, dit Nestor à Antiloque, s’élève de terre le tronc dépouillé d’un chêne ; deux pierres le soutiennent dans un chemin étroit, c’est une tombe antique, et la borne marquée à votre course. »
Sur Le Printemps d’un proscrit, poème, par M. J Michaud.
Voltaire a dit : « Ou chantez vos plaisirs, ou laissez vos
chansons. »
Ne pourrait-on pas dire avec autant de vérité : « Ou chantez vos
malheurs, ou laissez vos chansons ? »
Condamné à mort pendant les jours de la terreur, obligé de fuir une seconde fois après le 18 fructidor, l’auteur du Printemps d’un proscrit est reçu, par des cœurs hospitaliers, dans les montagnes du Jura, et trouve dans les tableaux de la nature à la fois de quoi consoler et nourrir ses regrets.
Lorsque la main de la Providence nous éloigne du commerce des hommes, nos yeux moins distraits se fixent sur le spectacle de la création, et nous y découvrons des merveilles que nous n’aurions jamais soupçonnées. Du fond de la solitude on contemple les tempêtes du monde comme un homme jeté sur une île déserte se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser sur les côtes où il fit naufrage. Après la perte de nos amis, si nous ne succombons pas à la douleur, notre cœur se replie sur lui-même ; il forme le projet de se détacher de tout autre sentiment, et de vivre uniquement avec ses souvenirs. Nous sommes alors moins propres à la société, mais notre sensibilité se développe aussi davantage. Que celui qui est abattu par le chagrin s’enfonce dans l’épaisseur des forêts ; qu’il erre sous leur voûte mobile ; qu’il gravisse la montagne d’où l’on découvre des pays immenses, ou le soleil se levant sur les mers ; sa douleur ne tiendra point contre un tel spectacle, non qu’il oublie ceux qu’il aima (car alors qui ne craindrait d’être consolé ?) ; mais le souvenir de ses amis se confondra avec le calme des bois et des cieux ; il gardera sa douceur, et ne perdra que son amertume : heureux ceux qui aiment la nature ; ils la trouveront, et ne trouveront qu’elle, au jour de l’adversité34 !
Ces réflexions nous ont été fournies par l’ouvrage aimable que nous annonçons. Ce n’est point un poète qui cherche seulement la pompe et la perfection de l’art ; c’est un infortuné qui s’entretient avec lui-même, et qui touche la lyre, pour rendre l’expression de sa douleur plus harmonieuse ; c’est un proscrit qui dit à son livre, comme Ovide au sien :
« Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi !…… Hélas ! que n’est-il permis à votre maître d’y aller lui-même ! Partez, mais sans appareil, comme il convient au livre d’un poète exilé. »
L’ouvrage, divisé en trois chants, s’ouvre par une description des premiers beaux jours de l’année. L’auteur compare la tranquillité des campagnes à la terreur qui régnait alors dans les villes ; il peint le laboureur donnant asile à des proscrits :
……………………………………………Dans cet âge de fer, ami des malheureuxIl pleure sur leurs maux, console leur misère,Et comme à ses enfants leur ouvre sa chaumière.Les bois qu’il a plantés, sous leurs rameaux discrets,Dérobent aux méchants les heureux qu’il a faits.Le pâle fugitif y cache ses alarmes,Et loin des factions, loin du fracas des armesPleure en paix sur les maux de l’État ébranlé.
La religion, persécutée dans les villes, trouve à son tour un asile dans les forêts, bien qu’elle y ait aussi perdu ses autels et ses temples.
Quelquefois le hameau, que rassemble un saint zèle,Au Dieu dont il chérit la bonté paternelle,Tient, au milieu des nuits, offrir, au lieu d’encens,Les vœux de l’innocence et les fleurs du printemps.L’écho redit aux bois leur timide prière.
Hélas ! qu’est devenu l’antique presbytère,Cette croix, ce clocher élancé dans les cieux,Et du temple sacré l’airain religieux,Et le Saint du hameau dont le vitreau gothiqueMontrait l’éclat pieux et l’image rustique ?Ces murs où de Dieu même on proclamait les loisD’un pasteur révéré n’entendent plus la voix.
Ces vers sont naturels et faciles ; quant aux sentiments du poète, ils sont doux et pieux, et se mêlent bien aux objets dont il compose le fond de son tableau. Nos églises donnent à nos hameaux et à nos villes un caractère singulièrement moral. Les yeux du voyageur viennent d’abord s’attacher sur la flèche religieuse de nos clochers, dont l’aspect réveille dans son sein une foule de sentiments et de souvenirs. C’est la pyramide funèbre autour de laquelle dorment les aïeux ; mais c’est aussi le monument de joie où la cloche annonce la vie du fidèle. C’est là que les époux s’unissent, c’est là que les chrétiens se prosternent au pied des autels : le faible pour prier le Dieu de force, le coupable pour implorer le Dieu de miséricorde, l’innocent pour chanter le Dieu de bonté. Un paysage paraît-il nu, triste et désert, placez-y un clocher champêtre, à l’instant tout va s’animer, les douces idées de pasteur et de troupeau, d’asile pour le voyageur, d’aumône pour le pèlerin, d’hospitalité et de fraternité chrétienne, vont naître de toutes parts.
Un curé de campagne frappé d’une loi de mort, ne voulant pas abandonner son troupeau, et allant la nuit consoler le laboureur, était un tableau qui devait naturellement s’offrir à un poète proscrit.
Il erre au sein des bois : ô nuit silencieuse,
Prête ton ombre amie à sa course pieuse !
S’il doit souffrir encore, ô Dieu ! sois son appui ;
C’est la voix du hameau qui t’implore pour lui.
Et vous, qu’anime encore une rage cruelle,
Pardonnez aux vertus dont il est le modèle.
Aux cachots échappé, vingt fois chargé de fers,
Il prêche le pardon des maux qu’il a soufferts ;
Et chez l’infortuné, qui se plaît à l’entendre,
Il va sécher les pleurs que vous faites répandre.
En fuyant à travers ces fertiles vallons
Pauvre et sans espérance il bénit les sillons,
Seul au courroux céleste il s’offre pour victime,
Et dans ce siècle impie, où règne en paix le crime,
Lorsqu’on destin cruel sous condamne à souffrir,
Il nous apprend à vivre, et nous aide à mourir.
Il nous semble que ces vers sont pleins de simplicité et d’onction. Nous sommes-nous donc beaucoup trompés, lorsque nous avons soutenu que la religion est favorable à la poésie, et qu’en la repoussant, on se prive d’un des plus grands moyens de remuer les cœurs ?
L’auteur, caché dans son désert, se rappelle les amis qu’il ne verra plus.
Oh ! que ne puis-je voir dans mon humble retraite
Du poète Romain l’immortel interprète.
C’est lui qui m’inspira le goût si pur des champs,
Aux spectacles que j’aime, il consacra ses chants ;
Mariant son génie à celui de Virgile,
Il s’éleva semblable à la vigne fertile
Qui s’unit à l’ormeau devenu son appui,
Suit les mêmes penchants et s’élève avec loi,
Il n’est plus avec nous et sa muse exilée
Erre sur d’autres bords plaintive et désolée35.
…………………………………………………
Ô chantre du malheur ! je ne t’entendrai plus !
Et vous dont j’admirais les talents, les vertus,
Près de vous, aux leçons de l’austère sagesse
Je perds l’espoir heureux de former ma jeunesse :
Fontanes, dont la voix consola les tombeaux ;
Saint-Lambert ! qui chantas les vertus des hameaux ;
Morellet ! dont la plume éloquente et hardie
Plaida pour le malheur devant la tyrannie ;
Suard ! qui réunis, émule d’Addison,
Le savoir à l’esprit, la grâce à la raison ;
La Harpe ! qui du goût proclamas les oracles ;
Sicard ! dont les travaux sont presque des miracles ;
Jussieu, Laplace, et toi, vertueux Daubenton,
Qui m’appris des secrets inconnus à Buffon ;
Je ne vous verrai plus !
Ces regrets sont touchants, et les éloges que l’auteur donne ici à ses amis ont le mérite
bien rare d’être d’accord avec l’opinion publique : d’ailleurs, tout cela nous semble dans
le goût de l’antiquité. N’est-ce pas ainsi que le poète latin que nous avons déjà cité,
s’adresse aux amis qu’il a laissés à Rome ? « Il y a, dit Ovide, dans le pays
natal, je ne sais quoi de doux qui nous appelle, qui nous charme, et ne nous permet pas
de l’oublier… Vous espérez, cher Rufin, que les chagrins qui me tuent céderont aux
consolations que vous m’envoyez dans mon exil ; commencez donc, ô mes amis ! à être
moins aimables, afin qu’on puisse vivre sans vous avec moins de peine. »
Hélas ! en lisant le nom de M. de La Harpe dans les vers de M. Michaud, qui ne se sentirait attendri ! À peine avons-nous retrouvé les personnes qui nous sont chères, qu’il faut encore, et pour toujours, nous séparer d’elles ! Nul ne comprend mieux que nous toute l’étendue du malheur qui menace, en ce moment, les lettres et la religion. Nous avons vu M. de La Harpe abattu, comme Ézéchias, sous la main de Dieu ; il n’y a qu’une foi vive et une sainte espérance qui puissent donner une résignation aussi parfaite, un courage aussi grand, des pensées aussi hautes et aussi touchantes, au milieu des douleurs d’une lente agonie et des épreuves de la mort.
Les poètes aiment à peindre les malheurs de l’exil, si féconds en sentiments tendres et
tristes. Ils ont chanté Patrocle, réfugié aux foyers d’Achille, Cadmus abandonnant les
murs de Sidon, Tydée retiré chez Adraste, et Teucer trouvant un abri dans l’île de Vénus.
Le chœur, dans Iphigénie en Tauride, voudrait pouvoir traverser les
airs : « J’arrêterais mon vol sur la maison paternelle ; je reverrais ces lieux si
chers à mon souvenir, où, sous les yeux d’une mère, je célébrais un innocent
hymen. »
Eh ! qui ne connaît le
dulces moriens reminiscitur
Argos
? Qui ne se rappelle Ulysse errant loin de sa
patrie,
et désirant, pour tout bonheur, d’apercevoir seulement la fumée de son palais ? Mercure le
trouve assis tristement sur le rivage de l’île de Calypso :
il
regardait, en versant des pleurs, cette mer éternellement agitée
(irrequietum)
,
Ποντον επ ατρυγετον δερκεσκετο δεκρα λείϐων
Vers admirable, que Virgile a traduit en l’appliquant aux Troyennes exilées :
Cunctæque profundumPontum aspectabant flentes.
Ce flentes rejeté à la fin de la phrase est bien beau. Ossian a peint avec des couleurs différentes, mais qui ont aussi beaucoup de charmes, une jeune femme morte loin de son pays, dans une terre étrangère.
« There lovely Moïna is often seen when the sunbeam darts on the rock, and all around is dark. There she is seen, Malvina, but not like the daughters of the hill. Her robes are from the stranger’s land ; and she is still alone. »
« Quand un rayon du soleil frappe le rocher, et que tout est obscur à l’entour, c’est là (au tombeau de Carthon et de Clessamor) qu’on voit souvent l’ombre de la charmante Moïna ; on l’y voit souvent, ô Malvina ! mais non telle que les filles de la colline. Ses vêtements sont du pays de l’étranger, et elle est encore solitaire. »
On devine par la douceur des plaintes de l’auteur du poème du Printemps qu’il avait ce mal du pays, ce mal qui attaque surtout les Français loin de leur patrie. Monime, au milieu des Barbares, ne pouvait oublier le doux sein de la Grèce. Les médecins ont appelé cette tristesse de l’âme nostalgie, de deux mots grecs, νοσος, retour, et αλγος, douleur, parce qu’on ne peut la guérir qu’en retournant aux foyers paternels. Eh ! comment M. Michaud, qui sait faire soupirer sa lyre, n’eût-il pas mis de la sensibilité dans un sujet que Gresset lui-même n’a pu chanter sans s’attendrir ! Dans son ode sur l’Amour de la patrie, on trouve cette strophe touchante :
Ah ! dans sa course déplorée,S’il succombe au dernier sommeil,Sans revoir la douce contrée »Où brilla son premier soleil ;Là son dernier soupir s’adresse,Là son expirante tendresseVeut que ses os soient ramenés :D’une région étrangère,La terre serait moins légèreÀ ses mânes abandonnés !
Au milieu des douces consolations que la retraite fournit à notre poète exilé, il s’écrie :
Ô beaux jours du printemps ! ô vallons enchantés !Quel chef-d’œuvre des arts égale vos beautés ?Tout Voltaire vaut-il un rayon de l’aurore,Ou la moindre des fleurs que Zéphyr fait éclore ?
Mais Voltaire (dont nous détestons d’ailleurs les impiétés tout autant que M. Michaud)
n’exprime-t-il pas quelquefois des sentiments aimables36 ! N’a-t-il pas connu jusqu’à ces doux regrets de la
patrie ! « Je vous écris à côté d’un poêle, dit-il à madame Denis, la tête pesante
et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que la Sprée
tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre
maison de Paris est assez près de cette rivière. »
On dit qu’un Français, obligé de fuir pendant la terreur, avait acheté de quelques deniers une barque sur le Rhin. Il s’y était logé avec sa femme et ses deux enfants. N’ayant point d’argent, il n’y avait point pour lui d’hospitalité. Quand on le chassait d’un rivage, il passait sans se plaindre à l’autre bord ; souvent poursuivi sur les deux rives, il était obligé de jeter l’ancre au milieu du fleuve. Il pêchait pour nourrir sa famille, mais les hommes lui disputaient encore les secours de la Providence, et lui enviaient quelques petits poissons qu’avaient mangés ses enfants. La nuit, il cueillait des herbes sèches, pour faire un peu de feu, et sa femme demeurait dans de mortelles angoisses jusqu’à son retour. Cette famille, à qui l’on ne pouvait reprocher que ses malheurs, n’avait pas sur le vaste globe un seul coin de terre où elle osât reposer sa tête. Obligée de se faire sauvage entre quatre grandes nations civilisées, toute sa consolation était qu’en errant dans le voisinage de la France, elle pouvait quelquefois respirer un air qui avait passé sur son pays37.
M. Michaud errait ainsi sur les montagnes d’où il pouvait du moins découvrir la cime des arbres de la patrie. Mais comment passer le temps sur un sol étranger ? comment occuper ses journées ? N’est-il pas tout naturel alors d’aller visiter ces tombeaux champêtres où, pleines de joie, des âmes chrétiennes ont terminé leur exil ? C’est ce que fait l’auteur du poème du Printemps ; et, grâce à la saison qu’il a choisie, l’asile de la mort est un beau champ couvert de fleurs.
Sous ces débris couverts d’une mousse légère,Sous cet antique ormeau dont l’abri solitaireRépand sur l’horizon un deuil religieux,Reposent du hameau les rustiques aïeux.Bravant les vains mépris de la foule insenséeJamais l’ambition ne troubla leur pensée.Peut-être en ce cercueil, d’humbles fleurs entouré,Dort un fils d’Apollon, d’Apollon ignoré,Un héros dont le bras eut fixé la victoire,Qui n’a point su combattre, et qui mourut sans gloire.Un Cromwel, un Sylla, du hameau dédaigné,Qui respecta les lois et qui n’a point régné.Ainsi la fleur qui naît sur les monts solitaires,Ne montre qu’au désert ses couleurs passagères ;Et l’or, roi des métaux, cache en des souterrainsSon éclat trop funeste au repos des humains.
Peut-être l’auteur eût-il mieux fait de se rapprocher davantage du poète anglais qu’il
imite. Il a substitué l’image de l’or enfoui dans les entrailles de la terre, à celle de
la perle
cachée dans le sein des mers
; la fleur qui ne
montre qu’au désert ses couleurs passagères, n’est peut-être pas
exactement
la fleur qui est née pour rougir sans être vue (is
born to blush unseen38)
.
Full many a gem of purest ray serene,The dark unfathom’d caves of ocean bear :Full many a flower is born to blush unseen,And waste its sweetness in the desert air.
Nous avions essayé autrefois de rendre ainsi ces quatre vers, qu’on doit juger avec indulgence, car nous ne sommes pas poète :
Ainsi brille la perle, au fond des vastes mers ;Ainsi passent aux champs des roses solitairesQu’on ne voit point rougir, et qui, loin des bergères,D’inutiles parfums embaument les déserts.
La vue de ces paisibles tombeaux rappelle au poète ces sépultures troublées où dormaient
nos
princes anéantis
39.
Leurs monuments ne devaient s’ouvrir qu’à la consommation des siècles ; mais un jugement
particulier de la Providence a voulu les briser avant la fin des temps. Une effroyable
résurrection a dépeuplé les caveaux funèbres de Saint-Denis ; les fantômes des rois sont
sortis de l’ombre éternelle ; mais, comme s’ils avaient été épouvantés de reparaître seuls
à la lumière, et de ne pas
se retrouver dans le monde avec tous les
morts
, comme parle le prophète, ils se sont replongés dans le
sépulcre,
Et ces rois exhumés par la main des bourreaux,Sont descendus deux fois dans la nuit des tombeaux.
On voit par ces beaux vers que M. Michaud sait prendre tous les tons.
C’est sans doute une chose bien remarquable que quelques-uns de ces spectres, noircis par le cercueil40, eussent conservé une telle ressemblance avec la vie, qu’on les a facilement reconnus. On a pu distinguer sur leur front jusqu’aux caractères des passions, jusqu’aux nuances des idées qui les a voient jadis occupés. Qu’est-ce donc que cette pensée de l’homme, qui laisse des traces si profondes jusque dans la poudre du néant ? Puisque nous parlons de poésie, qu’il nous soit permis d’emprunter une comparaison d’un poète : Milton nous dit qu’après avoir achevé le Monde, le Fils divin se rejoignit à son Principe éternel, et que sa route à travers la matière créée fut marquée longtemps après par un sillon de lumière : ainsi notre âme, en rentrant dans le sein de Dieu, laisse dans le corps mortel la trace glorieuse de son passage.
On doit louer M. Michaud d’avoir fait usage de ces contrastes qui réveillent l’imagination des lecteurs. Les anciens les employaient souvent, même dans la tragédie. Un chœur de soldats veille à la garde du camp des Troyens ; la nuit fatale à Rhésus vient à peine de finir sa course. Dans ce moment critique, croyez-vous que les gardes parlent de combats, de surprises, qu’ils se retracent des images terribles ? Voici ce que dit le demi-chœur :
« Écoutez ! ces accents sont ceux de Philomèle, qui, sur mille tons variés, déplore ses malheurs, et sa propre vengeance. Les rives sanglantes du Simoïs répètent ses accents plaintifs. J’entends le son de la cornemuse ; c’est l’heure où les bergers de l’Ida sortent pour paître leurs troupeaux dans les riants vallons. Un nuage se répand sur mes paupières appesanties ; une douce langueur s’empare de mes sens : le sommeil versé par l’aurore est le plus délicieux. »
Avouons que nous n’avons pas assez de ces choses-là dans nos tragédies modernes, toutes
parfaites qu’elles puissent être, et soyons assez justes pour convenir que Shakspeare a
quelquefois trouvé ce naturel de sentiment, et cette naïveté d’images. Ce chœur d’Euripide
rappellera facilement au lecteur le dialogue de Roméo et de Juliette.
Est-ce l’alouette qui chante
, etc. ?
Mais si nous avons banni de la scène tragique ces peintures pastorales qui, en
adoucissant la terreur, augmentaient la pitié, parce
qu’elles faisaient
sourire sur un fond d’agonie
, comme
s’exprime Fénelon ; nous les avons transportées, ces peintures (et avec
beaucoup de succès), dans des ouvrages d’un autre genre. Les modernes ont étendu et
enrichi le domaine de la poésie descriptive. M. Michaud lui-même en fournit de beaux
exemples :
De la cime des monts, tout prêt à disparaître,Le jour sourit encore aux fleurs qu’il a fait naître.Sur ces toits élevés, d’un ciel tranquille et pur,L’ardoise fait au loin étinceler l’azur,Et le vitreau qui brille à la rive lointaine,D’un vaste embrasement allumé dans la plaine,Montre aux regards trompés les feux éblouissants,Et ranime du jour les rayons pâlissants.
Le chantre du printemps à ces vallons fidèle,Charme l’écho du soir de sa plainte nouvelle ;Et caché dans les bois, dans les bosquets touffusIl chante des malheurs aux Muses inconnus :Tandis que la forêt à sa voix attentive,Redit ses doux accents et sa chanson plaintive ;Au buisson épineux, au tronc des vieux ormeaux,La muette Arachné suspend ses longs réseaux.Un reste de clarté perce encor le feuillage,Glisse sur l’eau du fleuve et meurt sur le rivage.L’insecte qu’un soleil voit naître et voit périr,Aux derniers feux du jour vient briller et mourir.La caille, comme moi, sur ces bords étrangère,Fait retentir les champs de sa voix printanière.Sorti de son terrier, le lapin imprudentVient tomber sous les coups du chasseur qui l’attend ;Et, par l’ombre du soir, la perdrix rassurée,Redemande aux échos sa compagne égarée.
C’est ici le lieu de parler d’un reproche que M. Michaud nous a fait dans sa dissertation
préliminaire ; il combat avec autant de goût que de politesse notre opinion touchant la
poésie descriptive. « L’auteur du Génie du Christianisme, dit-il,
attribue l’origine de la poésie descriptive à la religion chrétienne…, qui, en
détruisant le charme attaché aux fables mythologiques, a réduit les poètes à chercher la
source de l’intérêt dans la vérité et l’exactitude de leurs tableaux, etc. »
L’auteur du Poème du printemps pense que nous nous sommes trompés.
D’abord nous n’avons point attribué l’origine de la poésie descriptive au christianisme ; nous lui avons seulement attribué son développement ; ce qui nous semble une chose fort différente. De plus nous n’avons eu garde de dire que le christianisme détruit le charme des fables mythologiques ; nous avons cherché à prouver au contraire que tout ce qu’il y a de beau dans la mythologie, tel, par exemple, que les allégories morales, peut être encore employé par un poète chrétien, et que la véritable religion n’a privé les muses que des fictions médiocres ou dégoûtantes du paganisme. La perte des allégories physiques est-elle donc si regrettable ? qu’importe que Jupiter soit l’éther, que Junon soit l’air, etc. Mais puisqu’un critique41 dont les jugements sont des lois, a cru devoir aussi combattre notre opinion sur l’emploi de la mythologie, qu’on nous permette de rappeler le chapitre qui fait l’objet de la discussion.
Après avoir montré que les anciens n’ont presque pas connu la poésie descriptive dans le sens que nous attachons à ce mot ; après avoir fait voir que ni leurs poètes, ni leurs philosophes, ni leurs naturalistes, ni leurs historiens n’ont fait de descriptions de la nature, nous ajoutons :
On ne peut guère soupçonner que des hommes aussi sensibles que l’étaient les anciens, aient manqué d’yeux pour voir la nature, et de talent pour la peindre. Il faut donc qu’une cause puissante les ait aveuglés. Or, cette cause était la mythologie, qui, peuplant l’univers d’élégants fantômes, ôtait à la création sa gravité, sa grandeur, sa solitude et sa mélancolie. Il a fallu que le christianisme vînt chasser tout ce peuple de faunes, de satyres et de nymphes, pour rendre aux grottes leur silence, et aux bois leur rêverie. Les déserts ont pris, sous notre culte, un caractère plus triste, plus vague, plus sublime ; le dôme des forêts s’est exhaussé, les fleuves ont brisé leurs petites urnes, pour ne plus verser que les eaux de l’abîme, du sommet des montagnes. Le vrai Dieu, en rentrant dans ses œuvres, a donné son immensité à la nature…
Des sylvains et des naïades peuvent frapper agréablement l’imagination, pourvu toutefois qu’ils ne soient pas sans cesse reproduits. Nous ne voulons point
… Chasser les Tritons de l’empire des eaux,Ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux.
Mais, enfin, qu’est-ce que tout cela laisse au fond de l’âme ? qu’en résulte-t-il pour le cœur ? quel fruit peut en tirer la pensée ? Oh ! que le poète chrétien est bien plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui ! Libre de ce troupeau de dieux ridicules, qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d’une Divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion, semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées. Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde, etc., etc.
Le principe étant ainsi posé, il nous semble qu’il est du moins inattaquable par le fond,
mais on peut disputer sur quelques détails. On demandera peut-être si nous ne trouvons
rien de beau dans les allégories antiques. Nous avons répondu à cette question dans le
chapitre où nous distinguons deux sortes d’allégories, l’allégorie morale et l’allégorie physique. M. de Fontanes nous a objecté
que les anciens connaissaient aussi cette divinité solitaire et formidable qui habite dans
les bois. Mais n’en
étions-nous pas convenu nous-même ! n’avions-nous pas
dit : « Quant à ces dieux inconnus que les anciens plaçaient dans les bois déserts
et sur les sites sauvages, ils étaient d’un bel effet sans doute, mais ils ne tenaient
plus au système mythologique : l’esprit humain retombait ici dans la
religion naturelle. Ce que le voyageur tremblant adorait en passant
dans les solitudes, était quelque chose d’ignoré, quelque chose dont
il ne savait point le nom, et qu’il appelait la divinité du lieu.
Quelquefois il lui donnait le nom de Pan, et l’on sait que Pan était le dieu universel. Les grandes émotions qu’inspire la nature sauvage n’ont point
cessé d’exister, et les bois conservent encore pour nous leur formidable divinité42. »
L’excellent critique que nous avons déjà cité soutient encore qu’il y a des peuples païens qui ont connu la poésie descriptive. Sans doute, et nous avions fait valoir cette circonstance même en faveur de notre opinion, puisque les nations qui n’ont point connu les dieux de la Grèce ont entrevu cette belle et simple nature que masquait le système mythologique.
On dit que les modernes ont abusé de la poésie descriptive. Avons-nous avancé le
contraire ?
Telles sont encore nos propres paroles : « On nous
objectera peut-être que les anciens avaient raison de regarder la poésie descriptive
comme la partie accessoire, et non comme l’objet principal du tableau ; nous le pensons
aussi, et l’on fait de nos jours un grand abus du genre descriptif. Mais l’abus n’est
pas la chose ; mais il n’en est pas moins vrai que la poésie descriptive, telle que nous
l’avons aujourd’hui est un moyen de plus entre nos mains, et qu’elle a étendu la sphère
des images poétiques, sans nous priver de la peinture des mœurs et des passions, telle
que cette peinture existait pour les anciens43. »
Enfin M. Michaud pense que le genre de poésie descriptive, tel qu’il est aujourd’hui fixé n’a commencé à être un genre à part que dans le siècle dernier. Mais est-ce bien là le fond de la question ? cela prouverait-il que la poésie descriptive n’est pas due à la religion chrétienne ? est-il bien certain d’ailleurs que cette poésie ne remonte qu’au siècle dernier ? Dans notre chapitre intitulé, Partie historique de la poésie descriptive chez les modernes, nous avons suivi les progrès de cette poésie ; nous l’avons vue commencer dans les écrits des Pères du désert ; de là se répandre jusque dans l’histoire, passer chez les romanciers et les poètes du Bas-Empire ; bientôt se mêler au génie des Maures, et atteindre, sous le pinceau de l’Arioste et du Tasse, un genre de perfection trop éloigné de la vérité. Nos grands écrivains du siècle de Louis XIV rejetèrent cette poésie descriptive italienne, qui ne parlait que de roses, de claire fontaine et de bois touffus. Les Anglais, en l’adoptant, lui firent perdre son afféterie ; mais ils la jetèrent dans un autre excès, en la surchargeant de détails. Enfin, elle revint en France dans le siècle dernier, se perfectionna sous la muse de MM. Delille, Saint-Lambert et Fontanes, et acquit dans la prose de Buffon et de Bernardin de Saint-Pierre, une beauté qu’elle n’avait point encore connue.
Nous n’en jugerons pas par notre propre sentiment ; car il est trop peu de chose, et nous n’avons pas même, comme Chaulieu, pour le lendemain,
« Un peu de savoir-faire et beaucoup d’espérance » ;
mais nous en appellerons à M. Michaud lui-même. Eût-il rempli ses vers de
tant d’agréables descriptions de la nature, si le christianisme n’avait pris soin de
débarrasser les bois des vieilles dryades et des éternels zéphyrs ? L’auteur du
poème du Printemps n’aurait-il point été séduit par ses
propres succès ? Il a fait un usage charmant de la fable dans ses lettres sur
le sentiment de la pitié, et l’on sait que Pygmalion adora sa statue.
« Psyché, dit M. Michaud, voulut voir l’Amour ; elle approcha la lampe fatale, et
l’Amour disparut pour toujours. Psyché signifie âme dans la langue grecque. L’antiquité
a voulu prouver, par cette allégorie, que l’âme voyait s’évanouir ses plus doux
sentiments à mesure qu’elle cherchait à en pénétrer l’objet. »
Cette explication
est ingénieuse ; mais l’antiquité a-t-elle vu cela dans la fable de Psyché ? Nous avons
essayé de prouver que le charme du mystère, dans les sentiments de la vie, est un des
bienfaits que nous devons à la délicatesse de notre religion. Si l’antiquité païenne a
conçu la fable de Psyché, il nous semble que c’est un chrétien qui l’interprète
aujourd’hui.
Il y a plus : le christianisme, en bannissant les fables de la nature, a non seulement
rendu la grandeur aux déserts, mais il a même introduit pour le poète une autre espèce de
mythologie pleine de charmes, nous voulons dire, la personnification des
plantes. Lorsque l’héliotrope était toujours Clytie, le mûrier toujours Thisbé, etc.,
l’imagination du poète était nécessairement bornée ; il n’aurait pu animer la
nature par des fictions, autres que les fictions consacrées, sans commettre une impiété.
Mais la muse moderne transforme à son gré toutes les plantes en nymphes, sans préjudice
des anges et des esprits célestes quelle peut répandre sur les montagnes, le long des
fleuves et dans les forêts. Sans doute il est possible d’abuser encore de la personnification, et M. Michaud se moque avec raison du poète Darwin qui, dans ses
Amours des plantes, représente le Genista, le
genêt, se
promenant tranquillement à l’ombre des bosquets de
myrte
. Mais si l’auteur anglais est un de ces poètes dont parle Horace,
qui sont condamnés à faire des vers pour avoir déshonoré (Minxerit) les cendres de leurs pères
, cela ne
prouve rien quant au fond de la chose. Qu’un autre poète avec plus de goût et de jugement
décrive Les Amours des plantes, elles lui offriront d’agréables
tableaux. Lorsque dans les chapitres que M. Michaud attaque nous avons dit :
« Voyez dans un profond calme, au lever de l’aurore, toutes les fleurs de cette vallée : immobiles sur leurs tiges, elles se penchent, en mille attitudes diverses, et semblent regarder tous les points de l’horizon. Dans ce moment même, où vous croyez que tout est tranquille, un grand mystère s’accomplit ; la nature conçoit, et ces plantes sont autant de jeunes mères tournées vers la religion mystérieuse, d’où leur doit venir la fécondité. Les sylphes ont des sympathies moins aériennes, des communications moins invisibles. Le narcisse livre aux ruisseaux sa race virginale ; la violette confie aux zéphyrs sa modeste postérité ; une abeille cueille du miel de fleurs en fleurs, et, sans le savoir, féconde toute une prairie ; un papillon porte un peuple entier sur son aile ; un monde descend dans une goutte de rosée. Cependant toutes les amours des plantes ne sont pas également tranquilles : il y en a d’orageuses, comme celles des hommes. Il faut des tempêtes pour marier, sur des hauteurs inaccessibles, le cèdre du Liban au cèdre du Sinaï, tandis qu’au bas de la montagne le plus doux vent suffit pour établir entre les fleurs un commerce de volupté. N’est-ce pas ainsi que le souffle des passions agite les rois de la terre sur leurs trônes, tandis que les bergers vivent heureux à leurs pieds ? »
Cela est bien imparfait sans doute, mais di moins on entrevoit par cette faible ébauche, ce qu’un poète habile pourrait tirer d’un pareil sujet.
Ce sont vraisemblablement ces rapports des choses inanimées aux choses animées, qui ont été une des premières sources de la mythologie. Lorsque l’homme sauvage, errant au milieu des bois, eut satisfait aux premiers besoins de la vie, il sentit un autre besoin dans son cœur, celui d’une puissance surnaturelle pour appuyer sa faiblesse. La chute d’une onde, le murmure du vent solitaire, tous les bruits qui s’élèvent de la nature, tous les mouvements qui animent les déserts, lui parurent tenir à cette cause cachée. Le hasard lia ces effets locaux à quelques circonstances heureuses ou malheureuses de ses chasses. Une couleur particulière, un objet singulier ou nouveau le frappa peut-être en même temps ; de là le Manitou du Canadien et la Fétiche du Nègre, la première de toutes les mythologies.
Cet élément des fausses croyances une fois développé, on vit s’ouvrir la vaste carrière des superstitions humaines. Les affections du cœur se changèrent bientôt en divinités d’autant plus dangereuses, qu’elles étaient plus aimables. Le sauvage qui avait élevé le mont du tombeau à son ami, la mère qui avait rendu à la terre son petit enfant, vinrent chaque année, à la chute des feuilles, le premier, répandre des larmes, la seconde, épancher son lait sur le gazon sacré ; tous les deux crurent que ces absents si regrettés, et toujours vivants dans leurs pensées, ne pouvaient avoir cessé d’être. Ce fut sans doute l’amitié en pleurs sur un monument, qui retrouva le dogme de l’immortalité de l’âme, et proclama la religion des tombeaux.
Cependant l’homme sorti des forêts s’était associé à ses semblables. Bientôt la reconnaissance ou la frayeur des peuples plaça des législateurs, des héros et des rois au rang des divinités. En même temps, quelques génies aimés du ciel, un Orphée, un Homère augmentèrent les habitants de l’Olympe ; sous leurs pinceaux créateurs, les accidents de la nature se transformèrent en esprits célestes. Ces nouveaux dieux régnèrent longtemps sur l’imagination enchantée des hommes : Anaxagore, Démocrite, Épicure, essayèrent toutefois de lever l’étendard contre la religion de leur pays. Mais (triste enchaînement des erreurs humaines !) Jupiter était sans doute un dieu abominable, et pourtant des atomes mouvants, une matière éternelle, valaient-ils mieux que ce Jupiter armé de la foudre, et vengeur du crime ?
C’était à la religion chrétienne qu’il était réservé de renverser les autels des faux dieux, sans plonger les peuples dans l’athéisme, et sans détruire les charmes de la nature. Car fût-il certain, comme il est douteux, que le christianisme ne puisse fournir aux poètes un merveilleux aussi riche que celui de la fable, encore est-il vrai (et M. Michaud en conviendra) qu’il a une certaine poésie de l’âme, nous dirions presque une imagination du cœur, dont on ne trouve aucune trace dans la mythologie. Les beautés touchantes qui émanent de cette source feraient seules une ample compensation pour les ingénieux mensonges de l’antiquité. Tout est machine et ressort, tout est extérieur, tout est fait pour les yeux, dans les tableaux du paganisme ; tout est sentiment et pensée, tout est intérieur, tout est créé pour l’âme dans les peintures de la religion chrétienne. Quel charme de méditation ! quelle profondeur de rêverie ! Il y a plus d’enchantements dans une de ces larmes divines que le christianisme fait répandre, que dans toutes les riantes erreurs de la mythologie. Avec une Notre-Dame des douleurs, une Mère de pitié, quelque Saint obscur, patron de l’aveugle, de l’orphelin, du misérable, un auteur peut écrire une page plus attendrissante qu’avec tous les dieux du Panthéon. C’est bien là aussi de la poésie ! c’est bien là du merveilleux ! Mais voulez-vous du merveilleux plus sublime ? contemplez la vie et les douleurs du Christ, et souvenez-vous que votre Dieu s’est appelé le Fils de l’Homme. Nous oserons le prédire, un temps viendra que l’on sera tout étonné d’avoir pu méconnaître les beautés admirables qui existent dans les seuls noms, dans les seules expressions du christianisme, et l’on aura de la peine à comprendre comment on a pu se moquer de cette religion céleste de la raison et du malheur.
Sur l’Histoire de la vie de Jésus-Christ, du Père de Ligny, de la Compagnie de Jésus
L’Histoire de la vie de Jésus-Christ est un des derniers ouvrages que nous devons à cette société célèbre, dont presque tous les membres étaient des hommes de lettres distingués. Le Père de Ligny, né à Amiens en 1710, survécut à la destruction de son ordre, et prolongea jusqu’en 1788 une carrière commencée au temps des malheurs de Louis XIV, et finie à l’époque des désastres de Louis XVI. Si vous rencontriez dans le monde un ecclésiastique âgé, plein de savoir, d’esprit, d’aménité, ayant le ton de la bonne compagnie et les manières d’un homme bien élevé, vous étiez disposé à croire que cet ancien prêtre était un Jésuite. L’abbé L’enfant avait aussi appartenu à cet ordre, qui a tant donné de martyrs à l’Église. Il avait été l’ami du Père de Ligny, et c’est lui qui le détermina à ◀publier▶ son Histoire de la vie de Jésus-Christ.
Cette histoire n’est qu’un commentaire de l’Évangile, et c’est ce qui fait son mérite à nos yeux. Le Père de Ligny cite le texte du Nouveau Testament, et paraphrase chaque verset de deux manières ; l’une, en expliquant moralement et historiquement ce qu’on vient de lire ; l’autre, en répondant aux objections que l’on a pu faire contre le passage cité. Le premier commentaire court dans la page avec le texte, comme dans la Bible du Père de Carrières ; le second est rejeté en note au bas de la page. Ainsi l’auteur offrant, de suite et par ordre, les divers chapitres des évangiles ; faisant observer leurs rapports, ou conciliant leurs apparentes contradictions, développe la vie entière du Rédempteur du monde.
L’ouvrage du Père de Ligny était devenu rare, et la Société Typographique a rendu un véritable service à la religion en réimprimant ce livre utile. On connaît dans les lettres françaises plusieurs Vies de Jésus-Christ ; mais aucune ne réunit, comme celle du père de Ligny, les deux avantages d’être à la fois une explication de l’Écriture et une réfutation des sophismes du jour. La Vie de Jésus-Christ, par Saint-Réal, manque d’onction et de simplicité : il est plus aisé d’imiter Salluste et le cardinal de Retz44, que d’atteindre au ton de l’Évangile. Le Père de Montreuil, dans sa Vie de Jésus-Christ, retouchée par le Père Brignon, a conservé au contraire bien du charme du Nouveau Testament. Son style, un peu vieilli, contribue peut-être à ce charme : l’ancienne langue française, et surtout celle qu’on parlait sous Louis XIII, était très propre à rendre l’énergie et la naïveté de l’Écriture. Il serait bien à désirer qu’on en eût fait une bonne traduction à cette époque : Sacy est venu trop tard. Les deux plus belles versions modernes de la Bible sont les versions espagnole et anglaise. La dernière, qui a souvent la force de l’hébreu, est du règne de Jacques Ier ; la langue dans laquelle elle est écrite est devenue pour les trois royaumes une espèce de langue sacrée, comme le texte samaritain pour les Juifs : la vénération que les Anglais ont pour l’Écriture en paraît augmentée, et l’ancienneté de l’idiome semble encore ajouter à l’antiquité du livre.
Au reste, il ne faut pas se dissimuler que toutes les histoires de Jésus-Christ qui ne
sont pas, comme celle du Père de Ligny, un simple commentaire du Nouveau Testament, sont,
en général, de mauvais et même de dangereux ouvrages. Cette manière de défigurer
l’Évangile nous est venue des protestants, et nous n’avons pas observé qu’elle en a
conduit un grand nombre au Socinianisme. Jésus-Christ n’est point un homme ; on ne doit
point écrire sa vie comme celle d’un simple législateur. Vous aurez beau raconter ses
œuvres de la manière la plus touchante, vous ne peindrez jamais que son humanité ; sa divinité vous échappera. Les vertus de l’homme ont quelque chose de
corporel, si nous osons parler ainsi, que l’écrivain peut saisir ;
mais il y a dans les vertus du Christ un intellectuel, une spiritualité qui se dérobe à la matérialité de nos expressions.
C’est cette vérité dont parle
Pascal, si fine et si déliée,
que nos instruments grossiers ne peuvent la toucher sans
en écacher la
pointe
45. La divinité du Christ n’est donc et ne peut être que dans
l’Évangile où elle brille parmi les sacrements ineffables institués par le Sauveur, et au
milieu des miracles qu’il a faits. Les apôtres seuls ont pu la rendre, parce qu’ils
écrivaient sous l’inspiration de l’Esprit-Saint. Ils avaient été témoins des merveilles
opérées par le Fils de l’homme ; ils avaient vécu avec lui : quelque chose de sa divinité
est demeuré empreint dans leur parole sacrée, comme les traits de ce céleste Messie
restèrent, dit-on, imprimés dans le voile mystérieux qui servit à essuyer ses sueurs.
Sous le simple rapport du goût et des lettres, il y a d’ailleurs quelque danger à transformer ainsi l’Évangile en une Histoire de J.-C. En donnant aux faits je ne sais quoi d’humain et de rigoureusement historique ; en en appelant sans cesse à une prétendue raison, qui n’est souvent qu’une déplorable folie ; en ne voulant prêcher que la morale entièrement dépouillée du dogme, les protestants ont vu périr chez eux la haute éloquence. Ce ne sont, en effet, ni les Tillotson, ni les Wilkins, ni les Goldsmith, ni les Blair, malgré leur mérite, que l’on peut regarder comme de grands orateurs, et surtout si on les compare aux Basile, aux Chrysostome, aux Ambroise, aux Bourdaloue et aux Massillon. Toute religion qui se fait un devoir d’éloigner le dogme, et de bannir la pompe du culte, se condamne à la sécheresse. Il ne faut pas croire que le cœur de l’homme, privé du secours de l’imagination, soit assez abondant de lui-même pour nourrir les flots de l’éloquence. Le sentiment meurt en naissant, s’il ne trouve autour de lui rien qui puisse le soutenir, ni images qui prolongent sa durée, ni spectacles qui le fortifient, ni dogmes qui, l’emportant dans la région des mystères, préviennent ainsi son désenchantement. Le protestantisme se vante d’avoir banni la tristesse de la religion chrétienne : mais dans le culte catholique, Job et ses saintes mélancolies, l’ombre des cloîtres, les pleurs du pénitent sur le rocher, la voix d’un Bossuet autour d’un cercueil feront plus d’hommes de génie, que toutes les maximes d’une morale sans éloquence, et aussi nue que le temple où elle est prêchée.
Le Père de Ligny avait donc sagement considéré son sujet, lorsqu’il s’est borné dans sa Vie de Jésus-Christ à une simple concordance des évangiles. Et qui pourrait se flatter d’ailleurs d’égaler la beauté du Nouveau Testament ? Un auteur qui aurait une pareille prétention ne serait-il pas déjà jugé ? Chaque évangéliste a un caractère particulier, excepté saint Marc, dont l’évangile ne semble être que l’abrégé de celui de saint Matthieu. Saint Marc toutefois était disciple de saint Pierre, et plusieurs ont pensé qu’il a écrit sous la dictée de ce prince des apôtres. Il est digne de remarque qu’il a raconté aussi la faute de son maître. Cela nous semble un mystère sublime et touchant, que Jésus-Christ ait choisi, pour chef de son Église, précisément le seul de ses disciples qui l’eût renié. Tout l’esprit du Christianisme est là : Saint Pierre est l’Adam de la nouvelle loi ; il est le père coupable et repentant des nouveaux Israélites ; sa chute nous enseigne, en outre, que la religion chrétienne est une religion de miséricorde, et que Jésus-Christ a établi sa loi parmi les hommes sujets à l’erreur, moins encore pour l’innocence que pour le repentir.
L’évangile de saint Matthieu est surtout précieux pour la morale. C’est cet apôtre qui nous a transmis le plus grand nombre de ces préceptes en sentiments, qui sortaient, avec tant d’abondance, des entrailles de Jésus-Christ.
Saint Jean a quelque chose de plus doux et de plus tendre. On reconnaît en lui
le disciple que Jésus aimait
, le disciple qu’il voulut avoir
auprès de lui au jardin des Oliviers, pendant son agonie. Sublime distinction
sans doute ! car il n’y a que l’ami de notre âme qui soit digne d’entrer dans le mystère
de nos douleurs. Jean fut encore le seul des apôtres qui accompagna le fils de l’homme
jusqu’à la croix. Ce fut là que le Sauveur lui légua sa mère.
Mater,
ecce filius tuus ; discipulus, ecce mater tua
. Mot céleste ! parole
ineffable ! le disciple bien-aimé, qui avait dormi sur le sein de son maître, avait gardé
de lui une image ineffaçable ; aussi le reconnut-il le premier après sa résurrection. Le
cœur de Jean ne put se méprendre aux traits de son divin ami, et la foi lui vint de la
charité.
Au reste, l’esprit de tout l’évangile de saint Jean est renfermé dans cette maxime qu’il
allait répétant dans sa vieillesse : cet apôtre, rempli de jours et de bonnes œuvres, ne
pouvant plus faire de longs discours au nouveau peuple qu’il avait enfanté à Jésus-Christ,
se contentait de lui dire :
mes petits enfants, aimez-vous les uns les
autres
.
Saint Jérôme prétend que saint Luc était médecin, profession si noble et si belle dans l’antiquité, et que son évangile est la médecine de l’âme. Le langage de cet apôtre est pur et élevé : on voit que c’était un homme versé dans les lettres, et qui connaissait les affaires et les hommes de son temps. Il entre dans son récit à la manière des anciens historiens ; vous croyez entendre Hérodote :
« 1º. Comme plusieurs ont entrepris d’écrire l’histoire des choses qui se sont accomplies parmi nous ;
« 2º. Suivant le rapport que nous en ont fait ceux qui dès le commencement les ont vues de leurs propres yeux, et qui ont été les ministres de la parole ;
« 3º. J’ai cru que je devais aussi, très excellent Théophile, après avoir été exactement informé de toutes ces choses, depuis leur commencement, vous en écrire par ordre toute l’histoire. »
Notre ignorance est telle aujourd’hui, qu’il y a peut-être des gens de lettres qui seront étonnés d’apprendre que saint Luc est un très grand écrivain dont l’évangile respire le génie de l’antiquité grecque et hébraïque. Qu’y-a-t-il de plus beau que tout le morceau qui précède la naissance de Jésus-Christ ?
« Au temps d’Hérode, roi de Judée, il y avait un prêtre nommé Zacharie, du rang d’Abia : sa femme était aussi de la race d’Aaron, et s’appelait Élisabeth.
« Ils étaient tous deux justes devant Dieu… Ils n’avaient point d’enfants, parce qu’Élisabeth était stérile, et qu’ils étaient tous deux avancés en âge. »
Zacharie offre un sacrifice ; un ange lui
apparaît debout à côté de
l’autel des parfums
. Il lui prédit qu’il aura un fils, que ce fils
s’appellera Jean, qu’il sera le précurseur du Messie,
et qu’il réunira
le cœur des pères et des enfants
. Le même ange va trouver ensuite
une vierge qui demeurait en Israël
, et il lui dit :
« Je vous salue, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. »
Marie
s’en va dans les montagnes de Judée
; elle rencontre
Élisabeth, et l’enfant que celle-ci portait dans son sein tressaille à la voix de la
Vierge qui devait mettre au jour le Sauveur du monde. Élisabeth, remplie tout à coup de
l’Esprit-Saint, élève la voix et s’écrie : « Vous êtes bénie entre toutes les
femmes ; et le fruit de votre sein sera béni.
D’où me vient le bonheur que la mère de mon Sauveur vienne vers moi ?
Car lorsque vous m’avez saluée, votre voix n’a pas plus tôt frappé mon oreille,
que mon enfant a tressailli de joie dans mon sein. »
Marie entonne alors le magnifique cantique : « Ô mon âme, glorifie le
Seigneur ! »
L’histoire de la crèche et des bergers vient ensuite.
Une troupe
nombreuse de l’armée céleste
chante pendant la nuit,
gloire à Dieu dans le
ciel, et paix aux hommes sur la
terre !
mot digne des anges, et qui est comme l’abrégé de la religion
chrétienne.
Nous croyons connaître un peu l’antiquité, et nous osons assurer qu’on chercherait longtemps chez les plus beaux génies de Rome et de la Grèce avant d’y trouver rien qui soit à la fois aussi simple et aussi merveilleux.
Quiconque lira l’Évangile avec un peu d’attention, y découvrira à tous moments des choses
admirables, qui échappent d’abord à cause de leur extrême simplicité. Saint Luc, par
exemple, en donnant la généalogie du Christ, remonte jusqu’à la naissance du monde. Arrivé
aux premières générations, et continuant à nommer les races, il dit :
Caïnan qui fuit Hénos, qui fuit Seth, qui fuit Adam, qui fuit
Dei
; le simple mot, qui fuit Dei, jeté là sans
commentaire et sans réflexion, pour raconter la création, l’origine, la nature, les fins
et le mystère de l’homme, nous semble de la plus grande sublimité.
Il faut louer le Père de Ligny, qui a senti qu’on ne devait rien changer à ces choses, et qu’il n’y avait qu’un goût égaré et un christianisme mal entendu qui pouvaient ne pas se contenter de pareils traits. Son Histoire de Jésus-Christ offre une nouvelle preuve de cette vérité que nous avons avancée ailleurs ; savoir, que les beaux-arts chez les modernes doivent au culte catholique la majeure partie de leurs succès. Soixante gravures, d’après les maîtres des écoles italienne, française et flamande, enrichissent le bel ouvrage que nous annonçons : chose bien remarquable ! qu’en voulant ajouter quelques tableaux à une Vie de Jésus-Christ, on s’est trouvé avoir renfermé dans ce cadre tous les chefs-d’œuvre de la peinture moderne46.
On ne saurait trop donner d’éloges à la Société Typographique, qui, dans si peu de temps, nous a donné, avec un goût et un discernement parfait, des ouvrages si généralement utiles ; les Sermons choisis de Bossuet et de Fénelon, les Lettres de saint François de Sales, et plusieurs autres excellents livres, sont tous sortis des mêmes presses, et ne laissent rien à désirer pour l’exécution.
L’ouvrage du Père de Ligny, embelli par la peinture, doit recevoir encore un autre ornement non moins précieux ; M. de Bonald s’est chargé d’en écrire la préface : ce nom seul promet le talent et les lumières, et commande le respect et l’estime. Eh ! qui pourrait mieux parler des lois et des préceptes de Jésus-Christ que l’auteur du Divorce, de La Législation primitive et de la Théorie du pouvoir politique et religieux ?
N’en doutons point, ce culte insensé, cette folie de
la croix, dont une superbe sagesse nous annonçait la chute prochaine, va renaître avec une
nouvelle force ; la palme de la religion croît toujours à l’égal des pleurs que répandent
les chrétiens, comme l’herbe des champs reverdit dans une terre nouvellement arrosée.
C’était une insigne erreur de croire que l’Évangile était détruit, parce qu’il n’était
plus défendu par les heureux du monde. La puissance du christianisme est dans la cabane du
pauvre, et sa base est aussi durable que la misère de l’homme, sur laquelle elle est
appuyée. « L’Église, dit Bossuet (dans un passage qu’on croirait échappé à la
tendresse de Fénelon, s’il n’avait un tour plus original et plus élevé) l’Église est
fille du Tout-Puissant : mais son père, qui la soutient au dedans, l’abandonne souvent
aux persécuteurs ; et, à l’exemple de Jésus-Christ, elle est obligée de crier, dans son
agonie : Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous délaissée
47 ? Son Époux est
le plus puissant, comme le plus beau et le plus parfait de tous les enfants des
hommes48 ; mais elle n’a entendu sa voix agréable,
elle n’a joui de sa douce et désirable présence qu’un moment49. Tout d’un coup il a pris la fuite avec une
course rapide ; et plus vite qu’un faon de biche, il s’est élevé
au-dessus des plus hautes montagnes
50. Semblable à une épouse désolée, l’Église ne
fait que gémir ; et le chant de la tourterelle délaissée51 est dans sa bouche. Enfin elle est étrangère et comme errante sur la terre,
où elle vient recueillir les enfants de Dieu sous ses ailes ; et le monde, qui s’efforce
de les lui ravir, ne cesse de traverser son pèlerinage52. »
Il peut le traverser ce pèlerinage, mais non pas l’empêcher de s’accomplir. Si l’auteur
de cet article n’en eût pas été persuadé d’avance, il en serait maintenant convaincu par
la scène qui se passe sous ses yeux53. Quelle est cette puissance extraordinaire qui promène ces
cent mille chrétiens sur ces ruines ? Par quel prodige la Croix reparaît-elle en triomphe
dans cette même cité où naguère une dérision horrible la traînait dans la fange ou le
sang ? D’où renaît cette solennité
proscrite ? Quel chant de miséricorde a
remplacé si soudainement le bruit du canon et les cris des chrétiens foudroyés ? Sont-ce
les pères, les mères, les frères, les sœurs, les enfants de ces victimes qui prient pour
les ennemis de la foi, et que vous voyez à genoux de toutes parts, aux fenêtres de ces
maisons délabrées, et sur les monceaux de pierres où le sang des martyrs fume encore ? Les
collines chargées de monastères, non moins religieux, parce qu’ils sont déserts ; ces deux
fleuves où la cendre des confesseurs de Jésus-Christ a si souvent été jetée ; tous les
lieux consacrés par les premiers pas du christianisme dans les Gaules ; cette grotte de
saint Pothin, les catacombes d’Irénée, n’ont point vu de plus grands miracles que celui
qui s’opère aujourd’hui. Si en 1793, au moment des mitraillades de Lyon,
lorsque l’on démolissait les temples, et que l’on massacrait les prêtres ; lorsqu’on
promenait dans les rues un âne chargé des ornements sacrés, et que le bourreau, armé de sa
hache, accompagnait cette digne pompe de la Raison ; si un homme eût dit alors : « Avant
que dix ans se soient écoulés, un prince de l’Église, un archevêque de Lyon, portera
publiquement le saint-sacrement dans les mêmes lieux ; il sera accompagné d’un nombreux
clergé ; de jeunes filles vêtues de blanc, des hommes de tout âge et de toutes
professions, suivront, précéderont la pompe, avec des fleurs et des flambeaux ; ces
soldats trompés, que l’on a armés contre la religion, paraîtront dans cette fête pour la
protéger. » Si un homme, disons-nous, eût tenu un pareil langage, il eût passé pour un
visionnaire ; et pourtant cet homme n’eût pas dit encore toute la vérité. La veille même
de cette pompe, plus de dix mille chrétiens ont voulu recevoir le sceau de la foi : le
digne prélat de cette grande commune a paru, comme saint Paul, au milieu d’une foule
immense, qui lui demandait un sacrement si précieux dans les temps d’épreuve, puisqu’il
donne la force de confesser l’Évangile. Et ce n’est pas tout encore, des diacres ont été
ordonnés, des prêtres ont été sacrés. Dira-t-on que les nouveaux pasteurs cherchent la
gloire et la fortune ? Où sont les bénéfices qui les attendent, les honneurs qui peuvent
les dédommager des travaux qu’exige leur ministère ? Une chétive pension alimentaire,
quelque presbytère à moitié ruiné, ou un réduit obscur, fruit de la charité des fidèles :
voilà tout ce qui leur est promis. Il faut encore qu’ils comptent sur les calomnies, sur
les dénonciations, sur les dégoûts de toute espèce : disons plus, si un homme
tout-puissant retirait sa main aujourd’hui, demain le philosophisme ferait tomber les
prêtres sous le glaive de la
tolérance, ou rouvrirait pour
eux les philanthropiques déserts de la Guyane. Ah ! lorsque ces enfants d’Aaron sont
tombés la face contre terre ; lorsque l’archevêque, debout devant l’autel, étendant les
mains sur les lévites prosternés, a prononcé ces paroles,
Accipe jugum
Domini
, la force de ces mots a pénétré tous les cœurs et rempli tous les
yeux de larmes ; ils l’ont accepté le joug du Seigneur, ils le
trouveront d’autant, plus léger,
onus ejus leve
, que les
hommes cherchent à l’appesantir. Ainsi, malgré les prédictions des oracles du siècle,
malgré les progrès de l’esprit humain, l’Église croit et se perpétue,
selon l’oracle bien plus certain de celui qui l’a fondée : et quels que soient les orages
qui peuvent encore l’assiéger, elle triomphera des lumières des
sophistes, comme elle a triomphé des ténèbres des barbares.
Sur une nouvelle édition des Œuvres complètes de Rollin
Les amis des lettres observent depuis quelque temps avec un plaisir extrême que l’on commence à revenir de toutes parts à ces principes du goût et de la raison dont on n’aurait jamais dû s’écarter. On abandonne peu à peu les systèmes qui nous ont fait tant de mal ; on ose examiner et combattre les jugements incroyables prononcés par la littérature du dix-huitième siècle. La philosophie, jadis trop féconde, semble à présent menacée de stérilité, tandis que la religion fait éclore chaque jour de nouveaux talents, et voit se multiplier ses disciples.
Un symptôme, non moins équivoque du retour des esprits aux idées saines, c’est la réimpression des livres classiques que l’ignorance et le dédain ridicule des philosophes avaient rejetés. Rollin, par exemple, tout chargé qu’il est des trésors de l’antiquité, ne paraissait plus digne de servir de guide aux écoliers d’un siècle de lumière, qui aurait eu grand besoin lui-même d’être renvoyé à l’école54… Des hommes qui avaient passé quarante ans de leur vie à faire en conscience quelques excellents volumes pour l’instruction de la jeunesse ; des hommes qui dans le silence de leur cabinet, vivaient familièrement avec Homère, Démosthènes, Cicéron, Virgile ; des hommes qui étaient si simplement et si naturellement vertueux, qu’on ne songeait pas même à louer leurs vertus ; des hommes de cette sorte se voyaient préférer une méchante espèce de charlatans sans science, sans gravité, sans mœurs. Les poétiques d’Aristote, d’Horace, de Boileau étaient remplacées par des poétiques pleines d’ignorance, de mauvais goût, de principes erronés et de faux jugements. On répétait d’après le maître :
Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,Zoïle de Quinault………
On répétait d’après l’écolier :
Sans feu, sans verve, et sans fécondité,Boileau copie………
Quand le respect pour les modèles est perdu à un tel degré, il ne faut plus s’étonner de voir une nation retourner à la barbarie.
Heureusement l’opinion du siècle qui commence cherche à prendre un autre cours. Dans un moment où l’on s’empresse de revenir aux anciennes méthodes d’enseignement, on apprendra sans doute avec plaisir que l’on prépare une édition des œuvres complètes de Rollin…… Cette belle entreprise est dirigée par un homme qui conserve le dépôt sacré des traditions et de l’autorité des siècles, et qui méritera dans la postérité, le titre de restaurateur de l’école de Boileau et de Racine.
La Vie de Rollin qui doit précéder l’édition de ses œuvres est déjà imprimée, et nous l’avons sous les yeux : elle est également remarquable par la simplicité et la douce chaleur du style, et par la mesure des opinions et par la justesse des idées. Nous n’aurons qu’un regret en faisant connaître aux lecteurs quelques fragments de cette vie, c’est de ne pouvoir nommer l’auteur jeune et modeste à qui nous en sommes redevables.
Après avoir parlé de la naissance de Rollin, et de son entrée comme boursier au collège des Dix-huit, l’écrivain de sa vie ajoute :
« Le jeune Rollin ne connut point ces mouvements de fierté qui accompagnent des connaissances nouvellement acquises, et qui cèdent dans la suite à une instruction plus étendue. Son bon naturel se développait avec son intelligence, et on le trouvait plus aimable à mesure qu’il devenait plus savant. Il faut dire que ses progrès rapides, dont on ne parlait dans le monde qu’avec une sorte d’étonnement, redoublaient encore la tendresse de son heureuse mère. Et sans doute elle n’était pas moins flattée de voir chez elle les personnes les plus considérables par leur rang et leur naissance, qui venaient la féliciter, en lui demandant comme une faveur, que le jeune étudiant passât les jours de congé avec leurs enfants qui étaient au même collège, et fût associé à leurs plaisirs comme à leurs exercices…….
« Les deux fils de M. Le Pelletier, alors ministre, qui étaient de la même classe que Rollin, avaient trouvé un redoutable concurrent dans ce nouveau venu. M. Le Pelletier qui connaissait tous les avantages de l’émulation cherchait tous les moyens de l’entretenir. Quand le jeune boursier était empereur, ce qui lui arrivait souvent, il lui envoyait la gratification qu’il avait coutume de donner à ses fils ; et ceux-ci aimaient tendrement leur rival. Les jours de congé, ils l’amenaient chez eux dans leur carrosse, le conduisaient chez sa mère s’il le désirait, et l’attendaient avec complaisance tout le temps qu’il voulait y rester.
« Un jour elle remarqua que son fils, en montant en voiture, prenait sans façon la première place. Elle commençait à lui en faire une réprimande sévère, comme d’un manque de bienséance et de politesse ; mais le précepteur qui était là, l’interrompit avec douceur, et lui représenta que M. Le Pelletier avait réglé, qu’on se rangerait toujours dans le carrosse suivant l’ordre de la classe. Rollin conserva toute sa vie, pour le protecteur de sa jeunesse, un respect tendre, et une reconnaissance qu’il ne croyait jamais pouvoir acquitter. Il fut l’ami constant de ses fils, surveilla l’éducation des fils de ses compagnons d’étude, et s’attacha de plus en plus à cette respectable famille, par ce sentiment aimable qui se nourrit des souvenirs de l’enfance, et s’étend à tout le reste de la vie. Tel était le fruit de cette éducation vraiment sociale. Les jeunes gens, au sortir des études, se dispersaient dans le monde, suivant leurs différentes conditions : mais on y rencontrait un ami de collège, avec la joie que l’on éprouve au retour d’un voyageur chéri et longtemps attendu. On se rappelait la foi jurée, les plaisirs, de l’enfance, et souvent ces douces amitiés de collège sont devenues un patronage honorable auquel la France a dû la plupart de ses grands hommes. »
Il nous semble que ce passage est bien touchant : on y entend l’accent d’un cœur
français ; on y trouve quelque chose de grave et de tendre, comme les vieux magistrats, et
les jeunes amis de collège dont l’auteur rappelle le souvenir. Il est remarquable que ce
n’était qu’en France, dans ce pays célèbre par la frivolité de ses habitants, que l’on
voyait ces augustes familles distinguées par la sévérité de leurs mœurs. Les Harlay, les
de Thou, les Lamoignon, les d’Aguesseau, formaient un contraste singulier avec le
caractère général de la nation. Leurs habitudes sérieuses, leurs vertus intègres, leurs
opinions incorruptibles étaient comme une expiation qu’ils offraient sans
cesse pour l’inconstance et la légèreté du peuple. Ils rendaient à l’état des services
de plus d’une sorte : ce Matthieu Molé qui fit entreprendre à Duchesne la collection des
historiens de France, exposa plusieurs fois sa vie dans les troubles de la Fronde, comme
son père Édouard Molé avait bravé les fureurs de la Ligue, pour assurer la couronne à
Henri IV. C’était ce même Matthieu,
plus brave que Gustave et M. le
Prince
55, qui répondait, lorsqu’on voulait l’empêcher de s’exposer à la rage du
peuple : Six pieds de terre feront toujours raison au plus grand homme du
monde. C’est agir comme le vieux Caton, et parler comme le vieux Corneille.
Rollin était un homme rare qui avait presque du génie à force de science, de candeur et de bonté. Ce n’est que parmi les titres obscurs des services rendus à l’enfance, que l’on peut trouver les documents de sa gloire. C’est là que l’auteur de sa vie a cherché les traits dont il a composé un tableau plein de naïveté et de douceur : il se plaît à nous montrer Rollin chargé de l’éducation de la jeunesse. Le tendre respect que le nouveau Recteur conservait pour ses anciens maîtres, son amour et ses sollicitudes pour les enfants qui lui étaient confiés, tout cela est peint avec beaucoup de charme et toujours avec le ton convenable au sujet. Quand l’auteur parle ensuite des ouvrages de Rollin, et qu’il entre dans des discussions importantes, il montre un esprit nourri de bonnes doctrines, et une tête capable de concevoir des idées fortes et sérieuses. Nous en citerons un exemple :
Dans un passage où il s’agit des principes de l’éducation, et des reproches que l’on a faits à l’ancienne manière d’enseigner, l’auteur dit :
« On a trouvé des inconvénients plus graves dans l’enseignement de l’Université, qui ramenant sans cesse, a-t-on dit, sous les regards du jeune homme, les héros et les vertus des républiques anciennes, l’entretient dans des maximes et des pensées contraires à l’ordre social. Quelques-uns même ont vu sortir des collèges, les doctrines d’anarchie et de révolution. Assurément, tout est mortel à ceux qui sont déjà malades, et cette remarque accuse le temps où elle a été faite. Cependant, quoiqu’on puisse la justifier par des exemples particuliers, elle ne peut être une objection contre l’enseignement de l’Université, que lorsqu’on séparera les objets qu’elle y réunissait toujours : je veux dire, les exemples d’héroïsme et les maximes propres à exciter l’enthousiasme de la religion qui les épure et les conforme à l’ordre. Aussi Rollin ne les sépare-t-il point. Si quelquefois il abandonne son disciple à une admiration toute naturelle pour des actions éclatantes, il est prompt à le retenir dans les bornes légitimes. Il revient sur ses pas : il examine ce héros païen, à la clarté d’une lumière plus sûre et plus pénétrante, et il montre tout ce qui lui a manqué, et par l’excès et par l’imperfection de ses vertus.
« C’est donc toujours avec ce divin tempérament que l’on doit proposer au jeune homme, des vertus sans convenance et des maximes enivrantes et trop fortes pour sa raison ; mais aussi l’on ne craint plus d’échauffer son cœur, lorsqu’on est sûr de la règle qui doit le diriger. Alors l’admiration des héros de l’antiquité est aussi favorable à la vertu que les chefs-d’œuvre où ils sont célébrés est féconde pour le talent, et toute l’éducation s’accomplit. Cette instruction classique contribue à l’ornement de toute la vie, par une multitude de maximes et de comparaisons qui se mêlent aux diverses situations de l’homme public et répandent sur les actions les plus communes une sorte de dignité qui prépare l’élégance des mœurs. J’aime à croire qu’au milieu de l’étude et des travaux champêtres qui remplissaient leurs loisirs, nos illustres magistrats de la France trouvaient un charme secret dans le souvenir des Fabricius et des Caton, qui avaient été l’objet de l’enthousiasme de leur jeunesse. En un mot, ces instincts vertueux qui défendirent les républiques anciennes contre le vice des institutions et des lois, sont comme une excellente nature que la religion achève. Non seulement, elle en réprime l’énergie dangereuse et les ennoblit par des motifs plus purs, mais elle les élève, par la règle même quelle leur impose, à une hauteur encore plus héroïque qui assure la prééminence des caractères que nous admirons dans nos histoires modernes. »
On peut appliquer ici pour jugement à l’auteur la comparaison qui suit immédiatement ce morceau, aussi bien pensé que bien écrit :
« C’est ainsi que dans les ouvrages immortels auxquels nous sommes toujours ramenés par un attrait inépuisable, on reconnaît l’expression d’une belle imagination, soumise à une raison forte et sévère, mais enrichie de ses privations mêmes, et qui venant à se déclarer par intervalles, atteste toute la grandeur de la conquête. »
Le reste de la vie de Rollin est rempli par ces petits détails qui plaisaient tant à Plutarque, et qui lui faisaient dire :
« Comme les peintres qui font des portraits, cherchent surtout la ressemblance dans les traits du visage, et particulièrement dans les yeux où éclatent les signes les plus sensibles des mœurs et du naturel, il faut qu’on me permette de rechercher dans l’âme les principaux traits, afin qu’en les rassemblant je fasse de la vie des grands hommes un portrait vivant et animé56. »
On nous saura gré de citer en entier le mouvement oratoire par lequel l’auteur termine son ouvrage :
« Louis XVI, frappé d’une renommée si touchante, a acquitté ce que nous devions à la mémoire de Rollin : il a élevé son nom jusqu’aux noms les plus fameux, en ordonnant qu’on lui dressât une statue au milieu des Bossuet et des Turenne. Le vénérable pasteur de la jeunesse s’avance vers la postérité au milieu des grands hommes qui ont illustré le beau siècle de la France. S’il ne les a point égalés il nous apprend à les admirer. Comme eux, il eut dans ses écrits le naturel des anciens ; dans sa conduite, les vertus qui conservent les forces de l’esprit et deviennent même de véritables talents ; comme eux, il grandira toujours, et la reconnaissance publique ajoutera sans cesse à sa gloire.
« En racontant les travaux et les simples événements qui remplirent la vie de Rollin, nous nous sommes quelquefois reporté à une époque qui s’éloigne de nous tous les jours, et une réflexion douloureuse s’est mêlée à nos récits. Nous avons parlé des études françaises et il n’y a pas longtemps qu’elles étaient interrompues. Nous avons retracé le gouvernement et la discipline des collèges où s’élevait une jeunesse heureuse loin des séductions de la société, et la plupart sont encore déserts !
« Nous avons rappelé les services de cette université célèbre et vénérable par ses souvenirs, ses antiques honneurs, et cet esprit de corps qui perpétuait la tradition des bonnes études, et les maîtres qui devaient la répandre…, et elle n’est plus, et elle a péri comme tout ce qui était grand et utile ! Les quartiers même où fleurissait l’université de Paris témoignent le deuil de cette destruction : leur célébrité n’y attire plus sans cesse de nouveaux habitants, et la population s’est écoulée vers d’autres lieux, pour y donner le spectacle d’autres mœurs. Où sont les éducations sévères qui préparaient des âmes fortes et tendres ? Où sont les jeunes gens modestes et savants, qui unissaient l’ingénuité de l’enfance aux qualités solides qui annoncent l’homme ? Où est la jeunesse de la France !… une génération nouvelle lui a succédé……
« Qui pourrait redire les plaintes et les reproches qui s’élèvent tous les jours contre ces nouveaux venus ? Hélas ! Ils croissaient presqu’à l’insu des pères, au milieu des discordes civiles, et ils sont absous par les malheurs publics, car tout leur a manqué, l’instruction, les remontrances, les bons exemples, et ces douceurs de la maison paternelle qui disposent les enfants aux sentiments vertueux, et lui mettent sur les lèvres un sourire qui ne s’efface plus… : Cependant ils n’en témoignent aucun regret ; ils ne rejettent point en arrière un regard de tristesse. On les voit errer dans les places publiques, et remplir les théâtres comme s’ils n’avaient qu’à se reposer des travaux d’une longue vie. Les ruines les environnent, et ils passent devant elles sans éprouver seulement la curiosité ordinaire à un voyageur : ils ont déjà oublié ces temps d’une éternelle mémoire !…
« Génération vraiment nouvelle, et qui sera toujours distincte et marquée d’un caractère singulier qui la sépare des temps anciens et des temps à venir ! Elle ne transmettra point ces traditions qui sont l’honneur des familles, ni ces bienséances qui défendent les mœurs publiques, ni ces usages qui sont les liens de la société. Elle marche vers un terme inconnu, entraînant avec elle nos souvenirs, nos bienséances, nos mœurs, nos usages : les vieillards ont gémi de se trouver plus étrangers à mesure que leurs enfants se multipliaient sur la terre…
« Maintenant le jeune homme, jeté comme par un naufrage à l’entrée de sa carrière, en contemple vainement l’étendue. Il n’enfante que des désirs mourants et des projets sans consistance. Il est privé de souvenirs, et il n’a plus le courage de former des espérances. Il se croit désabusé, et il n’a point d’expérience. Son cœur est flétri, et il n’a point eu de passions. Comme il n’a pas rempli les différentes époques de sa vie, il ressent toujours au-dedans de lui-même quelque chose d’imparfait qui ne s’achèvera pas. Ses goûts et ses pensées, par un contraste affligeant, appartiennent à la fois à tous les âges, mais sans rappeler le charme de la jeunesse ni la gravité de l’âge mûr. Sa vie entière se présente comme une de ces années orageuses et frappées de stérilité, où l’on dirait que le cours des saisons et l’ordre de la nature sont intervertis. Dans cette confusion, les facultés les plus heureuses se sont tournées contre elles-mêmes. La jeunesse a été en proie à des tristesses extraordinaires, aux fausses douceurs d’une imagination bizarre et emportée, au mépris superbe de la vie, à l’indifférence qui naît du désespoir ; une grande maladie s’est manifestée sous mille formes diverses. Ceux même qui ont été assez heureux pour échapper à cette contagion des esprits, ont attesté toute la violence qu’ils ont soufferte. Ils ont franchi brusquement toutes les époques du premier âge, et se sont assis parmi les anciens, qu’ils ont étonnés par une maturité précoce, mais sans y trouver ce qui avait manqué à leur jeunesse.
« Peut-être en est-il de ces derniers qui visitent quelquefois ces asiles de la science dont ils ont été exilés. Alors revoyant ces vastes enceintes qui retentissent de nouveau du bruit des jeux et des triomphes classiques ; ces hautes murailles, où on lit toujours les noms à demi effacés de quelques grands hommes de la France, ils sentent revivre en eux des regrets amers et des désirs plus douloureux que les regrets. Ils demandent encore cette éducation qui porte des fruits pour toute la vie et qui ne se remplace point. Ils demandent tant de plaisirs innocents qu’ils n’ont pas connus ; ils demandent jusqu’à ces peines et à ces chagrins de l’enfance qui laissent des souvenirs si tendres et si sensibles. Mais c’est inutilement : voilà qu’après avoir consumé bientôt quinze années, cette grande portion de la vie humaine, dans le silence et pourtant au milieu des révolutions des empires, ils n’ont survécu aux compagnons de leur âge, et pour ainsi dire à eux-mêmes, que pour toucher à ce terme où l’on ne fait plus que des pertes sans retour. Ainsi donc, ils seront toujours livrés à un gémissement secret et inconsolable, et désormais ils resteront exposés aux regards d’une autre génération qui les presse, comme des sentinelles qui lui crieront de se détourner des routes funestes où ils se sont égarés.
« Leur voix sera entendue, etc., etc… »
Ce morceau suffirait seul pour justifier les éloges que nous avons donnés à cette Vie de Rollin. On peut y remarquer des beautés du premier ordre, exprimées avec éloquence, et quelques-unes de ces pensées que l’on ne trouve que chez les grands écrivains. Nous ne saurions trop encourager l’auteur à s’abandonner à son génie. Jusqu’à présent une timidité naturelle au vrai talent, lui a fait rechercher les sujets les moins élevés ; mais il devrait peut-être essayer de sortir du genre tempéré qui retient son imagination dans des bornes trop étroites. On s’aperçoit aisément dans la Vie de Rollin qu’il a sacrifié partout des richesses. En parlant du bon Recteur de l’Université, il s’est prescrit la modération et la réserve ; il a craint de blesser des vertus modestes, en répandant sur elles une trop vive lumière : on dirait qu’il s’est souvenu de cette loi des anciens, qui ne permettait de chanter les dieux que sur le mode le plus grave et le plus doux de la lyre.
Sur les Essais de morale et de politique
On peut trouver plusieurs causes du succès prodigieux des romans, pendant ces dernières années : il y en a une principale, indépendante du goût et des mœurs. Fatigué des déclamations de la philosophie, on s’est jeté par besoin de repos dans les lectures frivoles ; on s’est délassé des erreurs de l’esprit par celles du cœur : les dernières n’ont du moins ni la sécheresse, ni l’orgueil des premières ; et à tout considérer, s’il fallait faire un choix dans le mal, la corruption des sentiments serait peut-être préférable à la corruption des idées : un cœur vicieux peut revenir à la vertu ; un esprit pervers ne se corrige jamais.
Mais l’esprit humain tourne sans cesse dans le même cercle, et les romans nous ramèneront aux ouvrages sérieux, comme les ouvrages sérieux nous ont conduits aux romans. En effet, ceux-ci commencent à passer de mode ; les auteurs cherchent des sujets plus propres à satisfaire la raison ; les livres sérieux reparaissent. Nous avons déjà eu le plaisir d’annoncer La Législation primitive de M. de Bonald : entre les jeunes gens distingués par le tour grave de leur esprit, nous avons fait remarquer l’auteur de la Vie de Rollin : aujourd’hui les Essais de morale et de politique sont une nouvelle preuve de notre retour aux études solides.
Cet ouvrage a pour but de montrer qu’une seule forme de gouvernement convient à la nature de l’homme. De là deux parties ou deux divisions dans l’ouvrage : dans la première on pose les faits ; dans la seconde on conclut : c’est-à-dire que dans l’une on traite de la nature de l’homme, et que dans l’autre on fait voir quel est le gouvernement le plus conforme à cette nature.
Les facultés dont se compose notre esprit, les causes des égarements de notre esprit, la force de notre volonté, l’ascendant de nos passions, l’amour du beau et du bon, ou notre penchant pour la vertu, sont donc l’objet de la première partie.
Que l’homme doit vivre en société ; qu’il y a une sorte de nécessité venant de Dieu ; qu’il y a des gouvernements factices et un gouvernement naturel ; que les mœurs sont des habitudes que nous ont données ou nous ont laissé prendre les lois : telles sont à peu près les questions qu’on examine dans la seconde partie.
C’est toucher, comme on le voit, à ce qui fit dans tous les temps l’objet des recherches des plus grands génies. L’auteur a su prouver qu’il n’y a point de matière épuisée pour un homme de talent, et que des principes aussi féconds seront éternellement la source de vérités nouvelles.
Une gravité naturelle et soutenue, un ton ferme sans jactance, noble sans enflure, des vues fines et quelquefois profondes, enfin cette mesure dans les opinions, cette décence de la bonne compagnie, d’autant plus précieuses quelles deviennent tous les jours plus rares : telles sont les qualités qui nous paraissent recommander cet ouvrage au public.
Nous choisirons quelques morceaux propres à donner aux lecteurs une idée du style des Essais, et de la manière dont l’auteur a traité des sujets si graves. Dans
le chapitre intitulé, Rapport des deux Natures de l’Homme, voici comme
il parle de l’union de l’âme avec le corps : « Son âme et son corps sont tellement
unis, qu’ils sont obligés, pour ainsi dire, d’assister réciproquement à leurs
jouissances et d’en modifier la nature, pour qu’ils puissent y participer également.
Dans les plaisirs du corps on retrouve ceux de l’âme, et dans les plaisirs de l’âme on
retrouve ceux du corps. Le corps exige, dans les objets de ses penchants, quelques
traces de ce beau ou de ce bon, sujet de l’éternel amour de l’âme. Il veut quelle lui
vante le bonheur dont il jouit, et qu’elle y applaudisse en le partageant. L’âme, et
c’est sa misère, ne peut saisir ce qu’elle aime que sous des formes et par des moyens
qui lui sont fournis par le corps…… Les deux natures de l’homme confondent ainsi leurs
désirs, unissent leurs forces, et se concertent ensemble pour arriver à leurs desseins……
L’âme découvre pour le corps une foule de plaisirs qu’il ignorerait toujours : elle lui
conserve la
mémoire de ceux qu’il a goûtés, et dans les temps de disette,
elle le nourrit de l’image des objets qu’elle a chéris… »
Tout cela nous semble ingénieux, agréable, bien dit, délicatement observé. On lira avec le même plaisir le chapitre sur les Causes et les Suites des Égarements de l’Esprit. Si l’on trouvait ce portrait de l’erreur dans les Caractères de La Bruyère, on le remarquerait peut-être.
« Vraiment on calomnie les passions. Elles ne sont que la cause des maux dont l’erreur est le principe. Les passions s’usent, il faut bien qu’elles se reposent ; l’erreur est éternelle et ne se fatigue jamais. Les passions entraînent ceux qu’elles tourmentent, les aveuglent, et souvent les abîment. L’erreur conduit avec méthode, conseille avec prudence ; elle n’ôte pas la connaissance, et laisse éviter le danger ; elle est austère et même inexorable, et le mal qu’elle fait commettre, on l’exécute avec la rigueur du devoir ; elle éclaire le crime, elle s’entend avec l’orgueil ; et tous les crimes quelle fait commettre, l’orgueil les récompense. »
Qui ne reconnaît ici la philosophie du dernier siècle ? Pour faire un portrait aussi fidèle, il ne suffisait pas d’avoir le modèle sous les yeux ; il fallait encore posséder, dans un degré éminent, le talent du peintre.
Jusqu’ici nous n’avons cité que la première partie des Essais. Dans la seconde, consacrée à l’examen des gouvernements, on remarquera surtout deux chapitres sur l’Angleterre. L’auteur, cherchant à prouver que la monarchie absolue est le seul gouvernement naturel ou conforme à la nature de l’homme, fait la peinture de la monarchie anglaise dont le gouvernement, selon lui, n’est pas naturel. Par une idée ingénieuse il attribue aux anciennes mœurs des Anglais, c’est-à-dire aux mœurs qui ont précédé leur constitution de 1688, ce qu’il y a de bon parmi eux, tandis qu’il soutient que les vices du peuple et du gouvernement de la Grande-Bretagne naissent pour la plupart de la constitution actuelle de ce pays.
Ce système a l’avantage d’expliquer les contradictions que l’on remarque dans le
caractère de la nation britannique. Il est vrai que l’auteur est alors obligé de prouver
que les Anglais, du temps d’Henri VIII, étaient plus heureux et valaient mieux que les
Anglais d’aujourd’hui, ce qui pourrait souffrir quelques difficultés ; il est encore vrai
que l’auteur a contre lui L’Esprit des Lois. Montesquieu parle aussi de
l’inquiétude des Anglais, de leur orgueil, de leurs changements de partis, des orages de
leur liberté ; mais il voit tout cela comme des conséquences nécessaires
et non funestes d’une monarchie mixte ou tempérée. On
lit
dans Tacite ce passage singulier :
Nam cunctas nationes et urbes
populus, aut primores, aut singuli regunt : dilecta ex his et constituta reip. forma,
laudari faciliùs, quàm evenire ; vel si evenit, haud diuturna esse
potest.
D’où il résulte que Tacite avait conçu l’idée d’un gouvernement à
peu près semblable à celui de l’Angleterre, et qu’en le regardant comme le meilleur en
théorie, il le jugeait presque impossible en pratique. Aristote et Cicéron semblent avoir
partagé l’opinion de Tacite, ou plutôt Tacite avait puisé cette opinion dans les écrits du
philosophe et de l’orateur. Ces autorités sont de quelque poids, sans doute, mais l’auteur
des Essais répondrait avec raison que nous avons aujourd’hui de
nouvelles lumières qui nous empêchent de penser comme Aristote, Cicéron, Tacite et
Montesquieu. Quoi qu’il en soit, les juges sont maintenant nombreux dans cette cause :
plusieurs milliers de Français ayant vécu, pendant leur exil, en Angleterre, peuvent avoir
appris à connaître le fort et le faible des lois de ce pays.
Le dernier chapitre des Essais renferme des considérations sur le génie des peuples, et sur le but de la société, qui est le bonheur. L’auteur pense que l’ordre et le repos sont les deux plus sûrs moyens d’arriver à ce but. Son tableau de l’Égypte nous a rappelé quelque chose des belles pages de Platon sur les Perses, et le ton calme, élevé, moral, du philosophe de l’Académie.
Au reste, il y a dans cet ouvrage un assez grand nombre d’opinions que nous ne partageons pas avec l’auteur. Il soutient, par exemple, qu’il existe un degré de civilisation qui exclut le despotisme et le rend impossible ; qu’il y aurait trop de lumières à éteindre ; qu’il n’y a point de despotisme où l’on crie au despote, etc.
C’est contredire, il nous semble, le témoignage de l’histoire. Nous serait-il permis de faire observer à l’auteur que la corruption des mœurs marche de front avec la civilisation des peuples, et que si la dernière présente des moyens de liberté, la première est une source inépuisable d’esclavage ?
Il n’y a point de despotisme où l’on crie au despote. Sans doute quand le cri est public, général, violent, quand c’est toute une nation qui parle sans contrainte. Mais dans quel cas cela peut-il avoir lieu ? Quand le despote est faible, ou quand à force de maux il a poussé à bout ses esclaves. Mais si le despote est fort, que lui importeront les gémissements secrets de la foule ou l’indignation impuissante de quelque honnête homme ? Il ne faut pas croire d’ailleurs que le plus rude despotisme produise un silence absolu, excepté chez les nations barbares. À Rome, sous les Néron même, et sous les Tibère, on faisait des satires, et l’on allait à la mort : morituri te salutant.
Dans un autre endroit l’auteur suppose que la société primitive étant devenue trop nombreuse, on s’assembla et l’on convint. C’est donc admettre un contrat social, et retomber dans toutes les chimères philosophiques que les Essais combattent avec tant de succès ?
Quelques points de métaphysique demanderaient aussi plus de développement. On lit,
page 84 :
Toutes les âmes sont égales ; leurs développements ne
peuvent dépendre que de la conformation des organes.
Page 21 :
L’esprit est une faculté ; une faculté est une puissance… Il n’y a point
d’idées fausses, mais des appellations fausses
, etc.
Il y a là-dessus vingt bonnes querelles à faire à l’auteur ; et si l’on pressait un peu ses raisonnements, on le mènerait à des conséquences dont il serait lui-même effrayé. Mais nous ne voulons point élever de question intempestive, et quelques propositions douteuses ne gâtent rien à un ouvrage d’ailleurs rempli de principes excellents.
Nous ne nous permettrons plus de combattre qu’une seule définition.
L’imagination se montre dans tous les instants
, dit l’auteur.
Quel que soit l’objet qu’il examine, l’esprit doué de cette
qualité est toujours frappé des rapports les moins abstraits.
L’auteur semble n’avoir été frappé lui-même que d’une des facultés de l’imagination, celle de peindre les objets matériels : il a pris la partie pour le tout. Nous lui soumettons les observations suivantes.
Considérée en elle-même, l’imagination s’applique à tout, et revêt toutes les formes :
elle a quelquefois l’air du génie, de l’esprit, de la sensibilité, du talent ; elle
affecte tout, parle tous les langages ; elle sait emprunter, quand elle le veut, jusqu’au
maintien austère de la sagesse, mais elle ne peut être longtemps sérieuse ; elle sourit
sous le masque :
patuit Dea
.
Prise séparément, l’imagination est donc peu de chose. Mais c’est un don inestimable lorsqu’elle se joint aux autres facultés de l’esprit ; c’est elle alors qui donne la chaleur et la vie ; elle se combine de mille manières avec le génie, l’esprit, la tendresse du cœur, le talent. Elle achève, pour ainsi dire, les heureuses dispositions qu’on a reçues de la nature, et qui, sans l’imagination, resteraient incomplètes et stériles. Elle marche, ou plutôt elle vole, devant les facultés auxquelles elle s’allie ; elle les encourage à la suivre, les appelle sur sa trace, leur découvre des routes nouvelles. Mariée au génie, elle a créé Homère et Milton, Bossuet et Pascal, Cicéron et Démosthènes, Tacite et Montesquieu ; unie au talent et à la tendresse de l’âme, elle a formé Virgile et Racine, La Fontaine et Fénelon ; de son mélange avec le talent et l’esprit, on a vu naître Horace et Voltaire57.
L’auteur veut que l’imagination ne soit frappée que des rapports les moins abstraits. Jusqu’ici on lui avait fait le reproche contraire ; on l’avait accusée d’un trop grand penchant à la contemplation et à la mysticité. C’est sur ses ailes que les âmes ardentes s’élèvent à Dieu ; c’est elle qui a conduit au désert et dans les cloîtres tant d’hommes qui ne voulaient plus s’occuper des images de la terre. Bien plus, c’est par la seule imagination que l’on peut concevoir la spiritualité de l’âme et l’immatérialité des esprits : tant elle est loin de ne saisir que le côté matériel des choses !
Et les plus grands métaphysiciens ne sont-ils pas distingués surtout par l’imagination ? N’est-ce pas cette imagination qui a valu à Platon le nom de Rêveur, et à Descartes celui de Songe-Creux ? Platon, avec ses harmonies, Descartes avec ses tourbillons, Gassendi avec ses atomes, Leibnitz avec ses monades, n’étaient que des espèces de poètes qui imaginaient beaucoup de choses. Cependant c’étaient aussi de grands géomètres ; car les grands géomètres sont encore des hommes à grande imagination. Enfin, Mallebranche qui voyait tout en Dieu, et qui passa sa vie à faire la guerre à l’imagination, en était lui-même un prodige ; Sénèque, au milieu de ses trésors, écrivait sur le mépris des richesses.
Mais nous voulons que l’auteur des Essais nous serve de preuve contre lui-même. Il s’occupe des sujets les plus sérieux, et cependant son style est plein d’imagination. On lit, page 95, ce morceau contre l’égoïsme, qui semble être échappé à l’âme de Fénelon :
« Il faut que l’homme unisse sa vie à quelque autre vie. Sa pensée elle-même a besoin d’une douce union pour devenir féconde. L’égoïsme est court dans ses vues ; il reste sans lumière, solitaire et sans gloire. Nos facultés ne se développent jamais d’une manière aussi heureuse, que lorsque le cœur est rempli des sentiments les plus doux. Belle nature d’un être qui ne s’aime jamais tant que lorsqu’il s’oublie, et qui peut trouver son bonheur dans un entier dévouement. »
Nous conseillons à l’auteur de maltraiter un
peu moins cette imagination qui
lui prête un si heureux langage. Il serait trop long de citer tous les morceaux de ce
genre que l’on trouve dans les Essais. Nous ne pouvons cependant nous
refuser à transcrire cet autre passage, parce qu’il fait connaître l’auteur : « Le
genre humain, dit-il, paraît blasé. Les générations qui naissent, désenchantées par
l’expérience des générations qui les ont précédées, considèrent froidement leur
carrière, et spéculent sans jouir. Et moi qu’on doit accuser ici de présomption ou de
confiance, j’appartiens à l’une de ces générations tardives, et je n’ai point échappé au
malheur commun ; du moins je déplore mes misères, et je n’ose en parler qu’en tremblant.
Porté naturellement à l’étude des choses qui font le sujet de cet ouvrage, je fus
entraîné à l’écrire par les goûts de mon esprit et la continuité de mes loisirs : ce
sont de simples réflexions que je ◀publie▶. On y reconnaîtra, j’espère, un amour pur du
vrai. J’aimerais mieux les anéantir jusqu’à la moindre trace, que d’apprendre qu’elles
renferment une opinion qui puisse égarer. »
Rien n’est plus noble, plus touchant, plus aimable que ce mouvement ; rien ne fait tant
de plaisir que de rencontrer de pareils traits au milieu d’un sujet naturellement sévère.
On peut
appliquer ici à l’auteur le mot du poète grec : « Il sied bien
à un homme armé de jouer de la lyre. »
On prétend aujourd’hui qu’il faut toujours, dans l’examen des ouvrages, faire une part à
la critique : nous l’avons donc faite. Cependant nous l’avouerons, si nous étions condamné
à jouer souvent le triste rôle de censeur, ce qu’à Dieu ne plaise, nous aimerions mieux
suivre l’exemple d’Aristote, qui, au lieu de blâmer les fautes d’Homère, trouve douze
raisons (αριθμω δωδεκα
) pour les excuser. Nous pourrions encore reprocher à
l’auteur des Essais quelques amphibologies dans l’emploi des pronoms, et
quelque obscurité dans la construction des phrases ; toutefois son livre, où l’on trouve
différents genres de mérite, est purgé de ces fautes de goût que tant d’auteurs laissent
échapper dans leurs premiers ouvrages. Racine même ne fut pas exempt d’affectation et de
recherche dans sa jeunesse ; et le grand, le sublime, le grave Bossuet fut un bel-esprit
de l’hôtel de Rambouillet. Ses premiers sermons sont pleins d’antithèses, de battologie et
d’enflure de style. Dans un endroit, il s’écrie tout à coup : « Vive l’Éternel ! » Il
appelle les enfants la recrue continuelle du genre humain ; il dit que
Dieu nous donne par la mort un appartement dans son palais. Mais ce rare
génie,
épuré par la raison qu’amènent naturellement les années, ne tarda pas
à paraître dans toute sa beauté : semblable à un fleuve qui en s’éloignant de sa source,
dépose peu à peu le limon qui troublait son eau, et devient aussi limpide vers le milieu
de son cours, que profond et majestueux.
Par une modestie peu commune, l’auteur des Essais 58 ne s’est point nommé à la tête de son ouvrage ; mais on assure que c’est le dernier descendant d’une de ces nobles familles de magistrats qui ont si longtemps illustré la France. Dans ce cas nous serions moins étonnés de l’amour du beau, de l’ordre et de la vertu qui règne dans les Essais, nous ne ferions plus un mérite à l’auteur de posséder un avantage héréditaire ; nous ne louerions que son talent.
Sur les Mémoires de Louis XIV
Depuis quelque temps les journaux nous annonçaient des Œuvres de Louis XIV. Ce titre avait choqué les personnes qui attachent encore quelque prix à la justesse des termes et à la décence du langage. Elles observaient qu’un auteur peut seul appeler Œuvres ses propres travaux, lorsqu’il les livre lui-même au public ; qu’il faut en outre que cet auteur soit pris dans les rangs ordinaires de la société, et qu’il ait écrit non de simples Mémoires historiques, mais des ouvrages de science ou de littérature ; que dans tous les cas un roi n’est point un auteur de profession, et que par conséquent il ne ◀publie▶ jamais des Œuvres.
Il est vrai que dans l’antiquité les premiers empereurs romains cultivaient les lettres ; mais ces empereurs avaient été de simples citoyens avant de s’asseoir sur la pourpre. César n’était qu’un chef de légion lorsqu’il écrivit l’Histoire de la conquête des Gaules, et les Commentaires du capitaine ont fait depuis la gloire de l’empereur. Si les Maximes de Marc-Aurèle honorent encore aujourd’hui sa mémoire, Claude et Néron s’attirèrent le mépris même du peuple romain pour avoir recherché les triomphes du poète et du littérateur.
Dans les monarchies chrétiennes, où la dignité royale a été mieux connue, on a vu rarement le souverain descendre dans une lice où la victoire même n’est presque jamais sans honte, parce que l’adversaire est presque toujours sans noblesse. Quelques princes d’Allemagne, qui ont mal gouverné, ou qui ont même perdu leur pays pour s’être livrés à l’étude des sciences, excitent plutôt notre pitié que notre admiration : Denys, maître d’école à Corinthe, était aussi un roi homme de lettres. On voit encore à Vienne une Bible chargée de notes de la main de Charlemagne, mais ce monarque ne les avait écrites que pour lui-même, et pour satisfaire sa piété. Charles V, François Ier, Henri IV, Charles IX, aimèrent les lettres sans avoir la prétention de devenir auteurs. Quelques reines de France ont laissé des vers, des Nouvelles, des Mémoires : on a pardonné à leur dignité en faveur de leur sexe. L’Angleterre, d’où nous sont venus de dangereux exemples, compte seule plusieurs écrivains parmi ses monarques : Alfred, Henri VIII, Jacques Ier, ont fait de véritables livres ; mais le roi auteur par excellence, dans les siècles modernes, c’est Frédéric. Ce prince a-t-il perdu, a-t-il gagné en renommée à la publication de ses Œuvres ? Question que nous n’aurions pas de peine à résoudre, si nous ne consultions que notre sentiment.
Nous avons été d’abord un peu rassurés en ouvrant le Recueil que nous annonçons.
Premièrement, ce ne sont point des Œuvres, ce sont de simples Mémoires
faits par un père pour l’instruction de son fils. Eh ! qui doit veiller à l’éducation de
ses enfants, si ce n’est un roi ? Peut-on jamais trop inspirer l’amour des devoirs
et de la vertu aux princes d’où dépend le bonheur de tant d’hommes ? Plein d’un
juste respect pour la mémoire de Louis XIV, nous avons ensuite parcouru avec inquiétude
les écrits de ce grand monarque. Il eût été cruel de perdre encore une admiration. C’est
avec un plaisir extrême que nous avons retrouvé le Louis XIV tel qu’il est parvenu à la
postérité, tel que l’a peint madame de Motteville : « Son grand sens et ses bonnes
intentions, dit-elle, firent connaître les semences d’une science universelle, qui
avaient été cachées à ceux qui ne le voyaient pas dans le particulier ; car il parut
tout d’un coup politique dans les affaires de l’État, théologien dans celles de
l’Église, exact en celles de finance ; parlant juste, prenant toujours le bon parti dans
les conseils, sensible aux intérêts des particuliers ; mais ennemi de l’intrigue et de
la flatterie, et sévère envers les grands de son royaume qu’il soupçonnait avoir envie
de le gouverner. Il était aimable de sa personne, honnête et de facile accès à tout le
monde ; mais avec un air grand et sérieux qui imprimait le respect et la crainte dans le
public. »
Et telles sont précisément les qualités que l’on trouve et le caractère que l’on sent dans le Recueil des pensées de ce prince. Ce Recueil se compose :
1º. De Mémoires adressés au Grand Dauphin : ils commencent en 1661, et finissent en 1665 ;
2º. De Mémoires militaires sur les années 1673 et 1678 ;
3º. De Réflexions sur le Métier de Roi ;
4º. D’Instructions à Philippe V ;
5º. De dix-huit Lettres au même prince, et d’une lettre de madame de Maintenon.
On connaissait déjà de Louis XIV, un Recueil de Lettres, et une traduction des Commentaires de César59. On croit que Pélisson ou Racine60 ont revu les Mémoires que l’on vient de ◀publier▶ ; mais il est certain, d’ailleurs, que le fond des choses est de Louis XIV. On reconnaît partout ses principes religieux, moraux, politiques ; et les notes ajoutées de sa propre main aux marges des Mémoires, ne sont inférieures au texte ni pour le style, ni pour les pensées.
Et puis c’est un fait attesté par tous les
écrivains, que Louis XIV
s’exprimait avec une noblesse particulière : « Il parlait peu et bien, dit madame
de Motteville ; ses paroles avaient une grande force pour inspirer dans les cœurs et
l’amour et la crainte, selon qu’elles étaient douces ou sévères. »
— « Il s’exprimait toujours noblement et avec précision »
, dit Voltaire.
— Il aurait même excellé dans les grâces du langage, s’il avait voulu en faire une étude.
Monschenay raconte qu’il lisait un jour l’épître de Boileau sur le passage du Rhin, devant
mesdames de Thiange et de Montespan : « il la lut avec des tons si
enchanteurs, que madame de Montespan lui arracha l’épître des mains, en s’écriant
qu’il y avait là quelque chose de surnaturel, et qu’elle n’avait jamais rien entendu de
si bien prononcé »
.
Cette netteté de pensée, cette noblesse d’élocution, cette finesse d’une oreille sensible à la belle poésie, forment déjà un préjugé en faveur du style des Mémoires, et prouveraient (si l’on avait besoin de preuves) que Louis XIV peut fort bien les avoir écrits. En citant quelques morceaux de ces Mémoires, nous les ferons mieux connaître aux lecteurs.
Le roi parlant des différentes mesures qu’il prit au commencement de son règne, ajoute :
« Il faut que je vous avoue qu’encore que j’eusse auparavant sujet d’être content de ma propre conduite, les éloges que cette nouveauté m’attirait, me donnaient une continuelle inquiétude, par la crainte que j’avais toujours de ne les pas assez bien mériter.
« Car enfin je suis bien aise de vous avertir, mon fils, que c’est une chose fort délicate que la louange, qu’il est bien malaisé de ne s’en pas laisser éblouir, et qu’il faut beaucoup de lumières pour savoir discerner au vrai ceux qui nous flattent d’avec ceux qui nous admirent.
« Mais quelque obscures que puissent être en cela les intentions de nos courtisans, il y a pourtant un moyen assuré pour profiter de tout ce qu’ils disent à notre avantage, et ce moyen n’est autre chose que de nous examiner sévèrement nous-mêmes sur chacune des louanges que les autres nous donnent. Car, lorsque nous en entendrons quelqu’une que nous ne méritons pas en effet, nous la considérerons aussitôt (suivant l’humeur de ceux qui nous l’auront donnée), ou comme un reproche malin de quelque défaut, dont nous tâcherons de nous corriger, ou comme une secrète exhortation à la vertu que nous ne sentons pas en nous. »
On n’a jamais rien dit sur le danger des flatteurs de plus délicat et de mieux observé. Un homme qui connaissait si bien la valeur des louanges méritait sans doute d’être beaucoup loué. Ce passage est surtout remarquable par une certaine ressemblance avec quelques préceptes du Télémaque. Dans ce grand siècle, la vertu et la raison donnaient au prince et au sujet un même langage.
Le morceau suivant, écrit tout entier de la main de Louis XIV, n’est pas un des moins beaux des Mémoires :
« Ce n’est pas seulement dans les importantes négociations que les princes doivent prendre garde à ce qu’ils disent, c’est même dans les discours les plus familiers et les plus ordinaires. C’est une contrainte sans doute fâcheuse, mais absolument nécessaire à ceux de notre condition, de ne parler de rien à la légère. Il se faut bien garder de penser qu’un souverain, parce qu’il a l’autorité de tout faire, ait aussi la liberté de tout dire ; au contraire, plus il est grand et respecté, plus il doit être circonspect. Les choses qui ne seraient rien dans la bouche d’un particulier deviennent souvent importances dans celle d’un prince. La moindre marque de mépris qu’il donne d’un particulier fait au cœur de cet homme une plaie incurable. Ce qui peut consoler quelqu’un d’une raillerie piquante ou d’une parole de mépris que quelque autre a dit de lui, c’est, ou qu’il se promet de trouver bientôt occasion de rendre la pareille, ou qu’il se persuade que ce qu’on a dit ne fera pas d’impression sur l’esprit de ceux qui l’ont entendu. Mais celui de qui le souverain a parlé sent son mal d’autant plus impatiemment, qu’il n’y voit aucune de ces consolations. Car enfin il peut bien dire du mal du prince qui en a dit de lui, mais il ne saurait le dire qu’en secret, et ne peut pas lui faire savoir ce qu’il en dit, qui est la seule douceur de la vengeance. Il ne peut pas non plus se persuader que ce qui a été dit n’aura pas été approuvé ni écouté, parce qu’il sait avec quels applaudissements sont reçus tous les sentiments de ceux qui ont en main l’autorité. »
La générosité de ces sentiments est aussi touchante qu’admirable. Un monarque qui donnait de pareilles leçons à son fils avait sans doute un véritable cœur de roi, et il était digne de commander à un peuple dont le premier bien est l’honneur.
La pièce intitulée Le Métier de Roi, dans le nouveau Recueil, avait été
citée dans Le Siècle de Louis XIV.
« Elle dépose à la postérité, dit Voltaire, en faveur de la droiture
et de la magnanimité de son âme. »
Nous sommes fâché que l’éditeur des Mémoires, qui paraît d’ailleurs plein de candeur et de modestie, ait donné à ce morceau le titre de Métier de Roi. Louis XIV s’est servi de ce mot dans le cours de ses Réflexions ; mais il n’est pas vraisemblable qu’il l’ait employé comme titre. Il y a plus, il est probable que ce prince eût corrigé cette expression, s’il eût prévu que ses écrits seraient un jour ◀publiés▶. La royauté n’est point un métier, c’est un caractère ; l’Oint du Seigneur n’est point un acteur qui joue un rôle, c’est un magistrat qui remplit une fonction : on ne fait point le métier de roi comme on fait celui de charlatan. Louis XIV, dans un moment de dégoût, ne songeant qu’aux fatigues de la royauté, a pu l’appeler un métier, et un métier très pénible ; mais donnons-nous garde de prendre ce mot dans un sens absolu. Ce serait apprendre aux hommes que tout est métier ici-bas ; que nous sommes tous dans ce monde des espèces d’empiriques montés sur des tréteaux pour vendre notre marchandise aux passants. Une pareille vue de la société mènerait à des conséquences funestes.
Voltaire avait encore cité les Instructions à Philippe V, mais il en avait retranché les premiers articles. Il est malheureux de rencontrer sans cesse cet homme célèbre dans l’histoire littéraire du dernier siècle, et de l’y voir jouer si souvent un rôle peu digne d’un honnête homme et d’un beau génie. On devinera aisément pourquoi l’historien de Louis XIV avait omis les premiers articles des Instructions ; les voici :
1. Ne manquez à aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu.
2. Conservez-vous dans la pureté de votre éducation.
3. Faites honorer Dieu partout où vous aurez du pouvoir ; procurez sa gloire ; donnez-en l’exemple : c’est un des plus grands biens que les rois puissent faire.
4. Déclarez-vous, en toute occasion, pour la vertu contre le vice.
Saint Louis mourant, étendu sur un lit de cendre devant les ruines de Carthage, donna à peu près les mêmes instructions à son fils :
« Beau-fils, la première chose que je t’enseigne et commande à garder, si est que de tout ton cœur tu aimes Dieu, et te gardes bien de faire chose qui lui déplaise. Si Dieu t’envoie adversité, reçois-la bénignement, et lui en rends grâce ; s’il te donne prospérité, si l’en remercie très humblement : car on ne doit pas guerroyer Dieu des dons qu’il nous fait. Aie le cœur doux et piteux aux pauvres ; ne boute pas sus trop grans taille ni subsides à ton peuple. Fuis la compagnie des mauvais. »
On aime à voir deux de nos plus grands princes, à deux époques si éloignées l’une de l’autre, donner à leurs fils des principes semblables de religion et de justice. Si la langue de Joinville et celle de Racine ne nous avertissaient que quatre cents ans d’intervalle séparent saint Louis de Louis XIV, on pourrait croire que ces instructions sont du même siècle. Tandis que tout change dans le monde, il est beau que des âmes royales gardent incorruptible le dépôt sacré de la vérité et de la vertu.
Louis XIV, et c’est une des choses les plus attachantes de ses Mémoires, confesse souvent ses fautes et les offre pour leçons à son fils :
« On attaque le cœur d’un prince comme une place. Le premier soin est de s’emparer de tous les postes par où on y peut approcher. Une femme adroite s’attache d’abord à éloigner tout ce qui n’est pas dans ses intérêts ; elle donne du soupçon des uns et du dégoût des autres, afin qu’elle seule et ses amis soient favorablement écoutés ; et si nous ne sommes en garde contre cet usage, il faut, pour la contenter elle seule, mécontenter tout le reste du monde.
« Dès lors que vous donnez à une femme la liberté de vous parler de choses importantes, il est impossible qu’elle ne vous fasse faillir.
« La tendresse que nous avons pour elle nous faisant goûter ses plus mauvaises raisons, nous fait tomber insensiblement du côté où elle penche, et la faiblesse qu’elle a naturellement lui faisant souvent préférer des intérêts de bagatelles aux plus solides considérations, lui font presque toujours prendre le mauvais parti.
Elles sont éloquentes dans leurs expressions, pressantes dans leurs prières, opiniâtres dans leurs sentiments ; et tout cela n’est souvent fondé que sur une aversion qu’elles auront pour quelqu’un, sur le dessein d’en avancer un autre, ou sur une promesse qu’elles auront faite légèrement. »
Cette page est écrite avec une singulière élégance ; et si la main de Racine paraît
quelque part, on pourrait peut-être la retrouver ici. Mais l’oserions-nous dire ? Une
telle connaissance des femmes prouve que le monarque, en se
confessant,
n’était peut-être pas bien guéri de sa faiblesse. Les anciens disaient de certains prêtres
des dieux : « Beaucoup portent le thyrse, et peu sont inspirés. »
Il en est
ainsi de la passion qui subjuguait Louis XIV : beaucoup l’affectent et peu la ressentent ;
mais aussi, quand elle est réelle, on ne peut guère se méprendre à l’inspiration de son langage.
Au reste, Louis XIV avait appris à connaître la juste valeur de ces attachements que le
plaisir forme et détruit. Il vit couler les larmes de madame de la Vallière, et il lui
fallut supporter les cris et les reproches de madame de Montespan. La sœur du fameux comte
de Lautrec, abandonnée de François Ier, ne s’emporta point ainsi en
plaintes inutiles. Le roi lui ayant fait redemander les joyaux chargés de devises qu’il
lui avait donnés dans les premiers moments de sa tendresse, elle les renvoya fondus et
convertis en lingots. « Portez cela au roi, dit-elle. Puisqu’il lui a plu de me
révoquer ce qu’il m’avait donné si libéralement, je les lui rends et lui renvoie en
lingots d’or. Quant aux devises, je les ai si bien empreintes en ma pensée, et les y
tiens si chères, que je n’ai pu permettre que personne en disposât et jouît, et en eût
de plaisir que moi-même61. »
Si nous en croyons Voltaire, la mauvaise éducation de Louis XIV aurait privé
ce prince des leçons de l’histoire. Ce défaut de connaissances n’est point du tout
sensible dans les Mémoires. Le roi paraît au contraire avoir eu des
idées assez étendues sur l’histoire moderne, et même sur celle des Grecs et des Romains.
Il raisonne en politique avec une sagacité surprenante ; il fait parfaitement sentir, à
propos de Charles II, roi d’Angleterre, le vice de ces États qui sont gouvernés par des
corps délibérants ; il parle des désordres de l’anarchie comme un prince qui en avait été
témoin dans sa jeunesse ; il savait fort bien ce qui manquait à la France, ce qu’elle
pouvait obtenir ; quel rang elle devait occuper parmi les nations : « Étant
persuadé, dit-il, que l’infanterie française n’avait pas été jusqu’à présent fort bonne,
je voulus chercher les moyens de la rendre meilleure. »
Il ajoute ailleurs :
« Pourvu qu’un prince ait des sujets, il doit avoir des soldats ; et quiconque
ayant un État bien peuplé, manque d’avoir de bonnes troupes, ne se doit plaindre que de
sa paresse et de son peu d’application. »
On sait en effet que c’est Louis XIV
qui a créé notre armée, et environné la France de cette ceinture de places fortes, qui la
rend inexpugnable. On voit enfin qu’il regrettait
les temps où ses sujets
étaient maîtres du monde :
« Lorsque le titre d’empereur fut mis dans notre maison, dit-il, elle possédait à la fois la France, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie, et la meilleure partie de l’Espagne, qu’elle avait distribuée entre divers particuliers, avec réserve de la souveraineté. Les sanglantes défaites de plusieurs peuples venus du Nord et du Midi avaient porté si loin la terreur de nos armes, que toute la terre tremblait au seul bruit du nom français et de la grandeur impériale. »
Ces passages prouvent que Louis XIV connaissait la France, et qu’il en avait médité
l’histoire. En portant ses regards encore plus haut, ce prince eût vu que les Gaulois, nos
premiers ancêtres, avaient pareillement subjugué la terre, et que toutes les fois que nous
sortons de nos limites, nous ne faisons que rentrer dans notre héritage. L’épée de fer
d’un Gaulois a seule servi de contrepoids à l’empire du monde. « La nouvelle arriva
d’Occident en Orient, dit un historien, qu’une nation hyperboréenne avait pris en Italie
une ville grecque appelée Rome. »
Le nom de Gaulois voulait
dire voyageur. À la première apparition de cette race puissante, les
Romains déclarèrent qu’elle était née pour la ruine des villes et la destruction du genre
humain.
Partout où il s’est remué quelque chose de grand, on retrouve nos ancêtres. Les Gaulois seuls ne se turent point à la vue d’Alexandre devant qui la terre se taisait. « Ne craignez-vous point ma puissance ? » dit à leurs députés le vainqueur de l’Asie ? — « Nous ne craignons qu’une chose, répondirent-ils, c’est que le ciel tombe sur notre tête. » César ne put les vaincre qu’en les divisant, et il mit plus de temps à les dompter qu’à soumettre Pompée et le reste du monde.
Tous les lieux célèbres dans l’univers ont été assujettis à nos pères. Non seulement ils ont pris Rome, mais ils ont ravagé la Grèce, occupé Byzance, campé sur les ruines de Troie, possédé le royaume de Mithridate, et vaincu au-delà du Taurus ces Scythes qui n’avaient été vaincus par personne. La valeur des Gaulois décidait de toute part du sort des empires. L’Asie leur payait tribut. Les princes les plus renommés de cette partie de la terre, les Antiochus, les Antigonus courtisaient ces guerriers redoutables, et les rois tombés du trône se retiraient à l’abri de leur épée. Ils firent la principale force de l’armée d’Annibal ; dix mille d’entre eux défendirent seuls contre Paul Emile la couronne d’Alexandre, dans le combat où Persée vit passer l’empire des Grecs sous le joug des Latins. À la bataille d’Actium, les Gaulois disposèrent encore du sceptre du monde, puisqu’ils décidèrent la victoire en se rangeant sous les drapeaux d’Auguste.
C’est ainsi que le destin des royaumes paraît attaché dans chaque siècle au sol de la Gaule, comme à une terre fatale, et marquée d’un sceau mystérieux. Tous les peuples semblent avoir ouï successivement cette voix qui annonça l’arrivée de Brennus à Rome, et qui disait à Céditius au milieu de la nuit : « Céditius, va dire aux tribuns que les Gaulois seront demain ici. »
Les Mémoires de Louis XIV augmenteront sa renommée : ils ne dévoilent
aucune bassesse, ils ne révèlent aucun de ces honteux secrets que le cœur humain cache
trop souvent dans ses abîmes. Vu de plus près et dans l’intimité de la vie, Louis XIV ne
cesse point d’être Louis le Grand ; on est charmé qu’un si beau buste
n’ait point une tête vide, et que l’âme réponde à la noblesse des
dehors. « C’est un prince, disait Boileau, qui ne parle jamais sans avoir pensé. Il
construit admirablement tout ce qu’il dit ; ses moindres reparties sentent le
souverain ; et quand il est dans son domestique, il semble recevoir la loi plutôt que de
la donner. »
Éloge que les Mémoires confirment de tous points.
On connaît cette foule de mots où brille la magnanimité de Louis XIV. Le prince de Condé
lui disait un jour
qu’on avait trouvé une image d’Henri IV attachée à un
poteau et traversée d’un poignard avec une inscription odieuse pour le prince régnant.
« Je m’en console, dit le monarque : on n’en a pas fait
autant contre les rois fainéants. » On prétend que dans les derniers temps de sa
vie il trouva sous son couvert, en se mettant à table, un billet à peu près conçu ainsi :
« Le roi est debout à la Place des Victoires, à cheval à la Place Vendôme ; quand
sera-t-il couché à Saint-Denis ! » Louis prit le billet, et, le jetant par-dessus sa tête,
répondit à haute voix : « Quand il plaira à Dieu. » Prêt à rendre le
dernier soupir, il fit appeler les seigneurs de sa cour : « Messieurs, dit-il, je vous
demande pardon des mauvais exemples que je vous ai donnés ; je vous fais mes remercîments
de l’amitié que vous m’avez toujours marquée. Je vous demande pour mon petit-fils la même
fidélité… Je sens que je m’attendris et que je vous attendris aussi. Adieu, messieurs,
souvenez-vous quelquefois de moi. » Il dit à son médecin qui pleurait : « M’avez-vous cru
immortel ? » Mad. de La Fayette a écrit de ce prince qu’on le trouvera sans doute
« un des plus grands rois, et des plus honnêtes hommes de son
royaume »
. Cela n’empêche pas qu’à ses funérailles le peuple ne chantât
des Te Deum, et n’insultât au cercueil :
numquid cognoscentur mirabilia tua, et justitia tua in terrâ
oblivionis ?
Que nous reste-t-il à ajouter à la louange d’un prince qui a civilisé l’Europe, et jeté tant d’éclat sur la France ? Rien que ce passage tiré de ses Mémoires :
« Vous devez savoir, avant toutes choses, mon fils, que nous ne saurions montrer trop de respect pour Celui qui nous fait respecter de tant de milliers d’hommes. La première partie de la politique est celle qui nous enseigne à le bien servir La soumission que nous avons pour lui est la plus belle leçon que nous puissions donner de celle qui nous est due, et nous péchons contre la prudence, aussi-bien que contre la justice, quand nous manquons de vénération pour Celui dont nous ne sommes que les Lieutenants.
« Quand nous aurons armé tous nos sujets pour la défense de sa gloire, quand nous aurons relevé ses autels abattus, quand nous aurons fait connaître son nom aux climats les plus reculés de la terre, nous n’aurons fait que l’une des parties de notre devoir, et sans doute nous n’aurons pas fait celle qu’il désire le plus de nous, si nous ne nous sommes soumis nous-mêmes au joug de ses commandements. Les actions de bruit et d’éclat ne sont pas toujours celles qui le touchent davantage, et ce qui se passe dans le secret de notre cœur est souvent ce qu’il observe avec plus d’attention.
« Il est infiniment jaloux de sa gloire, mais il sait mieux que nous discerner en quoi elle consiste. Il ne nous a peut-être fait si grands qu’afin que nos respects l’honorassent davantage ; et si nous manquons de remplir en cela ses desseins, peut-être qu’il nous laissera tomber dans la poussière de laquelle il nous a tirés.
« Plusieurs de mes ancêtres, qui ont voulu donner à leurs successeurs de pareils enseignements, ont attendu pour cela l’extrémité de leur vie ; mais je ne suivrai pas en ce point leur exemple. Je vous en parle dès cette heure, mon fils, et vous en parlerai toutes les fois que j’en trouverai l’occasion. Car, outre que j’estime qu’on ne peut de trop bonne heure imprimer dans les jeunes esprits des pensées de cette conséquence, je crois qu’il se peut faire que ce qu’ont dit ces princes dans un état si pressant ait quelquefois été attribué à la vue du péril où ils se trouvaient ; au lieu que, vous en parlant maintenant, je suis assuré que la vigueur de mon âge, la liberté de mon esprit, et l’état florissant de mes affaires, ne vous pourront jamais laisser pour ce discours aucun soupçon de faiblesse ou de déguisement. »
C’était en 1661 que Louis XIV donnait cette sublime leçon à son fils.
Des lettres et des gens de lettres ;
Réponse à un article inséré dans la Gazette de France, du 27 avril62
La Défense du Génie du Christianisme est jusqu’à présent la seule réponse que j’aie faite à toutes les critiques dont on a bien voulu m’honorer. J’ai le bonheur ou le malheur de rencontrer mon nom assez souvent dans des ouvrages polémiques, des pamphlets, des satires. Quand la critique est juste, je me corrige ; quand le mot est plaisant, je ris ; quand il est grossier, je l’oublie. Un nouvel ennemi vient de descendre dans la lice. C’est un chevalier béarnais. Chose assez singulière, ce chevalier m’accuse de préjugés gothiques, et de mépris pour les lettres ! J’avoue que je n’entends pas parler de sang-froid de chevalerie, et quand il est question de tournois, de défis, de castilles, de pas d’armes, je me mettrais volontiers comme le seigneur don Quichotte à courir les champs pour réparer les torts. Je me rends donc à l’appel de mon adversaire. Cependant, je pourrais refuser de faire avec lui le coup de lance, puisqu’il n’a pas déclaré son nom, ni haussé la visière de son casque après le premier assaut ; mais comme il a observé religieusement les autres lois de la joute, en évitant avec soin de frapper à la tête et au cœur, je le tiens pour loyal chevalier, et je relève le gant.
Cependant, quel est le sujet de notre querelle ? Allons-nous nous battre, comme c’est assez l’usage entre les preux, sans trop savoir pourquoi ? Je veux bien soutenir que la Dame de mon cœur est incomparablement plus belle que celle de mon adversaire. Mais si par hasard nous servions tous deux la même Dame ? C’est en effet notre aventure. Je suis au fond du même avis, ou plutôt du même amour que le chevalier béarnais, et, comme lui, je déclare atteint de félonie quiconque manque de respect pour les muses.
Changeons de langage, et venons au fait. J’ose dire que le critique qui m’attaque avec tant de goût, de savoir et de politesse, mais peut-être avec un peu d’humeur, n’a pas bien compris ma pensée.
Quand je ne veux pas que les rois se mêlent des tracasseries du Parnasse, ai-je donc infiniment tort ? Un roi sans doute doit aimer les lettres, les cultiver même, jusqu’à un certain degré, et les protéger dans ses États ; mais est-il bien nécessaire qu’il fasse des livres ? Le juge souverain peut-il, sans inconvénients, s’exposer à être jugé ? Est-il bon qu’un monarque donne, comme un homme ordinaire, la mesure de son esprit, et réclame l’indulgence de ses sujets dans une préface ? Il me semble que les dieux ne doivent pas se montrer si clairement aux hommes : Homère met une barrière de nuages aux portes de l’Olympe.
Quant à cette autre phrase,
un auteur doit être pris dans les rangs
ordinaires de la société
, j’en demande pardon à mon censeur ; mais cette
phrase n’implique pas le sens qu’il y trouve.
Dans l’endroit où elle est
placée63, elle se rapporte aux rois, uniquement aux rois. Je ne suis
point assez absurde pour vouloir que les lettres soient abandonnées précisément à la
partie non lettrée de la société. Elles sont du ressort de tout ce qui
pense ; elles n’appartiennent point à une classe d’hommes particulière ; elles ne sont
point une attribution des rangs, mais une distinction des esprits. Je n’ignore pas que
Montaigne, Malherbe, Descartes, La Rochefoucauld, Fénelon, Bossuet, La Bruyère, Boileau
même, Montesquieu et Buffon ont tenu plus ou moins à l’ancien corps de la noblesse, ou par
la robe, ou par l’épée ; je sais bien qu’un beau génie ne peut déshonorer un nom
illustre ; mais, puisque mon critique me force à le dire, je pense qu’il y a toutefois
moins de péril à cultiver les muses dans un état obscur que dans une condition éclatante.
L’homme sur qui rien n’attire les regards, expose peu de chose au naufrage. S’il ne
réussit pas dans les lettres, sa manie d’écrire ne l’aura privé d’aucun avantage réel, et
son rang d’auteur oublié n’ajoutera rien à l’oubli naturel qui l’attendait dans une autre
carrière.
Il n’en est pas ainsi de l’homme qui tient une place distinguée dans le monde, ou par sa
fortune, ou par ses dignités, ou par les souvenirs qui s’attachent à ses
aïeux. Il faut qu’un tel homme balance longtemps avant de descendre dans une lice ou les
chutes sont cruelles. Un moment de vanité peut lui enlever le bonheur de toute sa vie.
Quand on a beaucoup à perdre, on ne doit écrire que forcé pour ainsi dire par son génie,
et dompté par la présence du dieu :
fera corda domans
. Un
grand talent est une grande raison, et l’on répond à tout avec de la gloire. Mais si l’on
ne sent pas en soi ce mens divinior, qu’on se garde bien alors de ces démangeaisons qui nous prennent d’écrire :
Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,Le nom que, dans la cour, vous avez d’honnête homme,Pour prendre de la main d’un avide imprimeurCelui de ridicule et misérable auteur.
Si je voyais quelque du Guesclin rimailler sans l’aveu d’Apollon un méchant poème, je lui crierais : « Sire Bertrand, changez votre plume pour l’épée de fer du bon connétable. Quand vous serez sur la brèche, souvenez-vous d’invoquer, comme votre ancêtre, Notre Dame du Guesclin. Cette muse n’est pas celle qui chante les villes prises, mais c’est celle qui les fait prendre. »
Mais, au contraire, si le descendant d’une de ces familles qui figurent dans notre histoire, s’annonce au monde par un Essai plein de force, de chaleur et de gravité, ne craignez pas que je le décourage. Eût-il des opinions contraires aux miennes, son livre blessât-il non seulement mon esprit, mais mon cœur, je ne verrai que le talent ; je ne serai sensible qu’au mérite de l’ouvrage ; j’introduirai le jeune écrivain dans la carrière. Ma vieille expérience lui en marquera les écueils ; et, en bon frère d’armes, je me réjouirai de ses succès.
J’espère que le chevalier qui m’attaque, approuvera ces sentiments ; mais cela ne suffit pas : je ne veux lui laisser aucun doute sur ma manière de penser à l’égard des lettres et de ceux qui les cultivent. Ceci va m’entraîner dans une discussion de quelque étendue : que l’intérêt du sujet m’en fasse pardonner la longueur.
Eh ! comment pourrais-je calomnier les lettres ? Je serais bien ingrat, puisqu’elles ont fait le charme de mes jours. J’ai eu mes malheurs comme tant d’autres ; car on peut dire du chagrin parmi les hommes, ce que Lucrèce dit du flambeau de la vie :
… Quasi cursores, vitaï lampada tradunt.
J’ai toujours trouvé dans l’étude quelque noble raison de supporter patiemment mes peines. Souvent assis sur la borne d’un chemin en Allemagne, sans savoir ce que j’allais devenir, j’ai oublié mes maux, et les auteurs de mes maux, en rêvant à quelque agréable chimère que me présentaient les muses compatissantes. Je portais pour tout bien avec moi mon manuscrit sur les déserts du Nouveau-Monde ; et plus d’une fois les tableaux de la nature, tracés sous les huttes des Indiens, m’ont consolé à la porte d’une chaumière de la Westphalie, dont on m’avait refusé l’entrée.
Rien n’est plus propre que l’étude à dissiper les troubles du cœur, à rétablir dans un
concert parfait les harmonies de l’âme. Quand, fatigués des orages du monde, vous vous
réfugiez au sanctuaire des muses, vous sentez que vous entrez dans un air tranquille, dont
la bénigne influence a bientôt calmé vos esprits. Cicéron avait été témoin des malheurs de
sa patrie : il avait vu dans Rome le bourreau s’asseoir auprès de la victime (par hasard
échappée au glaive), et jouir de la même considération que cette victime ; il avait vu
presser avec la même cordialité et la main qui s’était baignée dans le sang des citoyens,
et la main qui ne s’était levée que pour les défendre, il avait vu la vertu devenir un
objet de scandale dans un temps de crime, comme le crime est un objet d’horreur
dans un temps de vertu ; il avait vu les Romains dégénérés pervertir la langue
de Scipion pour excuser leur bassesse, appeler la constance entêtement, la générosité
folie, le courage imprudence, et chercher un motif intéressé à des actions honorables,
pour n’avoir pas la douleur d’estimer quelque chose ; il avait vu ses amis se refroidir
peu à peu pour lui, leurs cœurs se fermer aux épanchements de son cœur, leurs peines
cesser d’être communes avec ses peines, leurs opinions changer par degré : ces hommes
emportés et brisés tour à tour par la roue de la fortune, l’avaient laissé dans une
profonde solitude. À ces peines, déjà si grandes, se joignirent des chagrins domestiques :
« Ma fille me restait, écrit-il à Sulpicius ; c’était un soutien toujours présent
auquel je pouvais avoir recours. Le charme de son entretien me faisait oublier mes
peines ; mais l’affreuse blessure que j’ai reçue en la perdant, rouvre dans mon cœur
toutes celles que j’y croyais fermées…… Je suis chassé de ma maison et du
Forum. »
Que fit Cicéron dans une position si triste ? Il eut recours à l’étude. « Je me
suis réconcilié avec mes livres, dit-il à Varron, ils me rappellent à leur ancien
commerce : ils me déclarent que vous avez été plus sage que moi de ne pas
l’abandonner. »
Les muses, qui nous permettent de choisir notre société, sont d’un puissant secours dans les chagrins politiques. Quand vous êtes fatigués de vivre au milieu des Tigellin et des Narcisse, elles vous transportent dans la société des Caton et des Fabricius. Pour ce qui est des peines du cœur, l’étude, il est vrai, ne nous rend pas les amis que nous pleurons, mais elle adoucit le chagrin que nous cause leur perte ; car elle mêle leur souvenir à tout ce qu’il y a de pur dans les sentiments de la vie, et de beau dans les images de la nature.
Examinons maintenant les reproches que l’on fait aux gens de lettres. La plupart me paraissent sans fondement : la médiocrité se console souvent par la calomnie.
On dit : « Les gens de lettres ne sont pas propres au maniement des affaires. » Chose étrange, que le génie nécessaire pour enfanter L’Esprit des Lois, ne fût pas suffisant pour conduire le bureau d’un ministre ! Quoi ! ceux qui sondent si habilement les profondeurs du cœur humain, ne pourraient démêler autour d’eux les intrigues des passions ? Mieux vous connaîtriez les hommes, moins vous seriez capables de les gouverner !
C’est un sophisme démenti par l’expérience. Les deux plus grands hommes d’état de l’antiquité, Démosthènes, et surtout Cicéron, étaient deux véritables hommes de lettres, dans toute la rigueur du mot. Il n’y a peut-être jamais eu de plus beau génie littéraire que celui de César, et il paraît que ce petit-fils d’Anchise et de Vénus entendait assez bien les affaires. On peut citer en Angleterre Thomas Morus, Clarendon, Bacon, Bolingbroke ; en France, l’Hôpital, Lamoignon, d’Aguesseau, M. de Malesherbes, et la plupart de nos premiers ministres tirés de l’église. Rien ne me pourrait persuader que Bossuet n’eût pas une tête capable de conduire un royaume, et que le judicieux et sévère Boileau n’eût pas fait un excellent administrateur.
Le jugement et le bon sens sont surtout les deux qualités nécessaires à l’homme d’état ; et remarquez qu’elles doivent aussi dominer dans une tête littéraire sainement organisée. L’imagination et l’esprit ne sont point, comme on le suppose, les bases du véritable talent ; c’est le bon sens, je le répète, le bon sens, avec l’expression heureuse. Tout ouvrage, même un ouvrage d’imagination, ne peut vivre, si les idées y manquent d’une certaine logique qui les enchaîne et qui donne au lecteur le plaisir de la raison, même au milieu de la folie. Voyez les chefs-d’œuvre de notre littérature : après un mûr examen, vous découvrirez que leur supériorité tient à un bon sens caché, à une raison admirable, qui est comme la charpente de l’édifice. Ce qui est faux finit par déplaire : l’homme a en lui-même un principe de droiture que l’on ne choque pas impunément. De là vient que les ouvrages des sophistes n’obtiennent qu’un succès passager : ils brillent tour à tour d’un faux éclat, et tombent dans l’oubli.
On ne s’est formé cette idée de l’inaptitude des gens de lettres, que parce que l’on a confondu les auteurs vulgaires avec les écrivains de mérite. Les premiers ne sont point incapables, parce qu’ils sont hommes de lettres, mais seulement parce qu’ils sont hommes médiocres, et c’est l’excellente remarque de mon critique. Or, ce qui manque aux ouvrages de ces hommes, c’est précisément le jugement et le bon sens. Vous y trouverez peut-être des éclairs d’imagination, de l’esprit, une connaissance plus ou moins grande du métier, une habitude plus ou moins formée d’arranger les mots et de tourner la phrase ; mais jamais vous n’y rencontrerez le bon sens.
Ces écrivains n’ont pas la force de produire la pensée qu’ils ont un moment conçue. Lorsque vous croyez qu’ils vont prendre une bonne voie, tout à coup un méchant démon les égare : ils changent de direction, et passent auprès des plus grandes beautés sans les apercevoir ; ils mêlent au hasard, sans économie et sans jugement, le grave, le doux, le plaisant, le sévère ; on ne sait ce qu’ils veulent prouver, quel est le but où ils marchent, quelles vérités ils prétendent enseigner. Je conviendrai que de pareils esprits sont peu propres aux affaires humaines ; mais j’en accuserai la nature et non pas les lettres, et je me donnerai garde surtout de confondre ces auteurs infortunés avec des hommes de génie.
Mais si les premiers talents littéraires peuvent remplir glorieusement les premières places de leur patrie, à Dieu ne plaise que je leur conseille jamais d’envier ces places ! La majorité des hommes bien nés peut faire ce qu’ils feraient eux-mêmes dans un ministère public ; personne ne pourra remplacer les beaux ouvrages dont ils priveraient la postérité, en se livrant à d’autres soins. Ne vaut-il pas mieux aujourd’hui, et pour nous et pour lui-même, que Racine ait fait naître sous sa main de pompeuses merveilles, que d’avoir occupé, même avec distinction, la place de Louvois ou de Colbert ? Je voudrais que les hommes de talent connussent mieux leur haute destinée ; qu’ils sussent mieux apprécier les dons qu’ils ont reçus du ciel. On ne leur fait point une grâce en les investissant des charges de l’état ; ce sont eux au contraire qui, en acceptant ces charges, font à leur pays une véritable faveur et un très grand sacrifice.
Que d’autres s’exposent aux tempêtes, je conseille aux amants de l’étude de les
contempler du rivage : « la côte de la mer deviendra un lieu de repos pour les
pasteurs »
, dit l’Écriture,
erit funiculus maris requies
pastorum
. Écoutons encore l’orateur romain : « J’estime les jours
que vous passez à Tusculum, mon cher Varron, autant que l’espace entier de la vie, et je
renoncerais de bon cœur à toutes les richesses du monde pour obtenir la liberté de mener
une vie si délicieuse… Je l’imite du moins, autant qu’il m’est possible, et je cherche
avec beaucoup de satisfaction mon repos dans mes chères études… Si de grands hommes ont
jugé qu’en faveur de ces études on pouvait se dispenser des affaires publiques, pourquoi
ne choisirais-je pas une occupation si douce ? »
Dans une carrière étrangère à leurs mœurs, les gens de lettres n’auraient que les maux de l’ambition sans en avoir les plaisirs. Plus délicats que les autres hommes, combien ne seraient-ils pas blessés à chaque heure de la journée ! Que d’horribles choses pour eux à dévorer ! Avec quels personnages ne seraient-ils pas obligés de vivre et même de sourire ! En butte à la jalousie que font toujours naître les vrais talents, ils seraient incessamment exposés aux calomnies et aux dénonciations de toutes les espèces ; ils trouveraient des écueils jusque dans la franchise, la simplicité ou l’élévation de leur caractère ; leurs vertus leur feraient plus de mal que des vices, et leur génie même les précipiterait dans des pièges qu’éviterait la médiocrité. Heureux s’ils trouvaient quelque occasion favorable de rentrer dans la solitude, avant que la mort ou l’exil vînt les punir d’avoir sacrifié leurs talents à l’ingratitude des cours !
… Poi ch’ insieme con l’età fioritàMancò la speme, e la baldanza audace ;Piansi i reposi di quest’ umil vita,E sospirai la mia perduta pace.
Je ne sais si je dois relever à présent quelques plaisanteries que l’on est dans l’usage de faire sur les gens de lettres, depuis le temps d’Horace. Le chantre de Lalagée et de Lydie nous raconte qu’il jeta son bouclier aux champs de Philippes ; mais l’adroit courtisan se vante ; et l’on a pris ses vers trop à la lettre. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il parle de la mort avec tant de charme et une si douce philosophie, qu’on a bien de la peine à croire qu’il la craignît :
Eheu, fugaces, Posthume, Posthume,Labuntur anni !
Quoi qu’il en soit du voluptueux solitaire de Tibur, Xénophon et César, génies éminemment littéraires, étaient de grands et intrépides capitaines ; Eschyle fit des prodiges de valeur à Salamine ; Socrate ne céda le prix du courage qu’à Alcibiade ; Tibulle était distingué dans les légions de Messala ; Pétrone et Sénèque sont célèbres par la fermeté de leur mort. Dans des temps modernes, le Dante vécut au milieu des combats, et le Tasse fut le plus brave des chevaliers. Notre vieux Malherbe voulait, à soixante-treize ans, se battre contre le meurtrier de son fils : tout vaincu du temps qu’il était, il alla exprès au siège de la Rochelle pour obtenir de Louis XIII la permission d’appeler le chevalier de Piles en champ clos. La Rochefoucauld avait fait la guerre aux rois. De temps immémorial, nos officiers du génie et d’artillerie, si braves à la bouche du canon, ont cultivé les lettres, la plupart avec fruit, quelques-uns avec gloire. On sait que le Breton Saint-Foix entendait fort mal la raillerie ; et cet autre Breton, surnommé de nos jours le premier grenadier de nos armées, s’occupa de recherches savantes toute sa vie. Enfin les hommes de lettres que notre révolution a moissonnés, ont tous déployé, à la mort, du sang-froid et du courage. S’il faut en juger par soi-même, je le dirai avec la franchise naturelle aux descendants des vieux Celtes : soldat, voyageur, proscrit, naufragé, je ne me suis point aperçu que l’amour des lettres m’attachât trop à la vie : pour obéir aux arrêts de la religion ou de l’honneur, il suffit d’être chrétien et François.
Les gens de lettres, dit-on encore, ont toujours flatté la puissance ; et, selon les vicissitudes de la fortune, on les voit chanter et la vertu et le crime, et l’oppresseur et l’opprimé. Lucain disait à Néron, en parlant des proscriptions et de la guerre civile :
Heureuse cruauté, fureur officieuse,Dont le prix est illustre et la fin glorieuse !Crimes trop bien payés, trop aimables hasards,Puisque nous vous devons le plus grand des Césars !Que les dieux conjurés redoublent nos misères !Que Leucas sous les flots abîme nos galères !Que Pharsâle revoie encor nos bataillonsDu plus beau sang de Rome inonder nos sillons !……………………………………………………Qu’on voie encore un coup Pérouse désolée !Destins, Néron gouverne, et Rome est consolée64 !
À cela je n’ai point de réponse pour les gens de lettres : je baisse la tête d’horreur et
de confusion, en disant, comme le médecin dans
Macbeth :
This disease is beyond my practice. « Ce mal
est au-dessus de mon art. »
Cependant ne pourrait-on pas trouver à cette dégradation une excuse bien triste sans doute, mais tirée de la nature même du cœur humain ? Montrez-moi dans les révolutions des empires, dans ces temps malheureux où un peuple entier, comme un cadavre, ne donne plus aucun signe de vie ; montrez-moi, dis-je, une classe d’hommes toujours fidèle à son honneur, et qui n’ait cédé ni à la force des événements, ni à la lassitude des souffrances : je passerai condamnation sur les gens de lettres. Mais si vous ne pouvez trouver cet ordre de citoyens généreux, n’accusez plus en particulier les favoris des muses : gémissez sur l’humanité toute entière. La seule différence qui existe alors entre l’écrivain et l’homme vulgaire, c’est que la turpitude du premier est connue, et que la lâcheté du second est ignorée. Heureux en effet dans ces jours d’esclavage, l’homme médiocre qui peut être vil en sûreté de l’avenir, qui peut impunément se réjouir dans la fange, certain que ses talents ne le livreront point à la postérité, et que le cri de sa bassesse ne passera pas la borne de sa vie !
Il me reste à parler de la célébrité littéraire. Elle marche de pair avec celle des grands rois et des héros : Homère et Alexandre, Virgile et César occupent également les voix de la renommée. Disons de plus que la gloire des muses est la seule où il n’entre rien d’étranger. On peut toujours rejeter une partie du succès des armes sur les soldats ou sur la fortune : Achille a vaincu les Troyens à l’aide des Grecs ; mais Homère a fait seul l’Iliade, et sans Homère nous ne connaîtrions pas Achille. Au reste, je suis si loin d’avoir pour les lettres le mépris qu’on me suppose, que je ne céderais pas facilement la faible portion de renommée qu’elles semblent quelquefois promettre à mes efforts. Je crois n’avoir jamais importuné personne de mes prétentions ; mais puisqu’il faut le dire une fois, je ne suis point insensible aux applaudissements de mes compatriotes, et je sentirais mal le juste orgueil que doit m’inspirer mon pays, si je comptais pour rien l’honneur d’avoir fait connaître avec quelque estime un nom français de plus aux peuples étrangers.
Enfin, si nous en croyons quelques esprits chagrins, notre littérature est actuellement frappée de stérilité ; il ne paraît rien qui mérite d’être lu : le faux, le trivial, le gigantesque, le mauvais goût, l’ignorance règnent de toutes parts, et nous sommes menacés de retomber dans la barbarie. Ce qui doit un peu nous rassurer, c’est que dans tous les temps on a fait les mêmes plaintes. Les journaux du siècle de Louis XIV sont remplis de déclamations sur la disette des talents. Les Subligni et les Visé regrettaient le beau temps de Ronsard. L’esprit de dénigrement est une maladie particulière à la France, parce que tout le monde a des prétentions dans ce pays, et que notre amour-propre est sans cesse tourmenté des succès de notre voisin.
Pour moi qui n’ai pas le droit d’être difficile, et qui me contente d’admirer avec la
foule, je ne suis point du tout frappé de cette prétendue stérilité de notre littérature.
J’ai le bonheur de croire qu’il existe encore en France des écrivains de génie,
remarquables par la force de leurs pensées ou le charme de leur style ; des poètes du
premier ordre, des savants distingués, des critiques pleins de goût, dépositaires des
saines doctrines, des bonnes traditions. Je nommerais facilement plusieurs ouvrages qui,
j’ose le dire, passeront à la postérité. Nous pouvons affecter une humeur superbe, à
dédaigner les talents qui nous restent, mais je ne doute point que l’avenir ne soit plus
juste envers nous, et qu’il n’admire ce que nous aurons peut-être méprisé. Notre siècle ne
démentira point l’expérience commune : les arts et les lettres brillent toujours dans les
temps de révolution, hélas ! comme ces fleurs qui
croissent parmi des
ruines :
feret et rubus asper amomum
.
Je termine ici cette apologie des gens de lettres. J’espère que le chevalier béarnais sera satisfait de mes sentiments : plût à Dieu qu’il le fût de mon style ! Car, entre nous, je le soupçonne de se connaître en littérature un peu mieux qu’il ne convient à un chevalier du vieux temps. S’il faut dire tout ce que je pense, il pourrait bien, en m’attaquant, n’avoir défendu que sa cause. Son exemple prouverait, en cas de besoin, qu’un homme qui a joui d’une grande considération dans l’ordre politique et dans la première classe de la société, peut être un savant distingué, un critique délicat, un écrivain plein d’aménité, et même un poète de talent. Ces chevaliers du Béarn ont toujours courtisé les muses ; et l’on se souvient encore d’un certain Henri qui se battait d’ailleurs assez bien, et qui se plaignait en vers de sa départie, lorsqu’il quittait Gabrielle. Toutefois, puisque mon adversaire n’a pas voulu se découvrir, j’éviterai de le nommer : je veux qu’il sache seulement que je l’ai reconnu à ses couleurs.
Les gens de lettres que j’ai essayé de venger du mépris de l’ignorance, me
permettront-ils, en finissant, de leur adresser quelques conseils dont je prendrai
moi-même bonne part ?
Veulent-ils forcer la calomnie à se taire, et s’attirer
l’estime même de leurs ennemis : il faut qu’ils se dépouillent d’abord de cette morgue et
de ces prétentions exagérées qui les ont rendus insupportables dans le dernier siècle.
Soyons modérés dans nos opinions, indulgents dans nos critiques, sincères admirateurs de
tout ce qui mérite d’être admiré. Pleins de respect pour la noblesse de notre art,
n’abaissons jamais notre caractère ; ne nous plaignons jamais de notre destinée : qui se
fait plaindre se fait mépriser ; que les muses seules, et non le public, sachent si nous
sommes riches ou pauvres : le secret de notre indigence doit être le plus délicat et le
mieux gardé de nos secrets ; que les malheureux soient sûrs de trouver en nous un appui :
nous sommes les défenseurs naturels des suppliants ; notre plus beau droit est de sécher
les larmes de l’infortune, et d’en faire couler des yeux de la prospérité :
Dolor ipse disertum fecerat.
Ne prostituons jamais notre talent
à la puissance, mais aussi n’ayons jamais d’humeur contre elle : celui qui blâme avec
aigreur admirera sans discernement ; de l’esprit frondeur à l’adulation, il n’y a qu’un
pas. Enfin, pour l’intérêt même de notre gloire et la perfection de nos ouvrages, nous ne
saurions trop nous attacher à la vertu : c’est la beauté des sentiments qui fait la beauté
du style. Quand l’âme est élevée, les paroles tombent d’en haut, et
l’expression noble suit toujours la noble pensée. Horace et le Stagyrite n’apprennent pas
tout l’art : il y a des délicatesses et des mystères de langage qui ne peuvent être
révélés à l’écrivain que par la probité de son cœur, et que n’enseignent point les
préceptes de la rhétorique.
Le Voyage pittoresque et historique de l’Espagne, par M. Alexandre de Laborde65
Il y a des genres de littérature qui semblent appartenir à certaines époques de la société : ainsi, la poésie convient plus particulièrement à l’enfance des peuples, et l’histoire à leur vieillesse. La simplicité des mœurs pastorales ou la grandeur des mœurs héroïques veulent être chantées sur la lyre d’Homère ; la raison et la corruption des nations civilisées demandent le pinceau de Thucydide. Cependant, la muse a souvent retracé les crimes des hommes ; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poète, que les crimes même en paraissent embellis : l’historien seul peut les peindre sans en affaiblir l’horreur. Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l’auteur des Annales ; bientôt il ne fera voir, dans le tyran déifié, que l’histrion, l’incendiaire et le parricide : semblables à ces premiers chrétiens d’Égypte, qui, au péril de leurs jours, pénétraient dans les temples de l’idolâtrie, saisissaient au fond d’un sanctuaire ténébreux la divinité que le Crime offrait à l’encens, de la Peur, et traînaient à la lumière du soleil, au lieu d’un dieu, quelque monstre horrible.
Mais si le rôle de l’historien est beau, il est souvent dangereux ! Il ne suffit pas toujours, pour peindre les actions des hommes de se sentir une âme élevée, une imagination forte, un esprit fin et juste, un cœur compatissant et sincère : il faut encore trouver en soi un caractère intrépide ; il faut être préparé à tous les malheurs, et avoir fait d’avance le sacrifice de son repos et de sa vie.
Toutefois, il est des parties dans l’histoire qui ne demandent pas le même courage dans
l’historien. Les Voyages, par exemple, qui tiennent à la fois de la
poésie et de l’histoire, comme celui que nous annonçons, peuvent être écrits sans péril.
Et néanmoins, les ruines et les tombeaux révèlent souvent des vérités qu’on n’apprendrait
point ailleurs ; car la face des lieux ne change pas comme le visage des
hommes :
Non ut hominum vultus, ita locorum facies
mutantur.
L’antiquité ne nous a laissé qu’un modèle de ce genre d’histoire : c’est le Voyage de Pausanias ; car le Journal de Néarque et le Périple d’Hannon, sont des ouvrages d’un ordre différent. Si la gravure eût été connue du temps de Pausanias, nous posséderions aujourd’hui un trésor inestimable ; nous verrions en entier, et comme debout, ces temples dont nous allons encore admirer les débris. Les voyageurs modernes n’ont songé qu’assez tard à fixer, par l’art du dessin, l’état des lieux et des monuments qu’ils avaient visités. Chardin, Pococke et Tournefort, sont peut-être les premiers qui aient eu cette heureuse idée. Avant eux, on trouve, il est vrai, plusieurs relations ornées de planches ; mais le travail de ces planches est aussi grossier qu’il est incomplet. Le plus ancien ouvrage de cette espèce que nous nous rappelions est celui de Monconys ; et cependant, depuis Benjamin de Tudèle jusqu’à nos jours, on peut compter à peu près cent trente-trois voyages exécutés dans la seule Palestine.
C’est à M. l’abbé de Saint-Non et à M. de Choiseul-Gouffier qu’il faut donc rapporter l’origine des Voyages pittoresques proprement dits. Il est bien à désirer pour les arts que M. de Choiseul achève son bel ouvrage, et qu’il reprenne des travaux trop longtemps suspendus par des malheurs : les amis de Cicéron cherchaient à le consoler des peines de la vie, en lui remettant sous les yeux le tableau des ruines de la Grèce.
L’Italie, la Sicile, l’Égypte, la Syrie, l’Asie-Mineure, la Dalmatie, ont eu des historiens de leurs chefs-d’œuvre ; on compte une foule de tours ou de Voyages pittoresques d’Angleterre ; les monuments de la France sont gravés : il ne restait plus que l’Espagne à peindre, comme le remarque M. de Laborde.
Dans une introduction écrite avec autant d’élégance que de clarté, l’auteur trace ainsi le plan de son voyage :
« L’Espagne est une des contrées les moins connues de l’Europe, et celle qui renferme cependant le plus de variété dans ses monuments, et le plus d’intérêt dans son histoire.
« Riche de toutes les productions de la nature, elle est encore embellie par l’industrie de plusieurs âges et le génie de plusieurs peuples. La majesté des temples romains y forme un contraste singulier avec la délicatesse des monuments arabes, et l’architecture gothique avec la beauté simple des édifices modernes.
« Cette réunion de tant de souvenirs, cet héritage de tant de siècles, nous force à entrer dans quelques détails sur l’histoire de l’Espagne, pour indiquer la marche que l’on a adoptée dans la description du pays. »
L’auteur, après avoir décrit les différentes époques, ajoute :
« Telle est l’esquisse des principaux événements qui firent passer l’Espagne sous différentes dominations. Les révolutions, les guerres et le temps n’ont pu détruire entièrement les monuments qui ornent cette belle contrée, et les arts de quatre peuples différents qui l’ont tour à tour embellie.
« C’est aussi ce qui nous a engagé à diviser la description de l’Espagne en quatre parties, contenant chacune les provinces dont les monuments ont le plus d’analogie entre eux, et se rapportent aux quatre époques principales de son histoire.
« Ainsi, le premier volume comprendra la Catalogne, le royaume de Valence, l’Estramadoure, où se trouvent Tarragone, Sagonte, Merida, et la plupart des autres colonies romaines et carthaginoises ; il sera précédé d’une notice historique sur les temps anciens de l’Espagne.
« Le second volume renfermera les antiquités de Grenade et de Cordoue, et la description du reste de l’Andalousie, séjour principal des Maures ; il sera précédé d’un abrégé de l’histoire de ces peuples, tiré en partie des manuscrits arabes de l’Escurial.
« Le troisième, consacré principalement aux édifices gothiques, tels que les cathédrales de Burgos, de Valladolid, de Léon, de Saint-Jacques de Compostelle, offrira aussi les contrées sauvages des Asturies, l’Aragon, la Navarre, la Biscaye, et sera précédé de recherches sur les arts en Espagne, avant le siècle de Ferdinand et d’Isabelle.
« Le quatrième volume, en retraçant les beautés de Madrid et des environs, renfermera de plus tout ce qui peut servir à faire connaître la nation espagnole telle quelle est aujourd’hui : les fêtes, les danses, les usages nationaux. Ce volume comprendra également l’histoire des arts, depuis leur renaissance sous Ferdinand et Isabelle, Charles Ier et Philippe II, jusqu’à nos jours ; il donnera une connaissance suffisante de la peinture espagnole et des chefs-d’œuvre qu’elle a produits : on y ajoutera quelques détails sur le progrès des sciences et de la littérature en Espagne. »
On voit, par cet exposé, que l’auteur a conçu son plan de la manière la plus heureuse, et qu’il pourra présenter sans confusion une immense galerie de tableaux. M. de Laborde a été favorisé dans ses études ; il a examiné les monuments des arts chez un peuple noble et civilisé ; il les a vus dans cette belle Espagne, où du moins la foi et l’honneur sont restés lorsque la prospérité et la gloire ont disparu ; il n’a point été obligé de s’enfoncer dans ces pays jadis célèbres, où le cœur du voyageur est flétri à chaque pas, où les ruines vivantes détournent votre attention des ruines de marbre et de pierre. C’est un enfant tout nu, le corps exténué par la faim, le visage défiguré par la misère, qui nous a montré, dans un désert, les portes tombées de Mycènes et le tombeau d’Agamemnon66. En vain, dans le Péloponèse, on veut se livrer aux illusions des muses : la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu’à des hommes ; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l’approche de l’étranger et du janissaire ; les chèvres mêmes effrayées se dispersant dans la montagne, et les chiens restant seuls pour vous recevoir avec des hurlements : voilà le spectacle qui vous arrache au charme des souvenirs. La Morée est déserte : depuis la guerre des Russes, le joug des Turcs s’est appesanti sur les Moraïtes ; les Albanais ont massacré une partie de la population ; on ne voit de toutes parts que des villages détruits par le fer et par le feu ; dans les villes, comme à Misitra67, des faubourgs entiers sont abandonnés ; nous avons souvent fait quinze lieues dans les campagnes, sans rencontrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de toutes les espèces, achèvent de détruire dans la patrie de Léonidas l’agriculture et la vie. Chasser un paysan grec de sa cabane, s’emparer de sa femme et de ses enfants, le tuer sur le plus léger prétexte, est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Le Moraïte, parvenu au dernier degré du malheur, s’arrache de son pays, et va chercher en Asie un sort moins rigoureux ; mais il ne peut fuir sa destinée : il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain et les déserts de Palmyre.
Nous ne sommes point un de ces intrépides admirateurs de l’antiquité, qu’un vers d’Homère console de tout. Nous n’avons jamais pu comprendre le sentiment exprimé par Lucrèce :
Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,E terrâ magnum alterius spectare laborem.
Loin d’aimer à contempler du rivage le naufrage des autres, nous souffrons quand nous voyons souffrir des hommes. Les Muses n’ont alors sur nous aucun pouvoir, hors celle qui attire la pitié sur le malheur. À Dieu ne plaise que nous tombions aujourd’hui dans ces déclamations sur la liberté et l’esclavage, qui ont fait tant de mal à la patrie ! Mais si nous avions jamais pensé avec des hommes, dont nous respectons d’ailleurs le caractère et les talents, que le gouvernement absolu est le meilleur des gouvernements possibles, quelques mois de séjour en Turquie nous auraient bien guéri de cette opinion.
Les monuments n’ont pas moins à souffrir que les hommes de la barbarie ottomane. Un épais Tartare habite aujourd’hui la citadelle remplie des chefs-d’œuvre d’Ictinus et de Phidias, sans daigner demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu’il s’est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès. Quelquefois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière : assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et la mer d’Épidaure. Nous ne pourrions peindre les divers sentiments dont nous fûmes agité, lorsqu’au milieu de la première nuit que nous passâmes à Athènes, nous fûmes réveillé en sursaut par le tambourin et la musette turque, dont les sons discordants partaient des combles des Propylées : en même temps un prêtre musulman chantait en arabe l’heure passée à des Grecs chrétiens de la ville de Minerve. Ce derviche n’avait pas besoin de nous marquer ainsi la fuite des ans, sa voix seule dans ces lieux annonçait assez que les siècles s’étaient écoulés.
Cette mobilité des choses humaines est d’autant plus frappante pour le voyageur, qu’elle est en contraste avec l’immobilité du reste de la nature : comme pour insulter à l’instabilité des peuples, les animaux mêmes n’éprouvent ni révolution dans leurs empires, ni changements dans leurs mœurs. Le lendemain de notre arrivée à Athènes, on nous fit remarquer des cigognes qui montaient dans les airs, se formaient en bataillon, et prenaient leur vol vers l’Afrique. Depuis le règne de Cécrops jusqu’à nos jours, ces oiseaux ont fait chaque année le même pèlerinage, et sont revenus au même lieu. Mais combien de fois ont-ils retrouvé dans les larmes l’hôte qu’ils avaient quitté dans la joie ! Combien de fois ont-ils cherché vainement cet hôte, et le toit même où ils avaient accoutumé de bâtir leurs nids !
Depuis Athènes jusqu’à Jérusalem, le tableau
le plus affligeant s’offre aux
regards du voyageur : tableau dont l’horreur toujours croissante est à son comble en
Égypte. C’est là que nous avons vu cinq partis armés se disputer des déserts et des
ruines68. C’est là que nous avons vu l’Albanais coucher en joue de
malheureux enfants qui couraient se cacher derrière les débris de leurs cabanes, comme
accoutumés à ce terrible jeu. Sur cent cinquante villages que l’on comptait au bord du
Nil, en remontant de Rosette au Caire, il n’y en a pas un seul qui soit entier. Une partie
du Delta est en friche : chose qui ne s’était peut-être jamais rencontrée depuis le siècle
où Pharaon donna cette terre fertile à la postérité de Jacob ! La plupart des fellahs ont
été égorgés ; le reste a passé dans la Haute-Égypte. Les paysans qui n’ont pu se résoudre
à quitter
leurs champs ont renoncé à élever une famille. L’homme qui naît
dans la décadence des empires, et qui n’aperçoit dans les temps futurs que des révolutions
probables, pourrait-il en effet trouver quelque joie à voir croître les héritiers d’un
aussi triste avenir ? Il y a des époques où il faut dire avec le prophète : « Bien
heureux sont les morts ! »
M. de Laborde ne sera point obligé, dans le cours de son bel ouvrage, de tracer des
tableaux aussi affligeants. Dès les premiers pas il s’arrête à d’aimables, à de nobles
souvenirs. Ce sont les pommes d’or des Hespérides, c’est cette Bétique chantée par Homère,
et embellie par Fénelon. « Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, et sous un
ciel doux, qui est toujours serein… Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge
d’or69, etc. »
Paraît
ensuite cet Annibal, dont la puissante haine franchit les Pyrénées et les Alpes, et ne fut
point assouvie dans le sang des milliers de Romains massacrés à Cannes et à Trasymène.
Scipion commença en Espagne cette noble carrière, dont le terme et la récompense devaient
être l’exil et la mort dans l’exil. Sertorius lutta dans les champs ibériens contre
l’oppresseur
du monde et de sa patrie. Il voulait marcher à Sylla, et
…… au bord du Tibre, une pique à la main,Lui demander raison pour le peuple romain.
Il succomba dans son entreprise ; mais il est probable qu’il n’avait point compté sur le succès. Il ne consulta que son devoir et la sainteté de la cause qu’il restait seul à défendre. Il y a des autels comme celui de l’honneur, qui, bien qu’abandonnés, réclament encore des sacrifices ; le Dieu n’est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n’y a point d’héroïsme à la tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu’importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie ? Nous ne doutons point que, du temps de Sertorius, les âmes pusillanimes, qui prennent leur bassesse pour de la raison, ne trouvassent ridicule qu’un citoyen obscur osât lutter seul contre toute la puissance de Sylla. Heureusement, la postérité juge autrement des actions des hommes : ce n’est pas la lâcheté et le vice qui prononcent en dernier ressort sur le courage et la vertu.
Cette terre d’Espagne produit si
naturellement les grands cœurs, que l’on
vit le Cantabre belliqueux,
bellicosus Cantaber
, défendre
à son tour sa montagne contre les légions d’Auguste ; et le pays qui devait enfanter un
jour le Cid et les chevaliers sans peur, donna à l’univers romain,
Trajan, Adrien et Théodose.
Après la description des monuments de cette époque, M. de Laborde passera aux dessins des monuments moresques : c’est la partie la plus riche et la plus neuve de son sujet. Les palais de Grenade nous ont intéressé et surpris, même après avoir vu les mosquées du Caire et les temples d’Athènes. L’Alhambra semble être l’habitation des Génies : c’est un de ces édifices des Mille et Une Nuits, que l’on croit voir moins en réalité qu’en songe. On ne peut se faire une juste idée de ces plâtres moulés et découpés à jour, de cette architecture de dentelles, de ces bains, de ces fontaines, de ces jardins intérieurs, où des orangers et des grenadiers sauvages se mêlent à des ruines légères. Rien n’égale la finesse et la variété des arabesques de l’Alhambra. Les murs, chargés de ces ornements, ressemblent à ces étoffes de l’Orient que brodent, dans l’ennui du harem, des femmes esclaves. Quelque chose de voluptueux, de religieux et de guerrier, fait le caractère de ce singulier édifice, espèce de cloître de l’amour, où sont encore retracées les aventures des Abencerages ; retraites où le plaisir et la cruauté habitaient ensemble, et où le roi maure faisait souvent tomber dans le bassin de marbre la tête charmante qu’il venait de caresser. On doit bien désirer qu’un talent délicat et heureux nous peigne quelque jour ces lieux magiques.
La troisième époque du Voyage pittoresque d’Espagne renfermera les monuments gothiques. Ils n’ont pas la pureté de style et les proportions admirables de l’architecture grecque et toscane, mais leurs rapports avec nos mœurs leur donnent un intérêt plus touchant. Nous nous rappellerons toujours avec quel plaisir en descendant dans l’île de Rhodes, nous trouvâmes une petite France au milieu de la Grèce :
Procedo, et parvam Trojam, simulataque magnisPergama, etc.
Nous parcourions avec un respect mêlé d’attendrissement une longue rue appelée encore la rue des Chevaliers : elle est bordée de palais gothiques, et les murs de ces palais sont parsemés des armoiries des grandes familles de France et de devises en gaulois. Plus loin, est une petite chapelle desservie par deux pauvres religieux : elle est dédiée à Saint Louis, dont on retrouve l’image dans tout l’Orient, et dont nous avons vu le lit de mort à Carthage. Les Turcs, qui ont mutilé partout les monuments de la Grèce, ont épargné ceux de la chevalerie : l’honneur chrétien a étonné la bravoure infidèle, et les Saladin ont respecté les Couci.
Eh ! quand on a été assez heureux pour recevoir le jour dans le pays de Bayard et de Turenne, pourrait-on être indifférent à la moindre des circonstances qui en rappelle le souvenir ? Nous nous trouvions à Bethléem, prêts à partir pour la mer Morte, lorsqu’on nous dit qu’il y avait un Père français dans le couvent. Nous désirâmes le voir. On nous présenta un homme d’environ quarante-cinq ans, d’une figure tranquille et sérieuse. Ses premiers accents nous firent tressaillir ; car nous n’avons jamais entendu, chez l’étranger, le son d’une voix française sans une vive émotion ; nous sommes toujours prêt à nous écrier, comme Philoctète :
Ὦ φίλτατον φώνημα φεῦ τὸ καὶ λαϐῶνΠρόσφθεχμα τοίοῦδ’ ἀνδρὸς ἐν χρόνῳ μακρῷ.Après un si long temps………Oh ! que cette parole à mon oreille est chère !
Nous fîmes quelques questions à ce religieux. Il nous dit qu’il s’appelait le Père Clément, qu’il était des environs de Mayenne ; que se trouvant dans un monastère en Bretagne, il avait été déporté en Espagne avec une centaine de prêtres comme lui ; qu’ayant reçu d’abord l’hospitalité dans un couvent de son ordre, ses supérieurs l’avaient ensuite envoyé missionnaire en Terre-Sainte. Nous lui demandâmes s’il n’avait point d’envie de revoir sa patrie, et s’il voulait écrire à sa famille ; il nous répondit avec un sourire amer : « Qui est-ce qui se souvient en France d’un capucin ? Sais-je si j’ai encore des frères et des sœurs ? Monsieur, voici ma patrie. J’espère obtenir, par le mérite de la crèche de mon Sauveur, la force de mourir ici sans importuner personne, et sans songer à un pays où je suis depuis longtemps oublié. »
L’attendrissement du Père Clément devint si visible à ces mots, qu’il fut obligé de se retirer. Il courut s’enfermer dans sa cellule, et ne voulut jamais reparaître : notre présence avait réveillé dans son cœur des sentiments qu’il cherchait à étouffer. En quel lieu du monde nos tempêtes n’ont-elles point jeté les enfants de Saint-Louis ? quel désert ne les a point vus pleurant leur terre natale ? Telles sont les destinées humaines : un Français gémit aujourd’hui sur la perte de son pays, aux mêmes bords dont les souvenirs inspirèrent autrefois le plus beau des cantiques sur l’amour de la patrie :
Super flumina Babylonis !
Hélas ! ces fils d’Aaron qui suspendirent leur cinnor aux saules de Babylone, ne rentrèrent pas tous dans la cité de David ; ces filles de Judée qui s’écriaient sur les bords de l’Euphrate :
Ô rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux !Sacré mont, fertiles vallées,Du doux pays de nos aïeuxSerons-nous toujours exilées ?
ces compagnes d’Esther ne revirent pas toutes Emmaüs et Bethel. Plusieurs laissèrent leurs dépouilles aux champs de la captivité ; et c’est ainsi que nous rencontrâmes loin de la France le tombeau de deux nouvelles Israélites :
Lyrnessi domus alta, solo Laurente sepulchrum !
Il nous était réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois, dont nous avions entendu prononcer l’oraison funèbre dans un grenier à Londres70. Ah ! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence ; le bruit des pas d’un Français aura fait tressaillir deux Françaises dans leur cercueil. Les respects d’un pauvre gentilhomme, à Versailles, n’eussent été rien pour des princesses ; la prière d’un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des saintes.
M. de Laborde nous pardonnera ces digressions. Il est voyageur, nous le sommes comme lui ; et que n’a-t-on pas à conter, lorsqu’on vient du pays des Arabes ! À en juger par l’introduction du Voyage pittoresque, l’auteur nous paraît surtout éminemment fait pour peindre les siècles des Pélasge et des Alphonse, et pour mettre dans ses dessins l’expression des temps et des mœurs. Les sentiments nobles lui sont familiers ; tout annonce en lui un écrivain qui a du sang dans le cœur. On peut compter sur sa constance dans ses travaux, puisqu’il ne paraît point détourné des sentiers de l’étude par les soucis de l’ambition. Il s’est souvenu des vers du poète :
Lieto nido, esca dolce, aura cortese,Bramano i cign’, e non si va in ParnassoCon le cure mordaci.
Il nous retracera donc dignement ces hauts faits d’armes qui inspirèrent à nos
troubadours la chanson de Roland, à nos sires de Joinville leurs vieilles chroniques, à
nos comtes de Champagne leurs ballades gauloises, et au Tasse ce poème plein d’honneur et
de chevalerie, qui semble écrit sur un bouclier ; il nous dira ces jours où le courage, la
foi et la loyauté étaient tout ; où le déloyal et le lâche étaient obligés de s’ensevelir
au fond d’un cloître, et ne comptaient plus parmi
les vivants. « Il y
a deux manières de sortir de la vie, dit Shakspeare : la honte et la mort, shame and death. »
Enfin, dans la quatrième époque du Voyage, l’auteur donnera les vues des monuments modernes de l’Espagne ; un des plus remarquables, sans doute, est l’Escurial, bâti par Philippe II, sur les montagnes désertes de la vieille Castille. La cour vient chaque année s’établir dans ce monastère, comme pour donner à des solitaires morts au monde le spectacle de toutes les passions, et recevoir d’eux ces leçons dont les grands ne profitent jamais. C’est là que l’on voit encore la chapelle funèbre où les rois d’Espagne sont ensevelis dans des tombeaux pareils, disposés en échelons les uns au-dessus des autres ; de sorte que toute cette poussière est étiquetée et rangée en ordre comme les richesses d’un muséum. Il y a des sépulcres vides pour les souverains qui ne sont point encore descendus dans ces lieux ; et la reine actuelle a écrit son nom sur celui qu’elle doit occuper !
Non seulement l’auteur nous donnera les dessins de tant d’édifices ; mais comme il paraît avoir des connaissances très variées, il ne négligera point la numismatique et les inscriptions. L’Espagne est très riche dans ce genre ; et quoique Ponce ait fait beaucoup de recherches sur ce sujet, il est loin de l’avoir épuisé. On sait d’ailleurs qu’on peut faire chaque jour, sur le monument le plus connu, des découvertes toutes nouvelles. Ainsi, par exemple, l’institut d’Égypte n’a pu lire sur la colonne de Pompée, à Alexandrie, l’inscription effacée que des sous-lieutenants anglais ont relevée depuis avec du plâtre.
Pococke en avait rapporté quelques lettres, sans prétendre les expliquer ; plusieurs autres voyageurs l’avaient aperçue, et nous ne connaissons que M. Sonnini qui n’ait pu rien découvrir sur la base où elle est gravée. Pour nous, nous avons déchiffré distinctement à l’œil nu plusieurs traits, et entre autres le commencement de ce mot Δίοκ, qui est décisif. Comme cette inscription d’une colonne fameuse est peu ou point connue en France, nous la rapporterons ici.
On lit :
TO.... ΩΤAΤON, AYΤOKPAΤOPAΤON ΠOΛIOYXON, AΛEΞANΔPEIAΣΔIOK. H. IANONΤON...... ΤONΠO.... EΠAPXOΣ AIΓYΠΓOY.
Il faut d’abord suppléer à la tête de l’inscription le mot ΠPOΣ ; après le premier point, N. ΣOФ ; après le second, А ; après le troisième, Τ ; au quatrième, AYΡOYΣ ; au cinquième, enfin, il faut ajouter ΛΙΩN. On voit qu’il n’y a ici d’arbitraire que le mot AYΓOΥPON, qui est d’ailleurs peu important. Ainsi on peut lire :
………………………………………TONΣOФΩTATONAYTOKPATOPATONΠOΛIOYXONAΛEΞANΔPEIAΣΔΙOKΛHTIANONTONAYΓOYΣTONΠOΛΙΩNEΠAPXOΣAΙΓYΠTOY
C’est-à-dire :
« Au très sage empereur, protecteur d’Alexandrie, Dioclétien Auguste, Pollion, préfet d’Égypte. »
Ainsi, tous les doutes sur la colonne de Pompée sont éclaircis. Mais l’histoire garde-t-elle le silence sur ce sujet ? Il nous semble que, dans la Vie d’un des Pères du désert, écrite en grec par un contemporain, on lit que, pendant un tremblement de terre qui eut lieu à Alexandrie, toutes les colonnes tombèrent, excepté celle de Dioclétien.
Nous nous sommes fait un vrai plaisir, malgré le besoin que nous avons de repos, d’annoncer le magnifique ouvrage dont M. de Laborde ◀publie▶ aujourd’hui les deux premières livraisons. On peut y avoir toute confiance. Ce n’est point ici une spéculation de librairie ; c’est l’entreprise d’un amateur éclairé, qui apporte à son travail les lumières suffisantes et les restes d’une grande fortune. Employer ainsi les débris de ses richesses, c’est faire un reproche bien noble à cette révolution qui en a tari les principales sources. Quand on se rappelle que les deux frères de M. de Laborde ont péri dans le voyage de M. de la Peyrouse, victimes de l’ardeur de s’instruire, pourrait-on n’être pas touché de voir le dernier rejeton d’une famille amie des arts se consacrer à un genre de fatigues et d’études déjà fatal à ses frères ?
Sic fratres Helenæ………Ventorumque regat pater……………………………Navis………………………………… Finibus AtticisReddas incolumen, precor !
On se fait aujourd’hui une obligation de trouver des taches dans les ouvrages les plus parfaits. Pour remplir ce triste devoir de la critique, nous dirons que les planches de cette première livraison ont peut-être un peu de sécheresse ; mais on doit observer que ce défaut tient à la nature même des objets représentés. Il eût été facile à l’auteur de commencer sa publication par les dessins de l’Alhambra ou de la cathédrale de Cordoue. Au-dessus de cette petite charlatanerie, il a suivi l’ordre des monuments ; et cet ordre l’a forcé à donner d’abord des perspectives de villes : or, ces perspectives sont naturellement froides de style, et vagues d’expression. Barcelone, privée du mouvement et du bruit, ne peut offrir qu’un amas immobile d’édifices.
D’ailleurs, on peut faire le même reproche de sécheresse aux dessins de toutes les villes. Nous avons dans ce moment même sous les yeux une vue de Jérusalem, tirée du Voyage pittoresque de Syrie : quel que soit le mérite des artistes, nous ne reconnaissons point là le site terrible et le caractère particulier de la Ville Sainte.
Vue de la montagne des Oliviers, de l’autre côté de la vallée de Josaphat, Jérusalem présente un plan incliné sur un sol qui descend du couchant au levant. Une muraille crénelée, fortifiée par des tours et par un château gothique, enferme la ville dans son entier, laissant toutefois au dehors une partie de la montagne de Sion, quelle embrassait autrefois.
Dans la région du couchant et au centre de la ville, vers le Calvaire, les maisons se serrent d’assez près ; mais au levant, le long de la vallée de Cédron, on aperçoit des espaces vides, entre autres l’enceinte qui règne autour de la mosquée bâtie sur les débris du temple, et le terrain presque abandonné où s’élevait le château Antonia et le second palais d’Hérode.
Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées fort basses, sans cheminées et sans fenêtres ; elles se terminent en terrasses aplaties ou en dômes, et elles ressemblent à des prisons ou à des sépulcres. Tout serait à l’œil d’un niveau égal, si les clochers des églises, les minarets des mosquées, les cimes de quelques cyprès et les buissons des aloès et des nopals ne rompaient l’uniformité du plan. À la vue de ces maisons de pierres, renfermées dans un paysage de pierres, on se demande si ce ne sont pas là les monuments confus d’un cimetière au milieu d’un désert.
Entrez dans la ville, rien ne vous consolera de la tristesse extérieure : vous vous égarez dans de petites rues non pavées qui montent et descendent sur un sol inégal, et vous marchez dans des flots de poussière ou parmi des cailloux roulants ; des toiles jetées d’une maison à l’autre augmentent l’obscurité de ce labyrinthe ; des bazars voûtés et infects achèvent d’ôter la lumière à la ville désolée ; quelques chétives boutiques n’étalent aux yeux que la misère ; et souvent ces boutiques mêmes sont fermées, dans la crainte du passage d’un cadi ; personne dans les rues, personne aux portes de la ville ; quelquefois seulement un paysan se glisse dans l’ombre, cachant sous ses habits les fruits de son labeur, dans la crainte d’être dépouillé par le soldat ; dans un coin à l’écart, le boucher arabe égorge quelque bête suspendue par les pieds à un mur en ruines ; à l’air hagard et féroce de cet homme, à ses bras ensanglantés, vous croiriez qu’il vient plutôt de tuer son semblable que d’immoler un agneau. Pour tout bruit dans la cité déicide, on entend par intervalle le galop de la cavale du désert ; c’est le janissaire qui apporte la tête du bédouin, ou qui va piller le fellah.
Au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s’arrêter un moment pour contempler
des choses plus extraordinaires encore. Parmi les ruines de Jérusalem, deux espèces de
peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d’horreurs et de
misères. Là vivent des religieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tombeau
de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais traitements, ni menaces de la mort. Leurs
cantiques retentissent nuit et jour autour du Saint-Sépulcre. Dépouillés le matin par un
gouverneur turc, le soir les retrouve au pied du Calvaire, priant au lieu où Jésus-Christ
souffrit pour le salut des hommes. Leur front est serein, leur bouche riante. Ils
reçoivent l’étranger avec joie. Sans forces et sans
soldats, ils protègent
des villages entiers contre l’iniquité. Pressés par le bâton et par le sabre, les femmes,
les enfants, les troupeaux des campagnes se réfugient dans les cloîtres des solitaires.
Qui empêche le méchant armé de poursuivre sa proie, et de renverser d’aussi faibles
remparts ? la charité des moines : ils se privent des dernières ressources de la vie pour
racheter leurs suppliants. Turcs, Arabes, Grecs, chrétiens schismatiques, tous se jettent
sous la protection de quelques pauvres religieux francs qui ne peuvent se défendre
eux-mêmes : c’est ici qu’il faut reconnaître, avec Bossuet, « que des mains levées
vers le ciel enfoncent plus de bataillons que des mains armées de
javelots »
.
Tandis que la nouvelle Jérusalem sort ainsi
du désert, brillante de
clarté
, jetez les yeux entre la montagne de Sion et le temple ; voyez cet
autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de
tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans
demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête,
il la présente au cimeterre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à mourir,
son compagnon ira, pendant la nuit, l’enterrer furtivement dans la vallée de Josaphat, à
l’ombre du temple de Salomon.
Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le
trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui le
feront lire à leur tour à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple
le fait encore. Il a assisté six fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le
décourager, rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les
Juifs dispersés sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris sans doute ; mais,
pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem ; il faut
voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays ; il
faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer.
Écrasés par la croix qui les condamne, et qui est plantée sur leurs têtes, près du temple,
dont il ne reste pas pierre sur pierre, ils demeurent dans leur déplorable aveuglement.
Les Perses, les Grecs, les Romains ont disparu de la terre ; et un petit peuple, dont
l’origine précéda celle de ces grands peuples, existe encore sans mélange dans les
décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du
miracle, nous pensons qu’on doit le trouver ici. Et qu’y a-t-il de plus merveilleux, même
aux yeux du philosophe, que cette rencontre de l’antique et de la nouvelle
Jérusalem au pied du Calvaire : la première s’affligeant à l’aspect du sépulcre de
Jésus-Christ ressuscité ; la seconde se consolant auprès du seul tombeau qui n’aura rien à
rendre à la fin des siècles ?
Sur les Annales littéraires, ou De la littérature avant et après la
Restauration ;
ouvrage de M. Dussault.
Lorsque la France, fatiguée de l’anarchie, chercha le repos dans le despotisme, il se forma une espèce de ligue des hommes de talent pour nous ramener, par les saines doctrines littéraires, aux doctrines conservatrices de la société. MM. de La Harpe, de Fontanes, de Bonald, M. l’abbé de Vauxcelles, M. Guéneau de Mussy écrivaient dans le Mercure ; MM. Dussault, Féletz, Fiévée, Saint-Victor, Boissonnade, Geoffroy, M. l’abbé de Boulogne, combattaient dans le Journal des débats.
« On a vu, dit M. Dussault en parlant de cette époque si remarquable pour les lettres, on a vu des talents du premier ordre entrer dans cette lice des écrits périodiques, pour y combattre tous les faux systèmes…
« Tout le système de l’opinion publique était, pour ainsi dire, à recréer. Le mauvais sens et l’erreur avaient tout infecté en politique, en morale, en littérature ; les vrais principes en tous genres étaient méprisés, proscrits, oubliés ; tout ce qui sert de garantie et de lien à l’ordre social était brisé, et les règles du goût, plus unies qu’on ne pense aux autres éléments conservateurs de la société, avaient subi la destinée commune. »
La littérature révolutionnaire fut foudroyée, et le goût reparut dans le style avec l’ordre dans l’État.
Buonaparte favorisait cette entreprise, quoiqu’il sût bien que presque tous ceux qui la soutenaient étaient ennemis de son gouvernement. Il disait un jour à M. de Fontanes : « Il y a deux littératures en France, la petite et la grande ; j’ai la petite, mais la grande n’est pas pour moi. » Et pourtant il laissait faire à cette grande littérature qui, de son aveu, n’était pas pour lui, mais qui recomposait les principes de la monarchie, en détruisant ceux de la révolution. Or, comme il voulait régner, peu lui importait de quelle main il recevait le pouvoir. Aujourd’hui le gouvernement a aussi pour lui la petite littérature ; la grande se tait.
Il y a un monument précieux de l’état de la littérature sous Buonaparte, c’est le recueil que nous avons déjà cité plus haut. Si on écrivait aujourd’hui la plupart des articles qui composent les Annales littéraires, non seulement on crierait au gothicisme, au fanatisme, à la réaction ; mais il est probable que ces articles ne seraient pas admis à la censure. Quel censeur, par exemple, serait assez téméraire pour laisser passer le morceau suivant ?
« Sans doute nos prudents penseurs, dit l’auteur des Annales littéraires, ne doivent point prononcer, sans un secret effroi, le nom de Boileau. Ils doivent craindre qu’il ne sortît de ses cendres pour les démasquer. Quelle matière en effet le siècle dernier n’aurait-il pas offerte à sa verve satirique ! Combien n’aurait-il pas trouvé, sous les étendards de la philosophie, de mauvais écrivains à railler, de charlatans à dévoiler, de prétentions à confondre, d’injustes réputations à renverser ! de quel œil aurait-il vu, de quels traits de ridicule aurait-il marqué un rhéteur boursoufflé comme Thomas, un déclamateur frénétique comme Diderot, un bel-esprit pincé comme d’Alembert, un rêveur de systèmes ridicules comme Helvétius, et ces auteurs de tragédies à la Shakspeare, et ces faiseurs de drames aussi ennuyeux que lugubres, et ces marchands de comédies à la glace, et cette foule d’intrigants littéraires de toute espèce, qui connaissaient aussi peu l’art d’écrire qu’ils connaissaient bien l’art de se faire des réputations, cette foule de Cottins et de Pelletiers nouveaux, qui s’emparaient subtilement de l’admiration d’un siècle dont ils ne méritaient que le mépris ? Mais, puisque la nature ne prodigue pas les hommes tels que Boileau, et puisqu’elle ne produit pas ordinairement deux talents de cette force dans un espace de temps si borné, qu’on se figure seulement Voltaire, avec le rare talent qu’il avait pour se servir de l’arme du ridicule, dont il a tant abusé, tournant cette même arme, si redoutable entre ses mains, contre ceux dont il s’était déclaré l’appui et le chef, et se moquant d’eux en public, comme il s’en moquait quelquefois en secret. Croit-on que tout cet édifice de réputations factices, bâties sur le sable et sur la boue, aurait pu résister aux traits qu’il aurait su lancer ? S’il avait seulement dirigé contre la fausse et dangereuse philosophie de son siècle la moitié de l’esprit qu’il a prodigué contre les institutions les plus utiles et les plus sacrées, c’en était fait de tant de beaux systèmes, de tant de brillantes renommées, de toute cette sublime doctrine dont nous avons pu apprécier les effets, après en avoir admiré si longtemps et si stupidement les théories. »
Nous le répétons, présentez aujourd’hui de pareils articles à la censure, et l’on y verra, avec une conspiration contre le roi, la destruction de la charte, le rappel des moines et le retour à la féodalité.
Toutefois, à l’époque où l’on manifestait ces pensées, elles semblaient si naturelles à
chacun, quelles trouvaient à peine des contradicteurs. M. de Barante, dans un ouvrage
remarquable sur la Littérature française pendant le dix-huitième siècle,
ne parle pas avec plus de respect des écrivains de cette époque. « Ce sont, dit-il,
des écrivains vivant au milieu d’une société frivole, animés de son esprit, organes de
ses opinions, excitant et partageant un
enthousiasme qui s’appliquait à la
fois aux choses les plus futiles et aux objets les plus sérieux : jugeant de tout avec
facilité, conformément à des impressions rapides et momentanées ; s’enquérant peu des
questions qui avaient été autrefois débattues ; dédaigneux du passé et de l’érudition ;
enclins à un doute léger, qui n’était point l’indécision philosophique, mais bien plutôt
un parti pris d’avance de ne point croire ; enfin, le nom de philosophe ne fut jamais
accordé à meilleur marché. »
Les philosophes qui avaient acquis leur nom à si bon marché, méritaient bien d’être
démasqués par ceux qui ont été les victimes de leurs principes. En voyant la ligue qui
s’était formée contre ces premiers auteurs de nos maux, le critique à qui nous devons les
Annales, se croit sûr du triomphe. « On est désabusé, dit-il,
du charlatanisme littéraire, de la forfanterie philosophique Quel singulier spectacle
offrait la littérature française ! On vit jusqu’à de misérables poètes, qui n’avaient
rien dans la tête que quelques hémistiches ; des faiseurs de mauvaises tragédies pleins
d’orgueil et vides d’idées ; de petits auteurs de vers galants, bouffis de suffisance,
se croire des législateurs…… C’est un public, dit-on, qui manque à notre
littérature…… Oui, sans doute, messieurs, il manque un public à votre littérature, et
ce public lui manquera longtemps, parce qu’on est aujourd’hui pleinement désabusé de
toutes vos folles idées, de tous vos vains systèmes. »
Que l’auteur n’a-t-il dit la vérité ! Mais, pouvait-il prévoir que ces doctrines qui semblaient à jamais détruites, étaient si près de renaître ? pouvait-il deviner que ces filles illégitimes de nos malheurs reparaîtraient avec la légitimité ?
Veut-on faire un rapprochement curieux : qu’on lise les articles des Annales littéraires, et qu’on les compare à ceux où l’on prêche ouvertement la démocratie dans nos journaux censurés. La censure impériale qui laissait passer les articles monarchiques, arrêtait les articles démocratiques : c’était au moins du bon sens dans le despotisme.
En parcourant les Annales littéraires, on peut faire encore une autre observation : on y voit partout annoncée la réimpression des auteurs du siècle de Louis XIV ; maintenant ce sont les auteurs du siècle de Louis XV qu’on réimprime : on voulait conserver, voudrait-on détruire ?
Aujourd’hui que les bonnes études s’en vont avec le reste, la publication des Annales est un véritable service rendu aux lettres. On trouve partout dans ce recueil, avec la tradition des saines doctrines, un jugement sûr, un goût formé à la meilleure école, un style clair, excellent surtout dans le sérieux, une verve de critique, et un talent qui emprunte de la raison une naturelle éloquence. Il y a cependant dans les Annales un principe que nous ne pourrions complètement adopter. L’auteur pense que la critique n’étouffe que les mauvais écrivains, qu’elle n’est redoutable qu’à la médiocrité. Nous ne sommes pas tout à fait de cet avis.
Il était utile, sans doute, au sortir du siècle de la fausse philosophie, de traiter
rigoureusement des livres et des hommes qui nous ont fait tant de mal, de réduire à leur
juste valeur tant de réputations usurpées, de faire descendre de leur piédestal tant
d’idoles qui reçurent notre encens en attendant nos pleurs. Mais ne serait-il pas à
craindre que cette sévérité continuelle de nos jugements ne nous fit contracter une
habitude d’humeur dont il deviendrait malaisé de nous dépouiller ensuite ? Le seul moyen
d’empêcher que cette humeur prenne sur nous trop d’empire, serait peut-être d’abandonner
la petite et facile critique des défauts, pour la grande et difficile
critique des beautés. Les anciens, nos
maîtres, nous
offrent, en cela comme en tout, leur exemple à suivre. Aristote a consacré le XXIVe chapitre de sa Poétique à chercher comment on peut
excuser certaines fautes d’Homère, et il trouve douze réponses, ni plus ni moins, à faire
aux censeurs ; naïveté charmante dans un aussi grand homme. Horace, dont le goût était si
délicat, ne veut pas s’offenser de quelques taches :
Non ego paucis
offendar maculis.
Quintilien trouve à louer jusque dans les écrivains
qu’il condamne ; et s’il blâme dans Lucain l’art du poète, il lui reconnaît le mérite de
l’orateur :
Magis oratoribus quàm poetis enumerandus.
Une censure, fût-elle excellente, manque son but si elle est trop rude. En voulant corriger l’auteur, elle le révolte, et par cela même elle le confirme dans ses défauts ou le décourage ; véritable malheur, si l’auteur a du talent.
Il semble donc que l’on doit applaudir avec franchise à ce qu’il y a de bon dans un écrivain, et reprendre ce qu’il y a de mal avec ménagement et politesse. Racine, modèle de naturel et de simplicité dans son âge mûr, n’était pas exempt d’affectation et de recherche dans sa jeunesse. Boileau eût-il ramené Racine aux principes du goût, s’il n’avait fait que reprocher durement au jeune poète les vices de son style ? Mais en même temps qu’il gourmandait l’auteur de La Thébaïde, il adresse ces vers à l’auteur de Phèdre :
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?Le Parnasse français, ennobli par ta veine,Contre tous ces complots saura te maintenir,Et soulever pour toi l’équitable avenir.Eh ! qui, voyant un jour la douleur vertueuseDe Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse,D’un si noble travail justement étonné,Ne bénira d’abord le siècle fortunéQui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles !
Bossuet fut, dans sa jeunesse, ainsi que nous l’avons déjà dit, un des beaux-esprits de l’hôtel de Rambouillet. Si la critique, trop choquée de quelques phrases bizarres, eût harcelé un homme aussi ardent que l’évêque de Meaux, croit-on qu’elle l’eût corrigé ? Non, sans doute. Mais ce génie impétueux, ne trouvant d’abord que bienveillance et admiration, se soumit comme de lui-même à cette raison qu’amènent les années. Il s’épura par degré, et ne tarda pas à paraître dans toute sa magnificence : semblable à un fleuve qui, en s’éloignant de sa source, dépose peu à peu le limon qui troublait son eau, et devient aussi limpide vers le milieu de son cours qu’il est profond et majestueux.
Ceci n’est point une simple figure de rhétorique ; c’est un fait, puisque les endroits les plus vicieux des Sermons de Bossuet sont devenus les morceaux les plus parfaits des Oraisons funèbres. Si Bossuet ne nous était connu aujourd’hui que par les Sermons, serions-nous assez justes pour y remarquer les traits que nous admirons dans les Oraisons funèbres ? Le mal ne nous empêcherait-il pas de voir le bien, et ne confondrions-nous pas dans nos dégoûts les défauts et les beautés ?
Une critique trop rigoureuse peut encore nuire d’une autre manière à un écrivain
original. Il y a des défauts qui sont inhérents à des beautés, et qui forment, pour ainsi
dire, la nature et la constitution de certains esprits. Vous obstinez-vous à faire
disparaître les uns, vous détruirez les autres. Ôtez à La Fontaine ses incorrections, il
perdra une partie de sa naïveté ; rendez le style de Corneille moins familier, il
deviendra moins sublime. Cela ne veut pas dire qu’il faille être incorrect et sans
élégance ; cela veut dire que, dans des talents du premier ordre, l’incorrection, la
familiarité ou tout autre défaut, peuvent tenir, par des combinaisons inexplicables, à des
qualités éminentes. « Quand je vois, dit Montaigne, ces braves formes de
s’expliquer, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis
que c’est bien penser. »
Rubens, pressé par la critique, voulut, dans
quelques-uns de ses tableaux, dessiner plus savamment : que lui arriva-t-il ? Une chose
remarquable : il n’atteignit pas la pureté du dessin, et il perdit l’éclat de la
couleur.
Ainsi donc, indulgence ou critique circonspecte pour les vrais talents aussitôt qu’ils sont reconnus. Cette indulgence est d’ailleurs un faible dédommagement des chagrins semés dans la carrière des lettres. Un auteur ne jouit pas plus tôt de cette renommée objet de tous ses désirs, qu’elle lui paraît aussi vide qu’elle l’est en effet pour le bonheur de la vie. Pourrait-elle le consoler du repos qu’elle lui enlève ? Parviendra-t-il même jamais à savoir si cette renommée tient à l’esprit de parti, à des circonstances particulières, ou si c’est une véritable gloire fondée sur des titres réels ? Tant de méchants livres ont eu une vogue si prodigieuse ! quel prix peut-on attacher à une célébrité que l’on partage souvent avec une foule d’hommes médiocres ou déshonorés ? Joignez à cela les peines secrètes dont les muses se plaisent à affliger ceux qui se vouent à leur culte, la perte des loisirs, le dérangement de la santé. Qui voudrait se charger de tant de maux pour les avantages incertains d’une réputation qu’on n’est pas sûr d’obtenir, qu’on vous contestera du moins pendant votre vie, et que la postérité ne confirmera peut-être pas après votre mort ? Car, quel que soit l’éclat d’un succès, il ne peut jamais vous donner la certitude de votre talent ; il n’y a que la durée de ce succès qui vous révèle ce que vous êtes. Mais, autre misère : le temps qui fait vivre l’ouvrage, tue l’auteur ; et l’on meurt avant de savoir qu’on est immortel.
Si l’on croyait que nous voulons rabaisser, par ces réflexions, la gloire des lettres, on
se tromperait : c’est la première de toutes les gloires. Disposer de l’opinion publique,
maîtriser les esprits, remuer les âmes, étendre ce pouvoir à tous les lieux, à tous les
temps, il n’y a point d’empire comparable à celui-là. On peut braver, quand on le possède,
toutes les infortunes de la vie : « Épictète, dit l’épitaphe grecque, boiteux,
esclave, pauvre comme Irus, était pourtant le favori des dieux ! »
Mais combien
compte-t-on de ces génies qui naissent rois, et à qui la puissance appartient par droit de
nature ? Sur un nombre immense d’écrivains, si quelques-uns seulement sont favorisés du
ciel, faut-il que les autres poursuivent une carrière où, inutiles à la société, ils ne
rencontrent que misère, oubli, ridicule, une carrière où l’amour-propre blessé peut les
rendre les plus malheureux, et quelquefois les plus méchants des hommes ? La chance
d’un bon billet sur mille mauvais est trop désavantageuse pour la tenter :
Soyons plutôt maçon.
Il nous est arrivé d’annoncer l’avenir politique de la France avec assez de justesse ; il nous est plus facile encore de prédire son avenir littéraire : l’espèce d’impuissance dont nous sommes frappés aujourd’hui par le système stérile de notre administration, est un accident qui passera avec ce système ; mais il restera toujours dans nos lettres l’infirmité de la vieillesse et le dépérissement de la caducité.
Ce n’est donc pas inutilement pour sa renommée, mais inutilement pour nous, que M. Dussault est venu dans ces derniers temps, avec MM. de Fontanes et de La Harpe, éclairer notre littérature ; il n’a pu jeter de lumière que sur des ruines : après le siècle d’Auguste, Quintilien donna des leçons de goût à ceux qui ne pouvaient plus en profiter ; on vit aussi, sous Adrien, les arts reproduire un moment les plus beaux temps de la Grèce :
Quelquefois un peu de verdureRit sur la glace de nos champsElle console la nature ;Mais elle sèche en peu de temps.
Nous irons nous enfonçant de plus en plus dans la barbarie. Tous les genres sont épuisés : les vers, on ne les aime plus ; les chefs-d’œuvre de la scène nous ennuieront bientôt ; et, comme tous les peuples dégénérés, nous finirons par préférer des pantomimes et des combats de bêtes aux spectacles immortalisés par le génie de Corneille, de Racine et de Voltaire. Nous avons vu à Athènes la hutte d’un santon sur le haut d’une corniche du temple de Jupiter olympien ; à Jérusalem, le toit d’un chevrier parmi les ruines du temple de Salomon ; à Alexandrie, la tente d’un Bédouin au pied de la colonne de Pompée ; à Carthage, un cimetière des Maures dans les débris du palais de Didon : ainsi finissent les empires.
Nous l’avouerons : nous nous sommes arrêté, avec un plaisir qui n’était pas sans un mélange de quelque peine, aux Annales littéraires ; nous nous sommes souvenu des temps où nous combattions nous-même en faveur de la monarchie avec les seules armes qui nous étaient alors permises, où nous cherchions à réveiller la religion dans le cœur des François, pour leur faire jeter un regard sur le passé, pour les disposer à s’attendrir sur les cendres de leurs pères, pour leur rappeler qu’il existait encore des rejetons de ces rois sous lesquels la France avait joui de tant de bonheur et de tant de gloire. L’auteur des Annales annonça ces ouvrages, fruit du malheur plutôt que du talent : en relisant ce qu’il voulait bien dire de nous, en nous reportant à ces jours de jeunesse, d’amitié et d’étude, nous nous surprenons à les regretter ; nous en étions alors à l’espérance.
Sur un ouvrage de M. le comte de Boissy-d’Anglas, intitulé : Essai sur la vie, les écrits et opinions de M. de Malesherbes
L’esprit philosophique qui a dénaturé notre littérature a surtout corrompu notre histoire ; prenant les mœurs pour des préjugés, il a substitué des maximes à des peintures, une raison absolue à cette raison relative qui sort de la nature des choses, et qui forme le génie des siècles.
Ce même esprit, en examinant les hommes, ne les mesure que d’après ses règles : il les juge moins d’après leurs actions que d’après leurs opinions. Il y a tels personnages auxquels il ne pardonne leurs vertus qu’en considération de leurs erreurs.
Ces réflexions ne sont point applicables à l’auteur de l’Essai sur la vie de M. de Malesherbes. M. le comte de Boissy-d’Anglas se connaît en courage et en sentiments généreux : il serait pourtant à désirer qu’il eût commencé son ouvrage par un morceau moins propre à réveiller l’esprit de parti. Pourquoi tous ces détails sur les souffrances des protestants ? Si c’est une instruction paternelle que l’auteur adresse à ses enfants, elle est trop longue ; si c’est un traité historique, il est trop court. L’histoire veut surtout qu’on ne dissimule rien, et qu’une partie du tableau ne soit pas plongée dans l’ombre, tandis que l’autre reçoit exclusivement la lumière. M. le comte de Boissy-d’Anglas gémit sur les proscriptions des calvinistes et les lois cruelles dont ils furent frappés. Il n’y a pas un honnête homme qui ne partage son indignation ; mais pourquoi ne dit-il pas que les protestants de Nîmes avaient égorgé deux fois les catholiques, une première fois en 1567, et une seconde fois en 1569, avant que les catholiques eussent, en 1572, massacré les protestants71 ? Il s’élève contre l’Apologie de Louis XIV sur la révocation de l’édit de Nantes ; mais cette Apologie est pourtant un excellent morceau de critique historique. Si l’abbé de Caveyrac soutient que la journée de la Saint-Barthélemi fut moins sanglante qu’on ne l’a cru, c’est qu’heureusement ce fait est prouvé. Lorsque la bibliothèque du Vatican était à Paris (trésor inappréciable auquel presque personne ne songeait) j’ai fait faire des recherches ; j’ai trouvé sur la journée de la Saint-Barthélemi les documents les plus précieux. Si la vérité doit se rencontrer quelque part, c’est sans doute dans des lettres écrites en chiffres aux souverains pontifes, et qui étaient condamnées à un secret éternel. Il résulte positivement de ces lettres que la Saint-Barthélemi ne fut point préméditée ; qu’elle ne fut que la conséquence soudaine de la blessure de l’amiral, et qu’elle n’enveloppa qu’un nombre de victimes, toujours beaucoup trop grand sans doute, mais au-dessous des supputations de quelques historiens passionnés. M. le comte de Boissy-d’Anglas montre partout une sincère horreur pour les excès révolutionnaires : cependant, si son opinion était que l’on a exagéré le nombre des personnes sacrifiées, ne serait-il pas souverainement injuste de dire qu’il fait l’apologie du meurtre et du crime ?
Quant aux lois qui pesaient sur les protestants en France, étaient-elles plus rigoureuses que ces fameuses lois de découverte (laws of discovery) qui frappent encore aujourd’hui les catholiques en Irlande ? Par ces lois, les catholiques sont entièrement désarmés. Ils sont incapables d’acquérir des terres. Si un enfant abjure la religion catholique, il hérite de tout le bien, quoiqu’il soit le plus jeune. Si le fils abjure sa religion, le père n’a aucun pouvoir sur son propre bien, mais il perçoit une pension sur ce bien, qui passe à son fils. Aucun catholique ne peut faire un bail pour plus de trente-un ans. Les prêtres qui célébreront la messe seront déportés, et s’ils reviennent, pendus. Si un catholique possède un cheval valant plus de cinq livres sterling, il sera confisqué au profit du dénonciateur.
Que conclure de ces déplorables exemples ? Que partout on abuse de la force ; que partout, catholiques et protestants, lorsque les passions les animent, peuvent se servir des motifs les plus sacrés pour les actes les plus impies ; qu’enfin la religion et la philosophie ne sont pas toujours pratiquées par des saints et par des sages.
Au reste, ne jugeons point les hommes sur ce qu’ils ont dit, mais d’après ce qu’ils ont
fait : voyons M. de Malesherbes sortir de sa retraite à l’âge de soixante-douze ans, pour
venir offrir à l’ancien maître dont il était presque oublié, l’autorité de ses cheveux
blancs et le vénérable appui de sa vieillesse. « Lorsque la pompe et la splendeur
de Versailles, dit éloquemment M. de Boissy-d’Anglas, étaient remplacées par l’obscurité
de la tour du Temple, M. de Malesherbes put devenir, pour la troisième fois, le conseil
de celui qui était sans couronne et dans les fers, de celui qui ne pouvait offrir à
personne que la gloire de finir ses jours sur le même échafaud que lui. »
M. de Malesherbes écrivit au président de la Convention, pour lui proposer de défendre le roi.
« Je ne vous demande point, lui dit-il dans sa lettre, de faire part à la Convention de mon offre, car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu’elle s’occupe de moi ; mais j’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée de tout le monde : je lui dois le même service, lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »
Plutarque ne nous a rien transmis d’un héroïsme plus simple. Dans les âmes faites pour la vertu, la vertu est une action naturelle qui s’accomplit sans effort, comme les autres mouvements de la vie.
Louis XVI parut à la barre de la Convention le 26 décembre. M. de Sèze termina son
plaidoyer par ces mots, qui sont restés dans la mémoire des hommes : « Louis vint
au-devant des désirs du peuple par des sacrifices personnels sans nombre, et cependant
c’est au nom de ce même peuple qu’on demande aujourd’hui… Citoyens, je n’achève pas ; je
m’arrête devant l’histoire. »
Ils ne se sont pas arrêtés devant l’histoire ! Ils l’ont bravée ! Auraient-ils pressenti qu’elle leur réservait la miséricorde de Louis XVIII ?
M. de Malesherbes vint à la Convention avec MM. de Sèze et Tronchet, pour appuyer la
demande d’un sursis, d’un appel au peuple, et pour réclamer contre la manière dont les
votes avaient été comptés. Il ne put prononcer que quelques paroles entrecoupées de
sanglots. Il avait sollicité le sacrifice ; tout le poids du
sacrifice
retomba sur lui. Il fut chargé d’annoncer au Roi l’arrêt fatal. Écoutons-le lui-même
raconter cette scène dans la prison à M. Hue : « Je vois encore le roi (c’est
M. de Malesherbes qui parle) ; il avait le dos tourné vers la porte, les coudes appuyés
sur une table, et le visage couvert de sa main. Au bruit que je fis en entrant, il se
leva : Depuis deux heures, me dit-il, je recherche en ma mémoire si, durant le cours de
mon règne, j’ai donné volontairement à mes sujets quelque juste sujet de plainte contre
moi ; je vous le jure en toute sincérité, je ne mérite de la part des Français aucun
reproche. »
M. de Malesherbes tomba aux pieds de son maître, et voulut lui annoncer son sort.
« Il était étouffé par ses sanglots, dit Cléry, et il fut plusieurs moments sans
pouvoir parler. Le Roi le releva et le serra contre son sein avec affection.
M. de Malesherbes lui apprit le décret de condamnation à la mort ; le Roi ne fit aucun
mouvement qui annonçât de la surprise ou de l’émotion : il ne parut affecté que de la
douleur de ce respectable vieillard, et chercha même à le consoler. »
Les hommes vulgaires tombent et ne se relèvent plus sous le poids du malheur ; les grands hommes, tout chargés qu’ils sont d’adversités, marchent encore : de forts soldats portent légèrement une pesante armure. Après l’accomplissement du crime, le vénérable défenseur du Roi se retira à Malesherbes : les bourreaux vinrent bientôt l’y chercher. Il fut enfermé dans la prison de Port-Royal avec presque tous les siens72. Son vertueux gendre, M. de Rosambo, périt le premier. Ensuite, le plus intègre des magistrats parut lui-même devant les plus iniques des juges, avec sa fille, madame de Rosambo, sa petite-fille, madame de Chateaubriand, femme de mon frère aîné, qui eut aussi les mêmes juges et le même échafaud : qu’on me pardonne cette vanité de famille. M. de Malesherbes est qualifié dans son interrogatoire, de défenseur officieux de celui qui a régné sous le nom de Louis XVI. On lui demanda si quelqu’un s’était chargé de plaider sa cause ; il répondit par un seul mot : Non. Le tribunal lui nomma d’office un défenseur appelé Duchâteau. Ainsi, celui qui avait défendu volontairement Louis XVI, ne trouva point de défenseur volontaire. Dans ces temps où tout innocent était coupable, les avocats reculèrent devant cinquante années de vertus, comme dans les jours de justice ils refusent quelquefois de prêter leur ministère à de trop grands crimes. M. de Boissy-d’Anglas dit que l’épouvante avait glacé tous les cœurs : tous sans doute, excepté ceux des victimes.
L’homme de bien reçut son arrêt avec le calme le plus profond : on eût dit qu’il ne l’avait pas entendu tant il y parut insensible, mais il s’attendrit sur ses enfants, que frappait la même sentence. Il sortit de la prison pour aller à la mort, appuyé sur sa fille, madame de Rosambo, qui était elle-même suivie de sa fille et de son gendre. Au moment où ce lugubre cortège allait franchir le guichet, madame de Rosambo aperçut mademoiselle de Sombreuil, si fameuse par sa piété filiale. « Mademoiselle, lui dit-elle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père : je vais avoir celui de mourir avec le mien. »
« M. de Malesherbes » (je ne saurais mieux faire que de transcrire ici un passage de l’ouvrage de M. de Boissy-d’Anglas) « M. de Malesherbes avait vécu comme Socrate, il devait mourir comme lui. Mais sa mort fut plus douloureuse, puisqu’avant de cesser de vivre, il eut sous les yeux l’affreux spectacle de la mort d’une partie de sa famille, et qu’on différa son supplice pour en augmenter la cruauté.
« Ainsi finit de servir sa patrie en même temps qu’il cessa de vivre, l’un des hommes les plus dignes de l’estime et de la vénération de ses contemporains et de l’avenir. On peut dire qu’il honora l’espèce humaine par ses hautes et constantes vertus, en même temps qu’il la fit aimer par le charme de son caractère. »
L’éloge de M. de Malesherbes ne serait pas complet, si on n’y ajoutait les paroles du Testament de Louis XVI :
« Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et de Sèze, de recevoir ici tous mes remerciements et l’expression de ma sensibilité, pour tous les soins et les peines qu’ils se sont donnés pour moi. »
Pourquoi M. le comte de Boissy-d’Anglas, qui a loué si dignement M. de Malesherbes, s’efforce-t-il de nier le changement qui s’était opéré dans quelques-unes des opinions de cet homme illustre ? Quelle si grande importance met-il à prouver que l’ami et le protecteur de Jean-Jacques Rousseau ne s’est jamais accusé d’avoir contribué, par ses idées, au malheur de la révolution ? Cet aveu rendrait-il à ses yeux l’homme moins grand, ou la révolution plus petite ? Pourquoi rejette-t-il les faits avancés par M. de Molleville et par M. Hue ? Pourquoi veut-il balancer, par son opinion étrangère, des traditions de famille ? J’ai moi-même entendu M. de Malesherbes, déplorant ses anciennes liaisons avec Condorcet, s’expliquer sur le compte de ce philosophe avec une véhémence qui m’empêche de répéter ici ses propres paroles. M. de Tocqueville, qui a épousé une autre petite-fille de M. de Malesherbes, m’a raconté que cet homme admirable, la veille de sa mort, lui dit : « Mon ami, si vous avez des enfants, élevez-les pour en faire des chrétiens ; il n’y a que cela de bon. »
Ainsi, ce fidèle serviteur avait profité de la leçon de son auguste maître. Le roi captif, en le chargeant d’aller lui chercher un prêtre non assermenté, lui avait dit : « Mon ami, la religion console tout autrement que la philosophie. »
M. de Malesherbes ne manqua pas de consolations religieuses à ses derniers moments. Il y avait quelques prêtres, condamnés comme lui, sur le tombereau qui le conduisit au lieu de l’exécution. La tolérance philanthropique avait trouvé ce moyen de donner des confesseurs aux chrétiens qu’elle envoyait au supplice.
Mettons d’accord les deux opinions : que la philosophie réclame la première partie de la vie de M. de Malesherbes ; la religion se contentera de la dernière.
Quand M. le comte de Boissy-d’Anglas affirme encore que M. de Malesherbes eût approuvé la loi des élections, cela paraît un peu extraordinaire : la loi des élections n’avait que faire ici. M. de Malesherbes est mort victime des opinions démocratiques : fouiller dans son tombeau pour y découvrir un suffrage favorable à ces opinions, ce n’est peut-être pas là qu’on pouvait espérer le trouver. S’il n’était oiseux de rechercher ce qu’eût été M. de Malesherbes, en supposant qu’il eût vécu jusqu’à la restauration, j’aurais sur ce point des idées bien différentes de celles de M. de Boissy-d’Anglas. Il y a deux modérations : l’une est de l’impuissance, l’autre est de la force : avec la première on ne peut marcher ; avec la seconde on s’arrête quand on veut : avec l’une tout fait peur ; avec l’autre on est sans crainte. M. de Malesherbes possédait cette dernière et précieuse modération. Il n’aurait jamais été retenu par le cri éternel des médiocres et des pusillanimes : « Vous allez trop loin. » Il eût donc été un ardent et zélé royaliste. Il eût voté, comme son collègue M. de Sèze, contre la loi des élections, les principes ministériels lui auraient paru funestes, et rangé par cette raison dans la classe des exclusifs, il eût grossi la liste des destitués pour services rendus à la cause royale.
M. de Malesherbes fut un homme à part au milieu de son siècle. Ce siècle, précédé des grandeurs de Louis XIV, et suivi des crimes de la révolution, disparaît comme écrasé entre ses pères et ses fils. Le règne de Louis XV est l’époque la plus misérable de notre histoire : quand on en cherche les personnages, on est réduit à fouiller les antichambres de M. le duc de Choiseul, ou les salons de madame d’Épinay et de madame Geoffrin. La société entière se décomposait : les hommes d’état devenaient des gens de lettres, les gens de lettres des hommes d’état, les grands seigneurs des banquiers, et les fermiers généraux de grands seigneurs. Les modes étaient aussi ridicules que les arts étaient de mauvais goût ; et l’on peignait des bergères en paniers dans les salons où les colonels brodaient au tambour. Et comme pourtant ce peuple français ne peut jamais être tout à fait obscur, il gagnait encore la bataille de Fontenoy, pour empêcher la prescription contre la gloire, et Montesquieu, Voltaire, Buffon et Rousseau écrivaient pour maintenir nos droits au génie.
Notre célébrité se réfugia particulièrement dans les lettres ; mais il en résulta un autre mal. Les auteurs pullulèrent ; on devint fameux avec un gros dictionnaire ou avec un quatrain dans l’Almanach des Muses ; Dorat et Diderot eurent leur culte. Les poètes chantaient le temps des cinq maîtresses, et détruisaient les mœurs ; les philosophes bâtissaient l’Encyclopédie, et démolissaient la France.
Toutefois, des figures respectables se montraient dans les arrière-plans du tableau. Elles appartenaient presque toutes à l’ancienne magistrature. Quelques-unes de nos familles de robe retraçaient, par la naïveté de leurs mœurs, ces temps où Henri III, venant visiter le président de Thou, s’asseyait, faute de chaise, sur un coffre, M. de Malesherbes conservait la science, la probité, la bonhomie et la bonne humeur des anciens jours. On raconte mille traits de sa distraction et de sa simplicité. Il riait souvent : son visage était aussi gai que sa conscience était sereine. Au premier abord, on aurait pu le prendre pour un homme commun, mais on découvrait bientôt en lui une haute distinction : la vertu porte écrite sur son front la noblesse de sa race. Ce qui prouve le charme et la supériorité de M. de Malesherbes, c’est qu’il conserva ses amis dans les jours de ses succès. Or, le plus grand effort de l’amitié n’est pas de partager nos infortunes, c’est de nous pardonner nos prospérités. Si M. de Malesherbes ne fit que passer dans les affaires, c’est qu’on ne parvient point au pouvoir avec une réputation faite, ou que du moins on n’y reste pas longtemps. Il n’y a que la médiocrité ou le mérite inconnu qui puissent monter et rester aux premières places.
Deux mots échappés à M. de Malesherbes peignent admirablement sa magnanimité. Lorsque le roi fut conduit à la Convention, M. de Malesherbes ne lui parlait qu’en l’appelant Sire et Votre Majesté. Treilhard l’entendit, et s’écria furieux : « Qui vous rend si hardi de prononcer ici des mots que la Convention a proscrits ? » — « Mon mépris pour vous et pour la vie », répondit M. de Malesherbes.
Le roi demandait un jour à son vieil ami comment il pouvait récompenser MM. de Sèze et Tronchet ? « J’ai songé à leur faire un legs, disait l’infortuné monarque, mais le paierait-on ? » — « Il est payé, sire, répondit M. de Malesherbes, vous les avez choisis pour défenseurs. »
Dans ma jeunesse, j’avais formé le projet de découvrir par terre au nord de l’Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groënland. M. de Malesherbes, confident de ce projet, l’adoptait avec toute la chaleur de son caractère. Je me souviens encore de nos longues dissertations géographiques. Que de choses il me recommandait ! que de plantes je devais lui rapporter pour son jardin de Malesherbes ! Je n’ai pas eu le bonheur de l’orner ce jardin, où l’on voyait :
Un vieillard tout semblable au vieillard de Virgile,Homme égalant les rois, homme approchant des dieux,Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.
Mais les beaux cèdres que ce vieillard a plantés, et qui ont grandi comme sa renommée, sont aujourd’hui religieusement cultivés par mon neveu, son filleul et son arrière-petit-fils. C’est avec un plaisir mêlé d’un juste orgueil que je trouve ainsi mon nom uni, dans la retraite d’un sage, au nom de M. de Malesherbes. Si comme ce nom immortel, le mien ne représente pas la gloire, comme ce même nom du moins, il rappellera la fidélité.
Panorama de Jérusalem
Monsieur Prévôt a pris la vue de Jérusalem du haut du couvent de Saint-Sauveur. On découvre de ce point la ville entière et le cercle presque complet de l’horizon. Cet horizon embrasse, à l’orient et au midi, le chemin de Bethléem, les montagnes d’Arabie, un coin de la mer Morte et la montagne des Oliviers ; au nord et à l’ouest, les montagnes de Sichem ou de Naplouse, le chemin de Damas, et les montagnes de Judée sur la route de Jaffa.
Tous ces lieux, ainsi que les plus petits détails de Jérusalem, sont décrits dans l’Itinéraire, et peuvent servir d’explication au Panorama. Qu’il me soit permis seulement de rappeler le tableau général de la ville, en priant le lecteur d’observer deux choses :
1º. Mon point de vue, pris de la montagne des Oliviers, est conséquemment tout juste à l’opposé du point de vue de M. Prévôt : dans le Panorama, la montagne des Oliviers est en face ; dans ma description, c’est Jérusalem qu’on a devant soi.
2º. Je me trouvais en Judée au mois d’octobre ; le soleil était ardent ; les cieux étaient devenus d’airain ; les montagnes étaient arides, sèches et brûlées. M. Prévôt a vu Jérusalem en hiver, par un temps pluvieux et sombre, ce qui convient également à la tristesse du site et des souvenirs. À ces petites différences près, les deux tableaux ont l’air d’avoir été calqués l’un sur l’autre. Voyez donc la description extraite de l’Itinéraire.
Telle est aujourd’hui Jérusalem, et telle la représente le Panorama. Compagnon naturel de tous les voyageurs, m’associant en pensée à leurs périls et à leurs travaux, j’admire trop les arts, j’aime trop les muses pour ne pas me faire un devoir de recommander à la France les talents qui la peuvent honorer. Soyons reconnaissants envers l’homme courageux qui a immolé à son art sa santé, son repos et sa fortune. Ce n’est encore là que le moindre des sacrifices de M. Prévôt : il a eu le malheur de perdre son neveu. Ce jeune peintre, de la plus belle espérance, vrai martyr des arts, est mort à la vue de la Grèce, et son corps a été abandonné aux flots de cette mer qui baigne la patrie d’Apelles. Ainsi toutes les peines sont pour les voyageurs, tous les plaisirs pour nous qui profitons du voyage : nous allons au bout de la terre sans quitter notre patrie. Après tout, c’est toujours là qu’il en faut revenir ; et, quand on a vu toutes les villes du monde, on trouve encore que celles de son pays sont les plus belles : c’était l’opinion de Montaigne.
« Je responds, dit-il, ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Si on me dit que, parmy les estrangers, il y peut avoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs ne sont pas mieux nettes que les nostres, je responds que c’est tousjours gain de changer un mauvais estat à un estat incertain, et que les maux d’autruy ne nous doivent pas poindre comme les nostres. Je ne veux pas oublier cecy : que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon œil : elle a mon cœur dès mon enfance, et m’en est advenu comme des choses excellentes. Plus j’ay veu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de cette cy peut et gaigne sur mon affection. Je l’ayme tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis Français que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités ; la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions ! »
Sur le Voyage au Levant, de M. le comte de Forbin
Monsieur le comte de Forbin, dans son Voyage au Levant,
réunit le double mérite du peintre et de l’écrivain : l’
ut pictura
poësis
semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que dessinés
ou
écrits, ses tableaux joignent la fidélité à l’élégance. Nous avons vu
quelques lieux qu’il n’a point visités, comme Sparte, Rhodes et Carthage ; mais il a
parcouru à son tour des ruines qui ont échappé à nos observations, telles que celles de
Césarée, d’Ascalon et de Thèbes. À cela près notre course, quasi la même, a été accomplie
dans le même espace de temps. Plus heureux que nous seulement, M. le comte de Forbin avait
un pinceau pour peindre ; et nous, nous n’avions qu’un crayon : un roi légitime lui a
donné de grands vaisseaux pour le transporter en haute mer ; et nous, nous possédions à
peine la petite barque d’Horace pour raser la terre,
biremis præsidio
scaphæ
. Nous sommes forcé d’envier au voyageur jusqu’au château dont il
s’est défait pour subvenir aux frais de la route : quant à nous, on avait eu soin de ne
nous laisser à vendre que nos coquilles de pèlerin.
M. le comte de Forbin s’embarqua à Toulon le 22 août 1817, sur la division navale
composée de la frégate La Cléopâtre, de la corvette L’Espérance, des gabarres La Surveillante et L’Active. Il avait pour compagnons de voyage, M. l’abbé de Janson, missionnaire,
M. Huyot, architecte, M. Prévôt, auteur des beaux Panoramas, et l’infortuné M. Cochereau,
peintre et neveu de M. Prévôt. La flotte se trouva le jour de la
Saint-Louis
à la vue de la côte de Tunis. « M. l’abbé de Janson célébra la messe sur le
gaillard d’arrière. Vingt et un coups de canon et des cris de Vive le
Roi ! saluèrent le rivage où Saint Louis rendit à Dieu sa grande âme. Ce noble
souvenir frappa tout l’équipage. Quel rapprochement, en effet, quel spectacle que celui
de ce désert qui fut jadis témoin du deuil des lis, et qui conserve aujourd’hui les
ruines de Carthage73 ! »
Ôtez la religion de ce beau tableau, que restera-t-il ? Quelques ruines muettes, et la poussière d’un roi.
Le 30 août, près la côte de Cérigo, mourut le jeune Cochereau, qui
avait entrepris le voyage plein de joie et d’ardeur
74. Dans les projets de la vie on oublie trop
facilement cet accident de la mort qui abrège tous les projets. C’est pourquoi les hommes
ont raisonnablement fixé la patrie au lieu de la naissance, et non pas à celui de la mort,
toujours incertain :
Lyrnessi domus alta, solo Laurente sepulcrum.
Les voyageurs débarquent à Milo, où M. Huyot eut le malheur de se casser la jambe. M. le comte de Forbin, demeuré seul avec M. Prévôt, se hâta d’aller visiter Athènes.
Il faut lire la description d’Athènes dans le Voyage. M. le comte de
Forbin peint avec une expression heureuse ces ouvrages de Périclès, que nous avons
nous-même tant admirés. « Chacun d’iceux, dit Plutarque, dès lors qu’il fut
parfait, sentait déjà son antique quant à la beauté ; et néanmoins, quant à la grâce et
vigueur, il semble jusques aujourd’hui qu’il vienne tout fraîchement d’être fait et
parfait, tant il y a ne sais quoi de florissante nouveauté, qui empêche que l’injure du
temps n’en empire la vue, comme si chacun desdits ouvrages avait au-dedans un esprit
toujours rajeunissant, et une âme non jamais vieillissante, qui les entretînt en cette
vigueur. »
Le voyageur rencontra à Athènes notre ancien hôte, M. Fauvel, si digne de faire les honneurs de la Grèce. Nous voyons aussi que l’archevêque d’Athènes allait marier son neveu à la sœur de l’agent de France de Zéa. Cet agent est apparemment le fils de ce pauvre M. Pengali qui se mourait de la pierre lorsque nous passâmes dans son île, et qui n’en mariait pas moins une des quatre demoiselles Pengali, lesquelles chantaient en grec, Ah ! vous dirai-je, maman, pour nous adoucir les regrets de la patrie. Le fils de M. Pengali nous a écrit depuis la restauration ; il nous avait connu persécuté par Buonaparte pour notre attachement à la famille des Bourbons, il se figurait que nous devions être tout-puissant sous le roi. Nous nous sommes bien donné de garde de solliciter la faveur qu’il nous demandait auprès des ministres de S. M. : nous aurions craint de faire destituer le pauvre vice-consul, pour nous avoir jadis reçu, par la volonté des dieux, dans la maison de Simonide.
M. le comte de Forbin nous apprend encore, au sujet d’Athènes, que le docteur Avramiotti a écrit en grec une brochure contre nous. Est-ce qu’il y a des ministériels à Athènes ? S’ils sont pour Périclès, nous passons de leur côté ; mais s’ils sont pour Hyperbolus ou pour Critias, nous restons dans l’opposition. Nous ignorons ce que nous avons fait au docteur Avramiotti : nous le citons dans l’Itinéraire avec toute sorte de considération. Se serait-il fâché, parce que nous avons dit qu’il semblait un peu fatigué de notre visite ? Cela pourtant était tout simple : nous devions être très ennuyeux. Nous sommes donc aujourd’hui la fable et la risée d’Argos ? Nous tâcherons de nous en consoler, en songeant que depuis le temps de Clytemnestre on a tenu bien de mauvais propos dans cette ville.
Le voyageur se rembarque et poursuit sa course vers le Bosphore. Il voit en passant le cap Sunium, où nous nous arrêtâmes, prêt à quitter la Grèce. Arrivé à Constantinople, il se rend chez l’ambassadeur de France. « Les nobles qualités de M. de Rivière m’étaient connues, dit-il ; mais je découvris en lui chaque jour de plus hautes vertus sous les formes les plus franches et les plus aimables. » Nous n’eûmes point le bonheur de rencontrer M. de Rivière à Constantinople ; mais nous y fûmes reçus par M. le général Sébastiani avec une hospitalité que nous nous sommes plu à reconnaître, et que le changement des temps ne peut ni ne doit nous faire oublier.
Nous avons beaucoup de descriptions de Constantinople : il y en a peu qu’on puisse comparer, pour l’originalité et la parfaite ressemblance, à celle que l’on trouve dans le Nouveau Voyage du Levant : nous ne pouvons résister au plaisir de la transcrire.
« J’ai vu dans cette ville singulière, dit le voyageur, des palais d’une admirable élégance, des fontaines enchantées, des rues sales et étroites, des baraques hideuses et des arbres superbes. J’ai visité Sandalbezestan, Culchilarbezestan, où se vendent les fourrures. Partout le Turc me coudoyait, le Juif se prosternait devant moi, le Grec me souriait, l’Arménien voulait me tromper, les chiens me poursuivaient, et les tourterelles venaient avec confiance se poser sur mon épaule ; partout enfin on dansait et on mourait autour de nous. J’ai entrevu les mosquées les plus célèbres, leurs parvis, leurs portiques de marbres soutenus par des forêts de colonnes, et rafraichis par des eaux jaillissantes. Quelques monuments mystérieux, restes de la ville de Constantin, noircis, rougis par les incendies, sont cachés dans des maisons peintes, bariolées et souvent à demi brûlées. Les figures, les costumes, les usages, offrent partout le spectacle le plus pittoresque, le plus varié. C’est Tyr, c’est Bagdad, c’est le grand marché de l’Orient75. »
De Constantinople, M. le comte de Forbin descend à Smyrne, où il retrouve M. Huyot chez
les Pères de la Mission, « à qui, dit le voyageur, cet artiste doit
incontestablement la vie »
. On passe de Smyrne aux ruines d’Éphèse, dont la
description est un des plus beaux morceaux du voyage.
« Je parvins, dit M. Forbin, avec assez de difficulté, par une journée brûlante, jusqu’à la vaste enceinte du temple de Diane. L’ensemble paraît être de la grandeur du Louvre et des Tuileries, en y comprenant le jardin…… À la vue de ces constructions gigantesques, il est aisé de concevoir les dépenses qu’elles coûtèrent à tous les peuples de la Grèce et de l’Asie. On rencontre, derrière le temple de Diane, un monument circulaire orné de colonnes ; un autre de forme carrée, et au milieu un emplacement dont le pavé était de marbre. Un édifice assis sur des souterrains est entièrement tombé. Ces ruines composent un grand monticule entouré de plusieurs autres, tous formés des débris portant la merveilleuse empreinte du goût exquis des Grecs, à l’époque brillante de leur puissance, de leurs succès dans tous les genres.
« Quel sujet d’émotions plus profondes que celui de cette grande destruction ! Quelle terrible et singulière leçon que cette promenade d’une lieue où l’on marche sans cesse sur des décombres, où des matériaux d’une admirable richesse couvrent des plaines, des montagnes, des vallées, n’offrant d’asile qu’aux loups et à de nombreux sangliers ! La porte de la Persécution est un monument en marbre, construit des arrachements et des restes d’édifices postérieurs ; elle me rappela les monuments romains……… Le dernier tremblement de terre a renversé cette porte, qui était si bien conservée lorsque je la dessinai. On marche pendant un quart de lieue sur un terrain couvert d’un épouvantable chaos de pierres et de marbres amoncelés, empilés : frises, frontons, architraves, métopes, statues, tout ce qui charmait autrefois les yeux par sa régularité et sa perfection, les effraie aujourd’hui par la confusion de ses débris.
« Je suivis un aqueduc qui réunit dans les montagnes les eaux des sources les plus abondantes : il les amène encore ; mais personne ne va s’y désaltérer. Cette rivière, portée sur des murs élevés, rencontre enfin une brèche chargée de vignes sauvages : elle tombe alors en cascade, et sa nappe limpide se brise sur le dôme des ruines et des bains turcs.
« Les siècles les plus reculés et les âges de barbarie ont écrit leurs annales dans ce lieu des regrets, des hautes réflexions, où tout parle si noblement de la mort…
……………………………………………………………………………………………………………
« L’aspect général d’Éphèse me rappelait celui des marais Pontins. À l’heure où le soleil descendait dans la mer, l’harmonie des lignes, la vapeur chaude des lointains, le voile de cette heure mystérieuse, formaient un ensemble touchant et mélancolique, supérieur aux plus beaux paysages de Claude Lorrain. Peut-être un jour, me disais-je, un homme des Florides viendra-t-il visiter ainsi les ruines de ma patrie, et, comme dans Éphèse, quelques noms seuls demeureront debout au milieu de la poussière des marbres et de la cendre du cèdre et de l’airain. Je me rappellerai longtemps l’impression douce et triste de cette soirée : les échos, cachés dans des conduits profonds, répétaient alors les moindres bruits ; le frémissement du vent dans les bruyères ressemblait à des clameurs souterraines ; l’imagination croyait entendre les derniers sons de l’hymne des prêtres de Diane, ou les chants des premiers chrétiens autour de l’apôtre d’Éphèse76. »
D’Éphèse on arrive à Saint-Jean-d’Acre ; on suit le voyageur à Césarée, à Jafa, à Jérusalem, à la Mer Morte, au Jourdain ; on revient avec lui à Jafa ; on l’accompagne avec le plus vif intérêt à Ascalon et dans le désert qu’il traverse pour se rendre à Damiette ; on remonte le Nil avec lui jusqu’au Caire, de là jusqu’à Thèbes où se termine sa course, comme arrêtée par des monceaux de ruines. L’Égypte ressemble à ses colosses : renversée dans le sable, l’œil du voyageur qui n’aurait pu l’embrasser tandis qu’elle était debout, en mesure avec étonnement les proportions gigantesques et les énormes débris. On remarque un contraste singulier dans les monuments égyptiens : immenses en dehors, en dedans leurs dimensions sont resserrées. Dans ce vaste tombeau qui semble écraser la terre, dans cette haute pyramide qu’on aperçoit à quinze lieues de distance, on ne peut entrer qu’en se courbant. Tandis que sa masse indestructible annonce extérieurement la grandeur et l’immortalité du génie, sa capacité intérieure offre à peine la place d’un petit cercueil : ainsi ce tombeau semble faire le partage exact des deux natures de l’homme.
C’est avec un charme particulier qu’en parcourant les tableaux de M. le comte de Forbin, nous reconnaissons dans ses personnages, nos anciens hôtes, ces vertueux Pères de Terre-Sainte, encore plus malheureux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils nous reçurent dans toute la charité évangélique. Nous avons revu, non sans attendrissement, le nom du Père Clément Perez et celui du bon Père Munoz au cœur limpide e bianco ; nous nous sommes réjoui en apprenant que M. Drovetti occupe une place auprès du pacha d’Égypte ; mais puisqu’il devait adopter une patrie étrangère, nous aurions mieux aimé que celle qu’il a si honorablement servie, l’eût reconnu pour son enfant. Homère était bien heureux. Lui donnait-on l’hospitalité, il mettait le nom de son hôte dans ses ouvrages, et voilà son hôte immortel : nous autres obscurs voyageurs nous ne pouvons payer les soins qu’on a pris de nous que par une stérile reconnaissance.
Nous sommes obligé d’abréger les citations de l’ouvrage de M. le comte de Forbin, parce
qu’il faudrait trop citer ; mais nous recommandons particulièrement aux lecteurs les
descriptions d’Ascalon et de Césarée, de ces deux villes encore debout, mais sans
habitants, telles que le prophète nous représente Jérusalem assise dans la solitude, ou le
port de Tyr battu par une mer sans vaisseaux. On lira avec plaisir la touchante histoire
d’Ismayl et de Maryam. Parmi les dessins il faut remarquer celui de la mosquée d’El-Haram,
et une vue de Jérusalem prise de la vallée de Josaphat. En véritable peintre, M. le comte
de Forbin a saisi le moment d’un orage, et c’est à la lueur de la foudre qu’il nous montre
la cité des miracles. Il nous pardonnera de rappeler quelques lignes de l’Itinéraire qui nous serviront à décrire son tableau : « L’aspect de la
vallée de Josaphat est désolé : le côté occidental est une haute falaise de craie qui
soutient les murs gothiques de la ville, au-dessus desquels
on aperçoit
Jérusalem ; le côté oriental est formé par le mont des Oliviers et par la montagne du
Scandale……… Les pierres du cimetière des Juifs se montrent comme un amas de débris au
pied de la montagne……… À la tristesse de Jérusalem, dont il ne s’élève aucune fumée,
dont il ne sort aucun bruit ; à la solitude des montagnes où l’on n’aperçoit pas un être
vivant ; au désordre de toutes ces tombes fracassées, brisées, demi-ouvertes, on dirait
que la trompette du jugement s’est déjà fait entendre, et que les morts vont se lever
dans la vallée, de Josaphat. »
On ne saurait trop louer le voyageur d’avoir porté dans la Terre-Sainte des sentiments
graves : avec un esprit de doute et de moquerie il n’aurait rien vu, et il aurait tout
défiguré. Nous admirons le grand Voyage d’Égypte ; nous rendons hommage
aux gens de lettres et aux artistes qui l’ont exécuté ; mais nous souffrons quand nous
voyons commenter les livres de Moïse avec une assurance qui fait de la peine, pour peu
qu’on ait quelque connaissance des langues originales. Expliquer la colonne de nuée et de
feu qui conduisait les Hébreux dans le Désert,
par un réchaud
cylindrique dans lequel on entretient un feu vif et brillant, en
y brûlant des morceaux très secs de sapin
, n’est-ce pas une
imagination un peu trop philosophique ? L’auteur a-t-il trouvé l’histoire de ce réchaud
dans quelque antique manuscrit arraché au tombeau d’Osymandué ? Non : il s’appuie de
l’autorité du xxive
numéro d’un journal intitulé Le Courrier de l’Égypte, imprimé au Caire, où Buonaparte avait établi la
liberté de la presse pour les Arabes. On nous permettra de nous en tenir à la version du
Pentateuque. Le texte ne dit point du tout un réchaud, mais une nuée ; nous ne voulons pas citer de l’hébreu. Les Septante et la Vulgate
traduisent exactement.
Heureusement il s’en faut beaucoup que tous les Mémoires du magnifique Voyage d’Égypte, soient écrits dans le même esprit, témoin ce passage où
M. de Rozière, ingénieur en chef au corps royal des mines, parle de l’expédition de Saint
Louis. « Alors, dit-il, la religion sincère, la foi chrétienne touchante et sublime
dans les grandes âmes, la brillante chevalerie ignorante et naïve, craignant le blâme
plus que la mort, pleine de nobles sentiments et d’illusions magnanimes, guidaient, loin
de leur pays, les enfants de la France. »
Voilà qui est beau, très beau. Quand
on aspire à l’immortalité, c’est une grande avance que d’être chrétien…
L’ouvrage de M. le comte de Forbin achèvera de prouver qu’on peut faire aujourd’hui promptement et facilement ce qui demandait autrefois beaucoup de temps et de fatigues. Un voyageur qui noliserait un vaisseau à Marseille, et qui partirait par les grands vents de l’équinoxe du printemps, pourrait jeter l’ancre à Jafa le vingtième jour après son départ, et peut-être même plus tôt ; le vingt et unième il serait à Jérusalem ; mettons huit jours pour voir les Lieux Saints, le Jourdain et la mer Morte, six semaines ou deux mois pour le retour : ce voyageur serait donc revenu dans sa famille avant qu’on eût eu le temps de s’apercevoir de son absence. Qui n’a trois mois à sa disposition ? Il ne serait pas plus long de se rendre chaque année à Athènes, à Thèbes, à Jérusalem, que d’aller passer l’été de châteaux en châteaux aux environs de Paris : on se délasserait des jardins anglais dans le potager d’Alcinoüs.
Les Français peuvent tirer un autre profit de leurs voyages ; ils peuvent se convaincre, en parcourant le monde, qu’il n’y a rien de plus beau et de plus illustre que leur patrie. Ils ne sauraient faire un pas dans l’Orient sans retrouver partout les immortels souvenirs de leur race, depuis ces chevaliers qui régnèrent à Constantinople, à Sparte, à Antioche, à Ptolémaïs, qui combattirent à Ascalon et à Carthage, jusqu’à ces quarante mille voyageurs armés qui vainquirent aux Pyramides, et battirent des mains aux ruines de Thèbes. Cette armée dont l’Arabe du désert raconte encore les hauts faits, vengea les chevaliers de la Massoure ; mais elle ne releva point à Jérusalem les deux sentinelles françaises qui gardent si fidèlement le Saint-Sépulcre : Godefroy de Bouillon et Baudouin son frère.
M. le comte de Forbin se montre partout bon Français, et il doit quelques-unes de ses plus belles pages aux inspirations puisées dans l’amour de son pays. Le poète de Smyrne promet des succès à ceux qui combattent περι πατρης, pour la patrie.
De quelques ouvrages historiques et littéraires
L’excellent ouvrage de critique de M. Dussault (Annales littéraires), nous fournit l’année dernière l’occasion de rappeler une partie de la gloire de la France, trop oubliée de nos jours. Du milieu des agitations politiques, nous allons encore cette année jeter un regard sur le paisible monde des muses, que nous regrettons de ne plus habiter. Cependant, pour goûter le repos des lettres, deux choses sont nécessaires : se compter pour rien et les autres pour tout, être sans prétention et sans envie. Alors on jouit de son propre travail comme d’une occupation qui remplit la vie sans la troubler : l’admiration que l’on n’a pas pour soi, on la garde entière pour les autres ; on s’enchante d’un beau livre dont on n’est pas l’auteur ; on a le plaisir du succès sans avoir eu la peine. Y a-t-il une jouissance plus pure que d’environner les talents des hommages qu’ils méritent, que de les signaler, de les faire sortir de la foule, et de forcer l’opinion publique à leur rendre la justice qu’elle leur refuse peut-être ?
Examinons quelques-uns des ouvrages nouvellement ◀publiés▶, et que l’amour des lettres nous console un moment des haines politiques.
Les premières annales des peuples ont été écrites en vers. Les muses se chargent de raconter les mœurs des nations, tant que ces mœurs sont héroïques et innocentes ; mais lorsque les vices et la politique surviennent, les filles du ciel abandonnent le récit de nos erreurs au langage des hommes. Les ouvrages historiques se multiplient de nos jours, et force nous est de les produire, car l’histoire se plaît dans les révolutions : il lui faut des malheurs pour juger sainement les choses ; quand les empires sont debout, sa vue ne peut atteindre leur hauteur ; elle n’apprécie l’étendue du monument que lorsqu’elle en peut mesurer les ruines.
L’Histoire du Béarn mérite de fixer l’attention des lecteurs ; elle renferme dans un excellent volume tout ce que Froissard, Clément, de Marca, Auger-Gaillard, Chappuis, de Vic et dom Vaissette nous ont appris sur les devanciers et sur la patrie d’Henri IV. Ce petit modèle de goût et de clarté n’a pas la majesté historique, mais il a tout le charme des Mémoires : c’est un ouvrage posthume de M. de Baure. L’historien dont les travaux sont destinés à ne paraître qu’après sa mort, doit inspirer de la confiance. Quel intérêt aurait-il à se porter en faux témoin au tribunal de la postérité ? Voué en secret à l’histoire comme à un sacerdoce redoutable, il n’attend de son vivant aucune récompense. Retranché, pour ainsi dire, derrière sa tombe, il s’y défend contre les passions des hommes, et déjà semble habiter ces régions incorruptibles où tout est vérité en présence de l’éternelle vérité.
L’ouvrage solide et important, connu sous le nom Histoire de Venise,
fait grand honneur au beau-frère de M. de Baure. En voyant les monuments et les mœurs de
l’Italie, on est tenté de croire que des peuples dont le passé est si
sérieux, et le présent si riant, ont été formés par la philosophie d’Horace. D’une part
silence et ruines ; de l’autre chants et fêtes. Cela ne rappelle-t-il pas ces passages du
poète de Tibur : « Hâtons-nous de jouir… Le temps fuit… Il faudra quitter cette
terre… » Carpe diem… Fugaces labuntur anni… Linquenda tellus…
et toutes ces maximes qui cherchent à donner au plaisir la gravité de la vertu ?
L’Histoire de Venise n’est peut-être pas sans quelques défauts, mais ces défauts tiennent plus à l’esprit du siècle qu’au bon esprit de l’auteur. On s’imagine aujourd’hui que l’impartialité historique consiste dans l’absence de toute doctrine, que l’historien doit rester impassible entre le vice et la vertu, le juste et l’injuste, la raison et l’erreur, le droit et le fait : c’est remonter à l’enfance de l’art, et réduire l’histoire à une table chronologique.
L’esprit moderne croit encore que certains faits religieux sont au-dessous de la dignité de l’histoire ; et pourtant l’histoire, sans religion, ne peut avoir aucune dignité. Il ne s’agit pas de savoir si réellement Attila fut éloigné de Rome par l’intervention divine, mais si les chroniques du temps ont attesté le miracle. Le bras du Tout-Puissant, arrêtant le ravageur du monde au pied de ce Capitole que ne défendent plus les Manlius et les Camille ; le Fléau de Dieu, reculant devant le prêtre de Dieu, n’est point un tableau qui déroge à la dignité de l’histoire. Ce sont là les mœurs ; il les faut peindre : et, si vous ne les peignez pas, vous êtes infidèle. Toute l’antiquité a ◀publié▶ qu’une puissance surnaturelle dispersa les Gaulois aux portes du temple de Delphes. Thucydide, Xénophon, Tite-Live, Tacite, n’ont jamais manqué de raconter les prodiges que les dieux font pour la vertu, ou dont ils épouvantent le crime : l’histoire a cru, comme la conscience de Néron, qu’un bruit de trompettes sortait du tombeau d’Agrippine.
Nous hasardons ces réflexions plutôt comme des doutes que comme des critiques. Nous cherchons à nous éclairer : nous ne saurions mieux nous adresser, pour obtenir les lumières qui nous manquent, qu’à l’auteur dont l’ouvrage nous occupe dans ce moment. Quelques autres observations nous resteraient à faire ; nous les supprimons dans la crainte d’être soupçonné par M. le comte Daru de n’avoir point oublié l’Examen du Génie du Christianisme 77. Nous ne nous en souvenons néanmoins que pour remercier l’aristarque de la justesse de ses critiques, et de l’indulgence de ses éloges.
Plus heureux ou plus malheureux que M. Daru, M. Royou a consacré ses études à sa patrie. Quand il raconte l’honneur, la fidélité, le dévouement de nos aïeux pour leurs souverains légitimes, on voit qu’il a trouvé dans son cœur les antiques documents de son histoire78. Cette loyauté de l’auteur répand un grand intérêt sur l’ouvrage, et il tire de son amour pour nos rois l’énergie que Tacite puisait dans sa haine pour les tyrans. Au reste s’il fut jamais moment propre à écrire notre histoire, c’est celui où nous vivons. Placés entre deux empires, dont l’un finit et dont l’autre commence, nous pouvons, avec un fruit égal, porter nos yeux dans le passé et dans l’avenir. Il reste encore assez de monuments de la monarchie qui tombe pour la bien connaître, tandis que les monuments de la monarchie qui s’élève nous offrent, au milieu des ruines, le spectacle d’un nouvel univers. Plus tard, les traditions seront effacées ; un peuple récent foulera sans les connaître les tombes des vieux François, les témoins des anciennes mœurs auront disparu, et les débris même de l’empire de Saint Louis, emportés par les flots du temps, ne serviront plus à marquer le lieu du naufrage.
M. Petitot s’est chargé de recueillir une partie de ces débris précieux. Il veut nous donner la collection complète des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, depuis le siècle de Philippe-Auguste jusqu’au commencement du dix-septième siècle. Cette collection avait déjà été entreprise. Commencée sur un mauvais plan, conduite avec peu de savoir, de critique et de soin, elle est en tout très inférieure à celle que M. Petitot ◀publie▶ aujourd’hui. Les deux derniers volumes de cette première collection parurent sous le règne de Buonaparte, et sont dédiés au prince Murat.
Toutefois, il eût été désirable que le nouvel éditeur eût travaillé sur un plan plus vaste. Pourquoi ne se serait-il pas attaché à continuer, avec les autres savants qui s’en occupent, le Recueil des Historiens de dom Bouquet ? Les Mémoires, et surtout les très anciens Mémoires, ne s’éloignent guère des histoires générales du même temps. Nous avouons que nous sentons peu la différence qui existe entre les Chroniques de Saint-Denis, celles de Flandre et de Normandie, entre les Chroniques de Froissard et de Monstrelet, et les Mémoires de Villehardouin et de Joinville. Il nous semble donc qu’au lieu de faire deux classes des Histoires et des Mémoires, on devrait les réunir ; c’est même le plan que l’on a suivi jusqu’ici pour les trois Races, dans le grand Recueil de dom Bouquet. En effet, l’Histoire de Grégoire de Tours n’est pas autre chose que des Mémoires, puisqu’on y trouve mêlées les propres aventures de l’auteur et une foule d’anecdotes étrangères à l’histoire générale. Les Gestes de Dagobert, la Vie de Charlemagne par Eginhard, celle de Louis le Débonnaire par l’Anonyme dit l’Astronome, la Vie de Robert par Helgaud, de Conrad II par Vippon, de Philippe-Auguste par Riggord, sont autant de Mémoires particuliers. À commencer à l’époque des Mémoires français, c’est-à-dire à l’époque où Villehardouin écrivait, on aurait pu donner tour à tour un volume des chroniqueurs latins, des Mémoires français en prose, des Vies ou Chroniques en carmes ou vers. C’eût été encore rentrer dans le plan de dom Bouquet. Son recueil contient des extraits des grandes et petites Chroniques de Saint-Denis, des fragments des Chroniques de Normandie, des vers, en latin du moyen âge et en vieil allemand, tout aussi barbares que nos poèmes français historiques. Ces poèmes sont, il est vrai, difficiles à dévorer ; mais on y trouve bien des choses, et ils servent à éclairer des points obscurs de notre histoire. Par exemple, sans un poème sur le combat des Trente, conservé à la Bibliothèque du Roi, nous ignorerions si les champions de ce fameux combat étaient tous à cheval, ou si les chevaliers bretons ne durent la victoire qu’à l’avantage qu’obtint Montauban, en combattant seul monté sur un coursier. Cela n’était guère probable : quand il s’agit d’honneur, on peut s’en fier aux Bretons. Mais enfin le fait était resté sans preuve. Un vers du poème lève toutes les difficultés :
Et d’un côté et d’autre tous à cheval seront79.
La Bretagne vient d’ériger un monument à la mémoire de ses Trente Héros. On peut toujours dire des Bretons modernes combattant pour leur roi, ce qu’on disait de leurs ancêtres : On n’a pas fait plus vaillamment depuis le combat des Trente.
M. Petitot aurait été plus capable qu’un autre d’enrichir un grand travail de savantes préfaces à la manière des Baluze et des Bignon sur les lois des Francs et sur les Capitulaires ; des Pithou, des Duchesne, des dom Bouquet, des Valois, des Mabillon sur nos historiens ; des de Laurière, des Secousse, des Vilevaut, des Brequigny et des Pastoret, sur les ordonnances de nos rois.
Les nouveaux volumes ◀publiés▶ par M. Petitot,
achèvent l’Histoire de du
Guesclin, et contiennent les charmants Mémoires de Boucicaut. Christine de
Pisan, qui avait précédé ces derniers Mémoires, est à la fois sèche et diffuse.
L’éditeur a préféré les Anciens Mémoires de du Guesclin, écrits par
Le Febvre, à tous les autres. Il a peut-être eu raison en ce sens qu’ils sont les plus
complets, mais ils sont pour ainsi dire modernes, et ils n’ont pas la naïveté de l’Histoire de Messire Bertrand du Guesclin, escrite en prose à la requeste de
Jean d’Estourville, et mise en lumière par Claude Mesnard. C’est là qu’on voit, dit
Mesnard,
une âme forte, nourrie dans le fer, et pétrie sous des
palmes
.
Cette Histoire de du Guesclin nous fait souvenir qu’en bon Breton nous avons plusieurs fois été tenté d’écrire la vie du bon connétable. Notre dessein de travailler sur l’Histoire générale de France nous a fait abandonner cette idée. Ensuite l’histoire vivante est venue nous arracher à l’histoire morte. Comment s’occuper du passé quand on n’a pas de présent ?
Suite
Après avoir traité de l’histoire, il conviendrait de parler des sciences ;
mais nous manquons de ce courage, si commun aujourd’hui, de raisonner sur des choses que
nous n’entendons pas. Dans la crainte de prendre le Pyrée pour un homme, nous nous
abstiendrons. Néanmoins nous ne pouvons résister à l’envie de dire un mot d’un ouvrage de
science que nous avons sous les yeux. Il est intitulé : De l’auscultation
médiate. Au moyen d’un tube appliqué aux parties extérieures du corps, notre savant
compatriote breton, le docteur Laënnec, est parvenu à reconnaître, par la nature du bruit
de la respiration, la nature des affections du cœur et de la poitrine. Cette belle
et grande découverte fera époque dans l’histoire de l’art. Si l’on pouvait
inventer une machine pour entendre ce qui se passe dans la conscience des hommes, cela
serait bien utile dans le temps où nous vivons. « C’est dans son génie que le
médecin doit trouver les remèdes »
, a dit un autre médecin dans ses ingénieuses
Maximes ; et l’ouvrage du docteur Laënnec prouve la justesse de cette
observation. Nous pensons aussi, comme l’Ecclésiastique, « que toute médecine vient
de Dieu, et qu’un bon ami est la médecine du cœur »
. Mais retournons aux choses
de notre compétence.
M. de Bonald et M. l’abbé de La Mennais nous ont donné, dans le cours de cette année, le premier, des Mélanges philosophiques, politiques et littéraires ; le second, des Réflexions sur l’état de l’Église de France. Nommer ces deux hommes supérieurs, c’est en faire l’éloge. Les royalistes, qui les comptent avec orgueil dans leurs rangs, les présentent à leurs amis et à leurs ennemis. Ils prouvent l’un et l’autre que les vrais talents sont presque toujours du côté de la vertu, et que la probité est une partie essentielle du génie.
On ◀publie▶ dans ce moment une édition complète des Œuvres de madame de Staël. Le temps où l’auteur de Corinne sera jugé avec impartialité, n’est pas encore venu. Pour nous, que le talent séduit, et qui ne faisons point la guerre aux tombeaux, nous nous plaisons à reconnaître dans madame de Staël, une femme d’un esprit rare ; malgré les défauts de sa manière, elle ajoutera un nom de plus à la liste de ces noms qui ne doivent point mourir. Quand on a connu la fille de M. Necker, et toutes les agitations dont elle remplissait sa vie, combien on est frappé de la vanité des choses humaines ! Que de mouvement, pour tomber dans un repos sans fin ! que de bruit pour arriver à l’éternel silence ! Madame de Staël rechercha peut-être un peu trop des succès qu’elle était faite pour obtenir sans se donner tant de peines. F. de la célébrité, s’il faut courir après elle ! Le bonhomme La Fontaine traita la gloire comme il conseille de traiter la fortune : il l’attendit en dormant, et la trouva le matin assise à sa porte.
Pour rendre madame de Staël plus heureuse, et ses ouvrages plus parfaits, il eût suffi de lui ôter un talent. Moins brillante dans la conversation, elle eût moins aimé le monde qui fait payer cher les plaisirs qu’il donne, et elle eût ignoré les petites passions de ce monde. Ses écrits n’auraient point été entachés de cette politique de parti, qui rend cruel le caractère le plus généreux, faux le jugement le plus sain, aveugle l’esprit le plus clairvoyant ; de cette politique qui donne de l’aigreur aux sentiments et de l’amertume au style, qui dénature le talent, substitue l’irritation de l’amour-propre à la chaleur de l’âme, et remplace les inspirations du génie par les boutades de l’humeur.
Ce n’est pas sans un sentiment pénible que nous retrouvons cette politique dans un
dernier ouvrage de M. Ballanche. Cet ouvrage, qui n’est qu’un simple dialogue entre un
vieillard et un jeune homme, a quelque chose dans le style et dans les idées, de calme, de
doux et de triste. Le début rappelle celui de la République, ou plutôt
des Lois de Platon. Que l’auteur d’Antigone
s’abandonne désormais à ses penchants naturels ; qu’il apprécie mieux les trésors qu’il
possède, et qu’il répande dans ses écrits la sérénité, la candeur, la tranquillité de
l’âme :
O fortunatos…… sua si bona norint !
Qu’il nous
laisse à nous, tristes enfants des orages, le soin d’agiter ces questions d’où sortent à
peine quelques vérités arides ; vérités qui souvent ne valent pas les agréables mensonges
de ces romans dont nous allons parler.
Romans
Les peuples commencent par la poésie, et finissent par les romans : la fiction marque l’enfance et la vieillesse de la société. De tous les habitants de l’Europe, les Français, par leur esprit et leur caractère, se prêtent le moins aux peintures fantastiques. Nos mœurs, qui conviennent aux scènes de la comédie, sont peu propres aux intrigues du roman ; tandis que les mœurs anglaises, qui se plient à l’art du roman, sont rebelles au génie de la comédie : la France a produit Molière, l’Angleterre Richardson. Faut-il nous plaindre ou nous féliciter de ne pouvoir offrir de personnages au romancier, et de modèles à l’artiste ? Trop naturels pour les premiers, nous le sommes trop peu pour les seconds. Il n’y a guère que la mauvaise société dont on ait pu supporter le tableau dans les romans français : Manon Lescaut en est la preuve. Madame de La Fayette, Le Sage, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, ont été obligés, pour réussir, d’établir leurs théâtres, et de prendre leurs personnages hors de leurs temps ou de leur pays.
Il est possible que l’influence de la révolution change quelque chose à ces vérités générales. Nous remarquons, en effet, que la société nouvelle, à mesure qu’elle présente moins de sujets à la comédie, fournit plus de matériaux au roman : ainsi la Grèce passa des jeux de Ménandre aux fictions d’Héliodore.
Ces changements s’expliquent : lorsque la société bien organisée a atteint le dernier degré du goût, et le plus haut point de la civilisation, les vices, obligés de se cacher, forment avec les convenances du monde un contraste dont la comédie saisit le côté risible ; mais, lorsque la société se déprave, que de grands malheurs la font rétrograder vers la barbarie, les vices qui se montrent à découvert, cessent d’être ridicules en devenant affreux : la comédie, qui ne peut plus les couvrir de son masque, les abandonne au roman pour les exposer dans leur nudité. Car, chose singulière ! les romans se plaisent aux peintures tragiques ; tant l’homme est sérieux, même dans ses fictions !
Les romans du jour sont donc, en général, d’un intérêt supérieur à celui de nos anciens romans. Des aventures qui ont cessé d’être renfermées dans les boudoirs, des personnages que ne défigurent point les modes du siècle de Louis XV, captivent l’esprit par l’illusion de la vraisemblance. Les passions aussi sont devenues plus vraies à mesure que les mœurs, quoique moins bonnes, sont devenues plus naturelles : c’est ce que l’on sentira à la lecture du Jean Sbogar de M. Ch. Nodier, ou de l’épisode du beau Voyage de M. de Forbin, ou des Mémoires d’un Espagnol, ou du Pétrarque de Mme de Genlis.
Nous avons eu occasion d’examiner autrefois quelle a été l’influence du christianisme dans les lettres, et comment il a modifié nos pensées et nos sentiments. Presque toutes les fictions des auteurs modernes ont pour base une passion née des combats de la religion contre un penchant irrésistible. Dans Lionel, par exemple, cette espèce d’amour inconnu à l’antiquité païenne, vient remplir la solitude où l’honneur a placé un Français fidèle à son roi. Cet ouvrage, qui se fait remarquer par les qualités et les défauts d’un jeune homme, promet un écrivain de talent. Nous louerions davantage le modeste anonyme, si des critiques n’avaient cru devoir avancer qu’il s’est formé à ce qu’ils veulent bien appeler notre école. Nous ne pensons pas que la chose soit vraie ; mais, en tous cas, nous inviterions l’auteur de Lionel à choisir un meilleur modèle : nous sommes en tout un mauvais guide ; et, quand on veut parvenir, il faut éviter la route que nous avons suivie.
Voyages.
Enfin nous entrons dans notre élément ; nous arrivons aux voyages : parlons-en tout à notre aise ! Ce n’est pas sans un sentiment de regret et presque d’envie, que nous avons lu le récit de la dernière expédition des Anglais au pôle arctique. Nous avions voulu jadis découvrir nous-mêmes, au nord de l’Amérique, les mers vues par Heyne, et depuis par Mackenzie ; la narration du capitaine Ross nous a donc rappelé les rêves et les projets de notre jeunesse. Si nous avions été libres, nous aurions sollicité une place sur les vaisseaux qui ont recommencé le voyage cette année : nous hivernerions maintenant dans une terre inconnue, ou bien quelque baleine aurait fait justice de nos prophéties et de nos courses. Sommes-nous plus en sûreté ici ? Qu’importe d’être écrasé sous les débris d’une montagne de glace, ou sous les ruines de la monarchie ?
Une chose touchante dans le journal du dernier voyage à la baie de Baffin, est la précaution prise de rappeler les chasseurs anglais, quand les Esquimaux de la tribu nouvellement découverte, venaient visiter les vaisseaux : ces sauvages, isolés du reste du monde, ignoraient la guerre, et le capitaine Ross ne voulait pas leur donner la première idée du meurtre et de la destruction. Au reste, ce sont de grands penseurs que ces Esquimaux : ils tiennent pour certain que nos esprits s’en vont dans la lune ; c’est aussi l’opinion du chantre de Roland. À voir ce qui se passe aujourd’hui en France, le philosophe Otouniah et le sage Arioste pourraient bien avoir raison.
Laissons ces régions désolées pour suivre notre illustre ami, M. le baron de Humboldt, dans les belles forêts de la Nouvelle-Grenade. Le Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, fait en 1799-1804, est un des plus importants ouvrages qui aient paru depuis longues années. Le savoir de M. le baron de Humboldt est prodigieux ; mais ce qu’il y a peut-être de plus étonnant encore, c’est le talent avec lequel l’auteur écrit dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Il a peint avec une vérité frappante les scènes de la nature américaine. On croit voguer avec lui sur les fleuves, se perdre avec lui dans la profondeur de ces bois qui n’ont d’autres limites que les rivages de l’Océan et la chaîne des Cordillères ; il vous fait voir les grands déserts dans tous les accidents de la lumière et de l’ombre, et toujours ses descriptions, se rattachant à un ordre de choses plus élevé, ramènent quelque souvenir de l’homme, ou des réflexions sur la vie ; c’est le secret de Virgile :
Optima quæque dies miseris mortalibus aeviPrima fugit.
Pour louer dignement ce Voyage, le meilleur moyen serait d’en
transcrire des passages ; mais l’ouvrage est si célèbre, la réputation de l’auteur est si
universelle, que toute citation devient inutile. M. le baron de Humboldt, bien que
protestant de religion, et professant en politique ces sentiments d’une liberté sage que
tout homme généreux trouve au fond de son cœur ; M. de Humboldt, disons-nous, n’en rend
pas moins hommage aux missionnaires qui se consacrent à l’instruction des Sauvages. Il
juge avec la même équité les mœurs de ces mêmes Sauvages ; il les représente telles
quelles sont, sans dissimuler ce qu’elles
peuvent avoir d’innocent et
d’heureux, mais sans faire aussi de la hutte d’un Indien la demeure préférée de la vertu
et du bonheur. À l’exemple de Tacite, de Montaigne et de Jean-Jacques Rousseau, il ne loue
point les Barbares pour satiriser l’état social. Le discours de
Jean-Jacques Rousseau sur l’Origine de l’inégalité des conditions, n’est
que la paraphrase éloquente du chapitre de Montaigne sur les Cannibales.
« Trois d’entre eux, dit-il (trois Iroquois), ignorants combien coustera un jour à
leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce
commerce naistra leur ruine, …… furent à Rouen, du temps que le feu roy Charles
neufviesme y estoit : le roy parla à eux longtemps ; on leur fit voir nostre façon,
nostre pompe, la forme d’une belle ville : aprez cela quelqu’un en demanda leur advis,
et voulut scavoir d’eulx ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable : ils respondirent
trois choses, dont j’ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry ; mais j’en ay
encores deux en mémoire. Ils dirent……… qu’ils avaient apperçeu qu’il y avait parmy nous
des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez
estoient mendiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté, et trouvoient
estrange
comme ces moitiez ici nécessiteuses, pouvoient souffrir une telle
injustice, qu’ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou missent le feu à leurs
maisons. Je parlay à l’un d’eulx fort long-temps……… Sur ce que je lui demanday quel
fruict il recevoit de la supériorité qu’il avait parmi les siens, car c’estoit un
capitaine, et nos matelots le nommoient rôy, il me dict que c’estoit, marcher le premier
à la guerre : de combien d’hommes il estoit suivi ; il me montra une espace de lieu,
pour signifier que c’estoit autant qu’il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit
estre quatre ou cinq mille hommes : si hors la guerre toute son auctorité estoit
expirée ? il dict qu’il luy en restoit cela, que, quand il visitoit les villages qui
despendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois,
par où il peust passer bien à l’ayse. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ! ils ne
portent point de hault de chausses. »
Voilà bien Montaigne et ces tours imprévus, imités depuis par La Bruyère. Ce qui choquait donc le malin seigneur, gascon et l’éloquent sophiste de Genève, était ce mélange odieux de rangs et de fortunes, de jouissances extraordinaires et de privations excessives ; qui forme en Europe ce qu’on appelle la société.
Mais il arrive un temps où les hommes, trop multipliés, ne peuvent plus vivre de leurs chasses. Il faut alors avoir recours à la culture. La culture entraîne des lois, les lois des abus. Serait-il raisonnable de dire qu’il ne faut point de lois, parce qu’il y a des abus ? Serait-il sensé de supposer que Dieu a rendu l’état social le pire de tous, lorsque cet état paraît être l’état le plus commun chez les hommes ?
Que si ces lois qui nous courbent vers la terre, qui obligent l’un à se sacrifier à l’autre, qui font des pauvres et des riches, qui donnent tout à celui-ci, ravissent tout à celui-là ; que si ces lois semblent dégrader l’homme en lui enlevant l’indépendance naturelle, c’est par cela même que nous l’emportons sur les Sauvages. Les maux, dans la société, sont la source des vertus. Parmi nous la générosité, la pitié céleste, l’amour véritable, le courage dans l’adversité, toutes ces choses divines sont nées de nos misères. Pouvez-vous ne pas admirer le fils qui nourrit de son travail sa mère indigente et infirme ? Le prêtre charitable qui va chercher, pour la secourir, l’humanité souffrante dans les lieux où elle se cache, est-il un objet de mépris ? L’homme qui, pendant de longues années, a lutté noblement contre le malheur, est-il moins magnanime que le prisonnier sauvage dont tout le courage consiste à supporter des souffrances de quelques heures ? Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant ; si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l’ordre social que dans l’ordre naturel, l’état de société, qui nous rapproche le plus de la Divinité, est donc un état plus sublime que celui de nature.
M. de Humboldt a été guidé par le sentiment de ces vérités, lorsqu’il a parlé des peuples sauvages : la sage économie de ses jugements et la pompe de ses descriptions décèlent un maître qui domine également toutes les parties de son sujet et de son style.
Ici nous terminerons cet article : nous avons payé notre tribut annuel aux Muses. Aux époques les plus orageuses de la révolution, les lettres étaient moins abandonnées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Sous l’oppression du directoire, et même pendant le règne de la terreur, le goût des beaux-arts se montra avec une vivacité singulière. C’est que l’espérance renaissait de l’excès des maux : notre présent était sans joie, mais nous comptions sur un meilleur avenir : nous nous disions que notre vieillesse ne serait pas privée de la lyre :
Nec turpem senectamDegere, me citharâ carentem.
Derrière la révolution, on voyait alors la monarchie légitime ; derrière la monarchie légitime on voit aujourd’hui la révolution. Nous allions vers le bien, nous marchons vers le mal. Et quel moyen de s’occuper de ce qui peut embellir l’existence, au milieu d’une société qui se dissout. Chacun se prépare aux événements ; chacun songe à sauver du naufrage sa fortune ou sa vie ; chacun examine les titres qu’il peut avoir à la proscription, en raison de son plus ou moins de fidélité à la cause royale. Dans cette position, la littérature semble puérilité : on demande de la politique, parce qu’on cherche à connaître ses destinées ; on court entendre, non un professeur expliquant en chaire Horace ou Virgile, mais M. de Labourdonnaye défendant à la tribune les intérêts publics, faisant de chacun de ses discours un combat contre l’ennemi, et marquant son éloquence de la virilité de son caractère.
Sur l’Histoire des ducs de Bourgogne, de M. de Barante
L’Histoire de France est aujourd’hui l’objet de tous les travaux littéraires. Nous avons, dernièrement encore, parlé de la Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, depuis l’origine de la monarchie française jusqu’au treizième siècle, siècle où commence la collection de M. Petitot. L’infatigable président Cousin avait entrepris pour les historiens de l’empire d’Occident, ce qu’il avait fait pour les principaux auteurs de l’histoire Byzantine. Sa traduction (dont les deux premiers volumes imprimés contiennent Eginhard, Thégan l’Astronome, Nitard, Luitprand, Witikind, et les Annales de Saint-Bertin) était à peu près complète : ses manuscrits existent ; ils pourraient être d’un grand secours et épargner beaucoup de travail à M. Guizot. Les grandes Chroniques de Saint-Denis, ◀publiées▶ successivement dans le recueil de dom Bouquet, ne sont aussi, pour les premiers siècles de la monarchie, que des traductions des auteurs latins antérieurs à l’établissement de ces Chroniques.
D’un autre côté, M. Buchon a commencé une Collection des Chroniques écrites en langue vulgaire du treizième au seizième siècle, ouvrage différent de celui de M. Petitot, qui ne ◀publie▶ que les Mémoires. Il a débuté par une édition de Froissart, aidé dans ses propres recherches par les recherches de M. Dacier : c’est de tout point un important et consciencieux travail.
Enfin, la grande collection de dom Bouquet se continue : on remarque pourtant avec peine qu’elle a marché moins rapidement depuis la restauration que sous Buonaparte. Quelques savants Bénédictins, pendant l’usurpation, ne paraissaient survivre à leur société et à la monarchie que pour rendre les derniers honneurs à l’une, en achevant d’exhumer l’autre. Quand ces hommes de Clovis et de Charlemagne, que les siècles passés semblent avoir oubliés sur la terre, auront rejoint leurs générations contemporaines, qui parlera la double langue du Traité de Strasbourg ?
Il nous arrive ce qui est arrivé à tous les peuples : nous nous portons avec un sentiment de regret et de curiosité religieuse à l’étude de nos institutions primitives, par la raison même qu’elles n’existent plus. Il y a dans les ruines quelque chose qui charme notre faiblesse, et désarme, en la satisfaisant, la malignité du cœur humain. Aujourd’hui nous connaissons mieux qu’autrefois la vieille monarchie : lorsqu’elle était debout, notre œil embrassait mal ses vastes dimensions ; les grands hommes et les grands empires sont comme les colosses de l’Égypte, on ne les mesure bien que lorsqu’ils sont tombés.
Parmi les ouvrages historiques du moment, il faut surtout distinguer celui de M. de Barante.
Rien d’abord de plus heureusement choisi que le sujet.
Toute histoire qui embrasse un trop grand espace de temps manque d’unité et
épuise les forces de l’historien. L’Histoire des ducs de Bourgogne de la
maison de Valois n’a pas ce défaut capital : elle est resserrée toute entière entre
deux batailles célèbres, la bataille de Poitiers, où combattit et fut blessé, auprès du
roi son père, Philippe le Hardi, premier duc de Bourgogne de la maison de Valois, et la
bataille de Nanci, où fut tué Charles le Téméraire, dernier duc de cette race. À la fois
biographie et histoire générale, elle aurait pu être écrite par Plutarque et par Tacite.
Elle commence et elle finit comme un poème épique, s’égarant, sans se perdre, dans une
multitude d’aventures qui tiennent du merveilleux. Elle embrasse nos guerres civiles et
étrangères depuis le roi Jean jusqu’à Louis XI ? elle amène tour à tour sur la scène
Charles V et du Guesclin, Édouard III et le Prince-Noir, Charles VI et Isabeau de Bavière,
Henri V et ses frères, Charles VII, Agnès Sorel, la Pucelle d’Orléans, Richemont, Talbot,
La Hire, Xaintrailles et Dunois ; elle passe à travers les ravages des Compagnies et les
horreurs de la Jacquerie, à travers les insurrections populaires, les massacres et les
assassinats produits par les rivalités des Maisons de Bourgogne et d’Orléans. Et tout à
coup cette terrible histoire de quelques cadets
de la Maison de France vient
expirer aux pieds de ce personnage unique dans nos annales, de ce Louis XI, qui faisait
décapiter le connétable et emprisonner les pies et les geais instruits à dire, par les
bourgeois de Paris : « larron, va dehors ; va Pérette
80 » ; tyran justicier,
méprisé et aimé du peuple pour ses mœurs basses et sa haine des nobles ; opérant de
grandes choses avec de petites gens ; transformant ses valets en hérauts-d’armes, ses
barbiers en ministres, le grand-prévôt en compère, et deux bourreaux,
dont l’un était gai et l’autre triste, en compagnons ; regagnant par son
esprit ce qu’il perdait par son caractère ; réparant comme roi les fautes qui lui
échappaient comme homme ; brave chevalier à vingt ans, et pusillanime vieillard ; mourant
entouré de gibets, de cages de fer, de chausse-trappes, de broches, de chaînes appelées
les fillettes du roi, d’ermites, d’empiriques, d’astrologues, après
avoir créé l’administration française, rendu permanents les offices de judicature, agrandi
le royaume par sa politique et ses armes, et vu descendre au tombeau ses rivaux et ses
ennemis, Édouard d’Angleterre,
Galéas de Milan, Jean d’Aragon, le duc de
Bourgogne, et jusqu’à la jeune héritière de ce duc : tant il y avait quelque chose de
fatal attaché à la personne d’un prince qui, par
gentille
industrie
, dit Brantôme, empoisonna son frère, le duc de Guyenne,
lorsqu’il y pensait le moins
, priant la Vierge,
sa bonne dame, sa petite maîtresse, sa grande amie
,
de lui obtenir son pardon !
Quand Charles le Téméraire et Louis XI disparaissent, l’Europe féodale tombe avec eux ; Constantinople est pris ; les lettres renaissent dans l’Occident ; l’imprimerie est inventée, l’Amérique découverte, la grandeur de la maison d’Autriche commence par le mariage de l’héritière du duc de Bourgogne avec Maximilien ; Léon X, François Ier, Charles-Quint sont à peu de distance ; Luther, avec la réformation religieuse et politique, est à la porte ; et l’histoire des ducs de Bourgogne, en finissant, vous laisse au bord d’un nouvel univers.
Par un égal bonheur, les sources d’où découle l’histoire des ducs de Bourgogne sont abondantes. Nous avons, pour les cinq règnes compris entre la mort de Philippe de Valois et l’avènement de Charles VIII à la couronne, à peu près cent quatre-vingts manuscrits et cent quarante-trois mémoires et chroniques imprimés. Il faut ajouter à cela la collection des auteurs bourguignons et celle des auteurs anglais depuis Édouard III jusqu’à Édouard V, sans parler des documents du Trésor des Chartres et des Actes de Rymer. Au commencement et à la fin de ces histoires, on trouve Froissart et Philippe de Comines, l’Hérodote et le Thucydide de nos âges gothiques.
Les vignettes des manuscrits donnent l’idée la plus nette des usages du temps. On y voit des batailles, des cérémonies publiques, des prestations de foi et hommage, des intérieurs de maison et de palais, des vaisseaux, des chevaux, des armures, des vêtements de toutes les formes et de toutes les classes de la société.
M. de Barante s’est servi de ces matériaux en architecte habile. Il a ramené le goût pur de l’histoire et la simplicité de la bonne école. Point de déclamations, point de prétentions à la sentence ; rien de plus attachant et à la fois de plus grave que son récit. Il peint les mœurs sans avertir qu’il les peint ou qu’il va les peindre.
Lorsqu’on a vu naître parmi nous l’histoire prétendue philosophique, les auteurs nous ont dit : « Jusqu’à présent, on n’a fait que l’histoire des rois : nous allons tracer celle des peuples. Nous nous attacherons surtout à faire connaître les mœurs, etc. »
Et puis, ils ont cru s’élever au-dessus de leurs devanciers, en terminant leurs périodes par quelques lieux communs contre les crimes et les tyrans, et en nous disant, à la fin de chaque règne, comment en ce temps-là les habits étaient faits, quelle était la coiffure des femmes et la chaussure des hommes, comment on allait à la chasse, ce que l’on servait dans les repas, etc.
Les mœurs et les usages ne se mettent point à part dans le coin d’une histoire, comme on expose des robes et des ornements dans un vestiaire, ou de vieilles armures dans les cabinets des curieux ; ils doivent se montrer avec les personnages, et donner la couleur du siècle au tableau. Hérodote nous apprend les détails de la vie privée des peuples de sa patrie, digne aujourd’hui de son antique gloire, lorsqu’il nous représente les trois cents Spartiates, avant le combat des Thermopyles, se livrant aux exercices gymniques et peignant leurs cheveux, ou les Grecs assistant aux jeux olympiques après le même combat, et recevant, pour prix de la course, une couronne de cet olivier que l’on appelait l’olivier aux belles couronnes : ἐλαία καλλιστὲφανος.
Nous connaissons toute la vie d’un vieux Romain, lorsque les députés du sénat, allant
annoncer la dictature à Cincinnatus, le trouvent
dans son champ de quatre
arpents, conduisant la charrue, ou creusant un fossé. Ils le saluent, offrent aux dieux
des vœux pour sa prospérité et pour celle de la république, et le prient de prendre sa
toge pour entendre ce que lui demande le sénat. Cincinnatus, étonné, s’enquiert s’il est
arrivé quelque malheur, essuie la poussière et la sueur de son front, et envoie sa femme
Racilia chercher sa toge dans sa cabane :
Togam properè è tugurio
proferre uxorem Raciliam jubet
, dit Tite-Live.
Nous revoyons dans Tacite les dictateurs, mais les dictateurs perpétuels. Ils n’habitent
plus le tugurium, mais le palatium ; et, quand ils
descendent jusqu’à la villa, c’est pour s’y livrer à la débauche, ou
pour y méditer des forfaits. Le sénat ne leur, donne plus le pouvoir suprême pour prix de
leurs vertus, mais pour récompense de leurs crimes :
Cuncta scelerum
suorum pro egregiis accipi videt.
Avec nos vieux chroniqueurs, on voit tout, on est présent à tout : Froissart nous fait
assister aux festins d’Édouard III, aux combats de ses guerriers. La veille de l’affaire
du pont de Lussac, où le fameux Jean Chandos fut tué, il s’était arrêté sur le chemin dans
une hôtellerie : « Il était, dit Froissart, dans une grande cuisine près du foyer,
et se chauffait de feu de paille que son
héraut lui faisait, et causait
familièrement à ses gens, et ses gens à lui, qui volontiers l’eussent ôté de sa
mélancolie. »
Le lendemain Chandos partit, et rencontra les François, conduits
par messire Louis de Saint-Julien ; et Kerlouet le Breton. « Les Anglais se
placèrent sur un tertre, peut-être trois bouviers de terre en sus du
pont. »
On voit que Froissart compte à la manière d’Homère. Le bouvier est l’espace que deux bœufs peuvent labourer en un jour. Chandos parle
ensuite comme les héros de l’Iliade ; il raille les ennemis : « Entre nous,
Français, s’écrie-t-il, vous êtes trop malement bonnes gens d’armes ; vous chevauchez
partout à tête armée ; il semble que le pays soit tout vôtre, et pardieu non
est ! »
Il fut tué en combattant à pied, parce qu’il s’embarrassa « dans
un grand vêtement qui lui battait jusqu’à terre, armoyé de son armoirie d’un blanc
satin »
. « … Si commencèrent les Anglais à regretter et à doulorer moult
en disant : “Gentil chevalier, fleur de tout honneur ! Messire Jean Chandos ! à mal fut
le glaive forgé dont vous êtes navré et mis en péril de mort !” De ses amis et amies fut
plaint et regretté monseigneur Jean Chandos ; et le roi de France et les seigneurs de
France l’eurent tantôt pleuré. »
Cet art de nous transporter au milieu des
objets se fait remarquer chez nos
vieux écrivains jusque dans la satire historique. Thomas Arthus nous représente Henri III
couché dans un lit large et spacieux, se plaignant qu’on le réveille trop tôt à midi,
ayant un linge et un masque sur le visage, des gants dans les mains, prenant un bouillon
et se replongeant dans son lit. Dans une chambre voisine, Caylus, Saint-Megrin et Maugiron
se font friser, et achèvent la toilette la plus correcte : on leur arrache le poil des
sourcils, on leur met des dents, on leur peint le visage, on passe un temps énorme à les
habiller et à les parfumer. Ils partent pour se rendre dans la chambre de Henri III,
« branlant tellement le corps, la tête et les jambes, que je croyais à tout
propos qu’ils dussent tomber de leur long…… Ils trouvaient cette façon-là de marcher
plus belle que pas une autre. »
M. de Barante s’est pénétré de cette importante idée, qu’il faut faire passer les usages
et les mœurs dans la narration. Il décrit les batailles avec feu : on y assiste. Il faut
lire dans le livre second la fameuse aventure du connétable de Clisson et du duc de
Bretagne. Y a-t-il rien de plus animé que la peinture de ce qui advint après la signature
du traité entre le Dauphin et Jean-sans-Peur, au mois de juillet 1419 ? « La paix
des princes, dit l’historien, leur avait causé
(aux Parisiens) une grande
joie ; cependant ils ne voyaient pas qu’on s’occupât beaucoup à faire cesser les
désordres…… Mais les esprits furent encore bien plus tristement émus, lorsque le
29 juillet, vers le milieu de la journée, on vit arriver à la porte Saint-Denis une
troupe de pauvres fugitifs en désordre, et troublés d’épouvante. Les uns étaient blessés
et sanglants ; les autres tombaient de faim, de soif et de fatigue. On les arrêta à la
porte, leur demandant qui ils étaient, et d’où venait leur désespoir : Nous sommes de
Pontoise, répondirent-ils en pleurant ; les Anglais ont pris la ville ce matin ; ils ont
tué ou blessé tout ce qui s’est trouvé devant eux. Bienheureux qui a pu se sauver de
leurs mains ; jamais les Sarrasins n’ont été si cruels aux chrétiens qu’ils le sont.
— Pendant qu’ils parlaient arrivaient à chaque instant, vers la porte Saint-Denis et la
porte Saint-Lazare, des malheureux à demi nus, de pauvres femmes portant leurs enfants
sur les bras et dans une hotte, les unes sans chaperon, les autres avec un corset à demi
attaché ; des prêtres en surplis et la tête découverte. Tous se lamentaient : Ô mon
Dieu ! disaient-ils, préservez-nous du désespoir par votre miséricorde ; ce matin nous
étions encore dans nos maisons, heureux et
tranquilles ; à midi, nous
voilà, comme gens exilés, cherchant notre pain. — Les uns s’évanouissaient de fatigue ;
les autres s’asseyaient par terre, ne sachant que devenir ; puis ils parlaient de ceux
qu’ils avaient laissés derrière eux. »
Voilà la vraie manière de l’histoire : c’est excellent.
L’Histoire des ducs de Bourgogne est écrite sans esprit de parti, mais non pas avec cette impartialité contraire au génie de l’histoire, qui reste indifférente au vice et à la vertu. On a oublié dans l’école moderne que l’histoire est un tableau, et que si le jugement le composé, c’est l’imagination qui le colore. La véritable impartialité historique consiste à rapporter les événements avec une scrupuleuse exactitude, à respecter la chronologie, à ne pas dénaturer les faits, à ne pas donner à un personnage ce qui appartient à l’autre : le reste est laissé au sentiment libre de l’historien.
C’est ainsi que M. de Barante écrit nécessairement dans les idées qui dominent son
système politique. Quand il expose les crimes des classes secondaires de la société, avec
autant de sincérité que d’horreur, on sent qu’il y trouve une sorte d’excuse dans
l’oppression des peuples et des communes ; quand il raconte les vertus des
chevaliers, on entrevoit qu’il serait plus satisfait si ces vertus appartenaient à une
autre race d’hommes ; mais cela n’ôte rien à l’intégrité de son jugement, ni à la fidélité
de son pinceau. Chaque historien a son affection : Xénophon, Athénien, est Spartiate dans
son histoire ; Tite-Live est Pompéien et républicain sous Auguste ; Tacite, n’ayant plus
que des tyrans à maudire, se compose des modèles de vertus dans quelques hommes
privilégiés ou dans les Sauvages de la Germanie. En Angleterre tous les auteurs sont Whigs
ou Torys. Bossuet, parmi nous, dédaigne de prendre des renseignements sur la terre ; c’est
dans le ciel qu’il va chercher ses chartes. Que lui fait cet empire du monde,
présent de nul prix
, comme il le dit lui-même ? S’il est
partial, c’est pour le monde éternel : en écrivant l’histoire au pied de la Croix, il
écrase les peuples sous le signe de notre salut, comme il asservit les événements à la
domination de son génie.
M. de Barante a déjà ◀publié▶ quatre volumes de son histoire, qui font vivement désirer le reste. Il poursuit son ouvrage avec cette patience laborieuse sans laquelle le talent ne jette que des lueurs passagères, et ne laisse que des travaux incomplets. L’histoire est la retraite aussi noble que naturelle de l’homme de talent qui est sorti des affaires publiques. Là encore il y a des justices à faire. Nous savons bien que ces justices n’effraient guère dans ce siècle ceux qui se sont accoutumés au mépris public ; il y a des hommes qui ne font pas plus de cas de leur mémoire que de leur cadavre ; peu importe qu’on la foule aux pieds, ils ne le sentiront pas : mais ce n’était pas pour punir les morts, c’était pour épouvanter les vivants que l’on traînait autrefois sur la claie les corps de certains criminels.
Suite
Nous avons rendu compte des premiers volumes de cet important et bel ouvrage. Deux autres volumes ont paru depuis cette époque, et deux nouveaux volumes sont au moment de paraître. Remettons rapidement sous les yeux du lecteur ce tableau si dramatique et si varié.
Le roi Jean est prisonnier en Angleterre ; Philippe de Rouvre, dernier duc de la première maison de Bourgogne, meurt : Jean recueille son héritage, comme si la Providence voulait rendre au monarque captif autant de puissance et de provinces qu’il allait en céder à Édouard III pour sa rançon. Mais Jean donna à son fils bien-aimé, le jeune Philippe de France, qui avait combattu et a voit été blessé auprès de lui à la bataille de Poitiers, le duché de Bourgogne : c’est Philippe le Hardi, premier duc de Bourgogne de la maison de Valois.
Sous ce premier duc s’écoule tout le règne de Charles V, ce règne si sage, si fertile en événements et en grands hommes, mais qui devait se terminer par le règne de Charles VI, où renaissent toutes les calamités de la France.
Philippe le Hardi vit encore commencer la maladie de Charles VI, et cette tutelle orageuse que se disputèrent des oncles ambitieux et une mère dénaturée. Les querelles des Maisons d’Orléans et de Bourgogne éclatèrent. Il y a quelque chose de plus grand dans la Maison de Bourgogne, mais quelque chose de plus attachant dans celle d’Orléans. On se range malgré soi de son parti ; on lui pardonne la faiblesse de ses mœurs, en faveur de son goût pour les arts et de son héroïsme : par sa branche illégitime on passe de Dunois aux Longueville ; par sa branche légitime, on arrive de Valentine de Milan à Louis XII et à François Ier.
Le premier crime vient de la Maison de Bourgogne : Jean-sans-Peur, qui avait succédé à son père Philippe le Hardi, fait assassiner le duc d’Orléans le 23 novembre 1407. Il semble d’abord nier son crime, et s’en vante ensuite hautement, dernière ressource des hommes qui peuvent être convaincus, mais qui sont trop puissants pour être punis. Le duc de Bourgogne devient populaire à Paris. La reine fuit, emmenant à Tours le roi malade. Valentine de Milan succombe à sa douleur, sans avoir pu obtenir justice.
« Sa vie n’avait pas été heureuse, dit M. de Barante ; sa beauté, sa grâce, le charme de son esprit et de sa personne n’avaient réussi qu’à exciter la jalousie de la reine et de la duchesse de Bourgogne. Les tendres soins qu’elle avait pris du roi avaient accrédité encore plus la réputation de magie et de sortilège qu’elle avait parmi le vulgaire. Elle avait aimé son mari, et il lui avait sans cesse et publiquement préféré d’autres femmes. Un horrible assassinat le lui avait enlevé, et toute justice lui était refusée ; son bon droit et sa douleur étaient repoussés par la violence. Sauf la première indignation que le crime avait produite, elle ne trouvait partout que des cœurs intéressés, des sentiments froids, ou une opinion malveillante. Dans les derniers temps de sa vie elle avait pris pour devise : Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien. C’était grande pitié que d’entendre au moment de sa mort ses plaintes et son désespoir. Elle mourut entourée de ses trois fils et de sa fille. Elle vit aussi venir près d’elle Jean, fils bâtard de son mari et de la dame de Cauny. Elle aimait cet enfant à l’égal des siens, et le faisait élever avec le plus grand soin. Parfois, le voyant plein d’âme et d’ardeur, elle disait qu’il lui avait été dérobé, et qu’aucun de ses enfants à elle n’était si bien taillé à venger la mort de son père. Cet enfant fut le comte de Dunois. »
Ce portrait est plein d’intérêt et de charme : le talent de l’auteur se montre surtout dans les détails où la sévérité de l’histoire permet un moment d’abaisser le ton et d’adoucir les couleurs. Les sortilèges de Valentine de Milan étaient ses grâces : cette étrangère, cette Italienne apportant dans notre rude climat, dans la France à demi barbare des mœurs civilisées et le goût des arts, dut paraître une magicienne : on l’aurait brûlée pour sa beauté comme on brûla Jeanne d’Arc pour sa gloire.
Le traité de Chartres donna tout pouvoir au duc de Bourgogne ; on trancha la tête au sire de Montaigu, administrateur des finances, ce qui ne remédia à rien ; on convoqua une assemblée pour réformer l’État, et l’État n’en alla que plus mal. Les princes mécontents prirent les armes contre le duc de Bourgogne. Le duc d’Orléans, fils du duc assassiné, avait épousé en secondes noces Bonne d’Armagnac, fille du comte Bernard d’Armagnac, d’où le parti du duc d’Orléans, conduit par le comte Bernard, prit le nom d’Armagnac. On traite inutilement à Bicêtre ; on se prépare de nouveau à la guerre. Les Armagnacs assiègent Paris ; le duc de Bourgogne arrive avec une armée, et en fait lever le siège. À travers tous ces maux, l’ancienne guerre des Anglais continue, et un roi en démence ne reprend par intervalle sa raison que pour pleurer sur les malheurs de ses peuples.
Une sédition éclate dans Paris : les palais du roi et du Dauphin sont forcés ; la faction des bouchers prend le chaperon blanc ; le duc de Bourgogne perd son pouvoir et se retire. On négocie à Arras.
Le roi d’Angleterre descend en France. La bataille d’Azincourt perdue renouvelle tous les malheurs de celles de Crécy et de Poitiers. Paris est livré aux Bourguignons après avoir été gouverné par les Armagnacs ; les prisons sont forcées, et les prisonniers massacrés. Les Anglais s’emparent de Rouen, et Henri V prend le titre de roi de France.
Un traité de paix est conclu à Ponceau entre le duc de Bourgogne et le Dauphin (1419). Vaine espérance ! les inimitiés étaient trop vives : Jean sans Peur est assassiné sur le pont de Montereau.
Le nouveau duc de Bourgogne, Philippe le Bon, s’allie avec les Anglais pour venger son père. Henri V épouse Catherine de France, et Charles VI le reconnaît pour son héritier au préjudice du Dauphin. Deux ans après la signature du traité de Troyes, Charles VI mourut à Paris ; il avait été précédé dans la tombe par Henri V. Écoutons l’historien :
« Déjà, depuis longtemps, Charles VI n’avait plus ni raison ni mémoire ; cependant il était toujours demeuré chéri et respecté du pauvre peuple ; jamais on ne lui avait imputé aucun des malheurs qui avaient désolé le royaume pendant les quarante-trois années de son règne. On se souvenait que, dans sa jeunesse, il avait su plaire à tous par sa douceur, sa courtoisie, ses manières aimables ; que de grandes espérances de bonheur avaient été mises en lui, et qu’il avait été surnommé le Bien-Aimé. On s’était toujours dit que les maux publics, les discordes des princes, les rapines des grands seigneurs, le défaut de bon ordre et de discipline, provenaient de l’état de maladie où était tombé ce malheureux prince. La bonté qu’il laissait voir dans les intervalles de santé, avait augmenté cette idée, et avait fait de ce roi insensé un objet de vénération, de regret et de pitié ; le peuple semblait l’aimer de la haine qu’il avait eue pour tous ceux qui avaient gouverné en son nom. Quelques semaines encore avant sa mort, quand il était rentré à Paris, les habitants, au milieu de leurs souffrances et sous le dur gouvernement des Anglais, avaient vu avec allégresse leur pauvre roi revenir parmi eux, et l’avaient accueilli de mille cris de Noël. C’était un sujet de douleur et d’amertume que de le voir ainsi mourir seul, sans qu’aucun prince de France, sans qu’aucun seigneur du royaume lui rendît les derniers soins. En attendant le retour du régent anglais qui suivait alors le convoi du roi Henri, le corps du roi de France fut laissé à l’hôtel Saint-Paul, où chacun put, durant trois jours, le venir voir à visage découvert, et prier pour lui. »
Quoi de plus touchant et de plus philosophique à la fois que ce récit ! Le duc de Bedfort revenant des funérailles de Henri V, roi d’Angleterre, pour ordonner celles de Charles VI, roi de France ; cette course entre deux cercueils, du cercueil du plus glorieux comme du plus heureux des monarques, au cercueil du plus obscur comme du plus infortuné des souverains : voilà ce que l’historien vous met sous les yeux sans réflexions, sans un vain étalage de moralités. Grande et sérieuse manière d’écrire l’histoire ! La leçon est dans le tableau, et le tableau est digne de la leçon.
On sait que l’infortuné monarque, lorsqu’il reprenait sa raison, ne cessait de gémir sur les maux de la France, et lorsqu’il éprouvait une rechute, poursuivi par l’idée que sa folie le rendait une sorte de fléau pour ses sujets, il soutenait qu’il n’était pas roi, et effaçait avec fureur son nom et ses armes partout où il les rencontrait.
Le Dauphin se trouvait à Mehun-sur-Yèvres, en Berri, lorsqu’il apprit la mort de son
père. « La bannière de France fut levée, dit encore excellemment M. de Barante ; et
ce fut dans une pauvre chapelle, dans une bourgade presque inconnue, que pour la
première fois Charles VII fut salué du cri de vive le roi !…… Les
Anglais, par dérision, le nommèrent le roi de Bourges ; mais on pouvait voir
dès lors combien il serait difficile de vaincre son bon droit, et d’établir d’une façon
durable le pouvoir des anciens ennemis du royaume. »
Richemont, Dunois, Xaintrailles, La Hire, soutiennent d’abord l’honneur français sans pouvoir arracher la France aux étrangers ; mais Jeanne d’Arc paraît, et la patrie est sauvée.
Quelque chose de miraculeux, dans le malheur comme dans la prospérité, se mêle à l’histoire de ces temps : une vision extraordinaire avait ôté la raison à Charles VI ; des révélations mystérieuses arment le bras de la Pucelle ; le royaume de France est enlevé à la race de Saint Louis par une cause surnaturelle ; il lui est rendu par un prodige.
Il faut lire, dans l’ouvrage de M. de Barante, le morceau entier sur la Pucelle
d’Orléans. Il a su conserver, dans le caractère de Jeanne d’Arc, la naïveté de la
paysanne, la faiblesse de la femme, l’inspiration de la sainte, et le courage de
l’héroïne. On voit la bergère de Domremy planter une échelle contre les retranchements des
Anglais devant Orléans, entrer la première dans la bastille attaquée ; on la voit,
blessée, précipitée dans le fossé, pleurer et s’effrayer, mais revenir bientôt à la
charge, emporter
d’assaut les tourelles, en criant au capitaine anglais qui
les défendait : « Rends-toi au roi des cieux ! »
Confiante dans ce succès, sans en être enorgueillie, elle déclare qu’elle va conduire le
roi à Reims pour le faire sacrer. « Je ne durerai qu’un an, ou guère plus,
répétait-elle ; il me faut donc bien employer. »
Elle annonçait qu’après le
sacre la puissance des ennemis irait toujours décroissant. On obéit à la voix de cette
femme extraordinaire. Jargeau est escaladé ; le fameux Talbot est vaincu et fait
prisonnier à Patoi. Cependant, manquant de vivres, et découragée par son petit nombre,
l’armée du roi, arrêtée devant Troyes, veut retourner sur la Loire. La Pucelle prédit que
Troyes va se soumettre ; et Troyes ouvre en effet ses portes. Châlons se rend. Charles VII
entre à Reims le 15 juillet 1429 : il est sacré à ces fontaines baptismales de Clovis où,
après d’aussi grandes infortunes, Dieu ramène aujourd’hui Charles X.
« Pendant la cérémonie, Jeanne la Pucelle se tint près de l’autel, portant son étendard ; et, lorsqu’après le sacre elle se jeta à genoux devant le roi, qu’elle lui baisa les pieds en pleurant, personne ne pouvait retenir ses larmes en écoutant les paroles quelle disait : Gentil roi, ores est exécuté le plaisir de Dieu, qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre, pour montrer que vous êtes vrai roi, et celui auquel doit appartenir le royaume. »
Cependant Jeanne annonçait que son pouvoir allait expirer. « Savez-vous quand vous
mourrez, et en quel lieu ? »
lui disait le bâtard d’Orléans.
« Je ne sais, répliqua-t-elle ; c’est à la volonté de Dieu : j’ai accompli ce que messire ma commandé, qui était de lever le siège d’Orléans, et de faire sacrer le gentil roi. Je voudrais bien qu’il voulût me faire ramener auprès de mes père et mère, qui auraient tant de joie à me revoir. Je garderais leurs brebis et bétail, et ferais ce que j’avais coutume de faire. »
Le roi, entré dans l’Île-de-France, vient attaquer Paris. Jeanne avait passé le premier
fossé ; elle sondait le second avec une lance, lorsqu’elle fut atteinte à la jambe d’un
coup de flèche. L’armée reçoit l’ordre de faire retraite. « Jeanne, qui voulait
quitter le service, suspendit son armure blanche au tombeau de Saint-Denis, avec une
épée qu’elle avait conquise sur les Anglais dans l’assaut de Paris. »
Elle se
battit pourtant encore quelque temps : son avis était qu’on ne pouvait trouver la paix
qu’à la pointe de la lance. « La terreur que répandait son nom devint telle, dit
l’historien, que les archers et les gens d’armes qu’on enrôlait en Angleterre, prenaient
la fuite, et se cachaient
plutôt que de venir en France combattre contre la
Pucelle. »
Jeanne allait retourner à Dieu dont elle était venue.
Dans une sortie vigoureuse qu’elle fit de Compiègne sur les Bourguignons qui assiégeaient
cette ville, elle tomba aux mains de ses cruels ennemis. Le jour même où elle fut prise,
elle avait dit : « Je suis trahie, et bientôt je serai livrée à la mort. Je ne
pourrai plus servir mon roi ni le noble royaume de France. »
Les Anglais, en
apprenant la prise de Jeanne, poussèrent des cris de joie ; ils crurent que toute la
France était à eux. Le duc de Bedfort fit chanter un Te Deum.
Sur la demande d’un inquisiteur et de l’évêque de Beauvais, la Pucelle fut livrée aux
Anglais par les Bourguignons, ou plutôt vendue pour la somme de dix mille francs. On fit
faire une cage de fer où on l’enferma, après lui avoir mis les fers aux pieds : elle fut
déposée, ainsi traitée pour la France, dans la grosse tour du château de Rouen.
« Les archers anglais qui gardaient cette pauvre fille l’insultaient
grossièrement, et parfois essayèrent de lui faire violence. »
Elle fut exposée
aux outrages même des seigneurs anglais.
Son procès commença. Environnée de pièges, enlacée dans des mensonges par lesquels on
voulait surprendre sa foi, Jeanne fut trahie même par le premier confesseur
qu’on lui envoya. L’évêque de Beauvais et un chanoine de Beauvais conduisaient toute la
procédure. « Jeanne commença par subir six interrogatoires de suite devant ce
nombreux conseil. Elle y parut peut-être plus courageuse que lorsqu’elle combattait les
ennemis du royaume. Cette pauvre fille si simple, que tout au plus savait-elle son Pater et son Ave, ne se troubla pas un seul instant.
Les violences ne lui causaient ni frayeur ni colère. On n’avait voulu lui donner ni
avocat ni conseil ; mais sa bonne foi et son bon sens déjouaient toutes les ruses qu’on
employait pour la faire répondre d’une manière qui aurait donné lieu à la soupçonner
d’hérésie ou de magie. Elle faisait souvent de si belles réponses, que les docteurs en
demeuraient tout stupéfaits. »
Une fois on l’interrogeait touchant son étendard.
« Je le portais au lieu de lance, dit-elle, pour éviter de tuer quelqu’un ; je n’ai jamais tué personne. »
On voulut savoir quelle vertu elle attribuait à cette bannière.
« Je disais : Entrez hardiment parmi les Anglais, et j’y entrais moi-même. »
On lui demanda pourquoi au sacre de Reims elle avait tenu son étendard près de l’autel ; elle répondit :
« Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. »
On voulut avoir d’elle avant son supplice une sorte d’aveu public de la justice de sa
condamnation. Un prédicateur ayant parlé contre le roi de France, Jeanne l’interrompit en
lui disant : « Parlez de moi, mais non pas du roi : j’ose bien dire et jurer, sous
peine de la vie, que c’est le plus noble d’entre les chrétiens. »
Elle allait échapper à ses bourreaux, en réclamant la juridiction ecclésiastique ; elle avait repris les vêtements de son sexe, et promis de les garder : pour lui faire violer cette promesse, on lui enleva ses vêtements pendant son sommeil, et on ne lui laissa qu’un habit d’homme. Obligée par pudeur de s’en revêtir, elle fut jugée relaps, comme telle abandonnée au bras séculier, et condamnée à être brûlée vive.
La sentence fut exécutée. Son second confesseur, qui rachetait par ses vertus l’infâme
trahison du premier, « Frère Martin l’Advenu était monté sur le bûcher avec elle ;
il y était encore que le bourreau alluma le feu : “Jésus !” s’écria Jeanne, et elle fit
descendre le bon prêtre ; “Tenez-vous en bas, dit-elle ; levez la croix devant
moi, et dites-moi de pieuses paroles jusqu’à la fin…” Protestant de son
innocence et se recommandant au ciel, on l’entendit encore prier à travers la flamme. Le
dernier mot qu’on put distinguer fut, Jésus. »
Tel fut le premier trophée élevé par les armes anglaises au jeune Henri VI, qui se trouvait alors à Rouen ! Telle fut la femme qui sauva la France, et l’héroïne qu’un grand poète a outragée. Ce trime du génie n’a pas même l’excuse du crime de la puissance : l’Angleterre avait été vaincue par le bras d’une villageoise, ce bras lui avait ravi sa proie ; le siècle était grossier et superstitieux ; et enfin ce furent des étrangers qui immolèrent Jeanne d’Arc. Mais au dix-huitième siècle ! mais un Français ! mais Voltaire !… Honneur à l’historien qui venge aujourd’hui d’une manière si pathétique tant de vertus et de malheurs !
Disons-le aussi à la louange des temps où nolis vivons, une telle débauche du talent ne serait plus possible. Avant l’établissement de nos nouvelles institutions, nous n’avions que des mœurs privées, aujourd’hui nous avons des mœurs publiques, et partout où celles-ci existent, les grandes insultes à la patrie ne peuvent avoir lieu : la liberté est la sauvegarde de ces renommées nationales qui appartiennent à tous les citoyens.
Henri VI quitta Rouen et vint à Paris ; il fut couronné dans cette
cathédrale où devait être consacrée une autre usurpation : il n’y resta qu’un mois. Le
traité d’Arras réconcilia le roi de France et le duc de Bourgogne. Paris ouvrit ses portes
au maréchal de l’Île-Adam (1436), et le roi, un an après, y fit son entrée solennelle.
« Le sire Jean Daulon, qui avait été écuyer de la Pucelle, tenait le cheval du
roi par la bride ; Xaintrailles portait devant lui le casque royal, orné d’une couronne
de fleurs de lys, et le bâtard d’Orléans, le fameux Dunois, couvert d’une armure
éclatante d’or et d’argent, menait l’armée du roi. »
Nous avons été bien malheureux ; nos pères l’ont-ils été moins ? Après le règne de Charles VI et de Charles VII, M. de Barante nous présentera le tableau de la tyrannie de Louis XI. Les guerres de l’Italie et la captivité de François Ier ne sont pas loin, et les fureurs de la Ligue les suivent. La France ne respire enfin qu’après les désordres de la Fronde ; car si les guerres de Louis XIV l’épuisèrent, elles ne troublèrent pas son repos. Cette paix continua sous Louis XV, et il faut remarquer que c’est en avançant vers la civilisation, que les peuples voient augmenter la somme de leurs prospérités. L’immense orage de la révolution a éclaté après un siècle et demi de tranquillité intérieure. Il a changé les lois et les mœurs, mais il n’a pas arrêté la civilisation. Une autre histoire va naître, quels en seront les personnages ? Souhaitons-leur un historien qui, comme M. de Barante, parle des rois sans humeur, des peuples sans flatterie, et qui ne méprise ni n’estime assez les hommes pour altérer la vérité.
Sur l’Histoire des Croisades, de M. Michaud, de l’Académie française
Des choses remarquables se passent sous nos yeux. Tandis qu’un mouvement immense emporte les peuples vers d’autres destinées, tandis qu’une politique en sommeil néglige d’attacher à ce qui reste de croyances et d’institutions anciennes les intérêts d’une société nouvelle, cette société se jette avec une égale ardeur sur le passé pour le connaître, sur l’avenir pour en faire la conquête.
C’est en effet un trait particulier de notre époque, que la grande activité politique qui travaille les générations ne se perde plus, comme aux premiers jours de nos expériences, dans le champ des théories : on se résigne, courage bien singulier, au changement des doctrines par l’étude des faits, se précautionnant, pour ne pas s’égarer dans la route qu’on va suivre, de toutes les autorités de l’histoire.
À cette idée de prudence, il se mêle aussi une idée de consolation. Cette chaleur de travail et d’instruction historique, cette sorte d’invasion dans les monuments des vieux âges, vient encore du besoin universel d’échapper au présent. Ce présent pèse en effet à toutes les âmes fortes, tant il leur est étranger, tant elles sont peu contemporaines des hommes qui s’agitent et des choses qui se traînent sous nos yeux. Il semble que pour retrouver une France noble et belle, telle que des hommes d’état, dignes de ce nom, pourraient la faire, il semble qu’on soit obligé d’aller demander à l’histoire de quoi nourrir cet orgueil de nous-mêmes, qui, malgré tout ce qu’on a fait pour le flétrir, ne nous quittera pas. Il faut donc considérer comme une généreuse conspiration de patriotisme, cette notable passion de notre époque pour l’étude des souvenirs, des traditions, des monuments nationaux.
Une pensée fraternelle semble animer ceux qui lisent et ceux qui écrivent. L’histoire des vieux temps, tracée par des hommes du nôtre, resserre encore les liens de la parenté. Ceux qui ont des souvenirs, ceux qui ont des espérances, se rapprochent dans ce commerce historique. Par une double rencontre, il devient l’occupation des hommes mûrs qui ont passé par les affaires, et des hommes jeunes encore qui doivent y passer ; ils mettent en commun leurs nobles douleurs et leurs ambitions généreuses. Chassés du présent par une politique étroite, ils se retrouvent dans les jours qui ne sont plus.
Il est surtout quelques vieux Français à qui la consolation d’écrire sur l’histoire de la monarchie semble aujourd’hui plus particulièrement appartenir. Ce sont ces vétérans de l’exil, refoulés encore loin de ce trône relevé par leur persévérance, chez qui l’habitude des proscriptions n’a fait qu’allumer l’ardeur de nouveaux services, et qui, en s’éloignant du palais des rois, se sont donné rendez-vous sous l’oriflamme, afin d’en redire la gloire.
Retiré sous cette vieille bannière, c’est là que M. Michaud a écrit l’Histoire des Croisades. La conception et le succès d’une aussi vaste entreprise témoignent honorablement en sa faveur : il a achevé son ouvrage malgré les fatigues d’une vie mêlée à tous nos orages politiques. Si le public a accueilli cet ouvrage avec un grand sentiment de justice, c’est que l’auteur possède cette fidélité de doctrines, toujours estimable, par laquelle on tient à un parti, cette élévation de sentiments et cette bonne foi de la raison par laquelle on touche à l’opinion de tous les hommes.
L’Histoire des Croisades, dont nous annonçons la quatrième édition, est l’heureux fruit de cette heureuse alliance de qualités. Écrite sous des temps différents, par intervalles, par parties détachées, elle forme un tout régulier. C’est le même esprit qui domine tout cet ensemble de récits divers et compliqués.
Nous avons déjà dit ce que nous pensons de cet ouvrage, qui a fait naître Une unanimité de suffrages dans des jours de divisions. Cette dernière édition atteste la sollicitude infatigable de l’auteur, qui ajoute, qui modifie, qui, plus pénétré de l’ensemble des faits généraux, redonne à chacun des faits particuliers une physionomie plus marquée et plus précise.
Ayant à peindre l’époque la plus pittoresque de l’histoire moderne, des mœurs pleines de grandeur et de naïveté, de crimes et de vertus, de croyances ardentes, M. Michaud a très bien senti qu’un tableau si intéressant par les noms, par les souvenirs, par les résultats, n’avait besoin que de simplicité. Il a senti surtout l’avantage de pouvoir disposer à son gré des chroniqueurs ; de mêler quelquefois leur rude expression à l’éclat des faits qu’ils racontent ; de faire dire, avec toute la simplicité des ermites, des exploits agrandis par tout le courage des chevaliers : c’est toujours un historien que l’on suit, quelquefois un pèlerin qu’on écoute.
Il y avait trois difficultés dans l’histoire complète des Croisades : c’était d’indiquer leur cause première ; de retrouver dans la poussière de tant de milliers d’hommes, la trace des premiers pas faits vers la Terre-Sainte ; puis, une fois cette indication préliminaire établie, il fallait mettre de l’ordre et de l’enchaînement dans cette suite de migrations et d’entreprises qui n’eurent pas toutes plus tard le mobile qu’elles avaient eu d’abord.
Restait ensuite la tâche du philosophe après celle de l’historien ; restait à juger les résultats, après avoir raconté les événements ; à promener des regards tranquilles sur les conséquences terrestres des guerres religieuses, sur l’action puissante de ces temps barbares pour enfanter la civilisation au nom de laquelle on les a trop souvent accusés.
Or, l’historien des Croisades nous paraît en avoir bien surpris les causes ; elles sont simples, mais il n’y a que beaucoup d’études historiques qui pouvaient mettre sur la voie de ces causes. L’usage, ancien déjà parmi les chrétiens, au moment des Croisades, de faire des pèlerinages au tombeau de Jésus-Christ, voilà une bien tranquille origine à cette fougue guerrière qui poussa les populations de l’Europe sur les populations de l’Asie. Mais cette origine est pourtant vraie, et elle est démontrée jusqu’à l’évidence par la gradation que l’auteur introduit dans la narration successive de ces saints voyages, commencés avec le bourdon et continués avec l’épée. Entraîné par l’enchaînement du récit, vous voyez grossir peu à peu la foule, et bientôt les Croisades ne nous paraissent plus que des pèlerinages de cinquante mille hommes armés.
Quand dans un sujet on va au fond des choses, il est tout simple que la forme, esclave fidèle, se moule sur le sujet choisi par l’écrivain. Il n’y avait qu’un écueil pour le style dans l’Histoire des Croisades, c’était d’être entraîné par la poésie du sujet, et de se tromper de muse. M. Michaud a évité cet écueil ; mais en même temps il a su conserver la vie et le mouvement à ses personnages. Dans les circonstances nécessaires, sa diction est éclatante sans cesser d’être naturelle.
Malgré la sobriété des ornements que la gravité de l’historien commandait à l’inspiration du poète, on voit souvent un heureux mélange de l’esprit qui éclaire avec l’imagination qui colore. Nous choisirons parmi plusieurs de ces tableaux celui du départ des Croisés après le concile de Clermont. Il nous a fait éprouver ce sentiment d’enthousiasme qui n’appartient qu’à la jeunesse des individus comme à celle des nations, et qui faisait tout quitter aux Croisés pour une visite lointaine à un tombeau.
« Dès que le printemps parut, dit l’historien, rien ne put contenir l’impatience des Croisés ; ils se mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devaient se rassembler. Le plus grand nombre allait à pied ; quelques cavaliers parais-soient au milieu de la multitude, plusieurs voyageaient montés sur des chars traînés par des bœufs ferrés ; d’autres côtoyaient la mer, descendaient les fleuves dans des barques ; ils étaient vêtus diversement, armés de lances, d’épées, de javelots, de massues de fer, etc. La foule des Croisés offrait un mélange bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs : des femmes paraissaient en armes au milieu des guerriers… On voyait la vieillesse à côté de l’enfance, l’opulence près de la misère ; le casque était confondu avec le froc, la mitre avec l’épée, le seigneur avec les serfs, le maître avec le serviteur. Près des villes, près des forteresses, dans les plaines, sur les montagnes, s’élevaient des tentes, des pavillons pour les chevaliers, et des autels, dressés à la hâte, pour l’office divin ; partout se déployait un appareil de guerre et de fête solennelle. D’un côté, un chef militaire exerçait ses soldats à la discipline ; de l’autre, un prédicateur rappelait à ses auditeurs les vérités de l’Évangile : ici, on entendait le bruit des clairons et des trompettes ; plus loin, on chantait des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jusqu’à l’Océan, et depuis le Rhin jusqu’au-delà des Pyrénées, on ne rencontrait que des troupes d’hommes revêtus de la croix, jurant d’exterminer les Sarrasins, et d’avance célébrant leurs conquêtes ; de toutes parts retentissait le cri de guerre des Croisés : Dieu le veut ! Dieu le veut !
« Les pères conduisaient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisaient jurer de vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s’arrachaient des bras de leurs épouses et de leurs familles et promettaient de revenir victorieux. Les femmes, les vieillards, dont la faiblesse restait sans appui, accompagnaient leurs fils ou leurs époux dans la ville la plus voisine, et, ne pouvant se séparer des objets de leur affection, prenaient le parti de les suivre jusqu’à Jérusalem. Ceux qui restaient en Europe, enviaient le sort des Croisés et ne pouvaient retenir leurs larmes ; ceux qui allaient chercher la mort en Asie, étaient pleins d’espérance et de joie.
« Parmi les pèlerins partis des côtes de la mer, on remarquait une foule d’hommes qui avaient quitté les îles de l’Océan. Leurs vêtements et leurs armes qu’on n’avait jamais vus, excitaient la curiosité et la surprise. Ils parlaient une langue qu’on n’entendait point ; et pour montrer qu’ils étaient chrétiens, ils élevaient deux doigts de leur main l’un sur l’autre, en forme de croix. Entraînés par leur exemple et par l’esprit d’enthousiasme répandu partout, des familles, des villages entiers partaient pour la Palestine ; ils étaient suivis de leurs humbles pénates ; ils emportaient leurs provisions, leurs ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchaient sans prévoyance, et ne pouvaient croire que celui qui nourrit les petits des oiseaux, laissât périr de misère des pèlerins revêtus de sa croix. Leur ignorance ajoutait à leur illusion, et prêtait à tout ce qu’ils voyaient un air d’enchantement et de prodige ; ils croyaient sans cesse toucher au terme de leur pèlerinage. Les enfants des villageois, lorsqu’une ville ou un château se présentait à leurs yeux, demandaient si c’était là Jérusalem. Beaucoup de grands seigneurs qui avaient passé leur vie dans leurs donjons rustiques, n’en savaient guère plus que leurs vassaux ; ils conduisaient avec eux leurs équipages de pêche et de chasse, et marchaient précédés d’une meute, portant leur faucon sur le poing. Ils espéraient atteindre Jérusalem en faisant bonne chère, et montrer à l’Asie le luxe grossier de leurs châteaux.
« Au milieu du délire universel, personne ne s’étonnait de ce qui fait aujourd’hui notre surprise. Ces scènes si étranges, dans lesquelles tout le monde était acteur, ne devaient être un spectacle que pour la postérité. »
Aujourd’hui même on retrouverait quelque chose de ce sentiment exalté pour une croisade nouvelle : la Grèce réveillerait facilement le double enthousiasme du chrétien et de l’admirateur de la gloire et des arts. Mais les gouvernements n’ont plus le caractère des peuples, ils s’en séparent ; et de cette division naîtra un jour des révolutions inévitables. Pierre l’Hermite souleva le monde par le seul récit des maux qu’enduraient les pèlerins voyageant en Terre-Sainte : que des vaisseaux sous pavillon chrétien portant au marché du musulman des femmes chrétiennes et des enfants chrétiens dont les infidèles ont égorgé les maris et les pères, on trouve ce commerce tout naturel ; mais la postérité ne le trouvera pas tel. Cette indifférence même d’une politique rétrécie sera punie : la Grèce se sauvera seule, ou par l’influence d’un gouvernement qui saura bien enlever à l’Europe continentale les fruits qu’elle aurait pu tirer d’un effort généreux en faveur d’une nation opprimée.
En attendant, pour trouver des sentiments généreux, relisons l’Histoire des Croisades. Les détails de cette histoire existaient, mais dispersés dans des matériaux confus et indigestes. M. Michaud les a rassemblés : c’est un tableau qui a trouvé un peintre.
Notes
NOTE (A), page 85.
Le poète Beattie n’a pas survécu longtemps à la perte de son fils. Il traîna quelque temps sa douleur dans les montagnes d’Écosse, et mourut le 18 août 1803, à l’âge de soixante-huit ans. Beattie a ◀publié▶, en outre de son poème du Minstrel, d’autres poésies très remarquables par le sentiment mélancolique dont elles sont empreintes.
NOTE (B), page 283.
Cette lettre, qui a été reproduite dans plusieurs recueils littéraires, est de M. de Baure, auteur d’une Histoire du Béarn, et beau-frère de M. le comte Daru. Voyez page 389.