(1913) Le mouvement littéraire belge d’expression française depuis 1880 pp. 6-333
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(1913) Le mouvement littéraire belge d’expression française depuis 1880 pp. 6-333

À Paul Desjardins
En amitié respectueuse.

A. H.

Préface

Beaucoup d’érudits et de lettrés s’imaginent volontiers que la Belgique est une création artificielle, œuvre de l’histoire et des volontés humaines, et ne s’appuyant sur aucun fait éternel de la nature : un nom emprunté à la vieille chronique des Gaules, des intérêts communs unissant les villes, quelques circonstances heureuses, des adversaires qui ne peuvent s’entendre pour en finir avec ce petit peuple, voilà, croit-on parfois, ce qui l’a fait et ce qui le maintiendra. — Que l’histoire ou la vie des hommes ait fait pour lui plus que pour aucun autre, même que pour la Hollande sa voisine, cela serait facile à montrer. Mais la nature ou la vie de la terre, elle aussi, a présidé à sa naissance, justifié sa grandeur, présagé peut-être son éternité.

 

Il a, quoi qu’on ait dit, ses frontières naturelles. Au nord, c’est le Rhin, élargi par endroits en vastes marécages, ou c’est la Meuse aux replis parfois larges comme des golfes. À l’est, c’est cette même Meuse ou les terres basses qui l’accompagnent, et puis, toujours à l’est, commencent les forêts, qui continuent vers le sud à encadrer la Belgique. Que de fois, dans nos livres de classe français, on nous a enseigné qu’entre la France et la Belgique il n’y avait que des lignes de limites artificielles ! Que se cachait-il sous cette assertion ? une erreur fondamentale sur la nature des frontières ? un vague souvenir des prétentions lointaines de notre patrie sur ce peuple ? je ne sais : ce n’en était pas moins une chose mauvaise que l’on disait, contrevérité et contre-justice à la fois. En réalité, entre Belges et Français, il y a la forêt, Ardennes ou Charbonnière, et la forêt, autrefois comme aujourd’hui, c’est une barrière entre les peuples au moins aussi dure à franchir que la rivière et que la montagne. C’est elle qui a fait que les Rèmes au sud ont vécu tout à fait gaulois, et qui a fait que les Nerviens au nord ont vécu à demi germains. Il m’est arrivé bien des fois de traverser et couper cette forêt, de France en Belgique, de Belgique en France, d’en constater l’état actuel, d’en repérer les vestiges anciens (noms de lieux, etc.), et chaque fois, suivant les vieilles routes romaines qui la franchissaient, j’ai mieux compris les ennuis et les dangers qu’elle infligeait aux tribus et pourquoi elles se sont arrêtées à sa lisière, plus craintives que devant des Pyrénées ou des Alpes.

Du côté de l’ouest, cela va saris dire, la limite est l’Océan. Mais ici, c’est une limite d’un genre particulier. Nous sommes en présence de ce que j’appellerai volontiers la partie la plus humaine de l’Océan. Nulle part il ne voit converger plus de routes, s’ouvrir plus d’estuaires, s’insinuer de plus importants détroits. Du sud viennent les bouches de l’Escaut et de la Meuse, au nord apparaît celle de la Tamise, et plus loin c’est l’Elbe qui dégorge ses flots, et plus près c’est le passage du Canal. Il y a là, pour l’Océan Atlantique, une sorte de nœud d’eaux, marines et courantes, de prodigieux carrefour qui ne fera que grandir par l’histoire. Mais c’est la nature qui l’a fait.

Voilà donc, somme toute, une terre bien délimitée, qui est faite pour vivre d’elle-même et par elle-même. Et ce qui l’invite encore à cette vie spéciale, ce sont les natures propres des régions auxquelles elle tient : tout en demeurant attachée à elles, la Belgique, à certains égards, peut se sentir repoussée par elles (j’emploie le mot dans un sens purement physique).

Elle tient d’une part à la France, Mais elle est bien excentrique à cette France, Celle-ci, c’est la région des grands fleuves qui circulent autour du Massif Central, et les fleuves de la Belgique ne doivent rien à ce Massif. Et elle tient d’autre part à l’Allemagne. Celle-là, c’est surtout la région des grands fleuves parallèles sortis de la Forêt Hercynienne et descendant vers le nord. Et les fleuves de la Belgique ou n’empruntent rien à cette forêt, ou regardent tous vers le couchant.

Entre ces deux régions naturelles de France et d’Allemagne, la Belgique s’intercale comme une région plus petite, mais également naturelle, faisant coin entre ses deux grandes voisines. Elle forme, aux extrémités symétriques de l’une et de l’autre, ce qu’on peut appeler un phénomène d’angle. Et presque toute son histoire s’explique par cette providentielle situation.

 

À l’intérieur même de la Belgique, le sol appelait certaines conditions de vie sociale et politique qui existaient déjà à l’état d’ébauches avant les Romains, et qui ont atteint leur pleine réalisation dans la glorieuse Belgique de nos jours.

Cette région n’a pas de centre naturel, qui puisse imposer sa loi aux terres environnantes. La France a le sien, Lyon ou Paris. L’Allemagne a fini par retrouver le sien, Berlin, héritier du grand sanctuaire des Semnons. En Belgique, vous n’avez pas de capitale décisive. Et pour un petit pays comme celui-là, c’est un très grand bien. L’absence d’un lieu dominateur permet à tous les bons carrefours de devenir chacun une bonne ville, jouant son rôle dans l’ensemble, prenant son caractère, donnant sa note propre. Il y a Bruxelles, et il y a Gand, et Liège et Anvers, dont chacune ne ressemble à personne. Comme l’État belge est peu considérable, ces divergences ne nuisent pas à son unité, et elles lui assurent l’immense bénéfice de cités qui se complètent, qui s’entraident, pleines d’émulation, de groupes associés auxquels aucun ne commande et qui tous travaillent pour tous.

Cela vient de ce que, je le répète, il ne se trouve pas en Belgique un centre physique absorbant. Gand, Anvers, Liège, Bruxelles sont de simples carrefours de détail : celle-ci est née de son port, celle-là d’un passage de rivière, d’autres d’une convergence de terres agricoles. Mais aucune n’est une croisée générale de toutes les routes du pays, comme l’est par exemple Paris pour l’Ile-de-France, Reims pour la Champagne, Bordeaux pour le sud-ouest. Tant que les Belges demeureront fidèles à cette loi d’alliance décentralisatrice, de fœdus œquum  ; ils sont sûrs de persister en une très belle nation, renfermant plus d’originalités (je mets le mot au pluriel) que l’Allemagne et l’Angleterre mêmes.

* * *

 

Toutes ces choses étaient en germe dans la Belgique au temps de la conquête romaine.

On a souvent noté la prodigieuse différence de cette Belgique primitive d’avec celle de maintenant. Je ne crois pas qu’il y ait en Occident deux spectacles plus dissemblables, deux sociétés plus opposées, que Belges d’Ambiorix et Belges de Léopold. Tandis que sur tant de points de la Gaule, l’histoire d’à présent rappelle celle du passé, sur l’Escaut l’une semble un démenti de l’autre. Voyez en Provence : la Provence gréco-gauloise a eu deux capitales, la capitale intérieure et agricole, Aix ou Entremont son devancier, et la capitale maritime et commerciale, Marseille ; cela demeure vrai au Moyen Age, et cela définit encore la Provence à deux têtes de maintenant. Voyez le Languedoc : ce qui le caractérise aujourd’hui, c’est cette ligne ininterrompue de villes qui s’y succèdent sur la même route, y apparaissant à chaque fin d’étapes, Perpignan, Narbonne, Béziers, Montpellier, Nîmes ; et tel était l’aspect que présentaient déjà ces terres il y a deux mille ans sous les Romains, il y a vingt-cinq siècles sous les Celtes, les Ibères et les Ligures ; dès lors le Languedoc était une série de bourgs, échelons d’une même route.

Voyez au contraire la Belgique. Maintenant, c’est la plus belle floraison de cités, de sociétés municipales qui existe au monde. Nulle part le régime antique des cités, pressées l’une à côté de l’autre, n’a plus brillamment reparu que sur les terres basses de l’Escaut et de la Meuse. La Belgique est devenue la terre d’élection de la vie citadine, de l’amour-propre urbain. Si vous voulez savoir comment et pourquoi, lisez l’œuvre de son plus grand historien, M. Pirenne.

Mais cela, c’est la négation de son passé primitif. Au temps de César, elle était la région la moins municipale de la Gaule. Passé les Ardennes, l’auteur des Commentaires ne cite plus de nom de cité. Quand il parle d’un refuge militaire, il donne simplement le nom du peuple auquel il sert (exception faite pour le castellum de Tongres, Aduatuca). Rien, là, ne ressemble aux grandes villes du centre de la Gaule, Bibracte, Avaricum, Gergovie. Ce ne sont que des villages, des fermes dispersées, des redoutes sur des caps de fleuves, comme Namur. Un ancien, sans doute Tite-Live (et je note en passant que la guerre des Gaules, chez Tite-Live, fut peut-être racontée avec plus d’intelligence du pays qu’elle ne le fut chez César lui-même), un ancien a précisément fait remarquer ce caractère dispersé, rural, de la Belgique préromaine. Et les Romains, loin de vouloir forcer les habitudes des hommes, semblent avoir préféré les maintenir, et laisser les sociétés suivre dans ce pays leur voie traditionnelle.

Contrairement à ce qui s’est passé dans la plupart de leurs provinces, ils n’ont pas imposé à cette région le régime urbain. À l’est de Boulogne, à l’ouest des bourgades militaires de la frontière, ils n’ont point fondé de villes, et le système municipal y demeure dans l’enfance. Thérouanne, Bavai furent peu de chose (et d’ailleurs ce n’est pas la vraie Belgique de maintenant), A. Namur, à Tongres il n’y eut pas de ces rassemblements permanents d’hommes qui font les vraies villes romaines comme Reims ou Mayence. Cassel paraît bien être resté ou devenu le centre administratif et le marché principal de la Flandre. Mais les bâtisses urbaines y étaient bien peu de choses. Et sur son aire vaste et à demi nue, isolé au sommet de sa colline, séparé encore des cultures de la plaine par les rochers et les bois qui environnent ses flancs, Cassel ressemblait beaucoup plus à la Bibracte des Celtes indépendants qu’au Lyon des temps romains : lieu de marché ou lieu de foire à certains jours, alors bruyant et populeux, et demi-désert en temps ordinaire.

Ce qui continuait à dominer en Belgique, c’était, comme avant César, le vaste domaine, la ferme princière, ce que le proconsul appelait ædificium, avec son château rustique, ses communs, son horizon de forêts. Le lieu vraiment maître du pays, ce n’était pas la ville, c’était la résidence du grand seigneur. Et il serait difficile de concevoir un état en apparence plus différent de l’état actuel. Je comprends que les Belges soient fiers d’une histoire qui a si complètement changé les choses, si bien que l’on peut dire que nulle part en Europe l’homme n’a plus radicalement transformé les conditions de sa vie sociale.

Et toutefois, bien des réalités présentes viennent de ce passé, si distant par les temps et par l’aspect.

D’abord les lieux habités sont demeurés les mêmes. De fermes ou de châteaux, ils sont devenus villes : mais c’est sur le même point que l’homme a travaillé.

Voici Liège, incontestablement une des villes, dans le monde moderne, qu’on dirait la plus indépendante de l’histoire primitive, celtique ou romaine ; Liège, qui semble ne devoir sa prééminence qu’au vigoureux labeur de ses sociétés humaines depuis le Moyen Age. Pourtant, ce point de la Belgique fut prépondérant dès les temps les plus reculés. Sous les Francs, c’est là qu’exista cette villa d’Héristal d’où est partie la grande dynastie carolingienne. Sous les Romains, Héristal était le centre d’un énorme domaine, dont la dynastie carolingienne n’a été sans doute que l’héritière. Et sous les Gaulois, Ambiorix, qui a commandé au pays, a habité près de là, à Jupille peut-être, ou plutôt à Héristal même. Ambiorix, les Carolingiens, Liège enfin, c’est d’un même coin de terre que ces trois puissances sont sorties.

Entre la villa romaine et la ville actuelle de Belgique, il ne faut pas établir des oppositions irréductibles. Nous savons un peu ce qu’étaient ces villas d’Héristal, de Jupille, d’Antes, etc., nous pouvons compléter nos notions directes par la comparaison avec les villas du reste de la Gaule, comme celle de Chiragan en Languedoc. C’étaient, ces villas, un amas de bâtisses variées, où, à côté de la demeure du maître, s’entassaient des centaines de feux de serviteurs, ouvriers agricoles, et, notez bien ceci, ouvriers industriels. On y travaillait le métal et la terre. Des ateliers y produisaient sans cesse ustensiles ou bijoux. C’étaient déjà des usines en effervescence. On s’y activait sous les ordres d’un maître, et non sous la discipline d’une cité : mais enfin on sentait déjà sur ces lieux l’intensité de cette manufacture collective qui est aujourd’hui une des forces de la Belgique. Et chaque jour je crois davantage que cette force industrielle remonte au plus lointain passé, date de bien au-delà d’un millénaire, et par là n’en est que plus durable, plus étroitement liée à la nature des choses du pays.

 

Cette Belgique primitive, romaine et préromaine, relevait, comme la nôtre, des deux civilisations voisines, la gauloise et la germanique. Dès le début de sa vie connue, et du fait même de sa situation d’angle au contact de deux peuples, elle a participé de l’une et de l’autre.

Je me borne ici à citer les faits certains. Dans la région qui forme aujourd’hui la Belgique, habitaient les Morins et les Ménapes de Flandre et Brabant, qu’on dit Gaulois, les Nerviens de Hainaut et les Eburons ou Tongres de Hesbaye, quelques Trévires des Ardennes, tous ceux-ci à moitié germains. Et c’est le même dualisme que maintenant, entre gens de langue française et gens de langue flamande.

Avec l’étrange différence que voici. De nos jours, l’élément linguistique d’origine germanique, c’est du côté de la mer qu’il apparaît, là où étaient autrefois les Ménapes et les Morins. Et ceux-ci étaient censés d’origine gauloise, tandis qu’on attribuait des affinités germaniques aux peuples de la Meuse et de la Sambre, Nerviens et Eburons, lesquels correspondent, de nos jours, aux populations à langue française. Il y a eu interversion d’influences, d’éléments ethniques ou linguistiques. L’histoire de M. Pirenne nous montrera comment cela s’est produit. Autrefois, les Germains venaient surtout de la Moselle, des forêts, par voies transversales d’entre Maëstricht et Trêves ; les Gaulois s’étendaient surtout le long de la mer, s’arrangeant pour être le plus possible les maîtres de la rive océanique, d’en occuper tous les ports et les salines. Plus tard, c’est semble-t-il, le contraire qui s’est produit. Le monde allemand a à son tour suivi les bords de la mer du Nord, attiré comme par un chemin d’appel par ses eaux si passagères ; et les Français sont tout naturellement descendus par la célèbre vallée de Sambre-et-Meuse, que le seuil du Vermandois met en rapports directs et rapides avec le foyer parisien.

 

Cette opposition acquiert, aux yeux de l’histoire, une importance considérable. Si cette région de Belgique a été divisée de façon si différente entre Germains et Gaulois, Allemands et Français, mais si elle a toujours été divisée, c’est que cette division, ce partage entre deux langues et deux sortes d’habitudes est fatal et nécessaire, et une loi inévitable de sa situation naturelle.

Quoi donc ? ce sera donc toujours un peuple métis, fait moitié de Flamands et moitié de Wallons, comme autrefois moitié de Ménapes et moitié de Nerviens ?

Mais quel déshonneur y a-t-il dans le métissage ? Il n’est point de peuple au monde, pas même ni surtout le nôtre, le peuple français, qui ne soit un mélange. Chez nous, depuis des milliers d’années le flot des envahisseurs d’outre-Rhin n’a cessé de se rencontrer avec le flot d’émigrants d’outre-montagnes. Et il n’a pas empêché que la France n’ait pour l’éternité la plus séduisante des physionomies personnelles. Et le bilinguisme de la Belgique ne l’empêche pas d’être une nation, individuelle et originale. Ce qui fait l’originalité d’un peuple, c’est la façon dont il travaille avec les éléments divers que la race ou la langue lui apportent. Il est à lui-même son Prométhée, suivant le mot étincelant et juste de Michelet. Or il n’y a pas en ce moment dans l’Europe de peuple qui, au même degré que la Belgique, travaille à la fois son âme et sa terre, qui vive davantage de l’école, du foyer et de la forge. Laissez-le faire quelques années encore, et il sortira de là l’individualité nationale la plus intéressante, la plus sympathique qu’on puisse voir.

Ce sont des fous ou des misérables, ceux qui parlent de supprimer, de démembrer la Belgique. Nul n’a le droit de toucher aux nations qui tiennent à vivre. Former sur elles des projets de conquérant, ce serait un crime contre la société humaine et la vie divine du monde, crime aussi grand « que de tuer son père ou de brûler le Capitole », comme disait Marc-Aurèle.

Ce bilinguisme qu’on invoque parfois contre les destinées de la Belgique est au contraire une force de plus. Il lui permet de recevoir deux influences, de connaître plus de faits et d’attitudes, de savoir et de pouvoir davantage. Les métissages font souvent les plus fortes espèces d’hommes. Les Grecs le savaient bien, et, dans leur façon imagée de traduire les faits qu’ils observaient, ils faisaient d’Hercule le père de tous les métis. Les plus vigoureux des soldats de Carthage ont été les Lybiphéniciens, et si les Gaulois ont été d’abord si puissants dans le monde, c’est parce qu’ils furent des Celtoligures.

Que ne fera-t-on pas un jour du mélange de l’esprit français et de l’esprit germanique, chacun ayant sa vertu propre, et droit tous deux à une égale admiration ? La Belgique est là pour faire ce mélange, d’où il sortira, grâce à elle, quelque chose de plus que les deux éléments initiaux.

 

Car la situation et le sol de la Belgique fourniront toujours quelque chose qui ne viendra pas des pays voisins. Elle donnera l’aspect propre de ses forêts des Ardennes, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, celui de ses terres basses de Bruges, de ses longs rochers du pays nervien ; elle donnera ce que j’ai constaté ici tout d’abord, cette laboriosité municipale qui rappelle Athènes et Corinthe. Et puis, il ne faut pas l’oublier, cette Belgique regarde l’Océan, elle est une façade sur la mer la plus passagère du Nord, le seul point de l’Atlantique, — entre Calais et Hambourg, — qui par l’intensité du trafic puisse ressembler à la mer Égée du monde antique.

Cet élément maritime explique bien des choses dans l’histoire de la Belgique. J’ai déjà dit qu’il y expliquait la venue des Gaulois. En même temps qu’ils occupaient le sud de l’Angleterre, ils ont voulu se maintenir sur les terres d’en face : Tamise et Escaut, qui se regardent, devaient être unis. Pareille chose s’est produite au temps des Romains de l’Empire. Ceux-ci ont tenu, tout de suite, à conquérir les rivages de la Flandre. C’est là qu’ont eu lieu les premières expéditions des proconsuls ou des légats. Ils ont rêvé de faire de la mer du Nord une mer romaine, et ce rêve est peut-être antérieur à celui d’une conquête de la Germanie. Et depuis, tous les souverains du pays, jusqu’à l’avant-dernier roi, ont bien compris que d’une certaine maîtrise de la mer dépend le sort ou l’originalité du pays.

 

Tout cela fait que, même dans ses œuvres françaises, même dans ses œuvres flamandes, la Belgique ne sera ni le reflet de la France, ni le reflet des influences germaniques. Ce qu’elle apporte de sien, ce qu’elle crée à l’aide de combinaisons nouvelles, c’est à l’auteur de ce livre à nous le montrer.

Voilà plus ou près de trente ans que j’ai été moi-même en contact pour la première fois avec la littérature française de la Belgique. Il s’agissait, bien entendu, de livres d’érudition. C’est lorsque, débutant dans l’étude de l’antiquité classique, je connus le traité de Droit public romain, du regretté Willems, Entre ce livre et les chefs-d’œuvre de Maeterlinck, il y a évidemment un abîme : rien n’est plus concis, sec, dur presque, que le livre de Willems. Mais tout de suite, un apprenti érudit est émerveillé en l’ouvrant. Cela est d’une clarté, d’une précision, d’une fermeté prenante et stable qui ne laisse aussitôt aucun doute à la pensée : c’est du meilleur des habitudes françaises. Et à côté de cela, quelle sûreté d’informations, quelles recherches bibliographiques, quelle maîtrise de la matière ! c’est du meilleur de la discipline allemande.

Je n’ai pas assez étudié l’histoire de l’érudition en Belgique pour savoir ce qu’elle doit à Willems, J’ai cependant la persuasion que c’est beaucoup. En tout cas, chez tous ceux d’outre-Ardennes qui s’occupent de Rome et de Grèce, il me semble sentir fortement son influence. Elle est visible, franchement avouée, chez M. Waltzing, de Liège, et dans toute l’école philologique qui se réclame de ce dernier.

Le beau travail qu’elle a livré ! Waltzing, dans son livre sur les Corporations romaines, nous a donné un pur chef-d’œuvre d’érudition, admirablement disposé et composé, sobrement écrit, où rien n’arrête et ne fatigue la recherche, d’une conscience, d’une probité, d’une véracité étonnantes. De là sont sortis tous ces mémoires sur les Préfets des Ouvriers, sur les Collèges de Jeunes Gens, sur les Collèges de Vétérans, œuvres des élèves de Waltzing, et qui valent et passent les fameuses thèses allemandes. Comme je comprends que Liège ait voulu célébrer, il y a quelques années, le jubilé de M. Waltzing !

La bonne et belle besogne qui se fait dans cette Université de Liège ! Elle a ses revues, elle a ses traditions, et, si jeune qu’elle nous paraisse, j’y sens un patriotisme universitaire qui manque encore à nos facultés françaises. Nous avons beaucoup à prendre et à apprendre de la Belgique.

Le travail local m’a paru mieux organisé que chez nous ; des fédérations de sociétés se sont fondées d’où il résulte une saine entente et des recueils utiles. Chaque ville un peu importante a son association scientifique et ses publications. D’ici à vingt ans, si cela se maintient, l’exploration et l’inventaire historique de la Belgique seront choses faites.

Il y restera, assurément, beaucoup à trouver. Mais ce sera surtout dans le domaine de la préhistoire. Là est à la fois l’espérance et l’écueil de la science belge, L’écueil, parce qu’elle ne se résigne pas, en ce moment, à accepter les classifications, la méthode, la discipline des préhistoriens français, jusqu’ici les vrais maîtres en la matière, parce qu’elle se lance éperdument dans l’aventure, où j’ai peur qu’elle ne trouve des déboires et pis encore. Et cependant c’est l’espérance de l’avenir que cette exploration préhistorique de la Belgique : ce limon de la Hesbaye, ces grottes ou abris de la Meuse, j’ai idée que dès les temps de Chelles ou d’Aurignac, ils furent le patrimoine de populations déjà nombreuses et déjà industrieuses. M. Commont, d’Amiens, a visité, il y a un an, une partie de ces régions : il en est revenu émerveillé.

Nous sommes loin de la Belgique de Maeterlinck. Non ! nous y revenons. Car ce que la préhistoire nous montrera, c’est la densité de la vie dans cette région, l’activité robuste de ses habitants, c’est-à-dire des choses que la Belgique possède toujours. Je crois bien qu’à des centaines de siècles en arrière, la nature et l’homme bâtissaient déjà les assises qui portent la nation.

Voilà pourquoi, à qui veut étudier à fond la Belgique, analyser son caractère comme un anatomiste le corps humain, il faut, non pas seulement lire ses auteurs, mais regarder ses roches, et unir l’admiration de Maeterlinck et de Verhaeren à la curiosité du travail érudit et des aventures préhistoriques.

Après tout, Maeterlinck l’a fait. Avez-vous lu son morceau sur l’épée ou son histoire du jeune chien ? Je connais peu de choses semblables dans notre littérature française. Cela est moins fameux que la Vie des Abeilles, et c’est ce que je préfère à tout. Maeterlinck a admirablement saisi ce que l’animal doit à l’éducation reçue des hommes, et ce que l’âme de la bête tient de dix millénaires de traditions humaines ; et il a également montré ce que l’arme a apporté d’idées, de sentiments, de passions nouvelles à l’homme des temps du bronze qui l’a créée. Ces deux morceaux, c’est de la préhistoire réfléchie, faite par un psychologue, c’est de la psychologie expliquée, faite par un historien.

Vous trouverez des qualités de même ordre chez Verhaeren, que notre jeune ami Heumann aime par-dessus tout, d’une amitié de tout instant et d’une sympathie profonde. Vous les trouverez chez d’autres. Mais je laisse à l’auteur de ce livre le soin d’en parler.

* * *

 

Heumann a bien fait d’écrire ces pages. Nous devons aimer les lettrés belges comme des demi-frères, chez lesquels un sang différent du nôtre a donné des qualités qui nous manquent. Car Verhaeren, Maeterlinck, il n’y a pas à le nier, c’est autre chose que ce qu’il y a chez nous, et, à de certaines pages, c’est quelque chose de supérieur à nous.

En cela encore se répète un fait constant dans l’histoire de la Belgique. Sur la France même ou sur la Gaule elle a, à de certaines heures et pour de certaines choses, exercé une véritable prééminence. Maeterlinck, c’est un peu comme Ambiorix, un génie qui s’impose à la France. Ambiorix l’Éburon était à demi germanique, mais il portait un nom gaulois ; il convia les Celtes à la liberté, il fut le précurseur de Vercingétorix dans la cause de l’indépendance, et c’est au sud des Ardennes qu’il regardait pour contempler ses amitiés morales et ses alliances politiques.

Plus tard, c’est encore de Belgique que nous sont venus les maîtres de la France romane, ces extraordinaires Carolingiens de Héristal, dont j’ai parlé tout à l’heure. Étrange aberration que celle des Allemands contemporains, qui veulent faire de ces Carolingiens, Charlemagne compris et surtout, des Germains ! Ils n’étaient ni Germains, ni Gaulois, ni Romains. C’étaient de grands seigneurs du monde de la Belgique, dès ce temps aussi distinct du reste de la Gaule qu’il l’a jamais été. En eux, sans doute, il y avait du sang des Francs : mais faire des Francs de purs Germains, alors que ces tribus du Salland et du Hamland étaient les plus romanisées du pays rhénan, revendiquer les Francs pour la vraie Germanie, m’a toujours également paru une bizarrerie incohérente. Chez les maîtres de Héristal, il y avait l’éducation romaine, le contact avec les choses classiques dont la grande villa ne cessa de leur montrer les restes. Et il y avait aussi des éléments qui n’étaient ni romains ni francs, et qui venaient du pays même, des traditions, du sol, de l’horizon de Belgique.

Liège est la voisine, et, tout compte fait, l’héritière de Héristal. Qu’elle continue à produire dans ses usines, à travailler dans ses écoles, et il est possible que comme au temps d’Ambiorix et au temps de Pépin, la vie de la Gaule et de la France soit obligée de lui payer un tribut de reconnaissance.

C’est pour cela qu’Albert Heumann a songé à écrire ce livre. Il l’a fait parce qu’il doit beaucoup à Verhaeren et Maeterlinck. Il l’a fait parce qu’il a voulu faire une œuvre d’allure éminemment française, c’est-à-dire qui fût à la fois une marque de bon voisinage, un signe d’amitié, un hommage de gratitude. Et moi, son maître et son vieil ami, je crois aussi qu’il a ajouté de nouveaux matériaux, et d’une vraie valeur, à cette tâche filiale qui est l’histoire de la pensée française.

Camille Jullian.

Avant-propos

La littérature belge d’expression française sollicita déjà de nombreux critiques français, quelques-uns illustres. Les Maurice Barrès, les Léon Bazalgette, les Albert de Bersaucourt, les Ad. van Bever, les Ernest-Charles, les Remy de Gourmont, les Jules Lemaître, les Raymond Poincaré, les Tancrède de Visan, d’autres encore ont consacré aux écrivains belges des pages judicieuses portant la marque de leurs talents variés. Aucun, je crois, n’examina, dans un ouvrage général, l’ensemble du mouvement auquel se sont intéressés des Belges comme Francis Nautet1, Eugène Gilbert2, Henri Liebrecht3, ou un Allemand, le Professeur Dr Hubert Effer4. Il m’a paru utile qu’un Français aussi accordât plusieurs chapitres à une littérature intimement liée à la nôtre, dépendante de notre culture, et considérât, du point de vue français, cette portion importante de notre patrimoine intellectuel ; combien ont eu trop souvent velléité d’en travestir le caractère ! C’est dans ce sentiment que j’entrepris mon travail. On constatera des lacunes ; il m’a fallu, maintes fois, laisser dans l’ombre certaines œuvres ou certaines parties d’œuvres que je tiens en haute estime : leur étude approfondie démentirait le titre général de ce livre. Je me suis inquiété de ménager à chacun une place en harmonie avec son influence, me souciant peu de la mesurer à l’épaisseur des productions. J’ai jugé sans autre parti pris que de comprendre dans la grande famille littéraire française tant d’écrivains qui l’honorent grandement ; de celui-ci j’assume, avec joie, la responsabilité.

A. H.

I. Caractères généraux

« Aujourd’hui, leur littérature est presque nulle », écrit Hippolyte Taine, dans un chapitre de la Philosophie de l’art consacré aux Belges5, et plus loin : « Ils ne peuvent citer de ces esprits créateurs qui ouvrent sur le monde de grandes vues originales, ou enchâssent leurs conceptions dans de belles formes capables d’un ascendant universel6. »

L’essai sur l’art dans les Pays-Bas date de 1868 ; un tel jugement était alors très juste. Aujourd’hui, les considérants qui l’appuient, ingénieux et suggestifs, sur la stérilité intellectuelle des Belges, se trouvent infirmés. L’illustre critique démontre, en ce style alerte et imagé qui pare d’un si grand charme sa pensée, combien les habitants des Pays-Bas, dès l’heure où ils commencèrent de défricher et de rendre saine leur terre, ont toujours eu, par nécessité géographique, un esprit pratique, de défense d’abord, puis de conservation, qui les initia plus à jouir des matérialités qu’il ne les inclina à la poésie ou à la philosophie. Seulement, dans ce même pays, voilà que, vers 1880 et les années suivantes, un important mouvement littéraire naît et se développe ! Des romanciers apparaissent, des poètes surgissent, même, sinon des philosophes, du moins des écrivains dont il ne semble pas téméraire d’assurer qu’ils ont une philosophie ; moins de quarante ans après la condamnation prononcée par Taine, un Verhaeren, un Maeterlinck créent des œuvres « capables d’un ascendant universel », lui donnent un démenti superbe, et confirment de leurs noms glorieux la faillite de ses arguments ! Cependant, ce n’est point par simple caprice que les Lettres belges ne prennent essor qu’en 1880. Pour expliquer leur pauvreté jusqu’à cette date, des raisons existent, autres que celles de Taine. Lesquelles ?

Si haut que nous remontions dans l’histoire des peuples, nous ne rencontrons point de littérature féconde, indépendante d’une prospérité matérielle parfaite, d’une autonomie politique absolue. Le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Louis XIV brillent comme autant de témoignages qu’une floraison intellectuelle ne s’observe que chez une nation saine et forte. Or, la Belgique subit toutes les dominations. Depuis le xvie  siècle, successivement soumise aux fantaisies de la monarchie espagnole, annexée par le traité d’Utrecht à la Maison d’Autriche, réunie, en 1795, à la France dont elle forme neuf départements, jusqu’au jour où le Congrès de Vienne l’accouple à la Hollande sous la souveraineté du prince d’Orange-Nassau, ce n’est qu’en 1830 qu’elle se constitue en royaume libre. Envahie, saccagée, durant les guerres du règne de Louis XIV, puis de la Révolution, la Belgique devient, à maintes occasions, le champ et le cimetière de l’Europe. Dans un pays que des fortunes aussi diverses, mais également malheureuses, bouleversaient, où l’insécurité du lendemain obsédait, au point de détourner les intelligences et les énergies d’entreprises qui ne s’attachaient point à la défense d’intérêts immédiats, imagine-t-on des poètes, des prosateurs créant des œuvres immortelles7 ? Et lorsque, en 1830, ce pays conquiert enfin la vie paisible, il reste nécessairement, assez longtemps, un État fragile comme tous les États jeunes ; il doit consolider ses institutions, affermir son influence, surveiller avec une sollicitude minutieuse le jeu d’un organisme encore délicat. Pendant cinquante ans, les questions politiques et sociales absorbent l’activité des Belges. Et, dans leurs efforts, ils sont merveilleusement encouragés et dirigés, à partir de 1865, par un homme d’affaires génial, qui développe l’industrie, accroît le commerce, consacre la situation internationale et impose la Belgique au respect du monde, le roi Léopold II. Ce souverain, si indifférent aux écrivains, les favorisait sans le savoir, en préparant à leur élan un admirable terrain ; il semait pour d’autres, la récolte fut double.

M’objectera-t-on qu’au fond mes raisons ne diffèrent guère de celles de Taine, puisque, moi aussi, j’attribue l’insignifiance intellectuelle des Belges dans le passé au besoin, si longtemps prédominant chez eux, de lutter pour subsister ? Mais Taine, lui, tire de ses observations une loi sur l’impuissance littéraire naturelle, instinctive, du peuple belge8. Qu’il constate cette impuissance au moment où il écrit, fort bien. Il se trompe (l’événement l’a prouvé) lorsqu’il semble l’imputer à la race même, et, partant, la considérer comme irrémédiable. Au contraire, nous avons essayé d’exposer comment des accidents historiques seuls avaient été responsables de cette infériorité jusqu’en 1880, mais qu’une fois la Belgique libérée des soucis politiques ou sociaux qui troublaient sa tranquillité matérielle et sa vie morale, des esprits s’étaient rencontrés, aussi aisément là qu’ailleurs, avides de travaux nobles et désintéressés.

Sans doute, un chroniqueur scrupuleux pourrait relever les noms de quelques écrivains isolés qui, déjà, dans le courant du xixe  siècle, publièrent des recueils de vers ou de prose. Mais si nous exceptons Charles de Coster, dont la Légende d’Ulenspigel, cette épopée puissante, colorée, émue, qualifiée avec bonheur de « bible nationale », inspira maintes fois les romanciers belges contemporains, et le tendre moraliste Octave Pirmez, en vérité ce ne sont ni les Van Hasselt, ni les Mathieu, ni les Potvin, ni d’autres obscurs compilateurs académiques, impersonnels et fades, qui méritent de retenir l’attention.

En 1880, toute une génération de jeunes hommes, élevés en un pays prospère, enrichis des idées neuves qui, depuis la guerre franco-allemande, circulaient à travers la Belgique et les excitaient, se trouvent prêts au combat. Car il ne s’agit de rien moins que d’un combat, et le premier caractère du mouvement littéraire dont nous nous occupons, c’est d’être, à l’origine, un mouvement révolutionnaire. L’attaque fut soudaine. Un adolescent de vingt ans, au masque intelligent et audacieux, Max Waller, poète et conteur, fonde une revue, La Jeune Belgique, groupe autour de lui un bataillon de volontaires intrépides, parmi lesquels Albert Giraud, Iwan Gilkin, Valère Gille, se rue à l’assaut des idées bourgeoises et fanées dont quelques pédants s’enorgueillissaient et plante sur leurs débris le drapeau de l’Art libre et de la Pensée fière. D’autres revues s’organisent. L’Art moderne, la Société nouvelle, la Basoche, la Wallonie, des journaux se fondent, les encouragements arrivent de Paris, et voilà née la nouvelle littérature belge. Certes, le public ne se passionne pas encore pour elle, certes le gouvernement ne lui facilite guère l’existence, mais d’une telle poussée, inconnue jusqu’alors, de volontés unies et d’efforts coordonnés la victoire sortira. Lorsque, en 1889, Max Waller fut ravi, si jeune, à l’affection de ses camarades, il avait pu savourer déjà la joie d’applaudir aux premiers succès des Lemonnier, des Verhaeren, des Eekhoud, des Giraud, de presque tous ceux qui, par la richesse de leur tempérament et l’enthousiasme de leur cœur, allaient, dans le domaine des Lettres, illustrer la Belgique pour la première fois.

* * *

Les écrivains belges, poètes ou prosateurs, sont des peintres. Ils s’inquiètent peu de la composition ; leur fougue s’emploie à décrire. Les écrivains français, eux, sont des architectes : l’œuvre mal bâtie nous froisse ; des mesures égales, des développements symétriques, voilà ce qu’exige notre tempérament. Les natures septentrionales demeurent réfractaires au besoin d’équilibre et de clarté. Enchevêtrées, impulsives, violentes, elles projettent des impressions désordonnées, mais plus véhémentes, plus colorées que les nôtres. Ainsi, les littérateurs de Belgique, particulièrement ceux des provinces flamandes, se désintéressent volontiers de l’ordonnance d’un livre ; l’expression vive de ce qu’ils sentent, la peinture de ce qu’ils voient, souvent éclatante, même brutale, les exaltent plus sûrement.

Les uns, Camille Lemonnier, Émile Verhaeren dans Les Flamandes, Georges Eekhoud, et, plus encore qu’aucun, Eugène Demolder, brossent à larges coups de pinceau des fresques lumineuses, exubérantes de vie païenne, qui évoquent les somptueuses décorations de Rubens, les beuveries de Jordaens, les kermesses de Téniers, toujours la vie plantureuse et sensuelle.

À mesure que se pressaient les jours, cette gaieté de la terre s’accroissait, prenait des allures de ribote et de folie. Une pléthore gonflait les choses ; le vertige de la sève exaspérait les chênes. On entendait comme par cascades ruisseler le sang vert des aubiers sous la chevelure des feuilles. Des gommes s’accumulaient le long des écorces comme des apostumes par les fentes desquels coulaient les résines ; aux branches s’ouvraient des plaies pareilles à des bouches, à des flancs écrasés et spumants9.

D’autres, au contraire, les conteurs Louis Delattre et Maurice des Ombiaux, cisellent leurs œuvres avec émotion ; les touches sont précises, délicates, comme celles de jolis tableaux très finis dont les nuances, un peu recherchées, s’harmonisent heureusement et l’on pense à tant de petits peintres de la vie flamande intime. Voici les poèmes d’Albert Giraud ; leur tenue parfaite, leur distinction un peu hautaine rappellent certains portraits de Van Dyck :

Sur le rêve effacé d’un antique décor,
Dans un de ces fauteuils étoilés de clous d’or
Dont la rude splendeur ne sied plus à nos tailles,
Le front lourd de pensées et balafré d’entailles
Repose, avec l’allure et la morgue d’un roi,
En un vaste silence où l’on sent de l’effroi,
L’aventurier flamand qui commandait aux princes
Et qui jouait aux dés l’empire et les provinces,
Celui dont la mémoire emplit les grands chemins,
Celui dont l’avenir verra les larges mains
S’appuyer à jamais en songe sur l’Épée10.

Dans le faste et la magnificence des visions verhaereniennes, c’est Van Eyck qui, à tout instant, resplendit. Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe, le Maurice Maeterlinck des premiers drames, s’apparentent aux primitifs flamands inquiets, tendres et religieux, continuent, en littérature, l’adaptant à leur caractère, l’œuvre mystique de Memling. Écoutez la fin de la Chanson d’Ève :

Une aube pâle emplit le ciel triste, le Rêve
Comme un grand voile d’or de la terre se lève.

              Avec l’âme des roses d’hier,
              Lentement montent dans les airs,
              Comme des ailes étendues,
              Comme des pieds nus et très doux,
              Qui se séparent de la terre,
              Dans le grand silence à genoux.

              L’âme chantante d’Ève expire,
              Elle s’éteint dans la clarté ;
              Elle retourne en un sourire
              À l’univers qu’elle a chanté.

              Elle redevient l’âme obscure
              Qui rêve, la voix qui murmure,
              Le frisson des choses, le souffle flottant
              Sur les eaux et sur les plaines,
              Parmi les roses, et dans l’haleine
              Divine du printemps.

              En de vagues accords où se mêlent
              Des battements d’ailes,
              Des sons d’étoiles,
              Des chutes de fleurs,
              En l’universelle rumeur
              Elle se fond, doucement, et s’achève,
              La chanson d’Ève11

Tous ces écrivains, qu’ils se nomment Lemonnier, Demolder, Giraud, Verhaeren, Rodenbach, Van Lerberghe, qu’ils descendent de Rubens, Van Dyck, ou Memling, qu’ils silhouettent des béguines frôlant à pas étouffés les vieilles maisons de Bruges, ou bien entonnent les chants rutilants d’une foule en liesse, que leurs teintes s’estompent, épuisées, dans une atmosphère de recueillement, qu’elles éclatent joyeuses et sonores comme l’appel d’une fanfare, qu’il s’agisse d’une cité ardente et rétive, ou du travail méthodique des abeilles, qu’ils peignent surtout avec leurs sens, leur sensibilité, leur imagination hallucinée ou leur mysticisme troublant, tous ces écrivains sont, d’abord, des coloristes. C’est à la couleur qu’ils s’attachent ; plutôt que d’analyser des impressions, ils les extériorisent en couleurs. Avec leurs plumes, ils s’expriment comme les artistes d’autrefois, avec leurs pinceaux. Les mêmes paysages, la même atmosphère qui inspiraient les aïeux, les inspirent aujourd’hui ; de la même manière leur nature réagit, et cette belle page où Taine explique le coloris des peintres s’applique aussi exactement au coloris des écrivains :

Hors des villes comme dans les villes, tout est matière à tableau ; on n’aurait qu’à copier. Le vert universel de la campagne n’est ni cru, ni monotone ; il est nuancé par les divers degrés de maturité des feuillages et des herbes, par les diverses épaisseurs et les changements perpétuels de la buée et des nuages. Il a pour complément ou pour repoussoir la noirceur des nuées qui, tout d’un coup, fondent en ondées et en averses, la grisaille de la brume qui se déchire, ou s’éparpille, le vague réseau bleuâtre qui enveloppe les lointains, les papillotements de la lumière arrêtée dans la vapeur qui s’envole, parfois le satin éblouissant d’un nuage immobile, ou quelque fente subite par laquelle perce l’azur. Un ciel aussi rempli, aussi mobile, aussi propre à accorder, varier et faire valoir les tons de la terre, est une école de coloristes12.

Quelques littérateurs belges, aussitôt après la renaissance de 1880, se laissèrent tout à fait asservir à des écoles françaises. Nous examinerons la question, le moment venu, dans un chapitre prochain, mais, reconnaissons-le dès maintenant, si les premiers romans de Lemonnier se ressentent fort de Zola, si Giraud, Valère Gille, Gilkin suivent avec servilité Leconte de Lisle et Hérédia, c’est que le roman naturaliste aussi bien que la poésie parnassienne, sensualistes l’un et l’autre, devaient attirer fatalement de jeunes écrivains qu’une naturelle disposition portait à observer, d’abord, en toutes choses, les couleurs. Toutefois, en France, romanciers ou poètes ne peignirent que par accident ; en Belgique, ils peignent par nécessité. Chez nous, le mouvement intellectuel, plus tôt fécond, impressionna même, à maintes reprises, les arts plastiques et créa des peintres-littérateurs, Poussin, Greuze, Delacroix. Au contraire, c’est grâce au génie de ses artistes que la terre de Flandre témoigna deux fois, au xve et au xviie  siècle, de sa prodigieuse richesse, de sa farouche vitalité. Et rien ne détournera ceux de ses fils qui, par leurs écrits, continueront à la glorifier, d’être encore et toujours des peintres.

* * * * *

À étudier les écrivains belges d’expression française de ces trente dernières années, leurs vies, leurs œuvres, on s’aperçoit que la plupart sont venus en France chercher la culture latine. Tout en revendiquant avec fierté le tempérament septentrional, sa sève bouillante et désordonnée, ils désirent nous prendre ce qui nie le plus leur nature, le sens des proportions, l’harmonie, la finesse. S’ils n’y réussissent pas toujours, du moins est-il bien rare que ne se remarque point dans leurs écrits quelque empreinte de notre culture. Pour les Wallons, Latins naturels, cette loi se passe de démonstration ; quant aux auteurs de race flamande, ils la confirment brillamment. Des cinq plus grands écrivains belges, trois sont de purs Flamands et un quatrième, si son nom trahit des attaches françaises, est né de mère flamande. Or, tous les quatre ont choisi la France pour patrie d’adoption : Rodenbach habitait Paris, Lemonnier y passe tous les ans plusieurs semaines, Verhaeren, chaque hiver, s’installe à Saint-Cloud, Maeterlinck partage son existence entre la Normandie et la Provence13. Et j’en citerais d’autres, de notoriété moindre, ou plus jeunes, que Paris retient !… Séjournant en France, contractant les habitudes françaises, fréquentant des hommes de lettres, des artistes français, séduits aussi peu à peu par le charme prenant de nos paysages ou excités par le souffle brûlant de la ville, comment ces écrivains résisteraient-ils au besoin de donner à leurs pensées, à leurs sensations une forme française, de les habiller, pour ainsi dire, à la française, sans toutefois les déformer ni les amoindrir ? Évidemment, la langue dont ils usent leur apporte un précieux avantage, mais écrire en français n’implique pas nécessairement une culture française : le romancier Georges Eekhoud qui ne vécut point en France, a beau s’exprimer en notre langue, il demeure exclusivement Flamand, je ne discerne en son œuvre nulle trace de notre influence. Au contraire, les livres de Camille Lemonnier, très flamands par les descriptions robustes et colorées, la vie puissamment truculente, revêtent une forme plus soignée, j’allais dire plus civilisée que si Lemonnier ne s’était jamais éloigné de son pays. Les vers de Georges Rodenbach pleurent des impressions et des mélancolies de terroir avec une distinction rare, une préciosité presque maladive, qui rapproche cet enfant de Bruges des poètes de la décadence romaine… Certaines pièces de Maurice Maeterlinck, Monna Vanna et Joyselle, ou encore la Vie des Abeilles, l’Intelligence des fleurs, sont d’une exécution toute latine. Latin enfin, Émile Verhaeren lui-même, un Flamand s’il en fut, le chantre de Toute la Flandre, le plus nationaliste des poètes, et non seulement dans quelques recueils du début, les Flamandes, les Moines, mais encore et surtout dans l’un de ses récents volumes, les Rythmes souverains, les poèmes les plus latins qu’il ait créés, soit par le choix des légendes, soit par leurs harmonies. Contemplez ce délicieux tableau du Paradis :

Des buissons lumineux fusaient comme des gerbes ;
Mille insectes, tels des prismes, vibraient dans l’air ;
Le vent jouait avec l’ombre des lilas clairs,
Sur le tissu des eaux et les nappes de l’herbe.
Un lion se couchait sous des branches en fleur ;
Le daim flexible errait là-bas, près des panthères ;
Et les paons déployaient des faisceaux de lueurs
Parmi les phlox en feu et les lys de lumière.
Dieu seul régnait sur terre et seul régnait aux cieux,
Adam vivait, captif en des chaînes divines ;
Ève écoutait le chant menu des sources fines,
Le Sourire du monde habitait ses beaux yeux ;
Un archange tranquille et pur veillait sur elle
Et chaque soir, quand se dardaient, là-haut, les ors,
Pour que la nuit fût douce au repos de son corps,
L’archange endormait Ève au creux de sa grande aile14.

Tous les littérateurs belges s’assimilent la culture française, assouplissent, grâce à elle, leur procédé d’expression, le rendent moins touffu, plus délicat, sans cesser jamais de sentir en Flamands.

Même chez ceux de ces écrivains qui ont cherché à se dénationaliser le plus possible, écrit Louis Dumont-Wilden15, il ne serait pas difficile, par une analyse un peu attentive, de montrer que les traits de caractère, les façons de sentir propres aux Flamands, se retrouvent toujours. Chez les uns, c’est ce mysticisme intime, propre aux vieux maîtres de Flandre, qui, mieux que tous les autres, « surent jouer dans la paille avec l’enfant de Bethléem », chez d’autres, c’est le don de l’image colorée, vivante, et un peu incohérente, c’est l’amour de la vie truculente ; chez d’autres encore, c’est cette éloquence familière si caractéristique parmi les orateurs flamands, ou cet humour un peu appuyé, mais plein de saveur qui, du lointain Breughel va jusqu’au puissant caricaturiste De Bruycker ; ou encore ce « flou » dans le raisonnement abstrait qui paraît à des écrivains français une véritable déloyauté intellectuelle, mais qui n’effraie aucun esprit germanique.

Que de vérité dans cette page ! Quant aux esprits germaniques, non seulement ils ne s’effraient pas (et ne comptons guère sur l’idéalisme de l’Oiseau bleu pour les choquer), mais volontiers ils s’approprient les auteurs flamands, naturalisent Maeterlinck écrivain allemand, annexent Verhaeren… Et voilà les méthodes de Bismarck appliquées à la littérature ! Stefan Zweig n’écrit-il pas16 : « Et cette terre germanique où Maeterlinck trouva sa vraie patrie, est devenue aussi pour Verhaeren, une patrie d’adoption » ? Or, contre une pareille affirmation, les faits protestent avec véhémence. Prétend-on sincèrement classer comme Germains des écrivains qui, toujours, ont pensé et écrit en français, dont le rythme est réfractaire à la langue allemande (les meilleures traductions de Verhaeren — et il y en a d’excellentes — ne savent rendre fidèlement ni ses élans, ni ses exaltations), mais surtout des écrivains marqués nettement de notre culture à nous, Latins17 et, j’ajoute, qui ne pouvaient point l’éluder. Si les Lemonnier, les Rodenbach, les Verhaeren, les Maeterlinck ont choisi la France, ce n’est pas uniquement que, leur langue les conduisant vers l’Ouest, la vie s’annonçait plus facile en notre pays qu’ailleurs, c’est qu’à leur tempérament flamand insuffisant (nous expliquerons tout à l’heure pourquoi), il fallait un complément, et que ce complément devait nécessairement être latin. Qu’eussent-ils bien appris en Allemagne ? Ils sentaient le besoin d’affiner leurs moyens d’expression ! Est-ce chez nos voisins de l’Est qu’ils auraient acquis un style plus distingué, plus ordonné, plus clair, habitué leur esprit à élire les mots de manière précise et pertinente ?… Au contact de la lourdeur, de la pédanterie germaniques, leurs natures si nobles, si vaillantes, se seraient sans doute épaissies et nous aurions peut-être vu leurs œuvres, privées de cette qualité essentiellement latine, la mesure, dévier vers la trivialité… Un sûr instinct les guide donc vers la France, puisqu’elle seule offre ce qui leur manque, la culture latine18.

Et d’ailleurs, ils suivent simplement la voie de leurs illustres ancêtres, les peintres flamands du xviie  siècle, qui, eux aussi, pour parfaire leur tempérament, sont allés chercher la culture latine en Italie. Rubens a vécu en Italie, Van Dyck a vécu en Italie. L’un et l’autre bénéficient de procédés d’artistes italiens, vénitiens en particulier, puis les accordent à des sensations d’hommes du Nord. Pour extérioriser leurs personnalités tumultueuses, ils adoptent la forme, ou mieux — qu’on permette le terme — la langue picturale plus apaisée des Latins. Véronèse se retrouve souvent dans Van Dyck, peintre religieux, encore plus dans Rubens. On admire au Musée de Dresde certaine Adoration des Mages par Véronèse dont s’est inspiré très vivement Rubens, un jour qu’il traitait le même sujet19 ; le magnifique tableau Thomyris faisant plonger dans le sang la tête de Cyrus 20 évoque des compositions de Véronèse, par les attitudes des hommes groupés à droite et la décoration du ciel. Comme les littérateurs d’aujourd’hui, les maîtres d’autrefois éprouvent en Flamands et traduisent en Latins. Les deux faits s’éclairent l’un l’autre lumineusement.

J’entends l’objection : « Vous voulez démontrer que les Flamands, artistes ou écrivains, ne peuvent se passer de la culture latine. Cependant, au xve  siècle, les primitifs flamands, les Memling, les Van Eyck, ont trouvé en eux-mêmes toutes leurs ressources, tous leurs trésors. Bien plus, ce sont eux qui influencèrent certains peintres italiens, espagnols, ou de l’école d’Avignon… » Assurément, mais au xve  siècle, tandis que Memling et Van Eyck travaillaient à leurs œuvres immortelles, la Flandre vivait des jours glorieux. Jamais le commerce ni l’industrie ne connurent un aussi vif éclat, jamais l’art ne s’imposa plus splendidement qu’à l’époque de Philippe le Bon, où Bruges dardait avec orgueil la tour altière et fière de son beffroi. Voilà pourquoi Memling et Van Eyck purent se développer complètement par leurs propres moyens. Mais au xviie  siècle, la Flandre gémit sous la botte espagnole ; à toutes les consciences, à tous les esprits, à tous les cœurs, la tyrannie funeste de Philippe II avait imposé une si écrasante contrainte que des natures même géniales risqueraient fort de se dessécher en ne voyageant point. Aujourd’hui, la situation est différente ; toutefois, la Belgique, bien qu’indépendante et riche, se trouve serrée entre des nations beaucoup plus importantes, beaucoup plus gourmandes, et ses écrivains, s’ils veulent ne point étouffer chez eux, s’ils rêvent d’imprimer leur marque sur le monde, sont obligés de se déraciner, de partir vers d’autres contrées respirer plus largement, d’obtenir d’une autre culture, la culture française, ce qu’ils ne sauraient exiger de leurs tempéraments flamands.

Aussi bien, puisque à propos des écrivains belges contemporains, nous avons rappelé l’exemple des peintres du xviie  siècle, proposons encore cette comparaison. Comme Rubens, jadis, après s’être enrichi de la culture latine italienne, revécut dans l’école française du xviiie  siècle, dans les Boucher, les Watteau, les Fragonard, les Greuze, et cela, par ses qualités purement nationales, la vigueur et l’exubérance sensuelle des formes, ainsi, Verhaeren, de nos jours, assagi grâce à la culture latine française, impressionne un groupe de poètes français, les Romains, les Vildrac, les Mercereau, les Théo Varlet, par ce qu’il y a de plus flamand dans son génie. Si tant de jeunes s’enthousiasment pour le rythme capricieux et révolté du poète des Villes tentaculaires, ils n’oublient pas non plus sa passion tenace et noble à découvrir de la poésie dans les manifestations de la vie d’aujourd’hui, commerciale ou industrielle, qui en paraissent le plus dépourvues, pour les célébrer superbement. À cet égard, l’influence de Verhaeren se manifeste avec évidence. Tel le peintre du xviie  siècle, le poète du xxe s’assimile la culture des Latins, puis insinue à ces mêmes Latins des vertus de sa race. Il y a là un phénomène d’échange fort suggestif et aussi, pour le moins, une coïncidence curieuse.

La littérature belge vit tributaire de la littérature française. En sera-t-il toujours ainsi ? Après une longue période de prospérité, la Belgique ne produira-t-elle point des écrivains qui sauront devenir universels sans le secours de la culture latine ? Et tout naturellement, nous touchons à l’une des questions les plus brûlantes dont se tourmentent nos amis, la question flamingante. Il existe un parti, en Belgique, qui rêve d’une culture purement flamande, sans odeur latine, sans même parfum germanique, capable de laisser s’exprimer en flamand des pensées et des sentiments flamands. Ce parti considère comme une faute contre la patrie l’emploi de la langue française, dangereux facteur de dénationalisation, et témoigne d’une mauvaise humeur de plus en plus méfiante envers un Maeterlinck ou un Verhaeren, coupables d’écrire dans la langue de Racine. Aussi réclame-t-il la flamandisation de l’Université de Gand. Pour cette réforme, plutôt réactionnaire, se massent tous ses efforts. Et ce n’est là, dans l’esprit des flamingants, que le début d’une série de mesures destinées à bannir de Belgique la langue et la culture françaises. Francis de Miomandre a fort bien dit21 : « Le flamingantisme est la dernière tentative faite en Europe pour affirmer une nouvelle nationalité ». Examiner cette grosse querelle entre Wallons et Flamands dépasse notre sujet : les éléments religieux et politiques y jouent un rôle trop sérieux, trop essentiel, pour qu’elle trouve asile dans une étude littéraire. Mais il faut envisager le mouvement flamingant comme le plus redoutable ennemi de la culture française, et, à ce titre, il préoccupe. Doit-il inquiéter ? Peut-être, les flamingants obtiendront-ils la flamandisation de l’Université de Gand22. Toutefois, je croirais volontiers que les conséquences de cette entreprise sauvage se développeraient, avant tout, sur le terrain administratif et politique23 ; quoi qu’on en dise, son efficacité à l’égard du mouvement littéraire demeurerait peu dangereuse. Il importera toujours que les écrivains flamands usent du français et se forment à notre culture, s’ils désirent être lus et connus ailleurs qu’à Bruges, Gand ou Anvers. Qui se soucie aujourd’hui des littérateurs de langue flamande ? Pourquoi les flamingants ne comprennent-ils pas que Lemonnier, Rodenbach, Van Lerberghe, Verhaeren, Maeterlinck, encore qu’écrivant en français, les honorent plus magnifiquement que Pol de Mont ou Léonce du Catillon, fidèles au dialecte des bords de l’Escaut ? Singulière intelligence du patriotisme ! Le jour où tous les auteurs flamands emploieraient le flamand, la Flandre serait à ce point nationalisée que les autres peuples oublieraient son existence… Nous ne vivons pas au xve  siècle. De plus en plus, le français devient la langue internationale des lettrés ; de plus en plus, pour créer une œuvre belle et durable, les Flamands devront combiner avec leur manière de s’émouvoir notre manière d’exprimer, se nourrir d’une culture qui, sans cesse, élargit son rayonnement et davantage s’affirme. Que les flamingants luttent, qu’ils rendent obligatoire le flamand dans les provinces flamandes, ils ne pourront cependant réagir contre une loi naturelle, fatale, dont l’histoire et la géographie garantissent le maintien, ils n’empêcheront jamais la Belgique de rester une province littéraire de la France : les écrivains belges emprunteront notre langue, notre culture, ou ils ne seront point. Mais ils seraient moins encore, s’ils s’avisaient d’imiter servilement nos prosateurs ou nos poètes. Encore une fois, leurs pensées, leurs sensations doivent garder le caractère de leur race, éviter à tout prix de se parisianiser. Dans une lettre adressée, voilà vingt-deux ans, au journal La Nation 24 qui procédait à une consultation sur ce sujet, Maurice Barrès envisageait déjà la question de manière excellente et définitive.

Nous vous aimons, écrivait-il, surtout quand vous êtes Belges, car nous n’avons pas cessé de souhaiter une forte décentralisation de la pensée française, devenue trop uniquement parisienne.

Permettez-moi d’oublier les frontières politiques pour ne voir que la géographie intellectuelle de l’Europe, et de dire que vous faites de l’excellente décentralisation française. À mon point de vue de Français, j’y vois un honneur pour la France, comme de votre point de vue belge, vous devez trouver là un témoignage de l’excellente énergie de la nation et du sol belges. Vous nous faites voir un aspect particulier de notre pensée, comme le genevois Rousseau est indispensable à l’intégralité de la pensée française.

Vos penseurs et écrivains font partie de notre courant intellectuel. Vous profitez de nous, nous profitons de vous ; nous sommes des associés. Et il ne peut y avoir entre les deux pays que des sentiments de haute estime et d’affection qui unissent des collaborateurs.

II. Les romans et les contes

Le roman apparaît comme la véritable incarnation du tempérament flamand.

Nous avons indiqué déjà quelle parenté rattachait les romanciers contemporains aux peintres du xviie  siècle, il faut le répéter encore, car, si tous les écrivains belges peuvent justement se réclamer des artistes anciens, les romanciers surtout en descendent. Bien autrement que la poésie ou le théâtre, le roman invite aux descriptions : ainsi s’exaspère ce besoin de peindre qui gît au fond de tout auteur belge. Les romanciers belges sont des peintres et, en général, ne sont que des peintres. Cette remarque s’applique particulièrement, sinon exclusivement, aux romanciers flamands ; ne cherchez point en leurs œuvres d’études de caractère, de complications sentimentales : leur psychologie reste courte, pour ne pas dire inexistante. Les livres de Camille Lemonnier, de Georges Eekhoud, d’Eugène Demolder, de Georges Virrès, forment, comme la merveilleuse légende de Charles de Coster, leur maître à tous, une suite de tableaux d’où jaillit, en torrent, la nature plantureuse, sensuelle et fauve. Ils dispensent soit la richesse fastueuse, soit l’âpreté rude de la race flamande, sans grand souci d’ordre ni d’harmonie. Les descriptions colorées, tantôt splendides, tantôt ignobles, étalent la vie glorieuse ou tarée ; rarement cependant elles deviennent malsaines, comme dans bien des romans parisiens, parce qu’elles conservent de la bonhomie et, disons le mot, de la candeur. Quelle candeur, en effet, chez des artistes truculents, parfois même grossiers ! Sous leur écorce rugueuse, ces gaillards cachent une âme presque enfantine ; grâce à leur inaltérable fraîcheur, ils peuvent écrire des pages ordurières, sans, le plus souvent, nous choquer. C’est que leur dédain de toute affectation, leur insouciance de toute coquetterie vaine, leur probité littéraire parfaite donnent à la plupart d’entre eux une allure de spontanéité franche, de familiarité bienveillante dont le charme exerce un irrésistible attrait.

Le superbe mâle que Camille Lemonnier ! La robuste charpente massive et riche ! Il porte beau, il porte sain. Le front embroussaillé de mèches rousses, la moustache fièrement dressée, les narines palpitantes et avides, deux yeux, oh ! très doux et très bons, mais qui flambent, toute sa personne respire la vigueur et la crânerie.

Né le 24 mars 1844, à Ixelles, près de Bruxelles, Camille Lemonnier n’était plus un débutant en 1880. Encore qu’Un mâle, sa première œuvre importante, date de 1881, des contes flamands, quelques romans, surtout de nombreuses et vaillantes critiques d’art lui assuraient, autant que son âge, une incontestable autorité. Aussi, dès les premiers efforts de la Jeune Belgique, Lemonnier voit-il se grouper autour de lui tous les jeunes écrivains.

« À ce moment, écrit Léon Bazalgette25, Camille Lemonnier apparaît bien le chef et le père. Il avait été l’éveilleur, l’homme providentiel qui, du rameau de son art, avait touché au front les endormis. »

Esquisser la silhouette de Camille Lemonnier, n’est-ce pas déjà présenter son œuvre ? En elle se retrouve la véhémence sanguine et voluptueuse de l’homme, comme la caresse naïve de son regard. Deux douzaines de romans au moins et maints recueils de nouvelles affirment la sève inépuisable, rajeunie sans cesse, de cet écrivain.

Chez Lemonnier, je distingue d’abord, avant tout, un peintre effréné de la nature. Il aime la nature, il aime la terre, le murmure animal et végétal qui l’enchante. Lui-même se grisa, à vingt-cinq ans, de la vie au plein air, et, dans les livres où il l’exalte, on perçoit une émotion plus intime que s’il tente de réduire son fougueux enthousiasme à la mesure des villes ou des salons. Un mâle est l’hymne à l’existence libre, violente, sauvage, par les futaies et les taillis. Ce Cachaprès, quelle belle bête humaine ! D’instinct, il braconne, hait les gardes, aime les filles ; il fait vraiment partie de la forêt, comme les arbres, comme les plantes, comme les biches et ne raisonne guère plus qu’eux. Dans ce roman tuméfié, par endroits, de rutilantes kermesses, mais sentant si bon les bois et les fermes, si parfumé de fleurs, si chantant de claires mélodies d’oiseaux, si miroitant de teintes subtiles et de colorations rares, rien ne semble artificiel. Voici l’heure où le soleil se lève :

La laiteuse clarté bientôt s’épandit comme une eau après que les vannes sont levées. Elle coulait entre les branches, filtrait dans les feuilles, dévalait les pentes herbues, faisant déborder lentement l’obscurité. Une transparence aérisa les fourrés ; les feuilles criblaient le jour de taches glauques ; les troncs gris ressemblaient à des prêtres couverts de leurs étoles dans l’encens des processions. Et petit à petit le ciel se lama de tons d’argent neuf.

Il y eut un chuchotement vague, indéfini, dans la rondeur des feuillages. Des appels furent siffles à mi-voix par les verdiers. Les becs s’aiguisaient, grinçaient. Une secouée de plumes se mêla à la palpitation des arbres ; des ailes s’ouvraient avec des claquements lents ; et tout d’une fois, ce fut un large courant de bruits qui domina le murmure du vent. Les trilles des fauvettes se répondaient à travers les branches ; les pinsons tirelirèrent ; des palombes roucoulèrent ; les arbres furent emplis d’un égosillement de roulades. Les merles s’éveillèrent à leur tour, les pies garrulèrent et le sommet des chênes fut raboté par le cri rauque des corneilles26.

Aussi peu fardés, aussi éclatants sont les paysages dans Le Mort, bien qu’autrement farouches, dans L’Île Vierge, dans Adam et Ève, dans ce délicieux récit qui s’intitule : Au cœur frais de la forêt.

Mais ailleurs Lemonnier célèbre l’usine dévorante (Happe-Chair), conte les aventures d’une étoile de café-concert (Claudine Lamour), les souffrances de la femme adultère (La Faute de Mme Charvet) ; il écrit L’Hystérique, Le Possédé, l’Homme en amour, et nous initie à des vices honteux, à des dépravations infâmes… En de tels romans, bien qu’il demeure peintre puissant et prodigieux évocateur, Lemonnier, dirait-on, se fait violence pour brosser des toiles qui l’inspirent peu. Nous le sentons gêné, incommodé par les turpitudes dont il nous entretient. Ce souffle de mysticisme attendri s’évanouit qui, au cours de certains romans, prête aux descriptions tant de grâce prenante sans les dépouiller de leur énergie. Camille Lemonnier est l’homme de la nature sincère et généreuse ; il étouffe dans les atmosphères lourdes de compromissions, de mensonges et de vice. Aussi, quand, après tous ces ouvrages à l’âcre relent, paraissent L’Île Vierge, Adam et Ève, surtout Au cœur frais de la forêt, l’un de ses romans les plus exquis, il semble savourer la joie de fuir un vilain cauchemar. Nous retrouvons alors le Lemonnier d’Un mâle, mais moins farouche, plus troublé, plus prosterné devant cette Nature qu’il adore religieusement comme une Divinité, que seule il croit capable de régénérer l’humanité. Et sa foi se grandit de l’horreur des dépravations dont ses récents volumes lui avaient imposé le spectacle. Elle est édifiante l’histoire des deux jeunes vagabonds, Petit-Vieux et Frilotte… S’étant enfoncés dans la forêt pour y vivre, insensiblement ils se débarrassent de toutes les tares développées en eux par la ville, se purifient, redeviennent bons et sains au contact de la nature. Le beau chant à la gloire de la Forêt, magicienne qui guérit les mauvaises passions et ennoblit ! Il y a dans ce livre tant de séduction douce, tant d’innocence câline, qu’on aime à s’y plonger comme en une source de réconfortante pureté pour oublier les vilenies et les laideurs de l’existence :

Nous vivions innocents et charmés. Un sens nous inclina vers le mystère, vers la beauté du ciel et des heures, une sensibilité émerveillée d’enfants devant un prodige. C’était si gentil, cette Iule, cueillant la rosée à ses cheveux et l’égouttant en arc-en-ciel dans le matin frais avec des yeux éblouis ! Couchée sur le ventre, près de moi, elle regardait glisser à ma peau les filées de soleil comme des scarabées vermeils et elle criait de plaisir. Elle sentait bon le jour qui se lève, l’écorce humide, le brouillard monté de l’eau, le vent venu de loin avec ses corbeilles d’arômes. Elle avait l’odeur du froment mûr et du pain27.

Bien des ouvrages de Lemonnier, Un mâle, Le Mort, Happe-Chair, par exemple, sont, autant que des tableaux, des épopées. Lemonnier considère la Forêt, l’Usine comme des êtres animés qui dominent et inspirent son récit. Il en fait une représentation symbolique de la vie rustique ou de la vie des villes. À cet égard, sa conception rappelle celle d’Émile Zola ; chez lui, comme chez Zola, on observe une tendance à grossir le symbole, à le transfigurer, à l’idéaliser, de sorte que les pages les plus réalistes prennent souvent une allure hallucinante et fantastique. Combien de critiques ont proclamé déjà que Happe-Chair, le poème de l’Usine, était une transposition de Germinal, le poème de la Mine ! Sans doute, Happe-Chair parut un an après Germinal, mais, à en croire Léon Bazalgette, le roman de Lemonnier devance historiquement celui de Zola. Peu importe d’ailleurs ; car, même si Happe-Chair fut composé avant la publication de Germinal, la « manière » de Zola a manifestement influencé Lemonnier dans cette œuvre, et dans d’autres comme Mme Lupar ou La Fin des Bourgeois.

Aussi bien, puisque nous parlons d’influence française, convient-il de noter à quel point Lemonnier s’est souvenu d’Alphonse Daudet, en écrivant la plupart des nouvelles qui illustrèrent maints journaux parisiens, avant de paraître en volumes. Toute cette partie de l’œuvre du romancier n’est pas appelée à de glorieuses destinées. En vérité, Camille Lemonnier dégrade son admirable personnalité, s’il s’égare loin de la vie naturelle et libre.

Toutefois, ce bon géant, dont des sujets si variés ont tenté la verve, ne fit jamais preuve d’une spontanéité plus exquise qu’en composant ses délicats, ses touchants Noëls flamands, ou encore Le Vent dans les moulins, Le Petit Homme de Dieu, deux romans qui chantent la vie intime du pays de Flandre, celui-là, les paysages chéris et les multiples travaux des champs, celui-ci, les logis modestes et humbles, les âmes simples et croyantes. Ne négligeons pas non plus L’Histoire de huit bêtes et d’une poupée, La Comédie des jouets, Les Joujoux parlants, autant de contes pour les enfants, où Lemonnier se fait grand-papa avec une bonhomie souriante et amusée.

Il faut, enfin, mentionner ici, encore qu’il ne soit pas un roman, cet ouvrage formidable et d’un lyrisme plus que turbulent, cette flamboyante Belgique, où Lemonnier dépense, sans s’appauvrir jamais, en l’honneur de son pays, toute sa force et toute sa foi.

Cet écrivain, qui fréquenta peut-être davantage les peintres que les hommes de lettres, possède, pour évoquer la nature, des trésors de notes tels, que peu de pinceaux en pourraient rendre plus subtilement les mille teintes instables, les innombrables impressions fugitives. Camille Lemonnier est un prestidigitateur du verbe. Non seulement il connaît la propriété de tous les mots, de tous les mots spéciaux à toutes les situations, à tous les métiers, mais il sait l’art de les distribuer dans une phrase, les accouplant, les opposant, les postant en vedette, selon les exigences du récit ou les harmonies du décor. Rappelez-vous avec quelle magnificence somptueuse, il traduit, au commencement d’Un mâle, le faste d’une aurore printanière. Admirez en quel style sensuel et gras, il projette la folie d’une fête villageoise :

Midi tomba sur la soûlerie. Le grésillement des côtelettes à la poêle chuinta derrière les huis. On entendit remuer les vaisselles dans les bahuts. Sur le relent des fumiers chauffés par le soleil passa une odeur grasse de soupe au lard. La faim crispant les estomacs, les cabarets se vidèrent. Les hommes allèrent nourrir leur ivresse de tranches lourdes. Quelques-uns, après avoir mangé, se jetèrent pendant une heure sur des bottes de paille, au fond des hangars. Le soleil cuisait, du reste, allumant une réverbération aveuglante, à ras du pavé. Les toits de chaume, tapés à cru du jaune d’or de la lumière de midi, avaient des tons de poissons rissolés dans le beurre28.

Il faut reconnaître que, dans les premières productions de Lemonnier, des expressions de mauvais goût déparent trop souvent l’originalité de la langue. Elles sont devenues de moins en moins fréquentes, à mesure que Lemonnier s’affinait à notre culture. Et puis, n’apparaissent-elles pas un peu comme la rançon inévitable de ce tempérament toujours en tumulte ?

L’œuvre de Camille Lemonnier restera l’une des plus honnêtes, des plus franches, des plus émues, des plus vaillantes qu’on ait données. Il ne semble guère possible de la mieux caractériser qu’en laissant la parole au Maître lui-même, dont la solidité et la fraîcheur permettent d’espérer de beaux livres encore :

Je ne me suis jamais séparé des choses et des hommes qui m’entouraient : j’ai eu la passion de la vie, de toute la vie mentale et physique. Si elle fut pour moi la cause d’erreurs nombreuses, elle fut aussi l’aboutissement des puissances de mon être et me valut des joies infinies. Peut-être avec un goût mieux calculé pour ses entraînements, aurais-je pu atteindre à des altitudes que je n’ai fait qu’entrevoir. J’ai le sentiment d’avoir été un homme, un simple homme de travail, de lutte et d’instincts, plus encore qu’un homme de lettres au sens exclusif du mot. J’ai vécu surtout avec ténacité la vie des gens de mon pays29.

Tout Lemonnier tient dans ces lignes. Que beaucoup d’écrivains veuillent les méditer !

La renommée de Georges Eekhoud ne s’étend pas aussi loin que celle de son illustre aîné. Georges Eekhoud est un sauvage, et un sauvage révolté. Sa passion de la nature égale, en ardeur, celle de Camille Lemonnier, mais elle reste âpre : jamais un sourire, jamais un abandon. Ou entend mordre, sous cet amour féroce et jaloux, la haine de tant d’autres choses ! Sa jeunesse malheureuse développa chez Georges Eekhoud des instincts de bête traquée et défiante. Il ne s’est jamais apprivoisé depuis. La société lui inspire une sainte horreur ; pour trouver grâce auprès de ce réfractaire, il faut exhiber des titres de misère ; les vagabonds, les dévoyés, tous les parias de l’humanité qui grouillent dans les bouges et les cloaques ont plus de chance de l’intéresser à leur sort que l’homme honnête ou heureux. En eux seuls il sent des amis, pour eux seuls il réserve sa tendresse. On comprend alors qu’Eekhoud fasse siennes ces paroles de Thomas de Quincey, reproduites en exergue sur Mes communions :

Généralement, les rares individus qui ont excité mon dégoût en ce monde, étaient des gens florissants et de bonne renommée. Quant aux coquins, que j’ai connus, et ils ne sont pas en petit nombre, je pense à eux, à tous, sans exception, avec plaisir et bienveillance.

Remarquer à quel point Georges Eekhoud possède peu les dons qui rendent un écrivain séduisant ou seulement sympathique, n’est-ce pas superflu ? Tenacement attaché à sa terre, à sa Campine pauvre et ingrate, Eekhoud se glorifie de rester le romancier de sa terre, de rester le romancier de sa Campine, de sa Campine pauvre et ingrate, parce qu’elle est pauvre et ingrate et que les habitants des pays riches la méprisent et qu’elle fait figure de déclassée, sa Campine pauvre et ingrate, comme ces malheureux dont le visage émacié rebute. Et il peint son pays avec un acharnement rageur, féroce, pour le venger ; dans presque tous ses livres il le célèbre, lui, et ses villages, et ses paysans opiniâtres, têtus, courbés sur la glèbe aride. Les descriptions sont d’un réalisme brutal et terrifiant. Par exemple, les jours de kermesse, tous ces « gaillards massifs, râblés comme des bœufs du terroir » s’abandonnent à d’excessives folies ; leurs instincts ne connaissent plus ni mesure ni pudeur ; excités par la bière, les salaisons, les victuailles fumées, la chair des filles, ils se livrent aux plus grossières débauches. À ces récits, mais à ceux-là seulement, Eekhoud prête une physionomie moins rébarbative, plus plaisante et comme un petit air « sans façon », qui ne messied point. Pour comprendre la vie de la Campine et de ses habitants, il faut lire Kees Doorik, Les Kermesses, Les Fusillés de Malines, Cycle patibulaire, Mes communions, Escal Vigor. Kees Doorik est l’histoire d’un valet de ferme bâtard, qui devient amoureux de sa patronne, jeune veuve provocante ; mais Mie Andries épouse Jurgen, le beau villageois. Kees, déjà fort agité par d’exagérées libations, apprend la nouvelle en revenant d’une fête, de la bouche même de son rival. En proie à un désespoir furieux, il le tue. Ce scénario banal donne à Eekhoud l’occasion de brosser quelques-unes de ses fresques les plus violentes, les plus atroces. Naturellement, Kees Doorik, parce que bâtard, parce que méprisé et injurié, provoque sa sympathie. Dans La Nouvelle Carthage, Eekhoud exalte la vie de la cité anversoise, du moins, entendons-nous, il exalte les bas-fonds anversois : les gueux, les coquins, tous ceux que la société poursuit de ses lois haineuses, lui les accueille et les magnifie. Mais les gens honorables, mais les bourgeois, mais les commerçants, mais les boursiers, mais tous ceux qui doivent leur sécurité au triomphe de conventions scélérates, tous ceux-là, le romancier les écrase sous son mépris. N’importe, le livre nous vaut des peintures d’une énergie fauve vraiment saisissante et les pages consacrées au monde des débardeurs comme celles qui évoquent une séance de la Bourse comptent parmi les plus audacieuses que Georges Eekhoud ait écrites.

Cet insurgé intrépide compromet cependant la richesse de son œuvre par des passages d’un caractère révoltant. Son exaspération l’entraîne parfois hors des frontières du bon goût. Témoin, l’assassinat de Jurgen par Kees Doorik :

Il (Kees) lui plongea le couteau dans le corps, retira l’arme, le frappa de nouveau. Il avait eu soin d’écarter les vêtements du malheureux au-dessus de la ceinture pour que la lame ne rencontrât pas de résistance. Au premier coup porté dans les reins, la victime supplia : Oh, Kees ! Ne le fais pas ! Pitié ! Ah Maie !…

Kees n’écoutait plus. Il se tenait à califourchon sur ce vivant dont il était absolument maître. Il serrait les hanches de Jurgen entre ses genoux comme il eût serré le bon Kouss, le cheval moreau. D’une main il empoignait son ennemi à la gorge pour étouffer ses cris et de l’autre, il lui labourait les flancs, en se servant de son couteau comme d’une houe dans la terre du Polder et en criant : Harré ! Et vlan, et encore !

Les gémissements du vaincu diminuaient. Pour le faire taire complètement, Kees lui enfonça une dernière fois son lierrois dans la nuque, comme on fait aux cochons sacrifiés. Tout râle cessa. Un flot de sang sortit par la bouche. Les membres se détendirent, rigides, refroidissant. Rien ne remua plus30.

En vérité, la bestialité de cette scène écœure : nous ne sommes point à la boucherie. Trop d’abcès analogues gangrènent malheureusement les romans ou nouvelles de Georges Eekhoud, qu’aucun souffle de pitié attendrie, si fréquent chez Lemonnier, Demolder ou d’autres, ne désinfecte jamais. Quant à la langue, elle manque essentiellement de distinction, de souplesse aussi : des mots vulgaires, des expressions rocailleuses, des phrases qui grincent comme des rouages privés d’huile… Georges Eekhoud est, je crois, le seul écrivain belge d’expression française, qui se défende de notre culture31 ; on s’en aperçoit. Estimons les nobles parties de son œuvre, respectons l’intransigeance irréductible de son tempérament. Quant à l’aimer !…

Eugène Demolder, quel gai compagnon ! Celui-là va nous ragaillardir ! Son œuvre éclate d’orgies joyeuses ; elle est l’apothéose de toutes les passions du Flamand matérialiste et jouisseur. À côté d’Eugène Demolder, Lemonnier semble un timide ; même chez de Coster, on ne trouve point une sève aussi effervescente ni une telle désinvolture dans l’étalage des indécences. Et puis, circulant par toute cette grossière débauche, un courant clair de mysticisme rafraîchissant… En Demolder se confondent merveilleusement la nature sensuelle et le caractère religieux de la race flamande :

Ainsi, écrit Désiré Horrent32, Demolder, par ce mélange de piété et de jovialité, montre qu’il appartient à la race des Flamands du littoral qui, en quittant les messes et les processions, se ruent aux folies et aux saouleries des kermesses, à la race de ces marins et de ces pêcheurs dans les prunelles desquels le ciel et la mer reflètent leur songe d’infini.

Plus que tous les autres romanciers, plus que tous les autres écrivains de son pays, Demolder est peintre. Il transporte les musées dans ses livres. Seul, peut-être, parmi les auteurs belges, il demeure aussi indifférent à la vie moderne ; il veut l’ignorer. Plaçant les tableaux d’un Breughel ou d’un Jordaens entre le monde et lui, il les repeint, dirait-on, avec sa plume sur son papier. La légende d’Yperdamme ? Une toile de Breughel. Voici, dans le même décor de la contrée natale, la même cité imaginaire, la même foule bariolée et burlesque, les mêmes tonalités somptueuses, la même puissance enveloppante de l’âme patriarcale. Les Récits de Nazareth, Le Royaume authentique du grand Saint-Nicolas, Les Patins de la Reine de Hollande, autant de légendes dans lesquelles Demolder accorde son goût des descriptions sanguines à un sens mystique délicieux. Une œuvre imagée et enflammée s’il en fut, la Route d’émeraude, exalte le monde des peintres hollandais du xviie  siècle. Autour de l’histoire amoureuse du jeune Kobus Barent et de la courtisane Siska s’agitent les types les plus suggestifs de l’époque. Devant nos yeux défilent les tableaux réalistes les plus osés. Nez empourprés, trognes échauffées, silhouettes titubantes, buveurs en ribote, qui vous empiffrez dans les tavernes ou bavez votre saoulerie sur le sein nu des garces, au fond de bouges sordides, nul ne sait, comme Demolder, vous animer ! On croirait voir les personnages de Téniers et de Jordaens se détacher de la toile, gesticuler, hurler… Ah ! le beau tapage, et que voilà de grasses agapes dont se fût régalé notre Gargantua ! Mais nous assistons aussi à la visite édifiante de Rembrandt dans l’atelier de Franz Krul, nous l’entendons révéler devant Kobus illuminé le mystère de son art et confier, avec quelle émotion ! comment il conçut les Pèlerins d’Emmaüs. Voici, d’autre part, la vie grouillante et bigarrée d’Amsterdam, dans les bas-fonds de laquelle le malheureux Kobus, ensorcelé par Siska, se dégrade et oublie son art. C’est Rembrandt, dont les nobles paroles avaient jadis, à Harlem, inspiré la vocation du jeune homme, qui sera l’artisan de son relèvement. Dans l’ignoble taudis d’un brocanteur, Kobus Barent aperçoit des tableaux et gravures du Maître.

Kobus penché sur les œuvres se releva frémissant. Alors, au milieu de cette exhibition après faillite, de ce bazar qu’attendaient les enchères, au sein de cette foule qui suait le désir du lucre, une rédemption s’opéra d’un coup. L’appel mystérieux qui avait sonné dans les trompettes des anges de Lucas, à Leyde, chanta à nouveau dans l’âme de Kobus. La flamme d’art, vacillante au souffle énervant de Siska, se ralluma. Soudain Kobus retrouva cette extase frissonnante naguère incompréhensible pour lui, cette ivresse dans laquelle tous ses sens s’exaltaient, cette vie inconnue, jaillie des forces secrètes de sa nature et qui ne s’était pas tarie33.

Et le peintre ressuscité regagne le vieux moulin du père Barent où il illustrera sur ses toiles le décor réconfortant du pays et les mœurs de ceux qui l’entourent. Ainsi l’art triomphe et avec lui la toute-puissance de la nature.

Après cette reconstitution enthousiaste du xviie  siècle hollandais, Demolder, que décidément le présent séduit peu, tenta celle, plus inattendue, du xviiie  siècle français, dans Le Jardinier de la Pompadour. De Harlem et d’Amsterdam, nous passons en Île de France : la région de Melun, Bellevue, les méandres de la Seine formeront le cadre de ces peintures nouvelles. Un pareil roman paraît singulièrement propre à exciter notre curiosité, puisqu’il met en lumière l’empreinte de notre culture sur Demolder. Jamais l’auteur de La Route d’émeraude n’aurait écrit le Jardinier de la Pompadour, s’il n’avait vécu dans les environs de Corbeil. Mais comment ce Flamand saurait-il accorder sa rude jovialité aux minauderies de notre xviiie  siècle ? Ne risquait-il point d’habiller simplement en courtisans de Louis XV les gars truculents de là-bas ? N’allait-il point prêter aux dames d’honneur de la « Belle Jardinière » les allures débraillées des gouges dans les kermesses ? Telle est la vertu de notre influence, que Demolder mit dans sa peinture presque autant de mesure élégante que, jusqu’alors, de verve outrée. Je dis « presque autant », car, malgré tout, et Dieu merci, il ne bâillonne pas constamment sa virulence ; certain repas de noce du Jardinier de la Pompadour et le genre de plaisanteries qui s’y échangent font plutôt songer aux tableaux de Brouwer qu’à ceux de Lancret. Toutefois, quelques pages exceptées, Demolder devient le confrère de Watteau et de Fragonard. Ses descriptions, en demeurant charnues, prennent de la grâce, de la joliesse caressante.

Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine ; dans un frémissement, sous le soleil pâle en sa rondeur d’hostie, l’eau se pailleta d’argent. Ébloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre les buissons34.

Ou bien :

Jasmin s’arrêta devant deux tubéreuses. Blanches, sur leurs longues tiges vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s’émanait de leurs corolles, capiteuses elles s’offraient au milieu d’un groupe de bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues35.

Voici d’autres tableaux où Demolder ne ménage aucune des touches tenues et mignardes, des harmonies maniérées et précieuses, si recherchées au xviiie  siècle :

Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrer par les seigneurs orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts résédas et de violettes fournis d’argent et d’or36

Plus loin :

Et parfois, flambant des rubans vifs de Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le Roi aimait cela !) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des paniers à gondole ou à guéridon et Mme de Pompadour, d’une voix qui faisait songer Jasmin à l’orgue de son église au printemps, chantait :

Nous n’irons plus au bois
Les lauriers sont coupés !37

N’est-ce pas une pastorale galante de Watteau ?

Dans cet aimable roman où le jardinier, qui répond au nom parfumé de Jasmin Buguet38, cache un tendre amour pour la belle Favorite, il y a des héroïnes, les fleurs ; elles répandent leur arôme par tout le livre. Quant aux soins pieux dont Jasmin les entoure, ils rappellent fort le culte de Kobus pour son art. De sorte que les romans d’Eugène Demolder s’imprègnent toujours d’une émotion religieuse, ceux-là pénétrés de mysticisme, ceux-ci rayonnant d’un idéal, et voilà bien le secret de leur vivifiante joie.

On a fréquemment rapproché Georges Virrès de Georges Eekhoud, parce que lui aussi célèbre la Campine. Si Les Gens du Tiest illustrent l’existence d’une petite ville de province, En pleine terre, La Bruyère ardente, L’Inconnu tragique sont des hymnes brûlants à ces landes désolées, à ces hommes qu’une destinée invincible rive à leur sol. Mais Virrès ressemble bien peu à Eekhoud ! Ce châtelain, d’allure élégante, est un croyant. Il se passionne pour la vie de sa terre, pour les coutumes de ses paysans, avec l’exaltation d’un catholique fervent. La vieille âme religieuse des Flandres se perpétue en lui. Comme les autres romanciers, Virrès se préoccupe fort de la plastique, il peint, il peint même des scènes violentes de débauche ou de sang, mais jamais il ne s’y complaît, et je ne m’étonnerais point qu’il y vît un moyen de rendre plus édifiante la partie mystique de son œuvre. Dans La Bruyère ardente, Rœk, village de Campine, et Botsem, hameau voisin, luttent haineusement : « Au fond des années, au-delà des mémoires des plus anciens, avait germé l’antipathie du village et du hameau. Ceux de Rœk et ceux de Botsem naissaient, ayant l’inimitié dans toutes les veines ; c’était le plus sûr héritage des parents39. » Cette rivalité développe chez les uns et les autres des sentiments détestables, excite tous leurs sens, les pousse au meurtre : de là, le lugubre et le tragique du livre. Mais au milieu de ces instincts sauvages se dresse, divinement pure, la silhouette de Mina dont Georges Ramaekers a dit en une langue, un peu prolixe, qu’elle « synthétise, idéalement et sans aucune invraisemblance, parmi les crudités d’un réalisme aigu, la mysticité médiévale, ataviquement perpétuée en cette terre campinoise avec l’héroïcité calme et la vertu sublime des vertus primitives40 ».

Georges Virrès accorde à son style le plus grand soin. La distinction naturelle s’accommode mal de formules banales. Il écrit avec infiniment de recherche parfois et ses descriptions prouvent moins de puissance que de sensibilité souple et de déférente émotion.

Une aube se levait tranquille ; au ciel, il y avait des sourires d’anges. Le paysan avait mis la tête à la fenêtre, et la grâce balsamique de l’aurore l’enveloppait ; il respirait profondément. La saveur de la Campine automnale flottait dans les premières lueurs de la journée. Un parfum de feuilles jaunies et l’arôme des pins s’unissaient sur l’aile de la petite brise. Bientôt les terres arables dégagèrent leurs odeurs lourdes, et puis s’insinua la senteur des sablons, d’une rudesse sauvage, enfin brusquement il y eut l’envahissement des bouffées chaudes qui venaient de la cour de la ferme41.

Nous devons à un jeune écrivain, Prosper-Henri Devos, le livre remarquable qu’est Monna Lisa. Pour la première fois, sans doute, un romancier belge compose son œuvre non point seulement pour peindre ou crier des sensations, mais aussi et surtout dans le dessein de développer une idée. Voici la pensée de Devos : la femme revient fatalement à l’homme qui modela son âme vierge ; de même l’artiste a toujours besoin de la femme avec laquelle il communia d’abord, dans l’enthousiasme de son art42. Les nobles tendances idéalistes du roman, trop touffu peut-être, mais singulièrement ardent et musclé, peuvent se résumer en ces quelques lignes :

… Ce n’est pas impunément que deux âmes se mêlent à l’heure où un grand rêve vient en elles de s’allumer. Il les fond au même creuset et rien ne peut leur restituer ensuite leur substance première. Chacun a laissé dans l’autre la moitié d’elle-même. Ainsi leur amour sublime est moins en eux qu’au-dessus d’eux43, et ils peuvent bien, éloignés l’un de l’autre, devenir petits et vils, cet amour reste immense et sacré44.

Il convient aussi de rendre hommage au talent sincère et généreux d’Horace Van Offel qui, dans ses contes, initie à la vie lamentable des forçats militaires ou décrit avec crudité les maisons mal famées d’Anvers. Voilà une nature robuste et pleine de souffle, très pitoyable en même temps aux déshérités, mais en hostilité manifeste avec toute forme d’expression un peu étudiée.

* * *

À côté de ces écrivains au tempérament bouillant, dont le coloris brutal éblouit souvent, la Belgique possède des romanciers ou conteurs, d’origine wallonne pour la plupart, d’un caractère autrement paisible, qui peignent avec des tonalités moins sanguines les paysages plus aimables, les mœurs plus douces de leur contrée. Les descriptions n’ont ni l’envergure, ni l’héroïsme de celles des auteurs flamands. N’étant point, comme un Lemonnier ou un Demolder, obligés de s’expatrier pour chercher la culture française, puisque en leurs veines circule du sang latin, les Wallons volontiers se calfeutrent dans leur petite province, regardent autour d’eux, pas très loin, puis nous offrent des décors discrets, nous confient des vies, navrantes parfois, mais rarement fanatiques, avec un souci persistant de notations précises ou de subtilités psychologiques moins en honneur sur les bords de l’Escaut que sur les rives de la Meuse. Il leur arrive de voir trop menu. Au matérialisme épais et au mysticisme se substituent la grâce et l’émotion. Surtout les auteurs wallons dispensent par leurs écrits, beaucoup plus largement que leurs confrères flamands, une bonhomie fort touchante. Aussitôt nous devenons amis avec eux ; même nous oublions un peu que nous lisons un livre à la disposition de tout le monde. L’histoire n’est-elle pas contée pour nous seuls dans la bonne intimité d’une soirée d’hiver ?

Louis Delattre chérit la vie : il en observe les manifestations de manière clairvoyante, les interprète avec indulgence, les célèbre avec amour. Tantôt il décrit le riant pays wallon et ses villes si cordiales « qu’elles se jettent au cou du premier qui les aime, et, pour lui, n’ont guère de caché ». Tantôt il évoque, en des récits simples, naïfs, aux dialogues vifs et colorés, les existences claires ou tristes des gens de son village ; il nous parle de leurs amours, de leurs infortunes ; il comprend si bien les petits, les humbles, leurs misères et jusqu’à leurs vices ! Comme il se penche vers eux, tendrement apitoyé, pour pardonner et réconforter ! Et que d’affection il voue aux enfants et aux bêtes ! Le ravissant roman que celui du Chien et de l’Enfant, tout frais, tout parfumé d’innocence et de bonté ! On se sent le cœur gros en lisant l’agonie du pauvre Friquet « qui avait tant de bonheur à être chien »… Louis Delattre a déjà beaucoup produit ; un roman La Loi de péché, et de nombreuses nouvelles réunies en une vingtaine de volumes. Les Contes de mon village, Une Rose à la bouche, Les Carnets d’un médecin de village, Les Contes d’avant l’amour sont des recueils savoureux, trop peu connus en France, où Delattre se révèle un charmeur exquis dont la familiarité n’exclut point la délicatesse. Dans un récent volume, Le Parfum des Buis « avec six autres histoires pour exalter la radieuse misère de vivre », son talent s’affirme encore plus séduisant, surtout plus élevé, plus édifiant ; et l’on déplore de ne point citer entièrement des récits comme La Bablutte, Le Réveillon de M. Piquet, La Chalée Maclotte, d’un développement aisé, d’une langue alerte et imagée, d’une tendresse si enveloppante. Voyez et écoutez la marchande de marrons :

C’est grande fête, demain. C’est Noël. Les sous sortent facilement des poches. Les pauvres eux-mêmes trouvent quelques vieux liards couverts de vert de gris pour goûter à la pulpe fumante des châtaignes craquantes. La marchande de la rue est heureuse de tenir la boutique du feu. Les mains roulées dans son tablier, elle piétine sur place, se dandine, chantonne, fait claquer ses sabots sur les dalles. Son visage fripé étincelle comme une pomme rouge et ratatinée, sous les replis de son châle de laine.

Le vent est dur. Il est tard. Voici les cloches qui s’ébranlent à la petite église voisine.

Son nez goutte… Et elle agite la tête au rythme du bime-bame de bronze

Chauds, chauds, les marrons !

Il lui semble à chaque cri qu’elle pousse, que non sa voix seule, mais toute elle-même, parcourt et couvre au galop la place autour d’elle. Comme elle attise le feu du réchaud, et retourne à pleines mains sur la tôle les marrons qui roussissent et crépitent ! De sa grande fourchette de fer elle frappe sur le lourd couvercle comme sur une joyeuse cymbale… Voilà ! Elle fait son pauvre métier ainsi qu’une autre danserait. Elle crie ses marrons à vendre comme une autre chanterait. Il y a dans ses mouvements une fièvre d’ardeur : et c’est la joie45.

Hubert Krains, en des teintes plus grises, s’apparente à Louis Delattre. Il dit le caractère douloureux et angoissant des vies paysannes. Les Amours rustiques sont un beau livre, mais Le Pain noir en est un très beau et très affligeant, dans lequel s’épuisent lamentablement de pauvres êtres traqués par le malheur. Point de calamités bruyantes ; une histoire effacée, qui se déroule avec simplicité, comme si l’infortune faisait partie naturelle de certaines existences… On a vite compris que les époux Leduc glissent à leur ruine, insensiblement, mais avec une sûreté fatale ; l’étau qui les serre, les diminue chaque jour. Cette peinture, d’une observation nerveuse, d’une sobriété morne, trahit l’immense pitié et le brûlant amour de Krains pour la profonde souffrance des hommes.

Et c’est encore ce sentiment qui s’admire dans le roman poignant d’Edmond Glesener, Le Cœur de François Remy. Le pauvre cœur de François Remy, comme il est aimant, irrésolu, meurtri ! Jamais François ne trouve le courage de fuir la misérable vie où sa passion le réduit ; après la mort de Louise, il revient à la roulotte, tout de même, par lâcheté…, par amour ! Avec quelle intelligence compréhensive, avec quel tact, quelle pudeur, Glesener analyse la détresse du malheureux ! Cependant, l’atmosphère du Cœur de François Remy semble plus lumineuse que celle du Pain noir. Le roman vibre davantage ; bien des scènes divertissantes l’animent ; les notes claires se mêlent aux notes plaintives, les romances aux gémissements. Et puis de jolies descriptions le fleurissent :

Une fois on s’arrêta dans une gorge solitaire, près d’une maison entourée de prairies, au milieu desquelles un ruisseau étalait une nappe glauque, contre la vanne d’un moulin. François s’étant avancé pour mieux voir, aperçut, à une fenêtre du rez-de-chaussée, deux jeunes filles qui faisaient de la tapisserie sous une cage en osier où des oiseaux chantaient ; et il eut envie d’habiter cette maison et d’y vivre avec Louise jusqu’à la fin de sa vie46.

Ailleurs :

C’étaient de belles nuits d’été, sereines et transparentes. Les forêts palpitaient doucement sous les astres d’un ciel paisible et pur. La lune suspendait dans l’espace une lueur argentée, à travers laquelle le frisson de la feuillée semblait continuer le frémissement des étoiles. Un âpre parfum, la respiration nocturne de la terre, passait par intervalles. On entendait des rumeurs ardentes traîner au fond des bois, ou un cri de bête s’élever au loin, mélancolique comme un appel d’amour47.

Ferdinand Bouché, avant de publier son recueil de contes, Les Chrysalides, avait raconté un drame d’amour farouche, en un roman trop long, inégal, mais, par endroits, puissamment dramatique48.

Le Prestige, L’Impossible liberté, Vieilles amours de Paul André témoignent également, chez cet amoureux de la terre wallonne, d’un effort très heureux pour étudier les situations sentimentales complexes. La littérature belge ne se montre point prodigue de romans psychologiques, mais des œuvres telles que celles d’Edmond Glesener et de Paul André, autorisent toutes les espérances.

Maurice des Ombiaux nous ramène dans une atmosphère plus frivole et plus joyeuse. Que n’est-il né en Flandre ! Une pareille gaieté, une pareille sève chez un Wallon ! Avec lui, on ne se délasse des kermesses qu’en suivant les cortèges aux mille couleurs aveuglantes : il y a fête perpétuelle chez des Ombiaux. Après la lecture du Joyau de la Mitre, de Guidon d’Anderlecht, des Farces de Sambre-et-Meuse, la tête vous résonne de fanfares et de cloches. Soyez indulgents pour cet étourdissement, tant il règne par les livres de bonne camaraderie entraînante. Elle fait accepter la longueur de quelques anecdotes ou ces interminables énumérations, pittoresques je veux bien, trop renouvelées toutefois de Rabelais, par exemple celle des cloches dans le Joyau de la Mitre. Le côté plus grave du talent de des Ombiaux apparaît dans Le Maugré où se dessinent en un relief saisissant les figures tragiques des paysans jaloux de leur terre jusqu’au crime, sans que puisse abdiquer devant les lois modernes leur instinct sauvage et fatal.

Ces écrivains, dont plus haut déjà nous avons tenté de fixer certaines particularités, communient dans le culte de leur terre natale. Ils n’entonnent point un cantique au son large des orgues ; ils murmurent un chant discret mais fervent, et leurs livres sont autant d’hymnes au pays wallon, à ses coteaux, à ses vallées, à ses rivières. S’ils manquent parfois de nerf et d’envergure, qu’ils embaument le terroir délicieusement !

Nous voudrions présenter maints autres romanciers ou conteurs belges, mais cette étude, comme son titre l’annonce, se propose moins d’examiner par le détail toutes les productions d’une littérature que d’en indiquer les tendances, d’en dresser l’inventaire que d’en esquisser la physionomie. Ainsi, devrons-nous nous contenter de signaler toute une pléiade d’écrivains dont le mérite exigerait souvent plus d’attention. Nous retrouverons, il est vrai, plusieurs d’entre eux au moment d’apprécier la Poésie, le Théâtre ou la Critique.

L’Aïeule et Les Contes de la Hulotte de Georges Rency, Les Contes à Marjolaine de Georges Garnir, Les Nouvelles de Wallonie d’Arthur Daxhelet, les pages délicates d’Alfred Lavachery, les récits coquets de Sander Pierron répandent encore le parfum de la contrée wallonne ou du Brabant.

André Fontainas dans L’Indécis, Blanche Rousseau, Henri Maubel surtout, dont les Âmes de couleur attestent la sensibilité intuitive, aiguë et nuancée, Henri Vignemal, nous guident avec ingéniosité par le dédale des complications de l’âme.

Albert Mockel développe ses aspirations lyriques dans les Contes pour les enfants d’hier.

Les Escales galantes permettent de goûter l’art probe et l’élégance libertine d’André Ruyters.

D’autres auteurs, le Comte Albert du Bois, Maurice de Waleffe font revivre l’antiquité par des ouvrages comme Leuconoë ou le Peplos vert, constellés d’images magnifiques et voluptueuses. Que nous voilà loin de la vallée mosane !

Henry Carton de Wiart nous y reconduit au moyen d’un roman historique, La Cité ardente, étincelante épopée à la gloire de Liège.

Dans un genre différent, et sans omettre ni l’ironiste Charles Morisseaux, ni les nombreux romans, plus que parisiens, dus à l’observation un peu caustique d’Henry Kistemaeckers, ni les contes de Sylvain Bonmariage, notons encore la verve malicieuse et plaisante de Léopold Courouble qui, à en croire Eugène Gilbert, découvrit « le frisson de l’humour belge ». En tous les cas, la parenté de La Famille Kaekebrouck avec la famille Beulemans, ne laisse aucun doute…

En face de tant d’œuvres variées, inégales, mais généralement bien en chair, qui, toutes, celles des Wallons comme celles des Flamands, chantent la vie, âpre ou facile, dévergondée ou raffinée, qui, toutes, honorent l’effort et la lutte, s’estompe misérablement la silhouette falote d’un roman dont la séduction morbide conquit Paris jadis, Bruges-la-Morte, par Georges Rodenbach. C’est, dans le décor figé de Bruges, l’histoire d’amour d’un neurasthénique, accommodée aux goûts d’un public perverti. Ce livre désolant engourdit l’âme, use l’énergie, son charme malsain insinue un poison funeste… Oublions-le, pour garder intacte l’impression de belle santé gaillarde et fière que nous a donnée le roman belge.

III. La poésie

Qui prétend considérer le mouvement de la poésie en Belgique, depuis trente ans, se pose nécessairement cette question : dans quelle mesure l’influence de la poésie française du xixe  siècle s’est-elle manifestée, plus précisément celle du romantisme et de l’école parnassienne ?

Si l’on excepte certaines parties de l’œuvre d’Émile Verhaeren, le romantisme n’a guère impressionné les poètes belges49. Quoi d’étonnant ? Le romantisme est moins une disposition d’esprit librement consentie qu’un tempérament. Or comment concevoir la fusion, chez le même individu, de la nature encline à l’exaltation bruyante des sentiments avec celle que le monde extérieur sollicite avant tout ? L’art essentiellement plastique des écrivains belges ne pouvait s’accommoder du romantisme.

Par contre, aux poètes encore vacillants de la « Jeune Belgique » qui commencèrent d’écrire entre 1880 et 1885, les théories parnassiennes offraient un asile des plus tentants ; le dogme des mots colorés, des formules luxueuses, des images richement ciselées séduisait leur penchant pour la peinture naturaliste : aucun ne résista. Théodore Hannon, Iwan Gilkin, Albert Giraud, Georges Rodenbach, Émile Verhaeren lui-même, devinrent alors fervents disciples de Leconte de Lisle ou de José Maria de Heredia50. En même temps, certains d’entre eux se laissaient hanter par le parfum troublant des Fleurs du Mal. Une tempête de Baudelairisme sévit alors sur la « Jeune Belgique », dont les remous bouillonnèrent longuement… Ne nous flattons pas : l’aveugle soumission de quelques-uns aux tendances françaises anéantit chez eux toute originalité et les réduisit au rôle de versificateurs consciencieux. Nous réprouvons le despotisme, même non voulu, de notre culture. Son rôle est de compléter, en en adoucissant l’expression, le tempérament d’une autre race, non point de le paralyser.

Les écoles littéraires n’ont jamais asservi que les écrivains dénués de personnalité. Aussi, rapidement, Rodenbach, mais surtout Verhaeren, rejettent toute tutelle. La seconde génération de la « Jeune Belgique », les Maurice Maeterlinck, les Grégoire Le Roy, les Charles van Lerberghe, ne s’y soumettent déjà plus. C’est qu’à cette époque, de 1885 à 1890, se produit un violent mouvement de réaction contre la rigidité impersonnelle de l’école parnassienne ; le symbolisme naît et se développe. Chose étrange : la petite phalange qui lutte aux côtés de Stéphane Mallarmé se compose, en grande partie, d’étrangers ; Jean Moréas, Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck ne contribuent pas moins que Gustave Kahn ou Henri de Régnier, à défendre une nouvelle conception de la poésie, et, convenons-en, de la vie. À d’autres le soin d’examiner le monde comme une pièce d’orfèvrerie ! Eux le voient sans cesse renouvelé, à travers leur sensibilité intime et mouvante : pour traduire la souplesse, la fluidité de leurs mobiles impressions, il leur faut bien briser l’alexandrin, adopter le vers libre, substituer au mètre le rythme.

J’entends le reproche qu’on ne manquera point de m’adresser : « Vous expliquiez tout à l’heure pourquoi le romantisme se combinait mal au sens plastique des littérateurs belges et maintenant vous devez vous incliner devant ce fait : plusieurs d’entre eux ont renoncé à l’art pictural des parnassiens pour une poésie d’émotion intérieure ; n’est-on pas en droit d’envisager le symbolisme comme une transposition du romantisme ? Et alors, pouvez-vous justifier les fortunes si différentes de ces deux mouvements littéraires à l’égard des poètes belges ? » L’objection trouble, elle trouble d’autant plus que, dans sa judicieuse introduction à l’Attitude du lyrisme contemporain 51, Tancrède de Visan déclare : « les symbolistes continuent le romantisme en l’élargissant », et plus loin, à la page 76 : « … de recherches objectives sur les origines françaises du symbolisme, on retire cette certitude que notre génération continue l’évolution naturelle du romantisme vers une poésie plus lyrique et plus intérieure ». Nous n’avons pas à examiner les titres de parenté du symbolisme avec le romantisme. Loin de protester contre les idées de Tancrède de Visan, nous noterons cependant cette dissemblance profonde. Le romantisme trouve dans le chant de la vie intérieure sa fin, sa raison d’être. Au contraire, les symbolistes demandent à leurs sentiments intimes de les aider à mieux apprécier le monde ; ils en disposent comme d’un moyen, pour voir, représenter, décrire. Les poètes belges symbolistes ne cessent pas de peindre, mais ils contemplent avec leur cœur autant qu’ils regardent avec leurs yeux. Charles van Lerberghe écrivait à propos de sa Chanson d’Ève, poème symboliste par excellence :

Tous mes poèmes, comme l’ont dit Maeterlinck et d’autres, sont des tableaux. Ma Chanson d’Ève est peinte autant que chantée. C’est très juste. J’allais passer des heures le matin, des heures d’adoration ravie, devant telle œuvre comme La Naissance de Vénus de Botticelli, ou l’Annonciation de Léonard, et je rentrais dans mon jardin d’Ève de Torre del Gallo, les yeux remplis de cet éblouissement52.

Je crois, me séparant sur ce point de Tancrède de Visan, du moins en ce qui concerne les poètes belges-flamands du symbolisme, que l’objet est plus décrit que chanté. Et sans doute convient-il d’expliquer par cette faculté la faveur avec laquelle fut accueilli le symbolisme chez ceux que les dernières vagues de la marée romantique n’avaient pu entraîner.

* * *

Si les Rimes de Joie de Théodore Hannon53 rappellent souvent les poèmes somptueusement ouvragés de Théophile Gautier par le choix de qualificatifs précieux et de mots scintillants, elles font surtout penser à Baudelaire : même goût pour les charmes pernicieux de la femme, même obsession de fleurs fanées, de parfums malsains et de vice, même atmosphère de découragement, de rancœur… En lisant les Rimes de Joie, on ne peut s’empêcher de les comparer aux Fleurs du Mal, tant, malgré la différence des titres, les inspirations morbides se ressemblent, tant il y a, dans les deux recueils, de spleen aux relents luxurieux.

Quelques strophes de Théodore Hannon en feront foi :

Sachant mon dégoût libertin
Pour ce que le sang jeune éclaire
De son hématine, — un matin
Tu te maquillas pour me plaire.

Tu connais le bizarre aimant
Et les attirances damnées
Qu’ont pour moi les choses fanées
Troublantes désespérément :

Boutons d’un soir morts sur la tige,
Larmes des aubes sans lueurs,
Parfums éventés et tueurs
Sur lesquels mon âme voltige54.

Iwan Gilkin réunit sous ce titre significatif La Nuit, des poèmes imprégnés de la même nervosité, du même pessimisme baudelairiens.

Je suis un médecin qui dissèque les âmes
Penchant mon front fiévreux sur les corruptions,
Les vices, les péchés et les perversions
De l’instinct primitif en appétits infâmes.

Gilkin est obsédé par les idées de débauche et de mort ; il aperçoit partout la ruse, la haine et décrit une bien triste humanité.

Dans la rue, au théâtre, au bal, je décompose
Les visages. Toujours j’y retrouve le Mal,
Qui sous les teints cuivrés, la graisse ou la chlorose,
Découpe en grimaçant un profil d’animal.

La brute qui végète au fond de l’âme impose
Au galbe lentement son rictus bestial ;
L’être humain se dissout et se métamorphose
En chien, en bouc, en porc, en bique, en chacal.

L’Avarice, le Vol, la Ruse et la Luxure,
Sous le faux vernis des civilisations
Trahissent lâchement notre ignoble nature ;

Les muscles vigoureux et les carnations
Superbes font aux os d’inutiles toilettes
Où transparaît l’horreur intime des squelettes55 !

Le sonnet intitulé Fémina flétrit odieusement la femme. Une odeur âcre de mensonge de dépravation empoisonne presque tous les poèmes ; aucune clarté dans cet enfer. Parfois seulement comme une lueur reposante :

Deux grands camélias, l’un blanc, l’autre écarlate,
Neige et sang, largement s’ouvrent dans tes cheveux,
Sur cette mer nocturne aux roulements nerveux
Leur lumière jumelle ainsi qu’un phare éclate.

Et tandis que, baignant ta laiteuse omoplate,
La chevelure sombre et houleuse, où je veux
Lâcher comme un essaim de vaisseaux d’or mes vœux
En flots chauds, invitants, bouillonne et se dilate,

Sur ce lac odorant les deux puissantes fleurs,
Avec un bercement lent et lourd de frégates,
Comme avant le combat arborent leurs couleurs.

Telle ta peau soyeuse a des rougeurs d’agates
Et des pâleurs d’opale, où je bois tour à tour
Le capiteux xérès et l’orgeat de l’amour56.

Vers plus balsamiques sans doute, mais combien plats ! On sent autrement de sensualité, de richesse, de poésie dans « La Chevelure » de Baudelaire !

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! Toujours ! Ma main dans ta crinière lourde

Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir57 !

Au satanisme de La Nuit, Gilkin peut opposer, il est vrai, la philosophie plus réconfortante de son poème dramatique Prométhée, surtout les petites poésies et aimables odelettes qu’il présente sous cette enseigne gracieuse Le Cerisier fleuri.

Chantons la joie ! Il pleut des roses sur mes yeux.
Chantons la joie !
Il pleut des roses dans mon cœur, et dans les cieux,
L’azur flamboie58.

L’auteur de La Nuit a, si j’ose dire, des états d’âme de rechange ! Il assouplit son art aux thèmes les plus variés, fait montre d’une grande dextérité. Que n’est-il moins froid et plus personnel !

Albert Giraud ? Un parfait poète, expert, soigneux, élégant. Son œuvre, toute parnassienne, évoque maintes fois celle de Heredia ; tel sonnet de Hors du siècle ferait excellemment le pendant de tel autre des Trophées. Souvenez-vous des Conquérants :

Comme un vol de gerfauts hors du chemin natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental,

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles59.

En face, placez ces autres « Conquérants » dédiés à Camille Lemonnier :

Ta gloire évoque en moi ces navires houleux
Que de fiers conquérants aux gestes magnétiques
Poussaient, dans l’infini des vierges Atlantiques,
Vers les archipels d’or des lointains fabuleux.

Ils mettaient à la voile en ces soirs merveilleux
Où le ciel, enflammé de rougeurs prophétiques
Verse royalement ses richesses mystiques
Dans le cœur dilaté des marins orgueilleux.

Et les hommes du port, demeurés sur les grèves,
Regardaient s’enfoncer les mâts, comme des rêves,
Dans l’éblouissement de l’horizon vermeil ;

Et leurs cerveaux obscurs, à la fin de leur âge,
Se rappelaient encore le splendide mirage
De ces grands vaisseaux noirs entrés dans le soleil60.

La muse d’Albert Giraud, effarouchée par la vie présente, se réfugie dans les siècles passés :

Puisque je n’ai pu vivre en ces siècles magiques,
Puisque mes chers soleils pour d’autres yeux ont lui,
Je m’exile à jamais dans ces vers nostalgiques
Et mon cœur n’attend rien des hommes d’aujourd’hui.

C’est donc à ces siècles magiques de la Renaissance que Giraud demande presque toute son inspiration. A-t-on eu raison de lui découvrir, pour cela, une âme romantique ? Heredia, lui aussi, a chanté la Renaissance ! Toujours est-il que je ne saurais lire, par exemple, les Tribuns de Giraud, sans songer aussitôt aux Chevaliers errants de Victor Hugo. Qu’on en juge :

Le peuple a vu passer des hommes énergiques,
Au masque impérieux, chargé de volonté,
Parlant haut dans leur force et dans leur majesté
Pour tirer du sommeil les races léthargiques.

Jetant au vent du ciel des syllabes magiques,
Leur verbe qui vibrait d’une âpre charité,
S’emplissait, pour venger l’idéal insulté,
De glaives menaçants et de buccins tragiques,

La foule a retenu leur nom mystérieux
Et le lance parfois en échos glorieux
Dans l’acclamation d’une ardente victoire.

Le marbre légendaire où vit leur souvenir
S’élève sur le seuil éclatant de l’histoire,
Et leur geste indigné traverse l’avenir61.

Il ne s’agit nullement de comparer ce beau sonnet, d’un souffle un peu court, à la frémissante chevauchée de la Légende des Siècles ; tout de même, c’est un arrière-petit-cousin…

Hors du siècle, le chef-d’œuvre d’Albert Giraud, évoque ces galeries de portraits où les ancêtres occupent les places d’honneur. Ils ont tous grand air. Van Dyck aurait pu les peindre. Voici le Dauphin :

Qui pleure d’être heureux et dont la tête lasse
Plie adorablement sous l’orgueil de sa race,
Comme sous un tragique et trop pesant cimier…

Au palais des Borgia,

Siègent dans l’écarlate et les appels de cor
Les cardinaux romains rouges comme des laves.

Puis, dans les décors éclatants d’autrefois, les princes arrogants et cruels, les fiers aventuriers chamarrés d’or… Certains tableaux des Dernières Fêtes sont aussi flambants :

Primat de Chypre, prince évêque d’Amathonte
Patrice de Byzance à la crosse d’orgueil,
Sous les plis féminins de sa robe de honte,
Monseigneur de Paphos rêve dans son fauteuil

Parmi les longs reflets des lourdes draperies,
Au souffle d’éventails de pourpre, regardé
Du vitrail écarlate où des flammes fleuries
Versent de l’or qui brûle et du soleil fardé,

Et dans ce fier décor de rubis et de laves
Qu’exaspère un désir d’être plus rouge encor,
Écoute loin, là-bas, aux bouches des esclaves,
Sangloter et saigner des fanfares de cor62.

Le même talent se manifeste dans des recueils plus récents, La Guirlande des Dieux (1910) et La Frise empourprée (1912).

La vertu dominante d’Albert Giraud semble bien la distinction. Elle pare et ennoblit tous ses poèmes ; mais aussi leur impose parfois une allure un peu guindée, nuit à leur simplicité, à leur bonne grâce : la plupart manquent d’émotion. Albert Giraud possède les qualités d’un admirable joaillier, il reste trop insensible aux misères et aux gloires de la vie. Rarement, il consent à rentrer dans le siècle ; il préfère badiner avec Pierrot « son cousin par la Lune63 », et ne rien voir, ne rien entendre qui réponde mal à ses exigences artistiques.

La multitude abjecte est par moi détestée.
Pas un cri de ce temps ne franchira mon seuil ;
Et pour m’ensevelir loin de la foule athée,
Je saurai me construire un monument d’orgueil.

Le nom de Valère Gille paraît inséparable de ceux d’Iwan Gilkin et d’Albert Giraud. Sa muse impassible est, à n’en point douter, parente des leurs, une parente pauvre d’ailleurs… Le Château des Merveilles, La Cithare, Le Collier d’opales, Le Coffret d’ébène renferment des vers conformes aux règles de la métrique. Le second de ces recueils nous offre des poèmes inspirés de l’antiquité, « La Douleur d’Héraclès », « La Naissance d’Apollon », « La Prière d’Hippolyte », ou des descriptions de paysages. Il convient d’en apprécier la dédicace :

Aux poètes Iwan Gilkin et Albert Giraud
À mes chers amis
En souvenir
De notre campagne littéraire
Pour le triomphe
De la tradition française
En Belgique.

Je veux croire que le jour où l’Académie Française couronna La Cithare, elle entendit surtout témoigner sa reconnaissance au membre « de ce groupe de jeunes Belges qui travaillent depuis quinze ans à créer dans leur pays un mouvement littéraire analogue au nôtre et qui y ont réussi », en félicitant le poète « d’un volume remarquable de poésies antiques où se retrouve l’inspiration d’André Chénier et de Leconte de Lisle64 ».

Cet échantillon des produits Valère Gille :

Sur les champs l’air vibrait plein de chaudes senteurs.
Allant et revenant, de nombreux laboureurs
À pas pesants et sûrs conduisaient la charrue.
La terre nourricière, en tous sens parcourue,
Montrait son limon gras dans le creux du sillon ;
Les bœufs lourds se hâtaient, pressés par l’aiguillon.
Lorsqu’au bout de la glèbe, admirant leur ouvrage.
Les laboureurs faisaient retourner l’attelage,
Un serviteur placé sur un tertre voisin
Offrait à chacun d’eux une coupe de vin65

Estimons tous ces poètes pour des ouvriers probes. Mais comme ils manquent de tempérament, de vie ! Ils se figent dans l’imitation fade des parnassiens ou tentent de se composer une sensibilité à la Baudelaire. La perfection de leur métier n’a d’égale qu’une impersonnalité dont, depuis l’abbé Delille, peu de poètes avaient donné la preuve.

* * *

Georges Rodenbach connut tôt la gloire parisienne : elle ne lui survécut guère… Pour réelle qu’ait été sur lui l’influence de Baudelaire et de François Coppée, gardons-nous de l’exagérer : son émotion porte une marque originale et nous rencontrerons dans cette étude peu de natures aussi affinées que la sienne. Rodenbach représente intensément la religiosité de l’âme flamande, à aucun degré il ne traduit son exubérance. L’atmosphère désolée et désolante de Bruges devait impressionner une imagination maladive, ébranlée déjà par des deuils de famille. Rodenbach a trouvé en Bruges morte sa vraie compagne, sa vraie maîtresse : c’est d’elle qu’il subit l’emprise ; il la célèbre dans des vers qui ressemblent plus aune prière des morts qu’à un Te Deum. Attiré par tout ce qui se fane et disparaît, Rodenbach craint la lumière, le mouvement, la vie. Il aime les teintes grises, il aime le silence, il les savoure voluptueusement et s’abandonne à cette jouissance mystique.

Dans Les Tristesses, La Jeunesse Blanche, Le Règne du Silence, Le Miroir du ciel natal, les « leitmotive » gémissent, monotones et lents. L’inspiration reste toujours enfermée, cloîtrée en une étroite sphère, mais elle révèle une manière de sentir bien propre à Rodenbach et comme un besoin morbide de sangloter éternellement, sur le même ton, la même litanie navrante. De là, un rythme d’une musique pénétrante, qui nous alanguit, nous désempare, nous prend de force !

Les poèmes intimistes évoquent la maison paternelle, la vie des chambres :

Les chambres vraiment sont de vieilles gens
Sachant des secrets, sachant des histoires,
— Ah ! quels confidents toujours indulgents !
Qu’elles ont cachés dans les vitres noires,
Qu’elles ont cachés au fond des miroirs
Où leur chute lente est encore en fuite
Et se continue à travers les soirs,
Chute de secrets dont nul ne s’ébruite66 !

Ils chantent encore la tendre société des lampes :

La lampe est une calme amie
Qui nous console et nous conseille
Chaque soir de la vie ;

La lampe est une sœur
Qui nous montre son cœur
Comme un soleil67

Et puis, passent les femmes en mantes :

Les Mantes ! Les Mantes !
De leur obscurité, l’obscurité s’augmente !
Elles ont toujours l’air d’apporter un désastre.

Et puis, viennent les communiantes :

Les premières communiantes toutes blanches

Et puis, sonnent les cloches :

Les cloches ont de vastes hymnes
Si légères dans l’aube,
Qu’on les croirait en robes
De mousseline.

Et quelle désespérance fatale dans ces vers dont s’exhale la mélancolie lourde et oppressante des dimanches !

Dimanche, c’était jour de lentes promenades
Par des quais endormis, de vastes esplanades,
Au long d’un mur d’hospice, au long d’un canal mort
Où le brouillard, à peine une heure, se dissipe…
Dimanche ! ah ! quel silence ! Et l’âme qui se fripe
À tout ce petit vent acidulé du nord !
Silence du dimanche autour du Séminaire
Et silence partout Place de l’Évêché
Où divaguait parfois le bruit endimanché
D’une cloche très vieille et valétudinaire68.

La grâce plaintive des poèmes de Rodenbach devient trop aisément mièvre et précieuse ; elle irrite autant qu’elle charme.

Comme Rodenbach terminait ses études au collège des Jésuites de Gand, trois jeunes gens y entraient que les muses devaient bientôt distraire de travaux plus arides. Maurice Maeterlinck, Grégoire Le Roy, Charles van Lerberghe avaient entre eux d’autres affinités que celle de l’âge. Ils suivaient les cours de l’Université de Gand en 1886, et venaient de publier leurs tout premiers vers à Paris dans La Pléiade de Rodolphe Darzens (où Maeterlinck signait encore Mooris Maeterlinck), lorsqu’ils demandèrent à Rodenbach l’hospitalité de la Jeune Belgique. Le talent de l’aîné et les leurs se touchaient par quelque côté si l’on observe que tous quatre inclinaient à chanter l’âme des choses. Mais les trois amis du collège Sainte-Barbe se laissaient séduire, Maeterlinck plus que les autres, par l’art de Stéphane Mallarmé. De cette époque à peu près datent les Serres chaudes 69, petits poèmes d’un symbolisme outré et parfois incohérent, inquiets et mystérieux, annonciateurs de l’œuvre dramatique prochaine.

Mon âme est malade aujourd’hui,
Mon âme est malade d’absence,
Mon âme a le mal des silences
Et mes yeux l’éclairent d’ennui.

J’entrevois d’immobiles chasses,
Sous les fouets bleus des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs
Passent le long des pistes lasses.

À travers de tièdes forêts
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges
Les jaunes flèches des regrets.

Mon Dieu, mes désirs hors d’haleine,
Les tièdes désirs de mes yeux,
Ont voilé de souffles trop bleus
La lune dont mon âme est pleine70.

Mon cœur pleure d’autrefois, La Chanson du pauvre, tels sont les titres déjà pleins de souffrance des livres de Grégoire Le Roy. Regardant autour de lui les misères et les peines, il les dit, simplement, naïvement, avec une tendresse compréhensive et une résignation douce.

Dans la misère de mon cœur
Dans ma solitude et ma peine
Dans l’immémoriale plaine
De mon passé tout en douceur,
Sous un peu de lune d’amour,
Par une pâle fin de jour,
Trois blanches filles taciturnes
Plus ténébreuses, plus nocturnes
Que la polaire et vaine plaine,
Trois blanches filles ont passé
Sur un peu de lune d’amour…
Et c’est cela tout mon passé71.

Mais :

Écoutez le joueur d’orgue
Qui traîne sa pauvre romance
À travers les heures mornes
De cet après-midi de dimanche.
Écoutez sa musique… et votre âme,
Il fait renaître le passé !
La chanson qui grince et qui pleure
Et qui n’est plus la vraie chanson,
C’est dans votre enfance meilleure,
Une heure, rien qu’une heure,
Mais là-bas, dans la bonne maison,
Écoutez l’orgue des chimères,
Voyez en vous tous les mystères
De cette musique alanguie72.

J’eusse aimé pouvoir reproduire aussi maintes belles pages de La Couronne des soirs et du dernier livre Le Rouet et la Besace.

Grégoire Le Roy est un très pur poète, au rythme joliment lassé, dont l’émotion chante en notes chaudes et troublantes.

Les photographies de Charles van Lerberghe73 donnent assez bien l’impression d’un officier énergique ; en réalité, il fut un timide et un faible ; cet homme à la moustache redoutable rougissait lorsqu’on lui adressait la parole ; tous ceux qui l’approchèrent s’accordent sur la candeur de son âme enfantine. Van Lerberghe, après de solides études classiques, prit ses titres universitaires, puis voyagea. Il vécut à Londres, à Dresde, à Munich, à Rome, à Florence (sans parler des fugues en France), observa les différentes civilisations et s’enrichit à leur contact. J’attire l’attention sur ces séjours de van Lerberghe à l’étranger, car les littérateurs belges, si l’on en excepte une demi-douzaine, apprécient trop fréquemment le monde depuis Bruxelles ou Paris. Encore que n’ayant jamais accordé de très longs moments à notre pays, van Lerberghe est sans doute, parmi les écrivains dont nous nous occupons, le plus solidement nourri de la culture latine. Rappelons-nous qu’il appartenait par sa mère à la Wallonie. Du Flamand, il ne connut jamais la truculence et perdit vite toute religiosité. Naturellement fort délicat, il s’affina au commerce des auteurs anciens, qu’il affectionnait et, plus tard, comme il habitait Florence, sa sensibilité déjà si éveillée s’exaspéra, son goût des nuances se subtilisa.

Charles van Lerberghe avait donné dès 1889, un petit drame symboliste, Les Flaireurs, dont nous parlerons au prochain chapitre, puis, pendant neuf ans, il se tut. En 1898, parurent les Entrevisions. Petits poèmes suaves, d’une musique délicieusement fraîche, clairs et naïfs, tels certains tableaux de primitifs, vous semblez composés pour des vierges, vous êtes des poèmes blancs !

Dans une barque d’Orient
S’en revenaient trois jeunes filles ;
Trois jeunes filles d’Orient
S’en revenaient en barque d’or !

Une qui était noire,
Et qui tenait le gouvernail
Sur ses lèvres, aux roses essences,
Nous rapportait d’étranges histoires
              Dans le silence !

Une qui était brune,
Et qui tenait la voile en main,
Et dont les pieds étaient ailés,
Nous rapportait des gestes d’ange
              En son immobilité !

Mais une qui était blonde,
Qui dormait à l’avant,
Dont les cheveux tombaient dans l’onde,
Comme du soleil levant,
Nous rapportait, sous ses paupières,
              La Lumière74.

Ou encore :

À quoi dans ce matin d’avril,
Si douce et d’ombre enveloppée,
La chère enfant au cœur subtil
Est-elle ainsi tout occupée ?

La trace blonde de ses pas
Se perd parmi les grilles closes…
Je ne sais pas, je ne sais pas !
Ce sont d’impénétrables choses.

Pensivement, d’un geste lent,
En longue robe, en robe à queue,
Sur le soleil au rouet blanc
À filer de la laine bleue ;

À sourire à son rêve encor
Avec ses yeux de fiancée,
À tresser des feuillages d’or
Parmi les lys de sa pensée75.

Après les Entrevisions, Van Lerberghe commença de visiter le monde. Les années vécues hors de Belgique développèrent chez lui l’amour de la vie d’abord, puis d’un lyrisme plus large, plus ample ; il conçut ce poème assez long pour former tout un livre, La Chanson d’Ève.

Bien des fragments de la Chanson d’Ève furent écrits à Florence. Quelques impressions du poète éclaireront l’influence sur lui de l’atmosphère florentine :

… La belle époque que celle de notre séjour, à Mockel et à moi, à Florence ! Ce furent des jours inoubliables pour nous. Nous vécûmes là tout le bel été de 1901, après avoir vécu ensemble à Rome, tout le printemps précédent.

C’était dans le vieux manoir de Torre del Gallo, sur la colline d’Arcetri qui domine tout Florence. Il y avait un jardin magnifique, une sorte de Paradis terrestre tout hanté, en plus, de beaux fantômes, et de ces souvenirs de la Renaissance dont l’air même est saturé, à Florence. C’est là que nous écrivions l’après-midi et le soir d’ordinaire, après nous être pénétrés, le matin, dans les musées et les églises, de pure beauté76.

* * *

Ce décor enchanteur inspira à Van Lerberghe une œuvre d’une pure beauté, elle aussi :

La Chanson d’Ève, écrit Albert Mockel, au cours de la très remarquable étude qu’il consacra à son ami77 c’est la divine enfance de la première femme, mais c’est aussi la légende éternelle de la jeune fille qui s’éveille de l’innocence à l’amour, à l’ivresse de comprendre et à la tristesse de savoir.

Rien de cela ne sera directement expliqué, car ce n’est pas une dissertation qu’un poème. Mais tout apparaîtra peu à peu dans une lumière de rêve ; les nuages se joindront pour se prêter une mutuelle force et les idées vont naître avec elle dans une tremblante clarté.

Et, en effet, dans ce délicieux poème, Van Lerberghe se gardera de rien préciser, il suggérera les sensations grâce à des sons, des couleurs, des arômes, des murmures, des frôlements, des effluves soudaines, éphémères, par quoi l’on dirait que s’accorde, une seconde, le Visible à l’Invisible, le Réel à l’Irréel, grâce à ces mille impressions menues et fuyantes qui font de la vie un tressaillement ininterrompu, et en nous continuera de chanter La Chanson d’Ève… Van Lerberghe s’évade délibérément de la métrique régulière qui nuit souvent au plein épanouissement de la nature ; il va moduler en vers libres les notes ailées, les gammes chatoyantes de sa musique sereine et tendre.

Les « Premières Paroles » nous disent une Ève émerveillée, étourdie de la splendeur du monde, au point qu’elle prend encore mal conscience d’elle-même, ne se distingue pas des bois, des sources, du vent ; elle admire tout et ne sait rien :

Ne suis-je vous, n’êtes-vous moi,
Ô choses que de mes doigts
Je touche, et de la lumière
De mes yeux éblouis ?
Fleurs où je respire, soleil où je luis,
Âme qui penses
Qui peut me dire où je finis,
Où je commence ?

Ah que mon cœur infiniment
Partout se retrouve ! Que votre sève
C’est mon sang !
Comme un beau fleuve,
En toutes choses la même vie coule
Et nous rêvons le même rêve78.

Cette première partie de La Chanson d’Ève est d’une limpidité cristalline : elle repose en si douce paix, s’illumine d’une si chaste lumière ! Elle nous apparaît un peu comme en un rêve éthéré, à travers la transparence d’une buée d’or. On n’oserait la lire à voix trop haute : sa gracilité mystérieuse oblige au recueillement.

Mais Ève, insensiblement, s’émeut et s’inquiète de sensations nouvelles…

Or Vénus, une nuit, vint m’apporter des roses.
…………………………………………………
       Et je lui dis : ô reine
       Comme ce nom dont mes lèvres apprennent
       Le murmure ébloui,
       Suavement sonne dans le silence,
       Et comme ta présence,
       A parfumé la nuit !
       Devant toi, mes anges s’inclinent.
       Et je t’adore, et je cherche en mon cœur
       Des paroles qui soient,
       Comme ta grâce et ta beauté divines.
       Mais hélas ! Nos âmes humaines
       N’ont, pour dire leurs bonheurs,
       Comme leurs peines,
       Qu’un murmure ineffable, et des pleurs…

       Et tout à coup, dans le son de ma voix,
       À travers l’air plein de chants et de roses,
       Celle qui, de son souffle, anime toutes choses,
       Doucement vint vers moi…
       Et je sentis sur mon cœur embrasé.
       Comme des lèvres se poser79.

Bientôt la « Tentation » se fait plus insistante, le chant des sirènes plus invitant…

                    Ô Sirènes, sirènes !…
                    Que vous chantez bien,
                    Au rythme gai des flots,
                    Cette chanson des eaux,
                    Dont vos âmes sont faites,
                    Et qu’elle est belle,
                    Sur vos lèvres,
                    Sa vérité nouvelle !
Mais est-ce vrai, dites-moi, que vous n’avez point d’âme ?
Connaissez-vous l’amour, connaissez-vous la mort80 ?

Et la mélodie ensorcelante des sirènes insinue son exquis poison :

… Parfois, les nuits de lune,
Nous glissons sous la vague phosphoreuse, et l’une
Désire l’autre, et cherche aux profondeurs des flots,
Celle dont le parfum fit plus tièdes les eaux,
Et dont le cri voilé lointainement appelle.
Et soudain, toutes deux se trouvent et se mêlent,
Comme deux vagues qui se rencontrent et roulent
Ensemble, écument, crient, éclatent et s’écroulent,
Et sans doute est-ce là ce que l’on nomme amour.

Comme sous un baiser, les vagues à l’entour
S’apaisent, l’aube naît, une haleine se lève ;
La vivante lumière a dissipé le rêve,
Les yeux couleur de mer dans la mer sont épars,
La clarté de ses eaux s’est faite leur regard.
On grandit dans les eaux, comme une fleur qui s’ouvre,

On sent parmi la mer ses lèvres se dissoudre.
Ses mains s’étendre, et sa chevelure qui fond,
Comme un flot d’or dans l’onde ou comme un long rayon.
On se sent une chose immense et qui respire,
Qui s’abaisse et s’élève, que le ciel attire
Et qu’un souffle éparpille en écumes de fleurs.
On est on ne sait quoi qui est toute la mer.
Et sans doute est-ce là ce qu’on nomme mourir81.

La nature entière devient complice des sirènes ; et la senteur des arbres, et le parfum des roses, et la caresse de l’air et le vol des oiseaux dans l’azur, mille formes de la vie obsèdent l’esprit et les sens d’Ève, l’enlacent, l’étreignent, la brisent…

Elle a commis « La Faute », elle a cueilli le beau fruit d’or :

Je l’ai cueilli ! Je l’ai goûté,
Le beau fruit qui enivre
D’orgueil et je vis !
Je l’ai goûté de mes lèvres
Le fruit délicieux de vertige infini,
Mon âme chante, mes yeux s’ouvrent
Je suis égale à Dieu82 !

Ève a cessé de croire en Dieu :

Mon âme sois joyeuse !
Il n’existe pas ; Il n’existe plus.
Je le sais de la mort, je le sais de l’amour,
Je le sais de la voix qui chantait sur la mer,
Je le sais du soleil, des étoiles, des roses,
De toutes les choses qui l’ont vaincu.
Il n’existe plus. Il n’existe plus83 !

Alors l’amour se manifeste comme une réalité ; Ève l’observe, le comprend en toutes choses, elle l’exalte et le célèbre dans les fleurs, dans les souffles des airs, dans les rayons du soleil, dans « les mille voix claires des fontaines ». Mais déjà elle s’identifie à toutes ces expressions de vie, elle est la fontaine, elle est le vent, elle est la fleur, elle est le beau pommier du Paradis, comme elle est la belle nuit bleue, elle est l’univers entier. Les mots ne suffisent plus à rendre la frénésie de son délire, Ève danse maintenant dans la belle nuit bleue, sous la lune qui se lève, Ève danse et danse et chante…

Et je danse et je chante et danse encore
Je danse nue éblouie et superbe
Comme un serpent dans les hautes herbes.
Je rampe et rampe dans les airs
Comme une flamme de l’enfer.

Je danse ailée, frémissante et sonore,
Au fond du tourbillon vivant,
Du tourbillon qui me dévore,
Du tourbillon où je descends.

Je danse jusqu’à ce que j’en sois lasse,
L’âme enivrée et chancelante
Du vin de la danse,
Et du vin de mon sang84.

Ô la suavité de cette musique enjôleuse ! Et la magie de ce rythme ! Ô cette apothéose féerique de la femme, en qui se confondent toutes les énergies, toutes les tendresses de la nature glorieuse !

Ève sait, mais Ève est triste de savoir. Depuis qu’elle a pénétré le mystère, l’Éden change d’aspect et se vide de bonheur. Alors, Ève désire la mort, Ève appelle la mort et l’ange Azraël vient :

Il souffle la flamme, éteint le bruit,
Met le silence de sa bouche
Sur la bouche qui sourit,
Et pose doucement, sur le cœur qui s’apaise
Sa main qui ne pèse
Pas plus qu’une fleur85.

Telle est la Chanson d’Ève. « Poète de l’ineffable », écrit Albert Mockel, de Charles van Lerberghe : on ne saurait mieux dire. Chez lui, tant de trésors échappent à la critique et ne relèvent que du cœur ! Il faut lire sa Chanson d’Ève et la sentir, non point la commenter. Elle ne peut vraiment se comparer à rien86, ni à une peinture de Botticelli, ni à une symphonie ; elle est bien un peu tout cela, mais surtout, dans une atmosphère diaprée et irisée, l’éternelle chanson de l’âme humaine, qui bouleverse profondément et nous élève vers la beauté claire. En elle se devinent les velléités, les indécisions, les pudeurs, les désirs, les témérités, les triomphes, les ivresses de la vie, puis ses désillusions, ses lassitudes… Mais le paganisme de van Lerberghe est nimbé d’un mysticisme édifiant, les descriptions capiteuses de son Éden semblent purifiées par la caresse des anges et les voluptés terrestres comme spiritualisées… À l’admirable Chanson d’Ève je dois d’avoir éprouvé, peut-être, le sens mystérieux de ces mots : « puissance de la grâce ».

Entre Charles van Lerberghe et Albert Mockel qui l’aima au point de lui consacrer l’une des études les plus ferventes que je connaisse, l’amitié n’était pas le seul lien. Leurs talents voisinent et Mockel peut légitimement représenter aujourd’hui le poète disparu.

Albert Mockel, l’un des tout premiers, écrivit en vers libres et je n’en vois point qui se soient autant inspirés de la musique. Lui, chante plus qu’il ne peint87. Chantefable un peu naïve et Clartés évoquent des cahiers de lieder.

Mockel se maintient constamment, selon l’expression imagée de Tancrède de Visan, en état « d’aspiration lyrique ».

Mockel, écrit son distingué commentateur88, par sa thèse de l’aspiration poursuivie à travers les transformations d’une âme en perpétuel devenir, nous aura permis de noter un des plus curieux états d’esprit poétique manifesté à la fin du xixe  siècle et qui pourrait se formuler ainsi : le lyrisme symboliste est un lyrisme d’intuition ou d’immanence qui, au moyen de rythmes associés, s’efforce de mouler aussi étroitement que possible l’inspiration subjective du poète sur les manifestations extérieures de la réalité mouvante ; autrement dit : de conjuguer dans le même transport la vie, qui est mobilité, continu, etc., avec l’expression de cette vie dans une conscience individuelle.

Chantefable un peu naïve et Clartés illustrent cette conception. D’abord l’ingénuité de l’adolescence se trouble de toutes les manifestations successives de la vie. Puis les visions deviennent plus précises, sans jamais s’immobiliser toutefois. La nature offrant un renouvellement perpétuel d’impressions fugitives, l’âme du poète doit s’assouplir et changer comme la nature. L’onde fuyante, dont maintes pages de Mockel décrivent le cours, prend la signification d’un symbole essentiel.

Mockel a l’esprit précis, méticuleux, avide des finesses les plus subtiles ; pour atteindre un but, il répugne aux lignes droites, les chemins compliqués lui plaisent qui invitent à fouiller la contrée avec soin ; parfois la simplicité de l’œuvre en souffre, mais peu de poètes possèdent, au même degré, le tact, l’intuition, surtout ce charme berceur, enlaçant, féminin sans trop de mièvrerie, auquel on ne résiste guère :

De loin, de loin, on ne sait d’où
Un homme arriva qui portait une lyre,
Et ses yeux étaient clairs comme ceux d’un fou,
Et il chantait, et il chantait,
Aux cordes brèves de la lyre,
L’amour des femmes, le vain languir,
Sur sa lyre89.

Je regrette de ne pouvoir faire connaître tout le délicieux « Mai Juvénile90 » ;

Vois, disait-il. — Écoute, disais-je,
Écoute la mélodie immense !…
Des voix s’élèvent, en longues haleines,
Et l’aube en rumeur est pleine de conseils ;
Écoute : tout chante ! C’est l’heure de vivre,
Et là-bas, saluant l’aurore non pareille,
Le bois harmonieux se dédie au soleil.
L’air ondule aux lointains sonores de l’azur,
Sur les rayons comme sur des lyres,
Naissent et glissent des cantilènes,
Et la terre et le ciel entrelacent leurs thèmes.
Écoute le désir dont frémit la ramure :
Il n’est pas une feuille au vent qui ne vibre
Et parmi les tumultes aériens d’ailes
En toute voix ouïe est une âme qui s’éveille91.

Fernand Séverin n’arbore point le drapeau du symbolisme, mais sa fraîcheur, son incomparable « don d’enfance » permettent de l’associer à van Lerberghe et à Mockel. Parmi les poètes belges, Séverin est l’un des plus sensibles, des plus émus. Très attaché à la forme classique, il ne donne jamais l’impression de la monotonie tant son cœur déborde de candide tendresse. Il s’émerveille de toutes choses comme s’il n’avait jamais vu le monde et trouve, chaque fois, de nouveaux accents pour traduire ses extases ou ses rêveries :

Mon cœur est éperdu des étangs et des bois
Comme s’il les voyait pour la première fois92 !

Ou bien :

En quel jardin fermé me suis-je réveillé ?
Ah ! rien que les sanglots d’un cœur émerveillé,
Des mots ne diront pas ce que l’âme veut dire !

Quelle Ève m’égara vers la paix de ces bois ?
Pardonnez-moi, mon Dieu, si j’en reste sans voix :
Mon âme est une enfant et ne sait pas sourire.

Mon cœur sanglote ! Hélas ! Ne le voyez-vous pas ?
Mon cœur qu’elle a ravi, défaille entre ses bras.
Achevez mon bonheur et faites que j’expire93.

Séverin a fui la vie trépidante des villes ; il s’est réfugié dans la nature qui, seule, lui communique des sensations profondes et belles. Il aime la nature de toute son âme, il aime les grands bois :

C’est pour les écouter que j’ai fui loin du monde !
Ô bois mélodieux que fait chanter le vent,
Je n’ai jamais ouï votre rumeur profonde
Sans qu’un trouble sacré saisît mon cœur fervent94 !

L’amour de la nature apprend à ne jamais désespérer :

Es-tu las ? Tu t’assieds dans l’herbe du talus,
Devant les bois, les monts et la plaine fleurie ;
Et, le regard au loin, dans une rêverie
Qui franchit à son gré la distance et le temps,
Tu revis en esprit les lumineux distants…
Pourquoi connaîtrais-tu la tristesse et le doute !
Rien n’est perdu. Tantôt tu reprendras ta route
Avec un cœur si pur, si jeune, si fervent,
Qu’il s’émerveillera de tout, comme un enfant95

À travers Le Don d’enfance, Un chant dans l’ombre, Les Matins angéliques, La Solitude heureuse, passe le bon frémissement consolateur de la nature. Dans ces poèmes, nul artifice précieux ne voile jamais la pureté séraphique de l’atmosphère. Par la langue claire et noble, Fernand Séverin s’apparente à Racine, par l’inspiration douce, à Lamartine, mais son talent dévoile toujours les secrètes pudeurs, innocemment gracie uses, d’une âme délicate et loyale.

Le symbolisme reprend ses droits avec André Fontainas, poète moins inquiet qu’habile et somptueux. « Il ne semble pas le poète des violentes et fréquentes émotions. Il représente le calme des lacs abrités et des palais sans tragédie96. »

En mon âme d’ennui jamais ne s’élève
Le désir d’un désir, ni le rêve d’un rêve,
Et j’ai fui le soleil aux lambris du manoir,
Vers le Nord en l’espoir d’y trouver quelque espoir,
Loin des appels de femmes ou de futiles gloires,
Où mordre aux fruits furtifs de vergers illusoires,
En dépit de l’exil aux mirages d’espoir,
Loin des fêtes et des splendeurs de mon manoir,
Dans mon âme d’ennui jamais ne s’élève,
Le désir d’un désir, ni le rêve d’un rêve97.

Les Vergers illusoires, Nuits d’épiphanies, Les Estuaires d’ombre, Le Jardin des îles claires, La Nef désemparée témoignent d’un art extrêmement honnête et fort discipliné, trop discipliné même, car on aimerait trouver dans l’œuvre de Fontainas moins de recherche et plus de vie.

Max Elskamp est un miniaturiste catholique des siècles passés, égaré parmi nous. La Louange de la Vie 98 célèbre les petites gens de Flandre, leurs vieilles coutumes, leurs pieuses manies, avec une précision attendrie. Ce livre a l’allure simple et enfantine des vieilles chansons populaires. Il en a aussi le rythme monotone et las. Répétitions voulues des mêmes mots, constructions étranges et parfois incohérentes des phrases, souci de commencer souvent un poème par les adverbes « or » ou « car », toutes ces modalités donnent à La Louange de la Vie un aspect archaïque et naïvement religieux qui évoque la mère Flandre de jadis et émeut fort. J’aime surtout ces six chansons de pauvre homme.

Un pauvre homme est entré chez moi
Pour des chansons qu’il venait vendre ;
Comme Pâques chantait en Flandre
Et mille oiseaux doux à entendre,
Un pauvre homme est entré chez moi.

Si humblement que c’était moi
Pour les refrains et les paroles
À tous et toutes bénévoles,
Si humblement que c’était moi
Selon mon cœur comme ma foi.

Or, pour ces chansons, les voici,
Comme mon âme, la voilà,
Sainte Cécile, entre vos bras ;
Or, ces chansons bien les voici,
Comme voilà bien mon pays,

Où les cloches chantent aussi
Entre les arbres qui s’embrassent
Devant les gens heureux qui passent,
Où les cloches chantent aussi
Des dimanches aux samedis ;

Et c’est pour toute une semaine
Qu’ici mon cœur, sur tous les tons,
Chante les joies de la saison,
Et c’est dans toute une semaine
Où chaque jour a sa chanson99.

Malheureusement, dans La Louange de la Vie, bien des vers restent obscurs et peu compréhensibles, en raison de leur forme inattendue, et aussi des rites locaux, inconnus de nous, auxquels ils font allusion. Les petits tableaux des Enluminures me semblent plus clairs, plus allègres, plus coquets, d’un mysticisme plus accessible aux profanes.

Aux côtés de Max Elskamp se rangent d’autres poètes catholiques. Thomas Braun chante les bénédictions de la maison, de la famille, des aliments, des pauvres, des malades, des , des animaux, de tout ce qui rit, pleure et vit, avec une foi profonde et un cœur simple. Œuvre très personnelle, empreinte de la meilleure, de la plus belle charité chrétienne, Le Livre des Bénédictions est aussi le livre des consolations, et j’imagine qu’il doit raffermir bien des êtres ébranlés. Je le préfère au volume plus récent Fumée d’Ardenne, d’où s’exhale moins d’émotion. Voici toutefois des vers qui livrent, dans une sainte extase, l’âme ardemment croyante de Thomas Braun.

Je songe au cerf qui t’apparut dans la futaie,
              Sans doute au saut des sapinières
              Où je chassais l’année dernière.
Un douze cors auguste et dont les bois étaient
              Épanouis comme une lyre.
              Je songe à ton émoi
              Quand tu vis luire
              Un crucifix entre ses bois.
              Et je te vois à deux genoux,
                           Timide
                           Et fou,
              Dans les myrtilles et la mousse,
              Priant la bête rousse
              Au mufle humide
              Qui pardonne, de ses yeux doux
              À des mâtins épouvantés
              Et au coursier qui t’a porté,
Dans le ravin, par les bouleaux heurtés
             À la poursuite
             De sa fuite100

Georges Ramaekers a bien, selon l’expression de Victor Kinon101 « la mentalité d’un franciscain du xiiie  siècle, mystique, artiste et un peu visionnaire, qui, condamné pour ses péchés à vivre de nos jours, se serait épris de la littérature du dernier bateau ». Le Chant des trois règnes, tout imprégné de la symbolique chrétienne, surprend souvent par sa forme audacieuse.

Victor Kinon lui-même dans L’Âme des saisons nous décrit une nature animée de cloches, bercée de litanies, de prières et de messes. Les poèmes de Kinon attestent une sensibilité bien fraîche, une foi étonnée et sûre de petit enfant :

L’Ave Maria dans les bois
On le récite à demi-voix
On le récite à l’heure brune
L’Ave Maria dans les bois.

C’est un pays avec des bois.
Et de grands espaces de lune
Et des oiseaux dont l’un parfois
Risque une note de hautbois…

Que si dans la clairière on voit
Fuir les bonshommes de la lune
Ah ! vite alors, haussant la voix,
L’Ave Maria dans les bois…

Et voilà la troisième chanson du petit pèlerin à Notre-Dame de Montaigu.

L’Heure de l’âme laisse apprécier les tendances idéalistes de l’abbé Hector Hornaert, l’un des artisans les plus distingués et les plus doués de la renaissance catholique.

Mais une Polymnie moins rigoureusement orthodoxe attire bien d’autres talents !

Comme j’aime les Voyages vers mon pays de Paul Spaak ! Ô le livre souriant et clair ! Le joli émoi courageux dont il s’imprègne ! Spaak, ayant visité l’Italie puis la Grèce, remonte vers son pays. En apercevant la chère terre de Flandre, il trouve, pour la chanter, de ces accents vigoureux avec tendresse, par quoi se livre une âme belle et haute. Les voyages, s’ils tonifièrent son patriotisme, l’ont allégé des vains préjugés ; il rapporte une conception plus large, plus intelligente du monde. Je ne résiste pas au plaisir de citer tout ce noble poème dont les dernières strophes sont d’une magnifique envolée :

Oui ! Sois de ton pays ! Connais l’idolâtrie
De la terre natale ! Et porte en toi l’orgueil
Et le tourment de ses jours de gloire et de deuil !

Il faut avoir l’émotion de sa patrie !
Il est bon pour son âme de communier
Avec le paysage intime et coutumier ;
Il est bon d’éprouver à quel point on s’enlace
Aux choses de sa terre, aux hommes de sa race,
Et de sentir combien leur étreinte fervente
Rend sa force plus vigoureuse et plus vivante !

S’augmentant de leur vie en y participant,
L’on peut comprendre et savourer comme on dépend
D’eux tous, et comme on doit le meilleur de soi-même,
À tout ce qui vécut sur le sol que l’on aime !

Que cet amour pourtant ne ferme pas tes yeux
À la réalité du monde spacieux,
Et pour mieux te garder à ton pays fidèle,
Qu’il ne réduise par l’ampleur de ton coup d’aile !

Si ton esprit est ferme et ton âme aguerrie,
Ils voudront dépasser, dans l’élan de leur vol,
Le cercle trop étroit qui limite ton sol,
Car le monde est plus beau que toutes les patries !

Oui ! Sois de ton pays ! Mais que le monde est vaste !
Et comme les splendeurs multiples qu’il recèle
Exaltent le pouvoir du cœur enthousiaste,
Capable d’absorber la vie universelle !

Ah ! regarde ce chêne aux ramures royales,
Éternel et puissant comme un pilier de marbre,
Et qui dresse, dans notre forêt patriale
Son front large au-dessus de la cime des arbres !

Ses racines, épaisses comme des cordages,
Le retiennent au sol dont nous le nourrissons,
Mais sa tête a monté si haut dans les nuages,
Que tous les vents du ciel y mêlent leurs chansons102.

L’Anémone des Mers, L’Aile mouillée de Jean Dominique (ce pseudonyme cache le nom d’une femme) sont d’une transparence presque irréelle à force de subtilité.

Isi Collin nous mène vers La Vallée Heureuse où nous retiennent les accords invitants de ses strophes :

C’était l’heure infinie où, mourantes, les fleurs
Balancent leurs parfums que la brise éparpille,
Où, par la paix du ciel, les étoiles scintillent
Et tissent dans le soir leurs trames de lueurs.
C’était l’heure infinie où tout un peu se meurt103.

Plus mélancolique, la muse de Paul Gérardy104, le doux poète des Roseaux :

Oh ! c’est un lied bien monotone
Pleurant toujours les mêmes pleurs,
Chantant toujours les mêmes fleurs
Le lied que mon âme chantonne.

La Route enchantée d’Adolphe Hardy, Les Poèmes pacifiques de Prosper Roidot, L’Arc-en-ciel de Pierre Nothomb, L’Isolement de Paulin Brogneaux font revivre des coins de terre chéris et évoquent le pays natal avec une aménité persuasive.

Nous goûtons la même sensibilité un peu triste dans l’Âme en exil de Georges Marlow, dans les poèmes de Franz Ansel.

Citons encore les luxueux sonnets d’Émile van Arenberghe, les poésies harmonieuses mais un peu fades qu’Henri Liebrecht intitule Fleurs de soie, les vers élégants du comte Albert du Bois, aussi les Basiliques de Léon Legavre, où se rencontrent fréquemment certains rythmes qu’affectionne Verhaeren.

Enfin, je m’en voudrais d’oublier les Jules Delacre, les Georges Rency, les van de Putte, les Louis Piérard, les Léon Souguenet, les Fernand Crommelynck, les Gaston Heux, les Léon Wauthy, les Sylvain Bonmariage, les Paul Mussche, et d’autres jeunes que je ne puis malheureusement présenter, tous, plus ou moins sympathiques, mais fidèles assidus du Bois Sacré.

On le voit, la Flandre ni la Wallonie ne manqueront de poètes… Depuis vingt-cinq ans, les préoccupations politiques et sociales n’ont point détourné la Belgique d’aspirations désintéressées. C’est sans arrière-pensée, et joyeusement, qu’elle doit célébrer ses noces d’argent avec Apollon.

* * *

Nous avons réservé le plus grand des poètes belges, et, il faut l’avouer, le plus grand des poètes contemporains de langue française. Intercaler le génie d’un Émile Verhaeren entre les talents, si remarquables soient-ils, de ses confrères, eût été l’impertinence même. D’ailleurs, une telle œuvre ne crèverait-elle point le cadre où l’on tenterait de l’inclure ? Et pourquoi vouloir emprisonner dans les limites nécessairement étroites d’un groupement le vaste lyrisme que toutes les manifestations de la vie sollicitent ? Déjà, le caractère de ce livre ne permet point de consacrer à Verhaeren une monographie détaillée ; nous nous excusons de ne lui accorder, en ce chapitre aux proportions mesurées, qu’une étude fort incomplète105.

Le corps nerveux, bandé, comme prêt à bondir, une certaine brusquerie dans sa démarche pesante de paysan têtu, le visage maigre profondément labouré de rides, une moustache formidable, à la gauloise, où s’emmêlent aux fils d’or des fils d’argent, le regard vif et clair, Verhaeren révèle une nature étonnamment candide et spontanée. Impulsif, généreux, avide d’activité nouvelle, il donne l’impression de la santé physique et morale. Il crée de la joie autour de lui.

En lisant l’œuvre de Verhaeren, on reste étonné tout d’abord de sa puissance et de son universalité. Il n’est point, comme ceux que nous quittons, le poète d’un sentiment, l’artiste d’une « manière ». Tour à tour grave et brutal, tendre et emporté, il chante tous les sentiments et tous les enthousiasmes ; il n’a pas une voix, il en a cent ; les multiples vibrations de l’orgue résonnent en lui… L’homme qui écrivit Les Moines et Les Villages illusoires fit aussi Les Villes tentaculaires et Les Rythmes souverains ; Les Heures claires, La Multiple Splendeur, Les Blés mouvants sont dus à l’auteur des Débâcles et des Flambeaux noirs

Né le 21 mai 1855 à Saint-Amand, près d’Anvers, Émile Verhaeren entra, à quatorze ans, au collège Sainte-Barbe de Gand, où il devait rencontrer Georges Rodenbach. Il y reçut une solide instruction classique, mais les Pères Jésuites ne toléraient guère de poètes modernes et c’est la nuit, au dortoir, à la lueur d’une pauvre chandelle, que le jeune pensionnaire dévorait, en cachette, Alfred de Musset et Victor Hugo. En quittant le collège, Verhaeren s’en fut étudier le droit à l’Université de Louvain : il voulait devenir avocat, ou du moins, entretenait-il sa famille dans cet espoir, pour éviter de prendre la succession de son oncle, à la tête d’une importante huilerie. En vérité, les Muses l’occupaient déjà plus que les articles du Code. Après quelques rares et insignifiantes plaidoiries, il déserta le prétoire pour gravir les pentes autrement prometteuses du Parnasse.

Les Flamandes paraissent en 1883. Ce recueil, d’une facture toute parnassienne, indique un peintre rutilant, un coloriste sanguin. C’est en se promenant dans les musées, en admirant les belles formes grasses de Rubens et les kermesses endiablées de Téniers que Verhaeren conçut ses poèmes, je voulais dire ses tableaux, à la gloire de truculente mère Flandre. Le livre fut remarqué et discuté : il affirmait un tempérament. Trois ans plus tard, Les Moines exaltaient l’autre caractère de la nature flamande, le caractère religieux. Ainsi, les deux premières œuvres de Verhaeren, malgré leur forme très latine, apparaissent comme essentiellement représentatives de sa race.

À ce moment, survient dans la vie du poète une crise de neurasthénie, provoquée par des troubles stomacaux, que reflètent des livres aux titres sinistres, Les Soirs (1887), Les Débâcles (1887), Les Flambeaux noirs (1890). On sent, dans cette sombre trilogie, toute la détresse révoltée d’une âme qui ne croit plus, pour laquelle persévérer dans sa souffrance et la creuser devient une jouissance satanique :

Le soir, plein de dégoûts du journalier mirage,
Avec des dents, brutal, de folie et de feu,
Je mords en moi mon propre cœur et je l’outrage
Et ricane, s’il tord son martyre vers Dieu106.

Ou bien :

                          … Sois ton bourreau toi-même ;
N’abandonne l’amour de te martyriser,
À personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au désespoir ; déchaîne en toi l’âpre blasphème ;
…………………………………………………107

Comme, d’autre part, à cette époque, Verhaeren séjourne souvent en Angleterre, la révélation des villes industrielles et des ports l’impressionne au point que son imagination malade transforme les spectacles quotidiens en colossales et démentes apparitions. Aussi bien, il commence à se libérer des lois prosodiques qui entravaient la traduction libre de ses sensations désordonnées.

Mais le vent de folie s’apaise ; au besoin de

Se replier, s’appesantir et se tasser
Et se toujours, en angles noirs et mats, casser

succèdent, sinon encore la parfaite santé, du moins des dispositions plus calmes, annonciatrices de la convalescence prochaine. Et voici Les Apparus dans mes chemins (1891), puis Les Campagnes hallucinées (1893) avec leurs extravagantes « Chansons de fou » et leurs évocations angoissantes de paysans, de malades, de mendiants par les plaines là-bas, et leurs expressions qui vous labourent la chair, comme des crocs.

Ils s’avancent, par l’âpreté
Et la stérilité du paysage,
Qu’ils reflètent, au fond des yeux
Tristes de leur visage ;
Avec leurs bardes et leurs loques
Et leur marche qui les disloque,
L’été, parmi les champs nouveaux,
Ils épouvantent les oiseaux ;
Et maintenant que décembre sur les bruyères
S’acharne et mord
Et gèle, au fond des bières
Du cimetière,
Les morts,
Un à un, ils s’immobilisent
Sur des chemins d’église,
Mornes, têtus et droits,
Les mendiants, comme des croix108.

Les Villages illusoires (1895) sont un livre très symboliste. Verhaeren chante les petits métiers de Flandre en leur attribuant un sens général, éternel. Le fossoyeur, le forgeron, les cordiers, les pêcheurs représentent autant d’idées emblématiques. J’aime particulièrement le poème du « Passeur d’eau », allégorie de l’effort vers un rêve dont la réalisation, sans cesse, échappe.

Par Les Villes tentaculaires, parues également en 1895, se déchaînent les passions qui enfièvrent une cité. Non loin des usines :

Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques

la Bourse s’affole :

Oh l’or ! là-bas, comme des tours dans les nuages,
Comme des tours, sur l’étagère des mirages,
L’or énorme ! Comme des tours là-bas,
Avec des millions de bras vers lui,
Et des gestes et des appels la nuit
Et la prière unanime qui gronde,
De l’un à l’autre bout des horizons du monde109 !

Ailleurs :

C’est un bazar tout en vertiges
Que bat, continûment, la foule, avec ses houles
Et ses vagues d’argent et d’or ;
C’est un bazar tout en décors,
Avec des tours de feux et des lumières,
Si large et haut que, dans la nuit,
Il apparaît la bête éclatante de bruit
Qui monte épouvanter le silence stellaire110.

Puis, nous traversons les quartiers mal famés du port où :

Des commères, blocs de viande tassée et lasse,
Interpellent, du seuil des portes basses,
Les gens qui passent111 ;

Voici la Révolte :

La rue, en un remous de pas,
De corps et d’épaules d’où sont tendus des bras
Sauvagement ramifiés vers la folie,
Semble passer volante,
Et ses fureurs, au même instant, s’allient
À des haines, à des appels, à des espoirs ;
La rue en or,
La rue en rouge, au fond des soirs112.

Admirables poèmes, haletants et convulsés, par quoi toute la vie d’aujourd’hui se trouve glorifiée superbement ! Ce pilote, naguère désorienté, dont le navire faillit sombrer, dirige d’un œil confiant, d’un geste sûr, et contemplez : il a hissé le grand pavois ! Éteints, les flambeaux noirs ! Maintenant, c’est la volonté, maintenant, c’est l’ardeur, maintenant, c’est la merveilleuse folie du monde que Verhaeren veut hurler ! L’ancien désespéré entonne l’hosanna, devient le chantre délirant de l’enthousiasme. La foi nouvelle s’accentue dans Les Visages de la Vie 113 grandit dans Les Forces tumultueuses 114, où s’entrechoquent toutes les énergies humaines, où surgissent toutes les audaces. Vigoureuse et vaillante, la sève jaillit, une autre religion est née, celle des hommes et de l’univers :

Celui qui me lira dans les siècles, un soir,
Troublant mes vers, sous leur sommeil ou sous leur cendre,
Et ranimant leur sens lointain pour mieux comprendre
Comment ceux d’aujourd’hui s’étaient armés d’espoir ;

Qu’il sache avec quel violent élan, ma joie
S’est à travers les cris, les révoltes, les pleurs,
Ruée au combat fier et mâle des douleurs,
Pour en tirer l’amour, comme on conquiert sa proie.

J’aime mes yeux fiévreux, ma cervelle, mes nerfs
Le sang dont vit mon cœur, le cœur dont vit mon torse ;
J’aime l’homme et le monde, et j’adore la force
Que donne et prend ma force à l’homme et l’univers115 !

La Multiple Splendeur 116 est un feu d’artifice de soleils. Elle apothéose de ses rayons éblouissants la résurrection du poète. Comme il aime la vie !

Tout m’est caresse, ardeur, beauté, frisson, folie,
Je suis ivre du monde et je me multiplie
Si fort en tout ce qui rayonne et m’éblouit
Que mon cœur en défaille et se délivre en cris117 !

La Multiple Splendeur pourrait bien demeurer l’œuvre essentielle de Verhaeren. Du moins la chérit-il fort, car elle traduit intensément son panthéisme délirant, sa ferveur acharnée.

Nous apportons, ivres du monde et de nous-mêmes,
Des cœurs d’hommes nouveaux dans le vieil univers.
Les dieux sont loin et leur louange et leur blasphème ;
Notre force est en nous et nous avons souffert118.

Ces vers résument toute la philosophie de Verhaeren.

Elle reparaît dans le livre suivant, Les Rythmes souverains 119, également ardente, mais enveloppée d’une forme plus paisible. J’entends éclater dans La Multiple Splendeur l’hymne triomphant et désordonné du pèlerin qui, parvenu au sommet de la montagne, après une ascension longue et tumultueuse, découvre à l’infini de lumineux horizons. Les Rythmes souverains attestent une félicité aussi radieuse, seulement le voyageur s’est reposé, il a ordonné un peu ses sensations ; désormais, il exaltera moins son « moi » que les gestes héroïques de l’activité humaine, passés ou présents ; les saccades diminueront au profit d’une harmonie jusqu’alors inconnue. Presque toujours l’inspiration, souvent fougueuse cependant, des Rythmes souverains, revêt une belle allure classique, ample et souple. Mais Verhaeren n’aurait sans doute jamais créé des chefs-d’œuvre tels que Le Paradis, Hercule, Les Barbares, Michel-Ange, Le Maître, s’il n’avait laissé jadis caracoler furieusement Pégase ; aux poussées chaotiques d’antan, il doit de libérer son alexandrin des banalités et des fadeurs. D’autre part, je considère Les Rythmes souverains comme la conséquence du séjour prolongé de Verhaeren en France. Cette « Légende des siècles » exhale un parfum des plus latins, auquel contribuent et les sujets, empruntés pour la plupart à l’antiquité, et la manière dont ils se développent. L’influence de notre culture s’affirme brillamment : Verhaeren en convient ; même il se plaît à reconnaître que l’eurythmie de son livre doit beaucoup à l’ordonnance et aux proportions du parc de Saint-Cloud où il habite une partie de l’hiver.

Aussi bien, Les Blés mouvants, recueil récent de pastorales, de scènes champêtres, de chansons mystiques, témoignent, avec évidence, d’un tempérament qui, sans rien abandonner de sa naturelle exubérance, s’exprime en une langue infiniment plus assagie et plus châtiée.

Aux côtés de l’œuvre que nous venons de signaler s’en dressent deux autres, moins imposantes certes, non moins importantes : une épopée, Toute la Flandre dont les cinq livres Les Tendresses premières 120, La Guirlande des dunes 121, Les Héros 122, Les Villes à pignons 123, Les Plaines 124, glorifient le pays natal, non plus comme Les Flamandes à travers des souvenirs de musée, mais après l’expérience de la vie et la découverte du monde ; une trilogie intime, Les Heures claires 125, Les Heures d’après-midi 126, Les Heures du soir 127. Cette fois, Verhaeren délaisse l’univers ; il nous confie son amour pour la compagne admirablement compréhensive qui, l’ayant sauvé de la noire détresse, illumine son labeur et sa vie. Aux fanfares retentissantes succède un chant discret ; l’orchestre cesse de bondir, nous n’entendons que les notes mélodieuses du violon. Exquis petits poèmes ! Et comme ils s’imprègnent d’une dévotion respectueuse et brûlante ! Et comme ils fleurent bon ! Et comme ils caressent doucement ! « Ô la tendresse des violents ! » s’écrie Léon Bazalgette128 :

Chaque heure où je pense à ta bonté
Si simplement profonde,
Je me confonds en prières vers toi.
Je suis venu si tard
Vers la douceur de ton regard
Et de si loin, vers tes deux mains tendues,
Tranquillement, par à travers les étendues !
J’avais en moi tant de rouille tenace
Qui me rongeait, à dents rapaces,
La confiance ;
J’étais si lourd, j’étais si las,
J’étais si vieux de méfiance,
J’étais si lourd, j’étais si las
Du vain chemin de tous mes pas.
Je méritais si peu la merveilleuse joie
De voir tes pieds illuminer ma voie,
Que j’en reste tremblant encore et presque en pleurs,
Et humble, à tout jamais, en face du bonheur129.

Nous eûmes l’occasion, au début de ce chapitre, d’associer au mot romantisme le nom de Verhaeren Sans aucun doute, le poète des Villes tentaculaires fait souvent songer à Hugo, dans ce livre et dans d’autres. Ils ont, tous les deux, le souffle, la force, le goût de l’énorme, le sens de l’épique. Ils sont tous les deux de gigantesques forgerons d’images, de prodigieux évocateurs et leurs vers ressemblent parfois à des chevauchées fantastiques éclairées de foudroyantes visions. Mais la puissance de Verhaeren s’excite plus que celle de Hugo : elle se cabre, va volontiers jusqu’au fracas. Pour lui, tous les phénomènes prennent des proportions titaniques et terrifiantes. Voilà bien, selon la belle expression d’Albert Mockel, le poète du paroxysme ! Il aperçoit les routes et les bois, les foules et les villes à travers une perpétuelle hallucination. L’univers l’émeut à ce point qu’il l’exaspère, le transfigure avec passion. Certaines forces naturelles l’attirent et le troublent singulièrement, la mer, le vent :

Si j’aime, admire et chante avec folie,
Le vent,
Et si j’en bois le vin fluide et vivant
Jusqu’à la lie,
C’est qu’il grandit mon être entier et c’est qu’avant
De s’infiltrer, par mes poumons et par mes pores,
Jusques au sang dont vit mon corps,
Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
Immensément, il a étreint le monde130.

Mais surtout, Verhaeren extrait d’une quantité de travaux matériels, en particulier de l’industrie moderne, une poésie profonde que beaucoup ne soupçonnaient guère131. Au cours de ses voyages, il a vu Londres, Hambourg, Marseille ; après Paris, il a connu Berlin, Dresde, Vienne, l’Italie, l’Espagne et toujours il s’est promené par les quartiers ouvriers et populeux, toujours il a rôdé près des fabriques ou des docks. Et les foules, et les villes, et dans les villes, l’or, l’or magique qui hypnotise tant d’hommes, et les usines, et les gares, et les trains, et les quais des ports, et les steamers qui crachent la fumée prennent pour Verhaeren, pour nous aussi maintenant, une signification splendidement lyrique. Disséminés dans toute l’œuvre, maints poèmes clament ces foules, ces villes, cet or. Verhaeren en est hanté.

Oh ces villes, par l’or putride, envenimées !
Clameurs de pierre et vols et gestes de fumées,
Dômes et tours d’orgueil et colonnes debout
Dans l’espace qui vibre et le travail qui bout,
En aimas-tu l’effroi et les affres profondes
                      Ô toi, le voyageur
              Qui t’en allais, triste et songeur
Par les gares de feu qui ceinturent le monde132 ?

Ailleurs :

Ô l’or ! sang de la force implacable et moderne,
L’or merveilleux, l’or effarant, l’or criminel,
L’or des trônes, l’or des ghettos, l’or des autels ;
L’or souterrain dont les banques sont les cavernes
Et qui rêve en leurs flancs, avant de s’en aller,
Sur la mer qu’il traverse ou la terre qu’il foule,
Nourrir ou affamer, grandir ou ravaler,
Le cœur myriadaire et rouge de la foule133.

Aux images intrépides et rutilantes, aux transports véhéments, correspond un rythme heurté, plutôt irrespectueux de la syntaxe (nous avons noté, à cet égard, dans les derniers livres, un changement appréciable), qui permit à Giraud d’accuser, certain jour, spirituellement, Verhaeren de « mener la danse du scalpel autour de la grammaire ». Ne nous plaignons pas trop ; ces intempérances nous valent de beaux émois. Verhaeren aime frapper nos sens, soit en isolant à la fin d’une longue strophe le mot essentiel, bref et saillant, soit au moyen d’harmonies imitatives fort impressionnantes qui résultent des sonorités obtenues par le rapprochement immédiat de syllabes à désinences analogues et, généralement, rudes. Ainsi, qui ne perçoit le tumulte de la mer en lisant à voix haute les vers suivants ?

La mer choque ses blocs de flots, contre les rocs
        Et les granits du quai, la mer démente,
        Tonnante et gémissante, en la tourmente
                       De ses houles montantes134.

Écoutez ce bruit sec et cassant :

Puis il redescendit d’un pas précipité
              Et verrouilla, d’une main forte,
                            La porte135.

Voici enfin la bourrasque et le crépitement de la foudre, rendus par un rythme essoufflé, crispé, où les mots ronflent et cognent comme les grondements du tonnerre :

Le nuage approchait, livide et sulfureux,
Il était débordant de menaces tonnantes
Et tout à coup, au ras du sol, devant leurs yeux,
       À l’endroit même où les herbes sauvages
                      Étaient chaudes encor
D’avoir été la couche où s’aimèrent leurs corps,
                              Toute la rage
       Du formidable et ténébreux nuage
                                 Mordit136.

Telle apparaît, succinctement résumée, l’œuvre de celui qui « sur les épaules de la muse belge, encore frêle et timide, a jeté, d’un geste libre et puissant, une large étoffe aux couleurs étincelantes137 ». Cette œuvre est riche, réconfortante, idéaliste. Elle enseigne le culte de l’effort, stimule les enthousiasmes, apprend à ne jamais désespérer de la vie. Si Verhaeren conserve intact son noble tempérament septentrional, sauvage, impétueux, et comme pris constamment dans une tourmente de sensations, notre culture a remarquablement clarifié son esprit, assoupli sa forme. Aujourd’hui, tous les pays d’Europe, où existe un mouvement intellectuel, connaissent Verhaeren, l’aiment et le traduisent. La France devrait lui rendre plus d’hommages, car, d’éclatante manière, il illustre les Lettres françaises.

IV. Le théâtre

Le théâtre n’a pas séduit les écrivains belges, comme le roman ou la poésie ; il favorise moins les descriptions. Se restreindre aux limites d’un sujet strict, faire œuvre de psychologue et non de peintre, disséquer des sentiments, en surveiller les évolutions, les combiner entre eux, en un mot équilibrer une œuvre d’imagination réfléchie et de calcul, même basée sur l’observation de la réalité, les eût contraints à composer singulièrement avec la franchise spontanée de leur nature. Bien peu y consentirent et nous ne remarquerons pas, cette fois, le groupement d’efforts, le faisceau d’activités qui créent, à proprement parler, un mouvement littéraire. De beaux talents se sont affirmés mais dans des genres trop contradictoires pour que nous puissions fixer le caractère général du théâtre belge.

Les aspirations de la « Jeune Belgique » se concrétisèrent d’abord en romans et en poèmes. Avant 1889, la nouvelle littérature ne compta pas, pour ainsi dire, d’œuvres dramatiques ; à cette époque van Lerberghe et Maeterlinck l’enrichirent de petites pièces. Mais, contrairement à ce qui s’était passé en d’autres domaines, elles ne devaient rien ni à la scène française ni même à la culture française. Les Flaireurs, La Princesse Maleine, L’Intruse révélaient le théâtre d’angoisse, apportant ainsi une conception neuve, mais nettement septentrionale, par son goût du symbole et du mystère.

À van Lerberghe revient l’honneur d’avoir créé ce théâtre d’angoisse. Les Flaireurs écrits en 1888, parurent dans La Wallonie en 1889, furent joués à Paris une première fois le 5 février 1892 au Théâtre d’Art sous la direction de Paul Fort, puis le 12 janvier 1896, à l’Œuvre, par les soins de Lugné-Poe. Une partie du public protesta contre ces trois courtes scènes que Francisque Sarcey qualifiait un peu durement de « prétentieux et macabre enfantillage138 ». On n’était pas habitué à voir présenter le problème de la mort sous une forme aussi sinistrement symbolique ! Mais l’idée ne manque jamais de noblesse qui met aux prises l’âme humaine impuissante avec la Fatalité. Il est intéressant de lire, à cet égard, la lettre que Maeterlinck écrivit lors de la « première » des Flaireurs au Théâtre d’Art en 1892. Elle se trouvait insérée au programme en réponse à ceux qui accusaient van Lerberghe d’imiter Maeterlinck. La voici139 :

Il importe d’éviter tout malentendu au sujet des Flaireurs de van Lerberghe, et d’assigner à l’initiateur et à celui qui n’a fait que suivre ses traces, leurs places respectives que des hasards aveugles auraient pu intervertir dans la pensée de plusieurs. Les Flaireurs parurent en janvier 1889 ; La Princesse Maleine fut publiée vers la fin du mois d’août de la même année et L’Intruse en janvier 1890. Je pense que ces simples dates suffiront à prouver tout ce qu’il faut prouver.

Les Flaireurs ne ressemblent pas à L’Intruse, mais L’Intruse ressemble aux Flaireurs et elle est fille de ceux-ci. Au reste, si le thème des deux drames est à peu près identique, on verra qu’il y a ici une puissance de symbolisation qu’on ne retrouve pas dans ma petite pièce, et je ne crois pas qu’un poète ait jamais plus souverainement obligé le monde extérieur à exprimer une idée qu’on n’y avait pas vue. Un étrange et grand rêveur a, pour la première fois, subitement et formidablement rendu visible le drame secret, unique, virtuel et abominable, que nous recelons tous depuis notre naissance, et avec tant de soins inutiles, au plus profond de notre corps. L’espace m’est trop strictement mesuré ici pour que je puisse parler comme il faudrait des trois sinistres émissaires de la mort, des trois coups sans écho qu’ils frappent à notre cœur ; de l’inconcevable affolement de la nature humaine, qui jusqu’au dernier moment essaie d’apaiser l’invisible et de fermer la porte à la nuit sans étoiles et sans heures ; et des admirables illusions de l’âme qui déjà n’a plus peur parce qu’elle est sur le point d’être seule, et qu’elle sait tout à son insu, et enfin de cette effrayante scène finale où la porte cède tout à coup à la pression de l’Éternité, et qui exprime si incomparablement la suprême mêlée de la vie et de la mort, la fuite illimitée de l’âme, la chute de l’espoir et l’invasion des ténèbres sans fin…

Je suis profondément heureux, — car quelle amitié n’est plus noble, plus précieuse et meilleure que toute littérature ? — d’avoir eu l’occasion d’affirmer une fois de plus tout ceci, et de rendre cet hommage que je devais entre tant d’autres, à une âme qui fut toujours la sœur aînée, l’éducatrice et la bonne protectrice de la mienne. Il m’a fallu le faire à son insu.

Maurice Maeterlinck.

Cette lettre est également flatteuse pour celui qui la rédigea et pour celui dont elle célèbre la louange. Mais l’amitié n’incline-t-elle pas Maeterlinck à s’exagérer l’influence de van Lerberghe sur son œuvre ? Sans doute aurait-il, même sans Les Flaireurs, composé ses drames… D’ailleurs entre cette pièce et L’Intruse 140 si l’idée inspiratrice, celle de la mort, reste identique, de sérieuses différences d’exécution s’observent. Le symbole tient une place essentielle dans Les Flaireurs, insignifiante dans L’Intruse. Là, des événements soutiennent l’action : successivement frappent à la porte l’homme avec l’eau, l’homme avec le linge, l’homme avec le cercueil ; ici, rien ne se passe : à côté de la chambre où la mère agonise, les enfants et le père échangent des propos d’une parfaite banalité et l’atmosphère si impressionnante doit infiniment moins à la forme plastique du drame qu’à la vie intérieure des personnages.

Ils font frissonner d’effroi, les drames de Maeterlinck141… Paysages irréels, demeures fantastiques, situations invraisemblables, petits êtres aux attitudes étranges, aux gestes inachevés, aux propos hallucinés qui, toujours, ont peur… Qu’arrivera-t-il ?… Nous pressentons constamment un malheur prochain, nous vivons en état d’épouvante…

Toutefois, cette épouvante provient aussi de notre certitude inconsciente qu’une force dissimulée mais inéluctable se manifestera, le moment venu, pour broyer les fragiles héros de la tragédie : la mort habite le théâtre de Maeterlinck, y règne en despote. C’est elle, le personnage principal ; où ne la trouve-t-on ? Souvenez-vous de La Princesse Maleine, de L’Intruse, des Aveugles 142. Souvenez-vous de Pelléas et Mélisande 143 et d’Alladines et et d’Intérieur 144 et de La Mort de Tintagiles et d’Aglavaine et Sélysette. Parfois, dans Pelléas et Mélisande ou Aglavaine et Sélysette, nous espérons la voir, enfin, céder à l’amour, mais elle reprend bientôt ses droits d’autant plus durement qu’elle eut l’air, un instant, de les abandonner.

Maintes fois, l’histoire du théâtre offrit le spectacle de la mort impitoyable. Les tragiques grecs, par exemple, mettent en scène une Fatalité également tyrannique. Tout de même, elle ne trouble pas tant… En effet, chez Eschyle ou Sophocle, la lutte entre l’Ανάγκη et les hommes semble plus équilibrée : les victimes résistent et se défendent, elles donnent l’impression, sinon d’une force, au moins d’une énergie. Oreste, Ajax s’insurgent contre leur destin, les personnages de Maeterlinck le subissent. Et comment ne le subiraient-ils point eux, si frêles, si délicats, sans volonté, sans direction ; égarés, dirait-on, dans un monde imaginaire ; dont les sensations vagues se formulent mal, mais fuient spontanément de leur organisme débile ! Les pauvres marionnettes, effarouchées, inquiètes et gauches, les pauvres et tendres marionnettes, touchantes infiniment dans leur candeur timorée ! Elles ressuscitent, par leurs poses, les grâces innocentes des primitifs ; nous connaissions Pelléas, Mélisande, Alladines, Palomides : van Eyck, jadis, peignit leurs figures douces et sur les toiles de Sandro Botticelli vacillaient déjà leurs silhouettes timides. Inoffensives victimes, la Fatalité les écrase : devinent-elles plus la cause de leur mort qu’elles ne se doutaient de leur raison de vivre ?…

Le tragique ne résulte pas exclusivement dans le théâtre de Maeterlinck de cet acharnement du destin sur d’impuissantes proies. Souvent, — songez à La Princesse Maleine, à L’Intruse, à Intérieur, — il naît de ce que nous, spectateurs ou lecteurs (je reproduis ici les expressions de Jules Lemaître), « savons qu’il est arrivé malheur à l’un des personnages et que celui-ci l’ignore et que nous attendons qu’il le sache145 ». Intérieur me paraît, en ce sens, un pur chef-d’œuvre. Au fond d’un jardin, une maison ; dans la chambre du rez-de-chaussée la famille groupée autour de la lampe, le père, la mère, deux filles. Un vieillard et un étranger s’avancent dans le jardin, ils se dissimulent, causent à voix basse, ils sont inquiets. Ils ne quittent pas des yeux la famille qui veille, tremblent si les jeunes filles s’approchent de la fenêtre, si le père remue… Ils hésitent à entrer, ils n’osent pas… La jeune fille dont ils parlent avec émotion était leur fille, à ces parents si paisibles, là, sous la lampe ! C’est qu’ils ne l’attendent que le lendemain et ne s’inquiètent point… Comment leur faire connaître la catastrophe, leur apprendre que leur fille s’est noyée ?… Le vieillard veut entrer, il n’en trouve pas la force ; et pourtant, dans un instant peut-être, des paysans arriveront avec l’enfant morte… Mais non, on ne saurait dire une si affreuse chose à des êtres pleins de confiance, qui n’appréhendent rien ! Ils ont pris tant de précautions, ils ont mis aux fenêtres des barreaux de fer, consolidé les murs, verrouillé les trois portes de chêne, ils ont prévu tout ce qu’on peut prévoir. Seulement, ils ne se doutent pas que la Fatalité les a marqués ; ils se croient invulnérables derrière leurs murs et déjà la mort est chez eux… La scène cruelle ! Nous, nous savons quel terrible malheur s’abat sur cette famille, mais elle, demeure insouciante, heureuse… On entend approcher les paysans ; si ce vieillard tarde à entrer, ils révéleront aux parents leur deuil… Alors, le vieillard se décide, il frappe à la porte… Émoi dans la maison ; le père ouvre, le vieillard pénètre, s’assied… Il n’a pas parlé encore… Soudain, la mère tressaille, se dresse, l’interroge… Il balbutie… Tous, debout, le dévisagent avec anxiété… Il incline la tête…

 

Rarement un tragique si intense fut obtenu par des moyens si simples.

Pour s’assimiler toute la pensée de Maeterlinck, il convient d’apercevoir la vie même à travers ses drames.

Il n’est pas déraisonnable, écrit-il146, d’envisager ainsi notre existence. C’est, de compte fait, pour l’instant, et malgré tous les efforts de nos volontés, le fond de notre vérité humaine. Longtemps encore, à moins qu’une découverte décisive de la science n’atteigne le secret de la nature, à moins qu’une révélation venue d’un autre monde, par exemple une communication avec une planète plus ancienne et plus savante que la nôtre, ne nous apprenne enfin l’origine et le but de la vie, longtemps encore, toujours peut-être, nous ne serons que de précaires et fortuites lueurs, abandonnées sans dessein appréciable à tous les souffles d’une nuit indifférente.

Les bonshommes falots du drame symbolisent l’humanité. « Ils sont réels à force d’irréalité147. » En eux, nous nous reconnaissons. L’inconscience fréquente de nos résolutions et de nos actes, nos maladresses, nos incohérences, nos désarrois, nos terreurs devant ce que l’existence nous laisse découvrir d’incompris et d’inexplicable, notre affolement au moindre accident par quoi, brusquement, s’effondrent les espérances de tant d’années et ce vertige dont la plupart demeurent étourdis comme si le fil d’une puissance occulte les balançait sans cesse dans le vide, voilà ce qu’expriment prodigieusement les personnages de Maeterlinck. Contre la mort, notre volonté se brisera nécessairement. Le destin se joue de nous non moins que de la Princesse Maleine ou de Pelléas ; malgré la rage avec laquelle nous nous cramponnons, il nous entraînera. La scène déchirante de la porte dans La Mort de Tintagiles illustre atrocement cette idée. À nous non plus, la porte ne cédera point. Nous sommes autant de Tintagiles !

Telle est la philosophie des drames de Maeterlinck, philosophie désespérante qui nie la vertu de l’effort et encourage à la passivité lâche. L’auteur de La Sagesse et la Destinée saura s’en libérer.

Les autres pièces de Maeterlinck n’ont déjà plus ce caractère démoralisant. Aussi bien se rapprochent-elles de la tradition française, Monna Vanna surtout, par le développement plus limpide de l’action, par la forme plus classique. Monna Vanna 148 rappelle un bon drame romantique. La prose, harmonieusement rythmée, donne la sensation du vers. Au reste, les alexandrins y abondent.

Ils ne se comptent pas en moins grand nombre dans Joyzelle 149, allégorie très poétique, où réapparaissent certaines inquiétudes relatives aux forces inconnues qui pèsent sur notre vie.

L’Oiseau bleu 150, réédite sous une luxueuse et attrayante féerie cette constatation banale que l’homme s’évertue à chercher très loin le bonheur si voisin de lui.

Nous devons, enfin, à Maeterlinck une remarquable traduction de Macbeth. Nul, mieux que l’auteur de La Princesse Maleine, n’était qualifié pour pénétrer intimement le chef-d’œuvre de Shakespeare et le rendre avec un sens aussi aigu de l’intérêt dramatique.

Quoi que valent ces différentes œuvres, on accordera toujours plus d’importance aux petits drames du début. Maeterlinck leur dut sa réputation. Après La Princesse Maleine, un article enthousiaste d’Octave Mirbeau le rendit tout à coup célèbre en France. C’est en effet dans cette partie, la plus considérable, de son théâtre qu’il affirme une originalité. Maeterlinck a doté la littérature française d’éléments qu’elle ne possédait pas encore, Il nous a obligés à considérer, à apprécier, à admirer ces scènes, issues de l’esprit mystique et compliqué d’un Flamand, qui, par leurs ténébreux symboles, heurtaient nos traditions. Nous sommes allés à lui avant qu’il ne vienne à nous.

Pour en terminer avec le théâtre d’angoisse, signalons encore Le Sculpteur de Masques, qu’un jeune auteur de talent, Fernand Crommelynck, fit représenter au Gymnase, en 1911. Je verrais volontiers Le Sculpteur de Masques sur l’un des volets du triptyque dont Les Flaireurs décoreraient l’autre, l’œuvre de Maeterlinck occupant le panneau central.

* * *

En Verhaeren, l’homme de théâtre cède au poète. Des quatre pièces qu’il écrivit, trois s’adaptent médiocrement à la scène dont les combinaisons et les exigences tracassières répugnent à ses élans fougueux. Incapable de s’assouplir aux nécessités du « métier » ou de ruser avec elles, Verhaeren les néglige et passe outre. Ses drames sont des compositions lyriques enflammées qui, sans inconvénient, prendraient place dans l’étude de l’œuvre générale, s’il ne les avait catalogués sous une autre étiquette. Peut-être, espérait-il, en leur imposant un décor et une forme dialoguée, accorder plus de relief aux sentiments qu’il chante sans sacrifier jamais aux goûts du public… Ainsi s’explique la rareté de représentations auxquelles peut seulement s’intéresser un nombre restreint d’initiés et d’artistes.

Les Aubes 151, Le Cloître 152, Philippe II 153, Hélène de Sparte 154 n’ont de commun qu’un enthousiasme magnifique. D’autre part (et c’est là une heureuse réminiscence shakespearienne), sauf dans Hélène de Sparte, les vers alternent avec la prose. Toute pensée calme ou d’un caractère purement pratique se traduit en prose ; dès que l’âme s’émeut, elle s’exprime en vers : la transition de l’une aux autres s’opère sans le moindre heurt et comme naturellement.

J’aime peu Les Aubes et Philippe II qui n’ajoutent rien à la gloire de Verhaeren, mais Le Cloître et Hélène de Sparte méritent une belle destinée.

Les Aubes, d’une réalisation scénique impossible, rappellent extrêmement Les Villes tentaculaires et Les Campagnes hallucinées.

Philippe II est une tragédie romantique où s’opposent, en Philippe et en Carlos, le caractère fermé, sournois, cruel de l’Espagnol, la nature exubérante et généreuse du Flamand. On y rencontre de bonnes scènes. Nationale, car elle flétrit l’oppresseur d’autrefois, cette pièce jouira toujours, malgré son manque d’ampleur, d’une certaine popularité en Belgique.

Autrement émouvant, Le Cloître ! Le poète reprend un sujet qui, jadis, avait déjà tenté son inspiration. En ces moines retirés de la vie, toutes les passions des hommes ordinaires s’agitent ; et l’orgueil et l’ambition et l’envie et la méchanceté et la flatterie. Le Cloître est une minuscule humanité en marge de la grande, composée, comme elle, de puissants et de faibles, avec, comme en elle, plus de tares que de vertus. Dom Balthazar, un moine de vieille famille noble, auquel le prieur songe à confier sa succession, quitta le monde, voilà dix ans, après avoir assassiné son père ; un innocent expia à sa place. Le prieur n’ignore rien : les pénitences et les jeûnes n’ont-ils pas purifié dom Balthazar depuis longtemps ? Mais le remords ronge Balthazar ; l’absolution du prieur ne lui suffit plus ; il éprouve le besoin d’un aveu, de révéler le crime aux moines assemblés155 : devant tout le Cloître, Balthazar s’humilie et crie son odieux forfait. Les moines le savent, c’est peu ; sa fièvre de confession s’échauffe au point qu’il ne peut plus le cacher au monde ; en présence des fidèles venus à l’office, il délivre sa conscience et le hurle. Alors, les moines, brutalement l’expulsent. L’intérêt du Cloître réside dans l’exaltation, en bonds progressifs, du moine Balthazar. D’abord provoquée par un sentiment de justice, son humiliation lui procure bientôt une sorte de volupté ; au dernier acte, dans sa folle douleur, il puise une folle jouissance : sa confession devient une orgie.

Je suis le loup qui vint flairer et qui vint boire
Horriblement, le sang de Dieu, dans le ciboire.
Je me jette moi-même au ban de l’Univers ;
Je veux qu’on me crache à la face ;
Qu’on me coupe ces mains qui ont tué ;
Qu’on m’arrache ce manteau blanc prostitué ;
Qu’on appelle, qu’on ameute la populace.
Je m’offre aux poings qui frapperont
Et aux pierres qui blesseront
De leur rage, mon front156.

Le Cloître, nous l’avons dit, est une humanité réduite ; elle a sa morale à elle, sa justice à elle. Puisque Balthazar fut absous par le Cloître, il recommence une vie pure ; son crime, on l’oublie ; ce qu’on ne lui pardonne point, c’est de le livrer à ceux du dehors, de leur abandonner un tel secret, c’est de rompre

La règle sainte et le claustral esprit,

c’est de substituer à l’autorité du prieur celle de la société, au jugement des moines, celui des hommes. Balthazar commet une scandaleuse profanation en établissant un contact entre la demeure où, dans l’intérêt supérieur de la religion, il faut que les consciences étouffent, et le monde sans contrainte. Balthazar est rejeté avec horreur pour avoir attenté à la vie une et indivisible du Cloître.

Hélène de Sparte, pièce beaucoup plus équilibrée, écrite en alexandrins, d’une langue riche et soignée, d’une excellente facture latine, est à l’œuvre dramatique de Verhaeren ce que sont les Rythmes souverains à l’œuvre poétique. Je la qualifierais de tragédie classique, n’était le caractère profondément païen du dernier acte. Et là n’apparaît point la moindre originalité d’Hélène de Sparte

Aussi bien, nous n’étions guère habitués à voir représenter une Hélène déjà vieillie, revenant à Sparte, lassée des aventures, avec la ferme résolution de vivre auprès de Ménélas en épouse fidèle.

Oh le déclin du corps, les angoisses mordantes !
Mes yeux n’ont que trop vu se coucher de soleils !
Mais aujourd’hui, je te reviens, l’âme meilleure,
Sachant quel bonheur sûr mon cœur a négligé,
En arrachant sa vie aux soins de ta demeure ;
Je t’apporte mon être étrangement changé
Et pour vivre avec toi, une femme nouvelle157.

Mais la Fatalité s’acharne sur Hélène. Elle est condamnée à inspirer, sans répit, des passions funestes. Son propre frère, Castor, l’aime âprement ; Électre, son ennemie, convoite sa chair et l’implore. Elle n’entend, ne voit, ne sent autour d’elle que le désir. À Pollux, elle ose confier ses appréhensions :

Comprenez-vous, Pollux, ma détresse et ma crainte
Et sous quel faix je vais rentrer en ma maison ;
Ô vous, l’aîné des miens, dont les conseils sans feinte
Affermissaient jadis ma naissante raison,
Des yeux fixés sur moi tout à coup me convoitent,
La bouche qui m’approche est brûlante soudain,
La main que l’on me tend est attirante et moite
Et l’on dirait que les lèvres du vent ont faim,
En descendant, le soir, sur ma gorge qu’il frôle.
Quand la foule m’entoure ou me suit pas à pas,
Je n’ose prononcer les plus simples paroles
De peur qu’un sourd désir n’y réponde tout bas158.

Par jalousie, Castor tue Ménélas ; à son tour, il succombe sous les coups d’Électre. Encore une fois, malgré elle, Hélène déchaîne des luttes sanguinaires, des désastres, des ruines. Alors, le découragement, le dégoût l’envahissent au point qu’elle refuse de rester sur le trône aux côtés de son frère.

Pollux

La terre entière exulte et baise tes pieds nus
Avec la bouche en feu de ses foules ardentes ;
Laisse apaiser enfin tes angoisses grondantes,
Renais : l’heure est unique et je me sens au cœur
Tant de force assurée et de pouvoir vainqueur
Qu’il n’est rien pour nous deux, au monde, que je craigne,
Je tiens le sort en main : je suis maître et je règne !

Hélène

Et que m’importe, à moi, que tu règnes ou non
Sur ce pays funeste et désormais sans nom
Dont les eaux des torrents et les eaux des abîmes
En vain déborderaient pour effacer ses crimes.
Ma volonté est morte et ne tend plus à rien.
Ton insolent bonheur me fait haïr le bien ;
Tout mon être est brisé jusqu’au fond de mon âme,
Il n’est plus un orgueil, il n’est plus une flamme
Dans mon sein dévasté ni dans mes yeux déserts159.

Hélène, écœurée de la vie, va disparaître, mais à cette heure suprême encore, elle demeure la proie de l’amour. Voici que des satyres sortent des bois, des naïades émergent des rivières, des bacchantes en feu dévalent les pentes des monts… Les arbres, les fleurs, les eaux, les vents, et jusqu’aux cailloux des routes l’invitent et la tentent… La nature entière frémit, s’exalte, a soif de la malheureuse Hélène que l’angoisse étreint :

Je veux mourir, mourir, mourir et disparaître !
Où désormais marcher, où désormais dormir,
Où respirer encor sans que souffre mon être
Et qu’il sente soudain toute sa chair frémir !
Retirez-vous de moi, brises, souffles, haleines,
Lèvres fraîches des eaux, feuilles des bois mouvants,
Aubes, midis et soirs, et toi, lumière160.

Affolée par les appels des satyres, des naïades et des bacchantes, Hélène invoque Zeus et meurt dans une fantastique apothéose.

Cette fin brille d’une rare splendeur. Il fallait un poète et un poète tel que Verhaeren, pour imaginer un dénouement aussi imprévu et accorder le plus large paganisme au plus torride lyrisme ! D’ailleurs, toute la tragédie ne brûle-t-elle pas d’un feu farouche ? J’admire comme Verhaeren sut créer aussitôt, et maintenir constamment, cette atmosphère de passion fauve, criminelle, inéluctable qui, embrassant les quatre actes, excuse les situations les plus osées. J’admire comme, avec si peu d’événements sur la scène, il parvint à donner, presque sans accalmie, la sensation poignante d’une vie violente et totale. Couler la conception panthéiste des anciens en un moule aux mesures harmonieuses et françaises, sans sacrifier son inspiration haletante de Flamand, voilà quelle tentative audacieuse Verhaeren réalise. Il ne renie pas son tempérament, mais rend à la culture latine l’hommage le plus neuf, le plus magnifique.

* * *

Parmi les rares dramaturges belges préoccupés des conflits de la famille et de la société, Gustave Van Zype s’inscrit en tête. Le succès de son œuvre ne fut pas toujours proportionné à sa valeur. Les questions qui le sollicitent paraissent ingrates au public. Mais des pièces telles que Le Patrimoine, Tes Père et Mère, La Souveraine, les Étapes, Le Gouffre, Les Liens ont une beauté tragique un peu rude et une grande noblesse : van Zype est le de Curel des Belges. Dans Les Liens, le savant Granval, descendant de fous et d’alcooliques, croit avoir échappé à sa terrible hérédité, quand des troubles cérébraux lui révèlent le sort fatal dont il est menacé. Malgré l’avis des médecins, il continue ses recherches scientifiques, dans l’intérêt de l’humanité. Mais il s’oppose au mariage de son fils, puisque, selon toute vraisemblance, le même mal le frappera un jour. Alors la femme de Granval, soucieuse avant tout du bonheur de son enfant, recourt à un stratagème atroce, fait croire à son mari que leur fils n’est pas de lui. L’intelligence du malheureux ne résiste pas à cette cruelle révélation.

Gustave van Zype s’exprime en une langue pure et élevée ; il n’abandonne rien au hasard. C’est un écrivain probe qu’il faut estimer.

Henry Kistemaeckers exploite le même domaine que Gustave van Zype, mais se souciant beaucoup plus de rendre son art agréable, il le met à la portée de tous et le parisianise sans scrupule. Plusieurs pièces, vivantes et dramatiques, d’une observation perspicace, d’une allure brillante, La Blessure, La Rivale, plus encore L’Instinct, l’ont révélé à Paris où, récemment, La Flambée lui valut un bel et légitime succès. Une situation désespérément angoissante, qui se dénoue à force de sentiments nobles et beaux, le dévouement, le sacrifice, le culte de la patrie, la subordination des rancunes personnelles à l’intérêt général, tel apparaît, en raccourci le thème par quoi La Flambée exprimait puissamment les aspirations de tous les Français que le souvenir encore frais d’une offense dressait frémissants161.

La comédie de mœurs, de mœurs légères, trouve en Francis de Croisset un bien aimable représentant. Le parisianisme ne lui suffisant plus, cet enfant de Bruxelles s’est plu, si j’ose dire, à se « boulevardiser ». C’est indiquer assez qu’il préfère aux problèmes passionnants de l’âme, les grâces légères, les frivolités parfois scabreuses de la vie mondaine et demi-mondaine. Oh ! ne croyez pas l’auteur de Le Bonheur Mesdames, de La Bonne Intention, de Chérubin, complètement inapte à émouvoir… Il prouve dans Le feu du voisin une jolie sensibilité, et, plus récemment, Le Cœur dispose semble marquer une évolution vers un genre peut-être moins superficiel. Mais les scènes de Francis de Croisset restent amusantes, ses dialogues pétillants de traits incisifs, mordants, cinglants, fouettés d’une verve railleuse et insolente sans méchanceté, dont le judicieux dosage produit cet esprit très spécial qui a cours entre la Madeleine et la Porte Saint-Denis.

Fritz Lutens, mort jeune il y a plusieurs années, s’était engagé dans la même voie. Ni Le Vertige, ni Les Petits Papiers ne permettaient toutefois d’espérer une œuvre bien sérieuse d’un auteur trop inquiet d’effets ingénieux et du faux clinquant de la forme.

La collaboration d’Henri Liebrecht et de F.-Charles Morisseaux produisit deux comédies, Miss Lili et L’Effrénée, l’une un peu superficielle, l’autre mieux étudiée, d’une psychologie plus fouillée. Henri Liebrecht signa seul plusieurs petits actes, L’Autre Moyen, L’École des Valets, La Main Gauche, alertes et amusants.

L’Écrivain public et Pierrot millionnaire de Félix Bodson divertissent agréablement.

Mais remercions surtout les déjà célèbres Frantz Fonson et Fernand Wicheler des si francs éclats de rire que nous devons à cette pièce réjouissante et pleine d’émotion, Le Mariage de Mlle Beulemans. Qualités et ridicules de la bourgeoisie belge y sont notés avec une indulgente ironie, un esprit du cru bruxellois le plus pur, moins mousseux sans doute que celui de Paris, mais délicat et savoureux. Voilà de bonne comédie.

* * *

Edmond Picard (nous le rencontrons pour la première fois, mais le retrouverons bientôt), examine dans son théâtre d’idée quelques-uns des secrets les plus troublants de la vie et de la mort. Sous une forme dédaigneuse de toutes les conventions dramatiques et assez déroutante souvent, la pensée ardente et originale de Picard se tourmente des problèmes de l’Au-delà et envisage la mort comme un soulagement à ces vains efforts que nous tentons ici-bas pour n’arriver qu’a une science fragile et incertaine.

Psukè, Le Juré, Jéricho, Ambidextre journaliste, Fatigue de vivre, La Joyeuse entrée de Charles le Téméraire reflètent diversement, en un style coloré et violent, toutes ces préoccupations philosophiques.

Nous en remarquons d’analogues, présentées sous une forme plutôt nébuleuse, dans les trois petits actes que Joseph Bossi intitule Adam.

Quant au doux Charles van Lerberghe, il confie son paganisme à une comédie satirique, Pan, où de réelles beautés voisinent avec des bouffonneries si grotesques, des inconvenances si folles qu’on ne reconnaît plus en cet étrange pamphlétaire le poète de La Chanson d’Ève.

Henri Maubel, le subtil romancier, poursuit, au théâtre, ses études raffinées de l’âme humaine. Maubel n’a cure de ces vibrations aisément perceptibles qui éclairent aussitôt les dispositions intérieures ; il s’attache à saisir tout ce qui se dissimule au fond de notre conscience, d’imprécis, d’indéfinissable, de flou, il recherche ce « je ne sais quoi » qui, parfois, détermine plus sûrement nos résolutions que les raisons solides ou les sentiments avérés. Il ausculte l’âme, essaie d’y entendre chanter des notes ; ce qu’il aime, c’est la musique de l’âme. Dans Étude de jeune fille, Les Racines, L’Eau et le Vin, point de personnages agités, point d’actions orageuses, mais des atmosphères qui enveloppent et laissent rêveurs. « Son art dramatique, écrit excellemment Henri Liebrecht d’Henri Maubel, atteint à l’extrême limite de l’art parlé. Au-delà, pour atteindre plus avant encore dans le domaine mystérieux de la pensée pure, les mots devraient perdre leur sens précis et devenir des sons162. »

D’autres écrivains, conteurs ou poètes pour la plupart, ont tenté, sans grand bonheur généralement, d’accorder aux nécessités de la scène leur goût pour l’analyse des sentiments. Dans Fanny et Jacques le Fataliste de Louis Delattre, Hélène Pradier d’André Fontainas, Pierrot Narcisse d’Albert Giraud, Ce n’était qu’un rêve de Valère Gille, quelques scènes jolies ou passionnées ne font oublier ni les longueurs ni les gaucheries.

Les pièces de Paul Spaak recréent l’atmosphère saine et rafraîchissante des Voyages vers mon pays. L’auteur de Kaatje et de À Damme en Flandre sait maîtriser son émotion sans la restreindre ; il garde une noble énergie dans les abandons les plus doux. Son œuvre sent bon la vie simple, loyale, fervente. On y rencontre aussi de gracieux tableaux d’intérieur, et Liebrecht a pu fort justement comparer Kaatje à « un Terburg en rupture de cadre ».

Et ne serait-ce pas un petit Breughel en rupture de cadre que La Mort aux Berceaux d’Eugène Demolder ?

Le Voile, qui ouvrit à Rodenbach les portes de la Comédie-Française, impose de nouveau l’affligeante atmosphère de Bruges-la-Morte…

 

Le drame historique tenta d’autres auteurs que Verhaeren, Iwan Gilkin, dans un Savonarole qui ne manque ni de puissance ni de beauté, dresse, de manière saisissante, la silhouette altière du moine fanatique. J’apprécie moins Les Étudiants russes, étude consciencieuse mais froide de l’âme russe moderne et des tendances contradictoires qui s’y combattent.

Georges Eekhoud, après avoir traduit de l’anglais La Duchesse de Malfi de Webster, Édouard II de Marlowe, Philaster de Beaumont et Flechter, fait revivre Perkin Waarbeck l’aventurier flamand qui, au xve  siècle, prétendit au trône d’Angleterre, et, grâce à cette reconstitution, célèbre ardemment sa race.

En signalant encore un Rabelais du comte Albert du Bois, la pièce romantique de Félix Bodson, Antonio Perez, La Cluse de Georges Rens, Les Intellectuels, L’Oiseau mécanique, La Victoire d’Horace van Offel, quelques actes de F.-Ch. Morisseaux, enfin les pièces extraites par Camille Lemonnier de ses romans, Un Mâle, Le Mort, Les Yeux qui ont vu, Édénie, et qui leur demeurent inférieures, sans doute aurons-nous esquissé un tableau à peu près complet de la littérature dramatique belge à la fin du xixe  siècle et au commencement du xxe .

V Les essais. — La critique. — Le mouvement des idées

Le théâtre de Maeterlinck nous a montré un être désemparé en face de la Fatalité. Voici que nous le retrouvons en l’essayiste, mieux armé et fort d’une philosophie nouvelle. À vrai dire, Le Trésor des Humbles, ce premier ouvrage où se devinent des dispositions meilleures, parut la même année (1896), mais avant Aglavaine et Sélysette ; aussi, dans ce petit drame la mort se heurte-t-elle à une résistance inconnue jusqu’alors et l’horizon se dégage-t-il légèrement. En 1898 fut publiée la Sagesse et la Destinée, puis La Vie des Abeilles (1901), Le Temple enseveli (1902), Le Double Jardin (1904) et L’Intelligence des Fleurs (1907).

Dans Le Trésor des Humbles, livre de miséricorde et d’amour, Maeterlinck cherche encore sa loi morale. À sa conception du monde se mêle toujours quelque effroi, mais il n’envisage plus la Fatalité comme une puissance extérieure inéluctable ; le tragique vrai de la vie est le tragique quotidien, celui qu’aucun événement ne met en relief, celui que nous ne voyons et ne sentons pas, celui qui n’émane ni de nos actes, ni de nos gestes, ni de nos paroles.

Il arrive à tout homme dans la vie quotidienne d’avoir à dénouer par des paroles une situation très grave. Songez-y un instant. Est-ce toujours en ces moments, est-ce même d’ordinaire ce que vous dites ou ce qu’on vous répond qui importe le plus ? Est-ce que d’autres forces, d’autres paroles qu’on n’entend pas ne sont pas mises en jeu qui déterminent l’événement163 ?

Puisque la Fatalité tragique couve dans les régions les plus intimes, les plus inconscientes de notre âme, nous devons nous orienter, pour lui résister, vers la vie profonde et la beauté intérieure :

Il faut que tout homme trouve pour lui-même une possibilité particulière de vie supérieure dans l’humble et inévitable réalité quotidienne. Il n’y a pas de but plus noble à notre vie164.

Et encore :

Il n’y a rien au monde qui soit plus avide de beauté, il n’y a rien au monde qui s’embellisse plus aisément qu’une âme. Il n’y a rien au monde qui s’élève plus naturellement et s’ennoblisse plus promptement. Il n’y a rien au monde qui obéisse plus scrupuleusement aux ordres purs et nobles qu’on lui donne165.

Pour tenir en échec la destinée, nous possédons la sagesse. Elle nous permet de réaliser une vie belle et claire. Notre bonheur est en nous. Des forces mystérieuses et formidables ont beau nous dominer, nous menacer, seuls succombent ceux qui veulent bien s’y abandonner, incapables de puiser dans leur âme la sagesse et l’énergie nécessaires :

Si vous vous défiez des tragédies imaginaires, pénétrez dans l’un ou l’autre des grands drames de l’histoire authentique ; vous verrez que la destinée et l’homme y ont les mêmes rapports, les mêmes habitudes, les mêmes impatiences, les mêmes soumissions et les mêmes révoltes. Vous verrez que là aussi la partie la plus active de ce que nous nous plaisons à nommer « fatalité » est une force créée par les hommes. Elle est énorme, il est vrai, mais rarement irrésistible. Elle ne sort pas, à un moment donné, d’un abîme inexorable, inaccessible et insondable. Elle est formée de l’énergie, des désirs, des pensées, des souffrances, des passions de nos frères, et nous devrions connaître ces passions puisqu’elles sont pareilles aux nôtres. Même dans les moments les plus étranges, dans les malheurs les plus mystérieux et les plus imprévus, nous n’avons presque jamais à lutter contre un ennemi invisible ou totalement inconnu. N’étendons pas à plaisir le domaine de l’inéluctable. Les hommes vraiment forts n’ignorent point qu’ils ne connaissent pas toutes les forces qui s’opposent à leurs projets, mais ils combattent contre celles qu’ils connaissent aussi courageusement que s’il n’y en avait pas d’autres, et triomphent souvent. Nous aurons singulièrement affermi notre sécurité, notre paix et notre bonheur, le jour où notre ignorance et notre violence auront cessé d’appeler fatal tout ce que notre énergie et notre intelligence auraient dû appeler naturel et humain166.

Ce n’est pas parce que nous ignorons la cause et la fin de notre vie, ce n’est pas parce que nos destinées nous échappent et que notre rôle dans le monde demeure inexpliqué qu’il nous faut renoncer à perfectionner notre existence et à l’embellir. La Vie des Abeilles prend, à cet égard, un sens symbolique lumineux. Savent-elles, les abeilles, dans quel but elles furent créées ? Devinent-elles l’utilité de leur labeur tenace ? Et pourtant elles travaillent inlassablement, comme si de leur fonction dépendait le mécanisme général du monde. Ainsi doivent agir les hommes. Pourquoi se laisseraient-ils hypnotiser par leur faiblesse et l’insignifiance de leur volonté vis-à-vis de l’organisme fantastique de l’Univers, puisqu’ils ont la faculté d’apprécier en leur fragile existence un phénomène assez riche pour se suffire à lui-même et satisfaire leur ardeur, car seul il relève de la réalité ?

Oui, c’est une vérité, et, si l’on veut, c’est la plus vaste et la plus certaine des vérités, que notre vie n’est rien, que l’effort que nous faisons est dérisoire, que notre existence, que l’existence de notre planète n’est qu’un accident misérable dans l’histoire des mondes ; mais c’est une vérité aussi que notre vie et que notre planète sont pour nous les phénomènes les plus importants, et même les seuls importants dans l’histoire des mondes. Laquelle est la plus vraie ? La première détruit-elle nécessairement la seconde, et sans la seconde aurions-nous la force de formuler la première ? L’une s’adresse à notre imagination et peut nous faire du bien dans son domaine, mais l’autre intéresse directement notre vie réelle. Il convient que chacune ait sa part. L’essentiel n’est pas de s’attacher à la vérité qui est peut-être la plus vraie au point de vue universel, mais à celle qui est certainement la plus vraie au point de vue humain. Nous ignorons le but de l’univers et si les destinées de notre espèce lui importent ou non ; par conséquent, l’inutilité probable de notre vie ou de notre espèce est une vérité qui ne nous regarde qu’indirectement et qui reste pour nous en suspens. Au lieu que l’autre vérité, celle qui nous donne conscience de l’importance de notre vie, est sans doute plus étroite, mais nous touche actuellement, immédiatement et incontestablement167.

Tout le chapitre du Temple enseveli, intitulé « L’Évolution du mystère » développe cette idée. Chapitre singulièrement suggestif ! Je le tiens, avec celui sur « Le Tragique quotidien » dans Le Trésor des Humbles, pour l’expression la plus juste et la plus vive de la philosophie de Maeterlinck. On l’y voit reprendre, en termes à peu près identiques, certaines pages de la Préface à son Théâtre, en y intercalant telles réflexions qui permettent de mesurer le chemin parcouru. C’est ainsi qu’il parle (page 112) à propos de ses drames « des inquiétudes, d’ailleurs excusables, — mais qui ne sont plus suffisamment inévitables pour qu’on ait le droit de s’y complaire 168 — d’un esprit qui se laisse aller au mystère », et plus loin (page 114) toujours au sujet de ses drames : « Il n’est pas déraisonnable, mais il n’est pas salutaire d’envisager de cette façon la vie… »

Ah, certes, Maeterlinck n’a pas élucidé le mystère de la vie ! Mais il s’est fait, comme on dit vulgairement, une raison. Au lieu de céder, vaincu d’avance, au destin déprimant, il croit à la force bienfaisante de l’âme, espère et lutte. Les deux livres qui suivent, Le Double Jardin et L’Intelligence des Fleurs indiquent assez souvent une sérénité presque confiante. On y trouve, à côté de chapitres inspirés par des problèmes de morale ou les manifestations variées de l’activité humaine, maints propos ingénieux sur les fleurs, les parfums, les femmes.

Il est intéressant de comparer la courbe morale et littéraire de Maeterlinck à celle de Verhaeren. Tel le poète des Soirs, des Débâcles, des Flambeaux noirs, Maeterlinck subit, dans sa jeunesse, une crise religieuse : ses Serres chaudes, puis ses drames attestent le découragement d’une âme athée qui cherche vainement le salut. Le dogme nouveau dont il a besoin, il le découvre, comme Verhaeren, dans le culte de l’homme. Il ne se raffermit que le jour où il a foi en la beauté de la vie humaine, en ses travaux, en ses audaces, et son œuvre s’épanouit à partir de La Sagesse et la Destinée, avec la même sûreté que celle de Verhaeren, après Les Villes tentaculaires. L’un et l’autre sont devenus de fervents idéalistes après avoir été de farouches désespérés : les deux plus grands écrivains belges évoluèrent parallèlement.

On reproche parfois aux essais de Maeterlinck de manquer de personnalité, de reproduire simplement la pensée de Plotin, de Swedenborg, de Novalis, surtout d’Emerson ; on fait, en même temps, grief à l’auteur du Trésor des Humbles de demander son inspiration à des anglo-saxons. Jugeons cette question sans fièvre et ne nous encombrons point de susceptibilités peu pertinentes. Il est incontestable que Maeterlinck n’invente rien ; il a traduit Ruysbroeck l’Admirable, lu et commenté Novalis, Emerson, il les connaît à fond et les aime. Manifestement Emerson apparaît partout dans l’œuvre philosophique de Maeterlinck qui pourrait porter en exergue ces phrases du moraliste américain :

« D’où vient la sagesse ? Où est la Source de la force ? L’âme de Dieu se répand dans le monde à travers les pensées des hommes. Le monde repose sur des idées et non sur du fer et du coton, et le fer du fer, le feu du feu, l’éther et la source de tous les éléments, c’est la force morale. Comme la nuée sur la nuée, et la neige sur la neige, comme l’oiseau sur l’air et la planète en fuite dans l’espace, ainsi les nations humaines et leurs institutions reposent sur les pensées des hommes169. »

Toutefois, ce qui appartient en propre à Maeterlinck, ce que ni Novalis ni Emerson ne lui ont prêté, c’est la manière de présenter les idées. Et si nous reconnaissons volontiers que Maeterlinck puise directement aux sources anglo-saxonnes (mais après tout, il nous plaît de le penser, ni Novalis, ni Emerson n’ignorèrent Pascal !), nul, en revanche, n’oserait le nier, elle acquiert bien droit de cité parmi nous, cette pensée, coulée dans la langue française la plus pure, la plus souple, la plus harmonieuse, qui nous arrive filtrée à travers une forme essentiellement latine ! Un écrivain étranger à notre culture, aurait-il jamais écrit la Vie des Abeilles ou Le Temple enseveli ? Par sa conception de l’univers et son idéal mystique, Maeterlinck s’apparente aux races septentrionales, mais sa sensibilité persuasive, le parfum insinuant et, par instants, capiteux de son style, le sacrent non moins certainement latin.

En bon Flamand, Maeterlinck est peintre : des ouvrages tels que La Vie des Abeilles, Le Double Jardin, L’Intelligence des Fleurs, témoignent d’un sens plastique égal au sens mystique ; mais plus que peintre, il est poète. Sa prose ondule en un rythme admirable et d’innombrables images s’y déploient. Certaines pages du Double Jardin, par exemple, se composent presque exclusivement d’alexandrins non rimés ; on les compte par séries. En voici quelques-uns, au début de cette belle évocation lyrique : « Les sources du printemps. »

Ici, aux bords toujours tièdes de la Méditerranée — cette mer immobile et qui semble sous verre, — où durant les mois noirs du reste de l’Europe, il (le printemps) s’est mis à l’abri des neiges et du vent, en un palais de paix, de lumière et d’amour… 170

Convient-il d’envisager Maeterlinck comme un grand philosophe ? Je ne le crois pas ; comme un vulgarisateur ? Moins encore. S’il n’apporta guère d’idées neuves, il fit plus cependant que de condenser celles des autres en pastilles délectables. Ses essais subsisteront pour perpétuer la belle émotion, la noblesse réconfortante, la poésie de son âme généreuse.

* * *

Le seul dessein de classer Edmond Picard dans une catégorie littéraire contrarie suffisamment la raison pour que nous ne tentions pas cet exercice. Prodigieuse, l’activité d’Edmond Picard s’est employée en tous sens et je ne vois guère de travaux intellectuels qui n’aient passionné cet esprit intrépide. Journaliste littéraire et politique, chroniqueur, écrivain de voyages, dramaturge même, romancier et poète à ses heures, Maître Edmond Picard reste avant tout célèbre avocat autant que savant jurisconsulte. Pour n’avoir jamais canalisé son ardeur vers une fin unique, il exerça une influence réelle sur un grand nombre de ses compatriotes, les futurs docteurs en droit ayant partagé avec bien des débutants ès-lettres l’honneur de solliciter ses conseils. En 1880, la « Jeune Belgique » trouve en Edmond Picard un admirable soutien. C’est en partie à son dévouement, au combat tenace qu’il mène dans l’Art moderne, que le mouvement triomphe. Depuis, Picard n’a point cessé, soit par la plume, soit par la parole, d’encourager les écrivains de langue française, ni de travailler lui-même à l’illustration d’une cause qui lui tient à cœur. Son nom demeurera attaché à la renaissance glorieuse de la Belgique.

L’œuvre la plus populaire d’Edmond Picard, la plus séduisante aussi, ces Scènes de la vie judiciaire, se compose de quatre volumes : Le Paradoxe sur l’avocat, La Forge Roussel, l’Amiral, Mon oncle le jurisconsulte. Autant de livres juridiques, autant de livres littéraires. Picard ne pense pas que la science du Droit consiste seulement à étudier les lois dans les livres. Il aperçoit le Droit à chaque instant, et partout, au hasard de la vie quotidienne ; il veut suggérer l’idée du Droit aux jeunes gens en les obligeant à observer autour d’eux. Aussi résume-t-il ses idées en des nouvelles ou autres fictions fort agréables, dont l’esprit avisé et charmant, la forme joliment fringante, s’ils évoquent très peu la sécheresse des articles du Code, développent vite chez les lecteurs le sens du Droit. Ici, un stagiaire frais émoulu écoute le Maître éminent lui exposer les devoirs professionnels de l’avocat (Le Paradoxe sur l’avocat) ; là, un bâtonnier confie à ses confrères, en un récit émouvant, comme lui fut inculpé l’amour de sa profession (Mon oncle le jurisconsulte). Et toujours, Picard découvre des horizons insoupçonnés, incite à méditer, instruit par la plus savoureuse des leçons. Félicitons-le d’avoir cru que « ces matières abstraites, toujours présentées jusqu’ici sous un accoutrement doctoral, qui les rendait à la fois peu attrayantes et accessibles seulement aux initiés, pourraient supporter, sans rien perdre de leur gravité et de leur valeur, une accommodation moins pédantesque171 ».

La critique littéraire belge ne date, comme le roman, la poésie ou le théâtre, que d’une trentaine d’années. J’ignore si les bonnes œuvres font les bons critiques… Toujours est-il qu’avant 1880, on ne rencontrait en Belgique que des journalistes fades et de courte vue. Le moins obscur, Gustave Frédérix, se distingue surtout par ses attaques violentes contre « La Jeune Belgique » et Francis Nautet.

Francis Nautet concevait en effet, la critique de façon nouvelle. Nullement effarouché par les jeunes écrivains qui venaient de révolutionner la vie littéraire, il essayait de se composer, sur les hommes et les livres, une opinion à lui, inspirée de principes larges, soutenue par des idées générales, sans daigner se soumettre aux doctes édits de messieurs les pédants à lunettes. « Son enthousiasme, a dit Verhaeren, se mettait joyeusement en attelage au-devant du charroi des premières moissons d’art. » En fallait-il tant pour déchaîner la meute des timorés et des jaloux ?

Deux volumes de Notes sur la littérature moderne et une Histoire des lettres belges d’expression française 172, non terminée, forment l’œuvre de Nautet, arraché, dans la force de l’âge, à son labeur, tel, trois ans plus tôt, un autre critique de talent, Victor Arnould. Le plan des deux tomes sur les Lettres belges a beau être médiocrement établi, la valeur de l’ouvrage reste grande ; qui veut étudier les écrivains belges, doit l’avoir lu. Une pensée riche et pénétrante, un esprit juste non sans ingéniosité, le souci incessant de ne point voir mesquin, de rechercher les causes, de supputer les effets, en un mot la solidité perspicace de sa méthode élève Nautet à la hauteur d’un historien littéraire.

Mêmes qualités dans les Notes sur la littérature moderne où les Lettres au Roi sur la Jeune Belgique voisinent avec d’excellents articles sur « le Nihilisme littéraire », « Catulle Mendès », « Alphonse Daudet », « L’Art et la Bourgeoisie », « Charles Baudelaire » écrits en une langue saine et alerte. J’apprécie tout particulièrement le chapitre du « Mouvement naturaliste » et celui en l’honneur du grand Dostoïewsky. Voici une page prouvant à quel point Nautet a compris et su mettre en lumière le génie des Russes.

Les Russes, de préférence, dépeignent les créatures complexes ; ils démêlent les sentiments dans les âmes ravagées et débrouillent dans les cerveaux l’emmêlement des idées, en notant, avec une précision merveilleuse et saisissante, tous les remous des passions. En opposition aux classiques, ils ne se soucient pas d’exprimer un caractère. On dirait difficilement de certains personnages de Tourgueneff et de Dostoïewsky qu’ils sont bons ou mauvais, quel est leur défaut ou leur qualité dominante ; on n’y trouve pas de types qui soient une personnification absolue ; ils n’en sont plus à cette littérature élémentaire, qui consiste à présenter les gens avec un défaut, ou une vertu persistant toujours, sans détente, sans contrastes, sans brusques démentis. Leurs héros ont une réalité frappante, précisément parce qu’ils ne se livrent pas, qu’ils conservent des coins inconnus, qu’ils sont variés, inconséquents, divers, contraires à eux-mêmes et aux apparences, comme l’est en réalité l’être humain. Ils sont ouverts à des mobiles différents et contradictoires, souples, sans caractère fixe, des anges y ont des griffes de démons, des gens vertueux, dévoués et bons révèlent tout à coup des abîmes de scélératesse. Et des scélérats, au milieu de leurs instincts mauvais, ont des éclaircies exquises, des jaillissements de tendresse et de douceur173.

Aujourd’hui la critique littéraire se trouve représentée par une pléiade d’écrivains dont certains ont du talent. Maurice Wilmotte les domine tous par sa belle intelligence, curieuse, agile et fine, la sagacité de son esprit, l’opulence de son érudition. Il faut tenir l’éminent professeur à l’Université de Liège pour un défenseur opiniâtre de la culture française en Belgique. Ses compatriotes ne lui ont-ils pas reproché de rattacher avec partialité la littérature belge à la littérature française, de voir en celle-là le corollaire trop strict de celle-ci ? Quant à nous, comment le blâmerions-nous d’une attitude qui constitue un si juste titre à notre reconnaissance ? Maurice Wilmotte a beaucoup voyagé, il parle cinq ou six langues et possède les principales littératures européennes. Infatigable, il prêche sa doctrine et bataille pour la prédominance de notre culture. Ni ses conférences, ni ses innombrables articles n’ont pu toujours être recueillis, mais plusieurs volumes permettent d’apprécier la sûreté de sa science et le caractère original d’idées que l’on respecte, même s’il arrive de ne les point partager. Les Études de dialectologie wallonne, Les Passions allemandes du Rhin dans leur rapport avec l’ancien théâtre français, La Belgique littéraire et politique, Les Études critiques sur la tradition littéraire en France attestent la diversité des recherches et l’éclectisme des travaux. Ce dernier ouvrage dont le chapitre I traite de « la naissance du drame liturgique » se termine par une étude sur « l’esthétique des symbolistes » en passant par François Villon, Joachim du Bellay, Jean-Jacques Rousseau, Eugène Fromentin, tous envisagés sous un jour spécial et nouveau, avec une tendance très accentuée à juger de haut, à tirer, le plus souvent possible, une loi générale d’un groupement de faits particuliers. Par exemple, ayant rappelé l’accueil plutôt froid réservé aux premiers symbolistes, Wilmotte continue ainsi :

Au xvie  siècle, si l’on daigne s’en souvenir, Joachim du Bellay provoquait de même l’ire de Fontaine et des disciples entêtés de Marot par l’apparente nouveauté de quelques-unes de ses affirmations et l’audacieux pédantisme de son style, tout crénelé de grec et de latin. Au siècle suivant, le fondant, le melliflu des expressions du sentiment amoureux chez Quinault, puis chez Racine, indignaient Saint-Évremond, grand et bel esprit pourtant, et causait à Madame de Sévigné le dépit d’une chose inconnue et déplaisante. C’est ce dépit qu’elle a traduit par la phrase historique : « Racine fait des comédies pour la Champmêlé… ». Et, plus tard encore, que n’a-t-on dit de la phrase brisée de La Bruyère et de son observation impitoyable, succédant à la période cicéronienne et aux critiques de mœurs toutes générales des sermonnaires ? C’est la loi de nature, l’éternel recommencement des mêmes grimaces, apeurées ou dégoûtées, devant l’effort des nouveaux venus ; chaque génération est nécessairement marâtre pour celle qui lui succédera174.

Louis Dumont-Wilden ne se spécialise pas dans la critique littéraire. Il est aussi bien publiciste, essayiste, écrivain d’art. Mais je le rapproche de Maurice Wilmotte, car il soutient avec lui le bon combat pour la culture française. Esprit très distingué, très ouvert, très au courant de la pensée contemporaine en Europe, d’une activité pétulante, souple et avisée, Dumont-Wilden, outre de nombreuses chroniques éparpillées par les journaux et revues, nous mène, en guide averti, vers les Coins de Bruxelles, ou nous confie ses appréhensions de sociologue (Les Soucis des derniers soirs), ou encore célèbre son pays dans La Belgique illustrée, ouvrage très attrayant et très utile, préfacé par Émile Verhaeren. Récemment, en collaboration avec Jules Souguenet, Dumont-Wilden fit paraître la Victoire des Vaincus, un livre bien doux à tous les cœurs français. Les deux auteurs belges racontent leur voyage à travers l’Alsace-Lorraine en compagnie du vaillant Georges Ducrocq. Ils en revinrent persuadés que l’amour de la France persistait tenacement sur la terre annexée. Comme leurs récits émeuvent et réconfortent !

Georges Rency fait partie, lui aussi, de cette escouade d’éclaireurs sans cesse en éveil, intrigués et sollicités par toute idée jeune, qui écrivent, parlent, vivent sur la brèche pour défendre la littérature d’expression française et la pensée française. Les Physionomies littéraires témoignent de son talent nerveux et clairvoyant.

Henri Liebrecht, avec lequel nous eûmes l’occasion déjà de nous rencontrer, publia une importante Histoire de la Littérature belge d’expression française, des origines à nos jours, travail sérieux, documenté, complet, d’une information sûre, clairement édifié, harmonieusement compris. L’esprit en est, dans l’ensemble, excellent, la forme attrayante, souvent personnelle.

Plus chétif, le petit volume, assez ancien à la vérité, d’Eugène Gilbert, sur Les Lettres françaises dans la Belgique d’aujourd’hui.

Les Écrivains belges de Désiré Horrent contiennent des chapitres parfois remarquables sur Lemonnier, Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren, Eekhoud, Giraud, Séverin, Demolder, toujours mûrement pensés, écrits avec élégance.

Quant à Maurice Gauchez, il réunit dans Le Livre des Masques belges bien des monographies instructives.

Parmi les critiques catholiques, citons Firmin van den Bosch dont les Essais de critique catholique et les Impressions de littérature contemporaine font estimer la netteté de jugement, les poètes Victor Kinon, qui nous présente (Portraits d’auteurs) de fortes études, souvent partiales, mais d’un caractère élevé, concernant certains écrivains septentrionaux, français, belges, et Georges Ramaekers, auteur de plaquettes intéressantes sur Verhaeren, Demolder, Virrès.

Mentionnons aussi les Monstres belges de Jules Souguenet, l’Énergie belge d’Édouard Ned, La Merveilleuse aventure des Jeune-Belgique par Oscar Thiry, les articles toujours très agréables de Gérard Harry, ceux de Franz Mahutte, d’Arthur Daxhelet, de Fritz Masoin, de Georges Doutrepont.

Maints poètes, maints romanciers se sont adonnés à la critique. Émile Verhaeren a parfois apprécié les productions de ses confrères en une prose imagée et rutilante. On lui doit également des notes sur les Lettres françaises en Belgique. Albert Giraud, André Fontainas, Georges Eekhoud, Paul André, bien d’autres encore, signèrent ou signent maintenant des feuilletons littéraires.

Il est un poète dont l’œuvre critique importe presque autant que l’œuvre lyrique, Albert Mockel. Je retiens seulement les Propos de Littérature (études sur Francis Vielé-Griffin et Henri de Régnier) et trois plaquettes consacrées à Mallarmé, Verhaeren, van Lerberghe. Mockel reste poète : il continue de chanter lorsqu’il juge et je remarque la même émotion dans telles pages critiques que dans ses recueils de vers. Par ailleurs, la complexité minutieuse, la susceptibilité inquiète de Mockel s’emploient fort joliment. Ce besoin de hacher idées et sensations en parcelles ténues, s’allie, pour notre plus grande joie, à l’état de perpétuelle exaltation lyrique. Écoutez Mockel parler d’Henri de Régnier.

… M. de Régnier communie avec les choses plus qu’il ne théorise ; et cette communion fait naître une mélodie pénétrante et persuasive qui, sur un mode égal et lent de tristesse sans révolte, s’enlace invinciblement à l’esprit qu’elle atteint ; elle fait songer à ces dards fleuris des féeries qui percent comme en une caresse et déjà sont devenus un captivant réseau. C’est un long geste, sans surprise, élevant par guirlandes de riches, somnifères et troublantes corolles bientôt nouées à notre front ; ou bien un doigt haut levé en un signe conduit nos yeux jusqu’à les perdre parmi les fondantes magies de l’horizon qui se déroule175.

Mais je ne connais pas de pages plus senties, ni d’un velouté plus succulent que celles inspirées à Mockel par l’auteur de La Chanson d’Ève. Jamais on ne parlera de van Lerberghe en termes aussi appropriés, aussi délicats, aussi suavement évocateurs, jamais on ne recréera, au moyen d’un art à ce point compréhensif et cajoleur, le pur enchantement d’une atmosphère quasi divine.

Nous notions, aux premières pages de ce travail, que les écrivains belges étaient des peintres. Leurs dispositions picturales devaient naturellement les incliner vers la critique d’art : plusieurs cédèrent à ce goût instinctif.

Camille Lemonnier, qui avait débuté dans la vie littéraire par ses Salon de Bruxelles (1863 et 1866), publie, en 1878, un livre remarquable sur Courbet, neuf ans plus tard une Histoire des Beaux-Arts en Belgique (1830-1887), en 1888 les sensations profondes éprouvées en face des Rubens et des Jordaens de Munich176, puis, la même année, Les Peintres de la Vie, contenant des études définitives sur Alfred Stevens et Félicien Rops. Camille Lemonnier est un magnifique écrivain d’art, parce qu’il comprend et aime profondément ceux dont il parle. Le profane s’oppose aux peintres, aux sculpteurs, pour juger selon ses propres conceptions, il constate si ses théories s’accommodent ou non de leurs talents. Lemonnier, lui, soupçonne leurs émotions, partage leurs enthousiasmes, s’assimile leur vie : on le sent bien des leurs.

Émile Verhaeren signa longtemps la chronique artistique à L’Art moderne et à La Nation. Il fît paraître, en 1885 et 1887, deux opuscules ; Joseph Heymans peintre et Fernand Khnopff, plus récemment (1905) un très beau livre sur Rembrandt.

On doit à Eugène Demolder, outre son volume d’Impressions d’art, de belles monographies : Constantin Meunier, Félicien Rops, James Ensor ; Georges Eekhoud s’est intéressé aux peintres animaliers, après avoir traduit du néerlandais des ouvrages sur Van Dyck et Jordaens.

André Fontainas nous offre une excellente Histoire de l’art français au xixe  siècle et une forte étude sur Franz Hals.

Des conteurs tels que Maurice des Ombiaux ou Sander Pierron s’aventurent également sur un domaine dont d’autres écrivains se sont fait un fief. De ceux-ci, le plus documenté et le plus brillant est sans conteste Hippolyte Fierens-Gevaert. Les Essais sur l’art contemporain, La Renaissance septentrionale et les premiers maîtres des Flandres, les livres consacrés à Jordaens et Van Dyck font admirer sa science comme la sûreté de son instinct.

Henri Hymans, Arnold Goffin, Jules Destrée, qui se préoccupa particulièrement des œuvres d’art religieux, Dumont-Wilden, Octave Maus, parfois Edmond Picard ont aiguillé ou aiguillent leurs recherches vers le même but.

Les travaux éminents de Charles de Spoelberch de Lovenjoul représentent avec éclat l’érudition. Ce savant devint vite populaire en France, car il se voua tout entier à l’œuvre de Balzac et au romantisme français. L’Histoire des œuvres d’H. de Balzac, La Genèse d’un roman de Balzac, Une page perdue d’H. de Balzac, Autour de H. de Balzac, L’Histoire des œuvres de Th. Gautier, La Véritable histoire de « Elle et Lui », Sainte-Beuve inconnu, autant d’ouvrages indispensables à ceux qui désirent élucider l’histoire littéraire de la première moitié du xixe  siècle, sur des textes précis et méticuleusement établis.

La philosophie recueille peu d’adeptes, mais le professeur Georges Dwelshauwers, dont la Synthèse mentale nous autorise à le regarder comme un disciple de Bergson, l’honore dignement.

L’histoire groupe plus de fervents. Un maître de l’Université de Bruxelles, Léon Vanderkindere, tenta dans Le Siècle des Artevelde (1879) de rattacher l’histoire de la Belgique à l’histoire générale et s’astreignit à l’analyser suivant une méthode sérieuse. Il fut à l’histoire ce que Nautet devait être à la littérature. Vanderkindere laisse, en outre, une Histoire de la Formation territoriale des principautés belges au Moyen Âge.

L’impulsion donnée, d’autres suivirent : Godefroid Kurth, avec peut-être moins de science rigoureuse, mais plus de lyrisme, écrivit une Histoire de la civilisation moderne.

Henri Pirenne devait profiter de toutes ces études, les augmenter, les mettre au point. Son Histoire de la Belgique s’élève comme le premier monument en l’honneur de la nation belge. Résolu à ne point voir dans la formation de la Belgique contemporaine un simple accident, Pirenne l’explique en reliant le peuple belge aux principaux événements de l’Histoire, en le faisant participer, en tant que peuple belge, depuis les temps les plus reculés, aux grands mouvements européens. L’œuvre de Pirenne est une œuvre nationale177.

On ne saurait passer sous silence l’ouvrage mi-historique, mi-physiologique d’Eugène Baie sur la sensibilité collective, dont la première partie L’Épopée flamande 178 reconstitue le génie du peuple flamand d’après sa manière de sentir adaptée aux diverses manifestations de son existence.

Les souvenirs de voyages ont excité la verve de quelques auteurs. Sous la signature d’Edmond Picard parurent Monseigneur le Mont-Blanc, En Congolie, El Moghreb el Aska. Jules Leclercq, James Vandrunen, Léopold Courouble racontent leurs séjours en Afrique et Adrien de Gerlache nous entraîne vers l’Antarctique. Sans traverser les mers, il est aisé de parcourir l’Espagne en auto avec Eugène Demolder ou de visiter le pays de l’Ardenne en compagnie de Léon Dommartin. N’oublions point enfin les notes variées et intelligentes de Dumont-Wilden.

* * *

La vie littéraire belge ne s’observe pas seulement à travers les livres. Il convient, pour en apprécier la vigueur, de jeter aussi un regard sur les nombreuses revues. On connaît déjà cette Jeune Belgique, aujourd’hui défunte, mais jadis illustre, lorsque en 1881 elle groupait toutes les aspirations nouvelles. Peu d’années après, naissaient L’Art moderne et La Société nouvelle (1884) ; La Wallonie d’Albert Mockel ne tardait pas à paraître. La Jeune Belgique et La Wallonie n’existent plus, mais que de revues fraîches ont surgi ! Et combien ont déjà disparu, revues de jeunes dont l’éphémère existence apporte cependant la preuve de tentatives ardentes et loyales ! On n’oublie ni Le Coq rouge, ni Le Magasin littéraire. Actuellement les trois revues les plus importantes sont La Revue de Belgique, dirigée par Maurice Wilmotte, d’esprit très libéral et de tendances françaises, La Revue générale, organe plutôt catholique, La Belgique artistique et littéraire, dont la neutralité semble parfaite, où collaborent Paul André, Maurice des Ombiaux, Léopold Courouble, F.-Ch. Morisseaux, Maurice Gauchez, etc. D’autres périodiques d’excellente allure, L’Art moderne (Octave Maus), La Société nouvelle 179, La Vie intellectuelle (Georges Rency et Jean de Bère), Durandal (abbé Moeller) méritent également les suffrages des lettrés. Attirons aussi l’attention sur La Fédération artistique, La Plume, Le Thyrse, La Belgique française, L’Essor, Wallonia 180, Le Florilège 181, L’Art et l’École au Foyer 182, Les Moissons futures 183, La Jeune Wallonie 184.

D’autre part, les critiques dont nous avons tout à l’heure relevé les noms tiennent presque tous les rubriques des principaux journaux. On y rencontre même des conteurs, puisque le délicieux Delattre assume la tâche, dont il s’acquitte fort heureusement, de présenter les livres nouveaux aux lecteurs du Petit Bleu.

Les préoccupations littéraires font désormais partie intégrante de la vie belge. Cette animation intellectuelle, entretenue par les livres, les revues, les journaux, se trouve encore encouragée au moyen de conférences. Dans les villes importantes, Bruxelles, Anvers Liège, Mons, des cercles, de grands quotidiens en organisent chaque année des séries. De leur côté, Les Amitiés françaises se ramifient de plus en plus en Belgique et créent un peu partout des sections qui contribuent intensément, grâce à des causeries, des excursions, des brochures, au développement de la culture française. Rendons un hommage particulier à l’habile et ingénieuse activité de Maurice Wilmotte : il prête son concours à tant de réunions utiles pour notre cause !

D’ailleurs, un courant permanent s’est établi entre la Belgique et la France dont les deux pays profitent. Si nos maîtres, nos hommes de lettres vont se faire entendre à Bruxelles, à Anvers, des professeurs belges, Wilmotte ou Dwelshauwers, parlent devant un public français185. Les écrivains belges envoient prose et vers aux revues françaises et se font éditer couramment à Paris. Le Mercure de France en a plus hospitalisé, je crois, que n’importe quel libraire bruxellois ! Aussi bien, n’est-ce pas notre pays qui, parfois, révéla des auteurs belges à la Belgique elle-même et au monde ? Maeterlinck ne fut-il pas certain matin projeté brusquement en lumière par Octave Mirbeau ?

Mais quels que soient les liens qui unissent étroitement les destinées de la littérature belge à celles de la littérature française, ils ne doivent empêcher ni d’apercevoir, ni d’apprécier les caractères spéciaux très marqués d’un mouvement intellectuel riche et puissant par lui- même. À cet égard, la Belgique a suffisamment affirmé sa robustesse depuis plus d’un quart de siècle pour que nous envisagions son avenir avec confiance. Désormais elle vivra d’une vie continue, sans période stérile, et jouera un rôle sans cesse grandissant dans l’histoire littéraire universelle. Déjà cette année, un écrivain belge n’obtint-il pas le prix Nobel ?

À l’enthousiasme des littérateurs s’est ajouté, depuis peu, un élément tout nouveau de succès. Longtemps, le gouvernement les négligea ou les méprisa ; or voici que LL. MM. le Roi et la Reine de Belgique ne manquent aucune occasion de leur témoigner une affectueuse sollicitude. Ces souverains, amis des Lettres et des Arts, n’attendent pas du seul essor industriel et commercial la belle santé de leur peuple. On s’en rendit bien compte au discours qu’Albert Ier prononça en inaugurant la section littéraire de l’Exposition de Bruxelles. Les actes suivirent les paroles puisque, au mois de septembre 1911, le Roi Albert et la Reine Élisabeth recevaient Verhaeren dans l’intimité du château de Ciergnon, et honoraient de leur présence, en mai dernier, le festival offert à Maeterlinck au Théâtre de la Monnaie. Voilà donc la littérature officiellement classée, en Belgique, comme une manifestation essentielle de l’activité nationale. Réjouissons-nous-en, et admirons quelle merveilleuse poussée de sève l’enleva, en trente-deux ans, de l’obscurité à la gloire, pour le plus beau triomphe de l’influence française !

Bibliographie

I. Principaux ouvrages consultés186

Bazalgette (Léon). — Camille Lemonnier. Paris, Sansot, 1904. — Émile Verhaeren. Paris, Sansot, 1907.Beaunier (André). — La Poésie nouvelle. Paris, Mercure de France, 1902.Bever (Ad. Van). — Maurice Maeterlinck. Paris, et avec Sansot, 1904.Léautaud (Paul). — Poètes d’aujourd’hui. Paris, Mercure de France, 1900.Bithell (Jethro). — Contemporary Belgian Poetry. Londres, The Walter Scott Publishing Cº Ltd, 1904. Ernest-Charles (J.). — Les Samedis littéraires (3e série). Paris, Sansot, 1906. — Le Théâtre des poètes. Paris, Ollendorff, 1910.Chot (Joseph) et Dethier (René). — Histoire des lettres françaises de Belgique depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Charleroi, Hallet, 1910.Effer (Prof. Dr. Hubert). — Beiträge zur Geschichte der franzœsischen Literatur in Belgien. Düsseldorf, 1909.Gauchez (Maurice) — Le Livre des Masques belges. Paris et Mons, Éd. de la Société nouvelle, 1909.Gilbert (Eugène). — Les Lettres françaises dans la Belgique d’aujourd’hui. Paris, Sansot, 1906.Gourmont (Remy de). — Promenades littéraires. Paris, Mercure de France, 1904. — Le Livre des Masques. Paris, Mercure de France, 1906. — Le IIe Livre des Masques. Paris, Mercure de France, 1910.Hauser (Otto). — Die belgische Lyrik von 1880 bis 1900. Groszenhain, 1902. Horrent (Désiré). — Écrivains belges d’aujourd’hui. Bruxelles, Lacomblez, 1904.Kinon (Victor). — Portraits d’auteurs. Bruxelles, Dechenne et Cie, 1910.Lemaître (Jules). — Impressions de théâtre (huitième série). Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1895.Liebrecht (Henri). — Histoire de la littérature belge d’expression française. Bruxelles, Vanderlinden, 1910.Mockel (Albert). — Émile Verhaeren, avec une notice biographique par Francis Viélé-Griffin. Paris, Mercure de France, 1895. — Charles van Lerberghe. Paris, Mercure de France, 1904.Nautet (Francis). — Histoire des lettres belges d’expression française (2 volumes). Bruxelles, 1892.Ramaekers (Georges). — Eugène Demolder. Bruxelles, Société belge de Librairie, 1909. — Georges Virrès. Bruxelles, Société de Librairie, 1910.Rossel (Virgile). — Histoire de la littérature française hors de France (2e éd.). Paris, Fischbacher, 1897. Souza (Robert de). — La Poésie populaire et le lyrisme sentimental. Paris, Mercure de France, 1899.Taine (Hippolyte). — Philosophie de l’art. Paris, Hachette.Verhaeren (Émile). — Les Lettres françaises en Belgique, Bruxelles, Lamertin, 1907.Visan (Tancrède de). — L’Attitude du lyrisme contemporain. Paris, Mercure de France, 1911.Zweig (Stefan). — Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre, traduit de l’allemand par Paul Morisse et Henri Chervet, Paris, Mercure de France, 1910.

II. Œuvres des auteurs dont ce livre contient une citation

Braun (Thomas) — Le Congrès des poètes. Gand, Siffer, 1895. — L’An. Bruxelles ; Lyon-Classen, 1897, — Le Livre des bénédictions. Bruxelles, Oscar Schepens, 1900. — Des poètes simples. Francis Jammes. Bruxelles, Édition de la Libre esthétique, 1900. — Propos d’hier et d’aujourd’hui. Bruxelles, Van Oest et Cie, 1908. — Paul Verlaine en Ardennes. Paris, Dumoulin, 1909. — Philatélie. Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1910. — Fumée d’Ardennes. Bruxelles, Deman, 1912.Collin (Isi). — Des vers. Liège, Impr. Gérard, 1898. — Les Baisers. Liège, Impr. Gérard, 1898. — L’Étang. Liège. Impr. Gérard, 1900. — Quinze ariettes. Bruxelles, Weissenbruch, 1901. — Pan ou l’Exil littéraire. Liège, Impr. Faust-Truyen, 1903. — La Vallée heureuse. Liège, Bénard, 1903. Paris, L’Ermitage, 1903.Delattre (Louis). — Croquis d’écoliers. Mons, Manceaux, 1888. — Contes de mon village. Bruxelles, Lacomblez, 1890. — Les Miroirs de jeunesse. Bruxelles, Lacomblez, 1894. — Une rose à la bouche. Bruxelles, Éd. du Coq rouge, 1896. — La Loi de péché (roman), Paris, Mercure de France, 1899. — Marionnettes rustiques. Liège, Bénard, 1899. — Le Jardin de la Sorcière, contes traduits des frères Grimm. Bruxelles, Dechenne, 1906. — Fanny (théâtre). Bruxelles, Larcier, 1906. — La Mal Vengée (théâtre). Bruxelles, Larcier, 1907. — Le Roman du Chien et de l’Enfant. Bruxelles, Dechenne, 1907. — Avril. Bruxelles, Lamertin, 1908. — Le Jeu des petites gens. Liège, Bénard, 1908. — Les Voyageurs et La Dissolution de l’instinct sexuel. Bruxelles, Impr. Vve Féron, 1909. — Le Pays wallon. Bruxelles, Dechenne, 1910. — Les Carnets d’un médecin de village. Bruxelles, Dechenne, 1910. — Contes d’avant l’amour. Bruxelles, Larcier, 1910. — Petits contes en sabots. Bruxelles, Lebègue, 1911. — Le Parfum des buis. Bruxelles. Dechenne, 1912.Demolder (Eugène). Impressions d’art. Bruxelles, Vve Monnom, 1889. — Contes d’Yperdamme. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — James Ensor, avec un dessin d’Ensor. Mort mystique d’un théologien. Bruxelles, Lacomblez, 1892. — Les Récits de Nazareth. Bruxelles, Ch. Vos, 1893. — Félicien Rops. Étude patronymique avec quelques reproductions brutales de devises inédites de Rops. Paris, René Pincebourdes, 1894. — La Légende d’Yperdamme. Paris, Mercure de France, 1896. — Le Royaume authentique du grand saint Nicolas. Paris, Mercure de France, 1896. — Quatuor. Paris, Mercure de France, 1897. — Sous la robe. Paris, Mercure de France, 1898. — La Mort aux berceaux. Noël en un acte. Paris, Mercure de France, 1899. — La Route d’émeraude. Paris, Mercure de France, 1899. — Les Patins de la reine de Hollande. Paris, Mercure de France, 1901. — Le Cœur des pauvres. Contes pour les enfants. Paris, Mercure de France, 1901. — L’Agonie d’Albion. Paris, Mercure de France, 1901. — Constantin Meunier. Étude. Bruxelles, Deman, 1901, — Trois contemporains : Henri de Brakeleer, Constantin Meunier, Félicien Rops. Bruxelles, Deman, 1901. — L’Arche de monsieur Chenus. Paris, Mercure de France, 1904. — Le Jardinier de la Pompadour. Paris, Mercure de France, 1904. — L’Espagne en auto. Paris, Mercure de France, 1906.Devos (Prosper-Henri). — Un Jacobin de l’An CVIII. Bruxelles, Association des écrivains belges. — Monna Lisa. Paris, Librairie générale des sciences, arts et lettres, 1911.Eekhoud (Georges) —.Myrtes et cyprès. Paris, Librairie des bibliophiles, 1876. Épuisé. — Zigzags poétiques. Paris, Librairie des bibliophiles, 1877. Épuisé. — Les Pittoresques, Paris, Librairie des bibliophiles, 1879. — Henri Conscience. Bruxelles, Lebègue, 1881. — Kees Doorik. Bruxelles, Hochsteyn, 1883. Épuisé. — Kermesses. Bruxelles, Kistemaeckers, 1884. Épuisé. — Les Milices de saint François. Bruxelles, Vve Monnom, 1886, Épuisé. — Nouvelles kermesses. Bruxelles. Vve Monnom, 1887. Épuisé. — La Nouvelle Carthage (éd. incomplète). Bruxelles, Kistemaeckers, 1888. — La Nouvelle Carthage. Les Émigrants. Contumace. Bruxelles, Kistemaeckers, 1889. — La Duchesse de Malfi (tragédie de John Webster). Bruxelles, Éd. de la Société nouvelle, 1890. Épuisé. — Les Fusillés de Malines. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — Cycle Patibulaire. Bruxelles, Kistemaeckers, 1892 ; réédité au Mercure de France, 1896. — Au siècle de Shakespeare. Bruxelles, Lacomblez, 1893. — La Nouvelle Carthage (éd. définitive), Bruxelles, Lacomblez, 1893. — Nouvelles kermesses (éd. définitive). Bruxelles, Lacomblez, 1894. — L’Escrime à travers les âges (histoire vivante de l’épée en dix tableaux épisodiques) musique de MM. Danneau, de Bœck, etc. Bruxelles, Lebègue, 1894. — Mes communions. Bruxelles, Kistemaeckers, 1895 ; réédité au Mercure de France en 1897. — Philaster et L’Amour qui saigne (tragédie de Beaumontet Flechter). Bruxelles, Éd. du Coq rouge, 1896 ; réédité à Paris chez Stock en 1897. — Édouard II (tragédie de Marlowe). Bruxelles, Société nouvelle, 1896. — Peter Benoit. Bruxelles, Vve Monnom, 1897. — Escal Vigor. Paris, Mercure de France, 1899. — La Faneuse d’amour. Paris, Mercure de France, 1900. — L’Autre Vue. Paris, Mercure de France. 1904. — Les Chefs-d’œuvre de Van Dyck (traduction de l’ouvrage néerlandais de Max Rooses). Anvers, Librairie néerlandaise, 1900-1901. — L’Imposteur Magnanime (théâtre). Perkin Waarbeck. Bruxelles, Bulens, 1903. — Jacques Jordaens et son œuvre (traduction de l’ouvrage néerlandais de P. Buschmann). Bruxelles, Van Oest, 1905. — Les Peintres animaliers. Bruxelles, Van Oest, 1911. — Les Libertins d’Anvers. Paris, Mercure de France, 1912.Elskamp (Max). — Dominical. Anvers, Buschmann, 1892. — Salutations dont d’angéliques. Bruxelles, Lacomblez, 1893. — En Symbole vers l’Apostolat. Bruxelles, Lacomblez, 1895. — Six chansons de pauvre homme pour célébrer la Semaine de Flandre. Bruxelles, Lacomblez, 1895. — Enluminures. Bruxelles, Lacomblez, 1898. — La Louange de la vie. Paris, Mercure de France, 1898. — L’Alphabet de Notre-Dame de la Vierge. Anvers, Buschmann, 1901.Fontainas (André). — Le Sang des fleurs. Bruxelles, 1889. Épuisé. — Les Vergers illusoires. Bruxelles, Librairie de l’Art indépendant, 1892. Épuisé. — Nuits d’Épiphanie. Paris, Mercure de France, 1894. — Les Estuaires d’ombre. Paris, Mercure de France, 1893. Épuisé. — Crépuscules. Paris, Mercure de France, 1897. — L’Ornement de la solitude (roman). Paris, Mercure de France, 1899. — Le Jardin des Îles Claires. Paris, Mercure de France, 1901. — De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (traduction de Thomas de Quincey). Paris, Mercure de France, 1901. — Le Frisson des îles. Conférence, 1902. — L’Indécis (roman). Paris, Mercure de France, 1903. — Quatre prosateurs belges. Paris, Mercure de France, 1904. — Histoire de la peinture française au xixe  siècle. Paris, Mercure de France, 1906. — Cinq poèmes (traduction de John Keats). 1906. — Hélène Pradier (théâtre). Bruxelles, Larcier, 1907. — La Nef désemparée. Paris, Mercure de France, 1908. — Franz Hals. Paris, Laurens, 1909.Gérardy (Paul). — Roseaux. Paris, Mercure de France, 1908.Gilkin (Iwan). — La Damnation de l’artiste. Bruxelles, Deman, 1890. — Ténèbres. Bruxelles, Deman, 1892. — Stances dorées. Bruxelles, Lacomblez, 1893. — La Nuit. Paris, Fischbacher, 1897 ; réédité au Mercure de France, 1910. — Le Cerisier fleuri. Paris, Fischbacher, 1899. — Prométhée. Paris, Fischbacher, 1899. — Jonas. Bruxelles, Lamertin, 1900. — Savonarole (drame). Bruxelles, Lamertin, 1906. — Étudiants russes (drame). Bruxelles, Vve Larcier, 1906.Gille (Valère). — La Cithare. Paris, Fischbacher, 1897. — Le Collier d’opales. Paris, Fischbacher, 1899. — Le Coffret d’ébène. Paris, Fischbacher, 1901.Giraud (Albert). — Le Scribe. Bruxelles, Hochsteyn, 1883. — Pierrot lunaire. Paris, Lemerre, 1884. — Le Parnasse de la Jeune Belgique. Paris, Vanier, 1887. — Hors du siècle (1re partie). Paris, Vanier, 1888. — Pierrot Narcisse. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — Les Dernières Fêtes. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — Hors du siècle (2e partie). Lacomblez, 1894. — Hors du siècle (éd. définitive). Bruxelles, Lacomblez, 1897. — Héros et Pierrots. Paris, Fischbacher, 1898. — Victor Hugo. Bruxelles, Weissenbruch, 1902. — Alfred de Vigny. Bruxelles, Weissenbruch, 1902. — La Guirlande des Dieux. Bruxelles, Lamertin, 1910. — La Frise empourprée. Bruxelles, Lamertin, 1912.Glesener (Edmond). — Le Cœur de François Remy. Paris, Juven, 1907.Hannon (Théodore). — Rimes de joie. Bruxelles, Gay et Doucé, 1881. — Au Clair de la Lune. Bruxelles, Lamberty.Kinon (Victor). — La Chanson du Petit Pèlerin de Notre-Dame de Montaigu. Bruxelles, Oscar Schepens, 1898. — L’Âme des saisons. Bruxelles, Larcier, 1909. — Portraits d’auteurs. Bruxelles, Dechenne, 1910.Lemonnier (Camille). — Salon de Bruxelles (1863). Bruxelles. — Salon de Bruxelles (1866). Bruxelles. — Nos Flamands. Paris, Dentu, 1869. Bruxelles, Rozez, 1869. — Salon de Paris (1870), Paris, Vve Morel, 1870. — Croquis d’automne. Paris, Bruxelles, 1870. — Paris-Berlin. Bruxelles, Rozez (sans nom d’auteur), 1870. — Sedan (Les Charniers), Bruxelles, Muquardt, 1871. — Histoires de gras et de maigres. Paris, Librairie de la Société des gens de lettres. Bruxelles, Landsberger et Cie, 1874. — Derrière le rideau (contes). Paris, Casimir Pont, 1875. — Contes flamands et wallons. Paris, Librairie de la Société des gens de lettres, 1875. — G. Courbet et ses œuvres. Paris, Lemerre, 1878. — Bébés et joujoux. Paris, Hetzel, 1879. — Un coin de village. Paris, Lemerre, 1879. — Un mâle. Bruxelles, Kistemaeckers, 1881. — Le Mort. Bruxelles, Éd. des bibliophiles, 1882. — Thérèse Monique. Paris, Charpentier, 1882. — Les Petits Contes. Bruxelles, Parent et Cie, 1882. — Histoire de huit bêtes et d’une poupée. Paris, Hetzel, 1884. — Ni chair ni poisson. Bruxelles, Brancart, 1884. — L’Hystérique. Paris, Charpentier, 1885. — Happe-Chair. Paris, Monnier de Brunhoff et Cie, 1886. — Histoire des beaux-arts en Belgique (1880-1887). Bruxelles, Weissenbruch, 1887. — En Allemagne. Paris, Librairie illustrée, 1888. — Mme Lupar. Paris, Charpentier, 1888. — La Belgique. Paris, Hachette, 1888. — Les Peintres de la vie. Paris, Savine, 1888. — La Comédie des jouets (contes). Paris, Piaget, 1888. — Ceux de la glèbe (contes), Paris, Savine, 1889. — Le Possédé. Paris, Charpentier, 1890. — Un mâle (pièce en 4 actes, en collaboration avec Anatole Bahier et J. Dubois), Paris, Tresse et Stock, 1891. — Les Joujoux parlants (contes), Paris, Hetzel, 1892. — Dames de volupté (nouvelles). Paris, Savine, 1892. — La Fin des vourgeois. Paris, Dentu, 1892. — Claudine Lamour. Paris, Dentu, 1893. — Le Bestiaire (nouvelles). Paris, Savine, 1893. — L’Arche. Paris, Dentu, 1894. — L’Ironique Amour (nouvelles). Paris, Dentu, 1894. — La Faute de Mme Charvet. Paris, Dentu, 1895. — L’Île vierge. Paris, Dentu, 1897. — L’Aumône d’amour (nouvelles). Paris, Borel, 1897. — L’Homme en amour. Paris, Ollendorff, 1897. — Une femme. Paris, Flammarion, 1898. — La Petite Femme de la mer (nouvelles). Paris, Mercure de France, 1898. — La Vie secrète (nouvelles). Paris, Ollendorff, 1898. — Adam et Ève. Paris, Ollendorff, 1899. — Théâtre. Paris, Ollendorff, 1899. — Le Bon Amour. Paris, Ollendorff, 1900. — Au cœur frais de la forêt. Paris, Ollendorff, 1900. — C’était l’été… (nouvelles). Paris, Ollendorff, 1900. — Le Vent dans les moulins. Paris, Ollendorff, 1901. — Le Sang et les Roses. Paris, Ollendorff, 1901. — Les Deux Consciences. Paris, Ollendorff, 1902. — Le Petit Homme de Dieu. Paris, Ollendorff 1902. — Poupée d’amour (nouvelles). Paris, Ollendorff, 1902. — Comme va le ruisseau. Paris, Ollendorff, 1903. — La Maison qui dort. Paris, Ollendorff, 1909. — La Chanson du carillon. Paris, Lafite et Cie, 1911. — Édénie (théâtre), Paris, Librairie générale des sciences, arts et lettres, 1912.Lerberghe (Charles van). — Les Flaireurs (drame). Paris, Mercure de France. Épuisé. — Entrevisions. Paris, Mercure de France, 1898. — La Chanson d’Ève. Paris, Mercure de France, 1904. — Pan (comédie satirique). Paris, Mercure de France, 1906.Le Roy (Grégoire). — La Chanson d’un Soir. Épuisé. — Mon cœur pleure d’autrefois. Paris, Vanier, 1889. Épuisé. — La Chanson du pauvre. Paris, Mercure de France, 1907. — La Couronne des soirs. Bruxelles, Lamertin, 1911. — Le Rouet et la Besace. Bruxelles, Édition du Masque, 1912.Maeterlinck (Maurice). — Serres chaudes. Paris, Vanier, 1889 ; Bruxelles, Lacomblez, 1890 et 1895 ; suivies de quinze chansons, Bruxelles, Lacomblez, 1900. — La Princesse Maleine. Gand, Imprimerie Louis van Melle, 1889. Bruxelles, Lacomblez, 1890. — Les Aveugles (avec L’Intruse). Bruxelles, Van Melle, 1890. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — L’Ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck l’admirable, traduit du flamand et accompagné d’une introduction. Bruxelles, Lacomblez, 1891. Bruxelles, Lacomblez, 1900. — Les Sept Princesses. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — Pelléas et Mélisande. Bruxelles, Lacomblez, 1892. — Alladine et Palomides, Intérieur, La Mort de Tintagiles, trois petits drames pour marionnettes. Bruxelles, Deman, 1894. — Annabella. Drame en 5 actes de John Ford traduit et adapté pour le théâtre de l’Œuvre. Paris, Ollendorff, 1895. — Les Disciples à Sais et Les Fragments de Novalis, traduits de l’allemand et précédés d’une introduction, Bruxelles, Lacomblez, 1895. — Le Trésor des humbles. Paris, Mercure de France, 1896. — Aglavaine et Sélysette. Paris, Mercure de France, 1896. — Douze chansons. Paris, Stock, 1896. — La Sagesse et la Destinée. Paris. Fasquelle, 1898. — La Vie des abeilles. Paris, Fasquelle, 1901. — Théâtre. — I. — La Princesse Maleine, L’Intruse, Les Aveugles. — Théâtre. — III. — Aglavaine et Sélysette, Ariane et Barbe Bleue, Sœur Béatrice. Les 2 volumes. Bruxelles, Lacomblez, 1901. — Théâtre. — II. — Pelléas et Mélisande, Alladines et Palomides, Intérieur, La Mort de Tintagiles. Bruxelles, Lacomblez, 1902. — Le Temple enseveli. Paris, Fasquelle, 1902. — Monna Vanna. Paris, Fasquelle, 1902. — Théâtre de Maeterlinck. 3 vol. Bruxelles, Deman, 1902. — Joyselle. Paris, Fasquelle, 1903. — Le Double Jardin. Paris, Fasquelle, 1904. — L’Intelligence des fleurs. Paris, Fasquelle, 1907. — La Tragédie de Macbeth. Paris, Fasquelle, 1910. — L’Oiseau bleu. Paris, Fasquelle, 1911.Mockel (Albert). — L’Essor du rêve (plaquette), 1887. Épuisé. — Chantefable un peu naïve. Liège, 1891, Épuisé. — Propos de littérature. Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1894. — Émile Verhaeren (avec notice biographique par Francis Vielé-Griffin). Paris, Mercure de France, 1895. — Stéphane Mallarmé. Un héros. Paris, Mercure de France, 1899. — Clartés. Paris, Mercure de France, 1901. — Charles van Lerberghe. Paris, Mercure de France, 1904. — Contes pour les enfants d’hier. Paris, Mercure de France, 1908. Nautet (Francis). — Notes sur la Littérature moderne : Première série : en Belgique chez tous les libraires, 1885. Deuxième série : Paris, Savine, Bruxelles, Vve Monnom, 1889. — Histoire des lettres belges d’expression française, 2 vol. Bruxelles, 1892.Rodenbach (Georges). — Le Foyer et les Champs. Paris, Victor Palme. Bruxelles Lebrocquez, 1877. — Les Tristesses. Paris, Lemerre, 1879. — La Belgique, 1830-1880, poème historique. Bruxelles, Office de publicité, 1880. — La Mer élégante. Paris, Lemerre, 1881. — L’Hiver mondain. Bruxelles, 1884. — La Jeunesse Blanche. Paris, Lemerre, 1886. — L’Art en exil. Paris, Quantin, 1889. — Le Règne du silence. Paris, Charpentier, 1891. — Bruges-la-Morte. Paris, Flammarion, 1892. — Le Voyage dans les yeux. Paris, Ollendorff, 1893. — Musée de Béguines. Paris, Charpentier, 1894. — La Vocation. Paris, Ollendorff, 1895. — Les Vies encloses. Paris, Charpentier, 1896. — Le Carillonneur. Paris, Fasquelle, 1897. — Le Voile (théâtre). Paris, Ollendorff, 1897. — Le Miroir du ciel natal. Paris, Fasquelle, 1898. — L’Arbre. Paris, Ollendorff, 1899. — L’Élite. Paris, Fasquelle, 1899. — Le Mirage (théâtre). Paris, Ollendorff, 1901. — Le Rouet des brumes (traduit en russe par Marie Vesselowsky). Moscou, Vaselesa, 1901. — En exil. Paris, La Renaissance du livre, 1910. — Bruges-la-Morte. Paris, Flammarion, 2 col. par page ; grav. hors texte, couverture illustrée, 1910.Séverin (Fernand). — Le Lys. Bruxelles, Lacomblez, 1888. — Le Don d’enfance. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — Un chant dans l’ombre. Bruxelles, Lacomblez, 1895. — Poèmes ingénus. Paris, Fischbacher, 1899. — La Solitude heureuse. Bruxelles, Dechenne, 1904. — Poèmes. Paris, Mercure de France, 1908.Spaak (Paul). — L’Hérédité dans la littérature française antérieure au xixe  siècle. Bruxelles, Lamertin, 1893. — L’Histoire littéraire. Bruxelles, Éd. de l’Idée libre, 1902. — Voyages vers mon pays. Bruges, Arthur Herbert, Ltd, 1907. — Kaatje. Bruxelles, Lamertin, 1908. — La Madone et La Dixième Journée. Bruxelles, Lamertin, 1908. — À Damme en Flandre. Bruxelles, Lamertin, 1912.Verhaeren (Émile). — Les Flamandes, Bruxelles, Hochsteyn, 1883. — Les Contes de minuit. Bruxelles, Franck, 1885. — Joseph Heymans peintre. Bruxelles, Société nouvelle, 1885. — Les Moines. Paris, Lemerre, 1886. — Fernand Khnopff. Bruxelles, Société nouvelle, 1887. — Les Soirs. Bruxelles, Deman, 1887. — Les Débâcles. Bruxelles, Deman, 1888. — Les Flambeaux noirs. Bruxelles, Deman, 1890. — Au bord de la route. Bruxelles, Vaillant-Carmaime, 1891. — Les Apparus dans mes chemins. Bruxelles, Lacomblez, 1891. — Les Campagnes hallucinées. Bruxelles, Deman, 1893. — Almanach. Bruxelles, Dietrich, 1895. — Les Villages illusoires. Bruxelles, Deman, 1895. — Poèmes : Les Bords de la route, Les Flamandes, Les Moines. Paris, Mercure de France, 1895. Paris, Mercure de France, 1900. — Les Villes tentaculaires. Bruxelles, Deman, 1895. — Poèmes. Nouvelle série : Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs. Paris, Mercure de France, 1896. — Les Heures claires. Bruxelles, Deman, 1896. — Émile Verhaeren (anthologie) (1883-1896). Bruxelles, Deman, 1897. — Les Aubes (drame). Bruxelles, Deman, 1898. — Les Visages de la vie. Bruxelles, Deman, 1899. — Poèmes (3e série) : Les Villages illusoires, Les Apparus dans mes chemins, Les Vignes de ma muraille. Paris, Mercure de France, 1899. — Le Cloître (drame). Bruxelles, Deman, 1900. — Petites légendes. Bruxelles, Deman, 1900. — Philippe II (drame). Paris, Mercure de France, 1901. — Les Forces tumultueuses. Paris, Mercure de France, 1902. — Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées. Paris, Mercure de France, 1904. — Toute la Flandre, Les Tendresses premières. Bruxelles, Deman, 1904. — Les Heures d’après-midi. Bruxelles, Deman, 1905. — Rembrandt. Paris, Laurens, 1905. — La Multiple Splendeur. Paris, Mercure de France, 1905. — Toute la Flandre, La Guirlande des dunes. Bruxelles, Deman, 1907. — Les Visages de la vie (Les Visages de la vie, Les Douze Mois), Paris, Mercure de France, 1908. — Toute la Flandre, Les Héros. Bruxelles, Deman, 1908. — James Ensor. Bruxelles, Van Oest et Cie, 1909. — Les Heures claires (avec Les Heures d’après-midi). Paris, Mercure de France, 1909. — Helenas Heimkehr (drame), traduit en allemand sur le manuscrit inédit par Stefan Zweig, Leipzig, Insel-Verlag, 1909. — Deux drames (Le Cloître, Philippe II). Paris, Mercure de France, 1909. — Toute la Flandre, Les Villes à pignons. Bruxelles, Deman, 1909. — Les Rythmes souverains. Paris, Mercure de France, 1910. — Toute la Flandre, Les Plaines. Bruxelles, Deman, 1910. — Les Heures du soir. Leipzig, Insel-Verlag, 1911. — Hélène de Sparte (drame). Paris, éd. de la Nouvelle Revue française, 1912. — Les Blés mouvants. Paris, Crès, 1912. — Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées et suivies des Visages de la vie et des Douze mois. Éd. complète, Mercure de France, 1912.Virrès (Georges). — En pleine terre, La Glèbe héroïque (1798-1799). Bruxelles, éd. de la Lutte, 1898. Épuisé. — La Bruyère ardente. Bruxelles, Vromant, 1900. — Les Gens du Tiest. Bruxelles, Vromant, 1903. — L’Inconnu tragique. Bruxelles, Vromant, 1907. — Ailleurs et chez nous. Bruxelles, Vromant, 1909.Wilmotte (Maurice). — Études de dialectologie wallonne. Mâcon, imprimerie de Protat frères, 1888-1890. — Les Passions allemandes du Rhin dans leur rapport avec l’ancien théâtre français. Bruxelles, imprimerie de Hayez, 1898. — La Belgique morale et politique (1830-1900), préface d’Émile Faguet. Paris, Colin, 1902. — Études critiques sur la tradition littéraire en France. Paris, Champion, 1909.