(1899) Arabesques pp. 1-223
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(1899) Arabesques pp. 1-223

I. Apologie.

Ce n’est pas sans hésitation que je me suis décidé à publier cette Apologie. Il est, en effet, toujours scabreux, pour un écrivain, d’exposer les raisons qui le déterminèrent à combattre ou à soutenir telles tendances plutôt que telles autres et à modifier la conception qu’il s’était faite de la vie de l’art. Les malveillants feignent d’y voir un prétexte à se décerner des couronnes. Le lecteur bénévole préférerait peut-être un écrit qui ne revête pas un caractère de polémique sur des faits exclusivement personnels. Je me suis dit tout cela, — et cependant j’ai passé outre. Voici pourquoi : au moment de commencer une nouvelle campagne, et afin que toute équivoque soit évitée à l’avenir, j’ai cru nécessaire de répondre à quelques-unes des critiques formulées contre mes publications antérieures et d’établir le critérium selon lequel j’ai jugé, je juge, je jugerai mes contemporains. Je prie donc qu’on veuille bien accueillir les lignes suivantes comme l’exposé de conviction d’un homme qui fut longtemps sans se connaître, qui se connaît aujourd’hui, qu’on peut discuter pour certains de ses partis pris, mais dont nul n’a le droit de suspecter la sincérité.

Je viens d’écrire le mot de parti pris. C’est parce que je l’employai jadis pour spécifier mon attitude dans la littérature que plusieurs en tirèrent cet argument triomphal : « M. Retté reconnaît qu’il est de parti pris. Par conséquent, ses opinions n’ont aucune valeur. »

J’avais pourtant expliqué dans la préface d’Aspects, et même auparavant, que j’entendais par là ma conception de l’univers en général et du microcosme où évolue la gent-de-lettres en particulier. On n’en a guère tenu compte. — Or je voudrais bien savoir si, hormis le dilettante, c’est-à-dire l’être qui effleure toutes choses sans s’attacher à aucune, il a jamais existé un écrivain militant qui fut dénué de ce parti pris ? Se targuer d’impartialité quand on se mêle d’apprécier l’œuvre d’autrui c’est s’avouer incapable d’amour et de haine, à savoir des deux sentiments par où s’affirme notre personnalité, c’est prétendre à l’inertie. D’ailleurs cette prétention reste parfaitement illusoire : au vrai, personne n’est plus partial que ceux qui se disent impartiaux.

Consécutivement à mon parti pris, et par une déduction d’apparence assez logique, on a protesté, un peu de tous les côtés, contre mes injustices. Un poète que je ne veux pas nommer, s’est même écrié : « La plus noire injustice brille dans les critiques de M. Retté. »

Que ce lapsus lui soit pardonné !…

Quant à mesdites injustices, un phénomène assez amusant a eu lieu. Les uns imprimaient, m’écrivaient ou me disaient : « Nous avez fait de la bonne besogne en perçant à jour la nullité de X. Mais pourquoi avez-vous attaqué Z. avec une telle âpreté ? » D’autres, cependant, me disaient, m’écrivaient ou imprimaient : « Comme on vous doit de la reconnaissance pour votre démolition de Z. ! Mais combien il est fâcheux que vous n’ayez pas davantage ménagé X. » J’ai conclu de ces appréciations divergentes que chacun jugeait selon son parti pris, et que, par suite, j’avais eu raison de donner mon sentiment sans m’inquiéter de savoir s’il plaisait à ceux-ci ou s’il déplaisait à ceux-là. Mon seul tort, — et j’en suis fier, — a été de m’exprimer franchement, en mettant à l’écart ces réticences et ces phrases à double entente auxquelles se reconnaissent les Escobar de lettres et presque tous les échappés du poulailler normalien.

Donc, une fois pour toutes, qu’il soit entendu que publier son opinion sur quelqu’un, c’est renseigner le lecteur sur la façon dont on se représente ce quelqu’un. Cela prend une valeur documentaire aussi bien quant au jugeur que quant au jugé. Et cette valeur sera d’autant plus grande que le premier aura prouvé une personnalité intéressante en analysant le second. — En dehors de ce principe, il n’y a que bavardage, réclame payée ou confusion.

Je n’ignore pas que, dans l’état à peu près général de veulerie où se décompose la société actuelle, toute affirmation nette sonne désagréablement aux oreilles des Affaiblis de la littérature. Aussi m’a-t-on reproché mes violences. Je crois même avoir été traité quelque part de sectaire…

Si c’est être violent que de réagir avec vigueur contre les rêvasseries troubles des apôtres de l’artifice et du frisson inédit et contre le nombrilisme des sectateurs du conte à soi-même, certes, je fus violent. — Ce qu’on appelle la jeune littérature clapotait dans un marécage aux eaux plombées, s’émouvait aux irisations de la pourriture. On se diluait en famille ; on se félicitait de cette bonne fange molle où croupir à l’abri du vulgaire semblait exquis ; on s’admirait tout en suçant des fleurs de nénuphar…

J’ai jeté quelques pavés dans cette mare aux grenouilles. De là des coassements et des colères qui se traduisirent par des injures. Il y eut un grotesque pour m’enjoindre de garder désormais le silence, sous peine de déshonneur, — ou quelque chose d’approchant. Je n’en fis rien. Si bien qu’aujourd’hui, tout le monde est réveillé ; l’atmosphère de la littérature s’emplit d’une rumeur d’orage et d’armes remuées ; de jeunes troupes amoureuses de la vie accourent à la bataille et déciment les batraciens ahuris ; il va s’échanger de grands coups. — J’aime cela ! En art, je ne suis pas un Doux et les Doux me déplaisent. Puis je crois que c’est par le conflit des idées que se fortifient les individus doués d’énergie, destinés à marquer, et, donc, je me réjouis d’avoir provoqué ce renouveau de guerre.

« Pourtant, m’a-t-on objecté, vous avez outrepassé la mesure, vous avez été jusqu’à l’insulte à l’égard de vos adversaires. »

Cela demande une explication. S’il s’agit des Aspects, je mets au défi quiconque d’y découvrir une expression qui sorte du ton admis dans les lettres. Les seules invectives qu’on puisse y relever ont trait à la Bourgeoisie et à ses apologistes. Mais je ne suppose pas qu’on fasse un crime à quelqu’un qui se tient propre de haïr nos Maîtres et de les fouailler. Pour la partie purement littéraire des Aspects, c’est de la critique ardente, passionnée si l’on veut, mais jamais je n’y eus recours à l’outrage qui vise l’homme sous l’écrivain. Est-ce parce que j’ai baptisé M. Mallarmé « le vieillard des tombeaux » que j’ai mérité d’être moi-même vilipendé comme je le fus ?

Parlons de M. Mallarmé. Aussi bien, il est le pivot autour duquel tourne toute cette querelle. Il a été proclamé l’auteur des plus beaux vers réguliers du siècle, prince des poètes, porte-drapeau et chef incontesté de l’école symboliste. Je me suis inscrit en faux contre de telles extravagances. Or, soit pendant que les Aspects paraissaient en articles, soit lors de leur réunion en volume, on a répondu à l’analyse scrupuleuse, étayée d’exemples que je fis des écrits de cet étrange éponyme, en me traitant de fou, d’imbécile, de frénétique et d’assommeur. J’ai par devers moi de quoi prouver ce que j’avance à ceux qui n’auraient pas gardé la mémoire de cette manière d’agir. Quelques-unes de ces injures provenaient de gens si méprisables qu’il n’y avait pas lieu de les relever. D’autres furent émises par des écrivains dont j’estime l’art, — et cela m’attrista.

Mais, en aucune occasion, l’on n’apporta d’arguments probants contre mes arguments. On s’en tint à des affirmations vagues. D’ailleurs, comment en irait-il autrement : les défenseurs de M. Mallarmé ne peuvent s’accorder sur le sens précis à donner aux produits de leur idole. M. Natanson compare son œuvre à un vase en faïence ; M. Vielé-Griffin y trouve la syllepse auguste de Hugo, et M. de Gloussat la situe entre Racine et La Bruyère. D’autre part, le même M. Natanson avoue qu’elle est difficile à comprendre, — mais M. Quillard affirme qu’elle est parfaitement claire. Enfin M. de Gourmont déplore que je me sois conduit à l’égard de M. Mallarmé comme Barbey d’Aurevilly à l’égard de Goethea, — comparaison qui est flatteuse pour moi et fâcheuse pour Goethe, ainsi assimilé à l’auteur de l’Aurore gourde. Il y a aussi les fameux sonnets, publiés depuis un quart de siècle environ et tant vantés par certains qui, las des ténèbres où se confine actuellement leur Maître, s’y cramponnent désespérément. Or quatre admirateurs de M. Mallarmé interrogés chacun à part m’en ont donné quatre explications différentes. Il faudrait pourtant en finir : l’œuvre de M. Mallarmé est-elle une faïence ? Ou une syllepse ? Ou un hybride de La Bruyère et de Racine ?… Vous ne vous entendez même pas entre vous, ô chevaliers de l’Abscons, et vous prétendez que nous nous inclinions sans discuter !

Je ne voudrais pas avoir l’air de m’acharner sur M. Mallarmé, que je tiens, du reste, pour le plus galant homme du monde — lorsqu’il n’écrit pas. Je n’ai plus que quelques observations à présenter touchant son cas, et je passe à un autre sujet.

Ce qui suscita surtout le mécontentement des partisans de M. Mallarmé, ce fut mon dire : que tous n’étaient pas de bonne foi dans leur admiration. Je n’avançais rien à l’étourdi. En effet : un des écrivains qui se montrèrent le plus acrimonieux contre mes critiques bafoua et parodia naguère M. Mallarmé devant moi en des termes infiniment plus outrageants que ceux dont j’avais usé. D’autres me déclarèrent, à mots peu couverts, qu’ils se f… moquaient pas mal de ce poète, mais qu’il était à la mode de se mettre de son église, et que, par conséquent, ils trouvaient drôle, esthétique de me blâmer.

Comment veut-on que je tienne pour sincères les indignations de ces messieurs ?

La réalité est celle-ci : le symbolisme, gravitant autour de M Mallarmé, a longtemps bénéficié du vague où il maintenait ses doctrines. Le jour où l’on y a porté la lumière du bon sens, tout s’est écroulé. Évidemment, les tenants du mystère et de la beauté intangible ne pouvaient admettre sans protester cette catastrophe. Il était tout naturel qu’ils me gardassent rancune de leur désarroi. J’avais déchiré le voile du Saint des Saints, j’avais montré quel absurde fétiche se pavanait sur l’autel. Ils ne pouvaient me pardonner, pas plus qu’ils ne pardonneront à mes amis Louis de Saint-Jacques et Maurice Le Blond, qui vinrent ensuite et mirent le fétiche en morceaux. Mais l’un et l’autre n’ont cure de ces geignements : ils savent comme moi que nous avons rendu service aux lettres françaises en détruisant le prestige de M. Mallarmé. D’ici très peu d’années, tout le monde le reconnaîtra ; et l’on s’étonnera même du mal que nous avons eu à pratiquer cette opération sanitaire.

Pour conclure, j’ajouterai qu’ayant été insulté le premier, je me fâchai et que, çà et là, dans des notices et des articulets, je traitai assez vertement quelques-uns de mes insulteurs ou leurs amis. J’ai, peut-être, été trop loin, et, dans ce cas, je fais volontiers amende honorable. Toutefois, je ne regrette pas la volée que j’administrai, dans les Idylles, à M. de Gloussat. On ne peut pourtant point exiger que je prenne ce personnage au sérieux ! Il avait besoin d’être remis à sa place. Je l’ai fait et j’estime que c’est très bien fait.

Une autre critique formulée contre moi est celle-ci : j’ai varié dans mes opinions. Jadis, je prônais le Mallarmismc, le rêve, l’artifice, le dédain du Réel et de l’action. Depuis, j’ai changé, je me suis mis à préconiser la nature, la vie agissante et la simplicité. D’où viennent ces revirements ? On ne serait pas fâché de faire croire que je traverse l’existence en étourneau qui se jette à droite ou à gauche sans savoir pourquoi ni comment. Malheureusement ce que j’ai publié depuis quatre ans donne un démenti à cette insinuation. Voici la vérité : en 1893, à la suite d’une crise morale et d’événements inutiles à rapporter ici, je fis mon examen de conscience ; je m’aperçus que je déviais de plus en plus de la bonne voie et que j’égarais mon art dans des régions où je ne souhaite à personne de se perdre. De tout temps, j’avais vécu assez en dehors de mes confrères ; j’avais toujours refusé de m’inféoder à aucune coterie ; j’étais donc libre d’attaches. Désireux de me reconquérir, de me créer une volonté, je me mis au travail. Ce fut très dur et très difficile : maintes fois, je retombais dans mes anciens errements. Enfin je finis par concevoir que seules la solitude et la vie en pleine nature pouvaient m’être efficaces pour l’élaboration de l’homme nouveau que je rêvais d’être. J’abandonnai la ville, et après avoir été respirer les souffles vivifiants de la mer, je me confinai à la campagne, — celle-là même où j’habite encore aujourd’hui. Là, les arbres fraternels, les champs en fleurs, le soleil et les cantiques des grands vents m’apprirent les rythmes que je méconnaissais autrefois. Je retrouvai le primitif, le paysan qui était en moi dès l’enfance, qu’une existence contraire à mes instincts les plus essentiels avait presque anéanti. Quelques mois passèrent à méditer, à reviser mon âme, à faire la critique de mes engouements antérieurs, à enregistrer des sensations saines. Je découvris le néant de l’art pour lequel j’avais jadis combattu : je m’évadai de l’artifice. Alors, sûr de moi, muni d’une conception de la vie qui me soutint à travers tous les ennuis et tous les déboires, j’attaquai le morne bataillon des rêveurs en extase devant eux-mêmes et les doctrines néfastes où s’engluait la littérature. En 1894 et en 1895, je fus tout seul… Tout seul, non : une amitié fidèle ne m’abandonna pas un seul instant : celle de M. Louis de Saint-Jacques. Je suis heureux de lui en exprimer ici ma reconnaissance. Il sait, d’ailleurs, l’affection que je lui porte. Néanmoins, sauf cet ami, personne, dans la littérature, ne me soutint. Loin de là, mes efforts en faveur de la beauté de vivre, ma critique des factices et des impuissants mystérieux ne m’attiraient guère que des moqueries. Je préconisais « le retour à la nature » : cela parut presque baroque, et des plaisantins me baptisèrent : « le petit Rousseau ».

Entre parenthèses, s’il est une chose constante, c’est bien mon aversion à l’égard de ce pleurnicheur sentimental, un des esprits les plus faux qui aient jamais existé. J’ai exprimé, à plusieurs reprises, cette répulsion pour l’auteur du Contrat social.

Les livres que je publiai durant cette période furent accueillis, en général, avec un dédain souriant par les protagonistes du Grand-Art, à moins qu’on ne tentât d’en déformer le sens en prétendant y trouver ce qui n’y a jamais été, de la politique par exemple.

Enfin, en 1896, quelques-uns reconnurent la portée de la croisade que je menais. J’eus aussi le plaisir de voir se dessiner un mouvement qui s’affirmait, en somme, dans le sens des idées pour lesquelles j’avais combattu sans varier depuis trois ans. Je veux dire le naturisme. Bien qu’ennemi, en principe, des embrigadements sous étiquette, j’ai applaudi à ce mouvement ; j’ai cru qu’il serait fécond, — et je ne cesse pas de le croire. Les jeunes gens qui s’y adonnent ne sont pas encore très sûrs d’eux-mêmes. Certains d’entre eux semblent ignorer que, pour être fort, il faut s’habituer à la lutte, se faire des ennemis en défendant sa conviction ; ils voudraient se concilier tout le monde : cette hésitation est regrettable. Tous subissent des influences contradictoires. Mais à vingt ans, ils ne peuvent avoir une optique complète de l’univers. Et l’on ne doit même pas leur en vouloir de ce qu’ils se jettent, un peu follement, du génie à la tête. Ils aiment la vie ; ils comprennent que l’art doit s’intéresser à l’homme tout entier ; ils acceptent la science. Ce sont là des prémices qui permettent d’espérer d’eux une belle moisson. Pour moi, je ne regrette pas de les avoir encouragés et aidés à s’imposer, et je suis content de leurs succès. Voilà l’histoire de mes crimes, de mes « palinodies brusques » et de « mes culbutes à l’aveuglette ». Je crois qu’elle explique les phases de l’évolution qui, grâce à une tension de plus en plus énergique de ma volonté récupérée, m’amena de l’ornière où je m’enlisait à l’existence normale au grand soleil.

Un dernier point me reste à élucider. Plusieurs regrettent de me voir donner une signification sociale à quelques-uns de mes livres. Selon les uns, il me faudrait chanter la nature sans m’inquiéter de ce qu’ils appellent « la vaine agitation des hommes ». — Je ne puis me conformer à leur désir. Mes souffrances m’ayant fait sympathiser avec les souffrances d’autrui, je comprends aujourd’hui l’âpre faim de justice qui commence d’émouvoir tous les peuples d’Europe. Je rêve l’homme plus beau, plus fort et plus libre. Je crois que l’art doit exprimer tout ce qui préoccupe l’humanité. Rien désormais ne pourra me changer…

Et j’ai déjà reçu ma récompense : j’ai vu des Simples fondre en larmes en lisant Similitudes et la Forêt bruissante ; ce spectacle m’a valu plus de joie que tous les éloges de la littérature. Dès lors, les critiques goguenardes des amants de l’Art pour l’Art m’ont été indifférentes : je savais que je faisais œuvre bonne.

D’autres feignent de se lamenter parce que je n’écris plus ce que j’écrivais il y a dix ans. Ces bonnes âmes me supplient de voguer encore vers Thulé. Je n’ai rien à leur répondre puisqu’ils n’ont pas saisi le sens de ma marche vers la lumière. — Aux uns comme aux autres, je conseille de relire la fable de La Fontaine intitulée : le Meunier, son Fils et l’Âne. Elle est fort instructive — et je m’en applique la morale.

Je n’ai pas voulu, en publiant ces lignes, m’octroyer des éloges : je ne m’admire pas assez pour me brûler des parfums sous le nez. Plus je travaille, plus je possède mon art, plus je m’aperçois qu’il est difficile de bien faire et qu’il sied d’être humble devant les forces qui régissent l’univers.

J’ai soulevé beaucoup d’animosités et de rancunes ; il n’est donc guère probable que la plupart de mes contemporains rendent justice à mon labeur. En outre, je vis à l’écart à une époque où il faut faire le siège des journalistes influents, épouser un Académicien, courir les bureaux de rédaction, si l’on veut arriver, c’est-à-dire se pousser dans l’estime des snobs. Mais aussi je suis libre : nul ne peut prétendre qu’il me fera écrire contre ma pensée. Enfin l’expérience m’a enseigné que quiconque ne trouve pas d’abord en lui-même sa propre satisfaction pour son effort vers la beauté ne possédera jamais la tranquillité d’âme nécessaire à la création d’une œuvre qui compte… Tel que je suis, j’espère que l’avenir ne me sera pas trop sévère.

De précieuses sympathies sont pourtant venues me trouver d’un peu partout. Je remercie ceux qui m’encouragèrent à continuer le bon combat ; leur témoignage m’a souvent réconforté ; et c’est à eux que je dédie cette apologie.

Maintenant, assez parlé de moi. Qu’on m’allume une lanterne ; qu’on m’apporte un tonneau à rouler. Je m’en vais chercher des hommes.

II. La Jeune Littérature

On entend par Jeune Littérature un certain nombre de personnes, âgées de dix-sept à quarante-cinq ans, qui font profession d’écrire et de publier. Les unes ont du talent ; les autres n’en ont pas ; d’autres promettent d’en avoir ; mais la plupart offrent cette caractéristique : l’inféodation à une coterie dont elles acceptent l’étiquette, les procédés et les préjugés. Beaucoup de ces chapelles sont éphémères, se dissolvent au bout de quelques mois par suite d’un vice de doctrine ou de rivalités entre leurs adhérents. II a suffi, parfois, qu’une sottise fût énoncée avec solennité pour recruter des partisans. Plus souvent, il s’est formé des syndicats d’admiration mutuelle où l’on considérait comme non avenues les tentatives qui se produisaient en dehors des dogmes promulgués par le groupe. Enfin quelques mouvements d’art ont persisté qui ont fourni des œuvres assez marquantes pour justifier leur raison d’être. Trois de ces mouvements parvinrent à la notoriété : le symbolisme, l’école romane, évolutions terminées, le naturisme encore embryonnaire.

Le symbolisme se montra surtout spiritualiste, pessimiste, vaguement mystique, épris des sonorités verbales, préoccupé de correspondances entre les moyens des différents arts, méfiant et même hargneux à l’égard de la science, dédaigneux de la réalité. Un individualisme mal compris fit qu’on rechercha des formes inusitées pour l’expression de sentiments rares, et c’est ainsi que le vers libre, très bon instrument en soi, servit aux cacophonies les plus étranges. Les Médiocres, emphatiques dénués d’émotion profonde, les joueurs de flûte à soi-même qui tournent, de propos délibéré, le dos à la vie, les rêveurs d’idée pure, « n’importe où, hors du monde », prédominèrent et se livrèrent à de violents attentats contre le génie de la langue. Sous couleur d’absolu, les symbolistes ont rejeté de leurs poèmes et de leurs romans tous les détails qui eussent concouru à évoquer des hommes, c’est-à-dire des animaux égoïstes, passionnés, capricieux et carnassiers, mangeant, buvant, dormant, aimant, haïssant, souffrant, se réjouissant, voulant le bien et faisant le mal, voulant le mal et faisant le bien, se conduisant tantôt comme des êtres de raison et tantôt comme des bêtes fauves, obéissant enfin à leur hérédité et aux instincts que développent en eux le milieu où ils vivent. Ils n’ont pas tenté, non plus, d’imiter les volontaires qui, à toute époque, réagirent contre la tendance du grand nombre à barboter dans la fange, dans l’or et dans le sang, qui élargirent l’idéal de bien-être et de développement conçu par l’espèce et qui lui infusèrent quelques notions de beauté. Ils se désintéressèrent de l’humanité. Tous leurs efforts tendirent à imaginer une région nébuleuse, crépusculaire, où n’habitent que des rois mélancoliques, phraseurs et couverts de pierreries, des héros casqués de vermeil pourchassant d’intangibles chimères, des chevaliers fluets et grelottants, des troubadours sous le balcon de princesses sataniques, des sirènes gélatineuses, des pâtres roucouleurs. Ce fut un défilé de Beaux-Ténébreux et de Princes Charmants, d’Hertulies, d’Imogènes et de Phénissas : un moyen âge poussiéreux, fardé, rance à faire vomir. Dans le moderne, ils mirent en scène des artistes barbouillant des fresques religieuses, à intentions sadiques, sans être, pour cela, d’aucune religion, choyant de petits garçons bien frisés, racontant d’érotiques calembredaines dans des salons peuplés de vierges lesbiennes et de bas-bleus au clitoris exigeant, ou bien des pédérastes romantiques, ou bien encore des assassins titrés. Puis il y eut les drames dans lesquels des fantômes maniaques s’épouvantent parce que la fenêtre est ouverte, ouverte, ouverte, parce que sept femmes et douze brebis dorment dans la prairie, parce qu’on a perdu la clef de la tour du Nord ou à cause de tout autre événement d’une importance aussi capitale. Puis des comédies dont le principal attrait consiste en ceci que le protagoniste répète le mot : « Merde » à peu près toutes les trois phrases.

Les paysages où ont lieu ces aventures surprenantes semblent appartenir à une autre planète que la nôtre. Destinés à représenter des états d’âme, ils sont pleins de palais mystérieux, de bassins dormants où chantent d’infatigables jets d’eau, de lauriers-roses, de magnolias, de cyprès et surtout de lys. C’est vraiment une chose effrayante, la consommation qu’on fit de cette dernière fleur depuis quelques années ! Selon le symbolisme, les jardins où il promène sa lassitude et son horreur de vulgaire seraient des habitacles de chasteté, à nul autre pareils. Et pourtant, le lys est un aphrodisiaque : maints insectes le savent bien.

La faune qui peuple ces pays fabuleux comprend des cygnes, des paons, — beaux oiseaux d’ailleurs et dont il n’y a pas à médire, — des griffons, des tarasques, des licornes « ruant du feu », des guivres, des hippogriffes et des sphynx. — Les vaches, les porcs, les poules en sont soigneusement exclus, ainsi que le blé, les navets et les choux.

Est-ce à dire que ces inventions, dues à des poètes qui détestent le Réel, soient toutes froides, ennuyeuses, surannées et sans valeur technique ? — Loin de là ; plusieurs en ont tiré des effets charmants, en ont usé pour traduire des émotions très fines : M. Stuart Merrill, M. Quillard, M. Albert Samain et même quelquefois M. de Régnier, malgré son art congelé d’habitude à cinquante degrés sous zéro. On dirait les tapisseries d’artisans maladifs, occupés à tisser leurs rêves d’un univers impossible, à la clarté de lampes multicolores, dans des cellules dont les fenêtres sont murées…

L’illusion où se confinent les bons écrivains du symbolisme a quelque chose de touchant : la société actuelle leur apparaît tellement odieuse et répugnante qu’ils ne veulent pas la connaître, fût-ce pour la détruire. Puis la crise de pessimisme traversée par toute la jeunesse, il y a une douzaine d’années, l’éducation chrétienne que subirent un grand nombre d’entre eux, l’amour de l’Art pour l’Art légué par Baudelaire et les Parnassiens, dont ils procèdent très évidemment, les déprimèrent, les vouèrent aux légendes nostalgiques et à la rêverie en marge de la vie militante. Il est peut-être fatal qu’il existe ainsi des songeurs modulant leur vagues tristesses et les élans de leur piété sans objet sur la harpe, au fond d’une cave, tandis que les Forts agissent combattent et se dépensent au grand air. Cependant, malgré l’estime dans laquelle on peut les tenir, il ne faut point trop prêter l’oreille à leurs soupirs et encore moins au babil de leurs imitateurs, singes impudents et pullulants qui se sont emparés de leur formule, la faussent et se rendent insupportables par une jactance, des piaillements et une pratique effrontée de la réclame bien faits pour écœurer quiconque aime l’art. Les premiers sont des Parsifal à la recherche d’un Mont-Salvat introuvable : ils ont tort mais leur sincérité appelle la sympathie. Les seconds sont des Beckmesser contre lesquels il sied d’user du tire-pied de Hans Sachs : ils pillent les vers de ceux qui les souffrent auprès d’eux, les déforment en s’accompagnant sur un rebec criard et veulent être considérés… Foin de cette menuaille !

Deux faits sont à l’éloge des symbolistes : une compréhension très nette des vertus propres au lyrisme et, corollairement, l’instauration du vers libre. Par eux, un poème fut « l’ode multiforme » que rêva Banville. Ils s’attachèrent à y exprimer les émotions les plus intimes de leur être non dans la forme rigide que comportaient les poétiques antérieures, mais selon les mille aspects, les images fugaces ou persistantes que leur évoquait leur imagination très vive. Usant d’une telle méthode, ils encouraient le risque de choir dans l’incohérence. Or tous y tombèrent parce qu’ils négligèrent fréquemment d’unir par le lien d’une idée générale les concepts multiformes qui jaillissaient de leur Inconscient dès que leur âme s’illuminait pour les fêtes de la Muse. C’est ainsi que M. Kahn, s’étant voué à restituer, en séquences parallèles, les correspondances qu’éveillait en lui le sujet qu’il voulait traiter, sans énoncer ce sujet lui-même, sombra dans la bizarrerie, le charabia et l’obscurité. Certains, mal dégagés des us parnassiens, rêvant de concilier les formules nouvelles et les formules périmées, gâtés, d’ailleurs, par l’afféterie, produisirent des métis inféconds : ce fut le cas de M. de Régnier. Mais de belles réalisations furent aussi obtenues : chez M. Vielé-Griffin, chez M. Verhaeren, chez d’autres encore.

Comme il comportait une notion du lyrisme plus large que les précédentes, le vers libre, aboutissant de la révolution romantique, était le moyen d’expression qu’imposaient les circonstances. Les symbolistes devaient l’employer, et ils y allèrent d’instinct. Jamais il n’y eut de malentendus à ce propos. Et si quelques revendications puériles se produisirent touchant les droits de celui qui « avait commencé », elles n’eurent d’autre résultat que de ridiculiser les candidats à l’initiation. Mais le vers libre n’a pas souffert de ces querelles adventices : son triomphe était assuré et il a triomphé malgré les essais informes des ignorants et des pédants qui abondèrent dans l’école et malgré le anathèmes fulminés jadis par les chroniqueurs poussifs qui se mêlent de critique littéraire dans les papiers quotidiens et qui, à cette heure, lui prodiguent leurs vieux sourires.

Le symbolisme fut donc avant tout une évolution poétique : c’est pourquoi son apport se restreint au lyrisme. Mais, comme il a été dit plus haut, cette évolution est aujourd’hui terminée ; et cela pour plusieurs raisons.

, Les symbolistes se sont confinés, de parti pris, dans la Tour d’ivoire ; ils ont fermé les yeux au spectacle donné par l’époque ; ils se sont interdit les préoccupations sociales, lis se vouaient ainsi à la stérilité parce qu’il est logique que des individus faisant abstraction du milieu où ils sont nés, où ils ont vécu, pour élire exclusivement le rêve, ne prennent point racine, demeurent en dehors des préoccupations foncières non seulement de leur temps, mais encore de tous les temps et traversent l’existence comme ces étoiles filantes qui strient, une seconde, l’espace nocturne pour s’éteindre aussitôt.

2º Les symbolistes ne recrutent plus d’adhérents. La jeunesse se refuse à l’imprécision de leur doctrine, s’abreuve à d’autres sources d’inspiration et ouvre enfin les yeux à la nature trop longtemps méconnue.

3º Les symbolistes se sont hypnotisés devant M. Mallarmé. S’ils imitèrent peu ses… inimitables divagations écrites, ils reçurent néanmoins l’empreinte des théories que ce poète développe dans ses conversations. L’un d’entre eux, M. de Régnier a dit : « Je dois à M. Mallarmé d’être ce que je suis. » On s’en aperçoit, et là n’est pas le plus beau de son histoire. — Ces théories de M. Mallarmé, c’est l’engourdissement, la mort de l’activité, le dédain de la vie — c’est le traité de l’impuissance volontaire. Il était d’un intérêt capital de les combattre et d’en dévoiler le néant.

Pour ces raisons et pour d’autres encore, moins évidentes, le symbolisme, mouvement spiritualiste, sourdement catholique dans son essence, n’entra pas en communion avec la conscience générale de l’espèce. Il s’inventa des paradis chimériques — il oublia la terre. Aussi apparaît-il comme un accident curieux, intéressant, remarquable même à certains points de vue, mais rien qu’un accident dont la répercussion dans l’art ne sera que passagère.

En toute occasion, les romans se montrent les adversaires farouches des symbolistes. Les deux écoles divergent quant à la doctrine et, surtout, quant à la technique… Et pourtant, elles sont sœurs — sœurs ennemies, si l’on veut. En effet, l’école romane se tient encore plus que le symbolisme en dehors de la vie sociale. C’est une chapelle très étroite et très fermée où l’on invoque Apollon, où l’on collige des centons de Baïf et de Du Bellay, où l’on ronsardise à outrance. Pour eux, la littérature française prend fin avec le xviie  siècle. André Chénier est cependant admis à correction, mais ses autels sont beaucoup moins honorés que ceux de Malherbe. Quant au xixe  siècle, c’est le néant : nul n’a su y manier la plume. Les romans se réclament de la tradition gréco-latine, vantent et chérissent les civilisations mortes. Mais, là encore, ils procèdent à un choix : c’est ainsi qu’Eschyle leur semble suspect de romantisme et d’enflure ; ils lui préfèrent Euripide, plus pondéré. À l’étranger, ils prisaient, jadis, les nouvellistes italiens, Dante, Calderon et Shakespeare. Shakespeare a dû être rejeté depuis comme entaché de barbarie anglaise, car les romans tiennent pour barbares toutes les littératures vivantes autres que la leur et celle de leurs ascendants élus. Faisant peu de cas de l’invention, dédaignant la modernité, ils adaptent, traduisent ou imitent « les beaux modèles ». Mais, de préférence, ils dessinent d’après l’antique sous la férule de M. Jean Moréas.

Derrière M. Moréas se rangent trois poètes : MM. Ernest Raynaud, Maurice du Plessys et Raymond de La Tailhède ; un critique : M. Charles Maurras, et un caudataire : M. Lionel des Rieux, qui écrit des épigrammes et demande qu’on brûle en place publique tous les poètes contemporains, sauf ses amis.

M. Moréas fut, autrefois, un des espoirs du symbolisme ; il exaltait le « Pur Concept » et, fortement teinté d’Hugoterie, il aurait volontiers demandé à boire « l’eau des mers dans le crâne des morts ». Quelques-uns de ses bons poèmes datent de cette époque ; quoiqu’il les réprouve à présent, ils resteront peut-être. Puis il rompit avec ses anciens frères d’armes et il eut cette singulière fortune qu’on lui offrit un banquet pour célébrer la fondation de l’école romane. Autrefois, un banquet, c’était le couronnement d’une carrière bien remplie — nous avons changé tout cela. Après, M. Moréas chanta les nymphes, les faunes, les diverses divinités de l’Olympe ; il composa des épitaphes pour ses disciples ; il abusa de la rhétorique. Enfin, il travaille, aujourd’hui, à une tragédie qui doit étonner le monde.

Le titre de chef d’école rend toujours un peu ridicule celui qu’on en affuble. M. Moréas s’en pare avec conviction, et même, on peut dire, avec dignité. Il est vrai que, depuis longtemps, le ridicule ne tue plus en France, sans quoi nombre de gens seraient morts qui se portent à merveille. — Mais M. Moréas a beau s’émonder, se rogner, se réduire, il demeure un bon poète dont il est difficile de ne pas goûter les vers.

M. de La Tailhède a fait preuve jadis d’un tempérament lyrique des plus admirables. Maintenant, il marche sur les talons de M. Moréas et répète ses gestes. M. du Plessys se tait. M. Raynaud cisèle d’agréables pastiches qui ressemblent aux bijoux du premier empire. M. Maurras a de la finesse et du mordant. On doit le louer également pour le parti pris qu’il montre dans ses critiques parce que ce parti pris est souvent fort juste. Il a publié quelques vers point quelconques et il terrorise excellemment maints rimailleurs.

Les romans possèdent cette supériorité infinie sur la plupart des symbolistes qu’ils écrivent en bon style. De même, leurs imitations de l’antique sont plus réussies. Si l’on confronte, par exemple, les naïades estropiées par M. de Régnier avec celles que caresse M. Moréas, la comparaison est toute en faveur du second de ces deux écrivains. Mais l’école romane n’a pas appliqué ses qualités de technique à la traduction de la vie. Aussi, bien qu’elle se veuille rattacher à « la bonne époque », elle rappelle plutôt les Philétas, les Callimaque et les Apollonius du cycle alexandrin que les Sophocle, les Pindare et les Simonide. — Elle restera une curiosité de bibliothèque.

Le naturisme, on n’en peut encore parler très longuement. C’est une aube légère après une lourde nuit, parcourue de comètes échevelées et toute transie sous un pâle clair de lune. M. Le Blond nous a promis qu’il en naîtrait des merveilles : nous ne demandons qu’à le croire et nous attendons des œuvres avec anxiété…

Avec anxiété, car ces jeunes gens, qui s’affirment épris de science, de réel et de simplicité, rénoveront peut-être la poésie française, aujourd’hui passablement cacochyme, radoteuse et podagre. Plusieurs se sont déjà distingués : M. Abadie fit chanter les Voix de la Montagne avec ampleur ; M. Maurice Magre a de la grâce — une grâce un peu frêle mais exquise ; M. Viollis s’est montré bon styliste et bon analyste dans l’Émoi ; on connaît de M. Fernand Pradel un poème, la Nuit, qui est très beau ; M. Saint-Georges de Bouhélier, malgré de graves incorrections et sa production hâtive, a des envolées intéressantes. Son Hiver en méditation est d’une exubérance un peu chaotique mais traversée d’éclairs. Son Églé contient quatre bonnes strophes. M. Albert Fleury, dans ses Impressions grises, se marque en progrès sur ses vers précédents. M. Gasquet est plein d’enthousiasme et M. Montfort de ferveur… Doit-on citer M. André Gide ? — M. Gide a coqueté avec le naturisme, puis il est revenu au symbolisme, où on le considère comme destiné à relever l’école. Ses incertitudes, sa fièvre sont curieuses à observer. En somme, il faut lui appliquer cette phrase de l’Éducation sentimentale : « Il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardait à venir… »

Que les naturistes cueillent donc, au plus vite, des lauriers. Mais qu’ils se gardent de fondre en larmes, d’abuser du style exclamatif et de cultiver la pastorale dans la manière de Bernardin ou l’idylle dans le goût de Florian : les grâces fripées du xviiie  siècle ne pourraient que les égarer. — Et qu’ils se gardent aussi de la Napoléonite préconisée par M. Barrès. Tout le grand talent de cet écrivain suffit à peine à le faire absoudre de son alliance avec les soutaniers amoureux du sabre et avec ces mandrilles hurleurs : les cocardiers… Des poètes qui se respectent se doivent de tenir en mépris le Grand-Soudard Bonaparte devenu l’idole des Arrivistes. Qu’ils aient présent à l’esprit l’exemple de ce petit jeune homme qui vint de sa province en trois bateaux, fit des grimaces à tout le monde, chanta César et finit par tourner la roue du reportage à côté de cet Ahasvérus essoufflé : M. Catulle Mendès et de cette portière sentimentale et convertie : M. François Coppée.

Que les naturistes apprennent encore à aimer la justice sociale, qu’ils s’intéressent à tout, qu’ils se vouent donc à créer l’âme héroïque et généreuse dont notre race a besoin afin de s’évader de l’enfer bourbeux où elle agonise et qu’ils ne craignent pas de combattre : car c’est un admirable bruit que le frémissement des épées quand elles jaillissent du fourreau pour la bataille au nom de la beauté d’agir.

Par ainsi reverdira l’Arbre de Vie : son feuillage plein de chants d’oiseaux s’épanouit à la face du ciel bleu ; les grands vents le caressent et le vivifient ; le soleil le trempe de clarté. La nuit, il exhale un murmure de songe et les étoiles semblent se suspendre à ses branches comme des fruits radieux. Mais aussi, ses racines le fixent puissamment au sol et, pour accroître sa vigueur, il ne cesse de pomper les sèves fécondes de la Terre souveraine.

III. L’Antisémitisme

L’Antisémitisme, c’est une machine de guerre mise en mouvement par les Catholiques pour reconquérir le pouvoir. — Comme il fait appel à l’envie, comme il flagorne les Soudards dans l’intention de les pousser à la dictature, comme il feint de s’apitoyer sur la misère de Jacques Bonhomme, il a réussi à créer une certaine agitation qu’entretiennent des chevaliers du Sacré-Cœur, des publicistes issus des jésuitières, des politiques qui ont compris le véritable sens des conseils donnés par Pecci dans ses encycliques, des industriels, de gros propriétaires, des banquiers en concurrence avec les Juifs, tout un syndicat dont le siège social se trouve à Rome. Les snobs viennent à la rescousse. Tels commis voyageurs qui, naguère, mangeaient du prêtre à table d’hôte, réclament, aujourd’hui, la tête de Rothschild entre la poire et le fromage. Certains étudiants, toujours à l’affût d’une occasion de déployer la bassesse de leur âme bourgeoise, font chorus. Les évêques se frottent les mains et jubilent. Les combattants de 1870 demandent à venger sur Israël les défaites que les Allemands leur ont infligées. Les sociétés de gymnastique fourbissent leurs clairons et brandissent leurs haltères. Partout, il se dit des messes pour le triomphe de la bonne cause. Les voyantes prophétisent. Et vous verrez que la sainte Vierge fera, sous peu, des miracles probants à Tilly-sur-Seules.

Un procès récent a stimulé le zèle des énergumènes qui entreprirent cette campagne. Un officier juif aurait, soi-disant, livré à l’étranger les secrets de Polichinelle de cette entreprise de meurtres qu’on nomme la Défense nationale. Lors même qu’il l’eût fait — ce qui n’est pas encore démontré — il se serait simplement conformé à l’exemple donné par d’autres officiers — nullement juifs ceux-là — dont la prévarication ne souleva pas de polémique, n’obtint que quelques lignes aux faits divers des journaux et fut ensevelie très vite dans le silence.

Mais, en ce qui concerne Dreyfus, il y avait, pour les Pharisiens et les marchands de nouvelles, trois motifs de se mettre en branle et d’embourber dans un cloaque cette bourrique aveugle : l’opinion.

De la part des Catholiques, crier haro sur les Juifs, c’était accumuler sur quelques boucs émissaires les méfaits du régime capitaliste.

2º De la part des Satisfaits de tout poil, des Ventres de tout acabit, c’était détourner l’attention de ce chancre invétéré : le Panama.

3º De la part de tous, c’était préparer le terrain électoral, et à cet effet, renchérir les uns sur les autres, faire parade d’austérité, jeter aux yeux du peuple la poudre de perlimpinpin de la patrioterie et du dévouement.

Voilà l’envers de la farce à laquelle nous assistons.

Les faits ont été tellement embrouillés qu’un honnête homme renoncerait à les classer si l’on ne savait qu’en matière de convoitises et de rancunes politiques, se fier aux journaux c’est mettre un étron dans une lanterne pour éclairer sa route par une nuit de brouillard. Puis la lâcheté générale, la peur de se compromettre ou de s’exposer aux injures des Papimanes et des Cocardiers font qu’un grand nombre de personnes, si écœurées qu’elles soient, se réservent et se contentent de protester in petto contre le déchaînement des passions cléricales et soldatesques. D’autant plus faut-il admirer la noble et courageuse conduite de M. Émile Zola, de M. Bernard Lazare et de M. Clemenceaub. Le jour où l’on analysera sainement les causes du mouvement antisémitique, on leur rendra justice.

En attendant, il n’est pas hors de propos d’examiner un peu le principal promoteur de cette levée de goupillons.

C’est un certain Drumont, fruit sec de l’École des chartes, directeur d’une feuille que subventionnent divers ecclésiastiques, singe de Veuillot dont il adopta la doctrine : « Lorsque vous êtes au pouvoir, disait Veuillot aux libéraux de son temps, je réclame la liberté parce que tel est votre principe. Lorsque mes amis sont au pouvoir, je vous la refuse parce que tel n’est pas le mien. »

Mais il existe cette petite différence entre Veuillot et Drumont que celui-là était un écrivain de premier ordre, tandis que celui-ci n’est qu’un pet-de-loup de confessionnal, délirant de vanité, prodiguant les pataquès, les solécismes et les calomnies aux fins de donner carrière à l’idée fixe qui le possède.

La méthode de ce maniaque est dénuée d’artifice. La voici : tout le mal qui arrive en France est causé par les Juifs. — Les nobles se rallient à la république pour piocher dans l’assiette au beurre — c’est la faute des Juifs. Les gouvernants volent et mentent, comme l’ont fait leurs prédécesseurs, comme le feront leurs successeurs — c’est la faute des Juifs. Le clergé se prosterne devant les ministres — c’est la faute des Juifs. Une famine décime l’Algérie — c’est la faute des Juifs. Les Anglais, les Russes, les Allemands dupent nos diplomates et soutirent l’argent français — c’est la faute des Juifs. Le peuple hue les processions — c’est la faute des Juifs. Les cuirassés manquent de couler dès qu’il sortent du port — c’est la faute des Juifs. Le Grand-Turc massacre les Arméniens — c’est la faute des Juifs. Nous avons eu un été pluvieux — c’est la faute des Juifs. Maints journalistes pratiquent le chantage — c’est la faute des Juifs. L’influenza règne — c’est la faute des Juifs. La récolte des pommes de terre a manqué — c’est la faute des Juifs. Vous avez mal digéré votre dîner d’hier soir — c’est la faute des Juifs… Et ainsi de suite jusqu’à la folie complète.

Il n’y aurait là qu’un phénomène de pathologie mentale à noter si le sectaire papiste ne montrait quelquefois le bout de l’oreille. Drumont a beau crier qu’il n’agite qu’une question de race et non de religion, il ne peut s’empêcher de dévoiler ses mobiles véritables en attaquant, parallèlement aux Juifs, les Protestants. Pour les noircir, il falsifie l’histoire avec effronterie : d’après lui, la réforme en France serait le fait d’Allemands, et c’est pourquoi la nation l’aurait rejetée. Or Calvin — qui haïssait Luther — était français. Les chefs des Huguenots, leurs docteurs s’appelaient : Bourbon, Condé, Coligny, d’Andelot, Sully, Rohan, Duplessis-Mornay, Lanoue, Chaudieu, de Bèze, etc. — Tous individus bien français, n’est-ce pas, et que Drumont revendiquerait comme des gloires nationales, s’ils n’avaient tété la vache à Colas. Or dans ses articles et dans cette compilation indigeste la France Juive (t. II, p. 359 et suivantes), il accuse Coligny de trahison pour avoir demandé des troupes et de l’argent à l’Angleterre contre la remise de Calais aux généraux d’Élisabeth. Le fait est exact… tout comme il est exact que les Guises, bons catholiques, demandèrent des troupes et de l’argent à l’Espagne contre la remise du Béarn à Philippe II. Il faut se rendre compte qu’à cette époque, l’idée de patrie n’existait guère. Si d’Andelot allait, sans scrupules, louer des reîtres protestants en Allemagne, c’était pour les opposer aux reîtres également protestants du Connétable, lui-même aussi bon catholique que les Guises — de telle sorte qu’à la bataille de Dreux, et en d’autres endroits encore, la partie se joua surtout de mercenaires à mercenaires. — Et, plus tard, quand Henri IV fit le siège de Paris avec des troupes françaises, il trouva devant lui l’armée espagnole de Farnèse que les Ligueurs avaient appelée.

En somme, durant toute cette période, la religion fut un manteau dont les Grands se servaient pour couvrir leurs appétits. Henri III voulait faire la débauche en paix, et, par conséquent, garder par devers lui le produit des impôts. Les Guises voulaient le déposséder, jugeant que le revenu des taxes effroyables qui pesaient sur le peuple serait mieux dans leurs poches que dans celles du roi. Antoine de Bourbon et Condé souffraient et se tourmentaient de ne pouvoir mettre la main au plat autant qu’ils l’auraient désiré. Tous exploitaient la ferveur et la bonne foi du grand nombre afin de perdre leurs rivaux. Tous étaient de parfaites canailles, s’assassinant, se parjurant, se trompant, se traînant aux gémonies pour la plus grande gloire de Dieu dont tous s’affirmaient les mandataires exclusifs.

Voilà la vérité. Mais si Drumont l’avait exposée, il n’aurait pu développer sa thèse, à savoir : que les Protestants sont des intrus bons à persécuter et à dépouiller au même titre qu’Israël.

Ses dires historiques touchant les Juifs sont d’un aloi plus suspect encore. Un exemple suffira. Il exalte — toujours dans sa France Juive — l’expulsion de 1394 et déclare que de cette époque date une ère de splendeur et de félicité pour la France.

Eh bien, cette époque, c’est celle de la guerre de Cent Ans (1337-1453), c’est-à-dire celle où la France sombra dans un abîme d’horreurs, de misère et de sang… Ab uno disce omnes !

La rédaction du papier quotidien auquel Drumont confie ses phantasmes compte quelques individus passablement cocasses. Il y a celui qui acclame les bourdes de M. Brunetière sur la faillite de la science. Il y a l’hiérophante de Mlle Couesdon. Il y a le personnage qui, dans des articles d’allure pseudo-sérieuse, use du charabia le plus effroyable pour démontrer que les Juifs sont d’une mentalité inférieure à la nôtre et qui se livre à des amalgames de Charcot et de Lombroso pour leur reprocher d’être sujets à l’arthrite. On sait, en effet, que jamais, jamais cas d’arthritisme ne fut constaté chez les Aryens. Un autre prétend prouver que les Anglais sont des Sémites.

Il y a enfin un Gallus qui lèche éperdument les bottes des généraux. D’ailleurs les thèmes patriotiques les plus rances fournissent à ces cacographes le prétexte à de tonitruantes variations : l’armée, rempart de l’honneur et champion de la vertu ; le drapeau sacré ; les provinces perdues — toute la ferblanterie chauvine retentit sous leurs mains frénétiques. Le violent amour qu’ils portent à l’Alsace-Lorraine ne les empêche pourtant pas de traiter M. Scheurer-Kestner de Prussien et de lui jeter à la tête qu’il possède une fabrique dans une ville allemande. Or cette ville allemande, c’est Thann, ancien chef-lieu de canton de l’ex-département du Haut-Rhin.

Tels sont quelques-uns des arguments employés par Drumont et par sa bande pour replacer le peuple sous le joug catholique en abusant de son ignorance, en le trompant, en l’affolant, en le détournant du seul objectif qui doive lui importer : la Révolution sociale, par des appels à la haine des Juifs, c’est-à-dire de gens dont les neuf-dixièmes sont aussi pauvres et aussi à plaindre que les prolétaires aryens de tous les pays.

La bêtise humaine étant un océan dont nulle sonde n’a encore pu trouver le fond, ils réussiront peut-être — au moins pour un temps.

Si les Catholiques étaient conséquents avec eux-mêmes, s’ils avaient le respect de leur religion, si, sous leur prétendue sollicitude à l’égard de la race, il y avait autre chose qu’un désir furieux du pouvoir, ils se garderaient bien d’attaquer les Juifs. En effet, la plus grande partie de leurs livres sacrés leur viennent des Sémites. Leur Dieu, c’est le Jéhovah de la Bible, sorte de bête féroce, assez analogue à Moloch et à Khamos. Il lui faut des victimes, des bûchers, des massacres. Il aime à punir et à se venger. Dès que son peuple le néglige, il entre en fureur et lui envoie la peste ou le réduit en esclavage sous les peuples voisins. Le christianisme naissant, mélange de bouddhisme, de légendes persanes, de traditions juives, de métaphysique alexandrine et des subtilités chères aux Byzantins, sembla d’abord adoucir ce Croquemitaine. Mais le fond de cruauté — inhérent à toute conception religieuse — l’emporta bientôt. Tandis que les ascètes et les nonnes se lacéraient dans leurs couvents, croupissaient dans la fainéantise, proclamaient l’amour de la crasse, de la souffrance et de la mort afin de désarmer la colère du Seigneur, les séculiers, plus malins, faisaient alliance avec l’État, obtenaient des territoires et des écus et fondaient un système social marqué par l’égorgement, le brûlement, la mise à la torture ou l’incarcération de tous ceux qui se permettaient de mettre leurs dogmes en doute. Ce fut ce moyen âge dont les Huysmans ne cessent de nous vanter les ordures.

La Renaissance vint. L’homme respira, se reprit, rapprit à s’aimer. Grâce à la Réforme, premier essor de la liberté individuelle, grâce aux chefs-d’œuvre grecs retrouvés, grâce à ce flot de lumière sans lequel nous serions de pauvres sauvages abrutis sous la discipline imbécile des moines et du Grand-Lama des Sept Collines, le catholicisme subit sa première défaite. La Révolution lui infligea la seconde. — Et la science lui en inflige tous les jours de nouvelles.

Dès lors, usant de fourberie, dissimulant leurs principes, feignant de s’adapter aux conditions nouvelles de la vie sociale, cheminant sous terre, demandant la pratique et faisant bon marché de la foi, ceux de la Trinité tentèrent de recouvrer leur prestige par la ruse. Cette tactique n’a donné que des résultats médiocres. Ils avaient beau grincer, corrompre, mentir, baver, salir tout ce qu’ils touchaient, la masse ne s’émouvait pas. C’est pourquoi, à l’heure actuelle, jouant du fétiche Patrie, ils rêvent de nouveau la violence. Ils souhaitent un Clovis, une brute à sabre qui, confessée, communiée, ointe du Saint-Chrême, mettrait sous sa botte et sous la mule du Pape la France décrépite.

Ils en feraient ce qu’ils ont fait de l’Espagne : un cadavre.

Pour réaliser cet idéal, ils ne reculeront devant rien : après les Juifs, ils persécuteront les Protestants, puis les savants, puis les révolutionnaires, puis quiconque aura l’audace de penser. Ils proscriront, ils pendront, ils fusilleront, ils guillotineront au nom de leur Dieu, celui-là même qui, d’une part, commande de ne pas tuer et, d’autre part, ordonne l’incendie où périrent plus de cent personnes croyantes en compensation des maximes impies répandues par les libres penseurs.

Quand on professe une religion pareille, on est mal venu de maudire ceux qui vous l’ont léguée.

Pourtant, les Juifs n’ont-ils rien fait pour provoquer la croisade qu’on mène contre eux ? Il s’en faut. Maltraités, honnis pendant des siècles, chassés de la société, parqués dans les ghettos, tenus pour des bêtes immondes dont le contact souillait, ils ne purent point s’assimiler ce qu’il y avait de bon dans les mœurs des Aryens ; ils ont appris la haine et la rancune. De plus, stylés par la Thorah, ils considérèrent les Chrétiens comme une semence de bétail qu’il était louable d’exploiter. Le goût du lucre et du trafic malhonnête persiste chez nombre d’entre eux. Le maniement exclusif de l’or, toute autre industrie leur ayant été longtemps interdite, a desséché l’âme des riches de leur race. Très souvent, ils se montrent avides, bas, félins, cauteleux. Ils restent la tribu nomade, fiévreuse, amoureuse du gain rapide, mal sûre du lendemain, environnée d’ennemis et dont les instincts mercantiles trouvent seuls à se développer depuis leur émancipation… Mais à qui la faute ?

Est-ce que le milieu aryen leur donne des leçons de désintéressement et de générosité ? Il y a cent ans à peine qu’ils sont émancipés. Est-ce en cent ans qu’une race peut se modifier quand tout l’invite à persister dans ses coutumes de rapine ? Et la société bourgeoise n’est-elle pas basée sur le capital — c’est-à-dire sur le vol ?

Si, dans l’art d’accumuler des sommes, les Juifs priment les Chrétiens, qui envient leurs trésors et leur dextérité mais qui n’imitent pas leur admirable solidarité et leur constance dans l’infortune, est-ce un motif pour les rendre comptables de pratiques qu’ils n’ont pas inventées ?

N’importe quel esprit droit rejettera la responsabilité de leur malfaisance inconsciente et de leur dégradation sur leurs bourreaux séculaires : les Catholiques et il se répétera les phrases que Shakespeare place dans la bouche de Shylock :

« Je suis un Juif ! — Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et le même hiver qu’un Chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas ? — Et si vous nous outragez, est-ce que nous ne nous vengerons pas ? Si nous sommes comme vous pour le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. Quand un Chrétien est outragé par un Juif où met-il son humilité ? — À se venger. Quand un Juif est outragé par un Chrétien, où doit-il, d’après l’exemple chrétien, mettre sa patience ? Eh bien, à se venger ! La perfidie que vous m’enseignez, je la pratiquerai et j’aurai du malheur si je ne surpasse pas mes maîtres ! »

Ici comme toujours, le génie a raison. Et la conclusion à tirer de ses enseignements est celle-ci : tant que vous inventerez des dieux pour justifier vos crimes, tant que vous vous déchirerez pour la possession du métal luisant et sonore qui vous affole, tant que vous en appellerez au sabre pour dépouiller vos frères, tant que vous haïrez autrui sous prétexte qu’il a le nez fait différemment du vôtre, Juifs, Chrétiens, Musulmans, Fétichistes, vous serez des barbares égoïstes et vous n’aurez pas le droit de vous plaindre des maux que vous attirent vos querelles, vos guerres et votre sottise.

IV. Tendances nouvelles

Le caractère dominant d’une époque de transition comme la nôtre, c’est l’inquiétude des esprits. À cela, rien de surprenant : nous vivons dans une tempête où se heurtent cent éléments contradictoires ; débris du passé, déchets du présent, germes de l’avenir tourbillonnent, s’amalgament, se disjoignent sous le souffle impérieux de la destinée. Au ciel, chargé d’orages, des lacs d’azur rayonnent pourtant çà et là ; si des astres s’éteignent, d’autres commencent à s’embraser. Et, parfois, un peu de soleil descend illuminer le fleuve de bourbe et d’or qui nous emporte.

Les jeunes gens, — ceux de vingt à vingt-cinq ans, — subissent, plus que personne, l’anxiété dont nous souffrons tous. Le mensonge des institutions les révolte, l’éducation qu’ils reçurent leur apparaît ce qu’elle est en réalité : une duperie. Pareils à des ouvriers munis par leur patron d’instruments usés ou rudimentaires, ils se demandent comment mener à bien la besogne qu’ils ont bonne volonté d’accomplir. Aussi, tout frémissants d’ardeur généreuse, tout saignants des blessures que la société leur infligea dès leur début dans l’existence active, ils cherchent à s’armer d’une conviction, ils s’assemblent, se consultent, s’encouragent les uns les autres. Il est donc intéressant d’étudier les écrits où ils formulent leurs désirs et leurs désillusions ; et c’est pourquoi les résultats de l’enquête ouverte par la revue l’Effort (numéro de février) « sur le sens énergique chez la jeunesse », méritent l’analyse.

L’Effort avait posé trois questions :

I. Dans quel sens général un intellectuel doit-il aujourd’hui diriger son activité ?

II. Quelle situation lui est-elle faite, à votre avis, par les conditions économiques actuelles ?

III. Quelle position immédiate et pratique allez-vous personnellement choisir ou avez-vous déjà choisie pour assurer votre économie matérielle et, par suite, le libre développement de votre énergie idéologique ?

Les réponses ont été nombreuses. Fort peu des interrogés pensent à se désintéresser du conflit des êtres pour se mettre en chapelle et s’abstraire, parmi des rêves énervés, devant la splendeur fictive de leur Moi. Au contraire, la plupart veulent agir, être utiles, jouer un rôle social.

Il y a là un fait très important à noter, car il prouve qu’une partie de la littérature tend à s’évader enfin de la Tour d’ivoire, renonce aux chimères et reprend la fonction qui justifie sa raison d’exister, à savoir : exprimer en beauté les joies et les souffrances de tous ; civiliser, travailler à rendre l’homme meilleur et, par conséquent, lui présenter des œuvres où il puisse apprendre à se connaître, à vérifier ses vices et ses vertus, à concevoir un idéal d’amour et de justice, de telle sorte que l’espèce évolue selon des rythmes supérieurs à ceux qui nous mènent.

D’une façon plus ou moins formelle, maints correspondants de l’Effort inclinent à suivre cette dernière direction. Mais il faut faire deux parts de leurs déclarations. Quelques-unes proviennent d’écrivains catholiques qui se présentent munis, a priori, d’un Absolu, c’est-à-dire qui commencent par s’entraver les jambes avant de marcher et qui s’appuient sur une légende dont la science et notre bon sens nous démontrent l’inanité. Les autres s’inspirent de l’observation, se réclament de la Révolution et considèrent que le jeu des lois naturelles suffit à déterminer l’homme et l’univers sans qu’il soit besoin d’invoquer un moteur divin pour les expliquer.

Nous ne nous occuperons pas des catholiques. — Des gens qui croient à la révélation, qui, comme leurs dogmes les y obligent, admettent le miracle ou, autrement dit, l’intervention possible d’une Providence se mêlant des affaires de ce monde, retouchant son œuvre et violant ainsi les principes qu’elle aurait elle-même posés ; des moralistes qui préconisent l’ascétisme, le goût de la souffrance et de la mort et qui les offrent pour idéal à la pensée humaine ; des philosophes qui déclarent qu’un homme peut être infaillible ; les tenants d’une religion d’après laquelle le seul fait de venir au monde constitue un péché dont nous avons à nous racheter ; les héritiers des tortionnaires qui, au nom d’un Dieu de douceur, ont massacré, brûlé, poursuivi sans merci leurs contradicteurs, ces gens-là, quelle que soit leur bonne foi, n’ont rien à voir avec la condition présente et l’avenir de la race. Ils sont les épaves d’une évolution finie, des régressifs dont l’influence, s’ils triomphaient, fausserait, désorbiterait l’intelligence générale et dont les actes démentent fatalement et tous les jours les enseignements.

Il n’en va pas de même chez les partisans d’une philosophie basée sur l’étude de la nature et sur la foi dans la volonté humaine délivrée des dieux qu’elle s’imposa jadis. Ceux-là se montrent susceptibles d’une action féconde ; il sied donc d’exposer quelques-unes de leurs opinions :

M. Jean Amade dit : « Apprête ta vigueur pour la grande journée que le monde attend avec impatience ; secoue la robe de poussière dont ton immobilité se laissa revêtir ; prends dans ta main la faux ; puis entre, serein, dans le champ blond et accomplis ta part de labeur courageusement. Et si la sueur coule de ton front, si tes membres sont las, réjouis-toi à la pensée que tu prépares le pain des hommes. »

M. Bancel dit : « Aujourd’hui, comme toujours, un intellectuel doit diriger son activité vers l’émancipation économique, intellectuelle et morale de l’humanité. »

M. Clerfeyt : « Je pense, étant donné les circonstances présentes et l’actuelle situation des esprits, qu’une intelligence où filtrent des rayons d’idéal doit tendre son activité vers ce but : être utile. »

M. Ernest Contou : « C’est dans le sens social que l’activité du jeune artiste doit se diriger. »

M. Deherme : « L’activité ne peut, aujourd’hui, se manifester que dans un sens social… Aller franchement au peuple, vivre de sa vie : voilà ce que je conseillerais à la génération nouvelle, si vraiment elle aspire à la santé morale. »

M. Delbousquet : « De toutes les forces de sa pensée, l’intellectuel, qu’il soit : poète, prosateur, artiste, philosophe, faisant partie du cerveau d’une race, ayant conscience de ses aspirations, doit protester contre l’injustice de l’époque et hâter l’évolution vers ce qu’il croit un meilleur devenir. »

M. Marc Lafargue : « La jeunesse intellectuelle et énergique a des aspirations sociales. Elle lutte pour le développement intégral des individus. Dans ses œuvres de critique, elle attaque ce qui n’est conforme ni à la raison, ni au bonheur. Elle attend de l’élévation des masses, de la communion des penseurs avec elles, la source d’un art plus humain. »

M. Clément Lanquine : « L’art véritable n’est pas celui qui provoque en nous les sensations égoïstes les plus troublantes, mais celui qui y suscite les sentiments les plus généreux et les plus désintéressés. »

M. François Lattard rappelle la phrase de Villiers : « Il faut écrire pour le monde entier », et il ajoute : « Que ceux qui portent le Verbe le fassent flamboyer comme une torche justicière sur les côtés pourrissants de notre état social, qu’ils donnent leur effort constant à indiquer la blessure et le remède pour la guérir. Nous vivons parmi tant d’incertitude, nous nous débattons parmi tant de douleurs morales que la résignation même doit nous paraître complice. Diderot, Voltaire, Rousseau avaient tracé la voie à nos pères avec, à son entrée, ces mots au sens divin : Justice, Liberté. Les fils irrespectueux ont oublié cette voie, ouverte au prix de quelles dépenses d’énergie et de quel sang précieux ; l’herbe drue de l’inactivité et de l’insouciance y a poussé meurtrièrement. Il faudra recommencer. »

M. Joseph Loubet : « En dehors des groupements, des cénacles, des filiations de nature à entraver son individualité, l’intellectuel a ce champ d’action : la destination sociale de l’art. »

M. Charles Max : « Nous travaillerons, nous, littérateurs, artistes et poètes, pour la masse. Nous réveillerons son énergie, nous exalterons en elle l’enthousiasme pour des causes nobles et sacrées, nous la sortirons du doute et de l’inquiétude ; par nos œuvres, nous lui créerons une âme. »

M. Robert de Miranda : « Le devoir de tous ceux qui pensent est de se recueillir et de s’armer pour apporter à ceux qui n’ont ni le bonheur, ni la bonté, la douceur d’être bons avec la joie de vivre. »

M. Jules Nadi : « Ceux qui ont le beau courage de parler avec la voix de demain doivent accepter la lutte inégale contre ces deux puissances formidables : l’autorité du Passé, l’indifférence, l’égoïsme, dieu du Présent. »

M. Fernand Pradel : « L’oppression et l’hypocrisie étant des œuvres de haine et de misère, il faut les combattre violemment pour leur substituer la liberté et la simplicité qui sont des œuvres d’amour et de bonheur. »

M. Gabriel Trarieux : « Toute pensée humaine, au lieu d’isoler son effort, doit se préoccuper des hommes, les aimer pour en être aimée. »

M. Marius Vallabrègues : « Devenir un homme libre, affranchi de toute convention, dégagé de tout préjugé, en dehors de tout système… Vivre en communion complète avec tous les hommes et dans une entente absolue avec les autres intellectuels, voilà notre devoir à nous, les jeunes. »

M. Firmin Verdier : « Ce serait une vainc dépense d’énergie que de poursuivre en nous je ne sais quel idéal intérieur qui se séparerait avec insolence de la vie sociale. »

M. Jean Viollis : « Se restreindre à son art ou à soi-même est une prétentieuse lâcheté dont la jeune génération a fait justice. Agir sur son temps, vivre par son époque et pour son époque, tel est le but. »

Voilà de beaux sentiments exprimés avec noblesse. On peut en conclure que le conte à soi-même, le jargon mystérieux et vide, le culte du Moi ont fait leur temps. Une génération s’affirme qui entend prendre part à l’œuvre de transformer la société. Mais ces nouveaux venus ne se bornent pas à proclamer leur soif de justice et de vérité. Plusieurs ont regardé autour d’eux, et ils donnent le résultat de leurs premières expériences. M. Ernest Contou dénonce les mauvais effets de l’internat. M. Henri Jacques, ceux du fonctionnarisme. M. Louis Lumet voulait être vigneron, il est dans l’administration. M. Jacques Nervat déclare que « les Intellectuels sont les parias de ce qu’on appelle la Société ». M. Edmond Pilon dit : « À la caserne, le sergent prépare les jeunes hommes de notre génération à supporter, sans murmures, la domination d’un chef de bureau, du patron, du directeur de journal ou d’usine. »

Cependant quelques-uns, comme M. Maurice Le Blond, se plaignent qu’on démolisse et que, par là, « on hâte la ruine de la race » ou, comme M. Lumet, dénoncent « l’invasion des littératures étrangères ». Ce sont là deux erreurs qu’il importe de relever.

D’abord, puisque les conditions sociales actuelles se sont prouvées néfastes au développement de l’individu, — et, partant, de la race, — ce n’est pas en les conservant, même quelque peu modifiées, qu’on pourra créer un milieu où le bien-être pour tous et l’accès à l’art et à la science intégrale des mieux doués au point de vue de l’intelligence, seront obtenu. Tous les cadres entre lesquels se débat notre société sont vermoulus ou établis de telle sorte qu’ils gênent et blessent ceux qui, par indépendance d’esprit ou par tempérament réfractaire à la compression, ne veulent ni ne peuvent s’y adapter. Le nombre de ces… indisciplinés commence à devenir formidable. Il faut donc, avant tout, faire table rase en soi, puis expliquer à tous qu’il est nécessaire d’appliquer ce nivellement au milieu. Pour cela, user de l’analyse la plus tranchante contre les institutions actuelles parce qu’il n’y en a pas une seule qui mérite d’être conservée1. Puis reviser les notions que nous imposèrent nos éducateurs, voilà le premier point. Ne rien respecter des choses qu’on nous donne pour respectables, les décomposer en leurs éléments premiers, voilà le second point. Or la vie quotidienne nous montre, pourvu qu’on l’examine avec soin, que sous les dogmes de propriété individuelle, d’égalité devant la loi et de patrie, — principes et fondements de la société actuelle offerts à notre vénération par de rusés sophistes, — s’abritent l’égoïsme et la rapacité d’un petit nombre de Mangeurs qui ne peuvent même pas invoquer le prétexte d’une supériorité d’intelligence afin de motiver, plus ou moins subtilement, leurs déprédations. — Prenons la Patrie. « C’est un devoir sacré que de défendre la Patrie ! » s’écrient nos maîtres et leurs thuriféraires. « Mourir pour la Patrie, c’est le sort le plus beau ! » glapissent des rimeurs dont la plupart furent réformés à cause de leur rachitisme.

On doit leur répondre : « Nous n’ignorons pas, aujourd’hui, que vous entendez par patrie la sauvegarde de vos intérêts, de vos jeux de Bourse et de vos opérations commerciales. Nous n’avons donc pas à vous défendre parce que nous savons qu’un ouvrier, un artiste, un savant dépourvu de fortune sont aussi malheureux de l’autre côté de la frontière que du nôtre. Dans quel but nous entre-égorgerions-nous pour assurer la prépondérance sur le marché des valeurs françaises ou des produits allemands, puisque nous savons que dans tous les cas, chez le vainqueur comme chez le vaincu, le sort du grand nombre, — dont nous faisons et dont nous voulons faire partie, — ne sera amélioré en rien ? Le malaise présent provient de causes économiques. Il est dû, en grande partie, à l’extension du machinisme, sans qu’il y ait rapport normal entre la production et la consommation. Il est dû encore à la cherté des denrées et à la baisse des salaires. Il est dû surtout à ce fait que quelques-uns détournent, à leur profit, les fruits obtenus par le labeur du grand nombre. Tant que cet état de choses durera, non seulement nous le combattrons, mais encore nous le dénoncerons à ceux qui en souffrent le plus : les prolétaires, afin qu’ils se soulèvent et qu’en communion avec nous, ils restituent le bien commun à la communauté. — Par ainsi, nous rénoverons la race en mettant tous les individus qui la composent à même de travailler sans excès, de manger à leur faim, de se vêtir proprement, de se loger dans de bonnes conditions hygiéniques, ce qui vaut beaucoup mieux que de détruire leur volonté par le collège, le service militaire et l’asservissement à des bureaucrates et à des politiciens. Tant qu’on n’admettra pas ces bases, essentielles au bon fonctionnement d’une société vraiment civilisée, on ne fera que tournoyer dans le vide sans obtenir de progrès réels.

Nous aimons notre pays parce qu’il est beau et parce que sa terre, ses productions, son climat, le mélange de races qui s’y est opéré jadis contribuèrent à former une variété de l’espèce apte à fournir celle-ci d’idées et de sentiments qui aident à son expansion. Mais nous tenons pour absurde la manie de chercher noise à d’autres variétés qui fournissent également des idées et des sentiments dont nous bénéficions comme elles bénéficient des nôtres. »

Parlant de la sorte, on construit et l’on ne songe pas à réprouver « les influences étrangères ». M. Lumet peut être persuadé qu’à cet égard, il y a échange constant entre tous les peuples de l’univers. Par sélection, chaque race s’assimile la part de l’apport étranger qu’il est en elle de s’assimiler, selon ses instincts et ses aspirations. Il serait donc parfaitement chimérique de tenter une opposition aux courants d’idées qui circulent à travers le monde. Même si l’on interdisait l’entrée de la France aux écrits provenant de l’étranger, — et tel n’est point, sans doute, l’avis de M. Lumet, — la pensée qui les émit trouverait toujours moyen de s’infiltrer d’une façon ou d’une autre. Il est d’ailleurs nécessaire qu’il en soit ainsi, aucune nation ne pouvant se vanter de se suffire à elle-même en tout et pour tout, hormis les découvertes des nations voisines.

Supposons, par exemple, que le transformisme, philosophie formulée pour la première fois complètement par l’Anglais Darwin, soit inconnu chez nous. Nous nous trouverions alors en état d’infériorité vis-à-vis d’autres races qui le connaîtraient, car le transformisme, après avoir révolutionné la science, est appelé à révolutionner la société et à donner le coup de mort aux rêvasseries chrétiennes dont trop d’intelligences sont encore infectées…

Si les jeunes écrivains dont nous venons d’examiner les dires partent d’une notion très large de la solidarité, s’ils la conçoivent comme le lien fraternel qui doit unir tous les peuples, s’ils comprennent que la justice réside dans notre cœur et non dans un prétoire, la semence qu’ils répandront ne sera pas perdue. Et la devise républicaine deviendra une réalité au lieu d’être l’enseigne pharisaïque affichée par la société bourgeoise pour donner le change aux Simples et pour vaquer en paix à ses mangeailles et à ses filouteries.

Mais qu’ils ne s’imaginent pas que leur tâche sera facile. — D’abord, ils ne feront que préparer l’évolution future : pour que la pensée humaine enfante l’homme nouveau, ils auront beaucoup à souffrir, car tout enfantement est douloureux et, à cette heure, l’embryon commence à peine à se former. Il leur faudra faire preuve d’abnégation et de désintéressement. Et c’est à peine s’ils peuvent compter prendre part à la première insurrection contre le régime capitaliste. Si donc il en existe parmi eux qui espèrent une récompense matérielle et immédiate, ceux-là feraient mieux de s’abstenir, car le peuple est encore plongé dans l’ignorance et dans la barbarie, et la classe prépotente nous entrave de tout son pouvoir chaque fois que nous tentons de l’instruire.

Nous tous littérateurs, nous avons le choix : ou jongler puérilement avec les mots et nous acoquiner à des cénacles d’encensement mutuel pour élire des chefs d’école, lesquels joueront très vite au petit Bon-Dieu et considéreront toute critique, même la plus amicale, comme un attentat à leur infaillibilité ; ou lutter, indépendants et solidaires, pour la vérité.

Nous pouvons chanter Jésus-Christ et César trônant côte à côte, la main dans la main, sur un autel fait de crânes et d’ossements, — nous aurons l’estime de Drumont. Nous pouvons dédier nos livres à l’Hanotaux du Grand-Turc, — on nous décorera. Nous pouvons nous déclarer naïfs, moutonniers, amis de l’ordre médiocrate et du caporalisme, soupirer vers un potager où nous brouterions du cerfeuil, passer le temps à fumer des pipes tandis que notre belle âme bleue se tiendra en prière dans un coin de la chambre, — les vieillards singuliers qui se diluent le long des journaux dits littéraires nous distribueront des certificats de bonne conduite.

Bref, nous pouvons arriver, c’est-à-dire entrer dans les rangs de la Bourgeoisie.

Mais si l’âpre volupté de proclamer la justice et le bon droit envers et contre tous, si la conviction d’agir pour le bien commun nous trempent l’âme au point qu’elle supporte joyeusement les injures, les calomnies et le silence autour de nos œuvres, si nous prouvons enfin que nous sommes des hommes libres, alors nul déboire ne pourra nous abattre, notre vie intérieure sera pleine de lumière et l’approbation de notre conscience doublera notre énergie.

V. Un Converti

On dit que le Catholicisme va refleurir et que, bientôt, notre société décrépite reniera la Révolution, maudira la science, récitera des chapelets, ira en pèlerinage et se prosternera, pour la plus grande joie de la sainte Vierge, devant un morceau de viande entouré de rayons, à savoir : le Sacré-Cœur.

Les précurseurs de ce bel avenir invoquent déjà une œuvre où nous pouvons vérifier l’état d’esprit qui deviendra le nôtre s’ils réussissent à nous ramener aux bons principes : les volumes de M. Huysmans. Or quels sont les caractères constants de cette œuvre ? — La haine de la nature, l’horreur de la femme, le goût maladif de l’exception, la recherche désespérée d’émotions anormales, le mépris de la méthode critique et la foi la plus aveugle dans des légendes généralement malpropres.

Que M. Huysmans déplore les mauvaises digestions de M. Folantin ou qu’il se fasse le biographe attendri de Barbe-Bleue qui violait de petits garçons et craignait le Diable ; qu’il vante les pauvres artifices de des Esseintes ou qu’il s’extasie devant sainte Lydwine dont les ulcères exhalaient, affirme-t-il, une odeur de cannelle ; qu’il raille l’art équilibré de M. Puvis de Chavannes ou qu’il exalte les cauchemars de Jan Luyken ; qu’il blâme Taine ou qu’il approuve M. Mallarmé, ses habitudes ne changent point : il va toujours, avec une sûreté de flair prodigieuse, jusqu’au fond de l’ordure ou jusqu’aux extrêmes limites de l’aberration.

Il vient de publier la Cathédrale, un livre où le héros de Là-Bas et d’En Route, ce Durtal, qui délaissa, jadis, le derrière affriolant d’une fellatrice pour faire une retraite à la Trappe, se retire à Chartres afin de mener à bien sa conversion, sous les auspices d’un chanoine et d’une madame Bavoil, illuminée que les anges favorisent de leurs entretiens. À Chartres, sa conception de l’existence ne s’améliore pas : loin de là. Plus que jamais il méprise l’humanité, déteste la lumière et crache sur les fonctions corporelles. « C’est le soleil qui est l’agent le plus actif pour développer le germe des pourritures et le ferment des vires » s’écrie-t-il… Donc : à bas le soleil ; confinons-nous dans des caves de peur que la clarté du jour ne nous corrompe. Lui-même « vit dans un trou, se bouche les oreilles pour ne pas entendre les rumeurs qui l’entourent » et ne fréquente les églises que le soir, afin de mieux « se ravager et de se décortiquer les fibres de l’âme ». Il se trouve aussi fort édifié par l’exemple de Marie d’Agréda qui s’étant permis de sucer une aile de volaille un jour qu’elle était bien malade, en fut réprimandée par le Christ et fit pénitence. Il admire saint Laurent, archevêque de Dublin, qui trempait son pain dans la lessive, et la bienheureuse Catherine de Cardone qui, « sans s’aider de ses mains, broutait, à genoux, des herbes avec les ânes ». Il plaint sainte Christine de Stumbèle, que le Malin barbouillait de ses excréments. Il cite, avec enthousiasme, Marie-Marguerite des Anges, qui « se nourrissait de rogatons recrachés sur les assiettes et buvait, pour se désaltérer, l’eau des vaisselles », et Odon de Cluny qui « prend les appas de la femme, les retourne, les dépiaute, les rejette tels qu’un lapin vidé sur l’étal ». Enfin il regrette de n’avoir pas la force d’imiter ces personnes remarquables, car il n’ignore pas que pour arriver à la perfection chrétienne, il sied de haïr la chair et de la traiter comme une immondice.

Mais malgré son ferme dessein de progresser dans la mystique, Durtal n’est pas heureux ; la sécheresse de son âme le désole ; il voudrait vivre à l’état d’extase perpétuelle, conquérir l’Absolu à force d’extravagances. Il ne peut ; il est trop malade, trop usé, trop blasé ; son intelligence saturée de chimères refuse d’en absorber de nouvelles. Aussi s’ennuie-t-il effroyablement. « Je m’ennuie à crever… J’ai l’ennui de moi-même, indépendant de toute localité, de tout intérieur, de toute lecture… De moi-même, ah ! oui, par exemple ! Ce que je suis las de me surveiller, de tâcher de surprendre le secret de mes mécomptes et de mes noises… Le passé me semble horrible ; le présent m’apparaît faible et désolé, et quant à l’avenir, c’est l’épouvante. »

Ces lamentations donnent à penser. Ainsi, les joies surhumaines promises au croyant se résolvent en cette humeur noire ? Ainsi, Durtal, plein de bonne volonté, docile au dogme, à la tradition, à la discipline, voué à l’hyperdulie, stimulé par les moines, dirigé par un bon prêtre fort avisé continue à se ronger et à se détruire comme avant sa conversion ? Le récit de ses déboires n’est point fait pour conquérir des prosélytes à l’Église…

Nous autres mécréants, esprits vulgaires, dénués d’idéal surnaturel, le cas de M. Huysmans ne nous surprend pas : sa névrose, aggravée d’une maladie d’estomac, exigeait une succession ininterrompue de sensations violentes et morbides pour se satisfaire. Tant que le catholicisme lui fut une terra incognita, où il faisait des trouvailles bizarres, propres à lui secouer les nerfs et à sustenter son imagination réfractaire à la nature, avide d’absurdités, il connut les joies troubles qui lui convenaient. Toutefois, quand il eut atteint une étape qu’il ne pouvait dépasser, quand il s’est agi non plus de décrire, avec un tremblement de volupté, des miracles, des sanies et des accès de frénésie mystique, mais de piétiner sur place au centre d’un désert marécageux, hanté par les fantômes d’une religion défunte, il est retombé tout à plat. L’instinct de vivre, mutilé, comprimé, presque étouffé en lui, s’est quelque peu réveillé et a protesté, d’une voix agonisante, contre la folie meurtrière qui tentait de l’abolir… « Je m’ennuie à crever ! » Tu t’ennuies, pauvre homme ? Eh bien, rejette le songe affreux qui ravage ton âme. Reprends-toi ; retourne vivre au soleil. Plutôt que de considérer les animaux et les fleurs comme les symboles baroques d’une doctrine de souffrance et de mort, aime-les pour eux-mêmes, étudie-les : leurs formes, leurs fonctions, leur beauté t’en apprendront plus long sur l’univers que les catéchismes et les missels. Et tu guériras…

Mais non, il est trop tard. Désormais, que M. Huysmans aille au couvent ou qu’il tente de rejeter le catholicisme comme un fruit dont il aurait exprimé le suc, ses plaies ne se fermeront pas. S’il rentre dans le siècle, ce sera pour élire quelque autre aberration : peut-être le Satanisme. S’il persiste à se traîner dans la nuit, il sera fatalement amené, malgré ses répugnances présentes, à recourir aux pratiques de l’ascétisme. Il se lacérera, se meurtrira, jeûnera, obtiendra des extases sanglantes ; puis, trop affaibli pour supporter longtemps ce régime, il mourra bientôt épuisé et désespéré. — Et il doit en être ainsi car on n’outrage pas impunément la nature.

Aujourd’hui déjà la fatigue de M. Huysmans est évidente. En vain il s’efforce de décrire la cathédrale de Chartres, d’exposer la symbolique des couleurs, des parfums, des légumes, des cloches, de la danse, il ne parvient ni à s’y attacher ni à nous y intéresser. Il entasse les nomenclatures sèches et les aperçus médiocres. Il laboure, sans goût, ce champ stérile. On sent qu’il a hâte d’être quitte de la besogne qu’il s’imposa et que tant de rêveries pieuses ne parviennent plus à lui procurer le frisson mystique qu’il poursuit avec une anxiété croissante.

Par ailleurs toute notion d’esthétique est faussée en lui. Il traite de fourbe et de badin l’art robuste, logique et bien portant du paganisme. Fourbe, la Victoire de Samothrace ? Badin, le Parthénon ? Passons… Il s’entête à découvrir des intentions catholiques chez les Primitifs alors que la plupart furent, avant tout, des réalistes, épris d’exactitude, dont les gaucheries et les fautes de dessin proviennent, non pas, comme le croit M. Huysmans, du désir de peindre des âmes, mais bien d’une connaissance imparfaite des ressources de leur métier. Ce fut à l’aube de la Renaissance que les peintres les découvrirent ces ressources. L’amour des belles formes, l’art de les rendre ressuscitèrent dans le temps même où le catholicisme commençait à décliner. Mais ne parlez pas de la Renaissance à M. Huysmans. Elle vit, d’après lui, le triomphe du Démon. Il en abomine les œuvres. Et ce xvie  siècle que Michelet appelle « un héros », que Taine compare à « une caverne de lions » pour en exprimer la superbe énergie, M. Huysmans affirme tranquillement qu’il « fut la mort de tout grand art en France ». — En cela, il se montre conséquent avec lui-même, car, au jugement d’un catholique détraqué, quelle époque pourrait l’emporter sur ce Moyen Âge où le Pape fut tout-puissant, où les moines pullulèrent à l’aise, où l’on n’imprimait pas, où l’on ne discutait que les billevesées de la scolastique et où l’homme abêti avait peur du Bon Dieu qu’il s’était imposé ?

Puis, à force de mépriser la raison, à force d’accueillir dévotement les sornettes les plus grossières, celles que les prêtres eux-mêmes n’osent plus trop servir à leur clientèle, M. Huysmans invente des miracles qu’il serait réjouissant de voir exposer en cour de Rome. Celui-ci entre autres : d’après Durtal, le livre de M. Zola sur Lourdes aurait été inspiré à cet écrivain par la sainte Vierge, pour servir de réclame à son sanctuaire, de telle sorte que le zélateur de la science, l’ennemi du catholicisme contribuerait, sans le vouloir, au bien de l’Église et surtout à la prospérité des finances de Pecci. — Après cette découverte, on peut tirer l’échelle. Sat prata biberunt  : nous sommes suffisamment renseignés sur la mentalité de M. Huysmans.

Mais parmi de telles sottises destinées à prouver la vitalité du catholicisme, on trouve dans la Cathédrale des aveux qui, mieux que toute polémique, avèrent l’effondrement réel de cette doctrine. En effet, M. Huysmans est obligé de reconnaître que l’art religieux ne produit plus que des idoles, des ornements et des simulacres dignes des Papous et des Andamans. Cette épidémie de statues horribles et de tableaux détestables le révolte. Il ne peut s’en consoler. Il dénonce « l’effroyable appétit de laideur qui déshonore maintenant l’Église ». Il fulmine aussi d’âpres anathèmes contre les hagiographes qu’il appelle « des ganaches de sacristie ». Il cherche désespérément le peintre et l’écrivain qui pourraient réagir. Il ne les trouve pas. Rien de plus significatif que cette pénurie, rien qui démontre plus clairement la fin de l’esprit religieux.

Au surplus, les quelques écrivains de talent qui, en ces dernières années, défendirent l’Église, ne furent pas soutenus par leurs coreligionnaires. Verlaine, — admirable pour son humanité frissonnante et non pour autre chose, — Villiers de l’Isle-Adam, Hello même ont été vantés, assistés, défendus par des incrédules alors que le clergé, les journaux bien-pensants et les éditeurs pieux les rejetaient comme malpropres et les laissaient mourir de faim. Quant aux livres de M. Huysmans, ils précisent simplement le degré de décomposition auquel l’art catholique est arrivé. Le style incohérent dans lequel ils sont rédigés, les stupéfiantes balivernes qu’ils nous donnent pour de hauts mystères, l’inquiétude fébrile du décadent hystérique qui les conçut peuvent intéresser comme les indices d’un état d’âme à éviter et aussi comme des produits de l’époque hétéroclite où nous vivons. Mais ce n’est point grâce à ces bréviaires d’insanités que le catholicisme se maintiendra ; ils fournissent des armes à ses adversaires et rien de plus. Si la sainte Vierge les inspira, il faut avouer qu’elle fit preuve, en cette circonstance, d’un manque de perspicacité tout à fait déplorable.

Où le catholicisme est encore à craindre, ce n’est donc pas dans l’art, c’est dans la vie sociale. Traître aux pauvres, il s’est allié, par amour des écus, avec les Soudards, la Banque, la Grosse-Industrie et la Grosse-Propriété. Le régime médiocrate en voudrait user comme d’une police morale contre la Révolution menaçante. L’Église accepte ce rôle. Aussi Jésus-Christ, Rothschild, le marquis de Carabas, M. Homais, le capitaine Fracasse et les Gouvernants ne possèdent-ils plus qu’un seul cœur : ce cœur bat dans leur coffre-fort. Par cent moyens différents, ils tentent d’étayer la bâtisse vermoulue où s’abrite la Bête mauvaise : le Capital. Ils emploient tous les subterfuges afin de consolider l’iniquité dont ils bénéficient. Ils rêvent d’écraser l’esprit de révolte, — et ils remporteront peut-être une victoire momentanée. Mais ce triomphe ne durera pas. La révolution monte de toutes parts : la science détruit lentement et sûrement les mensonges sur lesquels nos Maîtres s’appuient pour tenir les peuples en laisse et perpétuer la Barbarie. Aujourd’hui ces Ventres sont au pinacle : ils règnent, ils s’emplissent, ils engraissent, ils triturent l’or. — Demain l’Internationale reconstituée, plus forte que jamais, les balaiera. Demain nous refondrons les sabres elles baïonnettes pour en forger des pelles et des socs de charrues. Les ciboires et les calices trouveront place dans les batteries de cuisine. Les enfants construiront d’admirables cerfs-volants avec les papiers de Bourse. Les crucifix donneront de très bon bois à brûler. Accrochés dans les cerisiers, les drapeaux feront d’excellents épouvantails à moineaux…

Demain, le cadavre de la Bourgeoisie nous servira pour fumer la terre.

VI. Paris

L’évolution de l’abbé Pierre Froment reconquis sur le catholicisme par la nature, la science et la raison, tel est le sujet de la trilogie dont le nouveau livre de M. Zola : Paris, nous donne le dénouement.

Dans le premier volume, Lourdes, l’abbé doutait ; et ce doute le troublait dans l’accomplissement de son ministère. Tourmenté par des scrupules, s’estimant malhonnête de soutenir une religion à laquelle il croyait de moins en moins, il ne pouvait, toutefois, se résoudre à quitter le sacerdoce. Les dogmes, ces affirmations dénuées de preuve, opposant des mystères iniques ou simplement ridicules aux révoltes de l’intelligence et de l’instinct, il les rejetait. Mais, par manque de franchise vis-à-vis de soi-même, par crainte aussi de la réprobation stupide qui s’attache au prêtre assez courageux pour se désoutaner aussitôt reconnue l’inanité de la doctrine trinitaire, il persistait à célébrer les cérémonies du culte tout en se réfugiant en une sorte de christianisme sentimental où l’esprit de charité avait la plus grande part. Cependant son âme, avide de certitude, restait inquiète. S’imaginant alors que sa détresse présentait quelque analogie avec le cas des malades qui, après avoir essayé sans succès de tous les remèdes, recourent au miracle, il se rendait à Lourdes dans l’espoir de récupérer, par quelque coup de la grâce, la foi qui l’abandonnait. Le miracle n’avait pas lieu. Non seulement l’abbé ne pouvait admettre l’intervention d’une divinité féminine, la sainte Vierge bouleversant, à son gré, l’ordre des forces qui déterminent l’univers, mais encore le spectacle donné par la foule délirante livrée, autour de lui, aux pratiques du fétichisme le plus grossier, lui inspirait un invincible dégoût. En outre, le charlatanisme des industriels ecclésiastiques qui exploitaient l’engouement des pèlerins à l’égard de leur idole, pour en tirer de gros bénéfices, l’indignait. Acquis sans retour à l’incrédulité, il revenait à Paris et il se résignait au rôle du « prêtre sans croyance, veillant sur la croyance des autres, faisant chastement, honnêtement son métier, dans la tristesse hautaine de n’avoir pu renoncer à son intelligence ».

Le second volume Rome, raconte une tentative de l’abbé, repris d’un accès de catholicisme, pour réformer l’Église. Son cœur charitable, ses courses dans les quartiers pauvres de Paris, ses luttes contre la misère sans cesse croissante du peuple lui inspiraient un livre où, mû par une illusion bizarre, il se figurait appliquer les principes que Pecci formule dans ses encycliques. Si l’Église se renouvelait, si elle rompait avec les puissants et les riches pour revenir à l’esprit de l’Évangile, si le Pape renonçait au temporel, se transfigurait en un pasteur désintéressé, fondant, au nom de l’équité, le royaume de Dieu sur la terre, n’en résulterait-il pas une renaissance religieuse dont profiteraient les souffrants et les exploités ? Pierre préconisait ce retour à la tradition primitive. Le livre était dénoncé à l’Index. L’abbé partait pour Rome, voulant se défendre, expliquer au Pape ses désirs et ses espoirs. À Rome, il devenait le jouet de prélats finauds qui le bernaient, sapaient peu à peu sa confiance dans la panacée d’amour qu’il comptait faire accepter, puis, lorsqu’ils le jugeaient ébranlé, mûr pour la rétractation, lui ménageaient une entrevue avec Léon XIII. Le pontife blâmait les attaques de l’abbé contre le bas mysticisme et les trafics de Lourdes ; il ne manquait pas de condamner la pensée du livre comme hérétique, blasphématoire et sacrilège. — Pierre, écrasé, abandonnait son œuvre et quittait Rome dans le plus grand désarroi. Éclairé, enfin, sur cette religion qui, figée dans un Absolu chimérique, réprouvant le mouvement, c’est-à-dire l’évolution perpétuelle des idées et des êtres, ne peut que combattre en face ou sournoisement, selon qu’elle domine ou qu’elle perd du terrain, l’idéal de science et de justice élaboré par les temps modernes, il ne croyait plus à l’efficacité de l’aumône. Il s’apercevait qu’elle n’est, pour la Bourgeoisie, qu’un prétexte à des parades hypocrites et pour ceux qui la pratiquent avec sincérité, un palliatif dérisoire aux maux dont souffre la société. Alors, l’âme pleine de ruines, il tombait dans le désespoir et aspirait au néant. — Comment il guérit, comment de prêtre, il redevint un homme, voilà ce qu’expose M. Zola dans Paris.

Mais ce n’est pas seulement la crise psychique traversée par l’abbé, crise d’ailleurs très bien décrite, qui fait l’intérêt de ce livre, c’est aussi la peinture exacte de l’époque. Le Paris d’aujourd’hui est évoqué en une série de fresques puissantes, avec ses prolétaires, ses bourgeois, son clergé, ses politiciens, ses savants et ses artistes. L’ensemble en acquiert une intensité de vie et une portée sociale qui classent ce volume parmi les meilleurs de M. Zola. Examinons-le sous ce dernier aspect.

D’abord, la Bourgeoisie. M. Zola ne la ménage guère. Il en dénonce l’égoïsme, les mœurs fangeuses et la rapacité. « La Bourgeoisie, dans le partage de 89, a tout pris, s’est engraissée de tout aux dépens du quatrième État et ne veut rien rendre » (p. 28). Détraquée, pareille à ces vieillards qui se font fustiger pour surexciter leur priapisme, elle court au beuglant où des chansonniers rageurs lui jettent son ordure à la face. « C’était le rut de l’immonde, l’irrésistible attirance de l’opprobre et du dégoût. Le Paris jouisseur, la bourgeoisie maîtresse de l’argent et du pouvoir, s’en écœurant à la longue, mais n’en voulant rien lâcher… Quel symptôme effrayant, ces condamnés de demain se jetant d’eux-mêmes à la boue, hâtant volontairement leur décomposition par cette soif de l’ignoble qui asseyait là, dans le vomissement de ce bouge, des hommes réputés graves et honnêtes, des femmes frêles et divines, d’une grâce, d’un luxe qui sentait bon ! » (p. 276). Puis à propos du mariage d’une demoiselle de la Banque avec l’amant de sa mère, un des personnages s’écrie : « L’apothéose de la bourgeoisie, la vieille noblesse sacrifiant un de ses fils sur l’autel du veau d’or, et cela pour que le Bon Dieu et les gendarmes, redevenus les maîtres de la France, nous débarrassent de ces fripouilles de socialistes » (p. 505). Et plus loin : « C’est très bien, ces mariages. La mode y est. Les juifs, les chrétiens, les bourgeois, les nobles, tous ont raison de s’entendre pour constituer la nouvelle aristocratie. Il en faut une, autrement nous serons débordés par le peuple » (p. 512).

Maintenant le christianisme. — Ici encore, il sied de citer, car M. Zola donne, avec une netteté parfaite, les raisons pourquoi tout individu épris de vie normale rejette cet avorton conçu par l’espèce dans un moment de maladie. « Quelle étrange erreur de choisir comme législateur social Jésus qui vivait au milieu d’une société autre, sur une terre autre, dans un temps autre ! Et si l’on n’entendait garder de sa morale, de son enseignement, que ce qu’ils pouvaient avoir d’humain et d’éternel, quel danger encore dans l’application de préceptes immuables aux sociétés de tous les temps. Pas une société ne vivrait sous l’application stricte de l’Évangile. Jésus est destructeur de tout ordre, de tout travail, de toute vie. Il a nié la femme et la terre, l’éternelle nature, l’éternelle fécondité des choses et des êtres. Puis le catholicisme est venu bâtir sur lui un effroyable édifice de terreur et d’oppression. Le péché originel, c’est l’hérédité terrible, renaissante chez chaque créature, et qui n’admet pas, comme la science, les correctifs de l’éducation, des circonstances et du milieu. Il n’y a pas de conception plus pessimiste de l’homme, ainsi voué au diable dès sa naissance, en proie à une lutte contre lui-même jusqu’à la mort. Lutte impossible, absurde, car c’est tout l’homme qu’il s’agit de changer, tuer la chair, tuer la raison, détruire dans chaque passion une énergie coupable, poursuivre le diable jusqu’au fond des eaux, des monts et des forêts, pour l’y anéantir avec la sève du monde. Dès lors, la terre, n’est plus qu’un péché, un enfer de tentations et de souffrances, que l’on traverse pour mériter le ciel. Admirable instrument de police, de despotisme absolu, religion de la mort que l’idée de charité a pu seule faire tolérer, mais que le besoin de justice emportera forcément. Le pauvre, le misérable dupé, qui ne croit plus au paradis, veut que les mérites de chacun soient récompensés sur cette terre ; et l’éternelle vie redevient la bonne déesse, le désir et le travail sont la loi même du monde, la femme féconde rentre en honneur, l’imbécile cauchemar de l’enfer fait place à la glorieuse nature toujours en enfantement… Voici dix-huit cents ans que le christianisme entrave la marche de l’humanité vers la vérité et la justice. Elle ne reprendra son évolution que le jour où elle l’abolira » (p. 410).

Vaincus par la science, vaincus par la raison, les catholiques se gardent bien de remettre en évidence aujourd’hui les dogmes abrutissants qui leur servirent, jadis, pour entraver la libre expansion de l’espèce vers le bien-être et la vie selon la nature. Éduqués par les Jésuites, ces opportunistes de l’Église qui leur disent : « Faites tout ce que vous voudrez mais venez nous rendre compte de vos actes », ils feignent d’accepter la Révolution. Ils inventent le socialisme chrétien, c’est-à-dire le mariage de Darwin et de sainte Thérèse. Ou bien, revêtant l’habit d’Arlequin, ils préconisent une alliance entre Jean-Jacques Rousseau et Loyola, et ils obtiennent alors : Maurice Barrès, le sceptique qui, après avoir rendu visite à Spinoza, va danser la cordace chez Tartuffec puis la pyrrhique chez Déroulède et qui, pour avoir part à la ripaille parlementaire, tout en conservant l’attention des lettrés, se recommande à la fois de Stendhal, de Portalis et de Boulanger.

Plein de talent d’ailleurs, et d’autant plus à plaindre.

Dans Paris, M. Zola néglige cette variété de catholiques que M. Maurice Barrès représente si ingénieusement. Mais, par contre, il met en scène Monseigneur Martha, évêque de Persépolis, apôtre de « l’esprit nouveau », c’est-à-dire de la réconciliation entre les Gavés de la République et les Convoiteux de la noblesse et du clergé. — Comme il s’exprime bien ce confident de Pecci ! M. Zola résume un de ses sermons à la Madeleine. Oyons-le : « L’esprit nouveau, c’était le réveil de l’idéal, la protestation de l’âme contre le bas matérialisme, le triomphe du spiritualisme sur la littérature fangeuse ; c’était aussi la science acceptée, mais remise à sa place, réconciliée avec la foi, du moment qu’elle ne prétendait plus empiéter sur le domaine sacré de celle-ci ; c’était encore la démocratie accueillie paternellement, la république légitimée, reconnue à son tour, comme la bien-aimée de l’Église. Un souffle d’idylle passait, l’Église ouvrait son cœur à tous ses enfants, il n’y aurait plus que concorde et que joie, si le peuple, obéissant à l’esprit nouveau, se donnait au maître d’amour comme il s’était donné à ses rois, reconnaissait l’unique pouvoir de Dieu, souverain absolu des corps et des âmes » (p. 103).

N’est-ce pas touchant et séduisant ? Ne devons-nous pas, dès lors, approuver Martha lorsqu’il bénit le mariage de la donzelle de Banque avec le jeune homme pieux qui procura, pendant plusieurs années, des spasmes érotiques à sa maman ?… Pour moi, cette sanction donnée à « l’esprit nouveau » me remplit d’admiration. J’en rêve… Je crois voir Robespierre embrasser saint François d’Assises au nom de l’Être suprême ; je crois voir les Jacobins, nantis des biens nationaux, donner l’accolade à ces pauvres congréganistes qu’ils avaient eu le grand tort de dépouiller… Et j’entends, — dissonance fâcheuse à coup sûr, — le rire désespéré de Babeuf, ce partageux malséant que les Jacobins et les congréganistes réconciliés guillotinèrent…

Or considérez un peu comme Pierre Froment a l’intelligence mal faite et comme Satan le domine. Au lieu de venir à résipiscence, au lieu de marcher selon « l’esprit nouveau », voici qu’il se laisse séduire par son frère Guillaume, athée et chimiste, par ses neveux Thomas, athée et mécanicien, François, universitaire et athée, Antoine, graveur sur bois et athée, monstres qui ont l’audace de se bien porter et de ne croire qu’à la science humaine. Bien plus, il s’éprend de Marie, jeune fille recueillie par Guillaume, et qui, toute gaie, toute sanguine, s’occupe du ménage, va au marché, achète de bonnes côtelettes, des légumes tendres et du beurre frais pour que ses parents adoptifs se restaurent après leur travail de la journée terminé. Ah ! ce n’est pas la Sphynge, ni l’ennemi démoniaque, ni la Dégoûtante que les Huysmans veulent dépiauter et que les saint Augustin maudissent. Quand elle se sent mal à l’aise, plutôt que d’implorer Jésus-Manitou, plutôt que de faire une neuvaine, elle enfourche sa bicyclette et court sur les routes absorber de l’oxygène.

Pierre lui confie ses angoisses. Elle s’en étonne, car n’ayant jamais subi le Bon-Dieu, elle ne peut comprendre qu’on se torture de la sorte pour des chimères : « Désespérer, ne plus croire, ne plus aimer, parce que l’hypothèse du divin croule, et cela lorsque le vaste monde est là, la vie avec son devoir d’être vécue, toutes les créatures et toutes les choses à être aimées et secourues sans compter l’universelle besogne, la tâche que chacun vient remplir ! Il était fou, sûrement, et d’une folie noire dont elle jura de le guérir » (p. 380).

Il guérit en effet. Il jette sa soutane dans le coin aux vieux chiffons ; il se met en apprentissage sous Thomas ; il tire le soufflet de la forge ; il tape sur l’enclume ; il fortifie ses muscles ; il se barbouille de limaille et se nettoie de la mystique. Puis il épouse Marie, lui fait un bel enfant et connaît enfin la joie de vivre.

Désormais unie, accrue du frère, jadis égaré chez les Papimanes, toute la famille, — le savant, les forgerons, le professeur, l’artiste, — travaille à préparer la société dont Guillaume définit un jour l’idéal : « L’individu délivré, évoluant, s’épanouissant, sans contrainte aucune, pour son bien et pour le bien de tous. N’était-ce pas la seule théorie scientifique, les unités créant les mondes, les atomes faisant la vie par l’attraction, l’ardent et libre amour ? Les minorités oppressives disparaissaient, il n’y avait plus que le jeu libéré des facultés et des énergies de chacun, arrivant à l’harmonie dans l’équilibre toujours changeant, selon les besoins, des forces actives de l’humanité en marche… Un peuple sauvé de la tutelle de l’État, sans maître, presque sans loi, un peuple heureux dont chaque citoyen, ayant acquis par la liberté le complet développement de son être, s’entendait à son gré avec ses voisins pour les mille nécessités de l’existence. Et de là naissait la société, l’association librement consentie des centaines d’association diverses… Et c’était tout, plus d’oppresseurs, plus de riches et de pauvres, le domaine commun de la terre, avec ses outils de travail et ses trésors naturels, rendu au peuple, le légitime propriétaire qui saurait en jouir logiquement, lorsque rien d’anormal n’entraverait plus son expansion. Alors seulement la loi d’amour agirait, on verrait la solidarité humaine qui est, entre les hommes, la forme vivante de l’attraction universelle, prendre toute sa puissance, les rapprocher, les unir en une famille, étroite » (p. 220).

Et, pour commencer, Guillaume et Thomas inventent un moteur, — ce qui vaut infiniment mieux que de promulguer un dogme.

Telle est, à mon sens, la signification sociale de ce livre. D’autres feront ressortir par où il est louable au point de vue de l’art. Quant à moi j’y découvre un amour profond de la vie, l’horreur de l’aberration chrétienne, la foi dans la science, et la divulgation de quelques-uns des mensonges dont la Bourgeoisie use pour duper Jacques Bonhomme. J’aime M. Zola de l’avoir écrit et je voudrais le voir répandre à des millions d’exemplaires.

VII. Dans la Forêt

L’époque est revenue où se célèbre la fête des sèves montantes. Le soleil d’avril, seigneur des giroflées, des aubépines et des narcisses, luit doucement dans le ciel bleu-pâle et sourit à la terre qui palpite, énamourée. Les cerisiers se réjouissent d’être en fleurs ; les bourgeons éclatent ; aux souffles d’un vent tiède, les marronniers sèchent leurs feuilles nouvelles encore imprégnées de gomme ; les lilas gonflent leurs thyrses impatients d’épandre leurs arômes ; et les fossés des routes sont pleins de violettes. — Couche-toi sur le sol : tu entendras l’herbe pousser. Si tu te relèves, pour recevoir à la face la pluie chaude que des nuées voyageuses versent par instants, tu verras l’atmosphère resplendir de toutes les couleurs du prisme, des pétales neigeront dans tes cheveux et l’odeur des vergers en folie te grisera comme un vin d’allégresse et de santé.

N’est-ce pas, la campagne est bien belle ?… Mais que dirais-tu de la forêt ?

Là, Germinal aime à se recueillir au murmure solennel de nos pères les chênes. En son honneur, les bouleaux s’inclinent selon leur grâce svelte de jeunes dieux ; les hêtres chantent comme de grandes orgues et les soupirs des premières pousses se mêlent au rêve infini des sapins.

Pèlerin des futaies où la nature éternelle prodigue ses sourires, tour à tour tendres et sévères, toujours mystérieux, aux zélateurs de sa beauté, j’ai pris, comme je le fais à chaque changement de saison, le bâton et la besace, et je suis allé méditer les oracles qui descendent des ramures séculaires. D’un pied allègre, — car à quoi bon, dans la forêt, vos voitures cahotantes, vos trains balourds et vos cycles effarés ? — j’ai franchi le seuil du temple de vie. J’ai découvert des sentiers ignorés, bordés de campanules, jonchés des feuilles mortes de l’an dernier. Leurs méandres m’ont conduit, au plus profond des bois, en un retrait où l’on se sent tellement heureux qu’on ne s’en aperçoit même pas. La lumière adolescente du printemps filtre à travers les feuillages naissants, pour noyer d’une brume rose et verte des cépées dont les branches flexibles s’unissent en berceau. Un silence harmonieux règne sous ces voûtes mouvantes. À peine si parfois, quand la brise s’élève un peu, l’on ouït les charmes chuchoter aux chênes attentifs que le soleil divin fait bouillonner leur sève et les chênes répondre tout bas aux charmes tressaillants qu’il est doux de vivre. Puis tout se tait : les arbres se tiennent immobiles ; leurs troncs, élancés vers le ciel radieux, s’auréolent d’or pâle et d’ombre fauve ; les feuillages demeurent en extase, et la futaie communie avec l’astre qui lui infuse la vigueur et l’immortalité.

Alors je m’arrête : le bruit de mes pas troublerait cette rêverie auguste. Unir ma voix au cantique des Ancêtres végétaux, je n’oserais ; ils savent mieux que moi rendre grâces au soleil. Je m’assieds parmi les bruyères ; mon sang bat suivant le rythme des frondaisons aériennes, et, les yeux perdus vers les cimes, j’attends que la grande âme de la forêt me pénètre jusqu’au cœur.

Ah ! la ville peut bruire là-bas, derrière l’horizon ! Ses clameurs, les fumées de ses usines, les rires des Malins qui dansent, sur ses places, la sarabande des écus, le vent des solitudes les balaie avant qu’ils arrivent à la lisière, et les arbres les ignorent. Les arbres sont des sages ; ils gardent les secrets de la terre et ne consentent à les révéler qu’au Simple dont la conscience s’épanouit comme un cytise en fleurs.

Donc, si tu ravageas ton âme, si tu défrichas cette forêt des idées où prospéraient les essences primitives de ta race pour semer, à la place, dans les terreaux de l’artifice, une semence de chimères, si tu as obtenu maintes plantes souffreteuses et contournées dont les parfums empoisonnèrent tes rêves, si tu chéris ton aberration, si tu ne veux pas en guérir, crains de te risquer sous les arbres. Leur sérénité te serait un reproche ; loin de te pacifier, la fraîcheur de leurs ramures irriterait ta fièvre, tu connaîtrais l’angoisse du réprouvé pour qui la face d’Isis se voile d’ironie. Puis si quelque tempête éclatait, les arbres refuseraient de t’abriter ; leurs branches basses te flagelleraient rudement ; les ronces et les houx lacéreraient tes membres. Tu fuirais, et jamais plus tu n’oserais affronter les ombrages sacrés que tes regards avaient violés.

Mais si tu possèdes un cœur tranquille, si tu es l’homme du travail patient et de l’œuvre juste, si tu laisses tes idées se développer librement, grandir, fructifier s’enlacer les unes aux autres comme ces trembles enlacent leurs rameaux, si la vie universelle, en sa réalité, vivifia tout ton être comme un fleuve vivifie les saules qui baignent leurs bras dans ses ondes, viens, joyeusement, trouver les arbres. Ils t’apprendront la splendeur d’Isis. Tu suceras le lait de ses mamelles fécondes, et son haleine te sera plus douce que l’antique ambroisie.. Puis elle marchera devant toi ; tu la verras apparaître, enveloppée de lumière, à tous les détours de ton chemin ; tu l’entendras roucouler avec les ramiers, sangloter avec les grands pins ; les mousses seront merveilleuses sur les rocs où poseront ses pas : à son geste, tu te fondras dans l’océan des feuillages. Tu la suivras depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Et la nuit, ses yeux illumineront ton sommeil ; et tes songes seront pleins d’étoiles…

J’écoutais les voix de la forêt me parler de la sorte ; et je ne pouvais que joindre les mains sans répondre. L’immense symphonie des sèves bruissait si tendrement autour de moi ! Le ciel était si pur, l’air si léger, le soleil si paisible, le vent capricieux me flattait les joues avec tant de mansuétude ! — Longtemps, je m’attardai dans cette clairière élue par Isis pour m’initier, plus profondément qu’elle ne l’avait jamais fait, à ses beautés. Les heures passaient, mélodieuses, les ramures s’agitaient en cadence, un rouge-gorge chantait tout près de moi, un cerf bramait d’amour vers le lointain. Je ne bougeais pas, je ne pensais pas, je goûtais la volupté de vivre, instinctif et puissant, pareil à ces arbres dont les cimes ondulaient sous les caresses frémissantes du printemps.

Enfin, je repris ma promenade. Le sentier descendait en pente douce, jusqu’au fond d’une combe où je savais un chêne qui m’avait donné, naguère, les meilleurs conseils. — Je le découvris bientôt.

Robuste et trapu, il poussa entre deux rochers formidables que son tronc, grossi d’années en années, finit par écarter. Libre aujourd’hui, déjà centenaire, mais toujours vigoureux, il irradie, en gerbes retombantes, la gloire de ses branches. Deux de ces racines étreignent les blocs à droite et à gauche, s’y incrustent et s’enfoncent dans la terre pour lui donner une assiette inébranlable. Il exprime la force triomphante à l’encontre des êtres et des choses. Et quand la brise émeut son feuillage on croirait entendre respirer un Titan.

« Ô père, lui dis-je, une fois de plus, je suis venu vous rendre visite afin que vous me rappeliez vos luttes et votre victoire. Laissez-moi m’asseoir auprès de vous ; étendez votre ombrage sur mon front, et chantez-moi de nouveau ce poème de la volonté dont vous m’avez appris, l’an passé, les premières strophes. »

Le chêne agita sa frondaison splendide ; trempées d’or solaire, ses feuilles m’apparurent un million de prunelles étincelantes qui m’inondaient de flammes, et je sentis son tronc rugueux battre, comme un cœur, sous ma main. Il me répondit : « Je fus le gland vagabond que le passant chasse du pied sans s’en apercevoir et que le vent d’automne emporte, avec les feuilles mortes, en ses tourbillons. J’errais, ballotté, meurtri par les grès du chemin, au hasard des rafales qui, enfin, un jour de grande pluie, me jetèrent entre ces deux blocs. Une goutte d’eau me frappa, m’enfonça dans l’humus ; des brindilles de fougère en décomposition me recouvrirent et, jusqu’au printemps, je sommeillai sous le verglas et sous la neige. — Quand la terre s’échauffa, quand l’humidité eut fait éclater ma coque, je sentis un germe remuer en moi. Il voulait vivre !… Je le proférai donc, comme un cri d’espoir, vers l’azur pressenti. Il se développa en une frêle tige où pointait un seul bourgeon, cependant que deux fines radicelles l’attachaient au sol dont elles pompèrent aussitôt les sucs. D’autres arbustes étaient nés à l’entour. Un jeune hêtre, un petit bouleau me disputèrent ma nourriture : leurs racines s’enchevêtraient avec les miennes, tentaient de me ravir la part de terrain que j’avais conquise, — mais en vain. Plus fort qu’eux, mû par l’âpre désir de croître malgré les rochers, malgré l’ombre froide qu’ils épandaient sur moi, épris du grand ciel lumineux qui m’envoyait, parfois, un rayon égaré, je dépassai bientôt mes rivaux de toute la tête. Dès lors, ils ne purent que végéter ; ils languirent, ils périrent, et j’absorbai leur substance. D’année en année, je grandis ; mes racines s’insinuèrent sous les blocs, les ébranlèrent, les soulevèrent, et coururent chercher au loin leur provende. — Assuré d’être toujours nourri, je poussai de nouvelles branches ; lentement, patiemment, je montai vers le soleil. Bientôt, j’émergeai entre les deux rochers et je connus la joie de m’épanouir à l’air libre. Tout de suite, je dirigeai mon effort contre ces blocs insolents qui m’avaient si longtemps dominé. Je me cuirassai d’une écorce très dure, et tandis que ma cime s’imprégnait de clarté, tandis que mes racines m’apportaient, par torrents, les sèves les plus pures de la terre, mon tronc se fortifia, repoussa les rocs qui, basculés, s’écartèrent enfin, croulèrent et me cédèrent la place. Tu les vois qui gisent à mes pieds…

« J’ai voulu, j’ai vaincu. Les siècles suivent les siècles : je m’accrois toujours. Je suis le patriarche dont les rejetons magnifient la forêt. Je joue avec les ouragans. J’aime, quand la foudre éclate, à me couronner d’un diadème d’éclairs. — Mais j’aime aussi la douceur infinie des souffles d’avril.

« Je mourrai debout ; ma ruine sera tellement majestueuse que les hommes ne cesseront pas de m’admirer et qu’ils n’oseront m’abattre. »

Le chêne se tut. Je le saluai, sans rien dire, et je m’éloignai rêveur, comparant son discours à ceux que ma race errante recueillit jadis sous les ombrages de Dodone, et, plus jadis encore, au plateau de Pamyr : je les trouvai tous identiques.

Le crépuscule approchait. Le soleil, déclinant, teignait de pourpre les futaies assoupies, de grandes ombres violettes envahissaient les taillis ; le rossignol commençait à chanter. — Je regagnai l’auberge.

Tandis qu’attablé dans la salle commune, je mangeais, de bon appétit, la soupe du soir, quelques notables entrèrent. Possédés de la fièvre électorale, ils se prirent à discuter les mérites de leurs candidats respectifs. Une querelle éclata. Tous grimaçaient, brochaient des babines, salivaient, tordaient le mufle et glapissaient en se menaçant du poing. Leur laideur m’ébahit, et la bassesse de leurs propos m’aurait induit à les haïr, si je ne m’étais souvenu à temps qu’ils ne sont guère responsables de tant d’avilissement.

« Pour aimer les hommes, pensai-je, il ne faut pas les voir de trop près. Mais les arbres, plus on apprend à les connaître, plus on s’y attache. Rien au monde ne vaut leurs enseignements corroborés par ceux de la solitude et du silence. »

VIII. Dans les Rochers

Dans l’ensemble des formes par où la vie se manifeste sur notre planète, il n’en existe pas qui donnent plus que les rocs l’impression de l’éternité. — Au fond de cette gorge sauvage dont les pentes sont couvertes d’un entassement de blocs tourmentés, la notion de temps s’abolit pour moi. Si je lève les yeux, j’aperçois un coin de ciel d’un bleu tellement profond qu’il m’intimide. Autour de moi, les pierres formidables, arides, pareilles à des léviathans immobilisés soudain par une volonté souveraine. J’ai peur ; mes jambes fléchissent ; je me laisse tomber sur le sol. Et, tout en essuyant la sueur de mon front, je cherche avidement quelque objet moins sévère où reposer mes regards, quelque jeu de reflets qui me fasse oublier cet azur implacable…

Voici une touffe de genêts en fleurs : mais son or frêle accuse davantage encore le gris morne des rocs. Elle se tient hermétique et rigide ; nul souffle ne la caresse : la solitude en fit un hymne dont je ne puis, en ce moment, pénétrer le sens. Rien de consolant ne me vient d’elle. Cherchons ailleurs…

Là-bas, le défilé se resserre. Un monolithe se dresse qui surplombe le sentier, le couvre de son ombre et tourne vers moi sa face semblable à celle d’un sphinx. Une expression de raillerie farouche s’en dégage, et je n’oserais l’envisager si je ne découvrais au-dessus un bouleau dont les branches retombantes flattent les reins et les flancs du monstre comme pour l’apprivoiser… Qu’il est beau cet arbre ! Son tronc mince, vêtu d’argent mat, le tremblement de son feuillage où la brise se repose, son chuchotement presque insensible me rassurent. Je respire plus à l’aise, mon cœur oppressé se desserre, ma pensée vole vers le bouleau fraternel dont la grâce tranquille, parmi toutes ces roches écrasantes, me verse l’apaisement et la sérénité. Je me lève, je fais quelques pas, je viens m’étendre à ses pieds.

Alors, l’aspect des choses se modifie. Tandis que le soleil épand, à travers les feuilles murmurantes qui le tamisent, une pluie de lumière sur le dos du sphinx, la sensation d’éternité morose, qui m’accablait tout à l’heure, perd de sa violence. Les lignes que les pierres dessinaient si âprement contre le ciel, l’azur sans bornes, le silence vibrant se fondent en une harmonie puissante pour me révéler, une fois de plus, la beauté de la vieille terre maternelle. Les Forces chantent un poème dont l’écho retentit au plus profond de mon être ; les genêts transfigurés frémissent à l’unisson ; les rochers rayonnent dans une gloire de pourpre et d’or fluide ; et je sens le bouleau tressaillir de la même émotion qui envahit mon âme. C’est l’amour que proclament toutes ces voix auxquelles je joins la mienne, c’est la communion universelle, c’est l’épanouissement, dans une clarté d’extase, de la sainte volonté de vivre, c’est l’unité des mondes qui s’affirme, immuable.

Combien toute distinction entre les parties de ce concert apparaît futile et misérable ! À quoi bon séparer l’esprit de la matière ? — L’un et l’autre se confondent. Les causes engendrent les causes. Les essences se manifestent selon le rythme des formes. La pensée, éther subtil qu’Anaxagore définissait « la plus pure et la plus légère des substances », s’irradie des pierres, des arbres, des fleurs, des animaux, des hommes, règle le mouvement des sphères, évolue jusqu’aux dieux, involue jusqu’à l’atome, trace un cercle mystérieux, qui, n’ayant pas commencé, ne peut pas prendre fin. L’éternité se fait souriante, et je la considère désormais sans effroi.

Que de fois, debout au sommet d’une montagne, assis à l’ombre des chênes, couché au bord d’un fleuve ou sur une grève battue par les vagues de la mer, j’ai senti cette synthèse de la vie m’illuminer l’âme. Ce furent des instants de lucidité profonde, grâce auxquels je me sentais meilleur et plus fort, — confirmé dans l’idéal que j’ai conçu.

Et quel idéal ? Travailler au bien de l’espèce, combattre l’injuste, préparer le milieu où les hommes, conscients de leur dignité, vivront libres et solidaires, dans la joie des besoins satisfaits sans entraves et de l’intelligence accrue pour des transformations futures.

Tâche énorme, labeur effrayant devant lequel on recule aux jours de découragement, de rêverie vague et de sécheresse, mais qu’on accepte avec allégresse aux jours de vigueur, d’équilibre moral et de santé intellectuelle…

Telles étaient mes pensées dans cette solitude où j’ai compris les enseignements de la terre, Quand je me redressai, le soleil s’enfonçait derrière l’horizon. Ses derniers rayons emplissaient d’or sombre les anfractuosités des roches et découpaient de grandes ombres sur le sol de la gorge. Appuyé contre le bouleau dont le feuillage palpitait doucement autour de moi, je regardais les genêts onduler au vent du soir et j’écoutais chanter les oiseaux. L’heure était pacifique et grandiose. Les pierres s’endormaient : on eût dit un troupeau de mastodontes fatigués. Un recueillement immense descendait des hauteurs du ciel bleu.

Tant qu’il fit jour, je demeurai à la même place, m’emplissant les yeux et l’âme de ce spectacle sublime. Quand la nuit fut venue, je m’en allai, paisible, sous les étoiles.

IX. Avantages de l’ennui

Après de longues courses, après des stations méditatives devant des paysages violents, on éprouve le besoin de classer les sensations et les images que l’intellect enregistra. S’entêter à la recherche d’impressions encore non perçues, ce serait, quand la satiété commence à se faire sentir, se vouer au dégoût. — C’est pourquoi, fatigué, saturé de la forêt au point que, si je ferme les yeux, je vois défiler en moi des processions d’arbres et de rochers nimbés d’une vague lumière, je me résigne à ne pas sortir de la ville pendant quelques jours.

La ville, c’est Fontainebleau, c’est-à-dire :

Le palais où il y a : A. Des fresques du Primatice fort louables. B. Une galerie dont les murs portent incrustées, en guise d’émaux, les assiettes de dessert qui servirent au mariage du duc d’Orléans sous Louis-Philippe. C. La cour des Adieux qui pue l’odeur des vieilles bottes de Bonaparte à son déclin. D. Des individus à bicorne et à gilet rouge qui persécutent le visiteur, sous prétexte de lui inculquer « des notions historiques » ;

2º Le parc dont les fleurs, obtenues à grand renfort de terreau, languissent sans parvenir à prendre un air officiel et dont les statues s’effritent sous une lèpre de lichen et de mousse ;

3º L’étang des carpes, bordé de feuillages admirables. Les carpes datent de 1816. Avant la Restauration, il en existait de très vieilles qui eurent l’honneur d’être nourries successivement par Mme d’Étampes, Mmc de Maintenon et Joséphine. Mais, en 1814, nos chers maîtres les Russes ayant occupé Fontainebleau, après la banqueroute du Corse adoré par MM. Déroulède, Barrès et Coppée, mirent l’étang à sec, péchèrent les poissons et les accommodèrent en matelote. — Je signale cette infamie aux « vrais patriotes » que l’alliance ne satisfait point ;

4º Les rues, pleines de bicyclistes et pullulantes d’officiers dont la physionomie offre, comme partout, ce mélange d’arrogance et de stupidité propre aux professionnels du meurtre patronnés par les gouvernements. — Puis des hôtels dont les enseignes sont rédigées en anglais. Je mentionne cette autre abomination pour les « bons citoyens » que les agissements de la Grande-Bretagne, dans cette Afrique où nous voudrions être les seuls à massacrer des nègres, jettent hors d’eux-mêmes. — Enfin, une synagogue que je me hâte de dénoncer au Drumont-de-Pecci.

Le seul endroit qui soit attirant en cette ville de tourisme et de soldatesque, c’est un jardin situé près de l’étang des carpes et dans lequel prospèrent des chênes, des hêtres, des trembles et surtout des pins sylvestres d’une élégance parfaite. L’herbe pousse dans les allées, — ce dont je me garderai bien de me plaindre. Les bassins songent sous un vert manteau de lentilles. On n’y rencontre personne, hormis quelques vieillards écroulés qui sommeillent, un journal à la main, sur des bancs vermoulus. Les lointains sont pleins de silence. Il a plu, et l’atmosphère, imprégnée d’humidité, sent le bois pourri. Le vent semble craindre d’émouvoir les feuilles ; une brume bleuâtre baigne les massifs ; le gazon descend en pentes molles vers l’étang où voguent des cygnes indolents ; les heures, que tinte mélancoliquement l’horloge du palais abandonné, s’attardent dans l’air lourd. Et, parmi cet ensemble d’arbres vieux, d’eau stagnante, de parterres incultes et d’ancêtres oubliés par la mort, on peut goûter, tout à loisir, la volupté de l’ennui…

C’est quelquefois très salutaire de s’ennuyer. L’esprit détendu se refuse aux associations d’idées qui troubleraient son inertie. N’importe quelle velléité de vouloir penser, on l’écarte aussitôt, afin de mieux se disperser dans la mer ténébreuse de l’Inconscient. Les sensations flottent à fleur d’âme et ne pénètrent pas. Les regards errants s’intéressent, une seconde, au va-et-vient des branches, aux moires et aux vagules de l’onde, au frémissement des gramens, puis finissent par se perdre dans le vague des nuages dont rien ne pourra plus les distraire. On se laisse végéter doucement. On se compare, — non sans indulgence, — à ces champignons qui vivotent sous les feuilles sèches des taillis. On se dit : « Je m’ennuie… Oh ! comme je m’ennuie… Mais que c’est bon de s’ennuyer… »

Et l’on s’assoupit.

Cependant, l’autre Moi, le terroir essentiel où la conscience et la volonté enfoncent leurs racines veille et profite de cette accalmie. La vie intérieure se nourrit des germes apportés naguère par les images que suscita la forêt splendide. La sélection s’opère : tout concept faible, mal venu, est rejeté, retombe au fumier de rêves et de limbes dont les idées font leur pâture. Toute émotion en harmonie avec l’habitude d’esprit du penseur est assimilée, fermente, se transforme en élément d’art ou de science. Elle prendra part à son effort pour se manifester ; elle sera un poème ou un théorème : beautés différentes, forces équivalentes.

Au réveil, l’intelligence rafraîchie, fournie d’idées jeunes, on se sent plein de vigueur, — de nouveau propre à la guerre. On admire la façon dont le vent plus vif bouscule les nuées et courbe la cime flexible des pins. Les rayons du soleil, qui trouent les volutes de la brume, semblent des flèches d’or dardées contre les princes d’un empire de la paresse. Les heures sonnent comme un tocsin d’insurrection. Les cygnes sont des corsaires avides d’aventures. Isis se dresse au détour d’une allée, et ses yeux commandent la victoire. Un orage lointain, qui noircit l’horizon occidental, fait retentir son tonnerre….

Et l’herbe, étoilée de boutons d’or, s’étale sous les pieds comme pour un triomphe.

X. Sur Michelet

Il est d’usage courant, quand on écrit sur Michelet, d’exalter, par-dessus tout, le poète qu’il fut. On l’envisage volontiers comme une sorte de voyant hagard dont les intuitions et les rêves n’offrent que de lointaines analogies avec les qualités qu’on se croit en droit d’exiger de l’historien. Ceux même qui eussent dû le comprendre ne parlent de lui qu’avec les clins d’œil et les sourires indulgents d’hommes supérieurs qui daignent s’amuser, une minute, aux jeux d’un enfant.

Carlyle rapporte, dans les notes de son voyage à Paris, que Thiers lui confia son peu d’estime pour cet « assembleur de songeries hypothétiques substituées à la narration des faits ». De la part de Thiers, un tel jugement ne doit pas surprendre. Le petit homme sentait bien que ses grisailles faisaient piteuse mine à côté des fresques lumineuses de Michelet. Il se devait donc à lui-même de rabaisser une œuvre aussi dénuée de « sens pratique ». Mais on s’étonne de voir l’auteur de Sartor Resartus approuver Foutriquet de Transnonain et ajouter : « Nous avons conclu que Michelet pourrait bien être un peu puéril. »

Carlyle, en écrivant ces lignes, ne se doutait pas que Taine le baptiserait un jour « le Michelet anglais ». Il obéissait à ce sentiment d’inquiétude qui nous pousse souvent à dénigrer des esprits appartenant à la même lignée intellectuelle que nous-même. Puis il était d’un génie trop impulsif pour analyser tranquillement son émule comme Taine l’a fait, à deux reprises, dans les Essais de Critique et d’Histoire. Là, Michelet fut apprécié par un philosophe dont la méthode documentaire différait en tout de la sienne, mais qui était obligé d’admettre que l’imagination, en histoire comme ailleurs, renforce le don de critique et souffle la vie aux êtres modelés par le raisonnement. Plusieurs seront de l’avis de Taine lorsqu’il dit : « Aucune sorte de talent ne pénètre le lecteur d’impressions plus vives et plus contraires. On admire l’auteur et on se révolte contre lui à la même page. On jette le livre de dépit et on le reprend avec enthousiasme. Il étonne en toutes choses, dans le mal comme dans le bien. Il ressemble à ces aveugles d’Écosse dont la vue merveilleuse perçait les murs, franchissait l’espace, atteignait les secrets par une révélation prophétique, et qui trébuchaient contre la première pierre du chemin. »

C’est assez exact. Mais il serait tout de même excessif de dénier à Michelet, sous prétexte que son émotion l’emporte parfois au-delà du sens commun, l’art d’associer les idées selon la logique nécessaire, et de nous donner un aperçu vraisemblable des époques périmées. — Je dis vraisemblable, parce que la vraisemblance constitue à elle seule tout ce qu’on peut exiger de l’histoire. — Or Michelet dit vrai, disant ce qu’il pense. S’il va par bonds, s’il affectionne les raccourcis, s’il se refuse à la froide énumération des traités et des chartes, c’est pour rechercher, dans les cœurs, les causes profondes des actes qu’il étudie, c’est pour surprendre, sur le vif, maints rapports entre l’âme humaine et l’âme universelle dont elle procède. D’autres parcoururent les mêmes pays que lui, décrivirent tous les accidents du terrain, notèrent les plus infimes particularités de la faune et de la flore, de la religion et des coutumes, mesurèrent la largeur des routes, calculèrent la vitesse des fleuves, énumérèrent villes, villages et hameaux, alignèrent des statistiques et bourrèrent leurs poches de petits papiers. Michelet cherche quelque sommet d’où il pourra embrasser, d’un coup d’œil, toute la contrée. Cette cime une fois trouvée, il y vole. Et, de là-haut, il découvre des ensembles. Alors il frémit d’allégresse s’il fait du soleil, il éclate en sanglots si le temps se met à la pluie. — Et il reste conséquent avec lui-même puisque, chez lui, les idées se transforment toujours en sentiments pour s’exprimer.

Cette sensibilité, constamment en éveil, le force à prendre parti. Qu’il traite du passé ou qu’il pressente l’avenir, il devine quels furent ou quels seront les tenants des doctrines qu’il soutient. Il stimule, il met en valeur les personnages de sa revue ou de son poème divinateur. Si abstrait que soit son sujet, il l’anime, il en fait une tragi-comédie et il joue « la scène dans la salle ». S’agit-il de la querelle des réalistes et des nominaux — matière aride au possible — il sait ressusciter ces fleurs d’une rhétorique défunte. Voici la définition qu’il donne des mystiques tempérés, c’est-à-dire des catholiques qui prétendaient mettre d’accord la raison et la foi :

« Ceux-ci furent vraiment admirables. Les autres (les scolastiques) allaient gauchement, avec des entraves aux jambes, tristes quadrupèdes qui marchaient pourtant quelque peu. Mais les mystiques raisonnables étaient des animaux ailés ; ils donnaient l’étonnant spectacle de volatiles étendant, par moments, de petites ailes liées, bridées, les yeux bandés, sautant au ciel jusqu’à un pied de terre, et retombant sur le nez, prenant incessamment l’essor pour rasseoir leur vol d’oisons dans la basse-cour orthodoxe et dans le fumier natal2. »

En une phrase, Michelet pose un homme ; il donne les traits essentiels de sa physionomie. On dirait qu’il l’a vu, qu’il lui a parlé, qu’il a vécu dans son intimité. — Voici le cardinal d’Amboise : « Vous diriez la forte encolure d’un paysan normand ; sur cette large face et ces gros sourcils baissés, vous jureriez que c’est un de ces parvenus qui, par une épaisse finesse, un grand travail, une conscience peu difficile, ont monté à quatre pattes3. »

Et voici l’empereur Maximilien : « Cette grande figure osseuse, fort militaire, d’un nez monumental, est un don Quichotte sans naïveté. Le front est pauvre comme l’âpre rocher du Tyrol… Il était chasseur avant tout, et secondairement empereur. Il eut la jambe du cerf et la cervelle aussi. On le voyait, mystérieux, courir d’un bout de l’Europe à l’autre, gardant d’autant mieux son secret qu’il ne le savait pas lui-même. Du reste, les coudes percés, toujours nécessiteux autant que prodigue, jetant le peu qui lui venait, puis mendiant sans honte au nom de l’Empire. On le vit, à la fin, gagner sa vie comme un condottiere dans le camp des Anglais : empereur à cent écus par jour4. »

Lisons aussi le récit de la bataille de Ravenne. Tout vit, tout marche, tout crie, tout combat sous nos yeux. On entend le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux. Les balles volent, les blessés hurlent, l’odeur de la poudre nous monte au cerveau. Pour un peu, nous chargerions avec Gaston de Foix et nous nous ferions casser la tête, comme lui, en pleine victoire. Cet épisode : « La bataille durait entre fantassins. Les Espagnols, en une masse énorme, serrés, couverts et cuirassés, avec l’épée pointue et le poignard, soutinrent, sans sourciller, la mouvante forêt des lances allemandes. Le noir petit homme d’Espagne leste, maigre, filait entre deux lances ; la grande épée du lansquenet ne pouvait pas même se tirer dans la presse ; son corselet de fer lui gardait la poitrine, mais l’Espagnol frappait au ventre5. » Enfin Michelet sait extraire d’un paysage le symbole qui convient à son état d’âme au moment où il écrit. Son invention de la nature lui fournit des expressions poignantes qui, mieux que tout discours balancé, rendent la violence de son émotion. Les exemples fourmillent. En voici un :

« Parmi un entassement confus de roches amoncelées, au milieu d’un monde varié d’arbres et de verdures, se dressait un pic immense. Ce solitaire, noir et chauve, était trop visiblement le fils des profondes entrailles du globe. Nul feuillage ne l’égayait, nulle saison ne le changeait ; l’oiseau s’y posait à peine, comme si, en touchant la masse échappée du feu central, il eût craint de se brûler les ailes. Ce sombre témoin des tortures du monde intérieur semblait y rêver encore, sans faire la moindre attention à ce qui l’environnait, sans se laisser jamais distraire de sa mélancolie sauvage. — Quelles furent donc les révolutions souterraines de la terre, quelles incalculables forces se combattirent dans son sein pour que cette masse soulevant les monts, perçant les rocs, fendant les bancs de marbre, jaillit jusqu’à la surface ? Quelles convulsions, quelles tortures arrachèrent du fond du globe ce prodigieux soupir ?

« Je m’assis et, de mes yeux obscurcis, des larmes lentes, pénibles, commencèrent à s’exprimer une à une. — La nature m’avait trop rappelé l’histoire. Ce chaos de monts entassés m’opprimait du même poids qui, pendant tout le moyen âge, pesa sur le cœur de l’homme ; et, dans ce pic désolé, que du fond de ses entrailles la terre lançait contre le ciel, je retrouvais le désespoir et le cri du genre humain6. »

Mais ce n’est pas seulement par de telles évocations que Michelet nous séduit ; c’est aussi par la netteté avec laquelle il aborde certains problèmes qui nous sollicitent encore. Opposant, par exemple, la Justice à la Grâce, c’est-à-dire la liberté à l’arbitraire, il affirme, dans la préface de la Révolution, qu’il n’y a pas lieu de rattacher, ainsi que beaucoup sont enclins à le faire, les Droits de l’Homme aux Commandements de l’Église, ni de tenir les décrets de la Convention pour des corollaires de l’Évangile, ni, enfin, de considérer la Révolution comme réalisant les rêvasseries incohérentes du Galiléen. Cette préface demeure actuelle. Il y a là une centaine de pages où l’antagonisme essentiel entre le principe chrétien et le principe de justice est nettement défini. Elles sont bonnes à méditer.

D’ailleurs Michelet ne se fait point d’illusions. Il sait très bien que la Bourgeoisie, partagée entre son désir d’un frein qui empêcherait ses esclaves de se révolter et ses traditions anticléricales, tâche de tout concilier en usant de finasseries plutôt répugnantes. Il parle avec mépris de ces Politiques qui « croient que le christianisme est encore un grand parti qu’il est bon de ménager. Pourquoi se brouiller avec lui ? Ils aiment mieux lui sourire en se tenant à distance, lui faire des politesses sans se compromettre ». D’autres, laissant de côté les rites, vantent cette lâche morale du Christ bonne à faire des résignés qui peineront docilement, qui s’humilieront dans l’attente du règne de Dieu. Ces malins n’ignorent pas que leurs molles jérémiades touchant « l’extinction du sentiment religieux » leur vaudront force écus tirés des caisses ecclésiastiques, des couronnes de persil à l’Académie et l’estime des farceurs austères qui recommandent, après boire, la discipline et les bonnes mœurs à la démocratie. Depuis tout à l’heure un siècle, à travers différents régimes, cette engeance sévit. Elle reprochait jadis doucereusement à Michelet son esprit sectaire. Aujourd’hui, elle se met à la remorque du pape et des capitalistes alarmés qui soupirent après un Sauveur à épaulettes. Or Michelet ne voulut entendre à rien. Il soutint toujours que la Révolution n’était pas finie, qu’elle continuait dans les idées et, par-delà les ripailles de la Bourgeoisie savourant le gâteau arraché à la Noblesse, il signala « des lueurs de foudre, des profondeurs inconnues et des abîmes d’avenir ». Il prétendit enfin « poser la base sur laquelle un temps meilleur pourra édifier la Justice ». C’est qu’écrivant sous Louis-Philippe, il assistait aux débuts des Industriels et des Financiers médiocrates dont les héritiers nous tiennent encore sous le joug. La Bourgeoisie formulait, dès lors, le dogme de propriété individuelle et, par là, sanctionnait le vol. Elle promulguait, pour sa Bible et son Coran, le Code, compendium des ruses grâce auxquelles on peut exploiter son prochain sans courir de risques. Elle inaugurait, parmi de solennelles grimaces, ce théâtre de la foire d’empoigne qu’on nomme la civilisation contemporaine — tréteaux où des arlequins royaux et présidentiels, des paillasses de ministère, des Scapins-députés, des Trimalchio sénateurs, les Glorieux-Vaincus des États-Majors brandissant leur colichemarde, les magistrats portant la toque sur l’œil et la peau de lapin sur l’épaule, les prêtres agitant des crucifix agrémentés de grelots et battant, avec les os des martyrs, la marche du miracle sur le tambour de la réclame dévident leurs boniments et dansent la ronde des Gros-Ventres devant un parterre de salariés ahuris, affamés et respectueux.

Michelet put donc constater que la Révolution avait eu pour résultat immédiat le triomphe de la maison de commerce : Homais, Prudhomme et Cie, et la mise en carte électorale du prolétariat. Il en éprouva quelque chagrin. Mais une foi robuste le soutenait, et il ne cessa pas d’espérer que, tôt ou tard, l’esprit de liberté créerait un nouveau monde. Dans cette conviction il assista, sans trop se lamenter, aux digestions de Parapluie Ier, aux parades du bâtard d’Hortense Beauharnais, aux voltiges de ce fantoche-assassin : M. Thiers, et aux pataquès de Mac-Mahon dit l’Homme-à-la-fesse-meurtrie ou le Bayard des temps modernes. — Puis il mourut, ce qui lui épargna le spectacle des filouteries ingénieuses du Grand Français et le soin de démêler les raisons pourquoi ses compatriotes se prosternent devant un chef de Kalmoucks et vénèrent, comme suprême fétiche, le panache de généraux déclarés infaillibles.

Les idées de Michelet n’ayant rien de commun avec les instincts rapaces des gens de gouvernance, son art étant fort au-dessus de la compréhension d’un conseil municipal, même collectiviste, on ne saisit pas trop l’à-propos des fêtes données pour célébrer le centième anniversaire de sa naissance… À moins qu’il ne s’agisse de lui attribuer — sous couleur d’apothéose — des opinions conformes à celles des saltimbanques que le suffrage universel hissa sur le pavois. C’est probablement ce qui aura lieu. Les pisse-froid de l’histoire officielle découvriront de multiples ressemblances entre ses écrits et ceux des Rambaud, des Hanotaux et autres gratte-papier d’ordre inférieur. Maints moralistes baudruchards, patentés par de vagues Sorbonnes, sèmeront des filandres sur sa tombe. Des journalistes publieront d’élogieuses balivernes rédigées en patois du Boulevard. Divers vénérables de loges maçonniques et plusieurs marguilliers de paroisse — dignitaires équivalents — prêcheront en son nom, au petit bétail des écoles communales, le respect des Patrons et l’amour du totem tricolore. On boira du vin à la fuchsine ; on mangera du veau mal cuit ; au dessert, on chantera ses vertus sur l’air de l’hymne russe. Puis on palmera quelques mastroquets influents.

Cependant, nous relirons les beaux passages de son œuvre ; nous admirerons son génie tout en éclairs. Et nous le tiendrons pour une âme héroïque, au sens où l’entendait Carlyle — qui faisait profession de le mépriser.

XI. Des Poètes

Rien ne dispose à la mansuétude comme un grand ciel de juillet sans nuages. Le soleil semble content d’épandre sa chaleur sur les arbres immobiles et sur la route poudroyante. Un bourdonnement immense monte des prés fauchés et vibre dans l’air brûlant ; on dirait que la bonne terre maternelle se réjouit d’avoir sacrifié sa toison de gramens et de folles avoines. Sauf un rouge-gorge qui s’entête à égrener de petites notes tremblées, les oiseaux altérés gardent le silence. Au jardin, les capucines et les glaïeuls papillotent dans une blanche lumière d’après-midi. Il fait si lourd que je me sens l’âme toute somnolente et que, pour un peu, j’irais m’étendre sous ce noyer dont le feuillage frais me sollicite. Je ne penserais à rien ; je ruminerais de vagues rêves ; je suivrais, du coin de l’œil, le mouvement des branches agitées par une brise presque insensible qui sent bon le réséda, le miel et la fleur de sureau. J’écouterais le bruit soyeux que font les charrettes de foin en frôlant les murs du village. Et je voudrais du bien au monde entier.

S’irriter, s’indigner ou simplement émettre une critique, ce serait imiter ma chienne absurde qui aboie aux talons des passants en sueur, comme pour leur reprocher de ne pas faire la sieste à l’ombre, puis qui revient s’étendre devant ma porte, en haletant, la langue pendante, fière, croirait-on, de la peine inutile qu’elle vient de se donner…

Ô poètes, ô chers fous dont je partage infiniment la folie, je me garderai bien d’imiter ma chienne. J’aimerais mieux, puisque votre humeur bizarre vous porte à publier des vers par trente-huit degrés au soleil, vous octroyer un brevet de génie sans vous lire. Il vous serait facile de vous en consoler à l’exemple de mon ami Signoret, lorsqu’il s’écrie : « J’ai ennobli la gloire même, l’ayant méritée. » Car Signoret n’attend pas qu’on le loue. En extase devant ses propres poèmes, il affirme : « Je suis quelque chose d’éclatant, de terrifiant et de pudique. Mon corps est le voile de marbre divin qui abrite et préserve le feu conquis, l’immortelle lampe d’argile où brûle victorieusement l’essentielle huile dorée qui ruissela des pressoirs quand j’eus broyé les vieilles lois et écrasé la sagesse ancienne comme les fruits des oliviers. » Phrases peut-être excessives, mais qu’on se sent porté à lui pardonner, parce qu’elles sont senties et surtout parce qu’elles s’entremêlent d’autres phrases où palpite, parfois, un peu de l’âme universelle. Celles-ci : « Lorsqu’on respire, sans répit et dans leur plénitude, les parfums des moissons, des raisins et des roses, l’on demeure paisible et l’on sait qu’en jetant son âme dans l’emportement de trop d’actions, dans des cadences immédiates ou dans des élévations de bras au ciel, on attenterait à l’enthousiasme. Que tous tes gestes soient sincères et tournés vers l’Orient. Que ton corps tout entier y participe. Vis généreusement et sans lâche souci de conservation. Vis avec tant de rapidité que tu puisses paraître immobile et glorieux comme les astres. »

Voyez-vous le petit Pégase ! Comme il bondit dans la clarté d’une aurore héroïque ; comme il s’ébroue dans l’ambroisie ; comme il crie son ivresse de vivre à la face des gens, vraiment trop pondérés, qui méditent de lui passer un licol ! — Il faut accepter Signoret tel quel, avec ses vers tour à tour rutilants et fleuris, vides et redondants, avec ses attitudes de Tartarin au Sinaï, avec ses cris d’enfant sauvage lâché dans l’énorme forêt murmurante des rythmes. Et ce ne sera jamais sans s’émouvoir qu’on relira la Maison des Rossignols, Hymne aux Roses, Vers dorés et cette strophe :

Mes bras sont ruisselants du sang rouge des baies,
Mes pieds nus ont foulé les fraises et les fleurs,
Je sais le chant sacré des antiques douleurs
Et la sève du monde a coulé par mes plaies…

Mais vous qui ne vous croyez pas « éclatants et pudiques », trouverai-je dans vos livres entassés sur mon bureau, des strophes harmonieuses dont la cadence me bercera, — sans m’endormir, — comme le tremblement des feuillages au soleil, comme le cri des grillons dans les prés crépitants, comme la symphonie ardente de l’été parmi l’azur radieux ? — Peut-être… C’est pourquoi je vous lirai, mes benoîts rimeurs, avec un esprit fraternel, sans en vouloir à ceux d’entre vous qui ne me ressemblent pas, sans exalter à l’excès ceux chez qui je retrouverai des sensations analogues aux miennes. Au risque d’ébranler ma réputation, — si justifiée ! — de « bête féroce », je ne m’appesantirai pas sur vos fautes. Je ne vous dirai même pas avec le vieil Eumolpe de Pétrone : Multos, o juvenes, carmen decepit : nam, ut quisque versum pedibus instruxit, sensumque teneriorem verborum ambitu intexuit, putavit se continuo in Heliconem venisse , parce que je craindrais d’être accusé, une fois de plus, d’outrecuidance et de pédanterie. Je me montrerai très doux ; je serai tout sympathie ; et, à moins que le temps ne se mette à l’orage, ce qui m’agacerait fâcheusement les nerfs et me rendrait grincheux, je célébrerai, de préférence, les qualités par où vous vous distinguez.

Tous ensemble, vous aimez la nature. C’est fort bien fait à vous, car Isis favorise ses adorateurs. Quelques-uns chiffonnent les bords de son voile et se gardent de le soulever, de peur d’être déçus. D’autres la pénètrent, se risquent jusqu’au bord du gouffre plein d’étoiles où grondent les Forces, tentent des synthèses. Et leur cœur bat à l’unisson du cœur de l’univers. Certains balbutient, certains s’attristent et se replient sur eux-mêmes, certains s’épanouissent comme des fleurs. Beaucoup ne parviennent pas à rendre leur émotion : nous les laisserons de côté. Plusieurs chantent délicieusement : accueillons-les avec allégresse.

M. Fernand Pradel, tout bouillonnant de sève printanière, évoque la nuit d’avril et le Zodiaque splendide :

Passants mystérieux des plaines de mystère,
Ô voyageurs penchés qui fuyez dans le soir,
Gémeaux, frères divins aux genoux de lumière,
Dites, que portez-vous dans vos gourdes de terre,
Que portez-vous dans vos besaces de lin noir ?
— Un fleuve de clarté coule de nos yeux bleus
Sur les seins alourdis des planètes mourantes ;
Nos gourdes où bouillonne un breuvage de feu
Se renversent contre leurs lèvres indigentes
Et leur flanc nu palpite à nos baisers fiévreux.
Dans nos gourdes bouillonne une boisson vivante,
Nous portons dans nos sacs des semences de dieux.
Une main inconnue nous pousse et nous allons ;
La vie morte renaît au choc de nos semelles,
L’arche grise des nuits tremble quand nous passons.
Secouant la stupeur qui voile leurs prunelles,
Dans l’ombre, le Cancer, la Vierge et le Lion,
Le chœur tumultueux des forces éternelles,
L’âme obscure des mers, des pierres, des sillons,
Tout ce qui dort au creux des nuits et des vallons,
Les hommes, les oiseaux et les dieux, pêle-mêle,
Se réveillent à la caresse de nos ailes
Et soulèvent leurs bras frileux vers nos rayons.
C’est par nous que l’amour, incessant tourbillon,
Fait sortir de la mort la vie universelle
Et, roulant dans ses flots les races qui viendront,
Flambe immortellement sur les têtes mortelles7.

Beaux vers tout imprégnés d’un souffle panthéiste. Le panthéisme prédomine, d’ailleurs, dans presque tous les poèmes que j’ai sous les yeux. Il semble que ce doive être, corroborée par la science, la foi de l’avenir.

M. Ducoté tressaille devant la vie multiforme ; il chante la douceur d’exister selon les paysages changeants :

Vivre, se sentir vivre !
Ah ! jamais nous n’en saurons dire
La toute-puissante douceur.
Vivre sans le sentir, c’est la mort avant l’heure,
Et jusques à présent nous ne vivions pas.
Écouter les voix de la terre
Qui parlent par l’oiseau, par les vents, par les vagues,
Par la feuille ou le fruit qui s’arrachent de l’arbre ;
Écouter la rumeur diverse
De tous les bruits mêlés en un même concert,
Écouter le silence même.
Aller et gonfler nos poitrines
De mille effluves salutaires,
Goûter l’âpre senteur de la brise marine,
Défaillir au parfum léger des mimosas
Et se griser de l’arôme sans nom
Formé par les œillets et les citrons,
Par les roses grimpant aux balcons des villas,
Et par les violettes semées
Au pied tordu des oliviers.
Voir : porter ses yeux comme des miroirs
Où la féerie du monde se déroule ;
Assister aux matins, aux midis, aux soirs,
À la pompe des nuits, à la fête des jours ;
Regarder un rayon, un insecte, une source,
Une ombre, un nuage ; tout voir.
Fondre son être entier dans la nature,
Frissonner du même frisson,
Être mieux qu’un passant dans les choses qui sont,
Jouer son rôle admirable et obscur
Sur une scène harmonieuse,
Acteur à la fois et témoin.
Ah ! vivre ce n’est rien,
Mais sentir que l’on vit et vivre, ô vie heureuse8 !

Ce poème est très caractéristique. Il nous révèle une sensibilité exquise. On pourrait le comparer à un étang dans une clairière, où se mêleraient aux reflets de l’eau tranquille l’ombre mouvante des feuilles et l’or miroitant d’un rayon de soleil.

M. Victor Margueritte, officier démissionnaire, tant mieux pour lui et pour nous, célèbre l’océan splendide, et les cieux embrasés qui s’y mirent :

Hume le vent salé qui te fouette d’écume
Et regarde : sous l’or éclatant des pressoirs,
Un vin tiède ruisselle à l’occident qui fume,
Et, sanglante, la mer moutonne dans la brume,
La mer où le soleil se couche tous les soirs !
Le vent tombe, les flots s’apaisent, plus de houle.
Sous l’azur qui blanchit vers l’horizon nacré,
Une mer encor pourpre en chantant se déroule.
Je songe : tel mon cœur, ivre d’espace, où coule
Le sang quotidien d’un rêve massacré.
Mais demain surgira dans les nuages roses
Le soleil éternel par la mer rajeuni ;
Et le rêve, dont les deux ailes se sont closes,
Sans doute renaîtra comme toutes les choses
Pour s’envoler, joyeux, dans le ciel infini.
Il renaîtra, pareil à l’astre et plus vivace.
D’autres avec des cris aigus, prendront l’essor,
Battant des ailes, pleins d’espérance et d’audace,
Sur l’océan qu’endort une immense bonace,
Comme des goélands dans le matin et l’or.
D’autres, aux quatre coins du ciel, d’autres encor !
Éperdus et fendant la bleue immensité,
Vous qu’enivrent les pleurs et que l’amour dévore,
Allez, divins oiseaux, mes rêves, par l’aurore,
Boire en pleine lumière, ivres de liberté9 !

M. Paul Souchon dessine plus qu’il ne peint. Ses strophes, d’une cadence un peu monotone, ressemblent à des bas-reliefs allégoriques, aux lignes très nobles, dressés, à l’ombre des oliviers, sous un ciel de Provence :

Le Jour s’est abattu, comme un oiseau sauvage.
De son nid d’or et de nuages pâlissants
Sur la plaine silencieuse et son plumage
A froissé le sommeil des maisons et des champs…
Et toi dont la langueur m’entoure de caresses,
Vent d’Orient, venu des roses et des bois,
Tu m’apportais l’écho des profondes tristesses
Que le matin nouveau répandait dans les bois…
Villes d’azur et frémissantes de colombes,
Accueillez-moi parmi la fraîcheur de vos murs,
Car déjà le soleil sur la pierre des tombes,
Dans la plaine a courbé l’or pesant des fruits mûrs10

M. Guérin découvre de gracieuses correspondances entre son âme et les choses. Ses vers, d’un grand charme mélancolique, murmurent comme des sources sous bois :

Sois pure comme la rosée,
Comme le ciel que tu reflètes,
Sois légère aux herbes brisées,
Âme tremblante du poète.
Colore-toi du sang de l’aube,
Scintille en larme au cil des feuilles
Et si les roses te recueillent
Qu’une vierge cueille les roses.
Sois lumineuse et résignée,
Rafraîchis le pied qui te foule,
Souris au soleil hostile, ourle
Les rosaces des araignées…..
Il a plu. Soir de juin, écoute,
Par la fenêtre large ouverte,
Tomber de feuille en feuille verte
Les pleurs de l’Été, goutte à goutte.
C’est l’heure adorable entre toutes
Qui s’envole en effleurant l’âme
Du parfum vanillé qu’exhale
La poussière humide des routes.
L’hirondelle aux ailes de soie
Gazouille, le soleil se croise
Avec la nuit sur les collines,
Et son mourant sourire essuie
Sur la chair pâle des glycines
Les cheveux d’argent de la pluie11.

Voici maintenant des poètes que les aspects du monde extérieur intéressent à l’égal de leurs propres émotions. Ceux que nous venons de citer sont plutôt des attractifs : ils ramènent à eux leurs rêves. Ceux qui vont suivre les propagent à travers la vie multiforme. Ils sont des dispersifs. Qu’on me passe ces deux barbarismes qui rendent assez exactement ma pensée.

M. Lafargue plaint les pauvres malades enfermés dans leur chambre triste, loin du soleil :

Le couchant a percé la brume des platanes
Éclairant l’ombre au coin des meubles et des cuivres.
Partir, parfois ce mot chante au cœur des malades
Accélérant le sang dans les artères ivres.
Ces murs qu’on chérissait comme un peu de son âme,
Ces étoffes et ces murailles sont hostiles
Et l’on a trop souffert dans ces chambres de ville
D’une douceur égale où nul espoir ne chante.
Partir ! et se dresser, heureux de sa chair libre,
Et voir, dans les prés chauds où la lumière vibre,
L’espoir monter comme un chemin ombragé d’arbres12.

M. Van de Putte, en une langue un peu barbare, chante les jeunes filles aux yeux doux et les joies enfantines :

Ils se sont dénudés dans la clairière
— Du frais soleil ruisselle en le feuillis —
Ils sont dix gosses nus dans la lumière
             Qui coule du feuillis.
Et boup ! c’est une courbe brusque, ensoleillée,
          Qui les jette tête première,
                  D’un saut,
    Dans le calme de l’eau ensommeillée…

Joli tableau. Mais pourquoi M. Van de Putte prodigue-t-il des vers aussi exécrables que celui-ci :

Un spleen amer navrait mon cœur saumâtrement13.

M. Lebey est un poète fécond — trop fécond peut-être — car, à force de répéter les mêmes choses il finit par lasser le lecteur. Toutefois il réussit quelquefois à nous évoquer maints paysages urbains :

La ville est toute bleue, il semble, dans le soir
Où la brume engourdit les rayons du soleil
Qui saigne, sur les toits, au loin, le désespoir
D’un adieu que bénit son calice vermeil.
La ville est toute grise, il semble, dans le soir
Où scintillent déjà les premières étoiles
Vers qui ne fumeront, hélas ! nuls encensoirs (atroce cheville !)
Dans les cœurs où plus rien ne sait mettre à la voile.
La ville est toute trouble, il semble, dans le soir
Traversé d’un grand vent de fièvre aventurière
Sur la foule entassée au long des boulevards
Où ses flots réunis coulent en fleuve noir.
La ville est toute d’or, il semble, dans le soir
Par l’éclat épanché de toutes ses lumières
Et de la volupté sème du nonchaloir
Par-dessus son sanglot de houle et de poussière.
La ville est comme un feu qu’attiserait la nuit
Où va chanter, bientôt, un rire ténébreux…
Voici déjà sur le pavé battu d’ennui
La fille aux cheveux roux qui fait signe des yeux14.

C’est d’un style assez médiocre, mais justement, à cause de sa veulerie, ce style convient aux sujets traités par M. Lebey.

M. Pioch est amoureux. Son amour le transporte tellement qu’il en fait part, un peu confusément, à tout l’univers. C’est d’une bonne âme :

Heures d’amour, Heures de joie, Heures de rêve :
Ô calmes oasis dans le désert des jours,
Flores lourdes d’oiseaux, flots chanteurs dont le cours
Mène paisiblement aux lieux (?) de bonne trêve.
Heures que l’on rêva de toute éternité :
Printemps définitifs, azurs soumis, ô mondes !
Triomphe de clartés, de chants, de moissons blondes
Où s’offre cette fleur des âmes : la Bonté15.

M. Maurice Magre a beaucoup de talent. Des trois ou quatre poètes qui crurent urgent d’arborer l’étendard du naturisme, il est celui qui publia les meilleurs vers. Il fait chanter les laboureurs, les forgerons, les vagabonds. Il partage leurs joies et leurs tristesses. Il célèbre aussi, avec une tendresse émue, le culte de la terre et du soleil :

Ô Soleil, dieu des champs, des fleuves et des hommes,
Seigneur fécond et pur qui fit pousser pour nous
Les maïs et les blés, les raisins et les pommes
Sur la glèbe éternelle et vaste aux sillons roux.
Puissant dispensateur des germes et des forces,
Qui conduis le ruisseau fragile au flanc des monts
Et la sève des bois sous les rudes écorces,
Toi qui fis la chair brune et forte et le cœur bon.
Toi qui mis chaque soir, chez le laboureur juste,
La soupe, le pain bis, le vin ou le tilleul,
Toi qui brillas sur le berceau des fils robustes
Et répandis la paix dans l’âme de l’aïeul.
Nous t’invoquons, Seigneur, nous tes fils misérables
Dont la plainte vers toi, monte des labours noirs.
Les grands bœufs familiers beuglent dans les étables
Et nous jetons des grains dans le vent et le soir16

Maintenant voici deux paysagistes : M. Henri Ghéon et M. Montals. — M. Ghéon est connu pour avoir déclaré qu’il admirait ce qu’il n’avait pas vu dans les vers de M. Mallarmé . Comme critique, il s’est prouvé plutôt… aveugle ? Non : borgne seulement. Comme poète, il ne manque pas d’une certaine valeur. Il énumère, avec conviction. Il s’entend à merveille à chanter la chèvre et aussi le chou. De lui, cette petite description qui n’est ni prose ni vers : « Aux sous-bois transparents, on abat les gros arbres, afin que dans leurs troncs on taille des poutres massives ou de longues planches, et que, sous la terre, on cuise, jusqu’à en faire du charbon, les brindilles et les branches… Sur les fûts coupés, à la tranche nette, ont repoussé de jeunes rameaux ; les frênes, les chênes, les hêtres sont maintenant des arbrisseaux ; la forêt rase la terre : on la croirait plantée d’hier. Mais trop doux encore pour être frappés, dominent les bouleaux blancs ; leurs troncs grêles partent en fusée comme des sources qu’on ignore et que révèle leur jet d’argent. Dès qu’ils sont las, les feuilles ruissellent en gouttes vertes un peu allongées ; ce sont de petites averses qui restent suspendues là, ne demandant qu’à tomber : attente vaine17. »

Qu’on essaye de restituer le rythme et la disposition de ces soi-disant vers : je défie qu’on y parvienne. — Sous prétexte de vers libres, M. Ghéon et plusieurs autres écrivains prennent peut-être un peu trop de licences.

M. Montals est triste. Il ne peut pas, croit-il, s’accommoder de la vie telle qu’elle est, ce qui fait qu’il se lamente. Mais quand il daigne oublier, un moment, ses rêveries maladives, il écrit de jolis vers de nature :

Parmi les roseaux dont les vents
Courbent les panaches mouvants,
Pareils à des flammes de cierges,
L’étang tout bleu miroite et dort,
Ainsi que sous leurs longs cils d’or
Brillent les yeux calmes des vierges.
Les lauriers et les tamaris
Et les vieux saules rabougris,
Sur le miroir des eaux dormantes
Courbant leurs troncs gris et tordus,
Semblent des amants éperdus
Penchés sur les yeux des amantes.
Des papillons sur l’eau qui dort
Entre les genêts fleuris d’or
Qui flambent aux crêtes des berges,
Vont et se croisent en tous sens
Comme les pensers innocents
Qui passent dans les yeux des vierges.
L’insecte, la fleur et l’étang,
Tout vit, palpite, espère, attend
Avec un frémissement d’aise :
Soudain l’orient violet
S’empourpre d’un sanglant reflet
L’aurore naît, le vent s’apaise.
Sous les flèches d’or du soleil,
L’étang tout bleu devient vermeil,
Comme les yeux chastes des vierges
L’étang luit, miroite et sourit :
Un cadavre de chien pourri
Là-bas à la surface émerge18.

Et M. Francis Jammes ? M. Francis Jammes, on se chamaille autour de lui. M. de Régnier, qui étudie la nature en jouant de la flûte sous les fenêtres de l’Institut, le trouve sublime. Maurice Le Blondd le trouve déplorable. Remy de Gourmont, ce petit manteau bleu des génies inconnus, le trouve virgilien. Et Stuart Merrill « n’accepte pas son esthétique ». Comment s’y reconnaître ?… Pour moi, M. Francis Jammes est un phénomène surprenant. Je me le figure comme un vieux petit Chinois exilé chez nous. Il porte un uniforme de lycéen, trop court aux poignets et aux chevilles. Un bouquet d’iris mauves fleurit sa boutonnière. Il se fourre les doigts dans le nez, puis fait de l’aquarelle, assis sur un tas de fumier, à l’entrée d’un village en bois peint, pareil à ceux qu’on trouve dans les boîtes de joujoux qui viennent de Nuremberg. Son âme sent la fleur de bambou, la fumée des paquebots, un peu l’opium ; dans ses yeux flottent des rêves bariolés, enluminés comme des chromos.

Il a du talent, mais un talent hétéroclite : costume de gala d’un pavillon-jaune. Il est ridicule et parfois charmant. Voici de ses vers :

… J’ai réfléchi. J’ai lu des romans
et des vers faits à Paris par des hommes de talent.
Ah ! ils n’habitent pas auprès des sources douces
Où vont se baigner les bécasses en feuilles mortes.
Qu’ils viennent avec moi voir les petites portes
des maisons des bois abandonnées et crevées.
Je leur montrerai les grives, les paysans doux,
les bécassines en argent, les luisants houx.
Alors ils souriront en fumant dans leur pipe,
Et s’ils souffrent encore, car les hommes sont tristes,
Ils guériront beaucoup en écoutant les cris
des éperviers pointus sur quelque métairie19.

Décoction de thé faible qu’on absorbe, sans enthousiasme, les jours où l’on se sent un peu gâteux.

Il est plein de cœur :

Ce petit chat m’a rempli d’une tristesse grise :
il miaulait sous la grande porte de la mairie…
C’était affreux ce pauvre petit veau qu’on traînait
tout à l’heure à l’abattoir et qui résistait…
Cette personne a dit des méchancetés :
Alors j’ai été révolté…

Citations pour Mme Séverine et pour la Coppée clapoteuse…

Eh bien ! ce Jammes n’est tout de même pas le premier venu.

Tels de ses poèmes : Un jour, la Naissance du Poète et surtout celui qui commence par ces mots : la gomme coule, l’unique du volume ou le rythme soit perceptible, contiennent des vers exquis que lui seul pouvait faire. Alors ? — Alors, lisez-les…

Il me semble que je n’ai pas observé jusqu’au bout la règle indulgente que je m’étais imposée. C’est qu’aussi le temps vient de se mettre à l’orage. Le vent souffle par bouffées ardentes ; la poussière valse, comme une folle, sur la route. Les bouleaux et les peupliers s’épouvantent et sanglotent. Là-bas, au sud-ouest, un nuage noir gronde comme un pédagogue…

N’importe, je vous aime tous, chers poètes chimériques. Ne vous laissez pas décorer, ne fondez pas d’écoles, ne fréquentez pas chez les journalistes influents, n’envoyez pas vos livres aux vieillards mous des Académies, restez les parias radieux que vous devez être, ne vous prenez pas pour des Eschyle ou des Salomon, — et je vous distribuerai, encore un de ces jours, des brins de laurier cueillis, spécialement pour vous, au bord d’un Permesse que j’ai découvert et qui a bien son mérite.

XII. Sur Nietzsche

La doctrine de Nietzsche vient d’être fort bien exposée, par M. Henri Lichtenberger, dans un petit volume20 que liront avec fruit les admirateurs du formidable Zarathustra et aussi ses adversaires.

La personnalité de Nietzsche ne se laisse pas embrasser du premier coup d’œil. Elle frappe, elle éblouit, et le grand nombre d’émotions contradictoires qu’elle soulève ne permet pas qu’on l’examine, tout d’abord, avec sang-froid. Il faut pratiquer ce philosophe, y revenir souvent, noter les mouvements d’enthousiasme et d’aversion que son commerce fait éprouver tour à tour. Et c’est seulement lorsqu’on s’est rendu compte des raisons profondes pour lesquelles il passionne, qu’on peut risquer une esquisse de cette figure attrayante autant que répulsive. L’ayant beaucoup lu, l’aimant et le haïssant au même degré, je donne ici un croquis de l’image qu’il imprime actuellement en moi. Je tenterai peut-être, l’an prochain, un dessin plus complet.

L’Allemagne — mère Gigogne d’une pullulante portée d’Abstracteurs — s’ébahit d’avoir enfanté Nietzsche. De quelle semence de soleil fut-elle donc fécondée le jour où elle conçut cet archer dionysiaque qui perce de flèches lumineuses le sein flottant de sa nourrice ? Elle se voile la face, elle verse quelques pleurs gras, elle se récrie ; elle brandit le grand sabre de l’Empire. Puis, comme l’enfant terrible raille la colichemarde et s’enfuit, en chantant, vers le Midi plein de rayons, elle lance à sa poursuite ses apothicaires patentés : les pasteurs et les moralistes, afin qu’ils lui inculquent force lavements chrétiens, afin qu’ils noient, sous un flot de dogmes et de préceptes, le feu d’irrespect qui le dévore. Nietzsche fait la nique aux christolâtres ; il leur crie : « La morale est la négation de la vie ! » Moralistes et pasteurs en laissent tomber leurs seringues. Ils sont sur le point de battre en retraite. Mais, reprenant bientôt courage, ils s’efforcent d’ingurgiter au révolté trois onces de soumission préparées dans l’officine du Dieu qui leur fournit des rentes et des chapeaux pointus. Et ce Dieu, ils le font apparaître comme un vague Croquemitaine.

Or Nietzsche leur répond : « Je ne croirai qu’à un Dieu qui sache danser. »

« — Tu es fou, cher petit, reprennent les empiriques, car la sagesse exige l’obéissance, la timidité, la défiance de soi-même, le culte des traditions, la tristesse… Et tu ne possèdes aucune de ces vertus. »

Nietzsche se met à rire : « Mon plus cher moi-même est ma vertu. Courageux, insouciants, moqueurs, violents, ainsi nous veut la sagesse ; elle est femme et n’aime jamais qu’un guerrier ; elle m’aime. »

Découragés, les hommes de Dieu l’abandonnent et, pour se remettre, s’en vont de compagnie vider quelques calices d’hydromel et de cervoise à la taverne de l’Idéal-Méconnu.

Alors la vieille maman appelle à son aide ses premiers-nés chéris : les métaphysiciens. Mais ceux-ci se méfient. Kant se balance, en hochant la tête, sur ses deux béquilles : la Raison pure et la Raison suffisante. Il hésite à descendre de ce glaçon branlant où il se jucha : l’Impératif catégorique, car il se souvient d’avoir reçu en pleine figure certain brandon acéré dont la flamme le brûle encore :

« Quelle est la mission de toute instruction supérieure ? — Faire de l’homme une machine. — Quel moyen faut-il employer pour cela ? — Il faut apprendre à l’homme à s’ennuyer. — Comment y arrive-t-on ? — Par la notion du devoir. — Qui doit-on lui présenter comme modèle ? — Le philologue : il apprend à bûcher. — Quel est l’homme parfait ? — Le fonctionnaire de l’État. — Quelle est la philosophie qui donne la formule supérieure pour le fonctionnaire de l’État ? — Celle de Kant : le fonctionnaire en tant que chose en soi, placé sur le fonctionnaire en tant qu’apparence. »

Voilà le catéchisme où se résume, selon Nietzsche, la doctrine de Kant… Kant n’est pas content ; il secoue ses oreilles, groïne un peu, puis, refusant la bataille, s’éloigne et se dilue. Et le glaçon va se fondre, avec lui, dans une mer de néant.

Si l’on convoquait Hegel, le grand assembleur de nuées, le Jupiter humide qui fait éternuer d’admiration les marchands d’idée pure ? — Hegel vient : il affirme qu’il réduira l’iconoclaste. À cette fin, il accumule des vapeurs ; il gronde en faisant les gros yeux. Pendant dix minutes, il pleut des noumènes, des entéléchies et des catégories. Et les syllogismes valsent comme des trombes. Mais Nietzsche ne s’étonne pas ; il darde un rayon ci, un rayon là ; il crève, l’un après l’autre, les nuages ; il jette des arcs-en-ciel à travers les averses troubles… Et bientôt, Hegel se résout en un brouillard malsain au-dessus des marécages où clapotent les Fichte et les Schelling spongieux, tandis que Nietzsche s’élance dans le ciel éclairci.

Il faut pourtant venir à bout de ce rebelle qui, lorsqu’on lui affirme que le bonheur de l’homme s’appelle « je crois » ou « je rêve », répond : « Le bonheur de l’homme s’appelle : je veux. »

Voici justement que s’amènent ses précepteurs : Schopenhauer, l’ascète aux mains glacées dont les songeries s’envolent, chauves-souris lugubres, vers le Nirvâna ; et Wagner qui mit en musique maints paragraphes du Monde comme volonté et comme représentation. Nietzsche les avait tant aimés, ces deux contempteurs de l’action joyeuse, qu’on pouvait espérer qu’il les écouterait.

Schopenhauer lui dit : « Hélas ! mon fils, la volonté n’exprime qu’un poignant désir de perfection dont la vie se sert pour te duper. Vouloir sans motif, toujours souffrir, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles, jusqu’à ce que la planète s’écaille en petits morceaux, tel est le sort de l’homme… Cesse de vouloir ; fais cela pour moi ; donne l’exemple. La volonté qui s’objective dans l’univers une fois niée, l’univers s’écroulera. Et ce sera très beau. »

Et Wagner : « Oui, oui, renonce, cher enfant, déracine tes instincts : fais pénitence ; aspire, comme mon Parsifal, mon chef-d’œuvre, à la pure imbécillité. Cela me causera tant de plaisir. »

Mais Nietzsche les repousse : « Je ne veux ni vous plaire, ni vous suivre. Quand j’ai commencé à réfléchir, vous m’avez aidé à me connaître moi-même. Je vous admirais, et tant que j’eus besoin de vous, je vous prônais comme je prône la grappe de raisin qui me rafraîchit la bouche en été, comme j’admire la bûche flambante qui me réchauffe en hiver. Lorsque vous m’êtes devenus inutiles, je vous ai mis de côté. Il n’en aurait été rien de plus, si vous n’aviez réclamé mon hommage perpétuel. Toi, Schopenhauer, je te garde, cependant, un bon souvenir, parce que l’art répandu sur tes écrits nie le principe de mort que tu promulgues. Quant à toi, Wagner, tu n’as réussi qu’à m’irriter les nerfs. Tu me fus un accès de fièvre, et le plus grand événement de ma vie a été ma guérison. C’est pourquoi je cric casse-cou à ceux que je vois se diriger vers toi. »

Les wagnériens prirent fort mal la palinodie de Nietzsche qui, après avoir défendu le drame musical, se mettait, tout à coup, à l’attaquer avec une vivacité non dépourvue de logique. Les uns affirmèrent qu’il voulait se singulariser, attirer l’attention sur lui aux dépens du Bouddha de Bayreuth. Les autres le déclarèrent prématurément insane. Il me souvient d’une diatribe où, à propos du Cas Wagner, quelqu’un déplorait son « gâtisme ».

Ainsi vont les choses — « humaines, trop humaines ». Qu’un indépendant refuse de prendre part, sans conviction mais avec grimaces, à tel culte dont les pontifes se recrutent chez les philistins de l’idéalisme, il deviendra l’ennemi public, et les snobs se réuniront afin de le lapider. — Pourtant Nietzsche avait raison, lui qui se donnait pour programme ceci : « Je serai celui de la volonté agissante. » Or ce n’est pas auprès de Wagner, génie négateur, qu’il pouvait affirmer le débordement de vie qui soulevait tout son être. Comment eût-il joué le rôle de disciple prosterné, quand sa nature le portait à repousser n’importe quelle discipline sous un prophète ? Il ne voulait ni Credo, ni déférence. Aussi faisait-il dire à Zarathustra : « Je m’en vais tout seul, ô mes disciples ! Et vous, allez-vous-en, seuls aussi. — En vérité, je vous donne ce conseil : allez-vous-en loin de moi et défendez-vous de Zarathustra. Vous êtes mes croyants : mais qu’importent tous les croyants ? Vous ne vous cherchiez pas encore, alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants, et c’est pourquoi toute croyance est si peu de chose. Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver. Quand vous m’aurez tous renié, alors seulement je reviendrai vers vous. »

D’ailleurs Nietzsche, outre qu’il s’émancipait d’une tutelle devenue odieuse, n’avait pas moins raison d’attaquer Wagner au point de vue de l’art. Wagner hait la vie ; Wagner se gratte et gratte ses auditeurs pour obtenir des « frissons nouveaux » selon le rêve ; Wagner cherche l’intense, toujours l’intense, rien que l’intense, même, et surtout, au détriment du rythme, des proportions — de la beauté. Il grommelle des phrases confuses qu’il pense faire passer pour des oracles. Parmi des fusées bancroches et des feux de Bengale livides, il est le grand artificier du royaume des ombres.

Vous qui avez subi son emprise énervante, souscrivez au jugement de Nietzsche lorsqu’il déclare : « La même espèce d’hommes qui s’est enthousiasmée pour Hegel s’enthousiasme, aujourd’hui, pour Wagner… Ce n’est pas avec la musique que Wagner a enlevé les jeunes gens, c’est avec l’idée. Ce qui attire ces jeunes gens à Wagner, c’est que son art est si riche en charades, c’est qu’il y joue à cache-cache sous cent symboles ; c’est la polychromie de son idéal ; c’est son génie nuageux, sa manière de saisir, de glisser, d’errer dans les airs, son partout et nulle part, exactement les mêmes choses avec lesquelles Hegel les attirait et les égarait de son temps. Au milieu de la multiplicité, de la plénitude et de l’arbitraire de Wagner, ils sont, d’après leur propre jugement, sauvés. Ils écoutent en tremblant, comment, dans son art, les vastes symboles, provenant d’un lointain brumeux, tonnent crescendo… Réunis ou seuls, ils sont, comme Wagner, apparentés avec le mauvais temps… Wotan est leur dieu — mais Wotan est le dieu du mauvais temps… Comment pourraient-ils regretter l’absence de ce qui nous manque, à nous autres, fils de l’Alcyon, dans Wagner : la gaie science, les pieds légers, la plaisanterie, le feu, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, l’insolence spirituelle, les frissons de la lumière du Sud, la mer calme. — Perfection ! »

Comme cette dernière phrase, si admirable d’opposition au sublime galimatias de Wagner, exprime bien les qualités de Nietzsche à son apogée ! C’est qu’après avoir subi, en guise d’épreuve où se trempa sa conscience, le nihilisme schopenhauérien et wagnériste, il avait enfin conquis sa propre volonté. Non sans peine, du reste, et à travers beaucoup de souffrances, car il se rendait compte de la complexité de l’âme contemporaine en général et de la sienne en particulier. « Si nous osions, disait-il, créer une architecture d’après notre âme, ce serait le labyrinthe qui devrait nous servir de modèle. » Et il définissait le philosophe : « Un homme qui éprouve, voit, entend, soupçonne, espère et rêve constamment des choses extraordinaires, qui est frappé par ses propres pensées comme si elles venaient du dehors, d’en haut, d’en bas, des événements et des éclairs… Un être qui, souvent, a peur de lui-même, s’enfuit hors de lui-même, mais qui est trop curieux pour ne pas toujours en revenir à lui-même. » C’était son portrait qu’il donnait là. Mais sans se rebuter, il franchissait tous les obstacles et, peu à peu, il vit clair dans le labyrinthe.

Alors, il instaura sa doctrine, la basant sur ce qu’il appelle « la volonté de puissance ». Il soutint qu’il fallait non seulement accepter la vie mais encore l’aimer, avec toutes ses splendeurs et toutes ses horreurs. Il affirma que l’homme, doué d’une pensée robuste, devait la vivre selon un maximum d’énergie et, par conséquent, vouloir, sans souci des préjugés tenus pour principes fondamentaux par le grand nombre, ce que son caractère et son tempérament lui imposent Ayant aboli, en lui, tout sentiment d’obéissance à une religion, à une morale ou à un maître pour n’écouter que ses seuls instincts, l’homme s’efforcera de s’élever au-dessus de lui-même en se créant une image de beauté dont les éléments seront pris dans la vie actuelle, mais dont l’ensemble devra la surpasser. C’est ce don de création, cultivé, développé, même au détriment d’autrui, que Nietzsche appelle « la faculté apollinienne ». Mais l’homme n’étant pas isolé, sa volonté dépendant de la volonté universelle, il épandra, aux jours d’exaltation où il se sentira vivre avec plénitude, son âme par le monde, afin qu’elle communie avec la puissance éternelle qu’il perçoit sous le flux changeant des phénomènes. C’est ce que Nietzsche appelle « l’état dionysien ». En résumé, l’homme doit se concentrer et se disperser tour à tour, d’après un type de beauté, conforme à sa nature première, débarrassée de toute entrave, et supérieur, à force de volonté, aux types fournis par l’ambiance. Ainsi sera obtenu le Surhomme — c’est-à-dire une planète qui deviendrait soleil21. Ce n’est peut-être pas possible selon l’astronomie, mais ce l’est selon la poésie. Et Nietzsche est, avant tout, un poète, soit : un être qui connaît en lui un univers dont il est le seul Dieu.

Dans cette sombre épopée : Ainsi parla Zarathustra, dans cet hymne à la volonté impitoyable : Par-delà le Bien et le Mal, Nietzsche a porté sa conception aux dernières conséquences. Pour lui, notre société obéit toujours à la « morale d’esclaves » apportée par le christianisme. Il faut y substituer la « morale de maîtres » qui, appliquée, soumettrait l’humanité, la détruirait même au bénéfice d’un petit nombre d’individus doués de sens nouveaux, plus affinés que les nôtres, aussi supérieurs à l’homme que l’homme passe pour l’être à l’animal22.

« Je vous enseigne le Surhomme, dit Zarathustra au peuple assemblé. L’homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ?

« Tous les êtres ont, jusqu’ici, créé quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes et vous voudriez être le reflux de cette immense marée, et plutôt revenir à la bête que dépasser l’homme ?

« Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou de honte et de douleur. Et c’est là, aussi, ce que l’homme doit être pour le Surhomme : un objet de risée, de honte et de douleur.

« Voyez : je vous enseigne le Surhomme.

« Le Surhomme est la raison d’être de la terre. Votre volonté dira : Que le Surhomme soit la raison d’être de la terre. »

C’est de l’anthropocentrisme à la seconde puissance, une conception d’autant plus spécieuse qu’elle semble s’appuyer sur la doctrine de l’évolution. Au point de vue de la métaphysique, on pourrait l’admettre — en métaphysique, on admet tout. Mais au grand jour de la science, cela ne tient pas debout. En effet, il ne nous est nullement démontré que l’homme — ou le Surhomme — soient la raison d’être de la terre, la pensée de la planète, dirait M. Paul Adam. Plusieurs personnes le croient… Qui le prouve ? D’autre part, prétendre que l’humanité a pour destin d’engendrer une espèce supérieure à elle-même, c’est donner une valeur de certitude à une hypothèse purement gratuite. Car évolution ne signifie pas nécessairement progrès, mais bien : changement d’état — rien de plus. Toute espèce se subdivise en variétés qui tendent à s’écarter, toujours davantage, du type primitif dont elles sont issues. Au bout d’un laps de temps, plus ou moins long, si le milieu leur est favorable, elles forment de nouvelles espèces très différentes de celle qui les produisit. L’espèce originaire s’éteint quelquefois, détruite par ses descendants ; d’autres fois, elle subsiste, intégrale ou modifiée. Mais, en tout cas, le critérium manque qui permettrait d’établir la supériorité d’une espèce nouvelle sur l’espèce qu’elle supplanta ou à côté de qui elle se développa.

Exemple : Soit un parterre où je cultive des pensées jaunes et des pensées violettes. Au moment de la floraison, maints insectes — surtout les abeilles — transportent le pollen d’une fleur à l’autre. Je recueille la graine, je la sème et, l’année suivante, j’obtiens un certain nombre de pensées panachées, mi-jaunes, mi-violettes, et d’autres où les deux nuances se combinèrent pour produire des nuances nouvelles. Si j’opère une sélection, si je prends des graines aux plants les mieux venus, j’obtiendrai, par mes semis ultérieurs, des variétés de plus en plus différentes des pensées que j’avais semées tout d’abord. Serai-je autorisé pour cela, à soutenir que ces fleurs sont supérieures à celles que je semai la première année ? Nullement : une pensée jaune est aussi belle, aussi parfaite en ses organes qu’une pensée panachée.

Il en va de même pour les races humaines. Les Blancs exterminèrent les Peaux-Rouges ; mais si, au lieu de les poursuivre à outrance, de les empoisonner d’alcool, il les avaient laissés se développer selon leurs propres tendances, en leur fournissant même de quoi se perfectionner — comme on le fait pour les taureaux, les moutons, les chiens, mais non pour les hommes — en quoi les peaux-rouges seraient-ils inférieurs aux blancs ?

La supériorité de l’homme sur le singe n’est pas plus facile à établir. D’abord, les singes ne sont pas nos pères, mais bien, au dire de Darwin, nos cousins issus de germains. Ils descendraient, comme nous, d’une espèce aujourd’hui éteinte. Ensuite, comme les diverses variétés humaines, les diverses variétés de singes prospèrent et se développent quand elles s’adaptent aux conditions de vie que leur fournissent les productions et le climat des pays où elles résident. Un singe bien portant vaut donc un homme bien portant. Il peut arriver qu’un gorille étrangle un voyageur ou qu’un voyageur tue un gorille. Partira-t-on de là pour affirmer que celui-ci est supérieur à celui-là, ou celui-là supérieur à celui-ci ? Qui l’oserait ? Il n’y a que les gens de la Révélation pour accorder, a priori, et en toutes circonstances, la supériorité à l’homme. Mais nous savons que la Révélation est un conte de bonne femme.

Il faut donc entendre par évolution les variations constantes de formes par quoi la vie se manifeste dans l’univers. Plus une espèce fournit d’individus bien nourris, vigoureux, doués de beauté, plus elle est apte à varier. Si, au contraire, elle fournit seulement quelques individus avides, attirant à eux toutes ses ressources aux dépens de la collectivité, il se produit des hybrides, parfois très beaux pendant une courte période, mais stériles, bientôt monstrueux, et dont l’exagération cause le dépérissement de l’espèce devenue moins apte à varier.

Supposons que le rêve de Nietzsche se réalise, que les plus intelligents, les plus volontaires d’entre les hommes se donnent pour but la création de quelques types où s’absorberaient toutes les énergies de l’espèce au détriment absolu du grand nombre. Il arriverait que l’humanité dégénérerait, ne lutterait plus pour vivre et serait primée ou détruite par une autre espèce animale.

D’ailleurs, Nietzsche ne s’illusionnait guère à cet égard. Il se rendait compte qu’il serait impossible de désigner les individus propres à préparer le Surhomme. Il prévoyait que maints dégénérés se serviraient de sa doctrine pour justifier leur impuissance à vivre selon leur pauvre volonté ; qu’ils se considéreraient, dès lors, comme des êtres à part dont le développement fut entravé par le milieu hostile ; qu’ils invoqueraient enfin le Surhomme, en tant que bourreau destiné à les venger de ceux qui ont l’audace de mieux se porter qu’eux-mêmes.

Zarathustra les gourmande ces malvenus : « Es-tu une force nouvelle et une nouvelle loi ? Un premier mouvement ? Une roue qui tourne d’elle-même ? Peux-tu contraindre les étoiles à graviter autour de toi ? Tu te dis libre ; moi, je veux savoir la pensée qui te domine et non quel joug tu as secoué ! »

Et Nietzsche avouait, dans une lettre à sa sœur, datée de 1878, que le Surhomme n’était qu’un fruit de son imagination, nullement un être viable.

C’est précisément comme fantôme grandiose, chimère d’une intelligence surchauffée par l’amour de la vie, que le Surhomme nous intéresse. Nietzsche, brisant les portes de la noire prison où Schopenhauer l’avait enfermé, niant l’humilité, le renoncement et la mort de la volonté, devait, mû par la violence de son tempérament, affirmer la splendeur d’agir selon les instincts déchaînés et rêver le colosse en qui s’incarneraient son orgueil terrible, son goût de la force, son individualisme effréné. Son Moi hypertrophié se donna carrière, et l’humanité lui apparut, désormais, comme un grouillement de pygmées.

Il y a autre chose dans son œuvre. Il y a, j’y reviens, l’acceptation joyeuse de l’univers, l’adoration quand même de l’existence. Là se trouve, à mon sens, la partie féconde de ses enseignements. C’est grâce à ces deux vertus qu’il obligea son corps maladif de recouvrer plusieurs fois la santé et qu’il parvint à écarter ces avalanches d’inquiétudes et de doutes toujours suspendues sur la tête de ceux qui ne craignent pas de se colleter avec la pensée. Accablé, un moment, de douleurs morales et physiques, il ne fléchit pas. N’admettant point que la souffrance puisse jamais être un bien, se suggérant que le pessimisme ou « la foi dans un monde meilleur » sont des indices de misère physiologique et de diminution intellectuelle, il voulut guérir, — il guérit.

« Je découvris de nouveau la vie ; je me retrouvai moi-même ; je savourai toutes les bonnes choses, même les petites, comme d’autres pourraient difficilement les savourer. Je fis de ma volonté de guérir, de vivre, ma philosophie. Qu’on y prenne garde, en effet : les années où ma vitalité descendit à son minimum furent celles où je cessai d’être pessimiste. L’instinct de conservation m’interdit une philosophie de l’indigence et du découragement. »

Admirable victoire de l’âme sur elle-même, triomphe de la volonté qui lui fait dire, lorsqu’il eut écrit la Gaie Science : « Ce livre est un cri de joie après de longs jours de misère et d’impuissance, c’est un hymne d’allégresse où chantent les forces qui reviennent, la croyance au lendemain et au surlendemain, le sentiment d’un avenir ouvert devant moi, d’aventures prochaines, de mers libres, de buts nouveaux vers qui je pouvais tendre, à qui je pouvais croire. »

Voilà qui surpasse la sagesse glacée des stoïciens. Marc-Aurèle, tout résigné, réprouverait une telle exubérance. Épictète ferait grise mine à Nietzsche. Mais Épictète comme Marc-Aurèle ne voulaient pas vivre ; ils se regardaient mourir.

Cependant, cette confiance dans la vie, cette invention du Surhomme, cette irradiation dans la lumière ne constituent pas seules les dominantes de la personnalité de Nietzsche. Lorsqu’il se concentre, c’est pour opposer, par une contradiction nécessaire, le jeu impassible des forces qui mènent les mondes aux élans de tout son être vers une beauté toujours plus haute. Le temps étant infini et le nombre des forces, si considérable qu’on le suppose, étant limité, Nietzsche prétend qu’en vertu du déterminisme universel la série totale des combinaisons de forces doit produire, sans cesse, les mêmes causes et les mêmes effets. Par suite, « l’évolution universelle ramènerait indéfiniment les mêmes phases et parcourrait éternellement un cercle immense ». C’est ce que Nietzsche entend par le Retour Éternel, et voici comment il explique cette vue sur la fatalité : « Tous les états que ce monde peut atteindre, il les a déjà atteints, et non pas seulement une fois, mais un nombre infini de fois. Il en est ainsi du moment où nous vivons : il fut déjà une fois, beaucoup de fois, et de même, il reviendra, toutes les forces étant réparties exactement comme aujourd’hui. Et il en est de même du moment qui a engendré celui-ci et du moment auquel celui-ci donne naissance. — Homme, toute ta vie, comme un sablier, sera toujours à nouveau retournée et s’écoulera toujours à nouveau — chacune de ces existences n’étant séparée de l’autre que par la grande minute de temps nécessaire pour que toutes les conditions qui t’ont fait naître se reproduisent dans le cycle universel. Et alors, tu retrouveras chaque douleur et chaque joie, et chaque ami et chaque ennemi, et chaque espoir et chaque erreur, et chaque brin d’herbe et chaque rayon de soleil, et toute l’ordonnance de toutes choses. Ce cycle, dont tu es un grain, brille à nouveau. Et dans chaque cycle de l’existence humaine, il y a toujours une heure où chez un individu d’abord, puis chez beaucoup, puis chez tous, s’élève la pensée la plus puissante, celle du retour éternel de toutes choses — et c’est chaque fois, pour l’humanité, l’heure de midi23. »

La figure de Nietzsche se dresse, maintenant, devant nous, en ses traits essentiels. Niant l’Idéal-en-soi considéré par les métaphysiques et la religion comme un monde abstrait dont le monde sensible ne serait que l’apparence, l’épreuve mal venue ou la pierre d’attente, il affirme que tout homme porte en lui son propre idéal, susceptible de se réaliser formellement. Pour formuler cet idéal, il abolit la foi aux entités, le respect de la souffrance, la notion de péché et de châtiment, celles de justice et de solidarité. Puis sur cette table rase, un peu mieux rabotée que celle de Descartes, il édifie la confiance en soi-même, manifestée par l’orgueil, la volonté de puissance, la dureté, le mépris des faibles et des crédules tenus pour un troupeau d’esclaves et destinés à peiner, dans les bas-fonds, au profit des forts, afin que ceux-ci préparent un type d’espèce supérieure : le Surhomme. Ce Surhomme ne sera d’ailleurs pas définitif, il doit se détruire et se reconstruire sans cesse selon l’évolution perpétuelle des forces qui le produisirent, le produisent et le produiront à l’infini.

Tel fut ce rêve d’un Moi gigantesque que rien ne pouvait satisfaire, hormis son développement sans limites…

Il trouva pourtant la borne où il se brisa. Les yeux pleins de soleil et du reflet des mers miroitantes, les oreilles bourdonnantes d’un chant de lyre, les lèvres embaumées de miel attique, les narines palpitantes à l’odeur du sang et des roses, Nietzsche bondissait au sommet d’une Alpe radieuse et farouche, quand le vertige le prit. Il trébucha, roula sur la pente, parmi les ronces qui le déchirèrent, et s’abîma dans un gouffre où régnaient le silence et la désolation des ténèbres.

Ce grand poète, ce monstre superbe est devenu fou — fou incurable.

XIII. Désarmement

Le 17 juillet 1851, Victor Hugo parlait, à la tribune de l’Assemblée législative, sur la révision de la constitution. En un passage de son discours, il fut amené à définir quelques-unes des conséquences, proches ou lointaines, de la Révolution. Entre autres choses, il dit ceci : « Le peuple français a taillé dans un granit indestructible, et posé, au milieu même du vieux continent monarchique, la première assise de cet immense édifice de l’avenir qui s’appellera, un jour, les États-Unis d’Europe. » Sur quoi, il fut violemment interrompu. Le Moniteur signale de « longs éclats de rire à droite ». Et nombre de députés protestèrent avec une indignation presque comique.

« Les États-Unis d’Europe ! C’est trop fort ! Hugo devient fou ! » s’écria Montalembert

Et Molé : « Les États-Unis d’Europe ! En voilà une idée ! Quelle extravagance ! »

« Ces poètes ! » dit Quentin-Bauchard, en haussant les épaules et en esquissant un sourire, dont l’expression a dû se retrouver sur les lèvres des Centres et des Ventres qui, à la Chambre, récemment, soulignaient de leurs applaudissements les pasquinades décochées par un certain Méline, ministre de son métier, contre les « Intellectuels ».

En effet, quoi de plus bouffon ? Prévoir qu’un temps viendra où les peuples désabusés, fatigués d’aller à la boucherie pour le plus grand profit des Banquiers, des Industriels et des États-Majors, aboliront les frontières, échangeront librement leurs inventions et leurs produits, jetteront leurs artilleries à la vieille ferraille, et feront des feux de joie avec leurs drapeaux, n’est-ce pas le comble de l’utopie ? — Que deviendraient ; je vous prie, les professionnels du meurtre, les rois guerriers et les turlupins du patriotisme ?… Les généraux n’auraient plus qu’à s’engager dans des troupes foraines : leur panache, leurs épaulettes et leurs dorures y rehausseraient l’éclat des pantomimes et des parades. Déroulède rimerait des quatrains pour les savons du Soudan. Drumont et son ami Arthur Meyer retourneraient barboter dans l’égout natal. Et Guillaume II, déguisé en Lohengrin, menant un canard en laisse, en serait réduit à chanter ses cantates sur les places et dans les carrefours… « Ce serait l’abomination de la désolation ! » hurlent les amateurs de carnages.

Si enclins que ceux-ci soient à considérer, par tempérament ou par intérêt, l’état de guerre entre nations comme une nécessité sublime ; si louable qu’ils jugent le penchant à supprimer des hommes, sous prétexte qu’ils habitent de l’autre côté de la rivière ou sur l’autre versant de la montagne, ils sont pourtant obligés d’avouer que l’idée de paix universelle n’a cessé de progresser depuis un demi-siècle. Cela, malgré les motifs de haine et les rivalités soigneusement entretenus par les dirigeants afin que prospèrent les jeux de Bourse et les maisons de commerce à forts capitaux. Toutes les écoles socialistes préconisent le désarmement. Les prolétaires, dès qu’ils réfléchissent, comprennent que leur émancipation en dépend. L’Internationale fut une admirable tentative d’alliance entre les travailleurs du monde entier. Et les Bourgeois le sentirent si bien qu’ils la combattirent à mort — vainement d’ailleurs car, dissoute pendant quelques années, elle est en train de se reconstituer, plus vivace que jamais.

Cependant, en apparence, la guerre menace de toutes parts. Les gouvernements s’approvisionnent de sabres et de canons. Quiconque fabrique des conserves avariées veut se débarrasser de mauvais cuirs ou de draps mal tissés n’a qu’à s’adresser à l’administration militaire. Moyennant quelques chèques habilement distribués, il vide ses magasins, se fait décorer et se retire bientôt des affaires avec une fortune — honnête. Et le fleuve d’or qui alimente les diverses « Défenses nationales » ne semble pas près de tarir. — D’autre part, le culte de la patrie s’exagère chez certains jusqu’à l’aberration. Les uns font de l’armée une idole dont les desservants seraient infaillibles. D’autres parlent d’élever un monument à un officier faussaire dont les galons les hypnotisent. D’autres veulent qu’on salue quand passent les étendards où sont inscrits des massacres célèbres. Et, souvent, ces mêmes adorateurs de totems enfoncent leur chapeau jusqu’aux oreilles, et raillent les catholiques, lorsque ceux-ci promènent le fétiche qu’ils appellent : saint sacrement.

Au surplus, les catholiques ne leur gardent pas rancune. Chez la plupart, les pratiques religieuses s’allient fort bien avec le goût des choses patriotiques. De telle sorte qu’au sortir d’un sermon où le prédicateur leur conseilla d’observer ce commandement de leur Dieu : « Tu ne tueras point », ils se rendent volontiers à quelque conférence où l’on commente les vertus mirifiques d’un nouvel obus capable de mettre en charpie un centaine d’hommes d’un seul coup. Et ils applaudissent le conférencier. — Maints prêtres les encouragent dans ces sentiments. Nous avons tous présentes à la mémoire ces paroles du dominicain Didon s’écriant à une distribution de prix : « Lorsque la persuasion a échoué, il faut s’armer de la force coercitive, brandir le glaive, terroriser, couper les têtes, sévir et frapper… »

Dans l’auditoire, il y avait, peut-être, des enfants qui se souvinrent que le fondateur de leur religion avait dit : « Si l’on te frappe sur la joue droite, tends encore la joue gauche. » Toutefois, soyons assurés que ces enseignements contradictoires ne les troubleront pas dans l’existence et qu’il s’en trouvera même, parmi eux, pour « suivre la carrière des armes ».

Ainsi, les nations, quels que soient leurs éducateurs, quel que soit le joug qui les opprime, n’entendent prêcher officiellement que la violence et la destruction. Ceux qui parlent de fraternité, d’union entre les peuples sont persécutés, hués, calomniés, condamnés par les juges, et — ironie suprême ! — traités parfois de « buveurs de sang ».

Aussi, de quoi se mêlent-ils ? Où sont les diplômes qui leur permettent d’intervenir entre gouvernants et gouvernés ? Quels sont leurs titres ? Au nom de quelle autorité attaquent-ils les principes les plus sacrés ? S’ils répondent : « Au nom de notre conscience », on leur rit au nez. « La conscience, leur dit-on, commande au bon citoyen de payer ses contributions, de croire au gendarme et au code, d’obéir à son caporal sans discuter. Vous n’admettez pas ces préceptes qui sont la sauvegarde des sociétés, vous êtes donc de dangereux malfaiteurs. »

Eh bien ! ces chimériques, ces fous, ces « ennemis du peuple » ont trouvé un disciple inattendu. Et quel disciple ! Rien moins que le tsar. — L’autocrate, empereur et pape à la fois, presque dieu, qui, d’un signe de tête, peut faire marcher quatre millions de soldats, vient d’être pris de scrupules. On dirait qu’il se rend compte de l’affreux spectacle donné par l’Europe et que le cri des camps, le cliquetis des armes l’importunent. A-t-il compris que l’esprit militaire abêtit et déforme, génération après génération, les troupeaux humains qui peinent pour sa gloire et celle de ses confrères ? Fut-il touché en lisant les papiers saisis chez quelqu’un des révolutionnaires que son gouvernement envoie mourir dans les mines de la Sibérie ? A-t-il reculé devant la responsabilité terrible, qu’assumeraient les promoteurs d’un conflit ? Peut-être veut-il, si sa proposition échoue, comme c’est immanquable, pouvoir affirmer qu’il fit le possible pour maintenir la paix. Peut-être, enfin, désire-t-il seulement vaquer, sans crainte d’être troublé, à la mise en exploitation de territoires nouvellement conquis. On peut tout supposer ; on peut même croire que ces divers sentiments ont contribué à le déterminer. Mais on doit aussi être persuadé que son rêve ne se réalisera pas.

Il y a des raisons multiples pour que les dirigeants refusent de désarmer… Oh ! leur non possumus ne se formulera pas, tout d’abord, avec netteté. Ils viendront aux conférences ; ils échangeront des paperasses diplomatiques. Les journaux continueront d’exalter la noblesse d’âme de Nicolas, tout en entrelardant leurs dithyrambes de si, de or ça et de néanmoins. Puis, quand on aura longuement bavardé, il surgira quelque difficulté — préparée dès l’ouverture des négociations — que les plénipotentiaires déclareront irréductible. Alors chacun retournera chez soi avec la satisfaction d’avoir fait beaucoup de bruit pour rien. Et tout se terminera par des plaques en diamant appliquées sur des poitrines d’ambassadeurs.

En outre, il ne faudrait pas s’étonner si de cet échange de vues pacifiques, il résultait une guerre générale.

Pour ce qui concerne la France, nous savons déjà que nos maîtres ne voudront entendre à rien touchant la question d’Alsace-Lorraine. D’abord, les Fiers-à-Bras de la revanche — qui lancent, depuis vingt-huit ans, des regards furibonds vers les Vosges mais qui tremblent dans leur culotte dès qu’un attaché militaire étranger fronce le sourcil — pousseraient de tels cris, si l’on proposait une transaction, que nous en resterions à jamais sourds. Ensuite, résoudre cette question, d’une façon ou d’une autre, ce serait, pensent les politiques, mettre sottement en morceaux la marotte qu’on agite devant le peuple afin de lui justifier les charges qu’il supporte et son écrasement sous les Soudards. Notre Grosse-Bourgeoisie ne tient pas du tout à entrer en campagne. Mais la menace perpétuelle d’une guerre prochaine lui permet d’assurer sa domination. En effet, les prolétaires apprennent à l’armée à subir sans rechigner tous les dénis de justice et toutes les infamies. Rentrés dans la vie normale, beaucoup gardent une âme servile, acceptent la famine dès qu’ils aperçoivent le képi des policiers et obéissent aux contremaîtres comme ils obéissaient à leurs sous-officiers. Croyez-vous que le Capital renoncera, de propos délibéré, aux avantages d’un système qui lui vaut des esclaves respectueux et soumis ? Ce serait bien mal le connaître…

Attendons-nous donc à ce que les envoyés de la France au Congrès entonnent des couplets sentimentaux sur les provinces perdues ; à quoi les envoyés allemands répondront par la Wacht am Rhein. On se fâchera de part et d’autre. Les gens qui vendent de la patrioterie à un sou la tranche pousseront des glapissements aigus. Et, bon gré, mal gré, l’on en viendra peut-être aux coups.

Si l’on se place au point de vue du droit, il faut pourtant reconnaître que la France serait mal venue à revendiquer l’Alsace-Lorraine, sous prétexte que les Alsaciens-Lorrains ne furent pas consultés lors de leur annexion à l’Allemagne. Car lorsque nous avons volé le Tonkin, l’Annam, Madagascar, nous nous sommes fort peu souciés de demander l’avis des Tonkinois, des Annamites et des Malgaches. Bien plus, ceux des indigènes qui protestèrent et s’insurgèrent furent baptisés « pirates » et fusillés vivement, chaque fois qu’on mit la main sur eux. Or de quel droit nous approprier des pays, dont les habitants ne demandaient qu’à vivre en paix d’après leurs mœurs et leurs coutumes, pour leur infliger le régime barbare que nous avons l’audace d’appeler notre civilisation ? Quels sont, par exemple, nos titres à la possession de Madagascar ? — Voici : du temps de Louis XIII, un navigateur reconnut quelques points des côtes. Il y aborda, renouvela sa provision d’eau douce. Puis, prévoyant qu’il reviendrait, il installa de petits postes chargés de garder les sources et de surveiller les indigènes. Par la suite, ces garnisons ne furent pas maintenues. — Eh bien ! c’est de ce précédent que nos gouvernements successifs se sont réclamé pour s’emparer peu à peu de l’île entière.

Donc, lorsque la France reproche à l’Allemagne de lui avoir ravi l’Alsace-Lorraine, sans le consentement des habitants, l’Allemagne pourrait lui répondre : « J’ai agi comme vous agissez vous-même tous les jours. » Mais elle n’en fera rien, parce que, de son côté, elle vole, en Afrique et ailleurs, tout ce qu’elle trouve à sa convenance, sans s’inquiéter du droit des natifs.

Tous les gouvernements de tous les pays usent, d’ailleurs, de procédés analogues. Étant les représentants de syndicats d’accapareurs, ils s’efforcent de ramasser le plus de butin possible, en étourdissant les peuples, qu’ils dressent à la rapine, par des déclamations sur la patrie, le dévouement à la race, l’expansion coloniale et autres fadaises. Et c’est grâce à cette hypocrisie détestable que les Bourgeoisies industrielles et financières font des Simples les serviteurs de leurs appétits.

Or, tant que le Capitalisme égoïste et vorace régnera sur le monde, le désarmement n’aura pas lieu. Tant que les gens de guerre posséderont quelque prestige, les patries continueront d’être des Manitous pour le triomphe desquels les hommes se pilleront et s’égorgeront à l’aveuglette.

Cependant le système actuel semble avoir atteint son développement intégral. Il fleurit dans toute sa hideur. Aussi les clairvoyants, parmi ceux qui le soutiennent, commencent à redouter son déclin. Puis il vient, des profondeurs populaires, on ne sait quel murmure de révolte. Rumeur encore bien faible, assez menaçante, toutefois, pour émouvoir un puissant parmi les puissants. Le tsar s’alarme. Il entrevoit, sans doute, l’avenir. Mais cet avenir, ce n’est pas lui qui le préparera. Ce n’est aucun roi, aucun gouvernement : ce sont les révolutionnaires. Réveillant la conscience des peuples, détruisant, dans les esprits, la foi aux dieux et aux dogmes, aux lois et aux maîtres, développant, dans les cœurs généreux, le sentiment de la justice, ils travaillent pour le bien de l’humanité.

« Ils sèment du vent », disent les sceptiques…

Soit ! Le vent qu’ils sèment est fécond. Demain, les nations en récolteront la tempête qui balayera notre société décrépite et l’emportera aux abîmes.

XIV. Un Préambule

Notre époque a pour caractère essentiel l’amour du mensonge. On y vit d’apparences et de simulacres. Les esprits sont tellement habitués à se repaître de formules creuses, de déclamations vaines et de sophismes sentimentaux, qu’il s’en trouve fort peu pour suivre, sans fatigue ou sans répugnance, un raisonnement basé sur l’observation de la réalité, jusqu’en ses conséquences logiques. On redoute le vrai au point qu’on emploie les subterfuges les plus bizarres afin de se le dissimuler à soi-même et qu’on garde rancune aux gêneurs qui s’efforçant de le remettre en évidence. — Prenez, par exemple, un Bourgeois nanti de quelque fortune, doué d’une intelligence moyenne, ni très bon ni très méchant, et qui, les jours où la rente a baissé, se sent enclin à soupçonner que « tout ne va peut-être pas pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Le dommage subi l’incite presque à réfléchir ; le risque que court son revenu le porte à passer du particulier au général ; lésé dans son égoïsme, il se découvre des penchants altruistes ; et il manifeste des velléités de critique à l’encontre du régime. « Ah ! s’écrie-t-il, l’État ne protège pas les petits capitalistes ; il y a des abus ; les gros banquiers nous dévorent ! »

Saisissez l’occasion, démontrez-lui que, dès toujours, les gouvernements servent uniquement à garantir aux Gros une digestion tranquille et à imposer silence aux Petits, il abondera dans votre sens… Puis, tout de suite, — selon le journal dont il s’empoisonne l’intellect, — il attribuera la baisse aux Juifs ou aux Prêtres, aux Anglais ou aux Russes. Vous aurez beau le faire remonter à la cause première du préjudice dont il se plaint ; lui prouver que les hommes agissent d’après le milieu où ils se développent et d’après les instincts de rapine hérités de leurs pères ; que, par conséquent, si l’on veut supprimer la spéculation, il faut d’abord supprimer son générateur : le capital ; il déclarera que vous l’entretenez de chimères. Bien que dupé mille fois par les réformateurs, il affirmera se contenter de réformes nouvelles. Si vous lui objectez que les réformes n’ont jamais abouti qu’au remplacement d’exploiteurs fatigués par des exploiteurs tout frais et bien endentés, il se fâchera. Si vous insistez, il finira par rompre avec vous. Et, vienne la hausse, il oubliera ses griefs.

C’est ainsi que le mensonge social amène la plupart de nos contemporains à nier l’expérience et à rejeter sur quelques-uns les méfaits d’un système dont tous sont comptables.

Un autre exemple : Voici le dilettante qui a coutume d’opposer les idées les unes aux autres, de les disséquer et de jongler avec les notions contradictoires qu’elles lui livrent comme avec des boules de couleur. « Tout est vrai, tout est faux, dit-il, et je me garde de conclure parce que je ne sais jamais si je me trompe, ou si je vois juste. » Il est si content de sa virtuosité qu’il se croit un être d’essence supérieure. Les criailleries de « la vile multitude » l’importunent. Il souffre s’il lui faut quitter, même pour un instant, les sphères de l’abstrait. — Tel est, du moins, l’aspect sous lequel il désire être connu. Mais poussez-le un peu, demandez-lui son avis sur la façon de mener les hommes. Il vous répondra que l’idéal serait réalisé par une oligarchie de savants et de penseurs qui imposeraient leurs caprices à la masse, la feraient travailler à leur profit, en lui inculquant un certain nombre de dogmes et en la terrorisant au moyen de miracles scientifiques.

Donc, ce désintéressé, ce fervent de l’Idée pure, ment lorsqu’il vante son mépris des contingences. Furieux d’orgueil, jaloux de nos maîtres actuels, il aspire, lui aussi, à la tyrannie. S’il rêve de ravir sa trique au roi Caliban, c’est pour en armer le prince Prospero. Et ses grimaces hégéliennes lui servent seulement à dissimuler la violence de ses appétits.

Autre exemple : les gouvernants se suivent et se ressemblent. La sangsue Orléans s’est gorgée du sang de Jacques Bonhomme. Elle tombe. La sangsue Bonaparte lui succède. Puis, ce sont les sangsues républicaines qui alternent : l’opportuniste, la ralliée, la radicale. Demain ce sera, peut-être, le tour de la sangsue nationaliste. Tous, royalistes, bonapartistes, républicains roses et rouges, affirment au peuple qu’ils le chérissent. Et, en effet, ils l’aiment, comme on aime à manger un bon dîner. Parfois Jacques Bonhomme se rebiffe un peu. Il prie qu’on le laisse souffler. Tant de sollicitude, tant de solliciteurs ; banquiers, industriels, commerçants, ministres, députés, magistrats, généraux, prêtres, fonctionnaires variés, l’accablent. Il caresse vaguement le manche de sa pioche ; il rêve de casser quelques têtes. Alors les bons gouvernants lui disent : « Vois-tu ces bêtes féroces, là-bas ? Elles grincent des dents ; elles veulent te mettre en pièces ! Vois-tu le Prussien, l’Italien, le Chinois, le Nègre qui n’attendent qu’une occasion de te tomber dessus ?… Prends les devants ; sus, sus ! à l’ennemi. » Les Suceurs étrangers haranguent de même leurs victimes. De telle sorte que Jacques Bonhomme, le Nègre, le Chinois, l’Italien, le Prussien — qui, en réalité, ne demanderaient qu’à vivre en paix, sans se chamailler, — se détestent, s’insultent, se cherchent querelle et s’entre-déchirent, affolés par le mensonge dont bénéficient leurs dirigeants.

La Bourgeoisie ne se maintient que par l’équivoque et la ruse. Elle se réclame de la Révolution et elle n’a pas tort, parce que la Révolution est un fait bourgeois, parce que sous couleur « d’immortels principes », les légistes et les boutiquiers ont réussi à déposséder la noblesse et le clergé. Mais il est douteux que cette substitution d’une classe à une autre constitue un progrès. Car qu’un Roi, vénéré par les courtisans pillards de sa domesticité, arrosé d’huile par les évêques, dise : « L’État c’est moi », ou qu’un sanhédrin de chicanons promulgue que : « Nul n’est censé ignorer la loi », le résultat ne change pas : il y a toujours oppression du grand nombre par une bande de voleurs.

Depuis sa victoire, la Bourgeoisie a montré beaucoup d’ingéniosité. Elle a su persuader aux prolétaires qu’ils étaient libres, heureux et tout-puissants. Elle a joué supérieurement la farce du suffrage universel. On sait comment les choses se passent : chaque arrondissement contient quelques malins qui se forment en comité pour envoyer siéger dans cette caverne d’Ali-Baba qu’on appelle la Chambre un notable choisi à cause de sa fortune, de sa voix sonore ou de son habileté à tromper les simples. D’autres malins lui suscitent un ou plusieurs rivaux qu’ils jugent plus aptes à soutenir leurs intérêts. On convoque les électeurs ; on les étourdit d’une grêle de vocables dénués de sens précis ; on leur promet la lune pour après-demain sans faute ; on accuse le concurrent de coucher avec sa mère, avec le curé ou avec le vénérable de la Loge ; on ouvre un compte au Souverain chez le mastroquet ; on sème, à bon escient, les pièces de quarante sous. — Le jour du vote arrive, et l’électeur dépose, à peu près au hasard, dans un pot suspect, le bout de papier par lequel il s’imagine exprimer sa volonté…

Après quoi l’Élu tire sa révérence et se met, tout de suite, à la besogne, à savoir : détourner du budget le plus d’écus possible afin de les distribuer, sous forme de places ou de subventions, aux membres de son comité, à leurs clients et à leur honorable famille. Puis il s’affilie à un groupe pour tâcher de conquérir un ministère, car une fois ministre, il pourra puiser à même la caisse et satisfaire davantage de convoitises. Lui-même ne s’oublie pas. Il s’acoquine aux financiers et aux industriels qui lui achètent, d’après un tarif variable, son influence. Puis il pérore : il rend compte de son mandat, c’est-à-dire qu’il sert à ses dupes une salade russe, relevée de piments patriotiques et de truismes doctrinaires : « Notre grand allié le tsar, from ! from ! from ! nos chères provinces perdues, dzing ! boum ! boum ! la mission de la France, rata ta ! ratata ! etc., etc. »

Cependant l’Élu des Élus se pavane, portant au col la Toison d’or symbolique et en sautoir le grand cordon de Sainte-Cunégonde. Quant aux tenants du régime, pris d’émulation, désireux de fonder une « noblesse républicaine », ils se font nommer duc d’Entoto par Ménélick, comte Barbotini par le pape, ou baron de la Calebasse par le roi Toffa de la Côte-d’Ivoire.

Et l’électeur vote infatigablement.

Toutefois, la Révolution n’a pas eu pour conséquence unique l’arrivée au pouvoir des divers syndicats bourgeois qui se disputent l’assiette au beurre depuis un siècle. Ceux qui la préparèrent, ceux qui l’aimèrent d’un amour désintéressé ont engendré l’idée de Justice. Cette idée n’a cessé de se développer malgré la haine que lui vouent les Satisfaits et malgré les habits d’Arlequin dont l’affublent les Politiques. Elle a vaincu l’idée de Dieu qui trouvait son application par l’absolutisme guerrier et par la théocratie. Elle lutte, aujourd’hui, contre l’idée étatiste qui tend à détruire l’esprit d’initiative en subordonnant les individus à cette fiction : la Loi. — Il appartient aux Indépendants, à ceux qui ne veulent être ni d’une école, ni d’un parti, ni d’un cénacle, de la maintenir intégrale, d’indiquer les corollaires qu’elle comporte et d’en poursuivre la réalisation pratique. Il faut, pour cela, mépriser les satisfactions d’argent et de vanité que peut offrir la société actuelle. Il faut s’élargir l’âme au point qu’elle embrasse l’âme de l’humanité entière. Il faut sentir battre son cœur selon le cœur de tous les opprimés. Il faut, enfin, nier l’Autorité sous quelque déguisement qu’elle se présente.

Car la Justice ne souffre pas qu’on la restreigne. Ce n’est pas du haut d’un tribunal, par la bouche d’un homme faillible comme nous, qu’elle peut s’exprimer. Elle n’admet ni atténuations ni compromis. Du jour où l’on tente de l’accommoder à une tactique, du jour où elle cesse d’être l’idéal pour devenir le thème ampoulé sur lequel la faconde de rhéteurs ambitieux brode de tonitruantes variations, elle perd toute vertu. Or pour qu’elle triomphe dans l’avenir, il est bon que quelques-uns, fussent-ils une poignée, ne cessent de l’affirmer, en toute sa pureté, à la face de l’univers.

La Justice n’habite pas un paradis chimérique où monteraient la rejoindre, après leur mort, ceux qui, de leur vivant, l’attestèrent. La Justice n’a rien de surhumain. Acceptant les hommes tels qu’ils sont, elle se propose seulement d’équilibrer en eux les instincts égoïstes et les instincts sociables, de façon que chacun confonde son propre intérêt avec l’intérêt commun, de façon que la peine d’un seul soit ressentie par tous et aussi sa joie. Nul décret, nulle Bible, nul code ne réussiraient à déterminer des êtres susceptibles d’évoluer, selon la Justice, vers la perfection de l’espèce. C’est en nous que vit l’homme futur. Dégageons-le, ouvrons-lui la voie par nos paroles et par nos actes, et nous connaîtrons la volupté sereine de créer en beauté.

Il n’est pas besoin de chercher des formules nouvelles pour proclamer notre espoir. La formule existe : Liberté, Égalité, Fraternité. Jusqu’à présent, elle fut un symbole stérile, inscrit au fronton des palais, des prisons, des temples et des casernes. Travaillons à la féconder. Démontrons que les sentiments résumés sous ces trois termes sont contenus dans l’idée de Justice et qu’il suffit de les cultiver en nous, de les répandre autour de nous, si nous voulons abolir peu à peu la barbarie et inaugurer une ère de civilisation réelle.

Je vais essayer de définir la Liberté, l’Égalité, la Fraternité ainsi que je les conçois. Je montrerai comment elles procèdent l’une de l’autre. Puis je donnerai la conclusion logique de ces trois études.

XV. Liberté

On dit : « Vous avez tort d’opposer sans cesse l’Absolu aux divers systèmes qui tentèrent et qui tentent d’appliquer, avec les tempéraments obligés, l’idée de justice à la vie sociale. Il faut montrer plus de souplesse, ménager les partis, ne pas prendre trop au sérieux les principes que vous formulez ou, du moins, ne les considérer que comme des prétextes à développements métaphysiques, des songes agréables, — et rien de plus… Vous n’ignorez pas que si la liberté, l’égalité, la fraternité peuvent servir, bien présentées, à enlever un vote et à retenir la confiance du grand nombre, il serait cependant puéril d’en poursuivre la réalisation pratique. Le troupeau des humains est stupide et pervers ; ils n’ont guère souci d’être libres, égaux, ni de s’aimer fraternellement. Le rôle des habiles consiste à les fournir de mensonges sous lesquels ils puissent dissimuler leur vilenie et à profiter de leurs dissensions pour les dominer. — Tout le reste est chimère. »

Nous répondons : « C’est parce qu’on trompe les hommes qu’ils ne savent pas vivre selon la justice. Comme, à chaque changement de régime, leurs dirigeants se hâtent de ne pas tenir leurs promesses ; comme, sous différents noms, c’est toujours l’iniquité qui règne, ils se conforment aux exemples qu’on leur donne ; et ils se conduisent trop souvent en brutes avides et menteuses, — menées par des Malins avides et menteurs. Leur âme n’est que ténèbres et confusion ; faute d’un Idéal généreux, ils emploient leur énergie à se duper et à se détruire les uns les autres… Or nous qui ne voulons « ni donner, ni recevoir de lois », nous qui ressentons les douleurs de tous, nous nous efforçons de démontrer que cet Idéal de bonheur et de beauté peut entrer dans le domaine des faits. C’est pourquoi nous nous gardons des empiriques ; c’est pourquoi nous rejetons l’Autorité, estimant que l’Autorité, si adroitement qu’on la déguise, est une forme de l’injustice ; c’est pourquoi nous convions les opprimés à se libérer de l’éducation qu’on leur inflige et à modifier le milieu où ils s’atrophient.

« Nous faisons, peut-être, un rêve ; mais ce rêve nous semble splendide, — et nous ne désirons pas en changer. »

Aujourd’hui personne n’est libre. Les Mangeurs dépendent des institutions qui sauvegardent leurs appétits. Quant aux Mangés, leurs chaînes sont multiples. Les uns relèvent d’un patron ou d’un syndicat. Certains sont prisonniers des quatre sous qu’ils mirent à la caisse d’épargne. Beaucoup subissent, sans raisonner, cette collection de préjugés qu’on appelle la Morale. La plupart se croient perdus dès qu’ils ne se sentent plus tenus en lisière par les maîtres qu’ils se donnent. Se soumettre, le cœur plein de rage et d’envie tant qu’on n’est pas le plus fort ; tourmenter, pressurer autrui aussitôt qu’on a conquis par ruse, lucre ou violence quelque parcelle du pouvoir, telle est la règle commune.

L’école et le collège forment des esclaves hargneux, la caserne les parachève ; et la recherche anxieuse du pain quotidien les use parmi les grimaces et les borborygmes des Officiels. — Ceux qui émancipèrent leur intelligence vivent en parias, se heurtent douloureusement aux murs de granit que la bêtise générale élève autour d’eux.

Pour être libre, il ne faudrait pas être — dirigé, il faudrait admettre cette vérité simple, prouvée par une expérience archi-séculaire : Il n’y a jamais eu, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de bon gouvernement.

En effet, gouverner, c’est abuser de la crédulité des masses pour se faire entretenir, avec ses amis et connaissances, par les travailleurs. Gouverner, c’est manger en petit comité une brioche dont on ne laisse que les miettes à ceux qui l’ont pétrie. C’est piller tous les raisins d’une treille en détournant l’attention du vigneron par de solennelles fariboles : Dieu, la patrie, la légalité, etc. C’est, enfin, lorsque les exploités montrent les dents, remplacer les fétiches démodés par de nouveaux Manitous.

Si, au moins, les bourgeois agissaient avec franchise. S’ils disaient : « Nous vous dépouillons parce que nous avons su vous rouler. Tâchez d’être aussi subtils que nous. » On saurait à quoi s’en tenir. On se ferait la guerre, on se massacrerait, on se volerait sans détours. « À moi la galette, s’écrierait chacun, et tant pis pour qui tombe. » Cette façon d’agir manquerait peut-être d’élégance, mais, en tout cas, elle aurait le mérite d’être dénuée d’artifice.

Au contraire, il n’est pas de tours qu’on ne joue au peuple pour le faire tenir tranquille, tandis qu’on le gruge. Les prêtres lui affirment que s’il supporte patiemment sa misère, il aura le privilège après sa mort de pincer de la harpe devant le trône du Très-Haut. Les économistes prétendent lui persuader que, s’il ne mange pas à sa faim, c’est une chose toute naturelle, et qu’il doit s’y résigner sous peine de lèse-Malthus. Les philanthropes qui sucent, en guise de pastilles, les boutons de la culotte de Calvin, lui reprochent ses mauvaises mœurs. Les entrepreneurs de rapines exotiques l’engagent à se transplanter dans des régions aimables où la peste et la fièvre le guériront du mal de vivre. Des journalistes folâtres lui assurent que s’il est débilité, c’est parce que les fils de ses spoliateurs apprennent le latin. Puis il y a des collectivistes roublards pour le pousser à « conquérir les pouvoirs publics », c’est-à-dire à leur confier le soin de l’affamer à leur tour…

Toutes ces objurgations, tous ces prêches, tous ces grommellements s’unissent en un charivari tel qu’Aliboron lui-même ne s’entend plus braire, et que le peuple, infiniment triste, las d’écouter tant de sauveurs, se couche sur le sol et demande seulement qu’on le laisse dormir.

Car le peuple a l’instinct profond qu’il ne connaîtra pas la liberté tant que sa subsistance ne sera pas assurée. — Quoi donc, les bêtes sauvages trouvent à se nourrir sans que nul ne songe à leur mesurer la provende. Et le misérable prolétaire, qui ne parvient pas à vendre son travail devra crever lentement de faim, parce que le dogme de propriété individuelle lui interdit d’entrer dans les jardins débordants de légumes et de fruits où il pourrait apaiser le cri de ses entrailles ? Et si même quelque exploiteur consent à le surmener, moyennant un maigre salaire, il végétera, au jour le jour, avec la perspective du suicide, s’il ne veut pas périr d’inanition dans sa vieillesse ?

On dit aux travailleurs : « Faites des économies. » C’est comme si l’on leur disait : « Rognez sur votre strict nécessaire. Affaiblissez-vous encore davantage. Au lieu de donner trois vieilles croûtes de pain à vos enfants, ne leur en donnez que deux. »

On leur dit aussi : « Vous avez le droit de grève. Réclamez pacifiquement des augmentations. Chômez si l’on vous les refuse. »

Quelle dérision ! — D’abord, si le patron, pressé de commandes, leur accorde, en rechignant, quelques centimes de plus, ce sera pour les leur reprendre, sous un prétexte quelconque, à la première occasion. Ensuite, il n’y a pas égalité dans les moyens de lutte entre de pauvres diables talonnés par le besoin et les capitalistes à qui leurs réserves d’or permettent d’attendre, sans grand dommage, que leurs esclaves viennent reprendre le joug. — Toutefois la grève présente des avantages. Les salariés y apprennent à vouloir ; les divers corps de métier se solidarisent peu à peu. Et l’évolution commence vers cette grève générale, internationale, qui aura pour objectif non plus des traités léonins entre exploiteurs et exploités, mais l’abolition de la Bourgeoisie, la reprise du bien commun et l’exploitation des richesses de la terre au profit de tous.

La situation est très nette. D’une part, il y a la propriété individuelle, c’est-à-dire l’accaparement, avec sa gardienne : l’autorité, c’est-à-dire l’oppression légale. D’autre part, il y a l’association des producteurs, par groupements sympathiques, toute contrainte supprimée. Aucune conciliation n’est possible. Ceux qui la tenteraient redoubleraient l’hypocrisie sociale et n’obtiendraient pas de résultats pratiques. Le capital ne s’accroissant que par le vol, ne se maintenant que par la ruse, est une monstruosité, une idole difforme conçue et adorée par l’humanité à l’état de barbarie. Le travail aisé et joyeux, sans que personne songe à détourner, pour soi seul, une part des produits obtenus par tous, sera le fait de la civilisation future. Et l’homme pourra se dire libre seulement le jour où, ayant oublié le sens des mots, gain, spéculation, rente, il deviendra un bel animal, sans foi ni loi, jouissant de la vie dans la plénitude de ses fonctions, heureux du bonheur d’autrui comme de son propre bonheur.

Mais pour en venir là, il faut la révolution sociale.

Voilà la justice… Cependant les Bourgeois protestent. Et parmi les Bourgeois, maints philosophes, maints gens-de-lettres et maints paillasses.

« Ah ! disent les premiers, pourquoi nous forcer à porter notre attention sur les individus négligeables qui nous habillent, nous nourrissent et balayent le pavé des rues où nous promenons nos loisirs ? Vraiment, s’il fallait nous préoccuper de viande, de miches et de salaires, nous nous estimerions fort malheureux. Inventant des métaphysiques délicieusement inutiles, nous croyons remplir notre devoir. Et nous déclarons qu’il sied de réprimer le populaire lorsqu’il trouble notre rêve. »

Les seconds se gargarisent avec des rythmes. Ils pensent que Hugo et Lamartine ont eu tort de se mêler aux conflits sociaux. Ils s’écrient : « L’assonance, l’apocope et l’hiatus, la question de l’E muet dans les vers nous intéressent beaucoup plus que les revendications embêtantes des anthropoïdes inférieurs qui cirent nos bottines. »

Les paillasses font la culbute et disent : « Amuser les Ventripotents par nos calembours, que nous soyons ou non disposés à la gaieté, c’est dur. Cependant comme nous sommes lâches, nous préférons croupir dans notre lâcheté plutôt que d’indisposer, par une mine soudain sérieuse, notre Barnum et notre public… Rions donc ; et chassons les idées noires qui, malgré nos facéties, nous papillonnent à travers le cerveau. »

Tous ces soi-disant indifférents s’imaginent être libres. Perdus dans la nuit, ils parlent du soleil qui leur illumine l’âme. Mais ils n’ont tout de même pas la conscience en repos, sentant bien que l’homme n’est pas réellement libre si son semblant d’indépendance résulte de l’oppression d’autrui.

Il n’est pas libre non plus, le propriétaire qui expulse ses locataires sous prétexte de loyers arriérés. Il a beau se représenter à soi-même qu’il agit au mieux de ses intérêts, il est pourtant obligé de s’avouer tout bas qu’il est inique d’empêcher son semblable de dormir à l’abri.

Il en va de même pour n’importe quel privilégié de la société actuelle. Tout le monde est captif de tout le monde. Tout le monde participant au régime en porte la responsabilité. Nous nous traînons, vêtus de guenilles sales ou d’oripeaux éclatants, dans une cave fangeuse, hantée par les fantômes que crée notre fièvre. Nous nous déchirons pour des chimères. Et quand nous mourons, c’est parce que notre vilenie nous remonte à la gorge et nous étouffe…

Et pourtant la vie est là tout près, la vie libre et radieuse que nous pourrions vivre si nous reconnaissions à chacun le droit primordial de manger à sa faim.

XVI. Égalité

L’égalité conçue au sens démocratique est une des trouvailles les plus absurdes que l’esprit humain, pourtant fécond en sottises, ait jamais faites. Reconnaître au nombre le droit de régler, par mandataires, les rapports de chacun avec la collectivité, soumettre les individus les plus divers à une loi commune, sous prétexte que cette loi sauvegarde, en théorie, les intérêts de la majorité, c’est aller à l’encontre de la nature. En effet, de même que sur un arbre il n’existe pas deux feuilles exactement semblables, de même dans une réunion d’hommes, il n’en existe pas deux qui puissent être considérés comme égaux en force corporelle ou en intelligence. — Cela, personne ne le nie. D’où vient alors qu’on s’ingénie à méconnaître l’expérience en accordant à quelques-uns ou à beaucoup le pouvoir de promulguer des décrets auxquels tous devront obéir, sous peine d’être tenus pour rebelles et subversifs ? Où est le critérium qui permettrait d’apprécier, avec équité, les actes d’un individu que son tempérament porte à vivre en dehors des coutumes généralement admises ? Ce critérium n’existe pas : il ne saurait exister. Le peuple souverain a beau dire : « Tel règlement nous régira parce qu’il nous plaît », l’homme libre aura toujours le droit de répondre : « Quant à moi, il ne me plaît pas. Et je refuse de m’y soumettre. »

On le bannira, on l’incarcérera, on le persécutera ou on le traitera en paria, mais on ne lui prouvera pas qu’il a tort, car si chacun est juge de soi-même, nul ne devrait prétendre imposer à autrui des façons d’agir qui peuvent n’être bonnes que pour lui seul.

L’égalité devant la loi, l’égalité du vote ne constituent donc que des formes hypocrites de la tyrannie. Elles ont pour résultat d’abaisser le niveau moyen des intelligences, puisqu’il est d’observation courante que le grand nombre confie, de préférence, la férule aux plus médiocres, c’est-à-dire à ceux qui ne l’effrayent point par trop d’indépendance dans les idées et qui se conforment à son horreur du changement.

Mais il ne faut pas conclure de là que les plus intelligents aient le droit de se créer un privilège, d’imposer leur volonté au grand nombre, sous prétexte qu’ils possèdent la faculté d’assembler des idées générales. La hiérarchie, basée sur l’inégalité, qu’ils prétendraient établir, serait tout aussi néfaste, dans ses effets, que la soi-disant égalité dont usent les Bourgeois pour endormir leurs esclaves.

Au vrai, chaque fois qu’il y a contrainte, momentanée ou permanente, exercée au nom d’un intérêt commun ou d’un intérêt particulier, le corps social tombe malade ; des éléments qui le constituent, les uns s’atrophient, les autres s’hypertrophient. Et il en résulte le malaise universel dont nous n’avons cessé de souffrir à travers cent systèmes différents. On a tout essayé ; droit divin, gouvernement aristocratique, avec castes ou sans castes, gouvernement électif, etc., on n’a jamais rien obtenu de satisfaisant. Quelle que soit la marotte gouvernementale dont ils s’amusent, les hommes continuent à se voler, à se duper, à se massacrer, tandis que les rhéteurs bavardent à l’infini.

Cette aberration singulière qui fait qu’on s’acharne à gouverner ou à être gouverné empêche non seulement la liberté mais encore la véritable égalité d’exister. Nous en portons, au fond de nous, le sentiment, nous les considérons comme des biens souhaitables, mais fort peu osent chercher les moyens d’en faire des réalités vivantes. Cependant c’est d’une telle recherche que dépend cette transfiguration de l’espèce dont nous ne cessons pas de rêver.

Or en quoi consiste l’égalité, sans laquelle la liberté illimitée de chacun et de tous n’aboutirait qu’à des dissensions nouvelles ?

Voici : étant admis qu’il n’existe pas de commune mesure qui permette d’établir la valeur absolue d’un travail cérébral ou manuel, étant donné qu’il est impossible de déterminer la somme d’efforts que ce travail nécessite de la part du producteur, il faudrait comprendre que tout homme, qui contribue, par son art, sa science ou son métier, au bien-être et aux jouissances esthétiques de la communauté, a droit à toutes les ressources de celle-ci sans que nul puisse prétendre à limiter ses besoins.

Mais pour en venir à cette conception que tout appartient à tous, il serait nécessaire de combler l’abîme qui sépare les intellectuels des prolétaires. Aujourd’hui, les premiers se considèrent volontiers comme des êtres d’essence supérieure qui se doivent de mépriser la vie quotidienne sous prétexte que leurs rêves les absorbent. Pourtant que deviendraient-ils si le boulanger ne pétrissait pas leur pain et si le cordonnier leur refusait des chaussures ?… Les seconds, maintenus dans l’ignorance, estiment que les hommes de pensée sont des inutiles, qui vivent à leurs dépens sans rien fournir en retour. Ils ne savent pas que le peu de lumière qui pénètre dans leurs ténèbres leur vient de ces « fainéants » dont l’apparente oisiveté les indigne.

De part et d’autre on se hait, — tandis que les Bourgeois profitent du malentendu pour dépouiller et les intellectuels et les prolétaires.

Il faut donc, avant tout, s’entendre pour supprimer la Bourgeoisie parasitaire, que celle-ci opère dans une banque, dans une caserne, dans un comptoir, derrière des titres de rentes ou sur les tréteaux d’un tribunal. Ce travail d’assainissement une fois fait, les producteurs ayant agi d’accord, s’étant débarrassés de leurs exploiteurs, se rendront compte qu’ils sont fonctions équivalentes de l’espèce et qu’il est, par exemple, aussi admirable, aussi glorieux de construire une belle locomotive que d’ordonner les strophes d’un beau poème. Alors chacun produisant selon ses forces, prenant au bien commun selon ses besoins, personne ne cherchant à réglementer, à gouverner, à entraver, la société évoluera, par l’action spontanée de tous, vers des destinées toujours plus hautes…

Vain rêve, dit-on. Vain rêve, à coup sûr, tant qu’il y aura des gens pour méconnaître la beauté d’œuvrer avec la conscience qu’un effort en vaut un autre, tant que la propriété individuelle, l’argent et la manie des mandarinats obligeront les hommes de se traiter en bêtes féroces, sans cesse prêtes à se sauter à la gorge.

On oppose aussi à l’idée de justice je ne sais quelle « concurrence vitale » dont les Bourgeois, — qui interprètent Darwin d’après leurs appétits, — s’autorisent pour refuser même le nécessaire aux producteurs qu’ils exploitent. Mais de ce que des loups ou des tribus de singes se font la guerre à propos d’une charogne ou de six noix de coco, faut-il en conclure nécessairement que les hommes doivent agir de même ? Est-ce que ce n’est pas, au contraire, par l’association, et non par l’antagonisme des individus, que l’humanité est arrivée à se différencier de plus en plus des animaux ?

La concurrence vitale, conçue dans le sens de lutte impitoyable, ne se conçoit que dans le cas suivant : un salarié, réduit au désespoir par le patron qui le dupe et l’affame, lui ouvre le ventre d’un coup de couteau et lui prend son porte-monnaie afin d’acheter de quoi manger. Sa conduite s’explique, puisque le premier devoir de l’homme est de sauvegarder son existence et qu’on lui refuse le moyen d’y pourvoir.

Pourtant, les Bourgeois trouvent fort mauvais qu’on agisse de la sorte. Bien plus, ils n’admettent même pas que l’affamé vole sans violence. On sait de quels grognements ils poursuivirent, il y a peu, le juge, — vraiment exceptionnel, — qui acquitta, bien qu’elle eût pris un pain, une pauvre diablesse abandonnée et honnie pour avoir commis ce crime : un enfant naturel.

Lorsque leurs exploités se révoltent, les Bourgeois leur envoient des coups de fusil… Mais ils n’entendent pas qu’on leur rende la pareille. La concurrence vitale leur semble une fort bonne chose quand elle s’exerce à leur profit ; si elle s’exerce contre eux, ils fulminent. Aussi, qu’on place la question sur son véritable terrain, qu’on donne, sans déguisement, la formule où se résume le régime actuel : « Mange-moi ou je te mange ! » ils poussent les hauts cris. Et ils affirment que par de tels discours, pires que les bombes célèbres, « les bases de la société sont ébranlées jusque dans leurs fondements ».

Ah ! ébranlons-les une fois pour toutes ; et non seulement ébranlons-les, mais encore déracinons-les, réduisons-les en poussière, jetons-les au vent, et toute la Bourgeoisie avec elles ! — Après, nous pourrons voir à vivre égaux et libres.

XVII. Fraternité

C’est, aujourd’hui, presque une ironie que d’écrire ce mot : fraternité. L’antagonisme des intérêts est si grand, le penchant à opprimer est encore tellement développé chez la plupart des hommes que celui-là passe volontiers pour naïf qui se permet de désirer leur union fraternelle. — Or, tout au plus, existe-t-il des syndicats d’appétits, des associations temporaires de Malins qui, quoique se détestant les uns les autres, se coalisent momentanément dans un but de rapine. C’est là l’histoire des partis politiques. Mais quant à s’entendre pour le bien commun, quant à substituer enfin l’amour à la haine, fort peu s’en soucient.

Il est vrai, aussi, que parler d’amour, c’est s’exposer à la malveillance générale. L’époque est cruelle : la guerre y règne à l’état permanent. Une part de notre énergie se dépense à sauvegarder notre liberté des entreprises du voisin, tandis que, s’il y avait accord entre tous, nous pourrions nous adonner, sans réserve, à la recherche d’un meilleur devenir, — recherche dont profiterait l’espèce entière. Cependant, malgré l’hostilité ambiante, malgré les déboires que nous inflige l’existence quotidienne, il est beau de poursuivre cet idéal ; les joies qu’on goûte à en préparer la réalisation compensent largement les ennuis que suscitent aux révoltés conscients les bénéficiaires du régime actuel.

Justement parce qu’on divise les hommes, sous prétexte de patrie, justement parce que les Bourgeois mettent les préjugés de race au service de leurs rivalités industrielles et commerciales, il sied d’affirmer la fraternité.

Il faut répéter infatigablement : « Nous avons tout avantage, quel que soit notre pays d’origine, quelles que soient les dissensions de nos gouvernants, à vivre en paix, afin d’échanger nos idées et nos produits. Les guerres n’ont d’autre résultat que d’accroître notre servitude ; elles maintiennent le prestige du soldat, c’est-à-dire du sauvage épris de clinquants et de massacres, dont l’intelligence rudimentaire se satisfait de rêves brutaux. Les frontières sont les barreaux des cages où nos maîtres nous détiennent et nous font travailler à leur prospérité. Mais ces barreaux sont fragiles ; forgés de notre soumission et de notre ignorance, ils se rompront d’eux-mêmes le jour où nous saurons nous aimer, où nous nous donnerons la main, où nous comprendrons que toutes les races s’équivalent, que toutes contribuent à l’édifice de beauté dont l’espèce posa les bases parmi les ténèbres, le sang et les larmes, dont, si nous le voulons, nous construirons le faîte parmi la lumière et la joie. »

Cet idéal grandiose n’est-il pas fait pour séduire toute âme généreuse ? Ne vaut-il pas qu’on le cultive en soi, qu’on le répande autour de soi ? Qu’est-ce, en contraste, que les Bourgeois et leurs trafics, les juges et leurs lois, les gens de guerre et leurs plumets, les politiciens et leur bavardage ?

Un ramassis de polichinelles en délire dont nous subissons les quolibets et les coups de trique avec beaucoup trop de mansuétude.

Mais les hideurs du temps présent, l’atmosphère de haine où l’on vit, le mensonge triomphant, la bassesse des caractères font qu’on se réfugie éperdument en un songe d’avenir où tout serait harmonie, franchise, bonté, joie d’exister sans nuire au prochain…

Que de fois, parcourant la forêt maternelle et la campagne paisible, j’imaginai une Arcadie où l’or servirait à faire des pelles, des pioches et des socs de charrue, où le poète scanderait ses vers parmi la rumeur des feuillages et les chuchotements des sources, ne penserait ni à devenir le Prince, ni à fonder une école. Que de fois, au lever du soleil, quand les collines, les champs, les arbres semblent une prière devant l’astre splendide, j’ai entendu s’élever en moi l’hymne du bonheur futur. C’était comme les vibrations d’une grande lyre aux cordes de lumière. C’était comme le murmure solennel du vent dans les sapins. C’était majestueux et tranquille comme une aurore sans nuages…

Fraternité ! Fraternité ! Des hommes ont combattu, sont morts pour amener ton règne. Les Malins ricanent quand on prononce ton nom. Les Pharisiens te souillent de leur verbe gluant et te mêlent à leurs déclamations hypocrites. Tu es la morne putain des trottoirs, tu es le vagabond en guenilles, tu es tous les opprimés, tous ceux qui souffrent l’injustice. — Et pourtant, tu es celle qui, malgré les outrages et les blessures, vit éternellement dans le cœur de l’humanité.

Ton jour viendra ; nous ne le verrons pas, ce jour radieux ; nous ne serons plus que poussière lorsqu’il embrasera l’horizon. Mais notre âme fondue dans l’âme universelle vibrera à l’unisson du chant d’amour qui montera de la terre, — et les hommes de ce temps verront alors de nouvelles étoiles s’allumer dans les profondeurs infinies…

Nous pouvons, dès à présent, concevoir la liberté, l’égalité, la fraternité selon l’esprit de justice. Nous pouvons, de bonne volonté, travailler à leur avènement réel. Il suffit, pour cela, de ne pas perdre de vue que ces sentiments ne s’imposent pas et que, seuls, en possèdent la notion ceux qui n’en usent pas avec une arrière-pensée de lucre ou de vanité, mais qui en affirment d’un cœur désintéressé la beauté, la vérité, à la face du monde abominable où nous croupissons.

La liberté, c’est jouir de tous les fruits de la terre, de tous les produits du labeur humain, sans qu’aucune loi intervienne pour augmenter la part des uns au détriment des autres.

L’égalité, c’est admettre qu’un travailleur en vaut un autre ; que tout effort est noble qui contribue au bien-être commun ; que ni majorité, ni minorité n’ont le droit d’imposer à tous un mode d’existence.

La fraternité, c’est aimer, respecter ce qu’on aime chez autrui et ce qu’on respecte en soi : la vie.

La justice, c’est l’Idée-mère, qui n’a pas commencé, qui n’aura pas de fin ; c’est le centre d’où procèdent et où retournent les mondes de la pensée. Pour l’homme, c’est la conscience.

Certes, nul d’entre nous ne peut se vanter d’agir toujours avec justice. D’abord, nous portons en nous un lourd héritage d’iniquité : la bête féroce dont nous sommes issus se réveille parfois et nous pousse à détruire, à tuer, à dominer. Des siècles de barbarie hurlent à nos trousses, pareils à des chiens sauvages. Et nous n’avons pas toujours le pouvoir de tenir tête à cette meute sanglante.

Ensuite, le milieu est atroce : on s’y trompe, on s’y vole, on s’y ment, on y glapit, on y grince, on s’y barbouille de fange… Pandémonium de singes, orgie de chacals, jubilé de porcs. Ceux qui se tiennent à l’écart sont considérés comme des idiots ; on les bafoue. Ceux qui combattent pour la justice sont hués. On ne parle que de déporter, de fusiller, de couper des têtes. — C’est à s’enfuir au désert…

Mais qu’importe, après tout : la justice ne périt pas dans cette tempête d’ordures et d’infamies. Quelques-uns la maintiennent envers et contre tous ; quelques-uns ne désespèrent pas de l’humanité ; et, parmi les insultes et les persécutions, ils marchent, les yeux fixés sur l’avenir…

Puis aux jours de trop grande fatigue, la nature est là qui nous console et nous vivifie. — Beaux arbres aux frondaisons chanteuses, rivières au rythme caressant, parfum des roses, ciel plein d’étoiles, aubes pacifiques, crépuscules recueillis dans l’or et dans la pourpre, c’est vous qui donnez la force de lutter, toujours et quand même, pour la civilisation.

XVIII. Vers la Révolution

Si l’on écoutait divers polémistes, nous serions sur le point de nous entre-déchirer. Plusieurs papiers quotidiens demandent des fusillades sommaires, préconisent l’emploi de la matraque et du casse-tête dans les discussions politiques et menacent de supplices raffinés les individus assez audacieux pour réclamer de leurs concitoyens un peu plus d’équité dans les rapports sociaux. Ainsi, M. Rochefort désirerait voir dévorer les yeux de ses adversaires par des araignées. Les arguments sont remplacés par des injures. Quiconque ne professe pas une admiration délirante à l’égard des gens de guerre est traité couramment de « vendu », « d’espion », — voire même d’anarchiste.

Cette dernière épithète n’est guère justifiée. La plupart de ceux qu’on en affuble se révoltent bien contre quelques-unes des iniquités inhérentes au régime, mais ils se gardent de remonter jusqu’à la source des maux dont ils se plaignent. La bâtisse bourgeoise leur paraît encore très habitable. Ils consentent à modifier la forme d’une lucarne, à remplacer les marches d’un escalier, à rebadigeonner la façade. Quant à raser la maison malsaine, leur courage ne va pas jusque-là. C’est pourquoi les Anarchistes conscients sont si peu nombreux.

En effet, l’Anarchiste ne dit pas : « Ce général abuse de son autorité ; il faut le remplacer par un autre. » Il dit : « Confiez à un individu la moindre parcelle d’autorité, il en abusera. Et il en abusera d’autant plus que ses subordonnés seront obligés d’obéir passivement à toutes ses fantaisies. Il ne faut donc point remplacer un général par un autre ; il faut supprimer l’armée. »

Sur quoi les Bourgeois le traitent de « bête féroce » alors qu’ils devraient, au contraire, rendre justice à sa logique.

Il est tout à fait singulier qu’après tant de déceptions, le peuple ne se rende pas encore compte qu’il est sans cesse dupé par les entrepreneurs de réparations partielles. Les Bourgeois feignent, de temps en temps, de diminuer les charges qu’il supporte, mais ce n’est que grimaces. On lui change son fardeau d’épaule, et rien de plus. Prenons l’impôt sur le revenu, farce nouvelle dont les politiciens sont en train de nous jouer le prologue. En apparence, rien de mieux conçu pour le soulagement des pauvres : le petit locataire étant dégrevé de quelques taxes qu’on reporte sur le gros propriétaire.

En réalité, la réforme est nulle, car il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que le propriétaire augmentera proportionnellement ses loyers, de façon à ne subir aucune diminution dans son revenu. C’est le locataire qui paiera comme il a toujours payé.

La propriété individuelle étant injuste en soi, tout ce qui s’y rapporte ne peut être qu’injuste. Aussi l’Anarchiste est-il le seul qui raisonne proprement lorsqu’il en demande l’abolition.

Autre exemple. Les parlementaires viennent de voter une loi sur les accidents du travail. D’après cette loi, le patron devra faire une pension à l’ouvrier qui aura contracté une infirmité à son service. Si l’ouvrier meurt, la pension sera servie à sa veuve et ses enfants. La pension sera moins forte si le blessé est célibataire. Voilà qui semble fort équitable. Mais qu’arrivera-t-il ? — Ceci : les patrons, afin de diminuer leurs frais généraux, engageront de préférence des célibataires. L’ouvrier marié et père de famille ne trouvera plus de travail. Il lui restera, il est vrai, la ressource de se châtrer ou d’étrangler sa femme et de jeter ses enfants à l’eau… Et les Bourgeois se lamenteront, disant que la France se dépeuple.

On pourrait citer quantité de faits analogues, car les lois sont conçues de façon à désarmer le Mangé vis-à-vis du Mangeur. Celles qui, par hasard, paraissent dirigées contre les crimes et délits, abstraction faite de la position sociale du délinquant, ne sont pas appliquées également par les juges. Il y a plusieurs poids et plusieurs mesures. Ainsi un Lesseps vole un milliard et demi avec la complicité des gouvernants. Des gens se suicident, d’autres crèvent de faim, d’autres ont péri parmi les miasmes du Chagre… On inflige quelques mois de prison à l’aigrefin. Et il ne purge même pas sa peine. On ne poursuit point ses complices, ou si l’on les poursuit, ils sont acquittés.

Dans le même temps, un nommé Foret, ouvrier sans travail, affame, essaye, sans y réussir, de dérober un lapin. Surpris par une ronde de police, il tire un coup de revolver qui ne blesse personne. — On le condamne à mort… Puis, par un restant de vergogne, on le gracie, c’est-à-dire qu’on l’envoie au bagne à perpétuité. Il y est encore.

« Banalités, dit-on, vieilles histoires auxquelles personne ne pense plus. »

C’est bien là le malheur. Si l’on y pensait, si l’on y joignait les mille iniquités qui eurent lieu avant et depuis, peut-être que le peuple commencerait à réfléchir. Et, peut-être, aviserait-il à se libérer en supprimant, sans phrases, les privilèges de la Caste qui en bénéficie. — Mais le peuple, habitué à se soumettre par le militarisme, énervé par le suffrage universel, ne possède pas encore l’énergie nécessaire pour se révolter.

Les coups de trique, les dénis de justice les plus flagrants ne tirent de lui que des votes de flétrissure ou des ordres du jour d’indignation, fadaises dont se gaussent passablement ses spoliateurs. La pratique de la liberté lui demeure tellement étrangère qu’il se laisserait volontiers séduire par les sectateurs de l’État-Providence. « Tout le monde fonctionnaire », tel est l’idéal bizarre qu’on lui présente. Système oppressif au possible, car l’État ne peut pas être envisagé comme une entité que chacun interpréterait à son vouloir. L’État, il y aurait des élus pour l’incarner. Ces élus seraient fatalement amenés à dire : « l’État, c’est nous », à ne pas tolérer qu’on les discute, à se créer une clientèle pour les soutenir. — Et voilà la tyrannie instaurée une fois de plus.

Or les seuls hommes qui aient actuellement la notion pleine et entière de la liberté, ce sont les Anarchistes. Convaincus que tout gouvernement motive l’asservissement du grand nombre à une coterie d’exploiteurs, ils nient l’autorité sous quelque forme qu’elle se présente ; convaincus aussi que la propriété nécessite l’autorité, ils nient la propriété. Si l’on veut bien remarquer que les neuf dixièmes des crimes et des délits sont dirigés contre la propriété ou l’autorité, on comprendra l’essence même de leur doctrine.

Mais, dans l’état présent des choses, les uns sont accoutumés à révérer ces deux idoles parce qu’un tel culte leur vaut le plaisir stupide d’accumuler ou la joie bestiale de commander ; les autres obéissent aux premiers parce qu’on leur persuada que, sans leur obéissance, toute société se dissoudrait et qu’ils seraient les victimes du cataclysme. C’est pourquoi les régimes se succèdent et restent embourbés dans le marécage autoritaire et propriétaire. C’est pourquoi l’on devrait savoir gré aux Anarchistes de créer un courant de vie vers un avenir moins fangeux.

Je sais bien : on objecte les bombes et les poignards. On s’indigne à cause des moyens employés par quelques désespérés pour réagir contre l’ordre social dont ils furent les victimes. On ne réfléchit pas que leurs actes sont conformes aux mœurs de notre époque. Le meurtre étant en honneur, les instruments de meurtre tels que sabres, baïonnettes, obus étant l’objet de perfectionnements constants, il est naturel que des révoltés, décidés à faire le sacrifice de leur vie, usent des engins mis à leur portée par notre soi-disant civilisation.

On ne doit, en cette occurrence, ni approuver ni blâmer, il suffit de raisonner comme on le fait pour une éruption volcanique ou une épidémie On ne se fâche pas contre l’épidémie ; on prend des mesures d’hygiène afin d’en empêcher le retour. Eh bien, de même, si vous ne voulez pas qu’on vous tue, n’enseignez pas le meurtre. Autrement, pour prendre un exemple, le cas d’Angiolillo se présentera de nouveau. Des Anarchistes de Barcelone, accusés faussement d’une explosion, sont torturés de la façon la plus effroyable. On leur arrache les ongles des pieds et des mains, on leur promène des fers rouges sur le corps ; on les pend, la tête en bas ; on leur broie les parties sexuelles. Et le Canovas, premier ministre, excuse les bourreaux, réclame sa part de responsabilité dans ces abominations. — Angiolillo l’abat… Qui pourrait s’en étonner ! De telles représailles ne sont-elles pas fatales ?

D’ailleurs, comme l’Anarchie ne comporte ni chefs, ni organisation, ces actes sont le fait d’individus isolés, agissant d’après leur propre initiative et considérant les théoriciens comme des endormeurs et des pions. Plusieurs d’entre eux le déclarèrent. Toutefois les théoriciens ne les renient point, estimant que ces meurtriers sont : des aigris acculés aux résolutions désespérées ; 2º des esprits simplistes, ignorant les lenteurs de l’évolution et navrés que leur rêve ne se réalise pas au gré de leur impatience.

Les lois promulguées contre les Anarchistes, les conférences internationales vouées à la recherche d’un moyen de les anéantir n’aboutiront qu’à de nouvelles persécutions, à quoi répondront de nouvelles violences. — L’Anarchie, c’est l’idée de révolte consciente en vue d’un idéal de bonheur universel. On ne tue pas une idée. On aura beau défendre d’écrire et de prononcer le mot Anarchie, on aura beau supprimer les journaux, les brochures, les livres libertaires, l’esprit anarchique persistera. Et tant qu’il y aura l’iniquité, sous un nom ou sous un autre ou anonymement : il y aura des Anarchistes.

Si ceux-ci dénoncent l’ordure des Bourgeoisies prépotentes, il faut reconnaître que les Bourgeois travaillent à se détruire eux-mêmes. Cette masse de diplômés sans emploi qu’on baptisa « le prolétariat intellectuel », s’accroît tous les jours. Et de tels meurt-de-faim qui savent et qui raisonnent fournissent force recrues à la révolte. D’autre part le développement du machinisme, l’insuffisance des salaires mettent sur le pavé nombre d’ouvriers. Tous ces spoliés commencent à perdre patience et à s’acheminer vers la Révolution.

Bientôt, peut-être, les ténèbres traversées de flammes du Grand Soir couvriront la terre. Puis viendra l’aube de joie et de fraternité. Et l’humanité nouvelle évoluera vers de splendides destins.