(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »
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(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »

M. Jouffroy

Il y a une génération qui, née tout à la fin du dernier siècle, encore enfant ou trop jeune sous l’Empire, s’est émancipée et a pris la robe virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette génération dont l’âge actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalité lutta, sous la Restauration, contre l’ancien régime politique et religieux, occupe aujourd’hui les affaires, les Chambres, les Académies, les sommités du pouvoir ou de la science. La Révolution de 1830, à laquelle cette génération avait tant poussé par sa lutte des quinze années, s’est faite en grande partie pour elle, et a été le signal de son avénement. Le gros de la génération dont il s’agit constituait, par un mélange d’idées voltairiennes, bonapartistes et semi-républicaines, ce qu’on appelait le libéralisme. Mais il y avait une élite qui, sortant de ce niveau de bon sens, de préjugés et de passions, s’inquiétait du fond des choses et du terme, aspirait à fonder, à achever avec quelque élément nouveau ce que nos pères n’avaient pu qu’entreprendre avec l’inexpérience des commencements. Dans l’appréciation philosophique de l’homme, dans la vue des temps et de l’histoire, cette jeune élite éclairée se croyait, non sans apparence de raison, supérieure à ses adversaires d’abord, et aussi à ses pères qui avaient défailli ou s’étaient rétrécis et aigris à la tâche. Le plus philosophe et le plus réfléchi de tous, dans une de ces pages merveilleuses qui s’échappent brillamment du sein prophétique de la jeunesse et qui sont comme un programme idéal qu’on ne remplit jamais, — le plus calme, le plus lumineux esprit de cette élite écrivait en 1823107 : « Une génération nouvelle s’élève qui a pris naissance au sein du scepticisme dans le temps où les deux partis avaient la parole. Elle a écouté et elle a compris… Et déjà ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s’est fait pressentir à eux : ils s’attachent à cette perspective ravissante avec enthousiasme, avec conviction, avec résolution… Supérieurs à tout ce qui les entoure, ils ne sauraient être dominés ni par le fanatisme renaissant, ni par l’égoïsme sans croyance qui couvre la société… Ils ont le sentiment de leur mission et l’intelligence de leur époque ; ils comprennent ce que leurs pères n’ont point compris, ce que leurs tyrans corrompus n’entendent pas ; ils savent ce que c’est qu’une révolution, et ils le savent parce qu’ils sont venus à propos. »

Dans le morceau (Comment les Dogmes finissent) dont nous pourrions citer bien d’autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le plus général assurément qui ait formulé les espérances de la jeune élite persécutée, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble, encore plus que le dogme politique ; il annonçait en termes expressifs la religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d’accent qui ne s’est plus retrouvée que dans la tentative néo-chrétienne du saint-simonisme. Vers ce même temps de 1823, de mémorables travaux historiques, appliqués soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit à l’époque moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points ces prétentions de la génération nouvelle, qui visait à expliquer et à dominer le passé, et qui comptait faire l’avenir. Le Globe, fondé en 1824, vint opérer une sorte de révolution dans la critique, et, par son vif et chaleureux éclectisme, réalisa une certaine unité entre des travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapprochés sans cela. Sur la masse constitutionnelle et libérale, fonds estimable mais assez peu éclairé de l’Opposition, il s’organisa donc une élite nombreuse et variée, une brillante école à plusieurs nuances ; philosophie, histoire, critique, essai d’art nouveau, chaque partie de l’étude et de la pensée avait ses hommes. Je n’indique qu’à peine l’art, parce que, bien que sorti d’un mouvement parallèle, il appartient à une génération un peu plus récente, et, à d’autres égards, trop différente de celle que nous voulons ici caractériser. Quoi qu’il en soit, vers la fin de la Restauration, et grâce aux travaux et aux luttes enhardies de cette jeunesse déjà en pleine virilité, le spectacle de la société française était mouvant et beau : les espérances accrues s’étaient à la fois précisées davantage ; elles avaient perdu peut-être quelque chose de ce premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu’elles devaient, en 1823, à l’exaltation solitaire et aux persécutions ; mais l’avenir restait bien assez menaçant et chargé d’augures pour qu’il y eût place encore à de vastes projets, à d’héroïques pressentiments. On allait à une révolution, on se le disait ; on gravissait une colline inégale, sans voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin. Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on ? C’était là l’inquiétude et aussi l’encouragement de la plupart ; car, à coup sûr, ce qu’on verrait alors, même au prix des périls, serait grand et consolant. On accomplirait la dernière moitié de la tâche, on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les pères avaient dû mourir dans le désert, on serait la génération qui touche au but et qui arrive. Tandis qu’on se flattait de la sorte tout en cheminant, le dernier sommet, qu’on n’attendait pourtant pas de sitôt, a surgi au détour d’un sentier ; l’ennemi l’occupait en armes, il fallut l’escalader, ce qu’on fit au pas de course et avant toute réflexion. Or, ce rideau de terrain n’étant plus là pour borner la vue, lorsque l’étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil qu’on avait d’abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu’aperçut-on enfin ? Une espèce de plaine, une plaine qui recommençait, plus longue qu’avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s’y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde ; l’élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu’on réputait des meilleurs firent comme la masse, et prétendirent qu’elle faisait bien. Il devint clair, à ceux qui avaient espéré mieux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et tant flattée par elle-même, qui arriverait.

Et non-seulement elle n’arrivera pas à ce grand but social qu’elle présageait et qu’elle parut longtemps mériter d’atteindre ; mais on reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne donneront pas tout ce qu’ils pourraient du moins d’œuvres individuelles et de monuments de leur esprit. On les voit ingénieux, distingués, remarquables ; mais aucun jusqu’ici qui semble devoir sortir de ligne et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier mouvement : aucun dont le nom menace d’absorber les autres et puisse devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération : soit que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il se glisse toujours trop de mensonge et d’oubli de la réalité pour que les contemporains très-rapprochés s’y prêtent ; soit qu’en effet parmi ces natures si diversement douées il n’y ait pas, à proprement parler, un génie supérieur ; soit qu’il y ait dans les circonstances et dans l’atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et atténue ce qui, en d’autres temps, eût été du vrai génie.

Cependant, si de plus près, et sans se borner aux résultats extérieurs qui ne reproduisent souvent l’individu qu’infidèlement, on examine et l’on étudie en eux-mêmes les esprits distingués108 dont nous parlons, que de talents heureux, originaux ! quelle promptitude, quelle ouverture de pensée ! quelles ressources de bien dire ! Comme ils paraissent alors supérieurs à leur œuvre, à leur action ! On se demande ce qui les arrête, pourquoi ils ne sont ni plus féconds, eux si faciles, ni plus certains, eux autrefois si ardents ; on se pose, comme une énigme, ces belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui méritent le plus l’étude et qui appellent longtemps le regard par l’étendue, la sérénité et une sorte de froideur, au premier aspect, immobile, apparaît surtout M. Jouffroy, celui-là même dont nous avons signalé le premier manifeste éloquent. Dans une génération où chacun presque possède à un haut degré la facilité de saisir et de comprendre ce qui s’offre, son caractère distinctif, à lui par-dessus tous, est encore la compréhension, l’intelligence. S’il est exact, comme il le dit quelque part, que l’air que nous respirons sache douer au berceau les esprits distingués de notre siècle, de celle de toutes les qualités qui est la plus difficile et la moins commune, de l’étendue, il faut croire que, sur la montagne du Jura où il est né, un air plus vif, un ciel plus vaste et plus clair, ont de bonne heure reculé l’horizon et fait un spectacle spacieux dans son âme comme dans sa Prunelle.

L’intelligence à un degré excellent, l’intelligence en ce qu’elle a de large, de profond et de recueilli, de parfaitement net et clarifié, voilà donc l’attribut le plus apparent de M. Jouffroy, et qui se déclare à la première observation, soit qu’on juge le philosophe sur ses pages lentes et pleines, soit qu’on assiste au développement continu et régulier de sa parole. Je comparerais cette intelligence à un miroir presque plan, très-légèrement concave, qui a la faculté de s’égaler aux objets devant lesquels il est placé, et même de les dépasser en tous sens, mais sans en fausser les rapports. Ce n’est pas de ces miroirs à facettes qui tournent et brillent volontiers, ne représentant en saillie qu’une étroite portion de l’objet à la fois ; ce n’est pas de ces miroirs ardents, trop concentriques, d’où naît bientôt la flamme. Car il y a aussi des intelligences trop vives, trop impatientes en présence de l’objet. Elles ne se tiennent pas aisément à le réfléchir, elles l’absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y laissent d’éclatants sillons. M. Cousin, quand il n’y prend pas garde, est sujet à cette manière. Chez lui, l’acies, le celeritas ingenii l’emporte ; il pressent, il devine, il recompose. Il y a plus de longanimité dans le seul emploi de l’intelligence ; il ne faut nul ennui des préliminaires et d’un appareil qui, quelquefois aussi, semble bien lent.

A l’égard des objets de l’intelligence, on peut se comporter de deux manières. Tout esprit est plus ou moins armé, en présence des idées, du bouclier ou miroir de la réflexion, et du glaive de l’invention, de l’action pénétrante et remuante : réfléchir et oser. Le génie consiste dans l’alliance proportionnée des deux moyens, avec la prédominance d’oser. M. Jouffroy, disons-nous, a surtout le miroir ; dans sa première période, il se servait aussi du glaive qui simplifie, débarrasse et ouvre des combinaisons nouvelles ; il s’en servait avec mille éclairs, quand il tranchait cette périlleuse question, Comment les Dogmes finissent. Mais depuis lors, et par une loi naturelle aux esprits, laquelle a reçu chez lui une application plus prompte, c’est dans le miroir, dans l’intelligence et l’exposition des choses, qu’il s’est par degrés replié et qu’il se déploie aujourd’hui de préférence. Le miroir en son sein est devenu plus large, plus net et plus reposé que jamais, d’une sérénité admirable, bien qu’un peu glacée, un beau lac de Nantua dans ses montagnes.

Mais tout lac, en reflétant les objets, les décolore et leur imprime une sorte d’humide frisson conforme à son onde, au lieu de la chaleur naturelle et de la vie. Il y a ainsi à dire que l’intelligence exclusivement étalée décolore le monde, en refroidit le tableau et est trop sujette à le réfléchir par les aspects analogues à elle-même, par les pures abstractions et idées qui s’en détachent comme des ombres.

Il y a à dire que l’intelligence, si fidèle qu’elle soit, ne donne pas tout, que son miroir le plus étendu ne représente pas suffisamment certains points de la réalité, même dans la sphère de l’esprit. Le tranchant, par exemple, et la pointe de ce glaive de volonté et de pensée pénétrante dont nous avons parlé, se réfléchissent assez peu et tiennent dans l’intelligence contemplative moins de place qu’ils n’ont réellement de valeur et d’effet dans le progrès commun. Il faut avoir agi beaucoup par les idées et continuer d’agir et de pousser le glaive devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place à distance a pourtant de poids et d’effet dans la mêlée, Or, M. Jouffroy, dans ses lucides et placides représentations d’intelligence, en est venu souvent à ne pas tenir compte de l’action, de l’impulsion communiquée aux hommes par les hommes, à ne croire que médiocrement à l’efficacité d’un génie individuel vivement employé. L’énergie des forces initiales l’atteint peu. Il est trop question avec lui, au point de vue où il se place, de se croiser les bras et de regarder, — avec lui qui, à l’heure la plus ardente de sa jeunesse, peignant la noble élite dont il faisait partie, écrivait : « L’espérance des nouveaux jours est en eux ; ils en sont les apôtres prédestinés, et c’est dans leurs mains qu’est le salut du monde… Ils ont foi à la vérité et à la vertu, ou plutôt, par une providence conservatrice qu’on appelle aussi la force des choses, ces deux images impérissables de la Divinité, sans lesquelles le monde ne saurait aller longtemps, se sont emparées de leurs cœurs pour revivre par eux et pour rajeunir l’humanité. »

Et c’est ici, peut-être, que s’explique un coin de l’énigme que nous nous posions plus haut, au sujet de ces intelligences si supérieures à leur action et à leur œuvre. Quand nous avons dit qu’il y a dans l’atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui coupe et atténue des talents, capables en d’autres époques de monter au génie, et quand M. Jouffroy a dit qu’il y a dans l’air qu’on respire quelque chose qui procure aux esprits l’étendue, ce n’est, je le crains, qu’un même fait diversement exprimé ; car cette étendue si précoce, cette intelligence ouverte et traversée, qui se laisse, faire et accueille tour à tour ou à la fois toutes choses, est l’inverse de la concentration nécessaire au génie, qui, si élargi qu’il soit, tient toujours de l’allure du glaive.

Mais voilà que nous sommes déjà en plein à peindre l’homme, et nous n’avons pas encore donné l’idée de sa philosophie, de son rôle dans la science, de la méthode qu’il y apporte, et des résultats dont il peut l’avoir enrichie. C’est que nous ne toucherons qu’à peine ces endroits réguliers sur lesquels notre incompétence est grande ; d’autres les traiteront ou les ont assez traités. M. Leroux, dans un bien remarquable article109, a entamé, avec le philosophe et le psychologiste, une discussion capitale qu’il continuera. M. Jules Le Chevalier110 a fait également. Et puis, nous l’avouerons, comme science, la philosophie nous affecte de moins en moins : qu’il nous suffise d’y voir toujours un noble et nécessaire exercice, une gymnastique de la pensée que doit pratiquer pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. La philosophie est perpétuellement à recommencer pour chaque génération depuis trois mille ans, et elle est bonne en cela ; c’est une exploration vers les hauts lieux, loin des objets voisins qui offusquent ; elle replace sur nos têtes à leur vrai point les questions éternelles, mais elle ne les résout et ne les rapproche jamais. Il est, avec elle, nombre de vérités de détail, de racines salutaires que le pied rencontre en chemin ; mais dans la prétention principale qui la constitue, et qui s’adresse à l’abîme infini du ciel, la philosophie n’aboutit pas. Aussi je lui dirai à peu près comme Paul-Louis Courier disait de l’histoire : « Pourvu que ce soit exprimé à merveille, et qu’il y ait bien des vérités, de saines et précieuses observations de détail, il m’est égal à bord de quel système et à la suite de quelle méthode tout cela est embarqué. » Ce n’est donc pas le philosophe éclectique, le régulateur de la méthode des faits de conscience, le continuateur de Stewart et de Reid, celui qui, avec son modeste ami M. Damiron, s’est installé à demeure dans la psychologie d’abord conquise, sillonnée, et bientôt laissée derrière par M. Cousin, et qui y règne aujourd’hui à peu près seul comme un vice-roi émancipé, ce n’est pas ce représentant de la science que nous discuterons en M. Jouffroy111 ; c’est l’homme seulement que nous voulons de lui, l’écrivain, le penseur, une des figures intéressantes et assez mystérieuses qui nous reviennent inévitablement dans le cercle de notre époque, un personnage qui a beaucoup occupé notre jeune inquiétude contemplative, une parole qui pénètre, et un front qui fait rêver.

M. Théodore Jouffroy est né en 1796, au hameau des Pontets près de Mouthe, sur les hauteurs du Jura, d’une famille ancienne et patriarcale de cultivateurs. Son grand-père, qui vécut tard, et dont la jeunesse s’était passée en quelque charge de l’ancien régime, avait conservé beaucoup de solennité, une grandeur polie et presque seigneuriale dans les manières. La famille était si unie, que les biens de l’oncle et du père de M. Jouffroy restèrent indivis, malgré l’absence de l’oncle qui était commerçant, jusqu’à la mort du père. Il fit ses premières études à Lons-le-Saulnier, sous un autre vieil oncle prêtre ; de là il partit pour Dijon, où il suivit le collège sans y être renfermé, lisant beaucoup à part des cours, et se formant avec indépendance. Il avait un goût marqué pour les comédies, et essaya même d’en composer. Reçu élève de l’École Normale par l’inspecteur-général, M. Roger, qui fut frappé de son savoir ; il vint à Paris en 1813. Sa haute taille, ses manières simples et franches, une sorte de rudesse âpre qu’il n’avait pas dépouillée, tout en lui accusait ce type vierge d’un enfant des montagnes, et qui était fier d’en être ; ses camarades lui donnèrent le sobriquet de Sicambre. Ses premiers essais à l’École attestaient une lecture immense, et particulièrement des études historiques très-nourries. Un grand mouvement d’émulation animait alors l’intérieur de l’École ; les élèves provinciaux, entrés l’année précédente, MM. Dubois, Albrand aîné, Cayx, etc., s’étaient mis en devoir de lutter avec les élèves parisiens, jusque-là en possession des premiers rangs. MM. Jouffroy, Damiron, Bautain, Albrand jeune, qui survinrent en 1813, achevèrent de constituer en bon pied les provinciaux. Cette première année se passa pour eux à des exercices historiques et littéraires ; il fallait la révolution de 1814 pour qu’une spécialité philosophique pût être créée au sein de l’École par M. Cousin. MM. La Romiguière et Boyer-Collard n’avaient professé qu’à la Faculté des Lettres, mais aucun enseignement philosophique approprié ne s’adressait aux élèves ; M. Cousin eut, en 1814, l’honneur de le fonder, et MM. Jouffroy, Damiron et Bautain furent ses premiers disciples.

Je me suis demandé souvent si M. Jouffroy avait bien rencontré sa vocation la plus satisfaisante en s’adonnant à la philosophie ; je me le suis demandé toutes les fois que j’ai lu des pages historiques ou descriptives où sa plume excelle, toutes les fois que je l’ai entendu traiter de l’Art et du Beau avec une délicatesse si sentie et une expansion qui semble augmentée par l’absence, ripae ulterioris amore, ou enfin lorsqu’en certains jours tristes, au milieu des matières qu’il déduit avec une lucidité constante, j’ai cru saisir l’ennui de l’âme sous cette logique, et un regret profond dans son regard d’exilé. Mais non ; si M. Jouffroy ne trouve pas dans la seule philosophie l’emploi de toutes ses facultés cachées, si quelques portions pittoresques ou passionnées restent chez lui en souffrance, il n’est pas moins fait évidemment pour cette réflexion vaste et éclaircie. Son tort, si nous osons percer au dedans, est, selon nous, d’avoir trop combattu le génie actif qui s’y mêlait à l’origine, d’avoir effacé l’imagination platonique qui prêtait sa couleur aux objets et baignait à son gré les horizons. Un rude sacrifice s’est accompli en lui ; il a fait pour le bien, il a pris sa science au sérieux et a voulu que rien de téméraire et de hasardé n’y restât. La réserve a empiété de jour en jour sur l’audace. En proie durant quinze années à cet inquiétant problème de la destinée humaine, il a voulu mettre ordre à ses doutes, à ses conjectures, et au petit nombre des certitudes ; il s’y est calmé, mais il s’y est refroidi. Sa raison est demeurée victorieuse, mais quelque chose en lui a regretté la flamme, et son regard paraît souffrant. Nous disons qu’il a eu tort pour sa gloire, mais c’est un rare mérite moral que de faire ainsi ; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une contrition.

Le retour de l’île d’Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs des volontaires royaux à la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout simplement que ces jeunes philosophes n’étaient pas bonapartistes, et qu’ils acceptaient la Restauration comme plus favorable à la pensée que l’Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo Ortis, inséré au Courrier Français en 1819, je trouve exprimé à nu, et avec une fermeté de style à la Salluste, ce sentiment d’opposition aux conquêtes et à la force militaire : « Un peuple ne doit tirer l’épée que pour défendre ou conquérir son indépendance. S’il attaque ses voisins pour les soumettre à son pouvoir, il se déshonore ; s’il envahit leur territoire sous le prétexte d’y fonder la liberté, on le trompe ou il se trompe lui-même. Violer tous les droits d’une nation pour les rétablir, est à la fois l’inconséquence la plus étrange et l’action la plus injuste.

« L’amour de la liberté commença la Révolution française ; l’Europe, désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son admiration. Mais bientôt les applaudissements cessèrent. La justice avait été foulée aux pieds par les factions ; la liberté devait périr avec elle : aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années, pour accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux et servir d’instrument à l’établissement du despotisme.

« Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et l’héroïsme de nos soldats prostitué. L’épée française devait être plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l’Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie. Elle fit partout de funestes miracles : on vit bien qu’elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu’elle saurait respecter. »

Ce que M. Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait pas moins vivement en 1815, sous le coup d’une première invasion et à la menace d’une seconde. Ses craintes réalisées, et dans toute l’amertume du rôle de vaincu, il reprit avec ses amis les études philosophiques ; un sentiment exalté de justice et de devoir dominait ce jeune groupe ; ils étaient dans leur période stoïque, dans cette période de Fichte, par où passent d’abord toutes les âmes vertueuses. M. Jouffroy gagna le doctorat avec deux thèses remarquables, l’une sur le Beau et le Sublime, et l’autre sur la Causalité. A partir de 1816, il devint maître de conférences à l’École, et fut en même temps attaché au collège Bourbon jusqu’en 1822, époque où M. Corbière, qui avait brisé l’École, le destitua aussi de ses fonctions au collège. M. Jouffroy, au sortir de l’École, entretenait une correspondance active d’idées et d’épanchements avec ses amis dispersés en province, avec MM. Damiron et Dubois particulièrement, qu’on avait envoyés à Falaise, et ensuite avec ce dernier, à Limoges. C’étaient souvent des saillies d’imagination philosophique, non pas sur un tel point spécial et borné, mais sur l’ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinée future, le rôle des planètes dans l’ascension des âmes, et l’espérance de rejoindre en ces Élysées supérieurs les devanciers illustres qu’on aura le plus aimés, Platon ou Montaigne. On surprend là tout à nu l’homme qui plus tard, et déjà tempéré par la méthode, n’a pu s’empêcher de lancer ses ingénieux et hardis paradoxes sur le Sommeil, et qui consacre plusieurs leçons de son cours à la question de la vie antérieure. C’étaient encore, dans cette correspondance, des retours de désir vers le pays natal, vers la montagne d’où il tirait sa source, et le besoin de peindre à ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels dont il était sevré : « Qui vous dira la fraîcheur de nos fontaines, la modeste rougeur de nos fraises ? qui vous dira les murmures et les balancements de nos sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin ils prennent, et la funèbre obscurité de leurs ombres ? et l’hiver, dans la tempête, les tourbillons de neige soulevés, les chemins disparus sous de nouvelles montagnes, l’aigle et le corbeau qui planent au plus haut de l’air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que les familles s’assemblent au bruit des toits ébranlés, et prient Dieu pour le voyageur ? Ô mon pays que je regrette, quand vous reverrai-je ? »

En 1820, ayant perdu son père, il revit ce Jura tant désiré, et toute sa chère Helvétie. Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, placé alors à Besançon, et lui-même atteint de cruelles douleurs et pertes domestiques, y cherchait un allégement dans l’entretien de l’amitié et dans les impressions pacifiantes d’une majestueuse nature. M. Dubois a écrit et a bien voulu nous lire un récit de cette époque de sa vie où son âme et celle de M. Jouffroy se confondirent si étroitement. Un tel morceau, puissant de chaleur et minutieux de souvenirs, où revivent à côté des circonstances individuelles les émotions religieuses et politiques d’alors, serait la révélation biographique la plus directe, tant sur les deux amis que sur toute la génération d’élite à laquelle ils appartiennent. Mais il faut se borner à une pâle idée. Après avoir reconnu et salué le toit patriarcal, le bois de sapins en face, à gauche, qui projette en montant ses funèbres ombres, avoir foulé la mousse épaisse, les humides lisières où sont les fraises, et s’être assis derrière le rucher d’abeilles, dont le miel avait enduit dès le berceau une lèvre éloquente, il s’agissait pour les deux amis de se donner le spectacle des Alpes ; pour M. Jouffroy, de les revoir et de les montrer ; pour M. Dubois, de les découvrir ; — car c’était tout au plus si ce dernier les avait, en venant, aperçues de loin à l’horizon dans la brume, et comme un ruban d’argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami un matin, dès avant le lever du soleil, à travers les vallées et les prairies, jusqu’à la pente de la Dôle qu’ils gravirent. La Dôle est le point culminant du Jura, et où le Doubs prend sa source. En montant par un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus haut sans rien découvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte au plateau du sommet, tout se déclare. C’est ce qui eut lieu pour M. Dubois, à qui son guide habile ménageait la surprise : « Toutes les Alpes, comme il le dit, jaillirent devant lui d’un seul jet ! » L’amphithéâtre glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Léman, dans un coin la Savoie rabaissée au pied du Mont-Blanc sublime ; cet ensemble solennel que la plume, quand l’œil n’a pas vu, n’a pas le droit de décrire ; la vapeur et les rayons du matin s’y jouant et luttant en mille manières, voilà ce qui l’assaillit d’abord et le stupéfia. M. Jouffroy, plus familier à l’admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de l’immobile extase de l’ami qu’il avait guidé ; il reportait son regard avec sourire tantôt sur le spectacle éclatant, et tantôt sur le visage ébloui ; il était comme satisfait de sa lente démonstration si magnifiquement couronnée, il était satisfait de sa montagne. A quelques pas en avant, un pâtre debout, les bras croisés et appuyé sur son bâton, semblait aussi absorbé dans la grandeur des choses ; le philosophe en fut vivement frappé, et dit : « Il y a en cette âme que voilà toutes les mêmes impressions que dans les nôtres. » — Les images nombreuses et si belles dans la bouche de M. Jouffroy, où le pâtre intervient souvent, datent de cette rencontre ; c’est ce qui lui a fait dire dans son émouvant discours sur la Destinée humaine : « Le pâtre rêve comme nous à cette infinie création dont il n’est qu’un fragment ; il se sent comme nous perdu dans cette chaîne d’êtres dont les extrémités lui échappent ; entre lui et les animaux qu’il garde, il lui arrive aussi de chercher le rapport ; il lui arrive de se demander si, de même qu’il est supérieur à eux, il n’y aurait pas d’autres êtres supérieurs à lui…, et de son propre droit, de l’autorité de son intelligence qu’on qualifie d’infirme et de bornée, il a l’audace de poser au Créateur cette haute et mélancolique question : Pourquoi m’as-tu fait ? et que signifie le rôle que je joue ici-bas ? » Dans ses leçons sur le Beau, qui par malheur n’ont été nulle part recueillies, M. Jouffroy disait fréquemment d’une voix pénétrée : « Tout parle, tout vit dans la nature ; la pierre elle-même, le minéral le plus informe vit d’une vie sourde, et nous parle un langage mystérieux ; et ce langage, le pâtre, dans sa solitude, l’entend, l’écoute, le sait autant et plus que le savant et le philosophe, autant que le poëte ! »

Lorsque les amis voulurent redescendre du sommet, M. Jouffroy s’étant adressé au pâtre pour le choix d’un certain sentier, le pâtre, sans sortir de son silence, fit signe du bâton et rentra dans son immobilité. Avant de savoir que M. Jouffroy avait eu cette matinée culminante sur la Dôle, qu’il avait remarqué ce pâtre sur ce plateau, et que sa contemplation avait trouvé à une heure déterminée de sa jeunesse une forme de tableau si en rapport et si harmonieuse, je me l’étais souvent figuré, en effet, sur un plateau élevé des montagnes, avec moins de soleil, il est vrai, avec un horizon moins meublé de réalités et d’images, bien qu’avec autant d’air dans les cieux. A propos de son cours sur la Destinée humaine, où il semblait n’indiquer qu’à peine aux jeunes âmes inquiètes un sentier religieux qu’on aurait voulu alors lui entendre nommer, on disait dans un article du Globe de décembre 1830 : « Comme un pasteur solitaire, mélancoliquement amoureux du désert et de la nuit, il demeure immobile et debout sur son tertre sans verdure ; mais du geste et de la voix il pousse le troupeau qui se presse à ses pieds et qui a besoin d’abri, il le pousse à tout hasard au bercail, du seul côté où il peut y en avoir un. »

Le propre de M. Jouffroy, c’est bien de tout voir de la montagne ; s’il envisage l’histoire, s’il décrit géographiquement les lieux, c’est par masses et formes générales, sans scrupule des détails, et avec une sorte de vérité ou d’illusion toujours majestueuse. « Les événements, a-t-il dit quelque part, sont si absolument déterminés par les idées, et les idées se succèdent et s’enchaînent d’une manière si fatale, que la seule chose dont le philosophe puisse être tenté, c’est de se croiser les bras et de regarder s’accomplir des révolutions auxquelles les hommes peuvent si peu. » Voilà tout entier dans cet aveu notre philosophe-pasteur : voir, regarder, assister, comprendre, expliquer. Aussi cette promenade sur la Dôle est-elle une merveilleuse figure de la destinée de M. Jouffroy. Chacun, en se souvenant bien, chacun a eu de la sorte son Sinaï dans sa jeunesse, sa mystérieuse montagne où la destinée s’est comme offerte aux yeux, mieux éclairée seulement qu’elle ne le sera jamais depuis. Nul ne le sait que nous ; et ce que le monde admire ensuite de nos œuvres, n’est guère que le reflet affaibli et l’ombre d’un sublime moment envolé.

Dans cette ascension de la Dôle, j’ai oublié, pour compléter la scène, de dire qu’outre les deux amis et le pâtre, il y avait là un vieux capitaine de leur connaissance, redevenu campagnard, révolutionnaire de vieille souche et grand lecteur de Voltaire. Comme il redescendait le premier dans le sentier indiqué, et qu’il voyait les deux amis avoir peine à se détacher du sommet et se retourner encore, il les gourmandait de leur lenteur, en criant : « Quand on a vu, on a vu ! » Ce capitaine voltairien, près du pâtre, dut paraître au philosophe le bon sens goguenard et prosaïque, à côté du bon sens naïf et profond.

Quelquefois, à travers leurs courses de la journée, il arrivait aux deux amis de passer à diverses reprises la frontière ; ils se sentaient plus libres alors, soulagés du poids que le régime de ce temps imposait aux nobles âmes, et ils entonnaient de concert la Marseillaise, comme un défi et une espérance. Le soir, quand ils trouvaient des feux presque éteints, qu’avaient allumés les bergers, ils s’asseyaient auprès, et M. Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les irruptions des Barbares, lesquels, comme des brassées de bois vert, la Providence avait jetés de temps à autre dans le foyer expirant des civilisations. Nul, s’il l’avait voulu, n’aurait eu plus que lui, au service de sa pensée, de ces grandes images agrestes et naturelles.

En 1821, de retour à Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercèrent l’un sur l’autre une influence continue fort vive : M. Jouffroy initiait philosophiquement son ami qui n’avait pas, jusque-là, secoué tout à fait l’autorité en matière religieuse ; M. Dubois entrecoupait par ses élans politiques ce qu’aurait eu de trop métaphysique et spéculatif le cours d’idées du philosophe. Leur santé à tous deux s’était fort altérée. M. Jouffroy acquit dès lors cette constitution plus nerveuse et cette délicatesse fine de complexion, si d’accord avec son âme, mais que quelque chose de plus robuste avait dissimulée. M. Cousin s’était engagé dans le carbonarisme et y poussait avec prosélytisme ; après quelque hésitation, les deux amis y entrèrent, mais par M. Augustin Thierry, dans une vente dont faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin, Leroux, Guinard, etc. ; ils ne manquèrent à aucune des démonstrations civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et à celui de Camille Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitué ; M. Dubois l’était déjà. En 1823, notre philosophe écrivait dans la solitude cet article, Comment les Dogmes finissent, où éclatent la vertu et la foi frémissantes sous la persécution, où retentit dans le langage de la philosophie comme un écho sacré des catacombes. M. Jouffroy ne s’est jamais élevé à une plus grande hauteur d’audace que dans cette inspiration refoulée ; depuis il s’est épanché, étendu, élargi, en descendant à la manière des fleuves, dont le flot peut s’accroître, mais ne regagne plus le niveau de la source. — En septembre 1824, le Globe fut fondé.

Il semble aujourd’hui, à ouïr certaines gens, que le Globe n’eût pour but que de faire arriver plus commodément au pouvoir messieurs les doctrinaires grands et petits, après avoir passé six longues années à s’encenser les uns les autres. Peu de mots remettront à leur place ces ignorances et ces injures. M. Dubois, destitué, traduisait la Chronique de Flodoard pour la collection de M. Guizot, écrivait quelques articles aux Tablettes universelles, qui trop tôt manquèrent, se dévorait enfin dans l’intimité d’hommes fervents, étouffés comme lui, et dans les conversations brûlantes de chaque jour. M. Leroux, qui, après d’excellentes études faites à Rennes au même collège que M. Dubois, et avant de prendre rang comme une des natures de penseur les plus puissantes et les plus ubéreuses d’aujourd’hui, était simplement ouvrier typographe, M. Leroux avait imaginé, avec M. Lachevardière, imprimeur, d’entreprendre un journal utile, composé d’extraits de littérature étrangère, d’analyses des principaux voyages et de faits curieux et instructifs rassemblés avec choix. Il communiqua son cadre d’essai à M. Dubois, qui jugea que, dans cette simple idée de magasin à l’anglaise, il n’y avait pas assez de chance d’action ; qu’il fallait y implanter une portion de doctrine, y introduire les questions de liberté littéraire, se poser contre la littérature impériale, et, sans songer à la politique puisqu’on était en pleine Censure, fonder du moins une critique nouvelle et philosophique. Des deux idées combinées de MM. Leroux et Dubois, naquit le Globe ; mais celle de M. Dubois, bien que venue à l’occasion de l’autre, était évidemment l’idée active, saillante et nécessaire ; aussi imprima-t-il au Globe le caractère de sa propre physionomie. M. Leroux y maintint toutefois sur le second plan l’exécution de son projet ; et toute cette matière de voyages, de faits étrangers, de particularités scientifiques, qui occupa longtemps les premières pages du Globe avant l’invasion de la politique quotidienne, était ménagée par lui. Sous le rapport des doctrines et de l’influence morale, M. Leroux ne se fit d’ailleurs au Globe, jusqu’en 1830, qu’une position bien inférieure à ses rares mérites et à sa portée d’esprit ; par modestie, par fierté, cachant des convictions entières sous une bonhomie qu’on aurait dû forcer, il s’effaça trop ; quatre ou cinq morceaux de fonds qu’il se décida à y écrire frappèrent beaucoup, mais ne l’y assirent pas au rang qu’il aurait fallu. Il dirigeait le matériel du journal, mais en fait d’idées il y passa toujours plus ou moins pour un rêveur. Ses opinions, afin de prévaloir, avaient besoin d’arriver par M. Dubois112.

M. Dubois s’était donc mis à l’œuvre en septembre 1824, secondé de M. Leroux, et moyennant les avances financières de M. Lachevardière. MM. Jouffroy et Damiron, ses amis intimes, ne pouvaient lui manquer. M. Trognon travailla aussi dès les premiers numéros. Comme il y avait exposition de peinture au début, M. Thiers se chargea d’en rendre compte ; sauf ce coup de main du commencement, il ne donna rien depuis au journal. M. Mérimée donna quelque chose d’abord, mais ne continua pas sa collaboration. Quelques jeunes gens, élèves distingués de MM. Jouffroy et Damiron, entrèrent de bonne heure, parmi lesquels MM. Vitet et Duchâtel, qui n’étaient pas plus des doctrinaires alors que M. Thiers. Ils connaissaient les doctrinaires sans doute, ils étaient liés, ainsi que leurs maîtres, avec M. Guizot, avec M. de Broglie, peut-être de loin avec M. Royer-Collard ; personne dans cette réunion commençante n’en était aux préjugés brutaux et aux déclamations ineptes du Constitutionnel ; mais par M. Dubois, âme du journal, un vif sentiment révolutionnaire et girondin se tenait en garde ; et, dès que la Censure fut levée, cette pointe généreuse perça en toute occasion. M. de Rémusat, le plus doctrinaire assurément des rédacteurs du Globe par la subtilité de son esprit, par ses habitudes et ses liens de société, ne toucha longtemps que des sujets de pure littérature et de poésie ; ce qu’il faisait avec une souplesse bien élégante. M. Duvergier de Hauranne n’avait pas à un moindre degré la préoccupation littéraire, et son zèle spirituel s’attaquait, dans l’intervalle de ses voyages d’Italie et d’Irlande, à des points délicats de la controverse romantique. Ce n’est guère à M. Magnin toujours net et progressif, ou à M. Ampère survenu plus tard et adonné aux excursions studieuses, qu’on imputera un rôle dans la prétendue ligue. Le Globe n’a pas été fondé et n’a pas grandi sous le patronage des doctrinaires, c’est-à-dire des trois ou quatre hommes éminents à qui s’adressait alors ce nom. La bourse de M. Lachevardière, l’idée de M. Leroux, l’impulsion de M. Dubois, voilà les données primitives ; des jeunes gens pauvres, des talents encore obscurs, des proscrits de l’Université, ce furent les vrais fondateurs ; la génération des salons qui s’y joignit ensuite n’étouffa jamais l’autre.

Le public, qui aime à faire le moins de frais possible en renommée, et qui est dur à accepter des noms nouveaux, voyant le Globe surgir, tenta d’en expliquer le succès, et presque le talent, par l’influence invisible et suprême de quelques personnages souvent cités. Ces personnages étaient sans doute bienveillants au Globe, mais cette bienveillance, tempérée de blâme fréquent ou même d’épigrammes légères, ne justifiait pas l’honneur qu’on leur en faisait. Financièrement, lorsqu’en 1828, le Globe devenant tout à fait politique, M. Lachevardière retira ses capitaux, M. Guizot, seul parmi les doctrinaires d’alors, prit une action. M. de Broglie aida au cautionnement ; mais c’était un simple placement de fonds sans enjeu. Du reste, occupés de leurs propres travaux, ces messieurs n’ont jamais contribué de leur plume à l’illustration du journal ; une seule fois, s’il m’en souvient, M. Guizot écrivit une colonne officieuse sur un tableau de M. Gérard ; peut-être a-t-il récidivé pour quelque autre cas analogue, mais c’est tout. M. de Barante n’a fait qu’un seul article ; M. de Broglie n’y a jamais écrit. Les prétendus patrons hantaient si peu ce lieu-là, qu’il a été possible à l’un des rédacteurs assidus de n’avoir pas, une seule fois durant les six ans, l’honneur d’y rencontrer leur visage. La verdeur de certains articles allait, de temps à autre, éveiller leur sévérité et raviver les nuances. M. Royer-Collard réprouva hautement l’article pour lequel M. Dubois fut mis en cause et condamné, quelques mois avant juillet 1830. M. Cousin lui-même, bien que plus rapproché du journal par son âge et par ses amis, s’en séparait crûment dans la conversation ; il ne répondait pas de ses disciples, il censurait leur marche, et savait marquer plus d’un défaut avec quelque trait de cette verve incomparable qu’on lui pardonne toujours, et que le Globe ne lui paya jamais qu’en respects.

Si l’on examine enfin l’allure et le langage du Globe depuis qu’il devint expressément politique, c’est-à-dire sous les ministères Martignac et Polignac, on y trouve une hardiesse, une fermeté de ton qu’aucun organe de l’opposition d’alors n’a surpassées. Le ministère Martignac y fut attaqué de bonne heure avec une exigence dont MM. de Rémusat, Duchâtel et Duvergier de Hauranne ont quelque droit aujourd’hui de s’étonner. La question des Jésuites et de la liberté absolue d’enseignement prêta jusqu’au bout, sous la plume de M. Dubois, à une controverse, excentrique si l’on veut, et par trop chevaleresque pour le moment, mais du moins aussi peu doctrinaire que possible. M. de Rémusat, qui traita presque seul la politique des derniers mois avant Juillet, durant la prison de M. Dubois, ne détourna pas un seul instant le journal de la ligne extrême où il était lancé ; vers cette fin de la lutte, toutes les pensées n’en faisaient qu’une pour la délivrance, il semblait même qu’il y eût dans cette rédaction du Globe des vues et des ressources d’avenir plus vastes qu’ailleurs. Quand M. Thiers, au début du National, développait sa théorie constitutionnelle, et venait professer Delorme comme résumé de son Histoire de la Révolution, ces articles ingénieux étaient regardés comme de purs jeux de forme et des fictions un peu vaines au prix de la grande question populaire et sociale ; et ce n’était pas M. Dubois seulement qui jugeait ainsi, c’était M. Duchâtel ou tout autre. S’il y avait alors dissidence marquée, division au Globe en quelque matière, cette dissidence portait, le dirai-je ? sur la question dite romantique. L’école romantique des poëtes ne put jamais faire irruption au Globe, et le gagner comme organe à elle ; mais elle y avait des alliés et des intelligences. M. Leroux, M. Magnin, et celui qui écrit ces lignes, penchaient plus ou moins du côté novateur en poésie ; MM. Dubois, Duvergier, de Rémusat, et l’ensemble de la rédaction, étaient en méfiance, quoique généralement bienveillants. Tous ces petits mouvements intérieurs se dessinèrent avec feu à l’occasion du drame de Hernani, qui eut pour résultat d’augmenter la bienveillance. Mais, hélas ! rapprochement littéraire, union politique, tout cela manqua bientôt.

Au Globe, M. Jouffroy tint une grande place ; il était le philosophe généralisateur, le dogmatique par excellence, de même que M. Damiron était le psychologue analyste et sagace, de même que M. Dubois était le politique ému et acéré, le critique chaleureux. Indépendamment des articles recueillis dans le volume des Mélanges, M. Jouffroy en a écrit plusieurs sur des sujets d’histoire ou de géographie, et y a porté sa large manière. Il cherchait à tirer des antécédents historiques, des conditions géographiques et de l’esprit religieux des peuples, la loi de leur mouvement et de leur destinée. Les résultats les plus généraux de ses méditations à ce sujet sont consignés dans deux leçons d’un cours particulier professé par lui en 1826 (de l’État actuel de l’Humanité). Il ne s’y interdisait pas, comme il l’a trop fait depuis, l’impulsion active et stimulante, l’appel à l’énergie morale d’un chacun ; il n’y imposait pas, comme dans ses articles sur mistress Trolloppe, le calme et le quiétisme brahmanique aux assistants éclairés, sous peine de déchéance aveugle et de fatuité. Au contraire, il y marquait l’initiative à la civilisation chrétienne, et le devoir d’agir à chacun de ses membres ; il y disait avec plainte : « Comment aurions-nous des hommes politiques, des hommes d’État, quand les questions dont la solution réfléchie peut seule les former ne sont pas même poses, pas même soupçonnées de ceux qui sont assis au gouvernail ; quand, au lieu de regarder à l’horizon, ils regardent à leurs pieds ; quand, au lieu d’étudier l’avenir du monde, et dans cet avenir celui de l’Europe, et dans celui de l’Europe la mission de leur pays, ils ne s’inquiètent, ils ne s’occupent que des détails du ménage national ?… Nous ne concevons pas que tant de gens de conscience se jettent dans les affaires politiques, et poussent le char de notre fortune dans un sens ou dans un autre, avant d’avoir songé à se poser ces grandes questions…. Je sais que la marche de l’humanité est tracée, et que Dieu n’a pas laissé son avenir aux chances des faiblesses et des caprices de quelques hommes : mais ce que nous ne pouvons empêcher ni faire, nous pouvons du moins le retarder ou le précipiter par notre mauvaise ou bonne conduite. Dans les larges cadres de la destinée que la Providence a faite au monde, il y a place pour la vertu et la folie des hommes, pour le dévouement des héros et l’égoïsme des lâches. »

C’était dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, à l’ouverture d’un des cours particuliers auxquels le confinait l’interdiction universitaire, que M. Jouffroy s’exprimait ainsi. Ces cours privés étaient fort recherchés ; quelques esprits déjà mûrs, des camarades du maître, des médecins depuis célèbres, une élite studieuse des salons, plusieurs représentants de la jeune et future pairie, composaient l’auditoire ordinaire, peu nombreux d’ailleurs, car l’appartement était petit, et une réunion plus apparente serait aisément devenue suspecte avant 1828. On se rendait, une fois par semaine seulement, à ces prédications de la philosophie ; on y arrivait comme avec ferveur et discrétion ; il semblait qu’on y vînt puiser à une science nouvelle et défendue, qu’on y anticipât quelque chose de la foi épurée de l’avenir. Quand les quinze ou vingt auditeurs s’étaient rassemblés lentement, que la clef avait été retirée de la porte extérieure, et que les derniers coups de sonnette avaient cessé, le professeur, debout, appuyé à la cheminée, commençait presque à voix basse, et après un long silence. La figure, la personne même de M. Jouffroy est une de celles qui frappent le plus au premier aspect, par je ne sais quoi de mélancolique, de réservé, qui fait naître l’idée involontaire d’un mystérieux et noble inconnu. Il commençait donc à parler ; il parlait du Beau, ou du Bien moral, ou de l’immortalité de l’âme ; ces jours-là, son teint plus affaibli, sa joue légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du Phédon. Son accent, après la première moitié assez monotone, s’élevait et s’animait ; l’espace entre ses paroles diminuait ou se remplissait de rayons. Son éloquence déployée prolongeait l’heure et ne pouvait se résoudre à finir. Le jour qui baissait agrandissait la scène ; on ne sortait que croyant et pénétré, et en se félicitant des germes reçus. Depuis qu’il professe en public, M. Jouffroy a justifié ce qu’on attendait de lui ; mais pour ceux qui l’ont entendu dans l’enseignement privé, rien n’a rendu ni ne rendra le charme et l’ascendant d’alors113.

M. Jouffroy en était, en ces années-là, à cette période heureuse où luit l’étoile de la jeunesse, à la période de nouveauté et d’invention ; il se sentait, à l’égard de chaque vérité successive, dans la fraîcheur d’un premier amour ; depuis, il se répète, il se souvient, il développe. Le malheur a voulu qu’avec sa facilité de parler et son indolence d’écrire, il ait improvisé ses leçons les plus neuves, et qu’elles n’aient nulle part été fixées dans leur verve délicate et leur vivacité naissante. M. Jouffroy se détermine malaisément à écrire, bien qu’une fois à l’œuvre sa plume jouisse de tant d’abondance. Il n’a publié d’original que la préface en tête des Esquisses morales de Stewart, et ses articles, la plupart recueillis dans les Mélanges : l’introduction promise des œuvres de Reid n’a pas paru. Philosophe et démonstrateur éloquent encore plus qu’écrivain, la forme, qui a tant d’attrait pour l’artiste, convie peu M. Jouffroy ; il souffre évidemment et retarde le plus possible de s’y emprisonner ; il la déborde toujours. La lutte étroite, la joute de la pensée et du style ne lui va pas. Il ne s’applique point à la fermeté de Pascal ; sa forme, à lui, quand il lui en faut une, est belle et ample, mais lâchée, comme on dit.

Saint Jérôme appelle quelque part saint Hilaire, évêque de Poitiers, le Rhône de l’éloquence gauloise. M. Jouffroy serait bien plutôt une Loire épanouie qu’un Rhône impétueux, comme elle lent, large, inégalement profond, noyant démesurément ses rives.

M. Jouffroy, entré à la Chambre depuis deux ans, a montré peu d’inclination pour la politique, et s’est à peine efforcé d’y réussir. On le conçoit ; dans ses habitudes de pensée et de parole, il a besoin d’espace et de temps pour se dérouler, et de silence en face de lui. Il avait contre son début, dans cette assemblée assez vulgaire, d’être suspect de métaphysique dès le moindre préambule. Et pourtant la parole, hardiment prise en deux ou trois occasions, eût vaincu ce préjugé ; M. Jouffroy aurait eu beau jeu à entamer la question européenne selon ses idées de tout temps, à tracer le rôle obligé de la France, et à flétrir pour le coup la politique de ménage à laquelle on l’assujettit : il n’en a rien fait, soit que l’humeur contemplative ait prédominé et l’ait découragé de l’effort individuel, soit que, voyant une Chambre si ouverte à entendre, il ait souri sur son banc avec dédain114.

Car, malgré tout le progrès de la disposition contemplative, il y a en M. Jouffroy le côté dédaigneux, ironique, l’ancien côté actif refoulé, qui se fait sentir amèrement par retours, et qui tranche, comme un éclair, sur un grand fonds de calme et d’ennui. Il y a le vieil homme, qui fut sévère au passé, hostile aux révélations, l’adversaire railleur du baron d’Eckstein, le philosophe qui ignore et supprime ce qui le gêne, comme Malebranche supprimait l’histoire. Il y a l’aristocratie du penseur et du montagnard, froideur et hauteur, le premier mouvement susceptible et chatouilleux, la lèvre qui s’amincit et se pince, une rougeur rapide à une joue qui soudain pâlit.

Mais il y a tout aussitôt et très-habituellement le côté bon, plébéien, condescendant, explicatif et affectueux, qui s’accommode aux intelligences, qui, au sortir d’un paradoxe presque outrageux, vous démontre au long des clartés et sait y démêler de nouvelles finesses ; une disposition humaine et morale, une bienveillance qui prend intérêt, qui ne se dégoûte ni ne s’émousse plus. L’idée de devoir préside à cette noble partie de l’âme que nous peignons ; si le premier mouvement s’échappe quelquefois, la seconde pensée répare toujours.

Outre les travaux et écrits ultérieurs qu’on a droit d’espérer de M. Jouffroy, il est une œuvre qu’avant de finir nous ne pouvons nous empêcher de lui demander, parce qu’il nous y semble admirablement propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproché à quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman ; nous sommes persuadé qu’un roman de lui, un vrai roman, serait un trésor de psychologie profonde. Qu’il s’y dispose de longue main, qu’il termine par là un jour ! il s’y fondera à côté de la science une gloire plus durable ; Pétrarque doit la sienne à ses vers vulgaires, qui seuls ont vécu. Un roman de M. Jouffroy (et nous savons qu’il en a déjà projeté), ce serait un lieu sûr pour toute sa psychologie réelle, qui consiste, selon nous, en observations détachées plutôt qu’en système ; ce serait un refuge brillant pour toutes les facultés poétiques de sa nature qui n’ont pas donné. Je la vois d’ici d’avance, cette histoire du cœur, ce Woldemar non subtil, bien supérieur à l’autre de Jacobi. L’exposition serait lente, spacieuse, aérée, comme celles de l’Américain dont l’auteur a tant aimé la prairie et les mers115. Il y aurait dès l’abord des pâturages inclinés et de ces tableaux de mœurs antiques que savent les hommes des hautes terres. Les personnages surviendraient dans cette région avec harmonie et beauté. Le héros, l’amant, flotterait de la passion à la philosophie, et on le suivrait pas à pas dans ses défaillances touchantes et dans ses reprises généreuses. Comme l’amitié, comme l’amour naissant qui s’y cache, se revêtiraient d’un coloris sans fard, et nous livreraient quelques-uns de leurs mystères par des aspects aplanis ! Comme les pâles et arides intervalles s’étendraient avec tristesse jusqu’au sein des vertes années ! Que la lutte serait longue, marquée de sacrifice, et que le triomphe du devoir coûterait de pleurs silencieux ! Allez, osez, ô Vous dont le drame est déjà consommé au dedans ; remontez un jour en idée cette Dôle avec votre ami vieilli ; et là, non plus par le soleil du matin, mais à l’heure plus solennelle du couchant, reposez devant nous le mélancolique problème des destinées ; au terme de vos récits abondants et sous une forme qui se grave, montrez-nous le sommet de la vie, la dernière vue de l’expérience, la masse au loin qui gagne et se déploie, l’individu qui souffre comme toujours, et le divin, l’inconsolé désir ici-bas du poëte, de l’amant et du sage !

M. Jouffroy, que nous tâchions ainsi de peindre avec un soin et des couleurs où se mêlait l’affection, est mort le 1er mars 1842, laissant à tous d’amers regrets. Son ami M. Damiron publia de lui, peu après, un volume posthume de Nouveaux Mélanges philosophiques ; la haine et l’esprit de parti s’en emparèrent. Les funérailles de l’honnête homme et du sage furent célébrées par des querelles furieuses ; l’infamie des insultes particulières aux gazettes ecclésiastiques n’y manqua pas. Un penseur mélancolique a dit : « Tenons-nous bien, ne mourons pas ; car, sitôt morts, notre cercueil, pour peu qu’il en vaille la peine, servira de marchepied à quelqu’un pour se faire voir et pérorer. Trop heureux si, derrière notre pierre, le lâche et le méchant ne s’abritent pas pour lancer leurs flèches, comme Pâris caché derrière le tombeau d’Ilus ! »