(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « PAUL HUET, Diorama Montesquieu. » pp. 243-248
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « PAUL HUET, Diorama Montesquieu. » pp. 243-248

PAUL HUET85, Diorama Montesquieu.

Ce Diorama, dont il a été déjà parlé ici86, renferme la vue d’une rue de Rouen, par M. Colin, celle de la ville de Rouen tout entière prise du haut du Mont-aux-Malades, par M. Huet ; le château d’Arques, par le même, et une perspective du tunnel, par M. Martin. Nous ne reviendrons aujourd’hui que sur l’impression que nous ont causée les deux paysages de M. Huet, celui du château d’Arques en particulier.

Nous avions déjà vu deux ou trois paysages de M. Huet, exposés à la galerie Colbert, et dans tous un même caractère nous a frappé, à savoir l’intelligence sympathique et l’interprétation animée de la nature. L’homme ne joue guère de rôle dans cette manière d’envisager les lieux et de les reproduire : le groupe d’usage n’y est pas ; la pastorale et l’élégie y sont sacrifiées ; point de ronde arcadienne autour d’un tombeau ; point de couples épars et de nymphes folâires et d’amours rebondis ; point de kermesse rustique, de concert en plein air ou de dîner sur l’herbette ; pas même de romance touchante, ni de chien du pauvre, ni de veuve du soldat : c’est la nature que le peintre embrasse et saisit ; c’est le symbole confus de ces arbres déjà rouillés par l’automne, de ces marais verdâtres et dormants, de ces collines qui froncent leurs plis à l’horizon, de ce ciel déchiré et nuageux, c’est l’harmonie de toutes ces couleurs et le sens flottant de cette pensée universelle qu’il interroge et qu’il traduit par son pinceau. A peine si çà et là, le long de quelque rampe tortueuse d’un coteau lointain, on aperçoit, pareil à un point noir, un voyageur qui gravit. La nature avant tout, la nature en elle-même et avec toutes ses variétés de collines, de pentes, de vallées, de clochers à distance ou de ruines, la nature surmontée d’un ciel haut, profond et chargé d’accidents, voilà le paysage comme l’entend M. Huet ; et son exécution répond à cette pensée. De larges teintes, une plénitude de ton qui pousse à l’impression de l’ensemble, des ondées de lumière et d’ombre, des nuances uniques dans l’épaisseur des feuillages et dans la profondeur des lointains, nuances devinées et pressenties, qu’un œil vulgaire ne discernerait pas dans la nature, qui ne se révèlent qu’à la prunelle humide de larmes, et qui nous plongent en de longues et ineffables rêveries durant lesquelles nous nous mêlons à l’âme du monde. Hoffmann, en son admirable conte de l’Église des Jésuites, à l’endroit où le peintre Berthold, ce pauvre génie incomplet, s’épuise dans ses paysages à copier textuellement la nature, introduit à son côté un petit Maltais ironique, espèce de Méphistophélès de l’art, qui lui frappe sur l’épaule et lui donne de merveilleux conseils : on dirait que M. Huet en a profité d’avance ; dans sa manière d’envisager et de peindre la nature, il serait tombé tout à fait d’accord avec Hoffmann et avec le petit Maltais ; voici le passage : « Saisir la nature dans l’expression la plus profonde, dans le sens le plus intime, dans cette pensée qui élève tous les êtres vers une vie plus sublime, c’est la sainte mission de tous les arts. Une simple et exacte copie de la nature peut-elle conduire à ce but ? — Qu’une inscription dans une langue étrangère, copiée par un scribe qui ne la comprend pas et qui a laborieusement imité les caractères inintelligibles pour lui, est misérable, gauche et forcée ! C’est ainsi que certains paysages ne sont que des copies correctes d’un original écrit dans une langue étrangère. — L’artiste initié au secret divin de l’art entend la voix de la nature qui raconte ses mystères infinis par les arbres, par les plantes, par les fleurs, par les eaux et par les montagnes. Puis vient sur lui, comme l’esprit de Dieu, le don de transporter ses sensations dans ses ouvrages. Jeune homme, n’as-tu pas éprouvé quelque chose de singulier en contemplant les paysages des anciens maîtres ? Sans doute tu n’as pas songé que les feuilles des tilleuls, que les pins, les platanes étaient plus conformes à la nature, que le fond était plus vaporeux, les eaux plus profondes ; mais l’esprit qui plane sur cet ensemble t’élevait dans une sphère dont l’éclat t’enivrait. » Or c’est précisément cet esprit d’ensemble qui respire dans les paysages de M. Huet, et en fait des ouvrages tout à fait originaux auprès de tant d’autres paysages maniérés, superficiels et factices ; de lui aussi on peut dire en ce sens ce que nous disions, il y a quelques jours, d’un autre jeune artiste philosophe, de M. Quinet87, qu’il a entendu la voix de la végétation, et qu’il lui a été donné de comprendre « le génie des lieux. » Si nous revenons maintenant à la vue de la plaine et du château d’Arques qui nous a suggéré tout ceci, nous y trouverons une application heureuse de cette faculté de paysagiste expressif et intelligent. Rien sur le premier plan, hormis quelques vêtements laissés : une blouse, des instruments de travail, une chèvre couchée auprès ; puis, au premier fond, derrière le monticule du premier plan, une espèce de ravin fourré d’arbres, et, dessous, quelque paysan qui sommeille ; plus haut, la côte du château, blanche, nue, calcaire, avec les ruines sévères qui la couronnent ; mais à droite, cette côte blanche s’amollissant en croupes verdoyantes, souples, mamelonnées, et au sommet de l’une de ces croupes, des génisses qui paissent, et un rayon incertain de soleil qui tombe et qui joue. A gauche, au pied de la montée, commence la plaine : le village est là avec son enclos de verdure, et sa flèche qui domine ; on distingue en avant les sillons des pièces labourées et les plans potagers des jardins, mais au delà du village la plaine fuit en s’élargissant ; les fermes et les enclos s’y effacent ; la rivière y serpente comme un filet ; le ciel est voilé, bien que spacieux, et de grands nuages échevelés le parcourent, venus de l’Océan ; pourtant çà et là il est crevé en azur, et quelque rayon effleure par places le lointain de la plaine : une fumée montante anime le fond et se détache en tournoyant sur l’uniformité bleuâtre des horizons redoublés qui se confondent avec le gris plus foncé des nuages. Oh ! c’est bien là, du côté de la Picardie et près de la mer, cette Normandie grasse et féconde, ouverte et reposée, sans beaucoup d’éclat, sans transparence, mais non sans beauté ni sans grandeur ; c’est bien elle avec ses ruines sévères, son ciel variable, sa forte terre de labour et sa végétation ni folâtre ni sombre, mais un peu uniforme dans sa verdure ; c’est bien la plaine d’Arques avec ses souvenirs d’Henri IV et de sa petite armée valeureuse, armée plus serrée et solide que brillante, sur laquelle la soie et l’or se voyaient moins que le fer ; héroïque tous les matins à la sueur de son front, et combattant pour un but lointain, mais sans perspective trop sereine.