(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 79-87
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 79-87

LARCHER, [N.] de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, né à Dijon en 1726 ; Littérateur infiniment plus versé dans l’Histoire des anciens Peuples, & dans la connoissance des bons Auteurs Grecs & Latins, que nos Philosophes, qui n’ont cherché à répandre du ridicule sur l’érudition & sur ceux qui la cultivent, que par la manie générale de proscrire tous les genres de mérite qu’ils n’ont pas. Il est vrai que l’érudition de ce Savant a dû leur être incommode, par son zele à relever quantité de bévues répandues dans leurs Ecrits & à redresser les falsifications qu’ils se sont permises pour appuyer leurs systêmes.

Son Supplément à la Philosophie de l’Histoire, a allumé la bile de M. de Voltaire, & lui a attiré des injures qui ne ressemblent à rien moins qu’à des traits d’érudition. Peut-être sera-t-on bien aise de trouver ici un échantillon du style polémique de ce célebre Ecrivain. Nous allons citer un morceau du Tableau philosophique de son Esprit, où se trouvent rassemblées les principales injures qu’il lui a prodiguées, dans un Libelle intitulé, Défense de mon Oncle. On verra par là de quel côté est la raison, & sur qui tombent la honte & le ridicule.

Extrait des Nouvelles de Ferney, dans le Pays de Gex.

« Les Savans de France, justement alarmés du tort que M. de Voltaire faisoit à l’érudition, par ses bévues, ses anachronismes, ses fausses interprétations, (comme il appert par plusieurs de ses Ouvrages, & notamment par sa Philosophie de l’Histoire) s’assemblerent à Paris, pour trouver moyen de remédier à ce désordre. La matiere mise en délibération, ils convinrent qu’on lui députeroit en poste un d’entre eux, avec pouvoir de l’interroger juridiquement, & de juger s’il avoit les qualités nécessaires pour former un bon Historien ; mais principalement pour s’éclaircir s’il savoir le Grec. M. Larcher fut choisi pour cette importante commission. Il part, accompagné d’un témoin irréprochable, arrive dans le pays de Gex, & se transporte au domicile du sieur de Voltaire. Il le trouve occupé au Grec, à la vérité, mais à du Grec à côté duquel étoit une mauvaise Traduction. Il lisoit les anciens Auteurs, mais c’étoit dans des Extraits infideles, qu’on lui avoit fournis des pays étrangers. Vous venez, sans doute, Messieurs, dit-il aux deux Députés, pour rendre hommage à mes lumieres & à mes talens ? Est-ce par hasard de la part de quelque Puissance que vous venez ? C’est de la part du Monde savant, répond M. Larcher. L’hommage du Monde savant vaut bien celui d’un Prince, reprit modestement M. de Voltaire. Oui, sans doute, continue le Député ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit. Le Monde savant, ajoute-t-il, est fort étonné que vous usurpiez ses droits, sans avoir pour ce les connoissances requises. Vous parlez des Ecrivains Grecs que vous n’entendez pas ; vous employez le mot barbare de Basiloi, qui n’est point grec, au lieu de Basileis ; vous vous servez du mot de despote, sans en savoir la signification ; vous avez souvent le mot de demiourgos à la bouche, & vous ignorez ce qu’il veut dire ; vous prenez le nom de Dynastie pour celui d’une Province ou Contrée ; vous appelez les Prêtres Egyptiens des bouteilles ; car c’est ce que signifie le mot choas que vous leur appliquez ; vous faites passer à Hercule le détroit de Calpé & d’Abila dans son gobelet, au lieu de dire qu’il le passa dans un navire, appelé Scyphus : enfin vous êtes véhémentement soupçonné, par plusieurs de vos citations, de ne pas entendre ce dont vous voulez parler.

Le Savant du pays de Gex étonné, se mit aussi-tôt à crier : Je suis Seigneur de Ferney, Gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, & Membre de cent Académies. Ce n’est pas ce dont il est question, reprit M. Larcher nous parlons de Grec. Alors l’Interrogé entre en fureur, & se met à crier : Cuistre, Faussaire *, Paillard. Ce n’est pas du méchant François, c’est du Grec qu’on vous demande. L’Interrogé répond : Bouc, Crasseux, Sodomite. Ceci est encore du François, & non du Grec, ajouta le Député. Mais puisque vous ne voulez pas répondre sur le Grec, voyons sur les Auteurs.

Pourquoi vous êtes-vous avisé de dire que Ninive n’étoit éloignée de Babylone que de quarante lieues, tandis qu’il y en avoit cent de distance de l’une à l’autre ? Pourquoi faites-vous de cent quatre-vingts stades, huit de nos grandes lieues, tandis que cent quatre-vingts stades ne font qu’environ trois & demie de nos petites lieues ? Pourquoi établissez-vous des Temples à Eleusine, où il n’y en eut jamais ? Pourquoi faites-vous d’Eleusine une Divinité particuliere, tandis qu’Eleusine n’est qu’un surnom de Cérès ? Pourquoi faites-vous flageller par des Prêtres d’Eleusine, les Pénirens, & les Initiés, tandis qu’il ne s’agit dans le passage de Pausanias, que vous avez cité pour preuve, que de petites baguettes, avec lesquelles les Prêtres frappoient, dans les cérémonies, non les Initiés & les Pénitens, mais les Images des Dieux des Enfers, parce que ces Dieux retenoient Proserpine ?

Le Grec moderne est interdit par toutes ces questions. Ses accès le reprennent. Il se met à crier, dans son délire : Janséniste, qu’on a vu donner des scènes au cimetiere de St. Médard, vil & ancien Répétiteur du Collége Mazarin….

Je le vois bien, dit M. Larcher à son Compagnon, l’étude du Grec vient de renverser, dès le commencement, la cervelle à ce pauvre homme. Il dit que j’ai donné des scènes au cimetiere de St. Médard, moi qui suis né en 1726, & les convulsions en 1729. Il me fait Répétiteur au Collége Mazarin, moi dont la fortune a permis que j’eusse un Répétiteur. Ne nous en étonnons pas ; c’est ainsi qu’il renverse tous les faits, qu’il les suppose, qu’il les défigure. Voilà où l’ont conduit ses lectures d’Hérodote, sa rage pour le Sanchoniaton, forgé par Porphyre, sa fureur de vouloir se perdre dans l’antiquité, pour perdre ensuite le Siecle présent par ses rêveries.

Pendant qu’il parloit ainsi, le Philosophe historien étoit tombé en foiblesse, ses petits yeux de feu s’étoient fermés, & sa grande bouche restoit ouverte. Les Députés se retirerent, & le laisserent dans cet état, en prenant la précaution d’avertir qu’on allât lui jeter de l’eau sur la tête, & lui faire prendre de l’ellébore pour purger son cerveau.

Ils retournerent à Paris faire leur rapport juridique, & le Monde savant convaincu que M. de Voltaire étoit mentis & Grœcœ Linguœ non compos, il fut délibéré, d’une voix unanime, de lui envoyer un Rudiment Grec, un Répétiteur du Collége Mazarin, & un Prêtre d’Eleusine pour le fesser, d’après son systême, en qualité de Pénitent ou d’Initié. En attendant, ordre à lui de n’écrire que très peu en François, & défense de parler jamais de Grec. »

M. Larcher ne s’est pas borné à des Critiques ; on a de lui une excellente Traduction de l’Electre d’Euripide, de quelques Poésies de Pope, & de plusieurs morceaux des Transactions philosophiques de la Société Royale de Londres, dont il se propose de publier la suite. Il est encore Auteur d’un Mémoire sur Vénus, auquel l’Académie Royale des Inscriptions a adjugé le Prix de la Saint-Martin 1775. Ce Mémoire annonce une érudition prodigieuse. On y éclaircit quels furent les noms & les attributs divers de Vénus chez les différens Peuples de la Grece & de l’Italie ; quelles furent l’origine & les raisons de ces attributs ; quel a été le culte de cette Déesse ; quels ont été les Statues, les Temples, les Tableaux célebres de cette Divinité, & les Artistes qui se sont illustrés dans ces Ouvrages. On y cite, corrige, compare, concilie 167 Auteurs anciens ; on y indique 248 noms différens de cette mere des Amours, 104 de ses Statues, 7 de ses Tableaux, 185 de ses Temples, & 24 Artistes célebres qui avoient travaillé pour elle. M. Larcher mérite d’être compté pour le vingt-cinquieme ; jamais aucun Adorateur de Vénus ne lui a dressé un Monument si laborieux, & qui annonce autant de connoissances.

Tous ces Ouvrages sont plus que suffisans pour donner une idée avantageuse de cet Homme de Lettres, dont les mœurs douces & honnêtes méritoient autant d’égards que l’utilité de ses travaux.