(1853) Portraits littéraires. Tome I (3e éd.) pp. 1-363
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(1853) Portraits littéraires. Tome I (3e éd.) pp. 1-363

I. André Chénier.

On a dit que le nom d’André Chénier était promis à la gloire, et ce mot a passé de bouche en bouche comme l’expression concise d’une idée vraie. La lecture attentive des œuvres d’André Chénier, loin de confirmer l’opinion aujourd’hui accréditée, assigne à l’auteur de l’Aveugle et de la Jeune Captive un rang glorieux et irrévocable. Bien que ses poèmes que nous connaissons soient peu nombreux, ils sont empreints d’une telle beauté, d’une si harmonieuse élégance, que l’admiration ne les abandonnera jamais. Toutefois il convient d’ajouter que cette admiration ne se transformera pas en popularité ; car le talent d’André Chénier, exclusivement consacré à la pureté de la forme, n’excite aucune sympathie chez les esprits qui n’ont pas fait de la poésie une étude assidue. Les sentiments qu’il exprime sont généralement vrais ; mais comme ils ne se distinguent ni par l’animation, ni par la nouveauté, comme c’est à la forme surtout qu’ils doivent leur valeur et leur charme, il n’est guère probable que la foule consente à reconnaître et à proclamer un pareil mérite ; pour le comprendre, pour l’apprécier dignement, il lui faudrait se résigner à des études préliminaires. André Chénier s’adresse donc principalement aux hommes lettrés ; mais l’opinion unanime de ses admirateurs voit en lui un poète du premier ordre.

La naissance et l’éducation d’André Chénier s’accordent merveilleusement avec les œuvres qu’il nous a laissées ; sa mère était grecque, d’une beauté remarquable, et d’un esprit ingénieux ; son père était consul de France à Constantinople. André, troisième fils de la famille, fut amené de bonne heure en France, et resta jusqu’à l’âge de neuf ans confié aux soins d’une tante qui habitait le Languedoc. Après avoir nourri son enfance de promenades, de rêveries et de liberté, il entra au collège de Navarre, et s’y distingua bientôt par son application. À seize ans, il lisait familièrement Homère et Sophocle : il avait retrouvé par l’étude la patrie de sa mère. À vingt ans il entra comme sous-lieutenant dans le régiment d’Angoumois, en garnison à Strasbourg ; mais bientôt, las de l’oisiveté, il revint à Paris pour reprendre ses études et continuer, sans maître et sans guide, la lecture des modèles sur lesquels il voulait se former. Levé avant le jour, il n’avait d’autre ambition que de parcourir le cercle entier de la science humaine, et semblait croire qu’il ne fût pas permis d’aborder la poésie sans ce noviciat encyclopédique. Il n’avait pas mesuré ses forces : l’étude compromit sa santé ; et les frères Trudaine, liés avec lui d’une étroite amitié, l’emmenèrent en Suisse pour le soustraire aux dangers d’un travail excessif. Il avait consigné les différents épisodes de ce voyage dans quelques notes confuses ; mais sa famille, par une discrétion jalouse, a refusé de les publier. Pour notre part, nous regrettons de ne pas les connaître, car lors même qu’elles n’offriraient aucune ordonnance, qu’elles ne contiendraient aucune description précise des lieux parcourus par André Chénier, ce ne serait pas une raison pour les dédaigner. Il serait curieux d’étudier dans les notes confidentielles du voyageur les germes qui, plus tard, se sont épanouis en idylles, en élégies. Les œuvres que nous possédons forment tout au plus le tiers des manuscrits que l’auteur avait achevés ; et peut-être le voyage en Suisse d’André Chénier a-t-il servi à préparer des œuvres ignorées. Il manquerait alors à ces notes un complément important, le poème dont elles auraient fourni les éléments. Toutefois nous pensons que cette lecture ne serait pas sans profit, car il serait possible d’y découvrir la manière dont André Chénier envisageait envisageait la nature. Il a chanté la Grèce qu’il ne connaissait que par les livres ; nous voudrions savoir comment il comprenait le paysage de la Suisse, comment il associait la réalité placée sous ses yeux à la réalité qui lui était révélée par les livres. C’est pourquoi ces notes, confuses ou précises, présenteraient au lecteur un intérêt certain.

Revenu en France, André Chénier interrompit bientôt, pour la seconde fois, les études qu’il venait à peine de reprendre. Il partit pour l’Angleterre avec le comte de La Luzerne, nommé ambassadeur. À Londres, il connut l’isolement dans toute son amertume, et il nous a laissé un éloquent témoignage de sa tristesse. Il a tracé, en quelques pages d’un style négligé, mais poignant, le tableau de ses souffrances. Enfin, en 1790, à l’âge de vingt-huit ans, il revint se fixer à Paris ; et sans doute il se fût voué sans relâche au culte de la poésie, s’il n’eût pensé qu’il devait à son pays autre chose que la gloire. Il abandonna sans hésitation, mais non sans regret, la langue harmonieuse qu’il avait si laborieusement étudiée, pour s’engager dans la discussion des intérêts publics. Associé à MM. De Pange, à Roucher, il combattit tour à tour les égarements de la démocratie et de la cour. Il serait aujourd’hui difficile de reconnaître et de rassembler tout ce qu’il a écrit sur la lutte et les espérances des partis. Mais l’Avis aux Français offre un ensemble assez développé pour nous permettre de caractériser les vues politiques d’André Chénier. En lisant cette brochure, où respire à chaque ligne un amour sincère du bien public, il est impossible de ne pas voir que l’auteur se fie trop à l’excellence de ses sentiments, et qu’il ne s’est pas préparé par des études suffisantes à la solution des problèmes qu’il discute : il veut le bien, il espère, il appelle de ses vœux la conciliation des partis ; mais il exprime confusément ses vœux et ses espérances ; il marche au hasard, sans aucun plan arrêté. À chaque instant il revient sur ses pas, et il semble oublier la déduction de ses idées pour s’abandonner à des plaintes vertueuses, mais inutiles. Je ne parle pas du style de cette brochure, qui est loin d’égaler en correction les vers de l’auteur ; mais, à ne considérer que la pensée prise en elle-même, il est impossible de ne pas reconnaître que l’intention qui a dicté l’Avis aux Français est plus louable que l’avis lui-même, car cet avis se réduit à prêcher la paix ; et si c’est là l’œuvre d’un philanthrope, assurément ce n’est pas celle d’un publiciste. La lettre adressée par Louis XVI à la Convention trois jours avant sa mort, et rédigée par André Chénier, politiquement jugée, vaut mieux que l’Avis aux Français, car elle est à la fois précise dans son but et dans son expression, empreinte de résignation et de dignité. Le roi condamné demande à ses juges l’appel au peuple, et il accepte la mort comme un juste châtiment de ses fautes, dans le cas où les nouveaux juges auxquels il se confie, réunis en assemblées primaires, ne casseraient pas la condamnation prononcée contre lui. Cette lettre demeura inutile, et il était facile de le prévoir ; mais du moins elle n’était ni humiliante pour le condamné ni injurieuse pour les juges ; elle exprimait noblement les seules pensées que Louis XVI pût faire entendre.

Le 7 thermidor 1794, André Chénier expiait sur l’échafaud la lettre qu’il avait rédigée pour Louis XVI.

Il est facile de surprendre les transformations laborieuses que le poète a volontairement imposées à son talent. Dans les quelques années qu’il a pu donner au développement et à l’expression de ses pensées, il n’a rien négligé pour atteindre la perfection. La valeur très inégale des œuvres qu’il nous a laissées doit être pour les hommes studieux un sujet d’encouragement et d’émulation ; car il y a entre la pièce adressée au peintre David sur le Serment du jeu de paume et les élégies à Camille un intervalle immense, tel qu’il a fallu, pour le franchir, un travail opiniâtre. Envisagée sous ce point de vue, la lecture d’André Chénier est à la fois un exemple et un conseil ; et lors même que l’auteur de la Jeune Captive ne serait pas le précurseur de la nouvelle école poétique dans toutes les questions qui se rattachent à la forme proprement dite, au déplacement de la césure, à l’enjambement à la richesse de la rime ; lors même que ses œuvres publiées, pour la première fois en 1819, c’est-à-dire vingt-six ans après la mort de l’auteur, ne seraient pas la préface naturelle du mouvement littéraire accompli sous la restauration, il serait encore utile de les relire souvent, pour apprendre comment la volonté peut assouplir la parole et faire d’un esprit inexpérimenté un poète consommé. Assurément le serment du jeu de paume offrait à André Chénier un thème riche en développements de toute sorte. Depuis l’émotion patriotique, depuis l’orgueil du triomphe jusqu’à l’espérance d’un avenir pacifique et glorieux, l’auteur avait à parcourir une route vivante et variée. Mais la première condition d’une pareille entreprise était d’accepter franchement le sujet et de ne pas chercher à l’esquiver. Cet épisode, si populaire et si justement admiré de la révolution française, ne pouvait se prêter aux allusions mythologiques ; toutes les ruses de la diction devaient échouer contre la nature même de cet épisode, si le poète tentait de l’encadrer dans les souvenirs de l’antiquité grecque. Cependant André Chénier, plein de la lecture des poètes antiques, n’a pas craint de tenter ce qui, sans doute, quelques années plus tard, lui eût semblé contraire aux lois du goût et de la raison. Au lieu de célébrer le courage civil, et d’associer au simple récit d’une résistance héroïque les sentiments éveillés dans son âme par le souvenir du serment qu’il voulait chanter, il semble s’être efforcé d’effacer la couleur de son sujet. Il parle de Délos et de Latone, d’Apollon et de Diane, comme si l’histoire n’était pas cent fois plus éloquente et plus riche en émotions que toutes ces comparaisons lointaines et laborieuses. Si le rapprochement était indiqué avec brièveté, je ne le blâmerais pas, et même j’insisterais sur l’ingénieuse opposition des deux termes que le poète a choisis ; encadré dans une multitude de rapprochements du même ordre, je ne puis l’accepter, et je déclare en toute franchise, malgré la vive admiration que je professe pour André Chénier, qu’il me paraît avoir complètement méconnu le genre d’images qui convenait au serment du jeu de paume.

Le rythme de cette pièce échappe à toute définition : c’est un mélange singulier de mesures diverses, et ce mélange est conçu de telle sorte que l’œil et l’oreille sont à chaque instant déroutés. À proprement parler, il n’y a ni strophes, ni stances ; seulement la pièce est divisée en morceaux de dix-neuf vers, et, sans les chiffres qui marquent cette division, le lecteur ne saurait où faire une pause. Mieux vaudrait assurément l’ampleur monotone de l’alexandrin que ce perpétuel changement de mesure qui ne réussit pas à se régulariser en se répétant vingt-deux fois ; car l’alexandrin, malgré son uniformité apparente, peut, entre les mains d’un poète habile, s’assouplir et se varier. Mais dès que l’auteur tentait autre chose que le récit du serment, le sujet semblait naturellement appeler la strophe pindarique ; car jamais aucune des victoires célébrées par le lyrique Thébain, ne s’offrit sous un aspect plus digne et plus majestueux. La strophe était la forme naturelle et nécessaire qu’André Chénier devait adopter. S’il se fût arrêté à ce dernier parti, je suis sûr qu’il eut rencontré la clarté, et que toute la pièce eût été inondée d’une lumière pure et abondante. Telle qu’elle est, l’obscurité n’est pas son seul défaut, mais c’est assurément le plus évident de tous. À travers les nombreuses ambages du rythme indéfinissable que l’auteur a choisi, l’esprit trébuche à chaque pas et ne sait où finit, où commence la pensée de l’auteur. Arrivé au deux centième vers, le lecteur n’est pas plus avancé qu’au premier ; car jusqu’à la fin de la pièce, c’est pour lui une nécessité de renoncer à comprendre complètement ce que le poète a voulu exprimer.

Un autre défaut de cette pièce sur lequel je crois utile d’insister, d’autant plus qu’il se rencontre bien rarement dans les autres œuvres d’André Chénier, c’est l’usage ou plutôt l’abus de la périphrase. Je ne crois pas qu’il y ait dans le poème des Jardins ou de l’Imagination une seule périphrase capable d’exciter autant d’impatience que la façon détournée, je devrais dire inintelligible, dont André Chénier caractérise le Jeu de paume. Il semble que la paume n’ait pas droit de bourgeoisie dans la versification française, et qu’il soit indispensable de transformer la raquette en réseau noueux, en élastique égide. Il est curieux de voir André Chénier, le plus virgilien et souvent le plus homérique de nos poètes, lutter en cette occasion de gaucherie et de pusillanimité avec l’abbé Delille. Lui qui se distingue habituellement par la franchise et la simplicité hardie de l’expression, il s’épuise en efforts pour déguiser sa pensée, pour envelopper d’un nuage l’objet qu’il n’ose nommer. En vérité, il faut plus que de la bonne volonté pour deviner qu’il s’agit du jeu de paume, et sans le titre de la pièce, un lecteur, même clairvoyant, serait tenté d’abandonner la partie. Il serait permis, sans injustice, de chercher parmi les jeux de la Grèce antique celui qu’André Chénier a voulu désigner.

Abstraction faite du rythme et du langage, à ne considérer que la nature et le mouvement des pensées qui se succèdent dans cette pièce, il nous est impossible de voir dans cette œuvre rien qui se puisse comparer aux idylles ou aux élégies du même auteur. Lors même, en effet, que ces pensées seraient clairement exprimées, lors même que la périphrase serait absente et laisserait voir nettement les objets que le poète a voulu désigner, les sentiments qu’il s’est proposé de traduire, l’émotion émotion par le lecteur demeurerait encore assez tiède ; car c’est à peine s’il est permis d’attribuer au poète une émotion sincère. Préoccupé du soin de l’expression qu’il torture laborieusement et qu’il s’efforce de rendre singulière, il n’a guère le temps de ressentir l’enthousiasme qu’il veut chanter. Il a vu dans le serment du jeu de paume le sujet d’une ode, et, dédaignant les routes vulgaires, il a cherché dans le mélange de mesures diverses le moyen d’être majestueux : l’emphase a remplacé l’émotion.

Nous devons regretter qu’André Chénier n’ait pas employé plus souvent la forme de l’ïambe, car les quatre pièces auxquelles il a imprimé cette forme se distinguent par une grande franchise, et témoignent clairement que l’auteur maniait l’ïambe avec une entière liberté. Quoiqu’il soit possible de noter çà et là quelques mots qui ne sont pas employés dans leur sens vrai, cependant il est juste de reconnaître que ces taches n’obscurcissent pas la splendeur des pièces où l’œil les aperçoit. L’ïambe adressé aux Suisses révoltés du régiment de Châteauvieux est empreint d’une puissante ironie. Le poète célèbre le triomphe des soldats fêtés sur la motion de Collot d’Herbois, avec une joie pleine d’emphase, et paraît d’abord prendre au sérieux la gloire des triomphateurs ; il ne tiendrait qu’au lecteur de croire qu’André Chénier sympathise avec Collot d’Herbois, et voudrait se mêler à la foule pour applaudir et féliciter les soldats du régiment de Châteauvieux. Mais tout à coup il lance le trait qu’il avait préparé ; il laisse aller la corde qu’il avait tendue, et la flèche va frapper droit au cœur des triomphateurs. Il demande quand il lui sera donné de contempler un aussi beau jour ; il interroge l’avenir d’une voix inquiète, et il se répond avec assurance : « Un jour égal au jour que je célèbre sera celui où je verrai Jourdan coupe-tête marcher à la tête de nos armées, et La Fayette monter à l’échafaud. » Certes, ce dernier vœu, cette dernière espérance, expriment nettement l’ironie au nom de laquelle le poète apostrophe les triomphateurs. Peut-être André Chénier eût-il bien fait d’ajouter à cette pièce quelques nouveaux développements ; peut-être la raillerie sanglante qui termine cet ïambe eût-elle acquis une valeur nouvelle, si l’auteur eût pris soin de prolonger pendant quelques vers de plus les louanges adressées aux Suisses révoltés. Mais telle qu’elle est, cette pièce répond dignement à l’intention dont elle est née. Elle est simple de pensée, hardie dans l’expression, et peut servir de modèle à tous ceux qui voudront flétrir les injustes popularités. Il y a loin du style de cet ïambe à la prose indécise et embarrassée de l’Avis aux Français. Autant le poète semble gêné quand il n’a pas la rime à satisfaire, autant il paraît à l’aise quand il est forcé de compter les syllabes de sa phrase et de croiser la rime à des intervalles déterminés. Il parle naturellement la langue des vers, et dès qu’il est libre de toute contrainte, dès qu’il tente la prose, il a l’air de bégayer un idiome étranger.

L’ïambe où il se plaint de l’oubli et de l’abandon où le laissent ses amis, et qui se termine par des paroles de résignation, est supérieur au précédent, sinon par la franchise de la pensée, du moins par la continuité des images. Les moutons promis au charnier populaire, parmi lesquels le poète n’hésite pas à se compter, nous emportent bien loin des riantes images que l’auteur a puisées dans la lecture des poètes païens, et qu’il sait si habilement naturaliser dans notre langue. Une fois en possession de cette comparaison, il la poursuit, et ne l’abandonne qu’après l’avoir épuisée. Grâce à l’emploi laborieux de ce procédé, sa pensée prend un corps et devient véritablement visible ; puis, par une transition à peine sentie, l’auteur se demande s’il n’est pas injuste envers ceux qu’il accuse, si l’or n’eût pas été sans pouvoir sur ses geôliers, si l’oubli n’est pas la seule chance de salut qui lui reste ; il fouille le passé, il interroge ses années de bonheur et de paix. N’a-t-il rien à se reprocher ? n’a-t-il jamais détourné sa vue des malheureux ? L’indifférence dont il se plaint n’est-elle pas un juste châtiment infligé au dédain qu’autrefois il a témoigné aux douleurs d’autrui ? Chacun des sentiments que j’indique est sculpté dans l’ïambe d’André Chénier avec une admirable précision. Les vœux qui servent de conclusion à cette pièce, les souhaits de bonheur et de sérénité que le poète adresse à ses amis oublieux, respirent à la fois la tristesse et la résignation. C’est à peine si le prisonnier conserve l’espérance d’une liberté lointaine ; c’est à peine s’il entrevoit la chance d’échapper à la hache qui a déjà tranché tant de têtes. Pourtant il ne maudit pas ceux qui l’abandonnent ; il ne renonce pas à la vie, si amère qu’elle soit pour lui, et il leur dit de vivre dans la paix et la sécurité. Les reverra-t-il jamais ? Qui le sait ? Mais qu’importe ? libre ou prisonnier, réservé à la mort ou promis à l’air pur des champs, le bonheur de ses anciens compagnons de joie est encore pour lui une pensée consolante. Près de quitter la terre, séparé du monde des vivants, il aurait honte de conserver dans son cœur un sentiment d’égoïsme et d’envie ; seul avec ses espérances défaillantes, il n’est pas jaloux du bonheur de ceux qu’il attendait, et qui ne sont pas venus. Loin de là, il se console dans la pensée qu’ils auront encore des jours nombreux et prospères.

L’ïambe adressé aux bourreaux barbouilleurs de lois n’a pas toute la pureté de la pièce précédente. Ici les développements ne manquent pas, mais ils se pressent confusément, et les images entassées par le poète n’ont pas toute la valeur qu’elles pourraient avoir, parce qu’elles manquent d’air pour se déployer librement. Cette remarque s’applique surtout à la première partie de la pièce ; car dès que le poète entreprend de prouver que sa plume vaut une épée, sa pensée s’éclaire rapidement d’un jour abondant, et se dessine avec une grande précision. Son indignation, qui d’abord défendait aux paroles de s’ordonner, se transforme sans se calmer, et trouve moyen de s’exprimer clairement. Le moment vient même où l’entassement des images peut être appelé beauté. Quand le poète s’écrie qu’il ne veut pas mourir sans flétrir, sans percer de ses flèches, sans pétrir dans la fange les bourreaux qui moissonnent les têtes comme les épis d’un champ, sans tracer pour la postérité des portraits qui éternisent l’infamie de ses modèles, personne ne peut songer à lui reprocher la confusion des images qu’il appelle à son secours. L’apostrophe à la Vertu qui termine cette pièce a droit d’être placée parmi les plus beaux mouvements de poésie lyrique. Dire à la Vertu : « Pleure si je meurs avant d’avoir achevé mon œuvre de vengeance, avant d’avoir châtié selon leurs mérites les bourreaux qui m’ont condamné », n’est-ce pas l’expression sublime de l’orgueil et de la colère ? Le poète sent toute la dignité de sa mission ; il n’hésite pas à se proclamer l’interprète de la justice, et il recommande sa vie à la justice, au nom de laquelle il parle. Dans l’exaltation qui le domine, il ne craint pas de nommer sa mort un malheur public, et il dit à la Vertu de pleurer s’il n’a pas le temps d’achever sa tâche. Un pareil orgueil porte en lui-même son excuse, et se justifie par son évidente sincérité.

Parlerai-je des derniers vers d’André Chénier, de cet ïambe inachevé qu’il murmurait sous les verrous, et qui semble destiné à compter les minutes qui le séparent du supplice ? Il y aurait plus que de la puérilité à tenter l’analyse d’un tel monologue. Cependant je ne crois pas inutile d’appeler l’attention sur la coquetterie empreinte dans cette pièce. On dirait que le poète essaye de consoler, d’embellir ses derniers moments par la mélodie de ses plaintes ; il retrouve pour ce chant funèbre une grâce athénienne. Rien de confus ou d’indécis ; les paroles s’ordonnent avec une merveilleuse précision, et semblent défier le temps qui va leur échapper.

Entre les odes d’André Chénier il en est deux qui ont acquis une popularité méritée, l’ode à Charlotte Corday et la Jeune Captive. La dernière est aujourd’hui dans toutes les mémoires, et résume, pour le plus grand nombre des lecteurs, tout le talent du poète. Sans partager cette opinion, nous pensons cependant que nulle part André Chénier n’a montré plus d’élégance et de souplesse, plus d’abondance et de pureté. L’ode à Fanny malade se distingue aussi par une mélancolie vraie, par une grâce toute particulière. Le sujet de cette pièce est d’une extrême simplicité ; mais le poète a su en tirer un excellent parti. Sa maîtresse a été malade, et il chante la pâleur de sa maîtresse. Il remercie le ciel d’avoir respecté la beauté de Fanny, et il célèbre en même temps la pieuse charité qui appelle sur sa tête la bénédiction des pauvres. Souvent il l’a vue s’attendrir sur la souffrance et panser les plaies du pauvre ; le ciel, en lui rendant la santé, a voulu, sans doute, récompenser sa pitié généreuse, et l’encourager dans son œuvre sainte. Le poète se réjouit de la guérison de Fanny et va même jusqu’à trouver dans la pâleur de sa maîtresse un charme qu’il préfère à sa beauté première. Puis, par un retour imprévu sur lui-même, par un mouvement d’égoïsme bien pardonnable assurément, il lui demande de garder pour lui une part de la pitié qu’elle accorde à la pauvreté souffrante. Puisqu’elle compatit si tendrement aux douleurs qu’elle n’a pas faites, sera-t-elle moins généreuse pour les souffrances qui sont nées d’elle seule ? Épuisera-t-elle sur les pauvres toute la ferveur de son âme, et ne tiendra-t-elle pas en réserve, pour celui qui l’aime et qui la bénit chaque jour, une compassion plus active et plus dévouée ? Refusera-t-elle de récompenser, par une fidélité persévérante, une affection sans limites ? À mon avis, la série des pensées qui se succèdent dans cette pièce est pleine de grâce et de naturel. Peut-être faut-il regretter que le rythme adopté par André Chénier, dans l’ode à Fanny malade, n’ait pas une précision suffisante ; mais ce défaut, qui frappe à une seconde lecture, est à peine aperçu lorsque l’esprit parcourt pour la première fois les idées exprimées par le poète ; une sympathie rapide et involontaire ne permet pas de saisir sur-le-champ ce qu’il y a de vague et d’incomplet dans la forme que l’auteur a choisie ; et si cette ode n’est pas une œuvre accomplie de tout point, il faut reconnaître cependant qu’elle mérite de sincères éloges, car elle est d’une grande vérité.

L’ode à Charlotte Corday respire un enthousiasme qui n’a rien de factice. On sent à chaque strophe que l’auteur, en écrivant, cède à l’irrésistible entraînement de sa pensée ; qu’avant de se préoccuper de la beauté littéraire de son œuvre, il écoute la voix d’un devoir impérieux. Il ne chante pas pour chanter ; pour lui, la tâche du poète ne vient qu’après la tâche du citoyen, et grâce aux sentiments patriotiques dont il est animé, toutes les paroles qu’il adresse à Charlotte Corday ont une signification précise ; la rime obéit, mais ne commande jamais. Les souvenirs de la Grèce antique viennent se fondre fort heureusement dans le portrait de l’héroïne, et se marient à l’histoire contemporaine d’une façon si naturelle, que l’esprit s’aperçoit à peine de la distance qui sépare Charlotte Corday d’Harmodius. C’est ainsi seulement qu’il est permis d’associer à l’histoire moderne les glorieux épisodes de l’histoire antique ; pour que les rapprochements ajoutent au relief de la pensée, il faut qu’ils se présentent d’eux-mêmes et comme attirés par un aimant irrésistible. Mais pour satisfaire à cette condition impérieuse, il est indispensable que le poète soit familiarisé depuis longtemps avec les souvenirs qu’il évoque, qu’il ait vécu dans l’intimité des hommes dont il emprunte le nom, afin d’éclairer sa pensée. Or, ces études préliminaires sont aujourd’hui trop dédaignées, et lorsqu’il arrive aux poètes contemporains d’associer aux événements qu’ils célèbrent le souvenir d’un épisode antique, c’est presque toujours avec une espèce d’ostentation. On dirait qu’ils ont honte de montrer ce qu’ils savent, et qu’ils craignent de ne pas retrouver l’occasion de mettre leur science en lumière. De là naît souvent une obscurité volontaire ; ils prodiguent les allusions, suppriment à plaisir les idées intermédiaires, et mettent le lecteur dans la nécessité de deviner. Pas une strophe de l’ode à Charlotte Corday ne mérite un pareil reproche. Chénier, en parlant de la Grèce, parle encore de sa patrie ; et les noms qu’il choisit, pour honorer le courage viril d’une jeune fille, arrivent sur ses lèvres sans qu’il ait besoin de feuilleter ses souvenirs. Il est permis de reprocher à quelques parties de cette pièce une tension voisine de l’emphase ; la jeunesse de l’auteur explique suffisamment ce défaut, et je crois même qu’il est difficile de célébrer le dévouement héroïque de Charlotte Corday sans mériter le même reproche qu’André Chénier. Mais lors même qu’il serait possible d’éviter l’emphase, l’ode d’André Chénier serait encore une œuvre digne d’étude ; car elle concilie heureusement la personnalité de la pensée et le respect des traditions ; elle est naturelle avec un air antique.

Louer la Jeune Captive est une tâche qui paraîtra sans doute bien inutile aux admirateurs d’André Chénier. Les sentiments exprimés par mademoiselle de Coigny sont si vrais, et se succèdent dans un ordre si logique ; les images qui servent de vêtement aux pensées de la jeune captive ont tant de grâce et de pureté, qu’il semble superflu d’appeler l’attention sur cet ensemble harmonieux ; cependant je crois devoir signaler dans cette ode si justement populaire un mérite qui jusqu’ici a passé inaperçu. Le germe de cette pièce, qui défie la louange et qui échappe à toute analyse, tant le poète s’est identifié avec son personnage, se trouve dans une élégie de Tibulle ; mais quel autre qu’André Chénier aurait su tirer de ce germe la moisson dorée qui s’appelle la Jeune Captive ? Avec deux vers de Tibulle, André Chénier a composé une œuvre dont personne ne voudra ni ne pourra contester l’originalité. C’est là, si je ne m’abuse, un des secrets du génie. Dérober ainsi que l’a fait l’interprète mélodieux de mademoiselle de Coigny, ce n’est pas commettre un plagiat ni se parer d’une richesse étrangère, c’est conquérir, et légitimer sa conquête en la fécondant. Je ne crois pas qu’il y ait dans notre langue un morceau d’une mélancolie plus touchante, d’une chasteté plus gracieuse que la Jeune Captive, et pourtant le germe de cette ode est contenu dans deux vers de Tibulle. Mais la lecture de l’élégie latine, loin de diminuer mon admiration pour André Chénier, ajoute encore à ma sympathie pour ce génie heureux et privilégié ; car s’il m’est impossible de méconnaître dans Tibulle l’origine de l’ode française, je suis forcé en même temps d’avouer qu’il y a entre l’élégie latine et l’ode française un immense intervalle, et qu’il fallait, pour le combler, une pénétration et une puissance singulières. Envisagée sous ce point de vue, la Jeune Captive mérite une étude sérieuse ; car il ne faut pas admirer seulement la grâce qui respire dans toutes les strophes de cette pièce, mais bien aussi l’habileté persévérante avec laquelle André Chénier a su développer l’idée à peine indiquée par Tibulle. La comparaison attentive de l’idée première et de l’œuvre n’entame pas d’une ligne la valeur de l’ode française, et peut servir à montrer comment les génies originaux comprennent la lecture des poètes antiques, comment ils choisissent et métamorphosent la substance dont ils se nourrissent, comment ils encadrent une parole oubliée dans leurs impressions personnelles, et trouvent dans le rajeunissement du passé un caractère indépendant et nouveau.

Les épîtres d’André Chénier inspirent le même regret que ses ïambes ; les quatre que nous connaissons, et qui sans doute ne sont pas les seules qu’il ait écrites, ont toutes les qualités du genre, et concilient, avec une heureuse variété, les épanchements familiers et les retours vers le passé, que le poète ne perd jamais de vue. La première, adressée à MM. Lebrun et de Brazais, offre un touchant éloge de l’amitié. Quoique plusieurs morceaux de cette épître rappellent par la forme les maîtres chéris d’André Chénier, la pièce entière est empreinte d’une sensibilité vraie, et le thème choisi par l’auteur pourra paraître nouveau à bien des lecteurs ; car André Chénier ne se borne pas à célébrer les charmes de l’amitié, il insiste avec une conviction éloquente sur les relations étroites du cœur et de l’intelligence, sur la nécessité d’aimer pour comprendre. L’amitié, telle qu’il la conçoit, telle qu’il la célèbre, n’est pas seulement une consolation pour la tristesse, mais une leçon indispensable. Non seulement les affections rendent la vie plus douce, mais il n’y a pas de poésie possible pour l’homme qui vit sans amis. Celui qui vit seul, qui renferme toutes ses pensées dans le cercle étroit de sa destinée individuelle, ne prendra jamais rang parmi les poètes du premier ordre. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il étudie, les paroles lui manqueront lorsqu’il voudra peindre les sentiments qu’il n’a pas éprouvés. Il aura beau graver dans sa mémoire les vers consacrés à l’expression de l’amitié, il n’atteindra jamais à la véritable éloquence ; toutes les fois qu’il voudra parler d’après sa mémoire, le lecteur devinera que l’homme qui lui parle n’a jamais eu d’amis. Le thème choisi par André Chénier nous offre donc l’amitié sous une face toute nouvelle, et peut se résumer en un conseil très significatif : se dévouer pour peindre le dévouement. Ce précepte poétique est aujourd’hui généralement méconnu. La plupart des écrivains, prosateurs ou poètes, qui célèbrent le dévouement, consultent les livres au lieu de consulter leurs souvenirs personnels. Non seulement leur vie est mauvaise, mais les œuvres qu’ils produisent sont nécessairement incomplètes ; le conseil d’André Chénier arrive à propos pour leur montrer qu’ils ont tenté l’impossible, et que la première condition de la véritable éloquence est la sincérité. Parler de l’amitié et vivre seul avec soi-même, c’est décrire une terre inconnue, c’est bégayer au hasard un idiome ignoré. Lors même que l’épître adressée à MM. Lebrun et Brazais ne se distinguerait pas par une rare éloquence, il serait encore sage d’en recommander la lecture aux hommes qui pratiquent la poésie.

L’épître suivante, où André Chénier raconte sa répugnance pour la satire, peut passer à bon droit pour une satire excellente. Il paraît que, dans les dernières années du xviiie  siècle, comme au temps où nous vivons, les salons étaient peuplés de vanités impatientes, et qu’alors comme aujourd’hui, nombre de poètes croyaient leur journée perdue s’ils n’avaient recueilli, entre le lever et le coucher du soleil, les applaudissements d’un auditoire dévoué. Alors comme aujourd’hui, au lieu de consacrer à l’achèvement d’une œuvre longtemps méditée des veilles laborieuses, au lieu de ne solliciter les suffrages qu’après les avoir mérités par leur persévérance, les hommes qui prétendaient vivre pour la gloire ne travaillaient en réalité que pour la vogue. À toute heure de la journée ils étaient prêts à réciter leurs vers pour être applaudis. André Chénier, tout en refusant de traiter la satire, ne peut faire cependant les nombreuses sollicitations qu’il a eu à subir, et il excuse de son mieux la lenteur volontaire, l’apparente stérilité de son imagination. Il n’improvise pas pour le plaisir des salons oisifs ; il n’écrit qu’à son heure, et il ne poursuit pas toujours la même pensée. Il commence à la fois et il mène de front plusieurs compositions. À l’exemple du statuaire qui ébauche dans la même journée un athlète et un dieu, qui taille tour à tour dans le marbre le front de Jupiter et la jambe d’Ajax, il va d’un poème à un autre, d’une ode à une idylle, et songe à se contenter avant d’espérer les applaudissements. Peut-être ferait-il mieux de concentrer toutes ses facultés sur une œuvre unique, et de ne pas quitter le poème commencé avant de l’avoir achevé. Mais quoi ! il n’a pas toujours pour cette première ébauche la même sympathie, la même ferveur. Il se défie de ses forces, et il n’essaye pas de ramener, par une volonté violente, son esprit, emporté en d’autres régions. Que d’autres achèvent en une semaine des poèmes qui seront oubliés le lendemain du jour où ils auront été applaudis ; il ne partage ni leur impatience, ni leur avide vanité. Il ne lira rien avant d’avoir donné à sa pensée la forme désirée, avant d’avoir dit ce qu’il veut dire. Il attendra la gloire et se passera de la vogue. Cette profession de foi n’est pas seulement un acte de modestie ; car, en présentant son apologie, André Chénier instruit le procès des poètes qu’il n’imite pas, et chacune des excuses qu’il invoque en sa faveur est un grief articulé contre les improvisateurs de son temps et du nôtre. J’ai donc eu raison de voir dans cette épître une satire excellente.

L’épître adressée à M. de Pange, sans mériter la même attention que les deux précédentes, offre cependant une lecture pleine d’intérêt. Le sujet n’est pas neuf, mais l’auteur a su le rajeunir, et c’est précisément ce rajeunissement que j’admire. Il chante le bonheur de l’étude et le bonheur de l’amour, et certes il n’est guère possible de choisir une idée plus vieille. Mais il parle de ses livres et de sa maîtresse avec tant d’élégance et de pureté, il trouve pour les antiques doctrines et pour les yeux de son amie des couleurs si belles et si harmonieuses, que l’idée paraît nouvelle et vous charme comme un spectacle inattendu. En quoi consiste la beauté de cette épître ? Comment l’auteur a-t-il renouvelé une pensée qui a traversé toutes les langues, qui appartient à tout le monde, et qui semble défier la poésie par sa vulgarité ? Il serait vraiment bien difficile de le dire. Mais, à mon avis, rien ne marque mieux que cette épître la ligne qui sépare le vers de la prose ; car chacun des sentiments exprimés dans cette pièce emprunte à la versification la meilleure partie de sa valeur. Dérangez les mots, et chacun de ces sentiments deviendra trivial ; lisez les vers d’André Chénier, et vous avez devant vous un tableau complet. Si la doctrine qui veut estimer les vers en les décomposant, et qui prend la prose comme terme suprême de comparaison, avait besoin d’une réfutation, si les esprits les plus étrangers à l’étude de la poésie ne trouvaient pas dans la lecture des vers un plaisir incontesté, l’épître à M. de Pange démontrerait victorieusement la différence qui sépare le vers de la prose. Il n’y a pas, dans toute l’histoire de notre langue, un poète plus concis qu’André Chénier ; personne ne se complaît moins que lui dans l’éclat et le nombre des mots ; comment donc expliquer le charme de cette épître ? Par le choix sévère des expressions, par l’ordonnance heureuse des images. Il y a dans la forme du vers une vertu singulière, que la critique française du dernier siècle semble avoir complètement méconnue, qui condense la pensée et lui rend à peu près le même service que la trempe au fer rouge qu’elle convertit en acier. De même que certaines figures conviennent au marbre, tandis que d’autres conviennent à la toile, il y a certaines pensées qui, exprimées en prose, demeurent à peu près sans valeur, et qui, resserrées dans le moule du vers, étreintes par la rime, acquièrent une beauté, une précision inattendues. C’est surtout dans les maîtres du premier ordre qu’il faut chercher la démonstration de cette vérité ; or, je ne crois pas qu’un seul poète de notre langue, pas même l’auteur d’Athalie, connaisse les ruses et les ressources de la versification française mieux qu’André Chénier.

D’après les fragments que nous avons, il est difficile de conjecturer ce qu’auraient été le poème d’Hermès et l’Art d’aimer. Nous savons seulement qu’André Chénier se proposait de refaire l’œuvre de Lucrèce en empruntant le secours de la science moderne. Malgré le talent du poète français, malgré la souplesse de son langage et son ardeur pour l’étude, il est permis de douter que cette entreprise eût été couronnée de succès ; car les récentes divisions de la science, en soumettant à une analyse plus rigoureuse les différents phénomènes de la nature, ont singulièrement compliqué la tâche d’un nouveau Lucrèce. Quant à l’Art d’aimer, c’eût été probablement pour André Chénier l’occasion d’une lutte victorieuse avec Ovide. Le poème de l’Invention, qui nous est parvenu tout entier, offre l’alliance heureuse de l’imagination et de la raison. Rarement est-il arrivé à la langue française de parler plus nettement et en termes plus coloriés des devoirs de la poésie. Chacune des idées exprimées par André Chénier a le double mérite d’être vraie, d’être applicable, et de se présenter sous une forme vivante. Parfois la déduction de la pensée est brusquement interrompue par un élan du poète vers l’avenir glorieux qu’il a rêvé ; mais il n’y a pas une de ces interruptions qui ne tourne au profit du lecteur, car l’auteur descend des cimes de son ambitieuse espérance, plus libre, plus sûr de sa pensée, plus habile à traduire ce qu’il veut, à formuler les lois qu’il a découvertes en feuilletant studieusement les monuments de l’art antique. Malgré sa prédilection avouée pour la poésie grecque, il s’en faut de beaucoup qu’il circonscrive les devoirs de l’imagination moderne dans l’imitation de Sophocle et d’Homère. Loin de là ; personne n’a jamais distingué l’invention et l’imitation plus franchement qu’André Chénier ; personne n’a senti plus vivement en quoi la liberté diffère de la servitude. Pour marquer comment il comprend l’étude d’Homère et de Virgile, il affirme qu’Homère et Virgile, s’ils fussent nés de nos jours, n’auraient écrit ni l’Iliade, ni l’Énéide. La seule manière de marcher sur leurs traces, de lutter avec eux, est donc de faire ce qu’ils auraient fait, en s’inspirant du génie qui anime leurs ouvrages. Certes un pareil conseil n’a rien de commun avec l’enseignement universitaire, car il ouvre une large voie à toutes les tentatives de l’intelligence, et les déclare d’avance légitimes, pourvu qu’elles demeurent fidèles aux lois éternelles de la beauté.

Entre les idylles d’André Chénier, il en est trois qui méritent une égale admiration, le Mendiant, la Liberté et l’Aveugle. Le charme de ces trois pièces est si étroitement uni à l’élégance continue de l’expression, que l’analyse, en essayant de les faire comprendre, s’exposerait à les obscurcir. Cette remarque s’applique surtout au Mendiant et à l’Aveugle. Quant au dialogue sur la Liberté, outre le mérite d’expression qui le caractérise aussi bien que les deux autres pièces, il possède un mérite moins évident au premier aspect, mais, à mon avis, beaucoup plus précieux, je veux parler de l’enchaînement des idées. Le dialogue des deux bergers se compose de phrases courtes et vives ; mais chacune de ces phrases porte coup. Le poète a trouvé moyen de rajeunir l’éternelle opposition de l’espérance dans la liberté, et du désespoir dans la servitude. Il a montré, avec une délicatesse ingénieuse, comment la souffrance engendre l’injustice, combien la générosité est facile au bonheur. Il n’y a pas une des reparties placées dans la bouche du berger esclave ou du berger libre qui ne renferme une leçon pleine de sagesse. L’idylle ainsi comprise, malgré la distance qui sépare la vie pastorale de la vie moderne, n’a rien de factice ni de puéril ; car les pensées exprimées par le poète s’adressent à tous les âges de la biographie humaine. De la région sereine où il s’est placé, il domine toutes les passions, tous les intérêts de la vie actuelle ; et, tout entiers au plaisir de l’écouter, c’est à peine si nous prenons la peine de demander le nom des interlocuteurs qu’il a choisis pour interprètes. Les idylles du Mendiant et de l’Aveugle sont appelées à un succès plus général que l’idylle de la Liberté. Jamais notre langue ne s’est montrée plus mélodieuse et plus riche que dans les périodes qu’André Chénier prête à Homère. Cependant je crois que l’idylle sur la Liberté révèle chez le poète une plus grande maturité de pensée.

Les élégies consacrées aux joies et aux souffrances de l’amour semblent dérobées tantôt à Properce, plus souvent encore à Tibulle. À parler franchement, l’amour, tel que nous le comprenons aujourd’hui, tel que nous le voyons, non seulement dans les romans et au théâtre, mais dans la vie réelle, paraît à peine dans les élégies d’André Chénier. Le poète admire et célèbre la beauté de sa maîtresse ; il lui arrive de redouter l’infidélité, de pleurer l’absence ; mais ses doutes sont les doutes de l’orgueil, et ses pleurs ne s’adressent qu’au plaisir. Rien chez lui ne témoigne l’exaltation et le dévouement qui semblent inséparables de l’amour. Cette manière de comprendre les femmes appartient précisément à l’élégie latine. Properce et Tibulle ne voient dans leurs maîtresses que le plaisir et la beauté ; le dévouement et l’abnégation n’entrent pour rien dans les joies ou dans les souffrances qu’ils expriment. Mais ce qui était naturel et nécessaire sous l’empire du polythéisme nous semble singulier chez un poète né dans la seconde moitié du xviiie  siècle. À cette époque, il est vrai, le sentiment religieux était peu développé ; le scepticisme, qui avait envahi la société française, ne permettait guère à la passion de s’élever jusqu’à l’extase. Aussi n’est-ce pas l’absence du sentiment religieux qui nous étonne dans les élégies d’André Chénier, mais bien la sincérité de son paganisme. Jamais il ne lui arrive d’associer l’idée de sa maîtresse à l’idée d’une vie future : cet oubli s’explique naturellement par le milieu où vivait le poète. Mais jamais, non plus, il ne raille les croyances qu’il ne partage pas ; et, par cette modération, il se détache de son siècle. Il chante la beauté de sa maîtresse et le plaisir qu’il goûte dans ses bras ; mais il parle du plaisir et de la beauté comme un païen, et son vers respire une admiration si sincère, une joie si naïve, que son amour, si incomplet qu’il soit, a quelque chose de sérieux. La jeunesse d’André Chénier ne suffit pas à expliquer le caractère païen de ses élégies ; car, de vingt à trente ans, il avait eu sans doute l’occasion de connaître l’amour autrement que par le plaisir. Je crois plutôt que sa prédilection pour l’art antique transformait à son insu les impressions qu’il avait éprouvées. Il ne trouvait ni dans Properce ni dans Tibulle l’expression de l’amour sincère ; et, par respect pour ses modèles, il se bornait à chanter le plaisir. Mais cette soumission touchait à son terme. Maître absolu de la langue qu’il avait étudiée avec une patience monastique, André Chénier, s’il eût vécu plus longtemps, aurait trouvé pour l’amour une expression supérieure à l’expression païenne. Cependant ses élégies, telles qu’elles sont, vouées tout entières au plaisir et à la beauté, sont un excellent sujet d’étude, car elles offrent aux poètes de notre temps le modèle accompli de la précision dans l’abondance.

II. L’abbé Prévost.

De tous les ouvrages de Prévost, un seul est demeuré en possession de la sympathie publique, Manon Lescaut, et c’est le seul en effet qui ait mérité de survivre. Il y a dans ce livre un charme puissant qui ne relève précisément ni de l’invention, ni du style ; car l’invention et le style de Manon Lescaut sont loin de pouvoir défier les reproches ; mais qui s’explique très bien par la force même de la vérité. Les sentiments qui animent ce livre, et qui circulent dans chaque page comme une sève généreuse, ne sont pas toujours choisis avec un goût très sévère, et souvent même choquent la délicatesse des esprits les plus indulgents. Mais chacun de ces sentiments est tellement pris sur le fait, et dessiné avec une franchise si évidente, qu’il est impossible de s’arrêter à moitié chemin dès qu’on a commencé la lecture de Manon Lescaut ; chose étonnante, et qui marque bien la valeur de ce livre ! Quoique le style de Manon Lescaut laisse beaucoup à désirer, il faut avoir lu plusieurs fois cette histoire touchante pour apercevoir les taches qui la déparent. C’est là sans doute un mérite singulier, qui ne réduit pas la critique au silence, qui ne lui défend pas de juger en toute liberté le chef-d’œuvre de Prévost, mais qui l’affermit dans son respect pour la vérité humaine des créations littéraires. Bien des livres empreints d’un talent d’écrivain très supérieur à celui de Prévost seront oubliés avant dix ans, et dans cent ans comme aujourd’hui Manon Lescaut sera relue avec une vive sympathie par tous ceux qui se plaisent à étudier le jeu des passions humaines. Le maniement le plus habile du langage est impuissant à protéger contre le dédain et l’indifférence les œuvres qui cherchent la pensée dans le choc des mots au lieu de ciseler les mots selon les formes de la pensée ; les œuvres telles que Manon Lescaut, revêtues du sceau de la vérité, jouissent d’une longue popularité parmi les classes lettrées et illettrées, malgré la vulgarité de plusieurs détails, malgré l’incorrection du langage ; et cette popularité n’a rien d’illégitime, car elle repose sur le fondement même de toute poésie, sur l’analyse et la peinture des passions humaines. Les caprices de la mode ne peuvent rien sur de telles œuvres ; le culte exclusif du moyen âge peut succéder au goût de l’antiquité grecque sans discréditer la valeur de ces simples récits. Écrite avec une pureté constante, l’histoire de Manon Lescaut prendrait place parmi les plus précieux monuments de l’imagination française. Malgré les taches qu’une attention sévère ne manque pas d’y découvrir, elle doit être proposée comme sujet d’étude à tous ceux qui ont l’ambition de connaître et de retracer les joies et les angoisses du cœur.

Pour ceux qui ont pris la peine de feuilleter la biographie de Prévost, il n’est pas étonnant que Manon Lescaut ait seule conservé la popularité qui accueillit autrefois Cleveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d’un homme de qualité, et tant d’autres ouvrages dont le nom n’est aujourd’hui présent qu’à la mémoire des bibliographes. L’histoire de Guillaume le Conquérant est très justement oubliée, et malgré l’intérêt qui règne dans Cleveland, dans le Doyen de Killerine, on ne peut se dissimuler que la lenteur de ces deux récits s’accorde mal avec l’impatience des lecteurs de notre temps. Si quelque chose a droit d’exciter notre étonnement, c’est que Prévost ait laissé un chef-d’œuvre ; car les agitations innombrables de sa vie semblaient le condamner à ne produire que des ouvrages vulgaires et dignes d’un prompt oubli. Né dans les dernières années du xviie  siècle, et mort en 1763, à l’âge de soixante-six ans, c’est à peine s’il a eu un jour de repos et de sécurité. Il n’a subi aucune persécution éclatante, son nom ne se trouve mêlé à aucun événement historique ; mais la mobilité de ses goûts, l’ardeur de ses passions ne lui ont pas permis de suivre avec profit les diverses professions qu’il a tour à tour embrassées, et, malgré le nombre prodigieux de ses ouvrages, il n’a jamais connu le loisir. Il a passé deux fois de l’armée à l’Église et de l’Église à l’armée ; il a prêché avec succès, est entré dans l’ordre des bénédictins, a écrit, malgré la tournure romanesque de son imagination, un volume entier de la Gallia Christiana, un volume dont la composition effrayerait aujourd’hui bien des hommes qui se donnent pour érudits, pour laborieux ; plus tard, l’amour de l’indépendance l’a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour les vœux qu’il avait prononcés, il a refusé d’épouser une femme jeune et belle, attachée à lui par les liens de la reconnaissance, mais qui n’était pas de la même communion que lui.

De retour dans sa patrie, après un exil de plusieurs années, il a traduit ou abrégé, pour subvenir aux besoins de chaque jour, les romans de Richardson, l’Histoire de Cicéron de Middleton ; il a mis en ordre des collections de voyages. Eût-il été capable de concevoir le plan d’un roman ou d’une comédie dans les proportions adoptées par les maîtres les plus habiles, il n’eût jamais trouvé le temps de mûrir par la méditation le germe déposé dans sa pensée par les passions qui l’avaient agité, par les ridicules qu’il avait sous les yeux. Toute sa vie s’est consumée dans un labeur ingrat ; il s’est toujours pris pour un ouvrier, et s’il lui est arrivé de faire œuvre d’artiste, ç’a été comme à son insu et presque par hasard. Il n’a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la postérité ; et sans doute, en achevant Manon Lescaut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit. L’exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler ni les objections de la critique, ni les rigueurs de la fortune. Avant de songer à contenter le public, il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l’œuvre d’autrui. Habitué à tracer les premières pages de chacun de ses récits, sans savoir comment il le poursuivrait, encore moins comment il dénouerait l’action qu’il se proposait de nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses héros et trouvait en lui-même le plus bienveillant des lecteurs. Il est impossible, sans doute, en suivant une pareille méthode, de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles par une mutuelle dépendance ; car l’écrivain qui ne prévoit pas ce qu’il va dire, qui trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle qu’il leur assignera, s’impose l’improvisation comme une nécessité, et, quelle que soit la richesse de ses facultés, se soumet à toutes les chances de l’improvisation ; quoi qu’il fasse, il ne peut échapper à l’emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu’au mélodrame, de violer la vraisemblance, de substituer souvent les aventures au développement des caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité singulières. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme il n’a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la valeur des scènes qu’il raconte, s’il est richement doué, il apporte dans toutes les parties de son récit une ardeur continue qui manque souvent à la prévoyance. Il s’émeut, il s’amuse, et son esprit gagne en vivacité ce qu’il perd en logique et en précision.

Les trois personnages principaux du chef-d’œuvre de Prévost sont dessinés avec une vérité frappante. Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie qui anime ces trois figures. Manon, le chevalier des Grieuxa et Tiberge, méritent une admiration d’autant plus grande, qu’ils excitent notre sympathie sans le secours de la nouveauté. C’est là, certainement, un mérite bien rare parmi les poètes et les romanciers de nos jours. Il est plus facile de provoquer l’étonnement par la singularité des personnages et des incidents, que de produire sur la scène des personnages d’une vérité vulgaire et d’enchaîner notre attention par une action simple et facile à prévoir. Prévost n’a pas craint de se décider pour ce dernier parti, et nous devons dire que, dans le cours de son récit, il est demeuré presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère de Manon Lescaut ferait honneur au poète le plus savant et le plus habile. Prévost n’essaye pas une seule fois de cacher les souillures et l’avilissement de ce personnage ; il se fie à la seule puissance de la vérité pour triompher des répugnances que Manon ne manquera pas de soulever, et il a raison ; car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne laisse pas languir l’intérêt un seul instant. Il lui arrive d’exciter la colère ; mais au moment même où elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les cœurs généreux, la colère fait place à la compassion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette douloureuse lecture. Il n’entre pas dans ma pensée de comparer le personnage de Manon aux figures idéales de Juliette, d’Ophélie, et de Desdémone ; Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter avec l’élévation et la pureté de ces poétiques héroïnes ; mais je crois qu’il serait difficile, sinon impossible, de construire avec le désordre et la débauche un personnage plus animé, plus poétique, plus digne de sympathie, que Manon. Il y a dans cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier, un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au milieu de ses dérèglements, elle ne passe pas un seul jour sans éprouver le besoin d’aimer et d’être aimée ; et c’est à cette soif inapaisable d’affection qu’il faut rapporter l’intérêt qu’elle nous inspire.

L’inconstance peut-elle se concilier avec une affection vraie ? La majorité des lecteurs se prononcera, je n’en doute pas, pour la négative, et, pour ma part, je n’entreprendrai pas de justifier Manon. Je n’invoquerai pas même en sa faveur la distinction établie depuis longtemps entre l’inconstance et l’infidélité. Que Manon soit infidèle ou inconstante, peu importe. Que dans les bras des hommes qui l’achètent elle conserve le souvenir du chevalier des Grieux, ou qu’elle oublie l’amour dans la débauche, elle s’avilit, elle se dégrade, et ne peut se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon, avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le repentir, mérite notre compassion par les douleurs qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle n’a, pour abandonner l’homme qu’elle aime, aucune raison que le cœur puisse avouer ; mais, dès qu’elle l’a quitté, elle est si cruellement et si promptement punie ; dès qu’elle a fui le bonheur pour chercher le plaisir, elle est si confuse et si désespérée de son égarement, qu’elle désarme les juges les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle se couvre de boue ; mais chacune des souffrances qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix du bonheur qu’elle a quitté, toute la profondeur de l’abîme où elle est descendue, prépare sa régénération et accroît sa valeur poétique. D’ailleurs il se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des caractères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s’avilissent pas comme elle, mais elles trompent l’homme qu’elles aiment, comme si l’inquiétude et la douleur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur qu’elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme ; elles obéissent au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non dans l’espérance d’une condition meilleure, mais dans l’unique dessein de varier leur vie, comme s’il n’y avait pour le cœur aucune dignité dans le repos. Que les moralistes s’élèvent contre l’inconstance désintéressée ; quant à nous, sans essayer de la justifier, nous la posons comme un fait, et nous en concluons que Manon, malgré le caractère flétrissant qui s’attache à son infidélité, peut continuer d’aimer sincèrement le chevalier des Grieux, même après qu’elle l’a quitté.

S’il était possible de révoquer en doute la vérité du fait que nous affirmons, si des observations nombreuses ne venaient à l’appui de notre témoignage, la sincérité du repentir de Manon, chaque fois qu’elle revient à son amant, nous autoriserait à maintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre avis, qu’elle a pour le chevalier des Grieux une affection réelle après comme avant son infidélité, c’est qu’elle n’essaye pas de jeter un voile sur sa faute, c’est qu’elle ne dit pas une parole pour détourner le mépris. Elle s’accuse elle-même avec une entière franchise, et se proclame indigne de l’homme qu’elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du titre de passion l’odieux marché qu’elle a signé de son déshonneur ; elle se donne hardiment pour ce qu’elle est, pour une courtisane. Mais à l’heure même où elle s’avoue coupable et dégradée, où elle encourage le mépris, elle demande grâce avec une complète sécurité. Elle a pour le chevalier des Grieux une passion si vraie, si ardente, qui se révèle par des signes si évidents, qu’elle ne doute pas un seul instant de son pardon. La sécurité de Manon, après chacune de ses fautes, est, à nos yeux, un des traits les plus remarquables de son caractère. Si la société au milieu de laquelle nous vivons ne peut, sous peine de perpétuer le désordre, accorder à toutes les femmes infidèles l’indulgence que Manon réclame pour ses fautes, les cœurs passionnés, qui ne sont dans la société qu’une exception, se montrent moins sévères et se laissent désarmer par la franchise. Le mensonge est, en effet, plus digne de mépris que l’infidélité ; c’est ce que Manon comprend admirablement. Quand elle revient près du chevalier des Grieux après ses honteuses équipées, elle insiste sur l’aveu de sa faute comme sur une preuve d’estime. Elle espère, elle implore l’affection de son amant, mais elle ne veut pas la surprendre, et c’est précisément à sa franchise qu’elle doit son triomphe. En voyant la sévérité avec laquelle Manon flétrit le désordre de sa vie, le chevalier n’a pas le courage de repousser sa maîtresse infidèle. Si elle tentait de se justifier, il se ferait un devoir de lui résister ; mais, une fois son orgueil mis à l’aise par l’humilité de la suppliante, il n’écoute plus que son cœur, et Manon a gagné sa cause. Je pense donc que le caractère de cette fille, si adorable et si singulière, mérite d’être étudié comme un modèle de vérité. Quels que soient ses égarements, elle ne manque jamais de fléchir notre colère par sa tendresse et son ingénuité.

La crédulité du chevalier des Grieux n’a rien qui doive nous étonner, si nous songeons à l’âge du héros. Comme il aime pour la première fois, comme il n’a jamais été trompé, sa confiance est très naturelle. S’il avait dix ans de plus, il est probable qu’il se défierait d’une femme si facilement conquise ; et, quoique la pratique de la vie aboutisse généralement à cette conclusion, il n’aurait peut-être pas raison d’estimer sa conquête selon la durée de la défense. Mais à vingt ans un homme qui aime, qui se sent aimé, accepte son bonheur sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir ce que l’avenir lui réserve de douleur ou de joie. Cette confiance illimitée est assurément un des plus grands charmes du premier amour ; c’est à cette confiance qu’il faut rapporter la sérénité des âmes qui n’ont connu dans toute leur vie qu’un seul amour, et dont l’espérance n’a pas été déçue. Mais je n’en conclus pas que tous les hommes qui aiment pour la seconde fois soient condamnés à la défiance. Malgré la sévérité des leçons de l’expérience, chaque fois que le cœur se passionne, il retombe sans peine dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je pas étonné que le chevalier des Grieux, même après avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le bonheur est pour lui un besoin plus impérieux que la clairvoyance, et s’il se croyait obligé d’épier toutes les démarches de Manon, il n’y aurait plus pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit quelque part : « Une femme qu’il faut garder ne mérite pas qu’on la garde. » Cette pensée me semble pleine de justesse, et peut servir à expliquer la conduite du chevalier des Grieux. Quand il sait ce que valent les serments de Manon, quand une cruelle expérience lui a révélé toute la mobilité de sa maîtresse, il peut, sans manquer la vérité, continuer de se confier en elle ; car dès qu’il se résoudrait à l’épier, il se résoudrait en même temps à ne plus l’aimer, et il a besoin de l’aimer pour être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur les lèvres des hommes qui se croient supérieurs au danger parce qu’ils se sont réfugiés dans la solitude, qui se font de l’égoïsme un bouclier contre la perfidie, je le veux bien ; mais j’ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans affection se rangeront à mon avis, et trouveront très naturelle la crédulité du chevalier des Grieux. Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas. Jeune, sûr d’être aimé, comment perdrait-il l’espérance de ramener à lui, d’enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de l’avenir. Il a ressaisi son bonheur, il le savoure avidement, et comme le doute serait la ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus l’appellent insensé ; mais qu’ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu’ils ne tiendraient pas.

Est-il vrai, comme le répètent à l’envi certains hommes qui invoquent à l’appui de leur opinion le témoignage de leur expérience, que l’amant fasse un acte de folie en pardonnant l’infidélité de sa maîtresse ? À ne consulter que l’égoïsme, il n’y a certes pas deux manières de résoudre cette question. L’homme trompé qui pardonne a tort de pardonner, car il compromet par son indulgence l’avenir, qui trouverait une sauvegarde dans sa sévérité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui est démontrée. Oui, sans doute, en pardonnant il n’agit pas selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui, au premier aspect, semble exclusivement généreux, et qui, cependant, n’est pas tout à fait exempt d’égoïsme : car il y a dans le pardon deux points à considérer. L’homme qui consent à garder une femme infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d’un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du moins à se conduire comme s’il l’ignorait. Si l’indulgence du chevalier des Grieux pour l’infidèle Manon n’est pas justifiée par la raison, elle n’est donc pas contraire à la réalité sociale, car elle n’est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui comme à un pis-aller, si elle cherchait dans ses caresses confiantes l’oubli des tumultueuses aventures, il ferait plus qu’un acte de folie ; il s’avilirait. Mais, chaque fois qu’elle le retrouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en lui jurant qu’elle n’a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu’elle est sincère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté ; elle ne souhaitait la richesse que pour la partager avec lui. Quoiqu’il ne puisse souscrire à un pareil souhait, puisqu’il n’ignore pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne sait pas résister à cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour l’aimer ensuite plus librement. Loin de trouver dans la franchise de cet aveu le courage de la repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu’il lui accorde n’a donc pour lui rien d’avilissant. S’il a tort de compter sur une femme qui le quittera dès que la pauvreté viendra frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. Il est faible, il est aveugle, il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n’aura pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Prévost, pour montrer jusqu’où peut aller l’égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques menues escroqueries. Toutefois, il ne faut pas oublier que les mœurs du dix-huitième siècle étaient moins sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n’ont, sur le juste et l’injuste, que les opinions de leur temps. D’ailleurs le chevalier des Grieux, en trichant au jeu, en devenant le complice de Manon, en l’aidant à tromper les financiers libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bonheur que dans la possession de Manon, et il s’avilit pour ne pas la perdre, comme elle s’avilissait dans l’espérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le chevalier des Grieux, dégradé aux yeux du lecteur, n’inspire plus le même intérêt que le chevalier des Grieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé d’avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il insiste si franchement sur les causes qui amènent le chevalier à violer les lois de la probité, il décrit si bien la pente insensible par laquelle l’amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros, tout en perdant notre estime, conserve encore notre sympathie. L’auteur, en racontant cette crise, montre une réserve dont nous devons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son récit ; séduit, comme un lecteur de vingt ans, par la passion insensée dont il suit les développements, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui perdraient peut-être beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier des Grieux ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser ? Qui sait s’il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de l’infidèle ? Manon reviendrait-elle à lui s’il ne consentait à partager les fautes qu’elle se reproche ? Prévost n’a pas pris la peine d’affirmer l’existence des sentiments que nous indiquons. Il a craint sans doute d’affaiblir l’intérêt poétique de son récit en poussant trop loin l’analyse du cœur de des Grieux. Nous croyons qu’il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur.

La lutte de Manon et du chevalier suffisait certainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois, le personnage de Tiberge est une heureuse création. Il faut remonter jusqu’aux biographies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié inébranlable. Tiberge est placé près de des Grieux comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son ami, à celui qu’il chérit comme son enfant ; mais il est indulgent pour les fautes qu’il a prévues. Résolu à sauver des Grieux, il poursuit sans relâche, sans découragement, cette tâche difficile. Chacun de ses reproches est accompagné d’un conseil et d’un service. Si des Grieux pouvait être sauvé, Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle incomparable d’amitié fait des efforts inouïs pour tirer de l’abîme l’amant de Manon. Mais il manque au chevalier, pour échapper à sa ruine, un auxiliaire indispensable, la faculté de se gouverner. Il est vrai que s’il possédait cette faculté précieuse, il abandonnerait Manon dès qu’elle s’avilit ; et, dès lors, le roman de Prévost deviendrait impossible.

La composition de ce livre a cela de singulier, qu’elle est excellente, et qu’elle paraît cependant presque fortuite. L’art de l’auteur est tellement voilé, que la prévoyance et la volonté ne semblent jamais intervenir dans l’invention et l’ordonnance des incidents. Il règne, dans toutes les pages de cette histoire, un naturel si parfait, une simplicité si touchante, que l’auteur paraît transcrire ses souvenirs plutôt qu’inventer. Il est possible en effet que le fond de Manon Lescaut soit vrai, et que Prévost se soit borné à changer les noms, à transposer quelques détails, dans l’unique dessein de dérouter la malignité. Mais n’eût-il, en racontant cette histoire, rempli que le rôle de greffier, il mériterait encore notre admiration par le choix même de la tâche qu’il s’est imposée ; car, inventée ou trouvée, librement conçue ou fidèlement transcrite, cette histoire est pleine de charme et de vérité. Les premiers jours que des Grieux passe près de Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très habilement les épreuves qu’il doit traverser avant de toucher le fond de l’abîme. Dès les premières pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses mains la destinée entière de des Grieux. Elle s’est donnée à lui dès qu’il lui a parlé de son amour, et des Grieux, malgré la rapidité inespérée de sa victoire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste et la plus pure de toutes les femmes. Il est heureux de la voir, heureux de l’entendre ; il met aux pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté. Les caprices de Manon sont pour lui des commandements ; il obéit sans se demander une seule fois s’il a raison d’obéir. L’amour ainsi conçu touche de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes les facultés. Esclave de Manon, des Grieux ne peut rien faire pour elle ou pour lui-même. L’oisiveté lui devient un devoir, puisque le travail l’éloignerait de Manon, ou du moins ne permettrait plus à l’amour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute, la passion de des Grieux est une véritable folie ; mais c’est une folie pleine à la fois de bonheur et d’angoisses, et Prévost a su la peindre avec une étonnante vérité.

Les premiers soupçons de des Grieux, confirmés bientôt d’une manière si affligeante, caractérisent nettement la profondeur du sentiment qui l’unit à Manon. Dès qu’il doute de la fidélité de sa maîtresse, il cherche à s’étourdir, il essaye de fermer les yeux à l’évidence. L’amour de Manon est si nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu’il ne peut se passer d’elle, qu’il hésite longtemps à s’éclairer. Elle ne lui dit pas l’emploi de ses journées, il a de légitimes raisons pour croire qu’elle le trompe, et cependant une caresse suffit pour le rassurer. Il veut parler, interroger sa maîtresse, un baiser lui ferme la bouche, et il maudit la jalousie comme une injure faite à son idole ; s’il pouvait croire que Manon eût deviné son inquiétude, il tomberait à ses genoux pour implorer son pardon. Lorsque enfin l’évidence triomphe de son irrésolution, lorsqu’il ne peut plus nier l’infidélité de Manon, il verse des larmes désespérées, mais c’est à peine s’il trouve la force de maudire sa perfidie. Il songe au bonheur qu’il a perdu, à l’avenir qu’il se promettait, et quand le premier trouble de sa douleur s’est apaisé dans les larmes, il ne rêve qu’au moyen de retrouver Manon, de la rappeler, de la reconquérir. Quand elle revient près de lui, il ne lui permet pas de s’accuser, il lui pardonne sans vouloir entendre l’aveu de sa faute. Elle est revenue, que lui faut-il de plus ? Ne se rendrait-il pas coupable d’ingratitude en rappelant le passé qu’il n’a pu prévenir ? Désormais il mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle l’a quitté pour échapper à la pauvreté ; pour chasser la pauvreté, pour contenter les caprices de Manon, il ne craindra pas de s’associer à des hommes qu’il méprise. Il commettra pour elle des actions que sa conscience réprouve ; mais il étouffera les murmures de sa conscience, pour ne songer qu’à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse, il oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas à justifier la conduite du chevalier des Grieux ; mais si le bonheur pouvait justifier l’avilissement, l’amant de Manon serait pur à tous les yeux ; car chaque fois qu’il revient près d’elle, il s’applaudit d’avoir bravé la honte pour retenir sa maîtresse. Cette situation délicate a été, pour Prévost, l’occasion d’un éclatant triomphe. En nous montrant dans toute sa nudité la dégradation de son héros, il a trouvé moyen de lui concilier l’indulgence des juges les plus sévères. Des Grieux s’avilit ; il triche au jeu, mais ce n’est pas pour s’enrichir, c’est pour plaire à Manon. Que Manon se résigne à la pauvreté, qu’elle renonce à la parure, et des Grieux abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle a fait de lui un homme sans volonté, sans probité ; qu’elle dise un mot, et il voudra, il fera le bien, s’il peut lui plaire et la retenir sans affronter la honte.

Le séjour de des Grieux à Saint-Lazare, et la manière dont il s’échappe de sa prison, appartiennent, je le sais, au mélodrame plutôt qu’au roman. Mais je n’ai pas le courage de blâmer le moyen employé par Prévost pour amener les deux amants au dernier terme de la misère ; car dès que Manon, flétrie par son emprisonnement à l’hôpital, a perdu toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde, l’amour de des Grieux est soumis à une dernière épreuve plus cruelle que toutes les autres, et dans la peinture de cette dernière épreuve Prévost a déployé une admirable habileté. Désormais rangée dans la classe des filles perdues, Manon n’a plus de merci à espérer. Qu’elle commette une nouvelle faute, et elle sera déportée. L’expérience ne l’a pas instruite, le châtiment qu’elle a subi ne l’a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieutenant général de police, elle partira pour la Nouvelle-Orléans, enchaînée sur une charrette au milieu de filles perdues comme elle. À cette heure suprême, des Grieux n’abandonne pas Manon. Après avoir vainement essayé d’intéresser en sa faveur son père et le lieutenant général de police, il se décide à la sauver par la violence, au péril de sa vie. Lâchement trahi par ses complices, il achète des gardiens de Manon le droit de la suivre, de lui parler, de pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, il goûte près de Manon un bonheur calme et sans mélange. Il oublie tous les plaisirs de la France, il oublie sa famille et la richesse qui l’attendait. Il ne regrette rien de ce qu’il a perdu pour sa maîtresse. Peu à peu le bonheur le ramène au sentiment du devoir. La fidélité de Manon ne court plus aucun danger ; elle n’a plus sous les yeux le spectacle de la richesse. Cependant des Grieux désire que son union avec sa maîtresse soit bénie par l’Église. Il espère que les paroles du prêtre effaceront de sa mémoire jusqu’aux dernières traces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à Manon le travail de ses journées. Quand le neveu du gouverneur, protégé par les coutumes arbitraires de la colonie, veut épouser Manon, des Grieux défend son droit l’épée à la main ; délivré de son adversaire, il s’enfuit dans le désert avec sa maîtresse, et ne la quitte qu’après avoir recueilli son dernier soupir et enseveli pieusement ses dépouilles mortelles. Si la première et la seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser le goût des juges sévères, si les fautes de Manon et l’indulgence empressée de des Grieux, sont parfois racontées avec une crudité que n’avoue pas la poésie, la dernière partie défie les reproches. On sent à chaque page que des Grieux, en défendant Manon, défend sa propre vie. Manon morte, des Grieux n’aura plus aucune raison de vivre. S’il se résigne à demeurer parmi les vivants, il se réfugiera dans le passé ; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera aucun rôle : il se souviendra.

Le style de Manon Lescaut n’est certainement pas d’une pureté irréprochable ; il est facile de relever dans les deux cents pages de ce récit des taches que Prévost connaissait sans doute, et qu’il aurait effacées si le temps ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n’ayant d’autre plaisir, d’autre souci que d’inventer presque chaque jour des épisodes nouveaux, charmé autant qu’occupé de la peinture et de l’analyse des passions, il n’a jamais eu le désir ni l’espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l’abri des reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu’il est, avec les défauts incontestables qui le déparent, est plein de puissance et d’entraînement. Il est spontané, abondant, comme la pensée même de l’auteur. Prévost sait rarement d’avance le parti qu’il pourra tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole comme la pensée, avec une imprévoyance qui passerait pour de la paresse, si chaque page ne démontrait pas que l’auteur exprime de son mieux l’idée qu’il n’a pas pris le temps de choisir. Nous sommes loin assurément de recommander l’improvisation comme une méthode littéraire, car l’improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l’art sérieux ; mais nous sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirablement servi par l’improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est d’un naturel constant, d’une clarté parfaite. Il est vivant, animé, riche en images, semé de comparaisons heureuses, et n’est jamais attiédi par des artifices de rhéteur. Il est né avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire fidélité ; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l’attention. Lorsqu’il lui arrive d’appeler à son secours un rapprochement trivial, il trouve moyen de racheter, d’expier cette faute par la rapidité du récit. L’esprit blessé n’a pas le temps d’analyser l’impression qu’il éprouve, et oublie son déplaisir avant d’en avoir pénétré la cause. À proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n’ont rien de littéraire. C’est une sorte de confession plutôt qu’une œuvre d’imagination ; c’est avec le cœur plutôt qu’avec l’esprit qu’il faut le comprendre et le juger. Or, ce livre est plein d’aveux si pathétiques, si impitoyables, qu’à moins de n’avoir jamais subi l’épreuve ou le spectacle des passions, il est impossible de ne pas le proclamer souverainement sincère.

Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte en elle-même un enseignement moral, demanderont sans doute quelle est la leçon contenue dans Manon Lescaut. Si, comme nous le pensons, la moralité de la poésie ne consiste pas dans l’expression explicite, mais bien dans l’expression implicite d’un conseil applicable à la pratique de la vie, l’histoire de Manon Lescaut est éminemment morale. Lors même que Prévost n’eût pas pris la peine de placer, tantôt dans la bouche de Tiberge, tantôt dans celle du chevalier des Grieux, des maximes et des reproches dont personne ne contestera la valeur ni l’opportunité, l’histoire de Manon et des malheurs qu’elle inflige à son amant serait encore pleine d’enseignements, et, par conséquent, pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce livre, pour n’être pas exprimées sous la forme dogmatique, n’en sont pas moins claires ; chacune des tortures subies par l’amant de Manon parle plus haut que les préceptes de la loi morale déduits avec toute la rigueur du syllogisme. Qu’est-ce, en effet, que le roman de Prévost ? À quoi se réduit l’idée génératrice qui anime et gouverne tout le récit ? L’auteur a-t-il voulu célébrer ou flétrir la passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans un sens absolu, réalisée jusqu’en ses dernières conséquences, eût été absurde. Célébrer la passion comme supérieure à tous les conseils de la conscience, la proclamer plus sainte, plus grande que la réflexion et la volonté, eût été l’œuvre d’une imagination en délire. La flétrir comme coupable, comme impie, la rayer de la vie comme contraire à l’accomplissement de tous les devoirs, n’eût pas été une tentative moins folle. Prévost, sans se préoccuper de la moralité de son roman, a cependant réussi à exprimer une leçon très nette. Le malheur du chevalier des Grieux commence le jour où il est forcé de mépriser Manon. Sa passion ne s’éteint pas dans le mépris ; mais dès qu’il voit dans sa maîtresse une fille perdue, il n’est plus pour lui-même qu’un objet de colère et de honte. Sa passion, sans se rebuter, se transforme et se dégrade. Sans le talent singulier de Prévost, elle cesserait d’être poétique et ne serait plus qu’un vice. Il est impossible d’imaginer une condition plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la honte d’une courtisane comme un forçat à la chaîne du bagne. Les châtiments infligés à la passion dégradée du chevalier des Grieux sont trop sévères, trop rudes, pour que son histoire puisse être accusée d’encourager le vice. Sans avoir prévu les reproches auxquels nous répondons, Prévost les a réfutés ; car la destinée du chevalier des Grieux ne fera sans doute envie à personne.

Il y a, dans Manon Lescaut, un mérite indépendant du style, indépendant de la moralité, le mérite de la mesure. Il n’y a pas un des épisodes de ce livre qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages. Prévost ne s’est pas attribué le droit de franchir les limites marquées par les besoins de son récit. Doué d’une imagination abondante, il a toujours su s’arrêter à temps, et s’est interdit tous les moyens qui ne devaient pas concourir directement à l’expression de sa pensée. Cette mesure, cette sobriété dans l’invention, est d’autant plus remarquable qu’elle semble ne pouvoir se concilier avec l’imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost exclut généralement la sobriété. Mais quelle que soit la source de cette sobriété, qu’elle naisse d’un heureux instinct ou d’une volonté préconçue, nous ne saurions trop la recommander, car elle devient plus rare de jour en jour. Le public s’habitue à n’estimer la pensée que d’après ses dimensions géométriques, et les écrivains qui font profession de l’émouvoir ou de l’amuser encouragent volontiers cette habitude. Grâce à cet échange d’exigence et de servilité, le nombre et l’étendue des développements ne sont presque jamais en harmonie avec l’importance de la pensée. L’étude attentive de Manon Lescaut pourra corriger cette prolixité contagieuse, car la mesure a joué certainement un grand rôle dans le succès de cet admirable roman.

III. Benjamin Constant.
Adolphe.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. X.]

IV. Lamartine.
Jocelyn.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VII, ii.]

V. Victor Hugo.

M. Hugo touche à une heure décisive ; il a maintenant trente-six ans, et voici que l’autorité de son nom s’affaiblit de plus en plus. À quelle cause faut-il attribuer ce discrédit ? Est-ce que les forces du poète s’épuisent ? ou bien le public serait-il ingrat ? Oublierait-il ceux qu’il a couronnés, par caprice, par injustice, par satiété ? Serait-il condamné à chercher constamment des émotions nouvelles ? En voyant l’inattention dédaigneuse qui accueille depuis cinq ans les recueils lyriques de M. Hugo, il est impossible de ne pas poser ces questions, ou plutôt ces questions se posent d’elles-mêmes, et la critique est forcée de les discuter. Nous savons tout ce qu’on peut dire sur l’ingratitude de la foule ; mais nous répugnons à penser que l’ingratitude soit la seule cause du discrédit où M. Hugo est aujourd’hui tombé. Tout ce qu’il y a de réel dans le talent du poète est reconnu et proclamé d’une voix unanime ; ceux même qui n’éprouvent aucune sympathie pour les strophes dorées des Orientales, pour les descriptions abondantes de Notre-Dame de Paris, ou pour les splendeurs puériles de Lucrèce Borgia, ne peuvent contester à M. Hugo une singulière puissance dans le maniement de la langue. Mais il semble que l’auteur ait besoin d’une lutte acharnée pour exciter l’attention. Depuis que la lutte a cessé, l’attention languit, et le moment n’est pas éloigné peut-être où elle s’endormira sans retour. Nous désirons que l’avenir démente nos prophéties, mais nous croyons sincèrement que nos craintes sont partagées par un grand nombre de lecteurs. Toutefois, ce n’est pas à trente-six ans qu’il est permis de renoncer à se renouveler ; il dépend donc de M. Hugo de réfuter nos craintes en commençant une série d’œuvres inattendues. Quant aux œuvres qu’il a signées de son nom depuis vingt ans, il faut qu’il se résigne à les voir disparaître bientôt sous le flot envahissant de l’oubli. Cette parole est dure, je l’avoue, et pourtant elle exprime sans exagération une pensée à laquelle se rallient déjà de nombreuses intelligences. D’ailleurs cette parole ne doit pas être prise dans un sens absolu ; si les œuvres de M. Hugo nous semblent condamnées à un prochain oubli, le nom de M. Hugo prendra place parmi ceux des plus hardis, des plus habiles, des plus persévérants novateurs, et certes cette gloire incomplète n’est pas sans valeur. Lors même que l’auteur des Orientales s’enfermerait obstinément dans le système littéraire qu’il a fondé, et soutiendrait que la terre finit à l’horizon de son regard, son passage dans la littérature contemporaine mériterait cependant d’être signalé, sinon comme une ère de fécondité, du moins comme une crise salutaire. Quelle que soit la détermination à laquelle M. Hugo s’arrêtera, qu’il se continue ou qu’il se renouvelle, qu’après avoir étudié toutes les ressources de l’instrument poétique, il aborde enfin le champ de la vraie poésie, ou qu’il persiste à épeler des notes innombrables sans écrire une partition, le moment est venu d’étudier et de caractériser sévèrement les odes, les romans et les drames qui composent la collection de ses œuvres. L’auteur, malgré sa jeunesse, appartient dès à présent à l’histoire littéraire. En poursuivant la voie où il est entré, il y a vingt ans, il n’arrivera jamais à surpasser les œuvres qu’il nous a données ; nous avons la certitude qu’il a maintenant accompli, dans le cercle de sa pensée primitive, tout ce qu’il pouvait accomplir. S’il tente une voie nouvelle, s’il se transforme, s’il se régénère, s’il renonce à l’amour des mots pour l’amour des idées, dans dix ans la critique devra se prononcer sur un homme que nous ne connaissons pas encore, et qui n’aura de M. Hugo que le nom.

Les Odes et Ballades embrassent une période de dix années ; ce recueil, formé de la réunion de trois volumes, publiés en 1822, 1824 et 1826, contient le germe évident de toutes les qualités que l’auteur devait développer plus tard sous une forme si éclatante. Cependant il se distingue nettement des recueils suivants, et il offre à la critique un curieux sujet d’étude. Nous laissons à d’autres le triste plaisir d’opposer les odes royalistes de M. Hugo aux odes démocratiques qu’il a publiées depuis sept ans. À notre avis, cette contradiction est inévitable dans la vie des hommes qui écrivent de bonne heure. Sans doute, il vaudrait mieux attendre, pour parler, l’heure de la maturité et ne pas toucher aux questions politiques avant de les avoir étudiées ; mais nous préférons l’inconséquence à l’hypocrisie, et nous pardonnerions difficilement à M. Hugo de plaider aujourd’hui pour des croyances mortes depuis longtemps dans son cœur. Il a subi la commune destinée ; à mesure qu’il avançait dans la vie, il a vu se ternir ou s’écrouler les idoles qu’il avait adorées avec ferveur. Il a cru devoir confesser hautement la ruine de ses premières espérances ; ce n’est pas nous qui blâmerons sa franchise. Mais il y a dans les Odes et Ballades autre chose à étudier que les sentiments politiques de l’auteur pendant une période de dix années. Le cinquième livre des Odes, très imparfait sans doute pour ceux qui le jugent du point de vue littéraire, exprime une série d’idées et de sentiments que M. Hugo semble aujourd’hui avoir complètement oubliés, ou qu’il dédaigne peut-être comme inutiles à la poésie ; il y a dans ce cinquième livre, dont le ton général se rapproche plutôt de l’élégie que de l’ode, de sincères espérances, des émotions réelles, des vœux ardents et partis du cœur. Mais la parole, encore inhabile, inexpérimentée, traduit confusément les sentiments et les idées que le poète lui confie. Les stances marchent d’un pas timide ; les strophes osent à peine déployer leurs ailes et rasent d’un vol boiteux le champ d’où elles sont parties. Aussi faut-il une véritable persévérance pour démêler dans ce cinquième livre la grâce et la naïveté de l’émotion, la ferveur et la confiance qui animent le poète.

Mais si la forme est imparfaite, si le vers bégaye, si l’image trébuche, le cœur du moins joue un rôle réel dans ces modestes élégies. Si nous lui souhaitons un meilleur interprète, nous sommes heureux en même temps de voir que ces stances ne sont pas construites avec des mots, et que le poète a vécu et senti avant de parler. Fécondé par l’étude attentive de la conscience, ce cinquième livre, qui est plutôt un germe qu’un épi mûr, pouvait s’épanouir en moissons abondantes ; mais il n’a reçu ni soleil, ni rosée, et le germe a disparu comme s’il n’eût jamais été.

Il n’y a rien à dire des odes royalistes de M. Hugo, car ces odes, écrites de seize à vingt-six ans, sont empreintes d’une telle inexpérience, qu’elles seraient depuis longtemps effacées de toutes les mémoires, si l’auteur, en poursuivant sa course lyrique, n’eût reporté naturellement l’attention sur ses premiers débuts. Sans être dépourvues d’intérêt, elles ont plus d’emphase que d’élévation. Les images s’y croisent au lieu de s’entraider, et le fracas des mots y déguise rarement la ténuité ou le néant de la pensée. Je n’hésite donc pas à placer les odes que l’auteur appelle politiques fort au-dessous du cinquième livre, car ces odes n’ont rien d’original, ni de personnel. Signées d’un nom qui fût demeuré obscur, elles ne mériteraient aucune attention ; signées du nom de M. Hugo, elles prouvent ce qui était prouvé depuis longtemps, qu’il faut avoir vécu avant de publier sa pensée, et que les convictions monarchiques, pas plus que les convictions démocratiques, ne peuvent dispenser du commerce des livres ou des hommes.

Les quinze ballades ajoutées aux trois recueils précédents et publiées pour la première fois en 1828, marquent dans la carrière de M. Hugo le déplorable passage de la pensée incomplète à l’abolition de la pensée. La Chasse du Burgrave et la Passe d’armes du roi Jean dépassent en puérilité, en vacuité, tout ce que l’imagination la plus dédaigneuse pourrait rêver. Les autres pièces ont quelquefois l’air de chuchoter une pensée ; mais elles ne tiennent pas leurs promesses.

Ce que présageaient les Ballades s’est accompli dans les Orientales avec une rigueur effrayante. Les convictions ignorantes mais sincères qui circulaient dans les odes politiques, les sentiments confus qui se laissaient deviner sous le voile brumeux du cinquième livre, ont disparu sans retour, et n’essayent pas même de lutter contre les préoccupations pittoresques ou musicales qui dominent l’auteur. Entre la langue des Odes et Ballades et la langue des Orientales, il y a un abîme. Autant le poète vendéen et le rêveur de Chérizy sont inhabiles à traduire ce qu’ils veulent ou ce qu’ils sentent, autant le poète des Orientales est sûr de sa parole. Il dit tout ce qu’il veut, mais je dois ajouter qu’il n’a rien à dire. Tout entier aux évolutions de ses strophes, occupé à les discipliner, à les faire marcher sur deux, sur trois rangs de profondeur, à les dédoubler, à les diviser en colonnes, il n’a pas le loisir de se demander si ces rangs dorés qui éclatent au soleil sont prêts pour la guerre ou pour la parade. Fier de leur docilité, il les contemple d’un œil joyeux, il les couve de son regard, et oublie, dans ce puéril plaisir, la première, la plus impérieuse de toutes les lois qui président à la poésie. Il chante pour chanter, il vocalise, il prodigue les notes graves et les notes aiguës, de minute en minute il change d’octave, et il méconnaît la substance même de la poésie ; il oublie de sentir et de penser. Chez lui, cet oubli est volontaire et se formule en système. Émerveillé de la ductilité qu’il sait donner à sa parole, il arrive bientôt à croire que la poésie peut se passer d’idées et de sentiments ; et je suis forcé de reconnaître que cette croyance singulière est devenue contagieuse. Les Orientales ont paru longtemps aux disciples de M. Hugo le triomphe le plus complet que la poésie pût obtenir. Sans méconnaître la richesse et l’éclat de ce recueil, nous pensons que la poésie proprement dite, la poésie vraie, ne joue aucun rôle dans les Orientales ; car la poésie qui ne s’adresse ni au cœur, ni à l’intelligence, qui n’excite aucune sympathie, qui n’éveille aucune méditation, ne mérite pas le nom de poésie, et n’est qu’un jeu d’enfant. Or il n’y a pas une page dans les Orientales qui émeuve ou qui instruise, pas une page qui témoigne que l’auteur ait senti ou pensé, qu’il ait vécu de la vie commune, qu’il fasse partie d’une famille, d’un État, qu’il soit capable de joie ou de tristesse, qu’il ait pleuré sur l’isolement ou l’abandon, ou qu’il connaisse le bonheur des intimes épanchements. Les strophes reluisent et se déroulent avec une agilité merveilleuse ; mais le plaisir de cette lecture est un plaisir stérile et ne laisse aucune trace dans la mémoire : en admirant le versificateur, nous cherchons le poète.

Si M. Hugo, instruit par l’expérience, mécontent de n’être pas compris, se fût proposé l’assouplissement de la strophe comme un moyen et non comme un but ; s’il eût multiplié les formes poétiques dans l’intention de donner à sa pensée plus de grâce ou de légèreté, nous serions le premier à le féliciter de cette résolution. Mais il est évident que dans les Orientales la strophe est tout et la pensée rien. L’auteur bâtit des moules innombrables, et quand ces moules sont bâtis, il y verse le métal ardent pour le seul plaisir de le voir couler. Qu’arrive-t-il ? le métal se refroidit et se fige ; mais le bronze en se figeant n’est pas devenu statue.

M. Hugo professe pour la rime un respect religieux, et nous croyons qu’il a raison, car la prosodie de notre langue est trop vague et trop incertaine pour suffire à la mélodie du vers français ; mais M. Hugo se laisse emporter par le respect de la rime bien au-delà de la vérité, car il attribue évidemment à la rime la faculté d’engendrer la pensée. L’analogie ou l’identité de désinence lui suggère les plus étranges caprices ; les pensées qu’il énonce ressemblent à une perpétuelle gageure, mais n’ont rien à démêler avec l’intelligence. On dirait que l’auteur n’a d’autre dessein que d’étonner, et qu’il appelle à son aide, pour réaliser ce dessein, l’alliance des idées les plus contraires. La rime ainsi comprise soumet la pensée à toutes les chances de la loterie ; et pourtant c’est la rime seule qui a rempli les moules que M. Hugo avait bâtis pour les strophes des Orientales. C’est la rime qui a convoqué des points les plus éloignés et réuni dans une étreinte inattendue des idées qui ne s’étaient jamais rencontrées. Si M. Hugo s’est proposé l’étonnement, comme terme suprême de la poésie, il a pleinement réussi, et les Orientales ont réalisé sa volonté. Mais nous croyons que la poésie, soit qu’elle puise aux sources de l’Orient, soit qu’elle cherche dans l’histoire des nations occidentales le thème de ses chants, est obligée de tenir compte du cœur et de l’intelligence ; aussi les Orientales sont-elles pour nous un solfège et rien de plus. Nous voyons dans ce recueil un livre utile à consulter pour tout ce qui regarde la partie extérieure de la poésie, et, sous ce rapport, nous ne saurions trop le recommander ; mais la partie intérieure de la poésie, la partie la plus sérieuse et la plus difficile, celle qui relève de la conscience, de la réflexion, n’a rien de commun avec les Orientales. Entre les quarante pièces de ce recueil, il n’y en a pas une qui soit inspirée par le cœur ou par la pensée, pas une qui soit poétique dans le sens le plus élevé du mot. Toutefois il a fallu un talent singulier pour écrire quatre mille vers où le cœur et l’intelligence ne jouent aucun rôle, et je comprends que M. Hugo s’admire et s’applaudisse dans les Orientales ; car il voulait éblouir, et ses vœux sont comblés.

Si la rime a livré les Orientales à toutes les chances de la loterie, la doctrine de l’auteur sur la valeur des images n’est pas non plus étrangère à ce malheur. Éclairé par la lecture des poètes lyriques, M. Hugo a compris que les images, pour venir en aide à la pensée, doivent obéir aux lois de l’analogie. Il avait méconnu cette vérité en écrivant ses odes politiques ; mais la pratique de la versification ne pouvait manquer de la lui révéler, lors même qu’il n’eût pas consulté les monuments de la littérature antique. Il a donc respecté fidèlement l’analogie des images en construisant les strophes des Orientales. Mais il s’est bientôt exagéré la valeur de l’analogie, comme il s’était exagéré la valeur de la rime. Au lieu de voir dans l’image le vêtement de la pensée, il a fait de l’image quelque chose d’égoïste et d’indépendant ; il a suivi l’exemple des statuaires qui ordonnent capricieusement les plis d’une draperie sans tenir compte du nu que la draperie doit traduire en le couvrant. J’avoue que M. Hugo, une fois décidé à suivre cette doctrine, a su la mettre en œuvre avec une rare habileté. Si les images prodiguées dans les Orientales ne servent de vêtement à aucune idée, elles sont d’une richesse éclatante, et l’auteur ne leur donne jamais congé avant de les avoir présentées sous les faces les plus variées. À mon avis, il se méprend complètement sur la valeur et le rôle des images ; mais il tire parti de son erreur avec une prodigieuse adresse, et je conçois sans peine que son exemple ait trouvé de nombreux imitateurs. Le succès n’absout pas l’erreur. Si l’image pouvait avoir par elle-même une valeur indépendante, il faudrait rayer de la mémoire humaine toutes les lois de la pensée, toutes les lois de la parole. Les premiers écrivains de la Grèce, de l’Italie et de la France auraient ignoré les éléments du style poétique, et l’admiration unanime qui les a couronnés serait une admiration ignorante ; mais la doctrine de M. Hugo ne résiste pas à l’examen. Il est évident que l’image doit obéir à la pensée, lui servir d’ornement et de parure, et qu’elle n’a par elle-même aucune valeur indépendante.

L’application de la doctrine que nous combattons est empreinte à chaque page des Orientales, aussi bien que la théorie de la rime féconde ; or, l’égoïsme de l’image et la fécondité de la rime ne pouvaient engendrer qu’une série de tableaux capricieux, sans relation logique, sans enchaînement, et tel est en effet le caractère général des Orientales. Non seulement les récits qui veulent être dramatiques se nouent et se dénouent sans acteurs ; mais le paysage même où figurent ces acteurs sans âme est un paysage impossible.

Dans les Feuilles d’automne, M. Hugo a voulu réhabiliter la pensée et réduire le vocabulaire au seul rôle qui lui appartienne, à l’obéissance ; mais il n’était plus temps. Les sentiments naïfs et vrais qui respirent dans le cinquième livre des Odes, étouffés sous le branchage touffu d’une langue ambitieuse, n’avaient pu ni se développer, ni se transformer ; l’amant, devenu père, cherchait en vain au fond de son âme les joies et les espérances qu’il avait chantées. Les Feuilles d’automne sont une noble tentative, mais une tentative avortée. Cependant je n’hésite pas à déclarer ce recueil supérieur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo. Quoique l’auteur n’ait réalisé qu’à moitié le dessein qu’il avait conçu, quoiqu’il n’ait pu réhabiliter la pensée selon son espérance et ramener la langue à la docilité, il y a dans le caractère général des Feuilles d’automne un aveu honorable que nous devons enregistrer. M. Hugo, malgré le succès éclatant des Orientales, a senti qu’il y a, au-delà de la poésie extérieure, une poésie moins éclatante, mais d’une beauté plus sérieuse, et il s’est proposé d’atteindre le but qu’il avait entrevu. À notre avis, il est demeuré bien loin de ce but glorieux ; mais la justice nous commande de louer son courage et son espérance.

Le cercle parcouru par l’auteur des Feuilles d’automne embrasse un immense horizon ; car le poète ne se propose rien moins que de chanter les joies de la famille et d’enseigner à l’humanité les devoirs qui la régissent et la destination qui lui est assignée. Si jamais sujet fut vaste et capable d’emporter la pensée dans les plus hautes régions, à coup sûr c’est le sujet des Feuilles d’automne. Pourquoi donc M. Hugo est-il demeuré au-dessous de la tâche qu’il avait choisie ? Pourquoi les joies de la famille et la destination providentielle de l’humanité ne trouvent-elles, dans les Feuilles d’automne, qu’un écho confus et à peine saisissable ? Pourquoi les pensées que le poète a voulu nous révéler, sont-elles traduites dans une langue obscure dont nous cherchons vainement la clef ? Il nous semble que l’achèvement d’un édifice tel que les Orientales ne pouvait demeurer impuni. M. Hugo venait d’élever un temple à la parole et d’adorer la rime en toute humilité ; il venait de s’agenouiller devant l’image égoïste et de rayer la pensée du livre de la poésie ; il fallait que cette idolâtrie fût châtiée tôt ou tard. Le jour où il a voulu écrire les Feuilles d’automne et chanter les joies de la famille et le but assigné à l’humanité, le châtiment a commencé. Vainement il essayait d’interroger son cœur, son cœur refusait de répondre, et sa bouche, prodigue de paroles, imposait silence à sa pensée engourdie. C’est là, certes, un enseignement qui mérite d’être médité. Le germe caché dans le cinquième livre des Odes n’avait pu être deviné que par un petit nombre de lecteurs. Mais il était permis d’espérer que ce germe se développerait et arriverait à maturité. L’heure de la maturité est venue, et le germe avait disparu. La composition des Orientales avait imposé à M. Hugo des habitudes désormais invincibles ; le culte exclusif du vocabulaire avait altéré sans retour la pensée du poète, et l’avait détournée de la vie commune : lorsqu’il a tenté de rentrer dans la famille humaine qu’il avait abandonnée, lorsqu’il a revendiqué son droit de cité parmi les idées qu’il avait désertées, il a trouvé toutes les portes fermées, et c’est à peine s’il a pu entrevoir les hôtes parmi lesquels il voulait être admis. Les idées refusant de l’accueillir, il est retourné parmi les mots.

Et pourtant, je préfère les Feuilles d’automne à tous les recueils lyriques de M. Hugo. Ma préférence est facile à expliquer. Si l’auteur, en effet, a été vaincu dans la lutte qu’il avait engagée, sa défaite n’a pas été sans gloire. S’il n’a pas dit ce qu’il voulait dire, ou plutôt si sa parole trop prompte a souvent étouffé, sous son bruyant murmure, les premiers vagissements de sa pensée, nous devons lui tenir compte du vœu qu’il avait formé, de l’espérance qu’il avait conçue. Venues après le cinquième livre des Odes, les Feuilles d’automne seraient une énigme impénétrable ; l’esprit se refuserait à comprendre comment le rêveur adolescent, parvenu à la virilité, a sitôt perdu la mémoire de ses premières espérances, comment il a sitôt abandonné le monde de la conscience pour le monde des yeux ; mais les Orientales, placées entre le cinquième livre des Odes et les Feuilles d’automne, répondent à tous les doutes, et nous expliquent nettement les angoisses intellectuelles de M. Hugo. Si quelque chose nous étonne encore dans les Feuilles d’automne, c’est que M. Hugo, après un si long séjour chez le peuple des mots, ait retrouvé dans son cœur quelques traces des sentiments qu’il avait oubliés.

La lecture des Feuilles d’automne est féconde en leçons, et projette une vive lumière sur toutes les œuvres de l’auteur. Après avoir étudié d’un œil attentif ce recueil lyrique, dont l’intention générale est si vraie, dont l’exécution est demeurée si incomplète, il est facile de comprendre pourquoi les romans et les drames de M. Hugo offrent des personnages si singuliers. Puisque l’auteur des Feuilles d’automne a si mal réussi dans l’analyse de ses propres sentiments, nous n’avons pas le droit de nous étonner qu’il ait échoué, lorsqu’il a tenté d’inventer des hommes, de ranimer les cendres de l’histoire. Lorsqu’il écrivait les Feuilles d’automne, il avait en lui-même le modèle qu’il voulait copier ; il n’avait à interroger que sa conscience pour traiter complètement le sujet qu’il avait choisi ; et pourtant, c’est à peine s’il a esquissé le tableau qu’il avait entrepris ; c’est à peine s’il nous a montré un coin de l’horizon immense qu’il nous annonçait. Se connaissant si mal lui-même, comment connaîtrait-il les autres hommes ? Impuissant à recueillir les révélations de sa conscience, comment deviendrait-il l’écho du passé ? De toutes les formes de la poésie, s’il en est une qui doive atteindre facilement à la vérité, c’est à coup sûr la forme lyrique, car le poète qui écrit une ode, une élégie, trouve en lui-même, en lui seul, tous les éléments de son œuvre. Qu’il célèbre la gloire de son pays, une bataille gagnée, ou la chute d’une dynastie parjure, il ne prend conseil que de son émotion ; il a sous les yeux le modèle qu’il se propose de reproduire. Nulle forme poétique n’est donc plus voisine de la vérité que la forme lyrique. Eh bien, dans les Feuilles d’automne, M. Hugo est demeuré très loin du modèle idéal qu’il avait accepté. Habitué à peindre la couleur qui éblouit les yeux, à mêler dans ses strophes l’azur du ciel et l’azur de la mer, la verdure des chênes centenaires et la verdure des prairies, les sabres damasquinés et les housses brodées d’or des cavales numides, lorsqu’il a tenté de sonder les mystères de sa conscience et d’interroger le monde invisible, lorsqu’il a cherché le thème de ses chants dans la région des idées, le livre qu’il consultait est resté sourd au plus grand nombre de ses questions ; c’est à peine s’il a pu épeler quelques phrases de ce livre mystérieux qui n’était pourtant que lui-même. J’ai donc raison d’affirmer que les Feuilles d’automne expliquent les romans et les drames de Μ. Hugo.

Les Chants du crépuscule expriment un découragement que ne présageaient pas les Feuilles d’automne. Las de la lutte qu’il a soutenue contre sa pensée rebelle, le poète retourne à ses puériles habitudes. Il n’essaye plus de peindre le monde intérieur ; ou s’il lui arrive de nommer une idée, il se hâte de l’ensevelir dans une draperie de mots innombrables ; et sans retrouver l’éclat des Orientales, il demeure bien loin de la vérité des Feuilles d’automne. L’unité manque absolument aux Chants du crépuscule ; l’auteur avait annoncé un recueil de poésies politiques, ce recueil est encore à naître ; mais il y a çà et là dans le volume publié en 1835 plusieurs pièces qui appartiennent évidemment au recueil que nous n’avons pas. Cependant M. Hugo a tenté de rallier à une pensée unique les éléments contradictoires de ce volume, et d’éclairer d’un jour égal toutes les parties de ce monument lyrique. Mais il a eu beau faire : l’évidence a été plus forte que sa volonté, et les Chants du crépuscule ont frappé tous les lecteurs par leur confusion. La préface et le prélude destinés à expliquer l’intention du poète n’ont fait qu’épaissir les ténèbres qui enveloppaient toutes les pièces de ce volume. Pour le juger, il convient d’étudier successivement trois morceaux de nature diverse qui résument toutes les qualités et tous les défauts du recueil. L’ode dictée après juillet 1830 démontre clairement que M. Hugo ne comprend pas l’État mieux que la famille. Il y a dans cette pièce un grand nombre de vers très habilement faits, mais il est impossible de deviner quelle pensée régit l’ode entière ; depuis le commencement jusqu’à la fin, ce n’est qu’un entassement confus d’images sans signification. Dans ces strophes si abondantes où les mots disciplinés exécutent si bien toutes les évolutions que le poète leur commande, je n’aperçois aucune sympathie sincère pour la gloire des armes ou la gloire de la tribune, pour les conquêtes pacifiques ou les conquêtes militaires, pour le développement de la puissance ou de la liberté. Les regrets donnés à la dynastie exilée offraient à l’auteur un point de départ naturel. M. Hugo, qui a chanté les combats de la Vendée, ne devait pas brusquement passer du dévouement royaliste à l’exaltation démocratique ; mais il a complètement omis cette transition si nécessaire, il s’est complu capricieusement dans une série de tableaux qui pourraient être déplacés sans inconvénient. En un mot il a écrit sur les trois journées de juillet une ode très habile et très insignifiante, pleine de paroles et sans idées. Si toutes les pièces du recueil politique qu’il nous avait promis devaient ressembler à cette ode, nous sommes loin de le regretter.

La pièce adressée à M. Louis B. a été généralement admirée pour la richesse et l’abondance que l’auteur a su y déployer. Sans m’inscrire contre le jugement de la majorité, je crois devoir cependant énoncer des réserves importantes. Oui, sans doute, l’homme qui a écrit cette pièce manie la langue avec une puissance singulière, et dispose à son gré de la césure, de la rime et de l’image ; il trouve pour une idée unique des métamorphoses nombreuses, qui attestent chez lui une connaissance complète du vocabulaire. Mais n’y a-t-il pas parmi les images qu’il emploie un grand nombre d’images triviales ? Les passions comparées aux passants qui viennent troubler l’homme pieux dans son asile, la débauche et l’impiété comparées au couteau qui raye le nom inscrit sur la cloche, peuvent-elles être acceptées comme des figures dignes de la poésie lyrique ? je ne le pense pas. L’idée première était heureuse, et si M. Hugo n’a pas le mérite de l’avoir trouvée, s’il l’a empruntée à Schiller, il a du moins fait preuve de discernement. Mais cette idée, pour devenir vraiment poétique, demandait un ordre de développements que le poète français ne semble pas même avoir entrevu. Dans cette pièce, comme dans les Orientales, la rime, que M. Hugo paraît gouverner souverainement, l’a souvent emporté bien loin de l’idée qu’il poursuivait ; elle a souvent rapproché, sans raison, des images qui ne s’étaient jamais rencontrées dans le même vers. Il est facile, en lisant cette pièce, de se convaincre que M. Hugo, pour disposer de la rime, accepte de son esclave des conditions humiliantes. La rime consent à lui obéir et ne se laisse jamais appeler deux fois ; mais elle prescrit à M. Hugo d’abandonner sa pensée à la première sommation. Elle lui obéit ; mais, ce qu’elle veut, il faut que le poète le veuille à son tour. Dès qu’il l’invoque, elle arrive ; mais elle chasse l’idée qu’elle devait encadrer. Une pareille autorité ressemble singulièrement à la servitude ; je pense donc que la pièce adressée à M. Louis B. est loin de mériter l’admiration qu’elle a excitée. Elle est, je l’avoue, versifiée avec une rare habileté ; mais cette habileté coûte trop cher à M. Hugo pour que nous puissions la louer sans restriction. Plus d’élévation et en même temps plus de sobriété, un choix d’images plus sévère, telles sont les qualités que je voudrais trouver dans cette pièce, et qu’il m’est impossible d’y découvrir. La rime qui prescrit l’oubli de l’idée n’est pas, quoi qu’on puisse dire, une rime obéissante, et l’habileté qui mène à de pareilles concessions n’est pas une habileté complète.

L’avant-dernière pièce des Chants du crépuscule, adressée à mademoiselle Louise B., Que nous avons le doute en nous, mérite les mêmes reproches. Le sujet choisi par le poète n’est pas traité. Ce qu’il plaît à M. Hugo d’appeler doute pourrait très bien s’appeler d’un autre nom. Les images que l’auteur appelle à son aide pour éclairer sa pensée, manquent d’élévation, de sévérité, et font de la douleur qu’il veut raconter une sorte d’enfantillage. Il est impossible, en parcourant les stances de cette élégie, de croire que le poète ait réellement éprouvé ce qu’il tente de peindre. Il y a tant de coquetterie et de caprice dans les comparaisons qu’il emploie, les mots jouent un si grand rôle, et l’idée un rôle si mince, que le cœur se refuse à toute sympathie. Cependant le doute, poétiquement compris, est un beau sujet d’élégie ; mais pour traiter un pareil sujet, il faudrait prendre au sérieux les angoisses du doute, et surtout il faudrait distinguer clairement les doutes du cœur et les doutes de l’esprit, car l’incertitude des vérités poursuivies par la science n’est pas une douleur, mais un noviciat ; tandis que la ruine des croyances que la science ne peut établir sur de solides fondements, mais dont le cœur a besoin, est un tourment digne de pitié. M. Hugo semble n’avoir entrevu aucune des conditions du sujet ; il est impossible de démêler, dans la pièce adressée à mademoiselle Louise B., s’il s’agit de l’incertitude des vérités scientifiques ou de la ruine des croyances consolantes. À parler franchement, le doute n’est qu’un prétexte dont M. Hugo se sert pour rimer quelques stances ; il n’y a chez le poète aucune douleur sincère, aucun regret cuisant, aucun besoin d’épanchement et de confiance. Le doute vague, indéfini, sur lequel il brode des comparaisons ingénieuses, mais choisies au hasard, au lieu d’inspirer l’attendrissement, éveille chez le lecteur un sentiment contraire. On se demande avec dépit s’il est permis de traiter si légèrement une idée si grave, s’il est permis d’assembler, à propos de la douleur, tant d’images coquettes et puériles, et l’on arrive à croire que M. Hugo ne regrette aucune croyance, que toute croyance lui est inutile ou indifférente, qu’il chante pour chanter, sans avoir à nous révéler aucune douleur sincère. Déplorable conclusion que je voudrais pouvoir effacer, mais dont l’évidence me paraît irrécusable ! Voilà pourtant où mènent l’amour et le culte des mots.

Les Voix intérieures, publiées l’année dernière, ressemblent à un arrêt prononcé par M. Hugo contre lui-même. Ce recueil, en effet, envisagé littérairement, est certes supérieur aux Chants du crépuscule. S’il ne se recommande pas au lecteur par une parfaite unité, du moins il ne révèle pas la même indécision, la même hésitation intellectuelle que les Chants du crépuscule. Mais nous devons le dire, et sans doute M. Hugo le sait mieux que personne, les Voix intérieures sont bien loin des Feuilles d’automne sous le rapport de la vérité humaine, et bien loin des Orientales sous le rapport de l’éclat lyrique. Deux sentiments dominent et remplissent ce recueil : l’orgueil et la colère. Assurément il eût été possible de trouver dans l’orgueil et la colère des inspirations sérieuses : mais à quelles conditions ? Ne fallait-il pas que l’orgueil fût légitime, et la colère dirigée contre un ennemi réel ? Or, sur quoi se fonde l’orgueil de M. Hugo ? à qui s’adresse sa colère ? M. Hugo s’admire, et se plaint de n’être pas admiré comme il voudrait l’être ; il accuse de jalousie et de perversité les esprits sincères qui se permettent de l’avertir lorsqu’il s’égare. Si M. Hugo se contentait d’applaudir de ses propres mains le talent qu’il a montré, nous pourrions nous contenter de sourire à ce puéril délassement ; mais son orgueil, tel qu’il l’avoue, tel qu’il l’affirme dans les Voix intérieures, mérite une réprimande sévère ; car il n’exige pas moins que l’adoration ; il prétend à l’omniscience, et voit dans toutes les admirations paresseuses ou rebelles l’ignorance ou l’impiété. Arrivé à ces cimes terribles que le regard peut à peine mesurer, M. Hugo devait rencontrer le vertige, et il l’a rencontré. C’est le vertige qui a dicté l’ode à Olympio, c’est le vertige qui a épelé toutes les strophes insensées de cet hymne idolâtre ; c’est lui qui a fait de M. Hugo deux personnes, dont l’une s’agenouille devant l’autre : un prêtre qui brûle l’encens, un dieu qui le respire. Pour ceux qui étudient d’un œil attentif les maladies de l’âme humaine, c’est là sans doute un curieux, un attendrissant spectacle ; mais en présence d’une pareille métamorphose, en présence de cet homme dieu et prêtre tout à la fois, la critique n’a pas d’arrêt à prononcer, car le malade s’est jugé lui-même. Sans doute, avant de se diviniser, avant de placer son génie sur l’autel et de s’agenouiller devant lui, il a cruellement souffert ; avant de s’avouer l’insuffisance de la gloire humaine et de briser la couronne que la foule avait placée sur sa tête, il a dû lutter avec de terribles visions. Le jour où il s’est cru dieu, il avait épuisé toutes les angoisses de l’orgueil blessé, et il s’est décerné la divinité comme un baume destiné à fermer toutes ses plaies. Le poète qui se résout à l’apothéose, qui se réfugie dans la divinité, ne relève pas de la critique, qui le plaint sans le juger.

Et pourtant la colère de M. Hugo ne connaît d’autre ennemi que la critique ; c’est à cet ennemi seul qu’elle adresse toutes ses invectives, c’est contre lui qu’elle lance ces apostrophes véhémentes qui voudraient exprimer le mépris et qui ne peignent que l’orgueil saignant. Si jamais colère fut injuste et insensée, c’est la colère de M. Hugo ; si jamais invectives furent imméritées, c’est à coup sûr les invectives que M. Hugo adresse à la critique. Jamais poète, en effet, n’a été traité par la critique avec plus de révérence et de ménagements. Si l’on veut bien oublier les premières années de sa carrière, et certes à cette époque il n’était pas encore digne de soulever une discussion sérieuse, on sera forcé de reconnaître que depuis dix ans, c’est-à-dire depuis qu’il a trouvé pour sa pensée un docile interprète, M. Hugo a rencontré pour chacune de ses œuvres une attention unanime, un auditoire courageux, désintéressé, clairvoyant, tel enfin que pourrait le souhaiter le plus beau génie. Il s’est fait autour de chacune de ses œuvres un grand silence, puis un grand bruit ; la multitude a écouté, dans un recueillement respectueux, puis, après avoir entendu, elle a battu des mains ou protesté par ses clameurs contre la valeur des paroles qu’elle venait d’entendre. Mais cette protestation même est un glorieux hommage rendu au poète ; car la multitude ne dédaigne pas celui qu’elle combat, et bien des poètes, qui ne se plaignent pas, échangeraient, contre la destinée orageuse de M. Hugo, la destinée silencieuse que leur a faite l’indifférence. Sans les tempêtes qu’il a traversées, le nom de M. Hugo n’aurait pas eu le retentissement dont le poète se plaint aujourd’hui avec une ingratitude singulière. S’il voulait la paix, il devait ne pas quitter la plaine ; il a voulu vivre dans la région où vivent les aigles, qu’il se résigne aux périls de son ambition.

L’orgueil et la colère ont été, pour M. Hugo, de mauvais conseillers. Malgré sa rare habileté, le poète n’a pu donner à ses plaintes furieuses, à ses hymnes agenouillés, un accent capable d’éveiller les sympathies de la multitude. C’est à peine si quelques oreilles empressées ont recueilli ses hymnes et ses plaintes. Toutefois on aurait tort d’attribuer cette indifférence à la nature même des sentiments exprimés par M. Hugo, car chacun de ces sentiments, exprimé avec sincérité, ne manquerait pas d’émouvoir. Mais la forme que leur a prêtée l’auteur des Voix intérieures est tellement verbeuse, tellement prolixe, que la sympathie devient impossible. La parole est si abondante, la pensée si rare, les strophes se précipitent à flots si pressés sur l’idée qu’elles devraient porter, qu’elles l’engloutissent et la dérobent au regard. À proprement parler, la poésie, telle qu’elle se révèle dans les Voix intérieures, est un fleuve sans source et sans rivage. Il n’y a pour elle aucune raison d’être ou de s’arrêter. Le lit qu’elle se creuse est indéfini, sans fond et sans limite. Les lignes qu’elle décrit sont tellement capricieuses, tellement contradictoires, que l’œil le plus persévérant ne peut découvrir d’où elle vient, où elle va. Quand l’ode furieuse ou plaintive commence à bégayer les sentiments du poète, on dirait qu’elle achève une phrase commencée depuis longtemps, qu’elle récite la péroraison d’une harangue dont les premiers points ne sont pas venus jusqu’à nous ; et quand elle s’arrête, quand elle ferme ses lèvres, nous attendons encore, pour la comprendre, les paroles qu’elle ne prononcera pas. Cette impression, que je traduis avec une fidélité scrupuleuse, dépend évidemment de la forme poétique adoptée par M. Hugo. C’est aux Orientales qu’il faut rapporter l’inattention et l’indifférence qui ont accueilli les Voix intérieures ; c’est aux strophes amoureuses de leurs ailes bigarrées qu’il faut demander compte du silence et du dédain infligés à l’orgueil et à la colère du poète. S’il eût prêté à des sentiments injustes un accent simple et franc, il eût été réprouvé, mais écouté.

L’opinion que nous exprimons ici sur les œuvres lyriques de M. Hugo, paraîtra sévère à ses admirateurs ; cependant il nous semble difficile que la réflexion ne les amène pas à notre avis ; car personne plus que nous n’est disposé à louer ce qui est louable dans les œuvres lyriques de M. Hugo. Mais malgré notre prédilection hautement avouée pour cette partie de ses œuvres, malgré le mérite éminent des odes qu’il a prodiguées depuis vingt ans, nous ne pouvons fermer nos yeux à l’évidence, et nous sommes forcé de reconnaître que les plus belles odes de M. Hugo n’ont qu’une beauté superficielle et incomplète. Le maniement le plus admirable de la parole ne supplée pas et ne suppléera jamais la sincérité, la profondeur de l’émotion. Or, dans toutes les œuvres lyriques de M. Hugo, où trouver une page qui respire une émotion sincère ? Le cinquième livre des Odes semble répondre à la question que nous posons. Mais M. Hugo consentirait-il à être jugé d’après le cinquième livre des Odes ? Assurément non. Bien qu’il professe pour toutes ses œuvres un respect religieux, bien qu’il soit décidé à ne rayer, à n’oublier aucun des vers qu’il a signés de son nom, il doit sentir, mieux que nous, que le cinquième livre des Odes est plutôt bégayé que chanté. Les sentiments qui circulent dans ce livre sont des sentiments vrais et deviendraient facilement poétiques sous la plume d’un artiste consommé ; mais M. Hugo, lorsqu’il essayait de les traduire, était encore trop inexpérimenté, trop étranger à toutes les difficultés de la langue, à toutes les ruses de la versification, pour exprimer nettement ce qu’il avait dans le cœur. Les vagues espérances, les mélancoliques rêveries du vallon de Chérizy, confiées au même interprète cinq ans plus tard, seraient sans doute comptées aujourd’hui parmi les monuments les plus purs de la poésie française. Ébauchées par une main inhabile, ces rêveries demeurent comme un enseignement, comme un conseil, et montrent ce que fût devenu M. Hugo, s’il eût acquis la connaissance complète de l’instrument poétique, avant de chanter ses émotions et ses pensées. Oui, sans doute, le cinquième livre des Odes mérite d’être médité ; mais, parmi les admirateurs de M. Hugo, en est-il un seul qui voit dans ces Odes une série d’œuvres achevées ? je ne le crois pas.

Ainsi, les premières années de l’adolescence de M. Hugo, c’est-à-dire l’espace compris entre seize et vingt-deux ans, sont représentées d’une façon très incomplète dans ses œuvres lyriques. Le rêveur et l’amant n’ont trouvé dans l’artiste qu’un écho infidèle. L’époux et le père ont-ils été plus heureux ? les Feuilles d’automne sont là pour répondre. Ce recueil nous paraît supérieur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo ; mais si le style des Feuilles d’automne surpasse en clarté, en éclat, le style du cinquième livre des Odes, qu’il y a loin de l’émotion sincère de l’adolescent aux émotions factices du chef de famille ! Amant agité de troubles sans nombre, face à face avec un avenir incertain, acharné à la poursuite d’un bonheur qui fuit devant lui, dévoué à des croyances qu’il n’a pas eu le temps de discuter, M. Hugo, de seize à vingt-deux ans, prend la poésie au sérieux, et cherche dans l’art des vers plutôt un soulagement qu’une profession. Il ne dit pas nettement ce qu’il veut dire ; mais du moins il ne parle qu’à son heure, ses vers vont de son cœur à ses lèvres. Plus tard, en écrivant les Orientales et les Feuilles d’automne, il a mis son cœur et son imagination au service de sa parole impérieuse ; il a voulu que l’émotion et la pensée jaillissent du choc des mots comme la lumière du choc des cailloux. Séduit par le murmure de ses strophes harmonieuses, il a cru qu’il avait asservi la poésie à ses caprices, et qu’à toute heure, dès qu’il lui plairait de chanter, il la trouverait docile et empressée comme les cordes d’une harpe. Applaudi, enivré, il a pris en pitié les hommes qui se donnent la peine de vivre, de sentir et de penser, qui se résignent à toutes les épreuves de l’étude et de la passion, avant de s’adresser à la foule. Mais cette erreur, partagée d’abord par de nombreux disciples, devait avoir un terme, et aujourd’hui les plus fidèles admirateurs de M. Hugo n’essayent pas de soutenir la vérité humaine et vivante des Orientales et des Feuilles d’automne. Ils ne répudient pas leur premier enthousiasme, ils continuent de louer en toute équité la valeur musicale de ces deux recueils ; mais ils regrettent avec une entière bonne foi que ces deux magnifiques palais soient inhabités, que l’émotion et la pensée n’animent pas ces chants mélodieux.

Il était permis de croire que M. Hugo comprenait toute la puérilité de la poésie exclusivement musicale. La lutte courageuse qu’il avait engagée contre lui-même, en écrivant les Feuilles d’automne, semblait donner à cette opinion le caractère d’une vérité démontrée. Pris au dépourvu, lorsqu’il avait voulu célébrer les joies de la famille, n’était-il pas naturel qu’il rompît brusquement ses habitudes, qu’il répudiât, avec une abnégation courageuse, la gloire illégitime qui l’avait perdu ? En passant de la poésie domestique à la poésie politique, ne devait-il pas se résigner à dépouiller le vieil homme, ou plutôt à recommencer l’apprentissage de la vie humaine, qu’il avait désapprise ? Oui, sans doute, il devait, mais il n’a pas voulu se renouveler. Il a traité la patrie comme la famille, avec une légèreté qui pourrait s’appeler dédain, si elle ne méritait pas le nom d’ignorance. Les Chants du crépuscule et les Voix intérieures, où brillent çà et là quelques lueurs de pensée philosophique ou politique, ne sont cependant ni moins puérils ni moins vides que les Orientales, et rappellent à peine, d’une façon confuse, l’intention sincère mais impuissante des Feuilles d’automne. Cette décadence n’a rien, assurément, qui doive nous surprendre. Si le maniement de la strophe n’avait pu dispenser le poète de l’étude attentive de la vie domestique, comment la pratique de plus en plus savante de la versification l’eût-elle initié à la connaissance des intérêts politiques ou des droits généraux de l’humanité ? Si M. Hugo a espéré un seul jour, un seul instant qu’il arriverait, par la seule puissance de sa volonté, à comprendre les questions qu’il n’avait jamais étudiées, il est coupable de folie. Or, les Chants du crépuscule et les Voix intérieures nous autorisent à croire qu’il a dédaigné l’étude des questions philosophiques et politiques. Quels fruits ce dédain a-t-il portés ? Le poète s’est débattu dans les ténèbres, comme un navire sans pilote et sans boussole. Il a déclamé, sans savoir où l’emportait sa parole ; mais il n’a rencontré qu’un auditoire inattentif et indifférent, et le silence de la foule a dû lui montrer qu’il avait épuisé tous les trésors de son ignorance. Il a tiré de la parole tout ce que la parole contenait ; s’il ne veut pas se survivre, il est temps qu’il appelle à son aide les idées qu’il a jusqu’ici négligées.

Quoique les trois romans qui ont précédé Notre-Dame de Paris soient très loin d’avoir la même importance littéraire que ce dernier ouvrage, cependant il est indispensable de les étudier avec une sérieuse attention pour comprendre et pour expliquer les transformations successives du talent poétique de M. Hugo. Ces transformations, je le sais, sont plutôt apparentes que réelles, plutôt superficielles que profondes. Sous la diversité se cache l’identité. Il est facile de remonter de Notre-Dame de Paris aux exploits de Han d’Islande, et de conclure de Han d’Islande Notre-Dame de Paris. Toutefois il n’est pas hors de propos de caractériser les trois premières tentatives qui ont signalé l’entrée de M. Hugo dans la carrière du roman ; car ce travail n’est pas moins riche en enseignements que l’analyse de ses œuvres lyriques. Si l’auteur de Notre-Dame publiait aujourd’hui Han d’Islande, il est certain qu’un tel livre n’obtiendrait aucun succès et ne soulèverait pas même une dédaigneuse opposition. Ce roman n’est, en effet, qu’un mélodrame du troisième ordre, et sans doute il serait oublié depuis longtemps, sans la curiosité qui s’attache aux premiers bégayements d’un écrivain devenu célèbre. Han d’Islande et Spiagudry sont des monstres hideux et n’inspirent que le dégoût. Il est juste d’ajouter qu’Éthel et Ordener jettent sur le récit, d’ailleurs très vulgaire et très monotone, qui remplit les neuf dixièmes du livre, une sorte d’intérêt poétique. Assurément il s’en faut de beaucoup qu’Éthel et Ordener puissent passer pour des créations neuves, pour des personnages inventés ; telles qu’elles sont pourtant, ces deux figures excitent chez le lecteur une réelle sympathie : car, du moins, ces deux figures appartiennent à la famille humaine, tandis que les autres personnages du livre résument à plaisir tous les genres de difformité. Si les amours d’Éthel et d’Ordener rappellent à la mémoire la plus paresseuse tous les romans anonymes feuilletés au collège, du moins ces amours sont possibles, et cette qualité, si insignifiante en apparence, mérite d’être signalée dans un livre de M. Hugo ; car l’auteur de Notre-Dame a commencé de bonne heure à poser sa fantaisie comme supérieure et même comme contraire à la raison. Quand un de ses personnages est conçu de façon à pouvoir vivre de la vie commune, il faut remercier le poète de sa généreuse condescendance, de son respect pour le modèle humain. La lecture de Han d’Islande ne suscite aucune question sérieuse ; le sujet, la conception et l’exécution échappent à la fois à la louange et au reproche ; et malgré son admiration avouée pour ses œuvres, sans doute M. Hugo n’ignore pas que ce livre est digne, tout au plus, de prendre place à côté de Barbe-Bleue. Il y aurait donc de l’injustice à insister sur la nullité de ce roman ; mais il importe de remarquer que la prédilection de M. Hugo pour les monstres s’est signalée pour la première fois dans le roman de Han d’Islande.

Dans Bug-Jargal, nous retrouvons cette prédilection traduite sous une forme moins hideuse, mais avec une persévérance qui indique un système arrêté. Il est impossible en effet de méconnaître l’intime parenté qui unit Han d’Islande et le nain Habibrah. Il y a, j’en conviens, plus de nouveauté, plus d’originalité si l’on veut, dans le personnage d’Habibrah ; mais cette originalité, ramenée à sa plus simple expression, n’est, à tout prendre, que l’union de la laideur morale et de la laideur physique. Si Habibrah excite moins de dégoût que Han d’Islande, c’est que la ruse domine chez lui la férocité, c’est qu’il met au service d’un corps incomplet un esprit d’une vivacité, d’une souplesse singulière, c’est qu’il y a dans sa scélératesse un côté savant qui soutient l’attention. L’amour du capitaine d’Auverney pour Marie n’est guère plus neuf que l’amour d’Ordener pour Éthel ; mais, grâce à la richesse du paysage qui encadre cet amour, nous acceptons comme inventé ce que nous avons déjà lu cent fois. Le dévouement et la générosité de Bug-Jargal méritent seuls d’être loués, comme un ressort habilement mis en œuvre. Le personnage de cet esclave sublime se distingue par l’animation et la simplicité. Le style de Bug-Jargal est évidemment supérieur au style de Han d’Islande ; mais il ne faut pas oublier que Bug-Jargal, composé à l’âge de seize ans, a été remanié et refait en grande partie huit ans plus tard, lorsque l’auteur avait atteint vingt-quatre ans : à cet égard, la déclaration de M. Hugo ne laisse aucun doute. Nous avons donc le droit de juger Bug-Jargal, non comme une ébauche, mais comme une œuvre corrigée à loisir. Or, la conception de ce roman, bien que supérieure à celle de Han d’Islande, ne mérite cependant pas de grands éloges. Biassou et le planteur sang-mêlé sont des types de cruauté, de niaiserie poltronne très maladroitement dessinés. Le style seul, par sa rapidité, par son élégance, par la sobriété des ornements, donne à Bug-Jargal une valeur littéraire qu’on chercherait vainement dans les personnages.

Le Dernier Jour d’un condamné, écrit presque en même temps que les Orientales, résume malheureusement les défauts et les qualités de ce recueil lyrique. Le sujet, pris au sérieux, semblait promettre une étude psychologique ; M. Hugo, sans avoir complètement méconnu les conditions du sujet, a cependant trouvé moyen de le traiter à peu près constamment par le côté visible, extérieur, en indiquant à peine et d’une façon confuse le côté intérieur, invisible, c’est-à-dire le côté le plus important, le seul qui soit véritablement poétique. Il s’est proposé de peindre les tortures morales de l’homme condamné à mort, qui compte, dans son cachot, les heures, les minutes, les secondes qu’il lui reste à vivre. Certes, une pareille donnée était de nature à corriger la prédilection de M. Hugo pour le monde extérieur ; il y avait lieu d’espérer qu’en fouillant dans les entrailles de cette idée féconde, il oublierait peu à peu son amour pour le bruit, pour la couleur ; qu’il désapprendrait le culte des mots, et reviendrait à la pensée, à l’émotion, par l’étude patiente, par l’analyse assidue du thème qu’il avait choisi. Il y aurait de l’injustice à dire que le récit du Dernier Jour d’un condamné a été pour M. Hugo un travail sans profit ; mais, pour être vrai, nous devons déclarer qu’il n’a pas tiré de ce travail tout le profit que nous pouvions espérer. Un seul épisode mérite d’être loué sans restriction, c’est l’épisode de Pepita ; or, cet épisode se rattache précisément au côté négligé par M. Hugo dans le reste du récit. Le tableau de cet amour si frais et si pur, si ardent et si chaste à la fois, contraste douloureusement avec la condition désespérée du condamné, et nous devons regretter que l’auteur n’ait puisé qu’une seule fois à cette source d’émotions. Ce n’est pas moi qui contesterai l’habileté singulière, l’abondance descriptive, que M. Hugo a montrées dans le Dernier Jour d’un condamné ; il est évident, pour tous les hommes lettrés, que l’écrivain à qui nous devons ce monologue éloquent manie la langue avec une sécurité magistrale, et qu’il dit ce qu’il veut sans embarras, sans trouble, sans hésitation. Mais, si la langue obéit, elle reçoit bien rarement des ordres qui relèvent de la pensée. La peinture du préau de Bicêtre et du ferrement des galériens, le voyage de Bicêtre à Paris entre le gendarme et l’huissier, le sermon de l’aumônier, la séance des assises et la toilette du condamné appartiennent plutôt au mélodrame qu’à la poésie proprement dite, et le talent incontestable de l’auteur ne peut masquer la vulgarité de ces deux tableaux. Ce livre est certainement une preuve de puissance ; mais la donnée choisie par l’auteur promettait un poème que nous n’avons pas : nous espérions assister aux tortures de la conscience, et nous n’avons sous les yeux que les frissons de la chair.

Le personnage de Han d’Islande et d’Habibrah ne reparaît pas dans le Dernier Jour d’un condamné ; il est vrai qu’il eût difficilement trouvé place dans ce lugubre monologue. Cependant M. Hugo ne pouvait se passer d’un monstre, et il a réalisé son type de prédilection dans le ministère public. La justice humaine, telle qu’il nous la montre, n’est pas moins altérée de sang que Han d’Islande, ou Habibrah. Le magistrat n’est pas moins cruel que le brigand ou le nain ; il n’y a entre ces deux cruautés que la différence qui sépare l’emphase de la bizarrerie. La colère de M. Hugo contre la magistrature est aujourd’hui devenue un lieu commun qui reparaît dans tous ses livres ; si ce lieu commun avait quelque utilité, nous le subirions volontiers ; mais nous avouons sincèrement qu’il nous est impossible de voir dans cette colère un plaidoyer contre la peine de mort. Si telle est l’intention de l’auteur, c’est une intention traduite bien maladroitement. Si la loi est mauvaise, c’est la loi qu’il faut attaquer et non la magistrature, qui ne l’a pas faite, et qui l’applique selon la mesure de ses lumières.

Dans Notre-Dame de Paris, nous retrouvons en pleine maturité toutes les qualités littéraires qui n’existaient qu’en germe dans les trois ouvrages précédents. Pour être juste envers M. Hugo, il faut le juger comme romancier d’après Notre-Dame de Paris, et ne consulter ses autres romans qu’à titre de renseignements. Le roman de Notre-Dame, écrit à l’âge de vingt-neuf ans, peut être considéré, sinon comme le dernier mot de l’auteur, du moins comme l’expression d’une volonté longtemps discutée, soumise à toutes les épreuves de la réflexion. Les personnages de ce livre appartiennent-ils à la famille humaine ? Nous ne le croyons pas. Le talent littéraire de M. Hugo s’est-il montré dans cette œuvre plus riche, plus varié que dans les romans précédents ? Assurément oui. Le style de Notre-Dame est incontestablement supérieur au style de Han d’Islande, de Bug-Jargal, du Dernier Jour d’un condamné ; mais ce style, j’ai regret à le dire, s’est enrichi aux dépens de la pensée. Éthel, Ordener, Marie, d’Auverney, Pepita, ont disparu sans retour, et fait place à des figures habilement dessinées, j’en conviens, mais dont le modèle n’existe nulle part. L’écrivain est devenu plus habile, mais le poète s’est éloigné de plus en plus de la vérité humaine, sans laquelle il n’y a pas de poésie possible.

Gringoire, destiné, dans la pensée de l’auteur, à personnifier les misères de la condition poétique au xve  siècle, n’est qu’une caricature grimaçante, et n’excite, il faut bien le dire, ni le rire, ni la pitié. Il y a dans ce personnage un tel amour de l’avilissement, une dégradation si ardemment acceptée, un si parfait mépris de toute dignité, que toute sympathie pour lui est impossible. Comment, en effet, s’intéresser à un homme qui n’a ni volonté, ni respect pour lui-même, ni force pour combattre la pauvreté, ni confiance dans un pouvoir supérieur au pouvoir humain ? Un tel acteur, si toutefois un tel acteur a jamais existé, est indigne d’occuper la poésie. C’est un peu plus qu’un animal domestique, un peu moins qu’un laquais. En vérité, plus je pense à Gringoire, et plus j’ai de peine à comprendre comment M. Hugo a pu être amené à personnifier la poésie dans cette espèce de mendiant qui voudrait être bouffon.

Phœbus de Châteaupers, amoureux de ses éperons et de son épée, charnel, égoïste, arrogant, a sur Gringoire un avantage positif. S’il n’intéresse pas, du moins il a pu être, et c’est un mérite qui n’est pas à dédaigner. Mais que vient faire, dans un roman, un pareil personnage ? Si l’oisiveté peut à ce point dégrader les facultés humaines, ce que je ne veux pas nier, à quoi bon mettre en scène un homme qui n’a plus d’humain que le nom ? Que Phœbus ressemble à bien des héros de garnison, je ne le nie pas ; mais je ne crois pas que de pareils héros puissent jamais exciter aucune sympathie. Je comprends très bien que Phœbus de Châteaupers n’aime pas Fleur-de-Lys Gondelaurier, mais je comprends difficilement que la Esmeralda aime Phœbus de Châteaupers ; car la beauté, qui suffit à éveiller l’amour, ne suffit pas à le nourrir, et dès les premiers mots, la Esmeralda, sans avoir besoin d’une grande pénétration, doit deviner que Phœbus est un homme sans cœur, un homme indigne d’amour.

Claude et Jehan Frollo, le diacre et l’écolier, ne sont pas si loin de la vérité que Gringoire ; mais ces deux personnages, comme celui de Phœbus, me paraissent incapables d’exciter aucun intérêt sérieux. Qu’est-ce en effet que le diacre ? Un prêtre que la continence a rendu fou, un malheureux chez qui la chasteté agit comme le vin, que le cri de la chair pousse à la luxure, qui ressemble bien plus à une bête féroce qu’à un homme, sujet digne d’étude pour un médecin, indigne d’occuper la poésie. De telles souffrances sans doute ne manquent pas de réalité ; mais toutes les faces de la réalité n’appartiennent pas à la poésie, et si Claude Frollo était accepté comme un personnage poétique, l’imagination, une fois engagée dans cette voie, se flétrirait bientôt. Quant à l’écolier Jehan Frollo, il n’a rien dans son caractère qui égaye le lecteur. Plus rusé que Gringoire, il n’est pas moins avili. Sa gourmandise et sa paresse entêtée, qui se comprendraient chez un enfant de douze ans, deviennent monstrueuses chez un homme qui touche à la virilité. À proprement parler, Jehan Frollo n’est qu’un reflet de Gringoire. Les espiègleries qu’il conçoit et qu’il exécute sont plus grossières qu’amusantes ; il n’a dans la bouche qu’un vocabulaire emprunté à la joie des halles, et ne parvient pas à dérider les plus indulgents. Je ne devine pas qu’elle a pu être la pensée de M. Hugo en créant cette figure d’écolier.

Je n’ai rien à dire de Fleur-de-Lys Gondelaurier, car l’auteur a dessiné avec une négligence très pardonnable ce personnage passif. Cette blonde jeune fille, fière de sa beauté, joue un rôle si peu important dans le roman, que M. Hugo était naturellement dispensé d’insister sur le caractère qu’il lui prête. Toutefois il me semble que, sans se rendre coupable de pruderie, elle pourrait reprocher à Phœbus de Châteaupers la grossièreté insolente de ses manières. Une jeune fille élevée sous les yeux de sa mère ne peut prendre pour une marque d’amour la familiarité qui réussit tout au plus auprès d’une aventurière aguerrie.

La Esmeralda et Quasimodo sont évidemment les deux principaux acteurs de Notre-Dame de Paris ; c’est sur eux que M. Hugo a voulu concentrer notre attention et notre sympathie ; c’est donc à eux surtout que l’analyse doit s’adresser pour estimer le mérite humain de Notre-Dame. Or, il me semble que ces deux personnages, qui, rapprochés l’un de l’autre, ou plutôt opposés l’un à l’autre, produisent une impression plus voisine de l’étonnement que de la sympathie, supportent difficilement l’épreuve d’une étude individuelle. Je ne reproche pas à M. Hugo d’avoir reproduit dans la Esmeralda Fenella et Mignon. Loin de là ; je lui reproche d’avoir oublié, dans la création et dans la mise en œuvre de ce personnage, le naturel qui respire dans Peveril du Pic et dans Wilhelm Meister. La bohémienne de M. Hugo est une figure pleine de fraîcheur et de grâce quand elle entre en scène, mais presque toujours insignifiante, inanimée, dès qu’elle agit et qu’elle parle. Une seule fois il lui arrive d’émouvoir, c’est lorsqu’elle donne à boire à Quasimodo, dans la scène du pilori ; quand elle résiste à Claude Frollo, quand elle veut se donner à Phœbus, elle n’a ni la dignité de la pudeur, ni l’énergie de l’amour. C’est une figure peinte, ce n’est pas une femme. Quant à Quasimodo, qui régit le livre entier, c’est une transformation de Han d’Islande et d’Habibrah, transformation puissante, mais fidèle au type que M. Hugo ne perd jamais de vue ; c’est un monstre soumis à l’inspiration de la bonté, mais c’est un monstre, et nous ne pouvons consentir à croire que les monstres aient droit de bourgeoisie dans le domaine poétique. L’amour de Quasimodo pour la Esmeralda n’est pas un amour humain, c’est le dévouement d’un chien de Terre-Neuve pour son maître. Entre la bohémienne gracieuse et agile comme une abeille, et le sonneur qui résume en lui tous les éléments de la laideur visible, placer l’amour, comme l’a fait M. Hugo, c’est croire que l’étonnement peut remplacer l’émotion, c’est poser l’antithèse comme loi suprême de la poésie. Or, une pareille théorie ne mérite pas même d’être discutée, car elle se réfute d’elle-même.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas dans Notre-Dame de Paris un mérite éminent ? Telle n’est pas notre pensée. L’histoire de Paquette Chantefleurie, quoique racontée peut-être avec une simplicité artificielle, est cependant pleine d’émotion, et n’appartient pas au monde qu’habitent les personnages du roman. La folie de la Sachette n’est pas moins pathétique. Le dirai-je, cependant ? il me semble que dans la peinture du Trou aux Rats, M. Hugo a souvent dépassé les limites de la poésie. Engagé dans une voie vraie, il n’a pas su s’arrêter à temps. Je suis loin de partager l’admiration générale pour la cour des Miracles ; toutefois je reconnais que cette scène étrange est décrite avec une singulière puissance ; je ne crois pas que cette fange, où s’agitent tous ces mendiants et tous ces voleurs, malgré l’habileté du narrateur, mérite les éloges qu’elle a obtenus ; mais je n’hésite pas à proclamer l’énergie des facultés que M. Hugo a gaspillées dans ce tableau. Je regrette qu’il ait repris, dans Notre-Dame de Paris, le plaidoyer qu’il avait commencé dans le Dernier Jour d’un condamné. Le chapitre qui s’intitule pompeusement : Coup d’œil impartial sur la Magistrature, n’est qu’une déclamation ampoulée, verbeuse, inutile au roman, et réprouvée par le bon sens.

Ce qui domine dans Notre-Dame de Paris, ce qui a fait le succès de ce livre, c’est le spectacle. Ce livre a réussi, et cependant il s’en faut de beaucoup que ce soit un bon livre. Il ne s’agit pas de contester un fait accompli, mais bien de l’expliquer. Or, à notre avis, la puérilité de l’œuvre du poète a trouvé dans la puérilité du goût public un puissant auxiliaire. M. Hugo, en écrivant Notre-Dame de Paris, a consulté les instincts de son temps, et c’est pour les avoir consultés qu’il a réussi. Il est très vrai que la France, il y a sept ans, aimait le spectacle, et préférait la poésie qui se voit à la poésie qui se comprend. C’était là, sans doute, un goût dépravé, un goût que les hommes éclairés combattaient de toutes leurs forces ; mais ce goût était celui de la majorité, et la majorité devait applaudir Notre-Dame de Paris. Aujourd’hui, le goût public a changé ; la majorité, instruite par la discussion, s’est ralliée à l’opinion de la minorité, et demande à la poésie autre chose que le plaisir des yeux. Aussi le mérite poétique de Notre-Dame de Paris est-il remis en question.

Cependant il ne faudrait pas se laisser emporter trop loin par cette réaction. Si Notre-Dame, en effet, n’est pas un beau livre dans le sens le plus élevé de ce mot, il ne faut pas oublier les qualités éclatantes qui distinguent cette œuvre ; il y aurait injustice à les méconnaître. À parler franchement, la pierre et l’étoffe sont les principaux, je devrais dire les seuls acteurs de ce livre. Mais jamais la pierre et l’étoffe n’ont été mises en scène avec plus de splendeur, plus de magnificence ; jamais la langue n’a trouvé pour les peindre des ressources plus abondantes, plus variées. Si la pierre et l’étoffe ne peuvent remplir le cadre d’un roman, ce n’est pas une raison pour méconnaître le mérite pittoresque de M. Hugo. Dans la peinture, comme dans la poésie, dans toutes les grandes écoles, depuis la florentine jusqu’à la flamande, l’homme joue le premier rôle ; la pierre et l’étoffe ne sont, pour Raphaël, Titien et Rubens, que des parties secondaires de la peinture. Oui, sans doute ; mais il est juste de proclamer que M. Hugo a traité ces parties secondaires avec une habileté de premier ordre.

L’importance accordée à la pierre et à l’étoffe devait inévitablement entamer, sinon effacer, l’importance de la personne humaine ; et, en effet, dans Notre-Dame de Paris, l’homme n’est qu’un point sur la pierre ; il remplit l’étoffe et sert à la montrer. Il est évident que l’auteur s’accommoderait bien plus volontiers de la cathédrale sans le diacre et le sonneur, que du diacre et du sonneur sans la cathédrale. Quasimodo et Claude Frollo sont d’un bon effet sous les voûtes de l’église, sur la galerie qui unit les deux tours, sur la dentelle qui les couronne ; il les dessinera donc pour compléter le tableau. Mais ne lui dites pas de placer plus près de vous ces points qu’il a baptisés du nom d’homme ; car, en les rapprochant, il diminuerait l’effet pittoresque de son église ; la pierre et l’étoffe reprendraient le rang qui leur appartient, et le plaisir des yeux, le seul qu’il ait en vue, ne serait plus tel qu’il l’a voulu, exclusif, souverain. C’est là, si je ne m’abuse, le véritable mérite, et aussi le vice réel de Notre-Dame de Paris. Dans cette œuvre si singulière, si monstrueuse, l’homme et la pierre sont confondus et ne forment plus qu’un seul et même corps. L’homme sous l’ogive n’est pas plus que la mousse sur le mur ou le lichen sur le chêne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s’anime et semble obéir à toutes les passions humaines. L’imagination, éblouie pendant quelques instants, croit assister à l’agrandissement du domaine de la pensée, à l’envahissement de la matière par la vie intelligente. Mais, bientôt désabusée, elle s’aperçoit que la matière est demeurée ce qu’elle était, et que l’homme s’est pétrifié. Les salamandres sculptées au flanc de la cathédrale sont restées immobiles, et le sang qui courait dans les veines de l’homme s’est glacé tout à coup ; la respiration s’est arrêtée, l’œil ne voit plus, l’âme engourdie a désappris la pensée. Sans doute, pour produire cette singulière illusion, pour agrandir, même pendant un instant, le domaine de la vie intelligente, il faut une grande habileté. Aussi sommes-nous loin de contester l’habileté de M. Hugo ; mais cette illusion, quoique passagère, est funeste à la poésie ; elle détourne la foule des plaisirs sérieux, des plaisirs de l’intelligence, et l’habitue à de puérils délassements.

Et non seulement la poésie a beaucoup à souffrir de ce renversement des rôles qui appartiennent à l’homme et à la pierre ; mais la langue elle-même ne peut impunément se prêter à l’expression de cette monstruosité. Dès que la pierre occupe la scène, dès que l’homme n’est plus qu’un point, il s’opère dans la langue un renversement de même nature. La partie matérielle de la langue, c’est-à-dire le vocabulaire, réduit en servitude la partie intellectuelle, c’est-à-dire la syntaxe. La poésie, vouée à la pure description, a surtout besoin de synonymes, d’épithètes, il lui faut des phrases touffues, dont le branchage soit impénétrable ; préoccupée de mille détails qu’elle rencontre sur sa route, animée du désir de représenter tout ce qu’elle aperçoit, comment aurait-elle le temps de chercher les lignes principales d’une idée, de les dessiner nettement ? Le vocabulaire s’offre à elle avec des richesses inépuisables ; quoi qu’elle veuille peindre, il est toujours là pour répondre à l’appel. C’est donc à lui, à lui seul, qu’elle s’adresse en toute occasion : elle trouve dans le vocabulaire des mots qui traduisent tous les caprices de la lumière, toutes les formes des corps, toutes les nuances, tous les rayons, toutes les ombres. Abusée par la complaisance et la docilité du vocabulaire, elle arrive bientôt à croire que la langue est tout entière dans les mots ; et, le jour où elle a besoin d’exprimer une idée étrangère au monde visible, le jour où elle veut parler à l’intelligence de l’intelligence elle-même, elle s’aperçoit, mais trop tard, que le vocabulaire, réduit à ses seules ressources, ne suffit pas à remplir cette tâche. Elle appelle à son secours la syntaxe qu’elle avait si longtemps dédaignée ; mais cette alliée si injustement oubliée refuse de répondre, et la poésie bégaye au lieu de parler. Ce que j’énonce ici sous une forme générale, il est facile de le vérifier en lisant Notre-Dame. Il est évident que M. Hugo, en maniant le vocabulaire, a mis en lumière plusieurs faces de notre langue qui jusqu’ici étaient demeurées dans l’ombre, ou qui, après avoir brillé quelque temps, étaient tombées en oubli. Mais il a négligé les lois qui président au maniement du vocabulaire, parce que la connaissance et l’application de ces lois avaient à peine un rôle à jouer dans la peinture de la pierre et de l’étoffe. S’il eût mis les hommes sur le premier plan et l’église à l’horizon, bon gré, mal gré, il eût été amené à invoquer le secours de la syntaxe ; renfermé dans le domaine des choses, il a dû manier exclusivement la partie matérielle de la langue. C’est pourquoi la prose de Notre-Dame de Paris est une prose éclatante, mais d’une beauté très incomplète.

Les drames de M. Hugo sont, à notre avis, la plus faible partie de ses œuvres. Si ce que nous avons dit de ses œuvres lyriques et de ses romans a été bien compris, personne, sans doute, ne s’étonnera de notre sévérité. Le drame est, en effet, de toutes les formes littéraires, celle qui exige le plus impérieusement la connaissance des hommes, et nous avons quelque raison de croire que M. Hugo ne les a jamais étudiés. Nous ne croyons pas, nous sommes loin de croire qu’il ait tenu toutes ses promesses ; mais lors même qu’il les eût tenues tout entières, il n’aurait pas encore satisfait à toutes les conditions de la poésie dramatique. La préface de Cromwell, où il exposait, en 1827, sa théorie du drame, prouve clairement qu’il a sur la poésie en général, et sur le drame en particulier, des idées fort incomplètes et très peu précises. Il affirme que partout l’ode a précédé l’épopée, et l’épopée le drame. La seule preuve qu’il apporte à l’appui de cette affirmation, c’est que la Bible est antérieure à Homère, et Homère antérieur à Shakespeareb ; or, sans parler du drame de Job et du Livre des Rois, qui peut à bon droit passer pour une épopée, nous trouvons dans la seule patrie de Shakespeare la réfutation de la théorie exposée par M. Hugo ; car Shakespeare est venu avant Milton, qui est venu avant Byron. M. Hugo ne contestera, sans doute, ni la valeur épique de Milton, ni la valeur lyrique de Byron. Que devient donc, en présence de ces deux poètes éminents, la théorie exposée dans la préface de Cromwell ? Il serait facile de trouver dans plusieurs littératures de l’Europe une série d’arguments pareils à ceux que nous fournit l’Angleterre, et de montrer, l’histoire à la main, toute la puérilité des idées que M. Hugo prend pour générales. Mais la critique, en insistant sur le néant de cette théorie, se rendrait elle-même coupable d’enfantillage ; il vaut mieux croire que M. Hugo, désirant écrire pour la scène, a voulu démontrer la supériorité du drame sur toutes les autres formes poétiques. Pour se contenter, pour se prouver à lui-même qu’il avait raison d’abandonner l’ode et le roman et d’aborder la forme dramatique, il lui a paru commode d’affirmer que le drame résume et contient la substance de l’ode et de l’épopée. En vérité, nous aurions mauvaise grâce à le chagriner pour une joie qui ne fait de tort qu’à lui-même. L’histoire n’est pas de son avis ; mais les idées générales de M. Hugo ne relèvent ni du temps, ni de l’espace, et sont par conséquent supérieures à l’histoire. Elles expriment un ordre de vérités qui échappe à tout contrôle, et dont les éléments ne se trouvent que dans la pensée de l’auteur. Bornons-nous donc à énoncer le démenti donné par l’histoire à M. Hugo, et abstenons-nous de juger le différend.

Arrivé à la théorie du drame, M. Hugo affirme que le drame doit contenir la réalité tout entière, et à ce propos, il trouve bon de nier la valeur dramatique du théâtre grec en se fondant sur l’absence du grotesque. Le grotesque est, selon lui, un élément indispensable de la réalité dramatique, et toute tentative qui a pour but de restreindre l’importance du grotesque, viole une des lois les plus impérieuses du drame. Il y a bien eu en Grèce un certain poète appelé Aristophane ; mais suivant M. Hugo, Aristophane a tout au plus entrevu l’importance et le rôle du grotesque dans la poésie dramatique. Pour que ce rôle se révélât pleinement et fût compris par les poètes et par la foule, il fallait que l’humanité eût été gouvernée pendant quinze siècles par la loi chrétienne. Avant Shakespeare et Rabelais, le grotesque n’existait qu’à l’état d’ébauche ; et ce qui le prouve victorieusement, c’est la mesquinerie des œuvres que nous a laissées Aristophane. M. Hugo ne nomme pas ces œuvres ; mais tout le monde sait que les Nuées et les Guêpes sont d’une timidité sans pareille. Il n’y a pas un homme de vingt ans, familiarisé avec la littérature grecque, qui ne comprenne très bien que Pantagruel et les gaies Commères de Windsor surpassent en hardiesse les Nuées et les Guêpes. Si quelqu’un se permettait d’énoncer un avis contraire à celui de M. Hugo et de dire qu’Aristophane est aussi hardi que Rabelais et Shakespeare, qu’il a poussé la moquerie aussi loin que la satire et la comédie modernes, M. Hugo, nous n’en doutons pas, aurait une réponse toute prête ; il se bornerait à dire que sa théorie du grotesque, aussi bien que sa théorie générale de la poésie, est supérieure à l’histoire. L’histoire, en effet, qu’elle s’occupe d’Aristophane ou d’Homère, n’est qu’un pur accident, tandis que les théories de M. Hugo sont nécessaires et ne peuvent pas ne pas être. Quoiqu’il lui plaise de dire qu’il a toujours dédaigné de donner à ses œuvres ses préfaces pour bouclier, cependant nous croyons que ses théories dramatiques n’ont été forgées que pour la défense de Cromwell, et voilà pourquoi nous refusons de les prendre au sérieux. Ainsi, lorsqu’il ne voit dans la tragédie grecque tout entière qu’un démembrement de l’épopée homérique, nous lui pardonnons de grand cœur de confondre les Titans d’Eschyle, les hommes de Sophocle et les personnages sentencieux d’Euripide. Après avoir traité les Nuées et les Guêpes comme des œuvres sans importance, il était naturel qu’il mît sur la même ligne le Prométhée, l’Œdipe-Roi et l’Hippolyte. Dans une discussion vraiment littéraire, de pareilles bévues mériteraient sans doute d’être signalées ; mais il ne faut pas oublier que M. Hugo, en écrivant la préface de Cromwell, n’a voulu prouver qu’une seule chose : que la poésie dramatique est la première de toutes les poésies, et qu’avant Shakespeare cette poésie n’existait pas. Pour arriver à cette conclusion, il n’a pu se dispenser de contredire l’histoire ; mais il est arrivé à la conclusion qu’il avait formulée d’avance, à laquelle il ne pouvait renoncer sans porter atteinte à l’inviolable dignité de sa pensée.

Après avoir balayé comme une poussière inutile et sans valeur la tragédie et la comédie antiques, il lui restait à établir l’identité du drame et de la réalité. Arrivé à ce point, sa tâche devenait plus difficile ; mais il a trouvé moyen d’éluder la difficulté en supposant que cette affirmation est implicitement contenue dans sa théorie générale de la poésie et dans sa théorie du grotesque. Si quinze siècles de christianisme ont été nécessaires au développement du grotesque et de la poésie dramatique, si le grotesque est un élément nécessaire de toute réalité et si le drame, pour demeurer fidèle à son origine, pour se conformer à l’esprit chrétien, doit reproduire tous les éléments aperçus et mis en lumière par le christianisme, il ne peut se dispenser de mêler le grotesque à toutes ses créations. Une argumentation ainsi conçue n’est certainement pas à l’abri de toute blessure et serait frappée à mort par le premier coup sérieux. Qu’il nous suffise de rappeler que les prémices sur lesquelles s’appuie M. Hugo sont fausses et ne reposent sur aucun témoignage. Il est inutile de nier la conclusion. Sans doute le christianisme a modifié profondément la forme dramatique comme toutes les autres formes de la poésie ; mais entre la vérité de cette modification et la réalité posée comme but suprême du drame, il y a un abîme, et pour combler cet abîme il faudrait d’autres arguments que la préface de Cromwell. Pour notre part, nous croyons sincèrement qu’identifier le drame et la réalité n’est pas moins que nier la condition fondamentale de toute poésie, c’est-à-dire l’interprétation.

L’intervalle qui sépare la réalité de la poésie a été si souvent démontré qu’il serait puéril d’insister sur cette vérité, depuis longtemps acquise à l’évidence. M. Hugo croit que le triomphe du drame est de compléter l’histoire, de restituer les parties perdues. Ni les historiens ni les poètes ne souscriront à cette affirmation ; mais la théorie du drame réel pourra du moins nous servir à juger les drames de M. Hugo. Si les drames de M. Hugo étaient réels, dans le sens le plus rigoureux du mot ; s’ils tenaient toutes les promesses de la préface de Cromwell, ils seraient encore selon nous très loin de la beauté poétique : toutefois ils mériteraient une estime sérieuse. Malheureusement il est facile de prouver qu’ils sont aussi étrangers à la réalité qu’à l’interprétation.

Ce que nous pourrions dire de Cromwell s’applique avec une égale vérité aux trois premiers drames destinés à la scène par M. Hugo ; aussi trouvons-nous plus convenable d’aborder sur-le-champ Marion de Lorme, Hernani et le Roi s’amuse. À notre avis, Marion de Lorme est de tous les drames de M. Hugo le seul qui renferme quelques-uns des éléments de la poésie dramatique. Marion et Didier, qui occupent le premier plan, expriment leurs pensées sous une forme exclusivement lyrique ; mais la nature même de leurs pensées, de leur caractère, pouvait donner lieu à des développements dramatiques. Louis XIII et le marquis de Nangis méritent la même louange et le même reproche. Ils récitent des couplets lyriques, ils ne vivent pas, mais ils pourraient vivre. Quant à la réalité historique de ces personnages, elle ne peut devenir le sujet d’une discussion. Dans la première moitié du xviie  siècle, le caractère de Didier n’existait pas et ne pouvait exister. Pour qu’un tel caractère devienne possible, il faut que la poésie lyrique ait créé Werther et René, Lara et Childe-Harold ; il faut qu’Uhland et Lamartine aient touché les dernières limites de la rêverie. Marion n’est pas seulement infidèle à l’histoire, mais bien aussi au type même de la courtisane. Son malheur se comprend à peine, tant elle paraît avoir oublié ses premiers désordres. Pour que ce personnage fût humainement réel, sinon historiquement, il eût fallu que le spectateur assistât aux premiers développements de l’amour de Marion pour Didier et vît la passion effacer peu à peu les souillures de la débauche, rajeunir et purifier l’âme de la courtisane. La fierté féodale du marquis de Nangis, sans violer directement l’histoire, n’est cependant pas dessinée d’après la réalité. Il est très vrai que l’aristocratie portait la tête haute dans les premières années du règne de Louis XIII ; mais elle résistait à Richelieu en levant des armées, et lorsqu’elle avait une grâce à demander, elle ne se présentait pas escortée comme un prince du sang. Louis XIII a été l’esclave de Richelieu, et s’il lui est arrivé de songer à secouer le joug, ce désir chez lui ne s’est jamais élevé jusqu’à la volonté ; mais si faible qu’il fût, il n’avait pas renoncé à l’exercice de son intelligence, et il se dédommageait avec ses favoris de l’autorité despotique du cardinal. S’il ne gouvernait pas dans le sens le plus élevé du mot, il ne s’interdisait pas la raillerie contre le maître de la France. Le Louis XIII de Marion de Lorme ne ressemble pas au Louis XIII de l’histoire.

Dans Hernani, nous retrouvons tous les personnages, toutes les situations et je dirais volontiers tous les couplets lyriques de Marion de Lorme. Didier devient Hernani, Marion dona Sol, le marquis de Nangis don Ruy de Silva. Quant à don Carlos, qui, dans la seconde moitié de la pièce, s’appelle Charles-Quint, il est permis de le considérer comme formé de la réunion de Saverny et de Laffemas. Lorsqu’il court les aventures, il continue Saverny ; quand la luxure le pousse à la cruauté, il continue Laffemas. Lorsqu’il pardonne, il ne continue ni l’un ni l’autre, et il est supérieur aux deux personnages dont il procède. Si M. Hugo, fidèle aux théories de la préface de Cromwell, se fût vraiment proposé, dans Marion de Lorme et Hernani, de compléter la réalité historique, de restituer les parties perdues, en un mot de ressusciter le passé, certes il n’eût pas écrit deux fois la même pièce avec des variantes à peine saisissables. Il y a si loin de Louis XIII à Charles-Quint, que pour tirer Hernani de Marion de Lorme il a fallu méconnaître la réalité historique de Louis XIII et de Charles-Quint et c’est en effet le parti auquel s’est arrêté M. Hugo. Après avoir proposé aux poètes dramatiques la réalité comme but suprême du drame ; après avoir proclamé au nom de cette réalité la mesquinerie de la tragédie et de la comédie, il a traité l’Espagne du xvie  siècle et la France du xviie avec un mépris absolu. Ainsi M. Hugo lui-même ne prend pas ses théories au sérieux. Étudiées séparément, les différentes parties d’Hernani sont supérieures aux différentes parties de Marion de Lorme sous le rapport du style, de la versification. Pourtant la représentation d’Hernani excite moins d’intérêt que celle de Marion. Les personnages et les situations des deux pièces se ressemblent d’une façon frappante ; mais dans Hernani l’ode a ses coudées plus franches et l’homme presque tout entier disparaît sous le poète.

Dans le Roi s’amuse l’ode remplace, comme dans Hernani et dans Marion de Lorme, la réalité historique et la réalité humaine ; mais on voit poindre dans cette pièce une idée qui devait plus tard emporter M. Hugo aussi loin de la poésie que de l’histoire. Cette idée consiste à prendre l’antithèse pour pivot de l’action dramatique. Il ne s’agit en effet dans le Roi s’amuse ni de la peinture de la cour de François Ier, ni du tableau des passions religieuses qui agitaient la France du xvie  siècle. Le seul but que se propose le poète est de montrer la débauche sur le trône et la grandeur d’âme sous la livrée d’un fou. Ces deux antithèses résument toute la pièce ; et pour les mettre en œuvre, M. Hugo ne craint pas de violer l’histoire, comme il l’a fait dans Hernani et Marion, pour acclimater l’ode sur la scène. Si, dans cette troisième tentative, il a méconnu, comme dans les deux premières, la condition fondamentale de toute poésie dramatique, le développement des caractères sous la forme d’une action vraisemblable, je dois dire qu’il a déployé dans les couplets récités par Triboulet une grande richesse de versification ; mais cette habileté tout extérieure ne saurait effacer le défaut capital de la pièce, la violation simultanée de la réalité historique et de la réalité humaine. Les personnages n’ont pas vécu et ne pourraient pas vivre.

Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo marquent dans la carrière dramatique de M. Hugo un mépris de plus en plus hardi pour l’histoire et pour la poésie elle-même. Il n’y a pas un écolier de quinze ans qui ne soit en état de relever les erreurs historiques volontaires ou involontaires qui abondent dans ces trois ouvrages, et ce serait folie de vouloir les récapituler ; mais il y a dans ces trois pièces, dont la troisième vaut moins que la seconde et la seconde moins que la première, un défaut plus grave que le mépris ou l’ignorance de l’histoire : c’est le mépris ou l’ignorance de la nature humaine ; c’est l’antithèse substituée constamment au développement des caractères. L’amour maternel sous les traits d’une femme incestueuse et adultère, un aventurier entre l’alcôve royale et la hache du bourreau, l’amour chaste, idéal dans le cœur d’une femme qui vend ses caresses, telles sont les antithèses que M. Hugo a prises pour thèmes dramatiques et qu’il a développées avec le secours du poignard et du poison, du décorateur et du machiniste. Ces trois drames n’appartiennent ni à l’histoire ni à l’humanité, et ne rachètent pas même l’invraisemblance des caractères par la sève lyrique qui circulait dans Marion de Lorme, dans Hernani, dans Triboulet. Une fois engagé sur cette pente de plus en plus glissante, où s’arrêtera M. Hugo ?

Tombé de l’ode à l’antithèse, de l’antithèse au spectacle, M. Hugo consentira-t-il à se renouveler ? trouvera-t-il moyen d’appliquer les richesses de son vocabulaire à des œuvres durables, à des monuments vraiment beaux, qui excitent chez le lecteur autre chose que l’étonnement, qui éveillent les sympathies de la multitude et obtiennent l’approbation des hommes lettrés ? Il possède aujourd’hui un admirable instrument ; il a prouvé depuis vingt ans, dans des œuvres nombreuses, mais incomplètes, toute l’étendue, toutes les ressources de son habileté : le temps est venu pour lui d’employer cet admirable instrument autrement qu’il n’a fait jusqu’ici. Ses odes, ses romans et ses drames, sont écrits avec des mots, et ne relèvent ni de l’intelligence ni du cœur. Cette vérité, si évidente pour nous, deviendra, nous en avons l’assurance, de plus en plus populaire ; avant un an peut-être, la critique n’aura plus besoin de la répéter ; la conviction qui nous anime à cette heure sera partagée par les disciples mêmes de M. Hugo. Ses plus fervents, ses plus fidèles admirateurs, comprendront que la poésie n’est pas tout entière dans les évolutions de la parole, et abandonneront le chef qu’ils ont suivi jusqu’ici, s’il persiste à se renfermer dans le culte exclusif du vocabulaire. Mais ce n’est pas à trente-six ans qu’il est permis de renoncer à se renouveler. Les métamorphoses que nous conseillons, que l’évidence prescrit à M. Hugo, sont d’ailleurs de telle nature, qu’il n’aura qu’à vouloir pour se transformer. Il est maître de la langue, il dit tout ce qu’il veut ; que lui manque-t-il ? d’avoir quelque chose à dire. Pour atteindre à la véritable éloquence, pour rebâtir sa gloire chancelante sur une base solide, il faut qu’il se résigne à vivre dans la société des livres et des hommes. La vie proprement dite, la pratique des passions humaines, l’analyse des intérêts qui dirigent la multitude ignorante, des espérances qui soutiennent les esprits éclairés est la première épreuve qu’il doit s’imposer. La versification n’a plus de secrets pour lui ; le cœur de l’homme est plein de mystères qu’il n’a pas même entrevus. S’il a le courage de sonder ces problèmes, dont il ne paraît pas soupçonner l’existence, s’il se résout à étudier la conscience humaine, où se nouent et se dénouent tant de drames ignorés et terribles, je ne doute pas qu’il ne parvienne promptement à se régénérer, à rallier les admirations infidèles. Quand il aura vécu de la vie commune, quand il se sera mêlé aux mouvements qui entraînent la société, aux luttes qui divisent les familles et les États, il reparaîtra dans la poésie lyrique, dans le roman, dans le drame, avec des forces nouvelles, et nous ne serons plus obligé de le gourmander sur sa puérilité.

Toutefois la pratique de la vie commune ne suffirait pas à compléter la régénération que nous espérons. Cette première épreuve pourrait tout au plus servir à transformer le talent lyrique de M. Hugo. Puisque l’auteur de Notre-Dame de Paris et d’Hernani paraît décidé à mettre en scène les personnages qui ont joué un rôle dans le passé, il faut qu’il se résigne à étudier le passé. Les disciples de M. Hugo font grand bruit de l’érudition historique de leur maître ; mais, à moins de croire qu’il oublie volontairement tout ce qu’il sait, dès qu’il prend la plume, nous sommes forcé de penser qu’il sait vraiment très peu de chose ; car, toutes les fois qu’il a touché à l’histoire, il a fait preuve d’un grand dédain ou d’une parfaite ignorance. Que M. Hugo méprise ou ignore la réalité historique, peu nous importe. La critique n’a aucun intérêt à résoudre cette question. Mais nous devons dire à l’auteur d’Hernani que le mépris et l’ignorance sont également de mauvais goût ; toutes les fois que le poète introduit dans un roman ou dans un drame un personnage historique, son devoir est de le connaître. Il peut le modifier en l’interprétant ; mais il ne lui est pas permis de le dénaturer. Or, tous les drames de M. Hugo contredisent formellement les données de l’histoire ; et si Notre-Dame de Paris paraît respecter davantage la réalité historique, c’est qu’il est plus facile de connaître la forme d’une pierre où la couleur d’un vêtement que la vie et le caractère d’un roi. L’étude du passé est aujourd’hui généralement honorée, et l’érudition attribuée à M. Hugo par ses disciples sera soumise à un contrôle sévère. Si l’auteur d’Hernani veut emprunter à l’histoire le baptême de ses romans et de ses drames, il faut qu’il lui demande autre chose qu’un baptême inutile et trompeur ; il faut qu’il étudie l’homme caché sous le nom qu’il a choisi. À cette condition seulement il pourra continuer de mettre l’histoire en scène. Qu’il n’espère pas abuser plus longtemps la crédulité des intelligences oisives ou paresseuses ; car les plus ignorants savent aujourd’hui que ni Lucrèce Borgia, ni Marie Tudor, ni Charles-Quint, ni François Ier, ni Louis XIII, ni Richelieu, ni Cromwell, n’ont joué dans l’histoire le rôle singulier que M. Hugo leur attribue. Les plus ignorants savent que l’auteur de Notre-Dame de Paris se croit dispensé de l’étude par la toute-puissance de son génie, et sont très décidés à ne pas accepter cette prétention. Il n’y a pas de science possible sans étude ; et si M. Hugo veut tirer tout de lui-même, il sera bientôt condamné à subir le dédain public.

Pratiquer la vie commune, étudier l’histoire, telles sont donc les deux épreuves auxquelles M. Hugo doit se résigner, s’il ne veut pas assister vivant à la mort de son nom. Appliquée tantôt à l’analyse de l’homme, tantôt à la connaissance du passé, son intelligence, qui ne demande qu’à être fécondée, produira bientôt les plus riches moissons. L’histoire serait pour le romancier, pour le poète dramatique, un enseignement incomplet ; mais l’histoire interprétée par la vie de chaque jour, éclairée par l’étude générale de l’humanité, offrirait à M. Hugo une source inépuisable de créations. À l’heure où nous parlons, il doit sentir mieux que nous combien il lui importe de se renouveler. Ses invectives furieuses contre la critique, ramenées à leur plus simple expression, ne signifient pas autre chose. S’il avait la conviction d’être dans le vrai, s’il ne doutait pas de lui-même, il ne se laisserait pas emporter à tous ces mouvements de colère imprudente ; s’il était sincèrement pénétré de l’injustice des attaques dirigées contre lui il abandonnerait au temps, à la vérité, le soin de le venger. Sa colère, bien comprise, n’est qu’un aveu. Depuis vingt ans, il combat pour la célébrité, pour la popularité de son nom ; il croyait avoir touché le but, et il comprend qu’il s’était trompé. Il avait pris pour la poésie une ombre vaine, qu’il a longtemps poursuivie et qui lui échappe. Il faut recommencer la lutte ; il faut, à trente-six ans, s’engager dans une voie nouvelle. Sa colère contre ceux qui lui annoncent la vérité n’a donc rien d’étonnant ; c’est un cri d’angoisse, un cri de révolte ; la douleur est féconde en enseignements, et nous sommes sûr que M. Hugo, rentré en lui-même, comprendra comme nous toute la puérilité de ses œuvres. Les hommes qu’il accuse de méchanceté ne seront bientôt pour lui que des amis sincères, mais sans pitié pour l’erreur. Après les avoir maudits, il les remerciera. Il a connu la gloire à l’âge où des poètes du premier ordre hésitaient encore à publier leurs pensées ; oublier cette gloire, qu’il croyait si solidement assise, sera sans doute pour lui un cruel sacrifice. Mais quel homme à trente-six ans désespère de l’avenir ? Les œuvres que M. Hugo produira dans la seconde moitié de sa vie le consoleront de la guerre qu’il a soutenue. Qu’il renonce à la puérilité, qu’il grandisse en se régénérant, c’est notre vœu et notre espérance ; nous oublierons sa défaite et nous applaudirons à sa victoire.

VI. Alfred de Vigny.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVIII, i.]

VII. Prosper Mérimée.

[I.]

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VIII, i.]

[II.] La Double Méprise.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VIII, ii.]

VIII. Jules Sandeau.

Le roman est aujourd’hui la forme la plus populaire de la littérature. Grâce à la souplesse du genre, le roman s’adresse en effet à toutes les classes de la société. Il se prête avec un égal bonheur à la peinture des mœurs, à l’analyse des passions ; il peut même, sans désavantage, s’il sait se contenir dans de justes limites, aborder les plus hautes questions sociales. Pourvu qu’il réussisse à encadrer la pensée dans le récit, à déguiser la prédication sous le mouvement des personnages, il règne avec une autorité souveraine sur tous les sentiments, sur toutes les idées dont se compose la vie de l’âme humaine. À proprement parler, il n’y a pas un sentiment, pas une idée que le roman ne puisse aborder. Par un singulier privilège, il lui est donné de se montrer tour à tour lyrique, philosophique, épique, selon qu’il lui plaît d’entreprendre la peinture des passions, l’analyse de la pensée, ou le tableau des événements qui intéressent une nation tout entière. Malheureusement cette forme si populaire et si souple a été de nos jours gaspillée avec une insouciance dont l’histoire littéraire offre peu d’exemples. Des esprits heureusement doués, appelés sinon à de hautes destinées, du moins à une renommée de quelque durée, prodiguent en pure perte les facultés qu’ils ont reçues du ciel, et méconnaissent à plaisir toutes les conditions du genre qu’ils ont choisi. Entre les mains de ces artisans, car je ne puis consentir à les nommer d’un autre nom, le roman est devenu une chose indéfinissable, qui résiste à toute classification, qui défie toutes les poétiques, et n’a rien à démêler avec les lois de l’imagination. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de prendre au sérieux les prétendues créations que chaque jour voit éclore et qu’un oubli légitime ensevelit avec une rapidité dévorante. Qui saura, dans dix ans, le nom de tous ces livres qui meurent sans avoir vécu, dont la mort est juste pourtant, qui ne pouvaient pas vivre, et qui servent à occuper l’ennui et l’oisiveté ? Le roman, en effet, tel que nous le voyons se multiplier sous nos yeux, semble n’avoir d’autre but que de tromper l’ennui. À lire, ou seulement à feuilleter ces récits sans fin que la presse livre chaque jour en pâture à l’avidité des salons désœuvrés, on dirait que l’ennui règne en souverain sur toute la France, et que toutes les têtes grisonnantes ont besoin d’être amusées comme des enfants. Ne demandez à ces livres ni composition, ni prévoyance, ni logique ; sauf de très rares exceptions, les auteurs prennent en pitié de pareilles exigences. Ils s’adressent à des esprits énervés par l’ennui, étrangers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à toutes les délicatesses du goût littéraire. Ils connaissent parfaitement le public pour lequel ils écrivent, et ils profitent de leur savoir avec une impitoyable rigueur. Le roman, tel qu’ils le comprennent, tel qu’ils l’improvisent chaque jour, n’est pas une œuvre sérieuse ; ils ne l’ignorent pas, et accueilleraient avec une ironie dédaigneuse le conseiller assez malavisé pour leur dire ce qu’ils savent depuis longtemps. Ils n’ont qu’un but, ne poursuivent qu’une idée, n’obéissent qu’à une seule ambition : ils veulent tromper l’ennui, et, pour obtenir la gloire singulière de désennuyer cette foule qui n’a ni passions ni pensées, dont toute la vie se compose d’intérêts et d’appétits, ils ne reculent devant aucune monstruosité. Pourvu que la curiosité du lecteur soit excitée, pourvu que les aventures, accumulées sans mesure, apaisent un moment l’hydre à mille têtes qui s’appelle l’ennui, leur tâche est accomplie ; ils sont contents d’eux-mêmes, ils s’applaudissent, ils se félicitent entre eux, et se demandent, avec une légèreté digne de la régence, ce que signifient les maîtres de l’art. Nous savons parfaitement à quoi se réduit la poétique de ces artisans littéraires, et nous ne sommes pas assez ingénu pour leur poser des questions qu’ils ne prendraient pas la peine d’écouter. Grâce à Dieu, nous avons assez de clairvoyance pour comprendre qu’ils ont rompu depuis longtemps avec la littérature et relèvent exclusivement de l’industrie. Ils traitent l’imagination, ou plutôt ce qu’ils appellent de ce nom, comme une forge, un laminoir ou une filature ; ils savent à point nommé en combien de milliers de paroles peut se dévider l’ombre d’une pensée ; et, quand ils comptent les lignes qu’ils ont rangées en bataille comme une armée vivante et aguerrie, quoiqu’ils commandent à des fantômes, ils font semblant de se prendre pour les héritiers d’Alexandre. Ne leur faisons pas l’aumône d’une indulgence qu’ils n’accepteraient pas. Ne les jugeons pas d’après des lois qu’ils n’ont jamais étudiées. La critique n’a pas à s’occuper d’eux, puisque depuis longtemps, ils ont renoncé à s’occuper de littérature. Plaignons la foule, qui perd son temps et use ses yeux dans de pareilles lectures ; mais ne discutons pas d’après les règles du goût les œuvres qui n’ont rien à faire avec la discussion, qui sont nées sans raison de naître, et pour lesquelles la discussion ne saurait se faire assez petite. Le mérite de ces œuvres est une question purement industrielle où la critique n’a rien à voir. À quoi bon estimer tous les genres d’ignorance dont se compose le bagage de ces artisans, depuis l’ignorance de l’histoire jusqu’à l’ignorance de la langue ? Ils prendraient pour de la niaiserie notre étonnement ou notre colère, et nous ne voulons pas leur donner le plaisir de rire à nos dépens.

Par bonheur, le roman sérieux, le roman fondé sur l’analyse et le développement des passions humaines, compte encore quelques disciples fidèles et dévoués. Parmi eux, et au premier rang, il convient de placer M. Jules Sandeau. L’auteur de Marianna ne s’est jamais adressé à la curiosité oisive ; il n’a jamais spéculé sur l’ennui, et, pour ma part, je l’en remercie. Il a compris le roman comme un genre vraiment littéraire, et il l’a traité littérairement. Soutenu par cette conviction, il a produit à son heure, lentement ; il a donné à sa pensée le temps de mûrir, de s’épanouir ; il s’est préoccupé des lois de la composition avec une bonne foi, une persévérance qui passeront pour enfantines auprès de certains esprits ; mais il a obtenu le suffrage des juges les plus sévères, et son labeur a été dignement récompensé. Pour ma part, je n’ai jamais songé à compter les pages qu’il a signées de son nom ; je sais seulement qu’il n’y a pas une de ces pages qui n’offre au cœur un sujet de rêverie, à la pensée un sujet de méditation. Je sais que chacun des récits inventés par cet artiste laborieux est plein de vie dans la plus haute acception du mot, non de cette vie bruyante dont se composent les aventures, mais de cette vie intellectuelle et morale qui forme le fonds même de la poésie. Tous les romans de M. Jules Sandeau sont écrits d’un style pur et châtié. Toutes les pages qu’il a signées de son nom ne méritent pas les mêmes éloges, toutes les fables qu’il a inventées n’offrent pas la même vraisemblance et le même intérêt ; mais il y a dans chacun de ses livres une substance morale qui se prête merveilleusement à la discussion. Lors même qu’il lui arrive de se tromper, son erreur s’explique par des motifs honorables. Il traite le public avec respect, et la critique doit lui tenir compte de sa persévérance et de la sincérité de ses efforts.

Le premier roman de M. Sandeau, Madame de Somerville, se recommande par des qualités précieuses, par la simplicité de l’action, par la vérité des épisodes, par la grâce et la sobriété du style. Cependant je crois inutile de m’y arrêter, car toutes les qualités qui distinguent Madame de Somerville se retrouvent avec plus d’éclat et d’évidence dans Marianna. Le sujet choisi par M. Jules Sandeau est empreint d’une profonde tristesse ; mais l’auteur l’a traité avec une vérité si attachante, il a développé avec un soin si scrupuleux les moindres épisodes de son récit, il a si habilement idéalisé la réalité qu’il avait sans doute connue par lui-même, il a usé si ingénieusement de sa mémoire et de son imagination, que la tristesse de la donnée disparaît sous le charme des développements. Si les passions n’étaient pas éternelles, si l’homme n’était pas amoureux du trouble et de l’inquiétude, nous dirions que Marianna est une leçon éloquente, et nous insisterions sur le mérite moral de cette œuvre, nous la recommanderions comme un excellent conseil. Mais pénétré, comme nous le sommes, de la nécessité, de l’éternité des passions, nous nous contenterons d’appeler l’attention et la sympathie sur les personnages, la fable et le style de ce livre.

Louons d’abord, et sans réserve, le caractère substantiel de Marianna. Il est évident que le temps n’a manqué ni à la conception, ni à l’exécution de ce récit. On voit dès les premières pages que l’auteur a thésaurisé avant de se mettre en dépense. Il a lentement amassé, il a trié avec un soin sévère les pensées qu’il nous offre aujourd’hui. Cette méthode, que nous ne saurions recommander trop hautement, exige une patience aujourd’hui bien rare ; c’est la seule qui permette d’accomplir des œuvres durables ; M. Sandeau n’a donc pas seulement fait un livre plein d’élégance et d’intérêt, il a donné un bon exemple.

Les personnages du roman sont dessinés avec une remarquable précision. Dès qu’ils entrent en scène, dès qu’ils parlent, chacun croit les reconnaître et les accueille comme d’anciens amis. Marianna et Noëmi, M. de Belnave et M. Valtone, George et Henri, sont conçus très simplement, et agissent de façon à ne jamais violer les lois de la vraisemblance. Le portrait des deux sœurs, Marianna et Noëmi, fait le plus grand honneur à l’imagination de M. Sandeau. Il y a dans ces deux figures une suavité qui rappelle les meilleures pages de miss Edgeworth. Je ne sais si le portrait de ces deux sœurs a été tracé d’après nature ; mais, réel ou idéal, il révèle une grande finesse d’observation. Tous les secrets de ces deux jeunes cœurs, toutes leurs espérances, toutes leurs ambitions, tous leurs rêves sont racontés avec une délicatesse que nous sommes habitué à ne rencontrer que chez les femmes. L’auteur explique et analyse, comme un souvenir de la veille, toutes les puérilités angéliques, tous les divins enfantillages dont se compose la vie d’une jeune fille. Lors même qu’il invente, il a l’air de transcrire, tant il met de naturel et de vivacité dans les tableaux qu’il nous présente. Il croit à ses personnages, il les a vus, il les a écoutés, et sa foi entraîne la nôtre. Il a plus que notre attention, il a notre sympathie. Marianna et Noëmi, unies ensemble d’une étroite amitié, mais diversement douées, nous intéressent sans jamais nous étonner. Noëmi est née pour la paix et le bonheur ; elle est pleine de courage et de raison ; elle s’applique avec une constance infatigable à réaliser le rêve des moralistes, à chercher la joie dans le devoir. Elle ordonne sa vie en vue du bien, et soumet à cette règle austère tous les mouvements de sa pensée. Elle s’interdit comme insensés, comme criminels, tous les désirs qui dépassent le cercle de la famille. Aussi les vœux de Noëmi sont-ils récompensés par un bonheur sans mélange. Une fois éclairée sur la nature des espérances qu’il lui est permis de former, elle s’attache à régler sa volonté sur sa puissance, et chacun de ses jours s’embellit à la fois du souvenir de la veille et de l’espérance du lendemain. Quoique Noëmi offre le type d’une vertu irréprochable, quoique chacune de ses actions soit courageuse et sainte, nous devons dire que le personnage de Noëmi ne cesse pas un seul instant d’intéresser.

Marianna contraste heureusement avec Noëmi. Curieuse, ardente, amoureuse d’émotion, elle comprend les devoirs de la famille, mais ne peut se résigner au bonheur des jours calmes et pareils. L’affection la plus sainte, le dévouement le plus complet ne suffit pas à la contenter ; car elle ne veut pas seulement se sentir aimée, elle veut être émue, et, pour satisfaire cette soif impérieuse d’émotion, elle ira tête baissée au-devant du danger. Elle abandonnera sans regret le bonheur qu’elle a sous la main. Son imagination ne parle pas moins haut que son cœur. L’étonnement et l’inquiétude lui sont aussi nécessaires que l’amour. Ce caractère n’a certainement rien de nouveau. Bien des femmes y liront le secret de leur destinée. M. Sandeau a su rajeunir le type de Marianna par des détails pleins de fraîcheur. Sans s’écarter jamais de la vérité, il a idéalisé tantôt avec adresse, tantôt hardiment, les données que lui fournissait l’expérience. Aussi Marianna, quoique unie par une étroite parenté à bien des modèles qui ont passé devant nos yeux, est une véritable création. Sa candeur et sa crédulité nous charment et nous émeuvent, et s’il nous est arrivé de voir et d’étudier des types du même genre, nous trouvons dans Marianna la transformation harmonieuse de nos souvenirs.

M. de Belnave et M. Valtone, conçus aussi simplement que Noëmi et Marianna, ne sont pas dessinés avec une moindre habileté. M. de Belnave, en épousant Marianna, croit que tous ses devoirs se réduisent à l’aimer. Sûr de l’affection qu’il a pour elle, convaincu qu’elle ne peut douter de lui, il ne songe pas à lui prouver les sentiments qui règlent toute sa conduite. Excellent, loyal, mais d’une nature peu expansive, il considère l’empressement et la flatterie comme des enfantillages dignes de pitié, et il croirait insulter sa femme en cherchant à deviner ses caprices. S’il surprend sur le visage de Marianna un nuage de tristesse, il ne l’interroge pas, il n’essaye pas de la consoler, car il a fait pour elle tout ce qu’il peut faire ; il le sait, il ne l’oublie pas un seul instant, et le témoignage de sa conscience le dispense de toute curiosité. Le personnage de M. de Belnave n’est pas moins vrai que le personnage de Marianna. Bien des maris, fermement convaincus de n’avoir rien à se reprocher, et cependant abandonnés, contre toutes leurs prévisions, se reconnaîtront dans M. de Belnave. Ils comprendront, en l’étudiant, qu’il ne suffit pas d’aimer pour être aimé, qu’il faut, pour exciter, pour nourrir l’affection, un dévouement ingénieux et qui sache se résigner tour à tour à la vigilance et à l’expansion.

M. Valtone, moins paisible que M. de Belnave, n’est pas moins réservé dans l’expression de sa tendresse. Mais il trouve dans Noëmi une docilité, une résignation, qui ne lui permettent pas d’apercevoir ce qui lui manque pour récompenser dignement l’amour de sa femme. Sous sa rudesse militaire, il cache un cœur excellent ; et prêt à sacrifier sa vie pour Noëmi, récompensé, encouragé chaque jour par un sourire de bonheur, il ne lui arrive jamais de se demander s’il comprend, s’il contente tous les désirs de sa femme.

George et Henri, qui complètent la liste des personnages, sont, comme Marianna et Noëmi, comme M. de Belnave et M. Valtone, dessinés d’après des types que chacun de nous peut retrouver dans ses souvenirs. George, arrivé à trente ans, éprouvé par les passions, vieilli par tous les serments qu’il a prêtés et reçus, résume très bien l’égoïsme impitoyable auquel conduit le développement exclusif de la sensibilité. Il a souffert et il trouve juste et naturel de se venger de la douleur qu’il a subie par la douleur qu’il inflige. Il y a dans la peinture de ce caractère une fidélité, une âpreté, qui révolteront peut-être les cœurs ignorants, mais que nous croyons pouvoir louer sans réserve ; car l’amour est assurément de toutes les passions la plus égoïste, la plus cruelle, et le personnage de George Bussy exprime très bien cette triste vérité. Quant à Henri Felquères, sa crédulité, sa candeur, le préparent admirablement à l’épreuve qu’il appelle de tous ses vœux. Étonné, indigné de la franchise brutale avec laquelle George Bussy brise les liens qui ne veulent pas se dénouer, effrayé de la cruauté qu’il ne comprend pas, presque aussi honteux qu’affligé de la rupture qui s’accomplit sous ses yeux, il tente le malheur comme la cime des chênes tente la foudre.

Avec ces personnages, M. Sandeau a composé un roman qui a toute la réalité d’un souvenir personnel, et en même temps tout le mouvement d’un drame. La tristesse et l’inquiétude de Marianna aux prises avec le mari qu’elle aime, dont elle connaît, dont elle a éprouvé l’affection, offrent un tableau plein de simplicité. Il n’est guère possible de présenter sous une forme plus nette et plus précise les souffrances d’un cœur poussé à la colère par la sécurité. M. Sandeau a trouvé, pour peindre cette révolte invisible de chaque jour, des traits pleins de finesse et que ne désavoueraient pas des écrivains consommés. Il a très bien montré comment le cœur, une fois résolu à faire de la curiosité, de l’émotion, de l’ingratitude, la loi suprême de la vie entière, se détache du bonheur et du devoir, et se précipite au-devant de la douleur comme au-devant d’un hôte longtemps attendu. Il a retracé avec une grande délicatesse la lutte de l’indulgence et de la rêverie, de la raison et de l’imagination, lutte engagée dans bien des ménages, et qui finit trop souvent par l’abandon et le désespoir. Marianna, humiliée de la sécurité que lui a faite M. de Belnave, honteuse du bonheur paisible qui remplit toutes ses journées, voit, dans l’indulgence avec laquelle il traite sa tristesse, une preuve d’indifférence, un témoignage de son indigence intellectuelle. La colère, la résistance, la ramèneraient peut-être au sentiment du bonheur et du devoir ; l’indulgence l’exaspère et la pousse à la révolte ; la pitié silencieuse de M. de Belnave pour des souffrances qu’il ne comprend pas et qu’il dédaigne d’étudier, semble à Marianna plus voisine de l’injure que du pardon. Si une parole d’encouragement, une parole inquiète et curieuse, appelait sur ses lèvres l’aveu d’une faute imaginaire, elle renoncerait sans doute au roman qu’elle a rêvé. Mais le silence de M. de Belnave l’aigrit au lieu de la calmer, et quand elle s’est bien démontré qu’elle n’est pas comprise, elle se décide à jouer son bonheur sur un coup de dé. Tout cela est raconté dans le livre de M. Sandeau avec une précision merveilleuse, et l’infidélité de Marianna est si bien préparée, que M. de Belnave a perdu le cœur de sa femme avant qu’elle ait rencontré l’homme qu’elle va aimer. Quand il se décide à quitter Blanfort pour essayer de la distraire, pour étourdir, pour dérouter sa rêverie, le mal est déjà profond et irréparable. M. de Belnave commence à entrevoir l’abîme creusé sous ses pieds, mais il n’est plus en son pouvoir de le franchir ou de le combler. Lorsque Marianna rencontre George Bussy aux eaux de Bagnères, elle n’est plus assez clairvoyante, assez maîtresse d’elle-même pour l’interroger, pour l’éprouver avant de le suivre. Elle ne s’appartient plus, elle ne se connaît plus, elle appartient au premier homme qui saura mentir et flatter son orgueilleuse rêverie.

L’aveuglement, la confiance, la jalousie et le désespoir de M. de Belnave, lorsqu’il comprend qu’il a perdu le cœur de sa femme, sont racontés par M. Sandeau avec une vérité qui s’élève souvent jusqu’à l’éloquence. L’adresse ingénieuse avec laquelle Noëmi défend sa sœur contre un ennemi que Marianna ne lui a pas nommé, lui a fourni le sujet de plusieurs pages très fines. Le chapitre où M. de Belnave découvre, sans le chercher, le secret de Marianna, l’entrevue de Noëmi et de George, sont traités avec une vérité, une énergie, qui ne laissent rien à désirer. Le mensonge imaginé par Noëmi pour sauver l’honneur de Marianna complique complique action sans la ralentir. Mais je ne saurais approuver la conversation belliqueuse de M. Valtone avec le capitaine Gérard. Cet épisode est, à mon avis, un véritable hors-d’œuvre, et je le verrais disparaître avec plaisir. Étant donné les habitudes militaires que l’auteur lui prête, M. Valtone, pour provoquer George Bussy, n’a pas besoin de s’enivrer avec le capitaine Gérard ; il lui suffit d’avoir été tourné en ridicule. Puisqu’il désire venger son ami, il n’a pas besoin de s’exalter par le récit de ses exploits de garnison. Pour dire toute ma pensée, je crois qu’il eût mieux valu ne pas mettre aux prises M. Valtone et George Bussy. Marianna renonçant hardiment à suivre son mari sans avoir rien à craindre pour les jours de l’homme qu’elle aime, refusant de se réhabiliter par un mensonge, imposant silence à Noëmi, m’eût semblé plus poétique, plus grande que Marianna se résignant à l’obéissance après avoir abandonné son mari, et rendue à la franchise par la frayeur. La lutte de M. de Belnave et de Marianna se trouverait réduite à ses éléments nécessaires, et, au lieu d’une scène qui manque de simplicité, nous aurions une scène rapide et hardie. Le caractère de M. de Belnave ne perdrait rien de sa grandeur devant l’aveu spontané de Marianna. Puisqu’il se résigne et pardonne, puisqu’il ne cherche pas dans la vengeance une compensation impuissante, la franchise de Marianna n’eût fait que placer la générosité de M. de Belnave dans un jour plus éclatant.

Je crois pouvoir louer sans réserve la lutte de Marianna et de George Bussy. Tous les traits de ce tableau sont d’une irréprochable vérité. Il n’y a pas une page de ce rapide récit qui n’émeuve profondément, car chaque page respire la colère et le désespoir. Ce rêve commencé dans le paradis et achevé dans l’enfer est raconté avec une précision quelquefois effrayante, et qui pourtant ne franchit jamais les limites de l’émotion poétique. Toutes les scènes de ce drame lamentable sont retracées avec une simplicité poignante, et attestent, chez M. Sandeau, une connaissance profonde du sujet qu’il a choisi. La fuite de Marianna et ses longues rêveries au bord de la mer composent un tableau d’une mélancolie touchante.

L’amour de Henri Felquères pour Marianna, facile à pressentir dès les premières pages, a fourni à M. Sandeau plusieurs chapitres pleins de grâce et d’élégance. Henri commence par pleurer sur le malheur de Marianna, par mêler ses larmes aux siennes. Il lui parle de l’absent, il s’attendrit avec elle sur la perte irréparable ; il croit à l’éternité de la douleur et il partage son désespoir. Mais qui ne sait comme les larmes mènent aux baisers ? C’est une vérité vieille comme le monde, et que M. Sandeau a su rajeunir par le charme et la nouveauté des détails. Les mutuelles confidences de Henri et de Marianna remplissent l’âme d’une émotion douce et font presque oublier la cruelle prophétie prononcée par George Bussy. En voyant cet amour si pur, si ardent, si crédule ; en écoutant les promesses échangées par cet enfant et cette femme que le malheur n’a pas instruite, on a peine à croire que Marianna va se venger sur Henri comme George s’est vengé sur Marianna. Pour détourner ainsi l’attention du lecteur du dénouement annoncé par George Bussy, M. Sandeau a fait une grande dépense d’habileté. Il a l’air si convaincu de ce qu’il nous raconte, il paraît ajouter aux serments qu’il transcrit une foi si complète, que nous partageons l’erreur de Henri et de Marianna. Nous oublions avec eux la prophétie de George Bussy, et nous les écoutons comme si leur erreur devait durer, comme s’ils ne devaient pas se réveiller dans les larmes. L’amour de Marianna pour Henri est si naturel, si bien préparé, je dirais volontiers si nécessaire, que M. Sandeau eût bien fait de ne pas prêter à Henri une tentative de suicide. Pour triompher de la résistance de Marianna, Henri n’a pas besoin de l’effrayer. Il lui suffit de pleurer avec elle et de lui parler de son amour. Un jour viendra où elle ne songera plus à se défendre, où son vœu le plus ardent sera d’être vaincue, où elle se glorifiera dans sa défaite. D’ailleurs une tentative de suicide réussit difficilement à émouvoir une femme. L’amour ne se prescrit pas, et le cœur le plus généreux peut très bien ne pas se rendre à cet argument. Je voudrais donc voir disparaître du roman de M. Sandeau le chapitre où Marianna surprend Henri un pistolet à la main.

M. Sandeau était condamné, par la nature du sujet qu’il avait choisi, à faire de la seconde partie de son livre une contre-épreuve de la première. Il n’a pas cherché à éluder cette nécessité, et nous pensons qu’il a bien fait. Il s’est soumis résolument à la condition qu’il avait posée lui-même, et il a trouvé, dans cette obéissance volontaire et prévoyante, l’occasion d’un éclatant triomphe. Marianna se détachant de Henri n’est pas moins vraie que George se détachant de Marianna. Des deux parts c’est la même colère, la même franchise, la même cruauté. La victime se fait bourreau avec une joie féroce. Mais je crois devoir blâmer d’une façon absolue les menaces de mort proférées par Henri, lorsque Marianna se décide à le quitter. Une pareille menace, loin d’ajouter à l’émotion, diminue la pitié qu’inspirait Henri. Si Marianna était infidèle, si Henri se voyait trahi, le meurtre se comprendrait ; mais répondre à l’abandon par une menace de mort, c’est une extravagance qui n’a rien d’attendrissant.

L’intervention de George Bussy à l’heure où Marianna, désabusée, hésite encore à quitter Henri, ne me paraît pas pouvoir être avouée par le goût. Je trouve dans cette intervention un double inconvénient. En premier lieu, cette prophétie vivante, qui arrive à point nommé pour que les acteurs obéissent au programme, donne au récit quelque chose d’artificiel, et rappelle maladroitement la phrase qui termine toutes les fables d’Ésope. Marianna, pour devenir cruelle, n’a pas besoin des conseils de George. L’amour qu’elle subit sans pouvoir y répondre parle assez haut pour la décider. En second lieu, il ne convient pas de placer Marianna entre ses deux amants. Un pareil rapprochement n’est pas invraisemblable, mais il ne peut manquer de blesser le lecteur le moins délicat. Si le monde offre de tels rapprochements, s’il y a des femmes assez adroites pour peupler leur salon des oublis de leur cœur, la poésie doit omettre cette face de la réalité.

Le départ de Marianna, ses courses furtives dans les environs de Blanfort, son entrevue avec Noëmi, la scène où M. de Belnave lui pardonne sans s’humilier, et lui permet de rester près de lui sans la rappeler, forment assurément les plus belles pages du livre. Il y a dans ces derniers chapitres une fermeté de style, un enchaînement d’idées qui ne permettent pas à l’attention de broncher un seul instant. L’auteur a su associer habilement à l’analyse des sentiments qui agitent Marianna la peinture du paysage. L’action réciproque de l’âme sur la nature et de la nature sur l’âme, a fourni à M. Sandeau plusieurs traits d’une véritable éloquence. Tantôt le paysage encadre la pensée, tantôt la pensée éclaire le paysage, et cette alliance du monde intérieur et du monde extérieur n’a jamais rien d’artificiel. Privée de Marianna, la campagne décrite par M. Sandeau n’aurait plus le même sens, et Marianna, autrement encadrée, ne produirait pas la même émotion. L’auteur a très bien rendu l’humilité fière de Marianna et la dignité indulgente de M. de Belnave. J’accepte sans répugnance le suicide de Henri, qui sert de dénouement, car il fallait que Marianna eût un remords en même temps qu’un repentir ; il fallait qu’elle regrettât le bonheur que lui avait offert M. de Belnave, qu’elle avait méconnu, et qu’elle eût à se reprocher le malheur et la perte de Henri.

Il me reste deux reproches à formuler, et j’hésite d’autant moins à le faire, que j’ai pu louer sincèrement la plus grande partie de Marianna. M. Sandeau a introduit dans la trame de son récit des idylles et des élégies qui sont quelquefois bonnes en elles-mêmes, mais qui pourraient disparaître sans laisser aucun regret. Ces morceaux, traités généralement avec une grande délicatesse, distraient l’attention, et troubleraient l’unité du poème, si l’auteur n’avait pris soin de placer les idylles en forme de description, et les élégies en forme d’exorde. Mais quelle que soit l’habileté avec laquelle ces morceaux sont placés, je ne balance pas à les blâmer ; car ils ralentissent le récit, et paraissent entamer la réalité des personnages : en voyant l’auteur se détourner pour chanter une idylle, s’arrêter pour soupirer une élégie, on est tenté de se demander s’il croit encore aux acteurs qu’il abandonne si facilement, s’il a vraiment assisté aux souffrances qu’il raconte. Or, la croyance, une fois ébranlée, a grand-peine à se raffermir ; une fois conquise, on ne saurait l’entretenir avec trop de vigilance.

Fernand et Madeleine méritent les mêmes éloges que Marianna. Ces deux récits, conçus dans de moindres proportions, offrent la même élégance, la même clarté, le même intérêt. Dans Fernand, dans Madeleine, comme dans Marianna, la pensée engendre l’action sans jamais se montrer à découvert. C’est le même artifice, le même bonheur ou plutôt le même savoir, la même habileté. L’histoire de Fernand est celle de bien des hommes qui croiront, en lisant le roman de M. Sandeau, lire le récit de leur vie. Fernand réussit à séduire la femme de son meilleur ami ; pendant plusieurs années, ce bonheur coupable demeure ignoré du mari ; mais un jour vient où Fernand se lasse de sa maîtresse et veut reprendre possession de lui-même. Il s’éloigne avec l’espérance que son départ assure sa liberté. Il croit que sa maîtresse devinera sans peine le motif de son absence, et qu’elle acceptera l’abandon sans lutte, sans colère. Il se trompe. Elle devine bien, en effet, que Fernand l’abandonne parce qu’il ne l’aime plus, parce que son amour s’est refroidi ; mais elle ne se résigne pas. Elle interroge son cœur, et le trouvant encore dominé par la même passion, dévoré de la même ardeur, elle ne peut croire que l’affection de Fernand soit éteinte sans retour. Fernand s’est étrangement abusé. Présent, il eût réussi peut-être à recouvrer sa liberté, en brisant chaque jour un anneau de sa chaîne. Il s’est trop pressé ; la fuite, au lieu de le sauver, le perdra. Il a cherché la solitude ; les lettres de sa maîtresse viennent troubler la paix de sa retraite. Cet amour importun dont il voulait se débarrasser le réveille en sursaut au milieu de ses rêves de bonheur et d’indépendance. Quand il a passé la journée près d’une jeune fille calme et pure, dont le cœur ne s’est pas encore ouvert à la passion, dont la beauté sereine, le caractère angélique, le regard limpide, le sourire presque divin, lui promettent une longue suite d’années heureuses, il trouve, en rentrant chez lui, une lettre qui lui rappelle que sa chaîne n’est pas brisée. M. Sandeau a peint les tortures de Fernand avec une rare habileté. Il serait difficile de présenter d’une façon plus poignante la lutte de l’égoïsme contre la passion. Fernand touche du doigt le bonheur, et il faut qu’il y renonce ; car sa maîtresse, lasse enfin d’attendre son retour, se décide à partir, à mettre entre elle et son mari une barrière infranchissable. Elle vient retrouver Fernand. Ici, le châtiment commence ; il va se poursuivre avec une inflexible rigueur. Le mari est bientôt sur les traces de sa femme. Fernand est seul avec sa maîtresse, qu’il veut décider à partir, quand le mari paraît. Fernand offre sa vie à l’offensé ; mais ce n’est pas là le compte du mari : le duel est un jeu hasardeux. Le mari a deviné le secret de Fernand, il a compris que la passion est usée dans son cœur. Pour punir du même coup la maîtresse et l’amant, il refuse l’offre de Fernand. — Vous avez pris ma femme, gardez-la, — c’est à cette seule réponse qu’il borne pour le moment sa vengeance. Il part, et Fernand, resté seul avec sa maîtresse, ne tarde pas à mesurer toute la rigueur de l’expiation qui lui est imposée. Obligé de subir chaque jour les reproches, les larmes, le désespoir muet de la femme qu’il a pour jamais séparée du monde, sa vie n’est plus qu’un perpétuel supplice. Pour tromper sa douleur, il voyage, il parcourt l’Italie, mais il traîne avec lui sa chaîne. Par une pente irrésistible, il arrive à souhaiter la mort de sa victime. Ses vœux sont exaucés, il est libre enfin, il le croit du moins. Sa poitrine se dilate. Il a beau faire, il se révolte inutilement contre son indignité ; il ne peut se défendre d’une joie cruelle en contemplant le corps inanimé de la femme qu’il a aimée avec frénésie, et dont l’amour obstiné a fait plus tard son supplice. Sa joie n’est pas de longue durée. Il revient en France, il retrouve la jeune fille dont le souvenir est demeuré dans sa pensée comme un tourment de plus ajouté à tous les tourments de son esclavage. Il la retrouve languissante, pâle, abattue, mais libre encore. Le bonheur qu’il avait rêvé près d’elle ne lui est donc pas interdit sans retour. Il demande sa main, il l’obtient ; son espérance est comblée, quand le mari reparaît et lui demande sa vie. Fernand est blessé mortellement et vient expirer au sein de la famille qui allait devenir la sienne. Je ne sais si j’ai réussi à faire comprendre tout ce qu’il y a d’inexorable dans l’enchaînement des incidents dont se compose cette tragédie. Il n’y a pas une page qui ne porte l’empreinte de la vérité. L’art est partout et ne se montre nulle part. C’est un beau roman qui tient dignement sa place près de Marianna.

La conception de Madeleine est pleine de grâce et de simplicité. Dans ce livre, M. Sandeau a voulu montrer l’homme réhabilité par le travail et l’accomplissement du devoir. Maurice a dévoré son patrimoine dans le désordre et l’oisiveté. Las de la vie qu’il mène depuis quelques années, trop faible pour changer de conduite, trop fier pour avouer sa pauvreté à ses compagnons de plaisir, il a résolu de se tuer. Il envisage la mort sans effroi, et cependant il ne se presse pas d’exécuter son projet. Il est si parfaitement convaincu de la nécessité du suicide, qu’il ne craint pas que la réflexion puisse ébranler son courage ou éveiller en lui de nouvelles espérances. Madeleine a deviné le projet de son cousin ; pour le sauver elle se fait pauvre comme lui. Dans les lettres de Maurice à son père, elle a surpris le secret de son désespoir ; le père mort, elle accourt et lui dit : « Je n’ai rien, j’ai compté sur vous. » Il y a dans ces paroles toute la régénération de Maurice.

Dès que Maurice comprend, en effet, qu’il peut être utile à quelqu’un, qu’il y a dans sa vie un devoir impérieux, sans renoncer à son projet, il l’ajourne ; il n’abandonne pas la pensée du suicide, mais il consent à vivre pendant deux ans pour Madeleine. Ce répit suffit à la jeune fille pour transformer, pour régénérer, pour réhabiliter l’âme désespérée de son cousin. Je ne sais rien de plus touchant, de plus naïf, de plus vrai, que la vie de Maurice et de Madeleine dans une mansarde de la rue de Babylone. Là, chaque heure de la journée est sanctifiée par le travail : Madeleine peint des boîtes de Spa, Maurice sculpte le chêne et le poirier. La famille Marceau, établie dans la même maison, au même étage, compose un tableau charmant. Maurice, en voyant le bonheur de Marceau et de sa femme, comprend toute la grandeur, toute la sainteté du travail. Ursule, sœur de lait de Maurice, qui a voulu accompagner Madeleine, bonne, franche et railleuse, égaye de ses reparties l’intérieur de ces deux ménages. Un jour, Maurice reçoit une commande importante ; il s’agit de sculpter une sainte Élisabeth de Hongrie pour un riche Anglais dont la famille est demeurée fidèle au culte catholique. Malgré lui, sans le savoir, Maurice trouve dans le chêne obéissant l’image de sa cousine. En cherchant l’expression de la pudeur et de la fierté, en s’efforçant de reproduire dans un visage austère et doux le type de la reine et de la sainte, il a modelé involontairement le visage angélique de Madeleine. Sir Edward n’a pu voir Madeleine sans l’aimer ; il lui offre sa fortune et sa main. Maurice presse Madeleine d’accepter cette offre généreuse ; il part, et lui laisse une lettre touchante, empreinte à la fois de résignation et de dévouement. Maurice, régénéré par le travail, a renoncé à ses projets de suicide ; mais plein de reconnaissance pour Madeleine, il ne veut pas, en restant près d’elle, la condamner à la pauvreté. Cependant, avant de faire son tour de France, il va revoir le château de ses pères ; il va dire adieu aux ombrages qui l’ont vu grandir, aux allées paisibles où il a rencontré Madeleine pour la première fois. Qui trouve-t-il en arrivant ? Madeleine, qui l’attend sur le perron et lui dévoile le secret de sa ruse ingénieuse. Elle s’est faite pauvre pour l’obliger au travail, pour le forcer à ne pas désespérer de lui-même. Maintenant qu’il a repris goût à la vie, maintenant qu’il est régénéré, elle n’hésite pas à lui avouer sa richesse pour la partager avec lui. Ce château qu’il croyait perdu sans retour, elle l’a racheté. J’ai omis, pour laisser au récit toute sa simplicité, plusieurs épisodes pleins de fraîcheur et de grâce. Pour mieux expliquer le sens et la portée du récit, je l’ai réduit à ses lignes principales. Cependant je ne puis me défendre d’appeler l’attention sur la première entrevue de Madeleine et de Maurice. Il y a dans cette scène un parfum de jeunesse dont rien, à mon avis, ne saurait surpasser la douceur.

J’ai réuni à dessein Marianna, Fernand et Madeleine, quoique ce dernier récit soit séparé de Marianna par un intervalle de sept années. C’est qu’en effet ces trois romans sont unis entre eux par une étroite parenté. Nous retrouvons dans ces trois romans le même procédé, la même alliance ingénieuse et déguisée de la philosophie et de la poésie, la même habileté à tirer l’action de la pensée, à personnifier dans les acteurs les idées révélées par la réflexion. Il me reste à parler du Docteur Herbeau, de Mademoiselle de La Seiglière et de Catherine, qui, traités avec le même talent, écrits d’un style aussi châtié, n’appartiennent cependant pas à la même famille, et montrent sous un aspect inattendu la manière de M. Sandeau. Dans Marianna, dans Fernand, dans Madeleine, nous avons rencontré des émotions sérieuses, une profonde connaissance de l’âme humaine et des passions qui l’agitent ; dans le Docteur Herbeau, dans Mademoiselle de La Seiglière, dans Catherine, nous sommes doucement charmés par une sorte de gaieté attendrie que Marianna ne permettait pas de pressentir. Les amours du docteur Herbeau et de Louise Riquemont rappellent, en plus d’une page, la manière de Mackenzie et de Sterne. Ce mélange de raillerie et de sincérité, d’ironie et d’émotion, donne au lecteur un plaisir singulier, difficile à caractériser, dont Mackenzie et Sterne semblent offrir le plus parfait modèle. La passion contenue du docteur Savenay, la grossièreté naïve de M. Riquemont, la jalousie d’Adélaïde Herbeau, l’impertinence de Célestin Herbeau, indigne héritier du nom, composent, avec la mélancolie de Louise Riquemont, un tableau que ne désavoueraient pas les maîtres les plus habiles. Sans doute il est permis de reprocher à l’impertinence de Célestin Herbeau une verve surabondante qui ne sait pas toujours s’arrêter à temps ; mais cette tache légère ne détruit pas l’effet général de la composition. Il y a dans ce roman des scènes d’un comique vrai, qui amènent le rire sur les lèvres, pleines de naturel et d’entraînement, et qui font place aux émotions les plus attendrissantes. Le rire et l’attendrissement se succèdent avec tant de bonheur, avec tant de vraisemblance, que jamais l’un ne fait tort à l’autre.

Mademoiselle de La Seiglière est probablement le plus achevé de tous les récits que M. Sandeau a composés depuis l’époque de ses débuts. En subissant de légères transformations, ce livre deviendrait une véritable comédie, et cependant je ne voudrais pas conseiller à M. Sandeau de changer le cadre de sa pensée. En général, ces tentatives ne sont pas heureuses. La pensée qui s’est produite pour la première fois sous la forme du récit, perd, en se montrant sous la forme dramatique, la meilleure partie de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Toutefois il m’est impossible de ne pas appeler l’attention sur la verve comique, sur la gaieté communicative qui éclate dans plusieurs chapitres de ce roman. Le personnage du marquis de La Seiglière est une création qui ferait honneur aux esprits les plus exercés ; le vieux Stamply est composé avec une franchise, une vérité que je ne me lasse pas d’admirer. La figure de mademoiselle de La Seiglière est empreinte d’une mélancolie touchante. Madame de Vaubert exprime très bien le type de la ruse et de la sécheresse. Bernard Stamply, placé entre son amour pour mademoiselle de La Seiglière et la conscience de ses droits, intéresse constamment par la sincérité de son langage. J’ai dit que ce roman me paraît le plus achevé de tous les récits composés par M. Sandeau. Ce n’est pas que le sujet soit plus heureusement choisi que celui de Marianna ou de Madeleine, mais dans aucun de ses livres l’auteur ne s’est montré aussi maître de lui-même ; dans le développement d’aucune de ses pensées, il n’a révélé une puissance aussi calme, une volonté aussi prévoyante. Jamais il n’a manié sa fantaisie avec une avarice plus intelligente. Il sait où il va, et il marche vers le but prévu du pas qui lui plaît, hâtant ou ralentissant son allure selon les besoins du récit. Il a tiré de son sujet tout le parti qu’on pouvait souhaiter ; il l’a fécondé sans l’épuiser. La manière dont madame de Vaubert pétrit l’âme de Stamply comme une cire obéissante, les conversations de Bernard et du marquis, révèlent, chez M. Sandeau, un véritable talent pour la comédie. L’abondance de la pensée, la sobriété de l’expression, donnent aux personnages une vie, un naturel, qui n’appartiennent qu’aux maîtres du genre. Mademoiselle de La Seiglière est à coup sûr une des lectures les plus agréables qui se puissent rencontrer, une œuvre dont le mouvement et la variété ne laissent rien à désirer. On ne sent nulle part l’effort ou l’inquiétude. L’auteur semble si convaincu de ce qu’il raconte, il croit si bien au caractère, aux paroles de ses personnages, que sa foi entraîne la nôtre, et nous écoutons le marquis et sa fille, le vieux Stamply, Bernard et madame de Vaubert, comme si nous les avions près de nous. C’est pourquoi Mademoiselle de La Seiglière me paraît supérieure à tous les romans de M. Sandeau, par la réalité, par le mouvement et la vie.

Catherine, publiée l’année dernière, sans réunir toutes les qualités qui recommandent Mademoiselle de La Seiglière, est cependant un tableau de genre digne de la plus sérieuse attention. Catherine, la petite fée, comme l’appelle l’auteur ; Roger, qui s’éprend pour elle d’un amour sincère, et qui cependant n’a pas le courage de lui donner son nom ; François Paty, le digne curé de village ; Claude, l’amant silencieux de Catherine, sont autant de personnages dessinés avec une vérité, une franchise, qui rappellent en maint endroit la manière de l’école flamande. Il n’y a pas jusqu’à la vieille Marthe qui n’intéresse et n’ajoute à l’effet du tableau. Quoique l’attendrissement domine dans la composition de Catherine, il y a cependant plus d’une scène qui touche à la bonne comédie. Les esprits chagrins pourront reprocher aux paysans de M. Sandeau leur innocence toute patriarcale, et lui demander comment il n’a pas trouvé moyen de leur donner un seul des vices qui affligent les villes. Quant à moi, je l’avoue, je ne songe pas à lui adresser ce reproche, car la lecture de Catherine ne m’a laissé qu’une impression de plaisir. J’ai suivi avec tant d’intérêt les amours de Roger et de la petite fée, j’ai assisté avec tant de curiosité au dîner de monseigneur chez François Paty, que je ne veux pas chicaner l’auteur sur la manière dont il a su m’attacher. Je ne suis pas loin de croire que les paysans tels qu’il nous les peint se rencontrent rarement. Est-ce là pourtant une raison suffisante pour les déclarer impossibles de tout point, et les renvoyer au pays des chimères ? Tel n’est pas mon avis. Claude me plaît d’ailleurs par sa candeur et son dévouement. Quant à la petite fée, je prends parti pour elle, et je n’hésite pas à me proclamer son champion. Il est impossible de réunir plus de grâce et de finesse, plus de malice et de pureté ; elle mérite vraiment son nom. Elle comprend à merveille toute la faiblesse de Roger ; malgré la vivacité de son affection, elle devine que son amant ne renoncerait pas sans regret à l’approbation du monde ; et, pour s’épargner un repentir inutile, elle le dégage de ses serments. La petite fée ne pouvait manquer de clairvoyance ; elle préfère à bon droit le dévouement de Claude à la passion exaltée de Roger. Elle se montre aussi sage que bonne, et ce dénouement fait honneur au bon sens de M. Sandeau.

Outre les romans dont je viens de parler, l’auteur de Marianna a écrit plusieurs nouvelles dont la lecture est pleine de charme et d’entraînement. Je citerai particulièrement Vaillance, Richard, Karl Henry et Mademoiselle de Kérouare. Vaillance est un véritable modèle de narration. Les trois frères Legoff sont peints de main de maître. Le caractère de Jeanne rappelle, sans le reproduire, le gracieux personnage de Diana Vernon. Il y a, dans cette nouvelle, une vérité de pinceau, une franchise de coloris, qui se rencontrent bien rarement dans les récits que nous voyons se multiplier chaque jour. Après avoir tourné le dernier feuillet, il est impossible de ne pas garder dans sa mémoire l’image vivante du Coat-d’Or. Richard est un récit dont l’intérêt ne saurait être contesté. Karl Henry nous offre le développement d’un caractère dessiné certainement d’après nature. Ce jeune musicien, réservé peut-être aux plus hautes destinées, dont le nom semblait promis à la gloire, et qui, pour soutenir sa famille, va s’ensevelir vivant au fond de la province, dans une étude d’avoué, excite un attendrissement involontaire. Il y a dans cette immolation de chaque jour quelque chose de poignant, et M. Sandeau a su traiter cette donnée avec tant de vérité, que l’invention semble à peine jouer un rôle dans son récit. Pour moi, je pense qu’il a dû assister aux misères qu’il nous raconte. L’imagination la plus heureuse ne saurait deviner toutes les tracasseries, toutes les piqûres d’épingle dont se compose la vie de Karl Henry. Quelle que soit la vérité de nos conjectures, inventé ou transcrit, le tableau de cette abnégation obscure et résignée a droit aux plus grands éloges. Ce n’est pas, en effet, un médiocre triomphe que de donner à sa pensée un accent de réalité où l’art semble n’avoir aucune part. Quant à Mademoiselle de Kérouare, je regrette sincèrement que l’auteur n’ait pas développé dans de plus larges proportions la donnée qu’il avait choisie. Tous les incidents sont à leur place, les caractères sont dessinés avec netteté ; mais le récit manque d’air. À proprement parler, c’est plutôt un programme de récit qu’un récit achevé. La manière dont M. Sandeau a su traiter le sujet de Vaillance, légitime pleinement nos regrets à l’égard de Mademoiselle de Kérouare.

Si maintenant nous essayons d’embrasser par la pensée l’ensemble des œuvres que nous venons d’analyser ; si nous nous demandons quel est le caractère général de tous ces récits, quelle est l’idée constante qui les domine, la réponse ne sera pas difficile. Un seul mot suffit en effet à caractériser tous les romans de M. Sandeau : ce qui domine dans tous ses livres, c’est le sentiment profond de la famille. Depuis Marianna jusqu’à Madeleine, il n’a pas écrit une page qui ne respire la passion la plus sincère pour la vie de famille, la connaissance complète du bonheur qu’elle donne et des devoirs dont elle se compose. Je ne crois pas que M. Sandeau ait choisi la vie de famille comme un thème à développer ; je ne crois pas qu’il se soit proposé de réfuter, dans chacun de ses livres, les doctrines professées depuis quinze ans dans plus d’un livre célèbre et justement admiré. Je pense qu’il a exprimé librement ses convictions, et qu’il n’a pas eu besoin de contradicteurs pour rencontrer l’éloquence. D’ailleurs aucun de ses livres n’est empreint du caractère dogmatique. Les personnages créés par sa fantaisie concourent merveilleusement à l’expression de la pensée que nous signalons ; mais aucun ne porte écrit sur le front le principe qu’il représente. Quoi qu’il en soit, involontaire ou prémédité, le caractère général des livres de M. Sandeau ne saurait être contesté. Or, cette pensée dominante laisse dans l’âme du lecteur une impression salutaire. M. Sandeau peint la passion avec franchise, avec liberté, sans crainte, sans pruderie, comme s’il lui attribuait le gouvernement de la société, et cependant, entraîné par la pente inexorable de sa pensée, il donne toujours gain de cause au devoir. Quoique je ne songe pas à confondre la loi morale et la loi poétique, je ne puis m’empêcher de signaler cette coïncidence et d’en relever toute la valeur. Bien que l’une de ces lois régisse la volonté tandis que la seconde régit l’imagination, c’est toujours un avantage pour les créations de la fantaisie de satisfaire aux prescriptions de la loi morale, ou du moins de les rappeler.

Ai-je besoin de dire ce que je pense du style de M. Sandeau ? Il est généralement pur, châtié, transparent ; il dit nettement ce qu’il veut dire. L’idée se laisse toujours apercevoir sous l’image. Les mots obéissent à la pensée et ne la gênent jamais dans son allure. L’analogie, cette loi souveraine du style, est constamment respectée dans l’emploi des images. On voit que M. Sandeau prend l’art d’écrire au sérieux et se contente difficilement ; aussi je crois que ses livres ne sont pas menacés d’un oubli prochain : car ils offrent des pensées justes clairement exprimées, des sentiments vrais analysés avec finesse. Que faut-il de plus pour assurer la durée des œuvres littéraires ?

IX. Sainte-Beuve.
Volupté.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XI.]

X. Eugène Scribe.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XV, ii.]

XI. Casimir Delavigne.

[I.] Louis XI.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVI, i.]

[II.] Les Enfants d’Édouard.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVI, ii.]

[III.] Don Juan d’Autriche.

[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVI, iii.]

XII. Ponsard.
Agnès de Méranie.

Je voudrais pouvoir parler de la nouvelle tragédie de M. Ponsard avec indulgence, avec éloge ; malheureusement deux motifs impérieux me prescrivent la sévérité. L’enthousiasme excité par Lucrèce, il y a trois ans, a placé si haut l’auteur d’Agnès de Méranie, que le public, justement exigeant, attendait beaucoup de l’œuvre nouvelle ; et M. Ponsard, en n’acceptant pas tous les éléments de la donnée qu’il avait choisie, en laissant dans l’ombre la meilleure partie, la partie la plus féconde de son sujet, semble inviter lui-même la critique à le juger avec une indépendance inexorable. Puisqu’il a cru, en effet, pouvoir négliger les éléments les plus fertiles de la donnée tragique fournie par l’histoire, c’est qu’il trouvait, ou pensait trouver en lui-même une force, une énergie, une souplesse, une habileté suffisantes pour dissimuler l’indigence du cadre dans lequel il lui plaisait de circonscrire le développement de sa tragédie. Or, il faut bien le dire, M. Ponsard s’est étrangement trompé. Non seulement il a méconnu la véritable nature du sujet qu’il avait choisi, non seulement il a mutilé l’histoire ; mais encore, étant donné le cadre qu’il s’était tracé, on peut dire, sans injustice, qu’il n’a pas su le remplir. Pour démontrer ce que j’avance, pour prouver jusqu’à quel point M. Ponsard s’est fourvoyé, pour entourer d’une lumineuse évidence cette double proposition, il me suffira de rappeler sommairement les faits consignés dans l’histoire et d’analyser la fable conçue par l’auteur.

Toutefois, avant d’aborder cette double tâche, je crois devoir dire avec franchise ce que je pense de l’œuvre nouvelle comparée à sa sœur aînée, à Lucrèce. On s’est beaucoup trop pressé, il y a trois ans, de crier au Corneille et d’applaudir comme une œuvre de génie la première création dramatique de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez lettrés pour vivre familièrement dans le commerce des historiens latins, tous ceux qui peuvent lire Tite-Live sans le secours plus ou moins perfide des traducteurs, savent à quoi s’en tenir sur la valeur de cette admiration. Ils n’ignorent pas que les quatre derniers chapitres du premier livre de Tite-Live sont plus vivants, plus animés, plus dramatiques, dans l’acception la plus élevée du mot, que la tragédie de M. Ponsard. Ils n’ignorent pas que le poète salué, il y a trois ans, comme le régénérateur de la scène française, est demeuré bien loin de l’historien romain ; que Tite-Live, malgré sa passion bien connue pour l’amplification, a trouvé pour raconter la mort de Lucrèce des accents pathétiques, émouvants, une rapidité, une simplicité de parole que le poète n’a pas réussi à faire passer dans ses vers. Parlerai-je de la couleur antique dont les admirateurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit ? Sans avoir pâli sur les légendes romaines, sans avoir pris parti pour Niebuhr contre Tite-Live, ou pour Tite-Live contre Niebuhr, il est permis d’affirmer que l’unité de couleur manque généralement dans la première tragédie de M. Ponsard. Il arrive trop souvent au poète de confondre la Rome des Tarquins avec la Rome républicaine ou impériale. Cette erreur, quoique certaine, a passé presque inaperçue ; faut-il nous en étonner ? Aujourd’hui l’étude des langues modernes jouit dans le monde d’une popularité souveraine. L’étude de l’antiquité est trop négligée pour qu’il soit permis d’attendre de la foule un jugement clairvoyant dans ces questions délicates. Reste l’opinion des hommes compétents, qui ne pouvaient hésiter à se prononcer. L’imitation ingénieuse d’André Chénier, de Shakespeare et de Tite-Live n’a pu faire illusion qu’aux yeux mal exercés. Quant aux hommes familiarisés depuis longtemps avec l’antiquité aussi bien qu’avec la littérature moderne, ils n’ont pu être abusés un seul instant. Tout en reconnaissant dans M. Ponsard un habile écrivain, ils n’ont pas consenti à le placer au premier rang. Il y a trois ans, la critique devait protester contre l’engouement de la foule ; aujourd’hui elle doit protester contre la réaction qui veut mettre en lambeaux et fouler aux pieds le nom de M. Ponsard. L’auteur de Lucrèce, nous le reconnaissons, ne méritait pas tous les éloges qu’il a recueillis ; mais l’auteur d’Agnès de Méranie ne mérite pas non plus tous les reproches qui lui sont adressés. Si la renommée qu’on lui a faite ne reposait pas sur de solides fondements, la sévérité avec laquelle on le juge maintenant ne saurait non plus s’appeler justice. Quels que soient les défauts de son œuvre nouvelle, et ils sont nombreux, je suis pourtant forcé de protester contre la réaction qui se produit sous nos yeux. J’ai retrouvé dans Agnès de Méranie tout le talent qui distingue Lucrèce, la même élégance, la même simplicité, la même sobriété d’expression ; si ces qualités n’éclatent pas dans toutes les scènes d’Agnès de Méranie, on en pourrait dire autant de Lucrèce. Reste à savoir si ces qualités qui ont suffi au succès d’une tragédie romaine pouvaient suffire au succès d’une fable dramatique prise dans l’histoire de la France au moyen âge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de Lucrèce était gravé dans toutes les mémoires. Avant le lever du rideau, chacun savait à quoi s’en tenir sur l’exposition, le nœud et le dénouement de la fable tragique. La foule attentive, n’ayant pas à se préoccuper de la marche de l’action, puisqu’elle la prévoyait, se laissait aller au plaisir d’entendre des vers généralement bien faits. Tout entière à la joie de voir un drame domestique simplement exposé, simplement noué, dénoué simplement, elle ne s’arrêtait pas à compter les imitations ; elle n’apercevait pas ou pardonnait sans peine les incorrections qui déparent plusieurs scènes de Lucrèce. Elle n’avait pas d’ailleurs l’oreille assez exercée pour relever toutes ces fautes. Elle n’était pas assez familiarisée avec l’analyse du langage pour signaler les barbarismes d’acception qui font tache dans plus d’un alexandrin. Quand il arrivait au poète de détourner un mot de son sens naturel, de sa signification légitime, elle n’en souffrait pas et ne pouvait songer à le gourmander. En choisissant dans l’histoire de la France au moyen âge le sujet de sa nouvelle tragédie, M. Ponsard se plaçait dans une condition beaucoup plus difficile. Quoiqu’il s’adressât au même public, quoiqu’il dût compter sur la même indulgence dans toutes les questions qui touchent à la pureté du langage, il avait cependant à satisfaire d’autres exigences. Le sujet d’Agnès de Méranie était nouveau pour la plus grande partie des spectateurs, et, par cela même qu’il était nouveau, l’attention publique voulait être excitée par l’originalité des caractères, par la rapidité de l’action, par la variété des incidents, par la vivacité du dialogue. Je sais bien que toutes ces qualités, envisagées d’une façon générale, ne sont pas moins nécessaires dans une tragédie romaine que dans une tragédie empruntée à l’histoire du moyen âge ; mais l’expérience a montré que la foule, toutes les fois qu’il s’agit d’un sujet consacré par une longue tradition, s’attache plus à la forme qu’au fond, et fait bon marché du mouvement et de la vie, pourvu que les vers soient harmonieux, pourvu que la période ait du nombre, que les images soient habilement assorties. Quelques grandes pensées exprimées en beau langage, quelques sentiments généreux présentés avec clarté suffisent à défrayer, dans ces conditions, le triomphe d’une soirée. Si plus tard la réflexion vient démontrer que les personnages de cette tragédie sont jetés dans un moule connu depuis longtemps, que l’action est languissante, la foule persiste pourtant dans son premier enthousiasme, et ne consent pas à renier son admiration. Or, c’est là précisément ce qui est arrivé à la tragédie de Lucrèce.

À Dieu ne plaise que je confonde les devoirs du poète et les devoirs de l’historien. Chacun d’eux a sa mission spéciale, son but particulier ; les lois qui régissent l’histoire et la poésie sont profondément distinctes et séparées par un intervalle immense. L’histoire n’est pour le poète qu’un point de départ. La connaissance la plus complète de la réalité ne saurait suffire à la construction d’un poème. Il n’y a pas de poème lyrique, épique ou dramatique, sans l’intervention toute-puissante d’une faculté qui n’a pas de rôle à jouer dans l’histoire et qui s’appelle imagination. Si donc je crois de voir rappeler les principaux épisodes dont se compose la vie d’Agnès de Méranie, ce n’est pas pour superposer la tragédie à l’histoire. Je ne crois pas qu’il soit possible d’identifier l’histoire et la poésie sans blesser les notions les plus simples du bon sens. Toutefois, s’il appartient au poète d’interpréter librement la réalité fournie par l’histoire, afin de l’agrandir, de l’animer, de la vivifier, de lui rendre le mouvement et la variété qu’elle perd trop souvent entre les mains de l’historien, à moins que l’historien, par un privilège bien rare, ne réunisse l’art à la science comme Augustin Thierry, si le poète, en un mot, est maître absolu de la réalité, il ne peut gouverner son domaine qu’à la condition de le connaître, il ne peut l’agrandir qu’à la condition d’en avoir mesuré l’étendue, de savoir où commence, où finit son domaine. S’il lui arrive de laisser dans l’ombre plusieurs parties importantes de la réalité, de négliger des éléments qui semblaient appelés à la résurrection, nous avons le droit de le gourmander, et même il nous est permis de croire qu’il n’a pas étudié suffisamment la donnée qu’il voulait traiter. C’est pourquoi, avant d’analyser la tragédie de M. Ponsard, nous feuilletterons rapidement le règne de Philippe-Auguste.

Agnès de Méranie était la troisième femme de Philippe-Auguste. Le roi, après la mort d’Isabelle de Hainaut, sa première femme, avait épousé Ingeburge, princesse danoise, afin de se ménager des droits sur l’Angleterre et d’inquiéter ainsi Richard Cœur-de-Lion. Une aversion invincible, sur laquelle les historiens ne s’expliquent pas clairement, l’avait poussé à répudier Ingeburge dès le premier jour de son mariage. La princesse danoise s’adressa vainement au pape Célestin III pour obtenir justice. Trois ans après son second mariage, le roi prit une nouvelle épouse et choisit Agnès de Méranie. À la nouvelle de ce troisième mariage, Ingeburge renouvela ses doléances au pape et le supplia de la réintégrer dans ses droits. Célestin, plus qu’octogénaire, n’avait pas assez d’énergie pour contraindre à l’obéissance un roi aussi puissant que Philippe-Auguste ; il lui écrivit à plusieurs reprises, mais toujours sans succès. L’avènement d’Innocent III changea subitement la face de la question. Innocent III était plein de zèle et de vigueur ; éloquent, hardi, jaloux des droits du saint-siège, animé d’une foi ardente, se croyant appelé à diriger, au nom de l’Évangile, tous les mouvements de la politique européenne, il prit en main la cause d’Ingeburge et enjoignit à Philippe-Auguste de reprendre sa seconde femme. Plus tard, il écrivit à l’évêque de Paris et lui ordonna d’admonester sévèrement son souverain temporel sur le scandale de sa conduite ; cette double remontrance étant demeurée demeurée sans effet, il envoya en France le cardinal Pierre, comme légat a latere, avec ordre de signifier au roi qu’il eût à quitter Agnès de Méranie dans le délai fixé par le saint-siège, s’il ne voulait s’exposer à voir son royaume mis en interdit. Philippe reçut le cardinal Pierre avec déférence, mais refusa nettement de renvoyer Agnès. Il écrivit à Innocent III plusieurs lettres, qui nous ont été conservées, pour expliquer le renvoi d’Ingeburge. Outre la parenté alléguée pour justifier la répudiation, le roi se plaint de ne pouvoir accomplir avec elle le devoir conjugal. Innocent n’accepta pas les excuses de Philippe ; après d’inutiles pourparlers, il résolut d’envoyer en France un nouveau légat, le cardinal Octavien, et lui donna les instructions les plus sévères. Philippe ayant refusé péremptoirement de se soumettre aux ordres du saint-siège, le royaume fut mis en interdit. Au jour fixé par le légat, les églises furent fermées, les reliques soustraites à l’adoration des fidèles, les saintes images voilées ; hors le baptême et l’extrême-onction, tous les sacrements furent refusés par le clergé. Les cimetières mêmes ne s’ouvrirent plus, et les morts ne purent obtenir les prières chrétiennes. Philippe, au lieu de céder devant cette démonstration énergique du saint-siège, exerça de vives représailles contre le clergé qui s’était soumis aux ordres d’Innocent III.

Le pape refusa d’examiner la validité du divorce tant que le roi n’aurait pas rendu au clergé les biens dont il l’avait dépouillé, et renvoyé Agnès hors du royaume. Agnès, menacée dans son amour, car elle aimait le roi avec passion, écrivit à Innocent III une lettre suppliante : elle était mariée depuis cinq ans et avait deux enfants de Philippe. Le pape ne voulut rien entendre. Le peuple, privé des sacrements, se révolta dans plusieurs provinces ; il y eut des émeutes sanglantes. Enfin le roi, abandonné par le clergé, par la noblesse, se vit forcé de subir les conditions du saint-siège. Les prélats, réunis en concile à Soissons, annulèrent, en présence d’Ingeburge, le divorce prononcé par l’archevêque de Reims, et le roi consentit à renvoyer Agnès. Un jour, tandis que les évêques délibéraient, Philippe arriva sans être attendu, prit en croupe Ingeburge et disparut avec elle. À cette nouvelle, l’interdit fut levé, le concile se dispersa, et le roi fut ainsi débarrassé des remontrances du clergé. Agnès mourut de douleur dans un château de Normandie, deux mois après son abandon. Quant à Ingeburge, malgré la manière toute chevaleresque dont le roi l’avait enlevée, elle fut bientôt délaissée une seconde fois. Le pape eut beau écrire à Philippe lettres sur lettres et lui recommander de se préparer à l’accomplissement des devoirs conjugaux par la prière, par les neuvaines, par les cérémonies de l’Église, le roi se déclara ensorcelé et refusa longtemps d’obéir aux ordres du saint-siège. Ce ne fut que dix ans après la mort d’Agnès qu’Ingeburge fut définitivement rétablie dans ses droits de reine.

Tel est, dans sa réalité nue, l’épisode choisi par M. Ponsard. J’ai négligé à dessein tout ce qui se rapporte à la politique extérieure de Philippe, et en particulier à ses relations avec l’Angleterre. Henri II et Richard Cœur-de-Lion étaient morts. Jean sans Terre était pour le roi de France un rival beaucoup moins redoutable, car il n’avait ni la ruse de Henri, ni le courage de Richard. J’ai omis volontairement toute cette partie du règne de Philippe, parce qu’elle ne se rattache pas d’une façon directe au sujet. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’il y a dans les éléments que j’ai passés en revue tout ce qui peut servir à la composition d’un drame intéressant et varié. La cour, le clergé, le peuple, sont aux prises. Autour de Philippe, d’Agnès et d’Ingeburge, viennent se grouper naturellement le légat, les évêques, les barons, les communes naissantes. Il y a dans cette lutte de l’autorité royale contre le clergé, la noblesse et la volonté populaire, dans le combat de la politique et de la passion, tout ce qu’il faut pour intéresser, pour émouvoir le spectateur. Voyons comment M. Ponsard a interprété l’histoire.

L’auteur d’Agnès de Méranie n’a pas accepté la donnée historique dans toute sa franchise. Parmi les éléments que nous avons indiqués, il a fait un triage tellement sévère, tellement dédaigneux, que, d’élimination en élimination, il est arrivé tout simplement à garder le roi en supprimant le royaume. Et qu’on ne prenne pas cette déclaration pour un jeu de mots, pour une fantaisie de langage ; qu’on ne croie pas que nous opposons le roi au royaume avec le seul désir de faire à M. Ponsard une chicane puérile et sans fondement : l’analyse de sa tragédie, acte par acte et scène par scène, démontre surabondamment ce que j’avance. Où est le clergé de France dans Agnès de Méranie ? À quelle heure, en quelle occasion paraît-il sur le théâtre ? Il n’est pas question de lui un seul instant. À ne consulter que la tragédie de M. Ponsard, on dirait que le clergé de France est resté neutre entre Ingeburge et Agnès de Méranie, entre Innocent III et Philippe-Auguste. Pourtant nous savons qu’il n’en est rien et que le clergé de France a joué dans cette affaire un rôle important, un rôle actif et dont le poète devait tenir compte. À quelle heure, en quelle occasion paraît la noblesse de France ? Elle est représentée par un personnage unique, par Guillaume des Barres ; mais Guillaume des Barres n’est à proprement parler que le confident de Philippe-Auguste : il n’agit pas, il n’a pas de rôle vraiment personnel, il n’exprime pas les sentiments de la noblesse française. À quelle heure, en quelle occasion est-il question des communes de France ? Il n’est pas dit un mot dans Agnès de Méranie de cette puissance formidable qui, profitant habilement des querelles de l’aristocratie et de la royauté, grandissait dans l’ombre et préparait lentement ses futurs triomphes. Ainsi d’un trait de plume M. Ponsard a biffé le clergé, la noblesse et les communes. Qu’a-t-il fait d’Ingeburge, de la reine répudiée ? Il est parlé d’elle pendant toute la pièce ; mais elle ne paraît pas une seule fois. Je sais qu’un tel personnage était difficile à mettre en scène ; je sais qu’il était difficile d’intéresser le spectateur aux douleurs d’une reine répudiée qui semble condamnée à subir la marche des événements sans pouvoir la ralentir ou la hâter. Pourtant nous savons par des témoignages irrécusables qu’Ingeburge n’est pas demeurée inactive dans la lutte engagée entre la couronne de France et le saint-siège. Je crois donc que le poète ne pouvait légitimement se dispenser de mettre en scène Ingeburge. Quant aux relations qu’il devait établir entre Philippe-Auguste, Agnès et Ingeburge, c’est une question que l’histoire n’a pas résolue. À cet égard, le poète avait pleine liberté et ne relevait que de sa fantaisie. Il y avait là, j’en conviens, une difficulté grave ; toutefois il fallait la vaincre et non pas l’éluder.

M. Ponsard a voulu composer sa tragédie avec quatre personnages : Philippe-Auguste, Agnès de Méranie, Guillaume des Barres et le légat du pape ; car je ne puis accepter comme personnages un certain comte Robert, ami de Guillaume, et Marguerite, confidente d’Agnès. Réduite à ces éléments, la tragédie était fatalement condamnée à vivre d’une vie factice, à multiplier les tirades, à épuiser toutes les ressources, toutes les ruses de la rhétorique, à prodiguer les dissertations sur tous les ordres d’idées et de sentiments. Elle s’interdisait de gaieté de cœur le mouvement, la variété, l’animation ; elle renonçait volontairement à toute la partie épique du sujet. Le poète, en éliminant successivement le clergé, la noblesse et les communes, faisait d’un drame national un drame de cour. Et en effet, toute la tragédie d’Agnès de Méranie se noue et se dénoue comme si la France n’était qu’un domaine royal incapable de résister aux volontés de Philippe-Auguste. Il y a, je le sais, quelques vers consacrés à la peinture des émotions populaires ; mais ces vers sont si peu nombreux qu’ils passent inaperçus. Quant au légat, qui doit représenter la puissance pontificale et qui parle au nom d’Innocent III, c’est-à-dire au nom d’une volonté énergique et persévérante, il accomplit assez maladroitement sa mission, car il débute par la menace.

Nous assistons d’abord aux amours de Philippe-Auguste et d’Agnès. Le roi est tout entier à sa passion et semble avoir oublié les avertissements de Célestin III, dont il ne dit pas un mot. Agnès, dans la générosité de son cœur, se souvient d’Ingeburge, et prie le roi d’être bon pour elle, de la traiter avec douceur. Arrive le légat, que rien ne semblait annoncer, dont la parole austère et menaçante réduit au silence la passion presque pastorale de Philippe pour Agnès. Cette première entrevue du légat et du roi devait produire un effet imposant. Malheureusement le légat reparaît si souvent dans la suite de la pièce, que l’attention, engourdie par la monotonie des menaces qu’il prononce, finit par l’abandonner entièrement, et qu’il passe à l’état de comparse, quoiqu’il ait, dans la pensée du poète, un des rôles les plus importants de la tragédie. Au second acte, l’interdit est prononcé. Le légat, irrité de la résistance du roi, a fidèlement exécuté les ordres d’Innocent III. Les églises se ferment, les saintes images sont voilées, le deuil est partout, mais le spectateur ne voit rien. L’auditoire écoute sans émotion, sans effroi, le récit de toutes les scènes auxquelles il devrait assister. La partie vraiment intéressante de la tragédie, la partie vivante, animée, pathétique, n’est pas représentée sur le théâtre. Guillaume des Barres, tour à tour confident de Philippe et d’Agnès, conseille à la nouvelle reine de s’enfuir pour conjurer les fléaux qui menacent la France. Du clergé, de la noblesse, des communes, pas un mot. Agnès se rend aux conseils de Guillaume, et s’enfuit avec le désir et l’espérance d’être arrêtée dans sa fuite. Son espérance est exaucée ; elle ne peut quitter le royaume, elle est ramenée entre les bras du roi. Philippe accuse Agnès de ne plus l’aimer, Agnès se justifie, et les deux amants se réconcilient, comme il était facile de le prévoir. Nous sommes arrivés à la fin du quatrième acte, et rien encore n’a permis au spectateur de deviner la véritable signification, le caractère réel de l’action dont il entend parler, mais qui ne s’accomplit pas sous ses yeux. Enfin la reine, effrayée de l’interdit jeté sur le royaume et des malédictions populaires qui la poursuivent chaque jour, se décide à sauver le roi et son peuple au prix de sa vie. Après avoir prononcé contre Rome des imprécations qui rappellent trop les imprécations de Camille, après avoir vainement essayé de fléchir la volonté du légat, elle s’empoisonne, et délivre ainsi le roi et le royaume de la colère d’Innocent III.

C’est à ces éléments que se réduit la tragédie de M. Ponsard. Je parlerai tout à l’heure des idées qu’il a développées sans tenir compte du siècle où vivaient ses personnages, du talent qu’il a montré dans l’expression de sa pensée sans se croire obligé à l’unité de style. Pour le moment, je dois me borner à signaler toute l’indigence de la fable tragique inventée par le poète. M. Ponsard n’a pas interprété l’histoire, il l’a méconnue. Qu’est-ce en effet, qu’interpréter l’histoire ? N’est-ce pas assigner aux événements accomplis dans un siècle, dans un lieu déterminé, des causes ignorées jusque-là, mais pourtant revêtues d’un caractère de vraisemblance ? N’est-ce pas compléter, par l’analyse et la peinture des passions, le récit des historiens ? Or, M. Ponsard a-t-il rien fait de pareil ? Il a réduit aux proportions d’une tragédie de cour un des sujets les plus intéressants que présente l’histoire de la France au moyen âge. À proprement parler, il n’y a, dans Agnès de Méranie, qu’une seule situation : Agnès partira-t-elle, ou ne partira-t-elle pas ? Cette situation unique ne saurait suffire à défrayer les cinq actes d’une tragédie ; aussi ne sommes-nous point surpris que M. Ponsard, malgré l’incontestable talent qu’il a montré dans cette œuvre, n’ait pas réussi à éviter la monotonie. L’obstination de Philippe, l’amour élégiaque d’Agnès, la colère du légat, ne peuvent intéresser l’auditoire pendant trois heures. Le poète a beau faire, les artifices les plus ingénieux du langage déguisent mal l’immobilité à laquelle sont condamnés ces trois personnages ; l’action d’Agnès de Méranie tourne autour d’elle-même au lieu d’avancer.

Il y a dans cette tragédie un sentiment habilement exprimé, pour lequel M. Ponsard a su trouver des accents vraiment pénétrants : toutes les fois qu’il s’agit de célébrer le bonheur de la vie de famille, le poète paraît à l’aise, et sa parole s’épanche en flots abondants. Le dirai-je ? l’expression de ce sentiment forme à mon avis, la meilleure, la plus solide partie de cette composition. Je ne sais ce qu’en pense aujourd’hui le public ; mais, le premier jour, il a semblé méconnaître complètement la valeur des passages consacrés à la peinture des affections domestiques. Il applaudissait de préférence les tirades politiques placées par l’auteur dans la bouche de Philippe-Auguste ; or ces tirades, écrites d’ailleurs avec talent, n’appartiennent pas au même temps que les personnages. Ce qui devait être applaudi, ce qui est vrai, ce qui est dit avec vivacité, ce qui s’adresse au cœur, a passé presque inaperçu. Ce qui est en contradiction manifeste avec le siècle où vivait Philippe-Auguste a trouvé dans l’auditoire une faveur exagérée. Madame Dorval, j’en conviens, à souvent manqué d’élégance et de noblesse, elle semblait oublier le diadème placé sur son front ; mais elle a rendu avec bonheur l’amour conjugal, l’amour maternel, et pourtant l’auditoire s’est montré pour elle avare d’applaudissements. L’enthousiasme s’est porté avec un aveuglement obstiné sur les parties les plus fausses, les moins acceptables de la tragédie. Toutes les tirades où Philippe parle avec emphase de l’unité politique et législative de la France, du droit romain et de l’université, de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, ont été accueillies avec une joie, un ravissement que le bon sens ne saurait amnistier. On trouve dans l’histoire le germe des idées que M. Ponsard a prêtées à Philippe-Auguste : il est certain que le rival de Richard a défendu vigoureusement contre le saint-siège les droits de la royauté, il est certain qu’il a combattu le système féodal avec énergie, qu’il s’est montré généreux envers les écoles ; mais la forme sous laquelle M. Ponsard a présenté ces idées semble empruntée à l’Essai sur les Mœurs. Six siècles plus tard, ces tirades eussent été à leur place ; prononcées par Philippe-Auguste, elles ne peuvent qu’amener le sourire sur les lèvres. L’amant d’Agnès, tel que nous le montre M. Ponsard, est un disciple de Voltaire. Le public, en applaudissant avec frénésie tous les morceaux où le poète célèbre l’unité politique de la France, semblait ignorer que l’autorité royale au temps de Philippe-Auguste, n’embrassait guère plus de cinq départements de la France d’aujourd’hui. Quant à la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, bien que Philippe, dans un accès de colère contre Innocent III, ait parlé de se faire mécréant, il y a loin, on en conviendra, de cette boutade passagère aux dissertations ex professo que M. Ponsard a placées dans la bouche du roi. Les encouragements accordés aux écoles par le roi de France n’ont jamais eu non plus le sens que leur prête le poète. Pour être juste envers M. Ponsard, la critique doit donc déclarer franchement qu’il a été applaudi pour ses fautes, tandis que les parties les plus vraies de sa composition ont été accueillies avec indifférence.

Le côté le plus recommandable de la tragédie nouvelle est assurément le style. Le poète manie le vers avec une liberté, une souplesse que j’aurais mauvaise grâce à nier, et pourtant le style d’Agnès de Méranie manque d’unité. Il y a, dans la manière de M. Ponsard trois éléments qui ne peuvent s’accorder entre eux : la périphrase, le ton familier, puis un ton intermédiaire que je renonce à baptiser. Par la périphrase, l’auteur d’Agnès se rattacherait à l’école impériale : j’emploie à dessein la forme conditionnelle, pour ne pas donner à ma pensée le sens d’une accusation. Par le ton familier, il voudrait se rapprocher de Corneille, et quelquefois, je le reconnais avec plaisir, il a rencontré la grandeur. Quant au ton intermédiaire, je ne sais vraiment de quel nom l’appeler ; c’est quelque chose qui n’est ni la périphrase, ni le ton familier, mais qu’il serait difficile de caractériser : c’est un à peu près perpétuel, sans valeur littéraire, sans précision, sans clarté, qui fatigue l’attention sans jamais émouvoir le cœur ou élever la pensée. Par la réunion, ou plutôt par la juxtaposition de ces trois éléments, M. Ponsard s’est fait un style qui n’a certainement pas une véritable originalité, mais qui, par moments, charme l’oreille et peut faire illusion aux esprits inexpérimentés. Trop souvent le ton familier descend jusqu’au ton trivial et fait tache dans la période ; l’oreille est alors blessée comme si elle entendait une note fausse. C’est ce qui arrive nécessairement toutes les fois que le style manque d’unité. Or, telle est la condition dans laquelle se trouve M. Ponsard. Son style, à proprement parler, n’a rien de personnel ; il ne relève pas seulement de Corneille par la familiarité, de l’école impériale par la périphrase ; il rappelle en plus d’un passage la splendeur enfantine de l’école, qui pendant longtemps s’est donné le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà de quelques années. Pour fondre ensemble ces trois manières, il faudrait une main puissante, un art infini ; mais à quoi bon dépenser l’art et la puissance dans une tâche aussi ingrate ? Le style, pour avoir une véritable valeur, doit relever directement de la pensée ; toutes les fois qu’il n’a pas cette origine unique et souveraine, il manque de force et de vie, il interprète incomplètement les sentiments et les idées dont se compose le discours, il ne sait porter ni l’évidence dans l’esprit, ni l’émotion dans le cœur.

Pourtant, malgré toutes les réserves que je viens de faire, et dont le sens, je l’espère du moins, ne peut demeurer obscur pour personne, je suis loin de considérer Agnès de Méranie comme une œuvre sans importance. À mes yeux, la tragédie nouvelle ne vaut pas moins que Lucrèce. Si les défauts d’Agnès ont paru plus nombreux, si l’absence de vie et de mouvement a été relevée avec une sorte d’unanimité, ce n’est pas qu’Agnès soit conçue plus faiblement que Lucrèce. Les destinées diverses de ces deux tragédies tiennent, selon moi, à la diversité profonde des sujets. Le public, indulgent pour Lucrèce, s’est montré plein d’exigence pour Agnès de Méranie. En écoutant l’épisode raconté par Tite-Live, et versifié par M. Ponsard avec une certaine élégance, il n’a songé qu’à l’harmonie des vers et n’a gourmandé l’auteur ni sur la monotonie de la composition, ni sur l’incorrection du langage. En écoutant la tragédie nouvelle, empruntée à l’histoire du moyen âge, il semble avoir dépouillé toute son indulgence ; bien qu’il se soit fourvoyé plus d’une fois pendant la représentation, bien qu’il ait applaudi ce qu’il aurait dû blâmer, bien qu’il ait accueilli avec indifférence ce qu’il aurait dû applaudir, cependant, en exprimant son opinion générale. Je ne dis pas qu’il se soit absolument trompé ; mais je pense qu’il a péché, il y a trois ans, par excès d’indulgence.

Il n’y a, dans l’accueil fait à la tragédie nouvelle, rien qui doive décourager M. Ponsard ; son talent poétique n’est pas remis en question. Si, dans ses deux premiers ouvrages, l’auteur n’a pas montré pour les combinaisons dramatiques une aptitude souveraine, ce n’est pas une raison pour désespérer de son avenir littéraire. Je pense, au contraire, que la représentation d’Agnès sera pour le poète une leçon salutaire et féconde. Averti par la résistance qu’il vient de rencontrer, il sait maintenant qu’il lui reste encore bien des secrets à deviner. Qu’il persévère et marche avec courage dans la carrière où il est entré si heureusement ; l’avenir ne peut manquer de récompenser bientôt ses efforts.