(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « [Béranger] » pp. 333-338
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « [Béranger] » pp. 333-338

[Béranger]

[L’article qu’on va lire, inséré en Premier-Paris au Moniteur le lendemain des funérailles de Béranger, m’a été attribué.]

Béranger depuis des années ne chantait plus, mais la France, en le perdant, a senti à quel point il lui était toujours cher et présent, et combien l’âme de ses chants faisait partie de son âme, à elle, de son génie immortel, comme race et comme peuple. L’empereur, en se chargeant de la célébration de ses funérailles et en voulant y présider, en quelque sorte, par la pensée, a montré qu’ici comme en toute chose il sentait comme la France.

Béranger, en expirant, était âgé de soixante-dix-sept ans presque accomplis. Son âge même était gravé dans toutes les mémoires, et la date, lorsque l’on s’interrogeait ces jours derniers, revenait voltiger en chanson :

Dans ce Paris plein d’or et de misère,
En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingts,
Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père,
Moi nouveau-né, sachez ce qui m’advint…

Sa vie fut simple ; par son bon sens, par sa probité, par la modération de ses mœurs et de ses goûts, il sut la rendre constante et digne. Jeune, au sein de la pauvreté, à travers les entraînements de l’âge, il ne cessa, par un travail secret, opiniâtre, de se préparer un talent supérieur aux choses légères et déjà charmantes auxquelles il s’essayait. Une place modeste dans une administration publique suffisait à ses besoins ; il la garda jusqu’au jour où il s’aperçut que son indépendance allait en souffrir. Tout à fait libre alors, et prenant son grand vol, chantre adopté de la jeunesse et de la patrie, amoureux de ses gloires, attristé de ses deuils, la consolant par ses souvenirs et ses espérances, il ne voulut point d’autre rôle ; et, dans sa vieillesse, quand il vit s’accomplir plus d’événements qu’il n’en avait sans doute attendu, quand il se reconnut meilleur prophète encore qu’il ne l’avait pensé, il eut la sagesse, et de vouloir rester le même, le simple et grand chansonnier comme devant, et à la fois de ne point répudier les prodigieux résultats publics auxquels, pour sa part, il avait concouru.

Béranger avait naturellement l’âme patriotique, cela ne se donne pas ; il sentait de certaines douleurs, de certaines joies comme bien des gens d’esprit, qui l’ont applaudi pourtant, ne les ont jamais senties, et comme le peuple directement les sent : de là cette intime et longue communauté entre le peuple et lui, quoiqu’il eût dans le talent de ces finesses dont les œuvres populaires peuvent, à la rigueur, se passer. L’invasion de 1814 et de 1815, la chute du grand Empire, l’abaissement des braves et le triomphe insolent des incapables, les Myrmidons se pavanant sur le char d’Achille, ce furent là pour lui des sources de douleur, d’indignation et de risée, des motifs de représailles vengeresses. Nul n’a mieux compris que lui combien le génie de Napoléon s’était confondu à un certain jour dans celui de la France, combien l’orgueil national et l’orgueil du héros ne faisaient qu’un, combien leur défaite était la même ; nul n’a mieux donné à pressentir combien le réveil et le jour de réparation pour ces deux gloires, la gloire de la France et celle du nom napoléonien, étaient unis et comme solidaires, et ne faisaient naturellement qu’une même cause. Il vit cela en poète, mais le poète voyait ici plus loin que bien des politiques, et quand le rêve s’est réalisé, l’honnête homme chez Béranger a eu le bon sens de ne pas démentir le poète. Il n’a pas donné tort à son passé.

Est-il besoin de rappeler à des générations qui, depuis soixante ans jusqu’à vingt, les savent par cœur, tant d’immortelles chansons ? et celle qui est la première de ce ton, mais encore gaie et légère, parce que la victoire laisse encore entrevoir de brillants retours (janvier 1814) :

Gai ! gai ! serrons nos rangs,
    Espérance
    De la France ;
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant Gaulois et Francs !…

et toutes celles où il se remet, après les humiliations et les défaites, poète attristé, à sonder et à panser les plaies des cœurs vaillants ? En 1819, les alliés qui l’occupaient ont enfin quitté le sol de la France ; Béranger s’écrie :

Reine du monde, ô France, ô ma patrie !
Soulève enfin ton front cicatrisé…

Avec Béranger il suffit de donner la note, chacun achève. — Le Cinq Mai ou Napoléon à Sainte-Hélène, Le Vieux Sergent, Le Vieux Drapeau, Le Chant du Cosaque, Waterloo, quels plus beaux hymnes, quels accents plus vibrants sont-ils jamais sortis en aucun temps d’une âme nationale et guerrière ! Béranger, plus que personne, a entretenu en France le culte de la gloire et des plus nobles signes auxquels elle s’est attachée dans les années héroïques du siècle :

Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Le drapeau tricolore était le drapeau de Béranger. Il est venu un jour où ce drapeau s’est relevé ; mais il s’est relevé sans l’aigle : on n’eut point le drapeau tout entier. Béranger a vu ce jour, il y a applaudi, il y avait tous ses amis mêlés et engagés, et tous plus ou moins ministres ; et cependant il ne l’a pas chanté, ce jour-là, ce jour de demi-triomphe. Est-ce uniquement parce qu’il aimait surtout à être le poète des vaincus, et non celui des vainqueurs ? Ce n’est pas à croire, et il n’y a pas moins d’inspiration pour le vrai poète à chanter une victoire fièrement achetée qu’une défaite généreuse. Béranger, en 1830, et dans les années qui ont suivi, a peu ou point chanté, parce qu’il n’était qu’à demi satisfait alors dans ses sentiments de patriote. Il savait tout ce que les sages et les prudents pouvaient dire, et il se le disait même aussi ; mais le poète en lui ressentait un regret ; et quand vinrent peu à peu, et successivement, d’honorables journées militaires pour ce régime politique auquel il assistait, ce n’était pas pour lui, poète patriote, une joie entière, inspiratrice ; car ce n’était point là ce qui pouvait s’appeler une revanche en plein soleil de cette journée néfaste de laquelle il avait dit :

Son nom jamais n’attristera mes vers !

ce n’était pas une abolition assez éclatante de ce chant insultant d’un vainqueur sauvage, à qui il avait fait dire en son ivresse :

Retourne boire à la Seine rebelle,
Où tout sanglant tu t’es lavé deux fois ;
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle,
Et foule aux pieds les peuples et les rois !

Ces jours réparateurs, de pleine et glorieuse allégeance, ces jours de grande lutte victorieuse, Béranger les a vus avant de mourir, et nul doute que, si sa muse avait eu vingt ans de moins, elle n’eût trouvé des accents pour les célébrer. Le Retour de l’armée de Crimée et son entrée dans Paris, quel sujet d’héroïque chanson pour Béranger !

Ses derniers chants, non encore publiés et dont quelques amis ont entendu dès longtemps la confidence, sont, nous dit-on, dans le genre des Souvenirs du peuple :

On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps.
…………………………………
Parlez-nous de lui, grand-mère,
    Parlez-nous de lui !

Ce sont des espèces de chansons épiques, d’une forme accomplie et sévère, consacrées à fixer certains moments de cette grande destinée de Napoléon dont il s’est montré préoccupé jusqu’à la fin, jaloux comme poète de confondre de plus en plus sa popularité dans cette gloire.

Béranger, dans ses dernières années et avant que la maladie de cœur à laquelle il a succombé le retint dans sa chambre, se faisait remarquer par une qualité rare et qui dénotait l’excellence de sa nature : il était le plus activement obligeant et le plus utilement serviable des hommes. Honoré de tous, ne trouvant en tous lieux que des admirateurs et des amis, ne voulant rien pour lui-même, il osait demander pour les autres ; il est peu de personnes qui se soient adressées à lui sans lui être redevables en quelque chose. Il excellait à donner des conseils pratiques et appropriés. Ses lettres, écrites avec soin à la fois et avec naturel, ont certainement été conservées par tous ceux qui en ont reçu ; on en pourra faire un recueil charmant et d’une grande richesse morale, qui sera dans le ton de Franklin. Ce sera un aspect nouveau, mais non imprévu, de sa personne morale.

Assez d’occasions s’offriront de ramener l’attention publique sur les titres d’une renommée qui est dès longtemps le patrimoine universel : aujourd’hui il convenait de remarquer avant tout cette partie supérieure et puissante du talent, par laquelle le poète léger, et si souvent brillant dans la gaieté et dans le badinage, a eu l’art et le bonheur de graver son nom sur l’un des marbres les plus indestructibles de l’histoire.